LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE MINISTÈRE DE LA MARINE.

 

 

VII. — LA BATTERIE DE MONTRETOUT.

 

Les marins pendant la guerre. — La France concentrée à Versailles. — Réorganisation de l'armée. — La première quinzaine. — Activité de M. Thiers. — Le petit conseil et le grand conseil. — Le but poursuivi. — Pas d'artillerie de siège. — Les arsenaux de la marine. — Le commandant Ribourt. — Sapeurs et terrassiers. — Sous le commandement en chef du général Douay. — Le 8 mai. — Importance de la batterie. — Visite de M. Thiers. — Les travaux d'approche dans le bois de Boulogne. — Le feu est arrêté. — Les troupes françaises sont dans Paris.

 

Au début de la guerre franco-allemande, nos vaisseaux avaient couru à travers la Méditerranée, l'Océan, la mer Baltique, cherchant le péril partout et ne le rencontrant nulle part. Aussitôt que nos premiers désastres eurent démontré que les projets de débarquement sur la côte prussienne devaient être abandonnés, on chercha à utiliser pour la défense du pays l'admirable force que nous offrait notre marine. Fantassins, canonniers, fusiliers, furent appelés à Paris, mis en garnison dans lès forts, dirigés sur les points menacés par la marche de l'ennemi, ou envoyés en province pour grossir et fortifier les armées que l'on comptait y lever. Ce que ces hommes ont été pendant la guerre, toute la France le sait et leur en garde une reconnaissance inaltérable. Ils ont combattu partout, ont tout supporté avec un calme héroïque et ont accompli sans murmurer des marches forcées que leurs habitudes nécessairement sédentaires leur rendaient extraordinairement pénibles. Au milieu de nos forces désagrégées par la défaite, la captivité, la révolte et l'ivresse, la marine représentait une force intacte que l'insurrection avait sollicitée sans pouvoir l'entamer. Malgré les nombreux combats auxquels elle avait pris part et où elle ne s'était pas ménagée, elle formait une sorte de réserve sur le dévouement de laquelle on pouvait compter.

On peut dire qu'après le 18 mars la France était réfugiée et concentrée à Versailles. Là était l'Assemblée, là était le gouvernement légal, là battait le cœur du pays. Pour mettre fin à la guerre civile déchaînée par des envieux alcoolisés, pour sauver une nation qui se sentait mourir sous les coups redoublés de l'ennemi et de la perversité sociale, ce n'était pas trop de réunir toutes les ressources dont on disposait encore et de les grouper dans un effort suprême dont le salut pouvait sortir. C'était là une affaire de famille qui ne regardait que nous, et l'on dut refuser les offres de l'Allemagne, qui proposait de réduire la révolte et de faire au besoin subir à Paris une exécution militaire. On se contenta de solliciter d'elle et d'obtenir le retour de nos soldats prisonniers au delà du Rhin. La capitulation de Sedan, la capitulation de Metz avaient privé la France de ses armées, qui du moins allaient réapparaître assez compactes et assez solides pour arracher le pays à la mort violente dont il était menacé. On hâtait le retour de ces pauvres gens qui ne demandaient qu'à souffrir encore pour la cause qu'ils avaient à défendre. Des généraux furent envoyés à différents points de nos frontières pour recevoir et enrégimenter ces hommes dont la captivité n'avait point émoussé le courage.

Il fallut du temps pour rassembler ces débris épars et en composer des corps capables de résistance et d'offensive. Dans les premiers moments qui suivirent la victoire de l'insurrection, un grand trouble avait envahi les esprits et plus d'un général put douter du succès définitif. Au point de vue exclusivement militaire, la situation n'était pas bonne. Le droit était à Versailles, il est vrai, et le crime était à Paris ; mais Paris regorgeait de troupes, d'artillerie et de munitions. Si l'insurrection avait possédé un seul homme de guerre, elle aurait pu, quoique le Mont-Valérien fût à nous, faire un mouvement tournant un peu allongé qui l'eût mise en possession de Versailles et peut-être des destinées de la France. Cette honte nous fut épargnée.

M. Thiers a avoué lui-même l'espèce de torpeur dont on était accablé, lorsqu'il a dit devant la commission d'enquête : Nous passâmes à Versailles quinze jours sans rien faire. Cet état d'âme, lourd et indécis, qui succède presque invariablement aux grandes commotions, ne dura pas. L'énergie se retrouva parmi nos officiers de la marine et de l'armée, auxquels elle n'a pas l'habitude de faire défaut ; M. Thiers, surexcitant son activité naturelle, voulut tout entreprendre à la fois. Chaque matin, il réunissait autour de lui les chefs de service des différents ministères, les interrogeait individuellement, leur donnait ses ordres et en recevait des rapports verbaux ; c'était ce qu'il appelait le petit conseil ; dans la journée, il expliquait au conseil des ministres, — le grand conseil, — les diverses mesures qu'il avait cru devoir adopter. Sur les instances de l'amiral Pothuau, il se résolut à utiliser les ressources considérables en hommes et en matériel que la marine pouvait mettre à sa disposition.

Il fallait, dit un rapport officiel, réduire au silence les bastions sud de la place, dont l'armement gênait les travaux de siège contre le fort d'Issy, et rendre intenables les remparts depuis la Seine jusqu'à la Muette pour faciliter les travaux d'approche. Ces positions, occupées par l'insurrection, faisaient rage nuit et jour ; elles ne gênaient pas seulement les travaux du siège, bien souvent elles les paralysaient, et c'était là un grave inconvénient qui ne pouvait se prolonger sans mettre la situation en péril. Les pièces de siège manquaient ; l'artillerie de terre ne suffisait pas à la tâche qui lui avait été imposée ; car ses canons n'avaient pas la portée nécessaire pour battre efficacement l'enceinte et les forts détachés. La marine seule possédait dans ses arsenaux des pièces assez puissantes pour détruire, à longue distance, les repaires de la révolte et ouvrir à nos soldats une route certaine vers Paris. M. Thiers avait accepté les propositions de l'amiral Pothuau, mais il eut quelque peine à les faire adopter par le grand conseil ; il réussit cependant et fit, en cette circonstance, acte de bonne autorité en disant : Je le veux !

Ce fut le capitaine de vaisseau Krantz, alors chef d'état-major, chef du cabinet dû ministre, actuellement vice-amiral, qui, assistant chaque matin au petit conseil, fut chargé de mettre à exécution les ordres qu'il recevait et de faire diriger sur Versailles les hommes et le matériel dont on avait besoin. Cela ne se fit pas sans peine ; tous les documents administratifs étaient restés à Paris et l'on se trouvait singulièrement empêché, car nulle mémoire n'était assez précise pour pouvoir indiquer avec certitude ce que contenaient les arsenaux de Brest, de Cherbourg, de Lorient, de Rochefort et de Toulon. A force d'énergie, où suppléa à l'inconvénient créé par l'absence forcée des états et des inventaires. Je n'ai pu sans respect parcourir le registre des dépêches échangées à ce sujet entre le ministre et les cinq préfets maritimes ; l'activité de l'un, le dévouement des autres sont admirables. Chaque matin, au petit conseil, le commandant Krantz pouvait dire à M. Thiers : Nos arsenaux tiennent à votre disposition tant d'hommes, tant d'obusiers, tant de munitions, tant de plates-formes. — C'est bien, répondait M. Thiers, faites-les venir, arrangez-vous avec M. de Franqueville. M. Krantz conférait avec M. de Franqueville, alors directeur général des chemins de fer ; des instructions étaient expédiées aux différentes gares et l'on faisait place aux trains lourdement chargés qui nous apportaient la délivrance.

On était arrivé au 28 avril. L'armée française s'était singulièrement augmentée depuis un mois en recevant les prisonniers revenus d'Allemagne, mais l'armée des fédérés s'était aguerrie par une suite de combats ininterrompus et la partie semblait demeurer encore égale. L'artillerie de notre marine allait détruire l'équilibre et faire à l'insurrection une blessure mortelle. L'emplacement choisi avec discernement et déjà utilisé par M. de Moltke pour établir la ligne d'attaque était Montretout, dont le commandement fut confié (30 avril) au capitaine de vaisseau Ribourt, qui pendant la guerre avait commandé les travaux de défense de la presqu'île du Cotentin[1].

On se hâta. Les travaux commencèrent sous la direction de M. Hertz, chef de bataillon du génie, avec une escouade de 300 terrassiers. Le capitaine de frégate Ribell fut appelé avec un détachement de marins, et la besogne ne chôma pas, car on eût dit que chacun comprenait l'importance exceptionnelle des ouvrages que l'on élevait et dont le salut de Paris pouvait dépendre. Pendant que l'on remuait les terres, qu'on dressait les épaulements, qu'on nivelait la place réservée aux plates-formes, les trains de chemins de fer se succédaient sans interruption, apportant à l'ancien embarcadère impérial du parc de Saint-Cloud le matériel que nos arsenaux maritimes nous envoyaient. Dès qu'une pièce était enlevée du truc, on la plaçait sur un porte-corps et huit chevaux la traînaient à l'embrasure qui l'attendait. Le grand parc d'approvisionnement fut installé près de l'orangerie du palais, dans les caves de la maison Pozzo di Borgo, et sous le tunnel que l'on avait gabionné et mis à l'abri d'un coup de main, car l'on avait été prévenu que la Commune préparait une expédition de nuit pour faire sauter le dépôt des munitions de la ligne d'attaque de Montretout. Les canonniers de la marine et les batteries qu'ils avaient à servir furent hiérarchiquement attachés au 4e corps, commandé par le général Douay. En sept jours, — ce qui est merveilleux — tout fut terminé. Cinq batteries, comprenant quarante-deux canons rayés, une batterie composée de huit obusiers rayés de 22 centimètres, étaient parées dans la soirée du 7 mai. Le maréchal Mac-Mahon et le général Princeteau, commandant l'artillerie de l'armée, donnèrent eux-mêmes leurs instructions aux lieutenants de vaisseau commandant les batteries.

A dix heures du matin, le 8 mai, les batteries ouvrirent le feu en présence du ministre de la marine et du général d'artillerie Clappier. L'effet fut terrible ; les remparts se turent, après avoir essayé une riposte inutile ; les obusiers purent envoyer des projectiles pesant 80 kilogrammes, jusqu'à la porte de Vaugirard, située à 6200 mètres de distance. L'axe de la batterie principale traversait l'avenue d'Auteuil et aboutissait à la porte de ce nom. Vers quatre heures du soir, il pleuvait ; le feu n'était point ralenti ; le commandant Ribourt, allant d'une batterie à l'autre, examinait les effets du tir, lorsque son planton vint lui dire : Il y a là un monsieur qui demande à parler au commandant et qui dit qu'il n'a pas le temps d'attendre. — Comment est-il, ce monsieur ?C'est un petit vieux, tout petit, qui a son pantalon retroussé sur ses bottes, pour ne pas se crotter, pas de barbe, le nez busqué et des lunettes d'or ; derrière lui il y a un grand domestique, un bel homme, qui tient un parapluie. Le commandant Ribourt reconnut le portrait et courut recevoir M. Thiers, car c'était lui, qui venait voir fonctionner ce qu'il aimait à appeler sa batterie de Montretout. Chaque jour il revint, de quatre à six heures. Monté sur l'observatoire du commandant, il regardait Paris à l'aide d'une longue-vue, il encourageait les marins, causait avec les officiers et disait en plaisantant : C'est vous qui tenez la clé de Paris entre vos mains, dépêchez-vous d'ouvrir. Un jour qu'il était dans une batterie, il eut un soubresaut involontaire en entendant la détonation d'une pièce qui venait de faire feu à côté de lui. Un lieutenant de vaisseau lui dit : Ce bruit doit vous fatiguer, monsieur le président ? Il répondit, — oserai-je le répéter ? — Non, ça me repose de celui qu'on fait à l'Assemblée.

Le résultat de l'établissement de la ligne d'attaque de Montretout ne se fit pas attendre. Dans la nuit même du 8 mai, nos troupes purent franchir la Seine. Billancourt allait recevoir la batterie qui devait forcer les canonnières à se réfugier au pont de la Concorde. Le feu était incessant ; on sentait bien que la clé de Paris, comme disait M. Thiers, était aux mains des canonniers marins ; leurs batteries semblaient être devenues le lieu du rendez-vous des chefs de l'armée. Le 15 mai, en présence de M. Thiers, du maréchal Mac-Mahon, de l'amiral Pothuau, des généraux Douay et Clappier, on dirigea un feu en bombe sur le château de la Muette, qui servait de quartier général à Dombrowski. Le 14, le général Douay ordonna de renverser la porte d'Auteuil ; il suffit d'une heure pour la détruire, raser un épaulement construit en arrière et démolir une seconde barricade élevée plus loin. Ces obstacles étaient cependant placés à 3200 mètres.

Pendant que Montretout pulvérisait la porte d'Auteuil, la batterie de Breteuil, composée de six canons rayés, servie par les marins, démantibulait la porte de Saint-Cloud, malgré les maisons qui en masquaient presque la vue et rendaient le pointage très difficile. Ce fut sous la protection de Breteuil et de Montretout que lés travaux d'approche purent être poussés dans le bois de Boulogne, et dévoilèrent ainsi quel était l'objectif de l'armée. Dans la nuit du 18, grâce au feu qui ne se ralentissait pas, nos cheminements vers la porte d'Auteuil avaient fait de sérieux progrès ; le lendemain, le général en chef envoyait au commandant Ribourt le télégramme suivant : Le tir de la nuit a été d'une efficacité remarquable ; je vous adresse mes félicitations ; faites-en part à tous vos officiers et marins ; faites-en part à Breteuil. Les amiraux avaient lieu d'être satisfaits ; la marine ouvrait Paris.

Le dimanche 21 mai 1871, vers trois heures et demie de l'après-midi, alors que le feu de Montretout couvrait toute la zone depuis la Muette jusqu'à Vaugirard, un officier d'ordonnance du général Douay, arrivant à bride abattue, prévenait le commandant Ribourt que l'armée se disposait à entrer par la porte de Saint-Cloud trouvée abandonnée, et qu'il eût à cesser de diriger son feu sur cette porte et sur les bastions voisins. Une heure après, un officier d'état-major apportait l'ordre de ne plus tirer sur la porte d'Auteuil, parce que nos troupes cheminaient derrière les fortifications. Le bruit lointain de la fusillade vint apprendre que notre avant-garde était engagée contre les postes fédérés. Tout à coup on aperçut dans l'avenue d'Auteuil deux bataillons d'insurgés qui s'avançaient pour essayer de repousser nos troupes ; les fédérés étaient à découvert et encore loin des nôtres ; cinq obus envoyés par Montretout, éclatant parmi eux, les jetèrent en déroute et permirent à nos soldats de continuer leur mouvement.

Ce fut là le dernier effort des batteries de la marine à Montretout. Elles avaient déblayé le chemin au drapeau de la France ; du 8 au 21 mai, elles avaient lancé 14.897 projectiles sur les remparts de la ville en révolte. Elles avaient battu la porte de Saint-Cloud, l'avaient égrenée et rendue semblable à un tas de moellons éboulés ; lorsque l'on y pénétra sur l'invitation de M. Ducatel, il y avait quatre jours qu'elle était abandonnée[2].

 

 

 



[1] Cette ligne de défense était formidable ; couvrant l'arrondissement de Valognes, celui de Cherbourg, elle formait un vaste demi-cercle dont l'extrémité occidentale s'appuyait au havre de Port-Bail, et dont l'extrémité orientale, dépassant Carentan, venait toucher à Saint-Pèlerin et affleurait presque la limite du département du Calvados. Trente-six batteries, construites selon les accidents favorables du terrain, étaient armées de deux cent quatorze pièces de gros calibre.

[2] Voir les Convulsions de Paris, t. II, chap. VII. — § II. L'incident Ducatel. — § III. La porte de Saint-Cloud.