LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE MINISTÈRE DE LA MARINE.

 

 

II. — LE SOUTERRAIN.

 

Les fédérés occupent le ministère. — Le premier combat. — Proclamation de la Commission exécutive. — Opinion de Vésinier sur l'armée française. — Un colonel communard. — Perquisition dans le ministère. — Embarras de M. Gablin. — Fausses dépêches. — La recherche du souterrain. — Le gouverneur Gournais. — Charles Lullier. — Cournet fait nommer Latappy délégué à la marine.

 

Le 30 mars, vers dix heures du soir, M. Gablin, rentrant au ministère après avoir été conférer avec M. de Champeaux, aperçut une sentinelle qui était en faction devant la porte. Il entra et vit un bataillon fédéré, le 224e, appartenant au quartier de la Villette, qui bivouaquait dans la cour principale. M. Gablin s'adressa au commandant : Qu'est-ce que vous faites ici ?Nous sommes envoyés par la Commune pour tenir garnison ; ce soir, demain au plus tard, un délégué prendra possession. Il n'y avait qu'à se soumettre, et l'on se soumit. Le délégué ne parut pas, et pendant que les fédérés organisaient leur installation dans les couloirs et dans les postes, on l'attendit vainement. On l'eût peut-être attendu longtemps encore, si le 2 avril, jour du dimanche des Rameaux, l'armée de la Commune n'avait essayé de cueillir quelques palmes de victoire. Ce jour-là un premier engagement eut lieu contre les troupes françaises, dans l'avenue de Courbevoie, au rond-point des Bergères, où M. Pasquier, chirurgien en chef, fut, non pas tué, mais assassiné. La Commune fut affolée ; elle avait cru marcher à un triomphe certain et ne rencontrer devant elle que des soldats prêts à mettre la crosse en l'air ; il n'en fut rien, et du ministère de la marine on put voir les bandes fédérées qui revenaient en levant haut la semelle.

Jusque-là les orateurs de carrefour et les écrivains de cabaret avaient représenté l'armée de Versailles comme disposée à prendre parti pour la Commune. Le lendemain du premier combat, le soir même, tout avait bien changé. La Commission exécutive, composée do Bergeret, Eudes, Duval, Lefrançais, Félix Pyat, Tridon, Vaillant, fit placarder sur les murs de Paris une proclamation où l'on pouvait lire : Les conspirateurs royalistes ont attaqué ! Malgré la modération de notre attitude, ils ont attaqué ! Ne pouvant plus compter sur l'armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale ! Ce mensonge va se propager, devenir article de foi et persuader aux fédérés qu'ils n'ont à lutter que contre des porteurs de goupillon. Les journaux font chorus, trop heureux de baver le fiel qui les étouffe. Il faut avoir le courage de répéter ce que certains hommes ont dit de l'armée française, de cette armée qui avait tant souffert de n'avoir pu sauver le pays.

Voici ce que Vésinier a écrit dans un journal qui s'appelait alors l'Affranchi et dont Paschal Grousset était, je crois, le rédacteur en chef[1] : Une armée, une horde, devrions-nous dire, recrutée de condottieri, de bravi, de mercenaires, de sicaires, de tout ce que les bas-fonds de la société, les bouges les plus infects de la police, les sentines les plus impures des Babylones modernes ont de plus corrompu, un ramassis de malandrins, de pandours et d'assassins, de mercenaires du pape et du roi de Naples, d'anciens forçats des bagnes de Gaëte et de Palerme, de zouaves pontificaux, de Vendéens fanatiques, dé Bretons stupides, enrôlés par Charette et Cathelineau dans leurs légions de volontaires pour la défense du trône et de l'autel ; à côté de ces malfaiteurs ignorants et fanatiques, il y avait d'autres hordes plus viles encore : les bravi de la police, les argousins des geôles, les gendarmes brutes et féroces, des gredins de la pire espèce enrégimentés à dessein pour la guerre des rues, anciens gardes municipaux transformés en gardiens de Paris, des vendus, rebut de l'armée et de la société, faisant du métier de condottieri leur profession habituelle. Ajoutons encore à cette multitude de chenapans armés les soldats corrompus et féroces du nouveau bas-empire, les lâches de Sedan et de Metz qui n'ont de courage que pour le massacre de leurs concitoyens... La horde de ces malfaiteurs.... était commandée par des officiers félons aussi lâches devant l'étranger que bien dressés au massacre des citoyens, experts dans l'art de faire le sac d'une ville, d'égorger un peuple, d'enfoncer les portes, de piller les caisses, de violer les libertés publiques, de fouler aux pieds les lois et de déchirer les constitutions. — Le Mot d'ordre de Rochefort fut moins violent ; il se contenta de dire : Les troupes de Charette ont combattu hier sous le drapeau blanc ; chaque soldat a sur la poitrine un cœur de Jésus en drap blanc, sur lequel on lit ces mots : Arrête ! le cœur de Jésus est là !

Ces clabauderies ne rassuraient point la Commune, qui regardait avec inquiétude du côté des Champs-Elysées et se demandait si ce n'était point là le chemin par où l'armée française rentrerait dans Paris. Elle résolut donc d'en occuper les abords, et le lendemain même du combat de Courbevoie, le 3 avril, pendant que ses troupes faisaient vers le Mont-Valérien cette marche qui fut interrompue comme l'on sait, elle envoyait un colonel, dont on ignore le nom, s'emparer du ministère de la marine. Ce personnage, après avoir reçu les honneurs militaires dus à son rang et avoir rapidement inspecté le 224e bataillon, fit venir M. Gablin et lui dit : Vous avez ici des mitrailleuses et des munitions cachées, vous allez me les livrer. M. Gablin répondit : Je n'ai rien du tout, vous pouvez vous en assurer. On parcourut tout le ministère ; le colonel, auquel on n'en faisait pas accroire, passait le long des murs, les sondait d'un coup de fourreau de sabre, écoutait s'ils ne sonnaient pas creux et semblait décontenancé, car il cherchait les cachettes et ne les trouvait pas. Lorsque l'on eut parcouru bien des couloirs et bien des chambres, le colonel, d'un air goguenard, demanda à visiter les caves. On alluma des lanternes et l'on descendit. Le colonel tâtait les murailles, se faisait ouvrir toutes les portes, frappait du sabre sur le sol ; il fit déplacer des tonneaux vidés et regarda longtemps la paroi contre laquelle ils étaient gerbes ; il secouait la tête et n'était point content. Dans un caveau situé près de la rue Saint-Florentin et qu'il examina plus minutieusement que les autres, il dit : La réaction doit savoir que nous ne nous laisserons pas jouer par elle ! On crut à une réflexion d'ordre général et l'on n'y fit pas attention. La visite était terminée ; on avait aperçu quelques futailles, des piles de bouteilles, mais on n'avait découvert ni un fusil ni une cartouche.

Le colonel était remonté dans la cour, il marchait vers la porte de sortie et semblait hésitant. Tout à coup il se retourna vers M. Gablin et lui dit : J'ai à vous parler, allons dans votre cabinet. M. Gablin conduisit le colonel dans la petite pièce du rez-de-chaussée qui lui sert de bureau, ferma la porte et attendit. Le colonel lui dit alors avec bonhomie : Voyons, vous avez l'air d'un bon garçon ; ne me faites pas poser plus longtemps ; dites-moi où il est. M. Gablin eut l'expression d'un homme qui ne comprend rien à la question qu'on lui adresse. Vous sentez bien, reprit le colonel, que nous finirons par le trouver ; dites-moi donc tout de suite où il est, ça vous évitera bien des tracasseries. — Qui ? le ministre ? demanda M. Gablin. — Mais non, reprit le colonel avec impatience, le souterrain !Quel souterrain ?Mais le souterrain qui va du ministère aux Tuileries. M. Gablin se mit à rire et répondit : On s'est moqué de vous, il n'y a jamais eu de souterrain. Le colonel se fâcha, parla de ses informations précises, des plans que l'on possédait à l'Hôtel de Ville et de la nécessité, pour la Commune, de s'emparer de ces passages mystérieux qui aboutissaient du palais des tyrans aux différents points de Paris.

M. Gablin levait les épaules avec découragement et ne savait que répliquer, car il se trouvait en présence d'un homme convaincu ; le colonel insista, et lui dit : Vous ne croyez pas à notre droit, vous avez tort ; la France est avec nous ; à cette heure nous sommes au Mont-Valérien. Versailles est entre nos mains, l'Assemblée des ruraux est en fuite ; et à l'appui de ces assertions il lui montrait deux dépêches dont la contradiction était frappante. Dans la première, on lisait : Victoire ! Le général Duval et le général Eudes sont à Meudon et à Châtillon. La ligne, placée entre la gendarmerie et l'artillerie par les généraux de la honte, lève la crosse et fraternise avec le peuple. Le Mont-Valérien est à nous ; Flourens marche sur Versailles. La seconde était ainsi conçue : L'Assemblée s'est enfuie de Versailles à l'approche de l'armée victorieuse de la Commune, pour se réfugier, selon les uns, à Rennes, selon les autres, dans la forteresse du Mont-Valérien ![2] M. Gablin répondit : Toutes ces victoires-là ne vous feront pas découvrir un souterrain qui n'existe pas. Le colonel se retira, déclarant que le lendemain on reviendrait en force, et que, dût-on démolir les caves, on trouverait l'entrée de ce souterrain qu'à leurs risques et périls les employés du ministère s'obstinaient à ne pas révéler. Puis il dit à M. Gablin : Vous serez surveillé, je vous en préviens, et je vous préviens également que vous répondrez sur votre tête de tout ce que renferme le ministère.

La journée du lendemain fut dure ; le colonel avait tenu parole ; M. Gablin, le concierge, l'adjudant des plantons, étaient gardés à vue ; les sentinelles de faction à la porte avaient pour consigne de' ne laisser entrer personne. Vers midi la délégation arriva, elle était nombreuse. De quoi se composait-elle ? Il est impossible de le dire avec précision ; quelques personnages portant l'écharpe rouge paraissaient être des membres de la Commune ; d'autres, très galonnés, semblaient être des officiers supérieurs de la garde nationale fédérée. La perquisition fut brutale ; on fouilla partout ; deux ou trois ouvriers requis pour la circonstance essayaient les murs à coups de pic. M. Gablin faisait bonne contenance et aurait peut-être ri sous cape, s'il n'eût craint de voir défoncer l'endroit où il avait caché l'argenterie. Les délégués se dépitaient. Mais ce souterrain est cependant quelque part, disaient-ils. — Il n'y a pas de souterrain, répétait M. Gablin pour la millième fois. — Mais puisque je vous dis que je sais qu'il y en a un, lui répondait-on ; et l'on furetait de plus belle, de fort méchante humeur, mais non sans un certain respect pour l'architecte qui avait réussi à dissimuler si habilement une porte que nul ne pouvait découvrir. A force de chercher le souterrain, on arriva dans les combles, où l'on trouva quelques armes oubliées par les domestiques qui avaient fait partie de la garde nationale pendant le siège. Ce fut tout le butin de la journée.

La double expérience faite au ministère de la marine ne convainquit personne et ne délivra pas M. Gablin d'obsessions insupportables. Jusqu'au dernier jour, jusqu'à l'heure où nos soldats franchirent enfin les portes de Paris, on lui demanda où était le souterrain. Malgré sa résignation et son insouciante énergie, le pauvre homme n'en pouvait mais ; il se contentait de ne plus répondre et parfois envoyait promener ceux dont l'insistance devenait trop fatigante ; à bout de raisonnement et de démonstrations, il se disait : Ces gens-là sont fous ! et ne se trompait pas.

Avant de quitter l'hôtel de la Marine après la perquisition du 4 avril, les délégués de la Commune, auxquels les employés réguliers n'inspiraient qu'une médiocre confiance, désignèrent parmi les fédérés du 224e bataillon un capitaine qu'ils instituèrent gouverneur, avec mission d'exercer toute police dans l'intérieur du ministère. Leur choix se porta sur un nommé Gournais, dont les sentiments patriotiques étaient peut-être irréprochables, mais dont l'orthographe avait bien des défaillances. Le citoyen gouverneur, qui fit immédiatement ajouter un galon de plus à son képi, devenait au ministère le représentant le plus élevé de l'autorité ; il avait droit de haute et basse justice sur les employés et, comme tout parvenu, abusait volontiers de son pouvoir. Malgré la présence de ce personnage officiel, on peut dire que le ministère chômait ; les appartements, le cabinet du ministre, les bureaux des directeurs étaient fermés ; la Commune ne se manifestait que par une occupation militaire incommode, bruyante, souvent ivre, mais qui dû moins ne faisait aucun acte administratif et laissait croire que le gouvernement de l'Hôtel de Ville, limité à l'enceinte de Paris, où il était bloqué par les troupes françaises, trouverait inutile de se mêler des choses de la marine. On se trompait, car la situation du délégué à la marine, l'envie fastueuse de se dire le successeur des de Rigny, des Roussin, des Rosamel, des Chasseloup-Laubat, des Rigault de Genouilly, avaient de quoi tenter plus d'un ambitieux.

Cette position était ardemment désirée par un homme dont nous avons déjà parlé et à qui elle semblait dévolue d'avance, car il avait grand renom dans les clubs révolutionnaires et avait jadis appartenu à la marine, d'où ses excentricités, pour ne dire plus, l'avaient fait expulser. C'était Charles Lullier, un des acteurs les plus énergiques de la journée du 18 mars, pendant laquelle il crut sincèrement avoir commandé en chef. Arrêté par ordre du Comité central[3], évadé, escorté de quelques amis fidèles, il traînait dans Paris son ambition désœuvrée, s'attribuant de bonne foi le succès de l'insurrection, déblatérant contre l'ingratitude des hommes et expliquant publiquement en ces termes les services qu'il avait rendus à la République universelle : Dès le 20 (mars) j'avais transformé en espions toutes les personnes qui venaient me demander un emploi. La Commune, moins sévère à son égard que le Comité central, paraissait disposée à l'employer et à utiliser pour la défense de Paris la fougue dont il était animé et qui en faisait un homme d'action redoutable. Il sollicitait les gens de l'Hôtel de Ville et eût peut-être enlevé à leur indécision sa nomination de délégué au ministère de la marine, s'il n'eût trouvé sur sa route un septième clerc de notaire nommé Boiron. Ce Boiron, âgé de vingt-cinq ans. rêvait aussi d'occuper quelque situation à la marine ; mais il savait qu'il n'obtiendrait rien si Lullier était nommé délégué, car il s'était battu en duel avec lui au quartier latin, et leur rencontre n'avait diminué en rien l'animosité qui les séparait. Boiron manœuvra fort adroitement. Il intéressa à sa cause Cournet, alors au sommet des honneurs, membre de la Commune, membre de la Commission de sûreté générale (30 mars), membre de la Commission exécutive (4 avril), et qui, à travers tous les métiers qu'il avait ébauchés, ayant fait celui de marin, devait avoir voix prépondérante dans le choix d'un délégué à la marine[4]. Cournet réussit non seulement à évincer Lullier, mais il obtint la délégation pour son propre frère de lait, Raymond-Emile Latappy, ancien capitaine au long cours, qui fut solennellement installé au ministère le 6 avril.

 

 

 



[1] Paschal Grousset a abandonné la direction de l'Affranchi vers le 15 avril.

[2] Ces deux dépêches furent en effet placardées à Paris dans la soirée du 3 avril ; à l'heure où on les affichait, Duval et Flourens étaient morts.

[3] Voir les Convulsions de Paris, t. I, chap. II.

[4] Frédéric Cournet était le fils d'un officier de marine proscrit après le coup d'État du 2 décembre et retiré à Londres, où il fut tué en duel par un réfugié nommé Barthélémy, qui fut plus tard condamné à mort et pendu pour assassinat constaté.