LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE MINISTÈRE DE LA MARINE.

 

 

I. — LA RETRAITE SUR VERSAILLES.

 

Le garde-meuble. — Forteresse. — Les marins à Paris pendant la guerre. — Total des troupes après la capitulation. — Après l'armistice. — La révolte recherche les marins et ne parvient pas à les embaucher. — Après le 18 mars. — M. Gablin, chef du matériel. — Le ministre. — Le commandant de Champeaux. — Le ministère est abandonné. — Élections pour la Commune. — M. Le Sage, concierge. — L'ambulance. — On cache une partie de l'argenterie. — On mure les armes dans les cheminées.

 

Des lettres patentes signées du roi Louis XV, et datées du 21 juin 1757, prescrivirent la construction de la grande place qui, séparant le jardin des Tuileries de l'avenue des Champs-Elysées, a reçu, par une loi du 20 octobre 1795, le nom de place de la Concorde. L'architecte Gabriel fut chargé des travaux, qui, commencés en 1705, ne furent complètement terminés qu'en 1772. De chaque côté de la place, aux angles de la rue Royale, faisant face à la Seine, il éleva deux palais semblables, d'une rare élégance, que le temps, que les révolutions ont respectés et qui sont un des plus beaux spécimens de l'architecture française. Le palais de gauche, celui qui est le plus rapproché des Champs-Elysées, fut abandonné à des locations particulières ; celui de droite, voisin des Tuileries, fut dans le principe le garde-meuble de la couronne. La dénomination était vicieuse et pouvait produire confusion, car c'était bien plutôt un musée qu'un garde-meuble : on y conservait les objets précieux offerts aux souverains ou leur ayant appartenu ; objets historiques, tels que l'armure de François Ier, le livre d'Heures de Richelieu ; objets de valeur appartenant à la France même, tels que les tapisseries de haute lisse et les diamants de la couronne. Tout le monde sait que ceux-ci y furent volés dans la nuit du 16 au 17 septembre 1792.

Ce fut Napoléon Ier qui changea la destination du garde-meuble et l'attribua au ministère de la marine. Mes contemporains se rappelleront sans doute que, sur le pavillon qui s'appuie à la rue Saint-Florentin, s'agitait jadis un télégraphe aérien ; il était exclusivement réservé à l'usage de la marine et correspondait avec Brest ; il a disparu depuis l'adoption de la télégraphie électrique. Le monument est construit en fortes pierres de taille ; il domine la place, commande le pont de la Concorde, découvre les Champs-Elysées et se dresse entre deux rues parallèles, la rue Royale et la rue Saint-Florentin, qui peuvent lui servir de dégagement. Il occupe une position stratégique importante en cas de guerre clans Paris, protège les abords des Tuileries et peut inquiéter la palais du Corps législatif ; par sa forme, par les matériaux résistants dont il est composé, il représente en outre une forteresse facile à défendre et difficile à réduire. Il devait donc être occupé par les insurgés que la Commune avait improvisés généraux et pour lesquels le nombre de galons tenait lieu de capacités. Il fut entouré de barricades, armé, garni de troupes ; il fut le centre d'un combat violent, était destiné à l'incendie, et fut sauvé. Nous allons essayer de raconter ce qui s'y passa pendant la Commune et dans quelles circonstances il put être préservé de la destruction dont il était menacé et dont tous les éléments étaient déjà réunis.

 

Pendant le siège, les équipages de la flotte, rapidement amenés à Paris, avaient été héroïques. Les marins, enfermés dans les forts comme dans des vaisseaux de guerre, dormant dans le hamac, faisant le quart de quatre heures, sous le commandement de leurs officiers et de leurs amiraux, avaient été judicieusement soustraits à tout contact avec la population parisienne ; ils s'étaient contentés d'être partout où il y avait un danger à courir, une action d'éclat à faire, un service à rendre au pays. Quelques canonnières avaient souvent descendu la Seine sous le feu de l'ennemi et avaient concouru dans une mesure appréciable à la défense de la place. Lorsque les hommes qui avaient assumé sur eux le droit de représenter Paris, eurent signé la capitulation déguisée sous le nom d'armistice, les troupes françaises, en dehors de toute garde nationale, se composaient de 4.590 officiers de ligne, 366 officiers de marine, 2.548 officiers de garde mobile ; de 126.657 soldats de ligne, de 11.665 marins, 102.845 gardes mobiles ; à ces chiffres, qui forment un total de 250.669 hommes, il convient d'ajouter 8.000 malades et 32.000 blessés ; c'était donc, sans illusion, une armée de 290.000 combattants qui, en présence de la famine et d'une mortalité excessive, devenait inutile pour le salut de la France[1]. Il fallut obéir aux stipulations de l'armistice ; les équipages des canonnières furent débarqués et les marins évacuèrent les forts remis aux mains de l'Allemagne.

Que l'on se rappelle cette époque ; à quarante lieues à la ronde, le pays avait été ravagé ; les chemins, de fer avaient à peine repris leur service, la plupart des trains étaient réquisitionnés pour les besoins de l'armée victorieuse ; partout des détachements de troupes allemandes tenaient garnison ; les routes qui conduisent vers Toulon, vers Brest, vers Cherbourg, vers Lorient et Rochefort n'étaient point libres ; nos administrations restaient impuissantes au milieu du désarroi général ; les efforts se concentraient sur un seul point, ravitailler la grand'ville qui mourait de faim. Il n'est pas surprenant que, pendant ces premiers jours où l'angoisse poignait tous les cœurs, l'on n'ait pas réussi, l'on n'ait peut-être pas cherché à diriger les marins sur leur lieu d'embarquement. Ils restèrent donc à Paris, sans occupation, promenant leur oisiveté à travers les rues et montrant aux badauds leur uniforme que la bravoure déployée par eux avait rendu célèbre. On les entoura, on les choya ; ils se laissèrent faire avec leur bonhomie à la fois crédule et narquoise. Ils devinrent les héros du Parisien et ils s'en allaient bras dessus, bras dessous, avec les soldats sans armes, les mobiles ahuris, les gardes nationaux ivres, les vivandières débraillées, se mêlant aux manifestations qu'ils ne comprenaient pas et trinquant à la République universelle sur le comptoir des vendeurs d'absinthe.

L'insurrection qui se préparait derrière ce tumulte, qui transportait des canons sur les points stratégiques indiqués par la configuration de la ville, qui embauchait à prix d'argent toutes les non-valeurs de la guerre, qui se fédérait, affichait et pérorait, l'insurrection crut bien avoir enrôlé les marins à son service et avoir trouvé en eux des auxiliaires qui eussent été redoutables. Elle se trompait et sa déconvenue fut complète. Lorsque la révolte se fut dévoilée, lorsqu'elle fut entrée en lutte contre la civilisation, le droit et la patrie, elle fit appel aux marins ; elle leur promit des grades, une haute paye et tous les galons qu'elle avait inventés : ce fut peine perdue. Sans effort et naturellement, comme de braves gens qu'ils sont, ils allèrent où le devoir les attendait et la Commune rencontra parmi ses plus fermes adversaires ceux-là mêmes qu'elle avait espéré pervertir. Les exceptions furent très rares ; nous en citerons le nombre, qui est à l'honneur de la marine.

Les mascarades dont' Paris était le théâtre avaient abouti à la journée du 18 mars. Il n'y a plus à revenir sur cette déroute de la légalité, sur cette victoire de la révolte, dont les résultats lointains se feront sentir longtemps encore et dont le résultat immédiat fut l'abandon de Paris, qui impliquait la retraite de toutes les administrations. Le ministère de la marine fut soumis au sort commun et devint désert. Le ministre, les directeurs, les chefs de division, les principaux employés avaient suivi à Versailles le chef du pouvoir exécutif. Le poste militaire s'était replié derrière l'armée, la garde nationale ne l'avait pas encore remplacé ; on put se croire oublié ; le ministère ressemblait à un grand hôtel dont les maîtres sont absents. Il devenait la demeure de quelques commis inférieurs, de garçons de bureau, du concierge, imperturbablement resté fidèle à son devoir. Un chef de service cependant, ayant son logement au ministère, ne s'était pas joint au mouvement de retraite ordonné sur Versailles, car il avait une responsabilité spéciale qu'il ne lui convenait pas de décliner : c'était le chef du matériel, M. Gablin.

La retraite des marins s'était effectuée en bon ordre ; le gouvernement, sachant bien qu'il pouvait s'appuyer sur eux, les avait attirés à Versailles, où l'on avait pu, en temps utile, transporter la caisse du ministère. Le ministre lui-même, M. le vice-amiral Pothuau, n'avait quitté Paris qu'après M. Thiers ; il prit les dispositions qui pouvaient encore concourir au salut commun, assista au dernier conseil tenu au ministère de l'intérieur, dans le cabinet de M. Calmon, secrétaire général, et partit pour Versailles, le 19 mars, vers deux heures du matin. Mais avant de s'éloigner il put donner ses ordres au capitaine de vaisseau de Champeaux, homme froid et très énergique, qui en réalité représenta le ministre de la marine à Paris pendant la durée de l'insurrection. Celle-ci triomphait ; elle couvrait les murs de placards, battait la grosse caisse révolutionnaire et semblait s'apaiser quelque peu, car si elle avait massacré des généraux dans la journée du 18 mars, elle se contentait le 19 de les incarcérer après les avoir maltraités[2]. Elle obéissait à une assemblée composée des éléments les plus étranges et qui formait le fameux Comité central de la fédération de la garde nationale. Ces gens-là étaient fort embarrassés ; ils ne. savaient que faire, et pour gagner du temps, afin de pouvoir compter leurs forces, ils entamèrent avec quelques maires de Paris des négociations dont j'ai raconté ailleurs les péripéties[3]. Pendant ce court intervalle, il y eut quelque espérance dans la population, qui se refusait à admettre la réalité d'une victoire dont le résultat ne pouvait être qu'une série de cataclysmes. Au ministère de la marine on espérait peut-être plus qu'ailleurs, car personne ne paraissait penser à s'en emparer ; les garçons de bureau restaient assis devant des bureaux vides ; le concierge, M. Le Sage, était seul à monter la garde devant sa porte, où nul ne venait frapper, et M. Gablin demandait des ordres à M. de Champeaux, qui ne pouvait lui en donner. Là, comme partout dans Paris, on était persuadé que ce mardi-gras socialiste allait bientôt prendre fin. On était loin de compte, car la Commune allait succéder au Comité central.

Les élections d'où sortit ce gouvernement que l'île de Barataria et le pays de Dahomey pourraient nous envier, eurent lieu le 26 mars. Les déclassés de toute profession arrivaient au pouvoir, pouvoir grotesque, si l'on veut ; mais pouvoir très réel, car il fut obéi jusqu'au combat, jusqu'au massacre, jusqu'à l'incendie, au delà du crime. Le journalisme, la parfumerie, la cordonnerie, la chaudronnerie, la mécanique, le bric-à-brac, la pharmacie, la médecine, la comptabilité, la vannerie et la reliure y avaient leurs représentants ; je cherche ceux de la marine, ceux de l'armée, et je ne les trouve pas, à moins que l'on ne compte l'ex-capitaine Cluseret, qui depuis longtemps s'était fait naturaliser Américain. Lorsque ces élections furent connues de Paris, qui les accueillit avec un éclat de rire imprudent, on comprit au ministère de la marine que l'on n'échapperait pas longtemps encore à une occupation permanente. On se tint prêt, non pas à recevoir, mais à subir ces nouveaux maîtres, et l'on avisa à soustraire les objets précieux, propriété de l'État, aux réquisitions qu'il était facile de prévoir. Il ne pouvait être question de résister ; les employés épars dans les vastes constructions de l'hôtel eussent été impuissants à repousser un vol à main armée ; il fallut donc prendre quelques précautions. Celles-ci incombaient à M. Gablin, qui, en qualité dé chef du matériel, se considérait, malgré les inévitables cas de force majeure, comme responsable des objets dont la gardé lui était confiée. La situation était embarrassante. Quelle que fût son énergie, il était incapable d'accomplir seul le travail que nécessitait la mise en cachette des objets qu'il voulait soustraire aux réquisitions de la Commune ; mais il était dangereux pour lui de prendre plusieurs confidents, car c'était risquer de compromettre le résultat qu'il voulait atteindre. Il pouvait compter sur le concierge, ancien soldat, homme froid, peu parleur, très dévoué à son devoir, déterminé à faire le possible et l'impossible pour protéger le ministère dont il était en quelque sorte le gardien officiel.

M. Gablin avait sous ses ordres quelques agents dont il avait pu apprécier les qualités ; ce fut ceux-là qu'il résolut d'associer à l'œuvre de préservation qu'il voulait accomplir. Il fallait agir secrètement, car le ministère, quoique abandonné par ses chefs, était plein de domestiques et sans cesse visité par des employés restés à Paris qui venaient aux nouvelles. En outre, une partie des appartements avait été disposée en ambulance pendant le siège et contenait encore quelques blessés dont les soins exigeaient la présence d'un certain nombre d'infirmiers. Avant de quitter Paris, l'amiral Pothuau avait prescrit de maintenir l'ambulance au ministère ; il avait jugé avec sagacité que ça ne nuirait pas au salut de l'hôtel de la marine. M. l'inspecteur général Raynaud, M. le docteur Le Roy de Méricourt, M. le docteur Mahé, M. le pharmacien Cazalis avaient accepté la mission de veiller sur les malades. Ils étaient aidés dans leur tâche par M. Portier, commissaire-adjoint de la marine, qui, ne pouvant demander de crédit à Versailles, ne voulant, sous aucun prétexte, en accepter de la Commune, pourvut sur ses propres fonds aux nécessités des services administratifs de cette infirmerie improvisée. Certes ces messieurs, dont le courage sut ne jamais faiblir, auraient au besoin prêté main-forte à M. Gablin ; mais autour d'eux il pouvait y avoir des yeux dont il fallait tromper la curiosité et des lèvres qui seraient peut-être involontairement indiscrètes.

Ce fut de grand matin, avant que le ministère fût éveillé, que M. Gablin mena son opération à bonnes fins. Aidé de M. Langlet, ancien maître de la marine, adjudant des plantons, il mit à l'abri de toute recherche les objets précieux que renfermait l'hôtel, qui, malgré sa façade imposante, n'est qu'une vieille maison percée de couloirs, de corridors, encombrée de paliers inutiles, de recoins arbitraires, et où les fosses d'aisances s'ouvrent loin de la cour, dans les bâtiments mêmes, auprès de la porte d'un petit appartement. M. Juin, serrurier du ministère, souleva la dalle de clôture ; on s'assura que la cavité n'aurait pas besoin d'un nettoyage spécial avant plusieurs mois et l'on y précipita une partie de l'argenterie, qui représentait une valeur considérable ; on y laissa glisser également plusieurs caisses contenant des médailles de sauvetage destinées à être distribuées en récompense des belles actions, fréquentes dans le corps de la marine. Puis on scella la pierre, en effaçant tant bien que mal les traces du travail, qui du reste n'apparaissaient guère, car l'endroit, entouré de murs, placé sous une voûte, est dans une obscurité presque complète. Les richesses étaient enfouies et mises hors de la portée d'une première recherche ; mais cela ne suffisait pas, car le ministère possédait quelques armes qu'il était urgent de soustraire aux fédérés.

M. Gablin ayant congédié le serrurier après lui avoir expliqué que sa propre sécurité exigeait qu'il gardât le secret, fit venir M. Manfrina, le fumiste attitré du ministère. Dans des tuyaux de cheminée appartenant à des chambres abandonnées et désertes, 1.200 fusils et 400 revolvers furent bloqués derrière des cloisons construites en briques, à une hauteur où il était probable que l'on n'irait pas les chercher. Il fallait prévoir que ces chambres pourraient être habitées momentanément par les gens de l'insurrection et que l'on y ferait du feu ; une ouverture suffisante pour laisser échapper la fumée fut donc ménagée entre les deux parois des cheminées où l'on improvisait ce petit arsenal. Ceci fait, on attendit la visite des délégués du Comité central ou de la Commune, car alors on ne savait encore à laquelle de ces deux autorités on allait avoir à obéir ou à résister, et, en réalité, on ne le sut jamais exactement pendant la durée de l'insurrection, car ces deux bandes rivales se disputèrent incessamment le pouvoir.

 

 

 



[1] Voir l'Armistice et la Commune, par le général Vinoy, 1872, p. 107, et Appendice, p. 383.

[2] Voir les Convulsions de Paris, t. I, chap. VI.

[3] Voir les Convulsions de Paris, t. II, chap. I.