LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE MINISTÈRE DE LA MARINE.

 

 

IV. — LA FLOTTILLE DE LA SEINE.

 

Les bateaux-mouches sont forcés d'arborer le drapeau rouge. — Les prétendus marins de la flottille. — Les déserteurs de la marine. — Proportion infime. — Trois officiers de marine. — Réclamation de la solde. — Durassier encaisse. — Modeste début des opérations militaires. — Au Point du Jour. — Le viaduc d'Auteuil. — Les marins réclament leur paye. — Enquête. — Champy et Amouroux. — État-major destitué. — Durassier est révoqué et remplacé par Peyrusset. — Correspondance. — L'orthographe du gouverneur Gournais. — Ébriété de Peyrusset. — L'armée française démasque ses batteries. — Demi-insubordination. — La batterie de l'île Saint-Germain. — La Claymore est coulée. — Toute la flottille en retraite.

 

Si les réquisitions réussissaient à donner quelques agréments à la vie communarde, elles ne suffisaient pas au recrutement des équipages de la flottille. Durassier s'en doutait et Latappy s'en aperçut. Ils avaient compté sur les marins réguliers, et ceux-ci usaient de tout subterfuge pour franchir les fortifications afin d'aller retrouver leurs camarades qui combattaient pour la France et sous son drapeau. Quant à la Commune, elle regardait le drapeau rouge comme l'étendard national, car, par un ordre du 6 avril, Durassier signifie aux bateaux-mouches que leur service sera arrêté de force, s'ils n'amènent le drapeau tricolore et ne le remplacent par l'emblème de sang, qui pendant deux mois déshonora la façade de nos monuments publics[1]. Les bateaux-mouches furent contraints d'obéir et les canonnières n'eurent point à les saborder. C'était là, du reste, une besogne que l'on eût difficilement imposée aux équipages, car ceux-ci étaient formés en grande partie d'hommes enlevés par tout moyen au personnel actif des bateaux-omnibus. Les marins réels ayant fait défaut, on leur avait substitué tant bien que mal des gens pris à l'aventure, et que l'on avait revêtus de costumes appropriés, grâce aux magasins que le ministère de la marine possède rue Jean-Nicot. Des ouvriers civils sans ouvrage, des fédérés fatigués d'aller aux remparts, des mariniers, des déchargeurs, des garçons de lavoir, des monomanes de canotage prirent le béret bleu, la chemise au large col, jouèrent au matelot et se dandinèrent en marchant comme des hommes familiarisés avec le roulis et accoutumés au tangage. A ces éléments déjà fort médiocres et indisciplinés vinrent s'ajouter les rôdeurs de rivière, les déclassés des industries fluviales que le langage des mariniers appelle des carapatas et des tafouilleux. C'était à peu près de quoi remplir les canonnières, mais on peut douter que cela fût suffisant pour les manœuvrer et les employer utilement à l'attaque des lignes françaises. Le personnel régulier de la marine militaire fut-il représenté dans cette troupe de matelots pour rire ? Oui, et dans des proportions que nous pouvons faire connaître avec exactitude, grâce aux feuilles d'émargement qui ont été conservées.

Les quatorze canonnières et les trois vedettes composant la flottille de la Commune furent montées par trois cent quatre-vingt-neuf hommes, y compris les officiers, les chauffeurs et les mécaniciens ; c'est du moins là le total de ceux qui du 1er avril au 13 mai ont fait simultanément ou successivement le service à bord. Sur ce nombre, l'on trouve trois marins en congé renouvelable et sept déserteurs des équipages de la flotte ; rappelons tout de suite, afin que l'on puisse établir une proportion équitable, ce que nous avons dit plus haut : au moment de la capitulation, les forts et la flottille avaient jeté 14.031 marins et officiers de marine sur le pavé de Paris. Parmi les simples matelots, dix hommes furent infidèles au devoir. Dans ce contingent fourni à la révolte, je découvre avec douleur trois hommes qui avaient porté jadis l'épaulette d'officier de marine ; deux d'entre eux, je me hâte de le dire, avaient été repoussés d'un corps qu'ils déshonoraient par leur conduite et dans laquelle leur incapacité seule ne leur eût pas permis de se créer une place ; quant au troisième, il appartenait à cette catégorie de gens qui flottent au-dessus de la folie et que le manque d'équilibre intellectuel rend irresponsables. Malgré l'abaissement de leur caractère et de leurs facultés mentales, ces hommes, dont il est superflu de prononcer le nom, ne firent que traverser la Commune. Dégoûtés jusqu'à la nausée par le spectacle qu'ils avaient sous les yeux, ils se hâtèrent d'abandonner le ramassis de vauriens que le gouvernement des Ranvier, des Rigault et des Delescluze avait déguisés en marins. Leur passage au milieu des bandes fédérées permit cependant à la Commune de dire : Les officiers de la marine militaire viennent à nous ; — ce qui était déjà beaucoup trop.

Le 8 avril, la flottille ne comptait qu'un effectif de cent vingt hommes ; on s'en remit au temps pour compléter les équipages ; on avait hâte d'agir et l'on décida que l'on allait entrer en campagne. Mais le vieux proverbe : Pas d'argent, pas de Suisses, était aussi vrai pendant l'accès d'épilepsie sociale de 1871 qu'au temps de François Ier, et les marins de la Commune, rappelant les promesses qui leur avaient été faites, exigèrent un acompte de solde que les bons d'eau-de-vie, signés par le colonel Chardon, ne remplaçaient pas. Cette réclamation parut juste à Durassier, qui, en compagnie de son commissaire d'administration, Charles Le Duc, comprit que l'on pouvait tirer parti de cette circonstance pour se garnir un peu les goussets. Ces deux personnages, forts du droit des marins qu'ils représentaient, parvinrent à se faire avancer par la commission des finances deux mois de solde pour leurs hommes, à chacun desquels ils remirent dix francs. Le reste fut considéré par eux comme le fruit de leurs économies. Les marins, ayant reçu quelque argent, ne firent plus aucune objection aux ordres de départ. La flottille, pavoisée de rouge, appareilla aux cris de : Vive la Commune ! Durassier commandait, et, pour ne pas compromettre, dès le premier jour, les victoires qu'il entrevoyait dans l'avenir, il se contenta de descendre la Seine jusqu'au pont de la Concorde et mouilla en aval, le long des berges parallèles au Cours-la-Reine. Le soir, les journaux annonçaient : La flottille de la Commune, montée par nos braves marins, a commencé aujourd'hui ses opérations militaires ; les versailleux n'ont qu'à bien se tenir ! Recommandation inutile, les versailleux se tenaient bien.

Le 13 avril, la flottille démarra, glissa jusqu'au Point du Jour, et s'embossa sous les arches du pont-viaduc. C'était là une bonne position, car les piliers du pont servaient en quelque sorte de remparts derrière lesquels on pouvait s'abriter. La batterie n° 5, devenue la Commune, l'Estoc, la Claymore, l'Escopette, la Liberté, le Perrier, représentait une force très mobile, redoutable si elle eût été bien employée, qui pouvait nous causer et parfois nous causa de graves préjudices. Chaque canonnière chargeait sa pièce à longue portée sous la protection du pont-viaduc, puis, forçant de vapeur, s'avançait à toute vitesse jusqu'à une distance de 600 mètres, envoyait son coup de canon et revenait à son point de départ, où elle pouvait recharger tranquillement, loin des projectiles de l'armée française : imitant de la sorte la manœuvre des cavaliers arabes, qui se lancent au galop sur l'ennemi, lâchent un coup de pistolet, tournent bride et s'enfuient. L'objectif dès canonnières était Breteuil et Brimborion, qui gardaient le silence, par la bonne raison que les batteries que l'on y construisait n'étaient pas encore armées. Cela donnait courage aux communards, et souvent la Liberté, commandée par un employé du chemin de fer du Nord, nommé Bresche, parada jusqu'au pont détruit de Billancourt et prit plaisir à canonner le Bas-Meudon, où nulle troupe française n'apparaissait. Plus tard on déchanta et l'on fut moins hardi.

La Commune semblait oublier un peu ses canonnières, qui du moins ne l'oubliaient pas. Elle put s'en apercevoir le 15 avril en recevant une députation de marins, à la tête de laquelle marchait le lieutenant de vaisseau Bourgeat, qui, on se le rappelle, avait dû céder le commandement en chef au capitaine de frégate Durassier. Que voulez-vous, mes braves ?Nous voulons être payés. Le commandant Durassier et le commissaire Charles Le Duc ont mis la solde, dans leur poche ; nous avons beau réclamer, on ne nous donne pas un sou et ça ne peut pas durer comme ça. La Commune ne parut pas trop surprise, car son administration abondait en faits analogues ; elle engagea la députation à se pourvoir auprès du délégué Latappy, qui reçut ordre d'ouvrir une enquête sur les actes d'indélicatesse reprochés à Durassier et à ses complices. On fit mieux, et le plus ignoré des membres de ce gouvernement d'ignorants fut envoyé à Latappy, ainsi qu'il ressort de la lettre suivante : Le citoyen Champy, membre de la Commune, est délégué auprès du citoyen ministre de la Commune, — il faut lire : de la marine — pour lui porter les plaintes d'une députation de marins de la flottille, qui vient de se présenter à la Commission exécutive, et régler tout avec le citoyen ministre pour le mieux et pour le bien de la République. — Pour la Commission exécutive : PASCHAL GROUSSET. Pendant que l'ouvrier orfèvre Champy se disposait à remplir la mission dont il était chargé, l'ouvrier chapelier Amouroux écrivait de son côté : Mon cher Latappy, prenez donc en considération, je vous prie, la demande de nos marins de la garde nationale, afin qu'ils puissent concourir avec nos bataillons à la défense de Paris, la défense du droit et de la justice. — Salut et égalité. Le secrétaire, membre de la Commune : AMOUROUX.

Les instances étaient pressantes ; Latappy commença l'enquête prescrite ; il fut indigné des malversations dont il découvrit les preuves. Depuis longtemps il cherchait une occasion de se débarrasser de Durassier ; il saisit avec empressement celle qui s'offrait : il mit du même coup à la porte Durassier, commandant en chef, Cognet, chef d'état-major, et Charles Le Duc, commissaire de la flottille. Durassier fut même arrêté et passa quelques jours sous les verrous ; mais il obtint bientôt sa liberté, car on avait besoin d'hommes d'action, et les peccadilles qu'il avait commises ne devaient pas l'empêcher de se vouer à la défense de la Commune et de mourir pour elle. Il fut remplacé dans son commandement par Auguste Peyrusset. C'était, comme l'on dit, tomber de fièvre en chaud mal. Peyrusset met cinq galons à sa casquette, prend le titre de capitaine de frégate et lance des ordres du jour : invitation aux marins classés ou volontaires d'avoir à se présenter au ministère pour régulariser leur situation ; même avis adressé aux soldats de l'infanterie de marine, aux fusiliers marins. Pour faciliter le recrutement, on force, par voie de réquisition, la compagnie des bateaux-mouches à céder son personnel à la flottille ; les chauffeurs et les mécaniciens touchent 240 francs par mois et les vivres ; un mois de solde leur est compté d'avance. Peyrusset, avec sa belle prestance et sa longue barbe, ne se con-, tente pas d'être commandant en chef et capitaine d'aventure, il joue au forban : de sa large ceinture rouge sortent deux pistolets qui sont entre ses mains un argument sans réplique, il en menace tout le monde ; il est souvent ivre, et sa familiarité, qui n'a rien de fraternel , n'est pas dénuée d'une certaine gaieté : il dit à ses hommes : Obéis, marsouin, ou je te brûle le potiron ! Fort ponctuel, du reste, et veillant à tout, il apprend que Cognet, l'ancien chef d'état-major de Durassier, a conservé une chambre au ministère de la marine ; de sa meilleure encre il écrit au gouverneur Gournais : Ordre vous est donné de faire quitter le ministère au citoyen Cognet ; il devra évacuer sa chambre et remporter ses effets ; vous prendrez la clé et la remettrez à l'huissier. Gournais obéit, et il lui arrive une déconvenue qu'il raconte proprement en ces termes : Je déclare avoir vu un sabre hier dans la chambre n° 111 dont javais lorde de faire évacuez. D'après cette orde jeaie remis la claie à l'huissier dont jen aie tirée reçue. A 11 du matin jeaie reçu l'orde de remetre se sabre au citoyen chef de ta major jeai constate que cette avait étté occupé et que ce sabre avait disparue malgre que cette porte était bien ferme à la claie, alors il résulte que cette porte a une double claie, je certifie et constate moi citoyen capitaine de la garde nationale attacher au ministère de la marine : GOURNAIS.

Peyrusset voulut aller inspecter la flottille. Il se prépara à cet acte important par des libations, qui sans doute furent trop copieuses, car, lorsqu'il monta à bord de la Claymore, il se vit subitement atteint de mal de mer. Il fut obligé de se dérober aux huées de l'équipage, qui, enviant son état d'ébriété, ne lui ménageait pas les quolibets. Afin de réparer autant que possible le mauvais effet produit par la tenue avinée du commandant en chef, le délégué Latappy fit rentrer la flottille vers le quai de Billy, près de l'usine Cail, et, accompagné de plusieurs membres de la Commune, la passa solennellement en revue. On fit quelques discours aux marins rassemblés, on stimula leur patriotisme ; on leur parla de leurs frères surveillés par l'armée de Versailles et qui n'attendaient qu'un moment propice pour venir se joindre à eux.

On était au 28 avril et l'enthousiasme des premiers jours était passé, car depuis le 25 les batteries françaises de Sèvres, de Fleury et du Chalet avaient été démasquées ; les canonnières s'en étaient aperçues ; plusieurs avaient reçu de grosses avaries, des hommes avaient été blessés à bord ; on n'allait plus se promener au Bas-Meudon et l'on courait moins fréquemment bordée au delà du pont-viaduc du Point du Jour. Les marins de la Commune ne se gênaient guère pour déclarer qu'on les sacrifiait, qu'on les faisait massacrer ; que c'était toujours leur tour d'être sur la Seine et qu'il était temps d'y envoyer des gardes nationaux à leur place. On était fort près de l'insubordination ; plus d'un canonnier avait jeté son écouvillon et était parti en disant : Je n'en veux plus ! Latappy était inquiet. Dévoué à l'œuvre insurrectionnelle, il eût voulu la servir, et s'apercevait que tous les éléments militaires dont il avait cru disposer n'étaient en somme que des éléments d'indiscipline et, par conséquent, de faiblesse. Les cours martiales, dont la Commune commençait à user sans ménagement, pouvaient réprimer et punir un acte de révolte individuel, mais elles étaient impuissantes à réduire un groupe d'hommes déterminés à ne point obéir et à se soustraire à un service qui, de jour en jour, devenait plus périlleux. Latappy se contenta donc de faire un règlement qui n'accordait que deux heures aux officiers pour aller prendre leur repas à terre, qui relevait les canonniers de quarante-huit heures en quarante-huit heures et qui fixait le chiffre de la gratification accordée à chacun des marins de la flottille.

Les choses n'en allèrent pas beaucoup mieux et finirent même par aller très mal ; car l'armée française poussait en avant ses approches et commençait à jouer avec les canonnières un jeu dont celles-ci faisaient tous les frais. La Commune avait beau multiplier les ordres du jour qui félicitaient les braves marins de leur bonne tenue et de leur conduite héroïque au feu, les braves marins préféraient les canons du marchand de vin à ceux des batteries flottantes, et comme leurs officiers s'en allaient volontiers au moment du péril, ils n'estimaient pas manquer au devoir en imitant leurs officiers. Pendant les derniers jours d'avril et les premiers jours de mai la flottille essaya ce que ses chefs appelaient des sorties ; quelques canonnières répétaient la manœuvre dont j'ai parlé, tiraient un coup de canon et revenaient s'abriter derrière le pont-viaduc. Ce tir, rendu très indécis par l'indécision même des hommes, ne causait aucun dégât aux batteries de l'armée régulière ; c'était de la poudre dépensée en pure perte ; le projectile mal dirigé éclatait en l'air ou frappait des terrains déshabités ; de la fumée, du bruit, et voilà tout. Le 15 mai, une batterie subitement démasquée dans l'île Saint-Germain ouvrit son feu contre la flottille, qui, virant de bout en bout, fit une retraite précipitée pour aller reprendre son poste de refuge ; elle allait vite, accélérée par le sifflement des obus qui battaient l'eau près d'elle, mais pas assez vite cependant pour éviter tout désastre. La canonnière l'Estoc, atteinte d'un boulet à la ligne de flottaison, coula à pic ; l'équipage se sauva à grand'peine, et ceux de ses marins qui ne savaient point nager furent noyés, car, dans cette fuite éperdue, nul ne pensa à stopper pour leur porter secours. Cela donna à réfléchir ; on crut s'apercevoir que la flottille, la fameuse flottille de la Commune, n'était plus en sûreté derrière le viaduc et on vint l'amarrer— en aval du pont de la Concorde. Nous l'y retrouverons le jour où notre marine — la vraie — la fit servir au triomphe du droit et de la justice, lesquels n'étaient ni la justice ni le droit dont Amouroux se plaisait à parler.

 

 

 



[1] Voir Pièces justificatives, n° 3.