I. — LES CHAMPS-ELYSÉES. Sparte, Rome, Athènes et Charenton. — La vie tumultueuse. — Les boulevards. — Un mot de Montaigne. — Départ. — Faute-de-Mieux premier. — La solde. — Les journaux. — Les harnois de gueule. — La grande allée des Champs-Elysées. — Les obus. — Guignol. — La fuite. — Le bureau des passeports. — Agents dévoués. — La corde à nœuds. — Passeport suisse. — Port d'armes badois. — Paris se dépeuple. — Les denrées. — Place de la Bourse.Un communard exalté au souvenir des hauts faits dont il avait été le témoin, a écrit : Dans ces jours sanglants, Paris, plus sobre que Sparte et plus grand que Rome, était aussi plus charmant qu'Athènes ; la vaillance des citoyens était superbe, la vaillance des femmes était souriante. Cette phrase serait datée de Charenton, je n'en serais pas surpris ; elle est le résultat d'une hallucination. En réalité, Paris fut lamentable. Au début, il était inquiet et curieux ; ensuite il s'attrista lui-même et devint morne ; enfin, dans les derniers jours, lorsque la grande bataille fut commencée, il eut un accès de folie furieuse. Tant que durèrent les négociations essayées entre les maires et les membres du Comité central, l'aspect ordinaire de Paris, du Paris de cette époque, d'un Paris atteint de la danse Saint-Guy politique, ne fut pas sensiblement modifié. On courait aux nouvelles, place de la Bourse, sur les boulevards ; on s'empressait autour des marchands de journaux ; le soir on se rencontrait, on s'interrogeait, on formait des groupes où l'on discutait toutes sortes de choses invraisemblables et même parfois scandaleuses, comme la candidature possible du prince Frédéric-Charles de Prusse au trône de France. Les politiqueurs, les prophètes s'en donnaient à cœur-joie. Dans les cafés, devant les cafés, sur les trottoirs, on se disputait ; on annonçait, à jour fixe, une intervention des armées allemandes ; on demandait la mise en accusation des ministres qui avaient laissé faire le 18 mars ; on riait des niaiseries du Comité central ; on commentait un mot du général Cremer qui, dit-on, avait offert d'enlever, sans difficulté, les intrus de l'Hôtel de Ville. Les républicains disaient : Ces gens-là déshonorent la République ! Les réactionnaires murmuraient : Ce sera plus grave qu'en juin 1848. Un sceptique disait : Toutes les fois que vous voudrez raisonner avec des ignorants, c'est-à-dire avec le peuple, vous produirez une révolte ; l'homme est un loup dont les coups de bâton font un agneau. Sur ces questions, on argumentait, on se prenait aux cheveux ; mais nul ne doutait de la chute prochaine du gouvernement insurrectionnel et de la victoire de l'Assemblée nationale ; car il était impossible que Paris résistât à toute la France. La Bruyère a dit : Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas comment le calme peut y rentrer, et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. C'est là une vérité générale qui ne trouva point son application pendant la Commune, car nous savions tous comment le calme rentrerait dans ce peuple en mouvement. Pas un des Parisiens restés à Paris qui ne fût certain du triomphe de l'armée française ; la victoire s'imposerait avec plus ou moins de rapidité, mais elle était inéluctable. Dès que le premier choc se fut produit entre les fédérés et les troupes de Versailles, nous attendîmes avec impatience, mais avec une confiance invincible, le résultat de la lutte. Je me rappelle, un des soirs où le boulevard était le plus animé, avoir rencontré Frédéric Morin, avec lequel j'avais autrefois été en relation ; il était à la fois philosophe et catholique, très lettré et très jacobin ; cela mettait un peu d'incohérence dans ses pensées, mais ne touchait en rien à ses grandes qualités. Qu'augurez-vous de ce qui se passe ? lui demandai-je. — Rien de bon, répondit-il ; je suis troublé, je ne sais où prendre point d'appui, car je ne suis ni avec Paris, ni avec Versailles ; chacun s'enferme dans ses exigences sans tenir compte de celles d'autrui ; c'est le meilleur moyen de ne jamais s'entendre. A Versailles, on est sourd ; à Paris on est aveugle. Les gens qui se sont emparés de l'Hôtel de Ville sont des niais malades ; quand bien même ils s'installeraient et se maintiendraient, le dénouement sera contre eux ; ils ont fait la mauvaise semaille et ne récolteront pas la moisson. Souvenez-vous de ce que dit Montaigne, qui était d'autant plus sage qu'il ne croyait pas à grand'chose : Ceux qui donnent le bransle à un estat sont volontiers les premiers absorbés dans sa ruine ; le fruict du trouble ne demeure guères à celui qui l'a remué ; il bat et brouille l'eau pour d'autres pescheurs. Dès le 28 mars, aussitôt que le résultat des élections fut connu, Paris ne fut plus le même ; l'angoisse étreignit la ville. La plupart des élus portaient des noms que la population ignorait ; mais quelques-uns avaient une notoriété acquise, par la violence dans les réunions publiques, par des condamnations politiques devant les tribunaux, par des actes de rébellion, par leur participation au 31 octobre et au 22 janvier. C'était l'élément révolutionnaire qui venait de s'introduire à l'Hôtel de Ville ; c'était le rebut des émeutes et des clubs qui s'emparait de la capitale de la France. On eut peur, et l'émigration commença. Ni Ferré, ni Rigault, ni Félix Pyat, ni Flourens, ces aliénés de l'hébertisme, qui s'enivraient de Babeuf et de Marat, n'étaient faits pour rassurer les timides ; on s'en alla. Dans certains quartiers, on n'apercevait que des persiennes fermées ; les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires, retirés à Versailles auprès du gouvernement légal, avaient fait savoir qu'ils ne répondaient point de la sécurité de leurs nationaux restés à Paris. Sans être déserte, la ville était déjà visiblement dépeuplée. C'était encore sur le boulevard que se rencontraient ceux qui n'avaient point été chercher un refuge en province. La conversation n'y chômait pas ; on n'y était pas indulgent pour M. Thiers, que l'on appelait : Faute-de-Mieux premier. On causait avec les fédérés, qui répondaient : Que voulez-vous ! les gens de Versailles ont supprimé la paye ; pas de travail ; la Commune nous donne une solde ; pourquoi nous blâmer de la servir ? Nous n'avons pas de rentes pour aller nous promener hors de Paris, et nous ne voulons pas mourir de faim. On achetait les journaux communards, pour tâcher de se rendre compte de ce que voulaient ces inconnus qui étaient subitement devenus nos maîtres. On lisait le Vengeur, le Cri du Peuple, le Père Duchêne, l'Affranchi, le Mot d'Ordre et l'on n'y comprenait rien. L'arrestation de M. Bonjean, de l'archevêque et d'autres personnages inoffensifs surexcita le désir de s'éloigner chez ceux qui hésitaient encore et, dans la première semaine d'avril, bien des gens firent effort pour abandonner la ville, d'où toute sécurité avait fui. Dans les rues, on n'apercevait plus de voitures bourgeoises ; à peine çà et là quelques fiacres s'en allaient trimbalant des officiers galonnés ; les omnibus réquisitionnés portaient aux fortifications ce que Jacques du Fouilloux appelle crûment des harnois de gueule ; des charrettes, chargées d'équipements militaires ferraillaient sur les boulevards, où, de temps en temps, pour donner à réfléchir à la population, on faisait passer quelques pièces d'artillerie bien escortées. Dès que les premiers combats eurent commencé sur Neuilly, le but de promenade fut changé ; on abandonna les boulevards et l'on se réunit aux Champs-Elysées, dont l'aspect était sinistre. La chaussée, habituellement parcourue par les cavaliers et les équipages, était vide ; à peine çà et là une voiture d'ambulance sortie du Palais de l'Industrie y apparaissait-elle, se dirigeant vers la porte Maillot pour recueillir les blessés. En revanche, sur les bas côtés de droite, depuis la place de la Concorde jusqu'à l'avenue Marigny, c'était un flot noir de piétons où nulle femme n'apportait la gaieté d'un costume de couleur. Les hommes marchaient lentement, parlaient à voix basse, montant et descendant automatiquement le large trottoir d'asphalte. Au loin, vers l'Arc de Triomphe, des sentinelles interdisaient la circulation ; la place n'était pas saine, car parfois les projectiles venaient y éclater. Dans ce cas, toute la masse des promeneurs se portait vers la chaussée et regardait, attendant le fracas d'un nouvel obus. On restait ainsi quelque temps, les yeux fixés au delà du rond-point et, fatigué de ne rien voir, on reprenait le mouvement de va-et-vient qui tenait lieu de promenade. Il n'y avait pas que les obus à regarder aux Champs-Elysées, il y avait le théâtre de Guignol agitant ses marionnettes au bruit des artilleries qui tonnaient. Polichinelle et le commissaire s'y administraient ces raclées qui nous ont tant fait rire quand nous étions petits ; c'était de circonstance, car le diable de rigueur finissait toujours par emporter le communard Polichinelle. On se groupait devant la baraque des fantoches ; on y prenait goût ; on s'intéressait presque à la petite pièce, pendant que le grand drame se jouait à quelques centaines de mètres de là ; l'impresario y trouvait son profit, et bien des piécettes blanches tombaient dans sa sébile. Guignol tint bon jusqu'au bout, et ne vint s'établir dans le jardin du Palais-Royal qu'au milieu du mois de mai, lorsque les projectiles avaient failli emporter, du même coup, le théâtre, le maître du logis, les spectateurs et les pantins. Chaque jour, aux Champs-Elysées, le nombre des promeneurs
diminuait ; on cherchait vainement des gens connus que l'on avait rencontrés
la veille, on ne les apercevait pas. Où étaient-ils ? Cachés, disparus,
partis, pour fuir une arrestation ; pour fuir le service militaire que la
Commune voulait leur imposer de force ; ou simplement pour échapper au
spectacle dont Paris était énervé. Bien des gens s'étaient dit : J'attendrai quinze jours, j'attendrai un mois ; il n'est
pas possible qu'en ce laps de temps l'on n'ait réuni une force suffisante
pour nettoyer l'Hôtel de Ville ; la plus simple prudence commande de se
hâter, car il ne faut pas laisser à ces gens-là le loisir de se fortifier, de
s'exercer, de s'aguerrir, de rassembler les moyens de destruction dont ils
nous menacent ; j'attendrai donc, mais je trouve que l'on est bien lent à
rendre Paris à la France. Ils avaient attendu et, comme sœur Anne, ne
voyant rien venir, que l'accroissement du mal dont ils souffraient, ils
étaient partis. Il n'était pas facile alors de quitter Paris ; les ponts-levis étaient dressés, les poternes étaient gardées, les gares des chemins de fer étaient surveillées, les wagons fouillés, et les voyageurs aussi ; on n'en était pas encore à la carte d'identité, c'est-à-dire à l'inquisition, mais cela n'allait pas tarder. Pour franchir les portes, il fallait un laissez-passer ou des papiers d'identité prouvant une nationalité étrangère. Il n'était pas prudent d'aller à la Préfecture de police demander un laissez-passer ; malgré le bon vouloir de quelques employés du bureau des passeports, c'était un endroit où parfois l'on faisait du zèle, afin de plaire à Raoul Rigault, qui ne se gênait pas pour faire incarcérer les gens. Le banquier Jecker, le jeune séminariste Seigneret, qui tous deux périrent assassinés, furent sans motifs arrêtés par son ordre. Les plus avisés allaient chez les petits boutiquiers des environs de la place Dauphine, et, quand ils savaient bien s'y prendre, il était rare qu'ils n'en rapportassent pas le sauf-conduit désiré. Cela tient à un fait peu connu et qu'il est possible de divulguer aujourd'hui sans péril, à la condition de ne soulever aucun masque. Trois ou quatre agents intelligents avaient été laissés à Paris par certains chefs de service de la Préfecture de police, au moment où ceux-ci avaient dû rallier le gouvernement réfugié à Versailles. Comme l'on se doutait que toute violence serait exercée sur les gens de bien, ces inspecteurs avaient pour mission de les aider à quitter Paris. Deux de ces agents s'étaient fait admettre en qualité d'employés ou d'expéditionnaires dans le bureau des passeports ; la quantité de laissez-passer qu'ils distribuèrent et d'innocents dont ils assurèrent le salut est considérable. Ceux qui n'avaient pas de papiers et qui voulaient fuir imaginaient mille ruses dont le succès était parfois douteux. Le plus simple était encore de s'adresser à quelque fédéré, qui moyennant cent sous ou dix francs vous faisait filer par une poterne subrepticement entr'ouverte ; on ne courait plus risque que de recevoir quelques coups de fusil tirés par les sentinelles postées sur le rempart. Parfois, à un pieu fiché sur le talus des fortifications, on attachait une corde à nœuds ; le fugitif se laissait glisser jusque dans le fossé ; il en sortait comme il pouvait. Les voitures de maraîchers et de blanchisseurs ont transporté bien du monde sous les bottes de navets et les paquets de linge. Quelques étrangers prêtaient volontiers, moyennant bonne rémunération, leurs pièces d'identité. Un domestique suisse, laissé à Paris par ses maîtres, dans le quartier de la place Vendôme, s'est amassé un petit magot en faisant profiter de son passeport les gens qui voulaient s'en aller. Il avait deux prix : vingt francs pour les domestiques ; quarante francs pour les bourgeois. Je m'en étais servi dans les premiers jours du mois de mai pour aider à la fuite d'un jeune homme auquel je m'intéressais et dont la Commune voulait faire un fédéré malgré lui. Je l'interrogeai : Êtes-vous content ? Il me répondit : Ça ne va pas mal ; si ça dure encore deux mois, j'aurai fait ma pelote et je me retirerai dans mon pays. Quinze jours après, son commerce avait pris fin, et il dut trouver que M. Thiers agissait avec trop de précipitation. Les gens qui avaient eu le bonheur de mettre la main sur des papiers allemands étaient traités avec égard. On tenait à ne point mécontenter les soldats de la Prusse, et à leur première injonction on se hâtait d'obéir. Certain port d'armes badois que je connais bien, et pour cause, quoique portant un nom français écrit en gros caractères, a fait la navette plus de vingt fois entre Paris et Versailles. Les officiers fédérés saluaient l'homme qui en était muni et ne se doutaient pas que c'était un des fonctionnaires de l'État remplissant son devoir au péril de sa vie, ou tout au moins de sa liberté. Paris se dépeupla ; les Champs-Elysées devinrent déserts ; le boulevard appartint aux fédérés qui passaient en chantant la Marseillaise ; les grands magasins se fermèrent ; les petites boutiques restaient à peine entrouvertes ; seuls les cafés n'avaient pas mis la clef sous la porte, et plus encore que de coutume débitaient des bocks, des chopes, des mêlés, des gommes, des absinthes. Les cabarets étaient moins fréquentés, car la Commune leur faisait concurrence par ses distributions de vin et d'eau-de-vie. En mai, Paris était si consterné, que l'on hésitait à sortir de chez soi ; c'était comme une ville visitée par la peste. Les rares passants marchaient vite le long des maisons closes ; sur les trottoirs quelques marchands de denrées étaient accroupis, cherchant à vendre des légumes de primeur et des volailles. Le monde des acheteurs était parti ; la valeur des objets s'en ressentait : — quatre francs un beau dindon ; —on était loin des prix du mois de janvier. Je me rappelle être sorti le 18 mai pour aller voir la parade que l'on faisait sur le perron de Notre-Dame-des-Victoires en y exposant des squelettes trouvés dans les tombes de l'ancien couvent des Petits-Pères. Je passai devant la Bourse, et, en bon Parisien, je réglai ma montre ; il était quatre heures moins un quart. Je regardai sur la place ; il y avait trois personnes : un monsieur qui filait vers la rue Vivienne, un fédéré endormi sur un banc et moi. II. — LA SUSPENSION D'ARMES. Les quartiers populeux. — Près de l'Hôtel de Ville. — Les prêtres déguisés. — Le 25 avril. — Le canon se tait. — Neuilly. — Ville à sac. — Promenade à Neuilly — L'Arc de Triomphe. — Déménagement. — La maison des jeunes infirmes. — Une fille publique. — Pour les petites. — Les lilas au pillage. — Espoir déçu. — La brèche au Mont-Valérien. — Défense intérieure. — Après le 4 septembre. — Les cordonniers. — Napoléon Gaillard. — Directeur général des barricades, commandant en chef le bataillon des barricadiers. — Manifestation Baudin. — Gaillard, orateur des réunions publiques. — Duel proposé. — Rossel apprécie le père Gaillard. — État-major du bataillon des barricadiers. — Gaillard destitué par Delescluze. — Ses quinze barricades. — Gaillard réfugié à Genève. — Opinion de Rossel sur les ouvriers révolutionnaires.Ce n'étaient pas seulement les quartiers riches de Paris qui semblaient atteints de solitude : les quartiers populeux, ceux où ordinairement la vie multiple s'agite et bruit, avaient perdu toute animation et, comme des hommes surmenés par de longues fatigues, paraissaient frappés d'anémie. Autour des mairies cependant le mouvement était plus accentué, car un monde ivrogne et quémandeur assiégeait incessamment les délégués. Malgré les chants patriotiques, malgré les estafettes trébuchant sur le pavé, malgré les bataillons en marche, on sentait planer partout cette inquiétude.qui sort des situations anormales. Les habitudes modifiées faisaient du peuple parisien une multitude qui s'étourdissait, à force de cris, de chants et d'eau-de-vie, sur sa destinée, mais qui comprenait confusément que cette bouffonnerie n'aurait qu'une durée limitée. La vie de Paris semblait concentrée autour de l'Hôtel de Ville. Sur la place, où brillaient les trains d'artillerie, où les fusils étaient disposés en faisceaux, les bataillons fédérés se succédaient les uns aux autres ; des sentinelles veillaient aux portes et des vedettes en manteau rouge, une plume de paon à la toque, prenaient des attitudes théâtrales en faisant piaffer leurs chevaux. La Commune ne fut qu'une parade jouée par des acteurs dont l'ivresse augmentait l'exagération naturelle. Dans les rues on ne rencontrait plus aucun prêtre. Depuis que l'on avait incarcéré l'archevêque et d'autres ecclésiastiques que l'ignorance communarde appelait indistinctement des curés, ces pauvres gens se voyant traqués, comme un chien tombé au milieu des loups, avaient quitté la soutane et le rabat pour revêtir un costume moins compromettant. Ils avaient laissé pousser leur barbe ; mais, malgré ces précautions, il était facile de les reconnaître à la démarche, car le prêtre, comme le militaire, a en lui quelque chose d'indéfinissable dont il ne parvient jamais à se débarrasser complètement. Pendant ces jours de désolation, il en est un qui fut presque un jour de fête : ce fut le 25 avril. De neuf heures du matin à cinq heures du soir, le canon et la fusillade ne se firent pas entendre vers l'ouest. Il y avait suspension d'armes convenue entre Versailles et Paris, entre la légalité et l'insurrection. Des deux côtés, on avait eu enfin pitié des habitants de Neuilly ; on leur avait accordé quelques heures pour déménager et fuir le bombardement dont ils étaient victimes, car depuis une vingtaine de jours les batteries de l'armée française tiraient à toute volée sur leurs demeures. Versailles ne fut point doux pour Neuilly. Les nécessités de la guerre ont sans doute contraint nos généraux à détruire les maisons qui servaient de réduits aux fédérés ; mais l'œuvre n'en fut pas moins désastreuse, car elle atteignit bien des innocents. Les petits bourgeois, les modestes rentiers, les employés qui, en si grand nombre, vivent à Neuilly pour avoir une existence plus facile et trouver des denrées alimentaires moins chargées de droits d'octroi qu'à Paris, eurent un sort peu enviable, car leur territoire était le champ des batailles les plus vives. Cachés dans leurs caves, écoutant s'écrouler au-dessus de leur tête la maison renversée par les obus, osant à peine sortir de leur refuge pour aller chercher une nourriture qu'ils ne parvenaient pas toujours à se procurer, menacés par les projectiles de Versailles, menacés par les fusillades fédérées, ils vécurent dans des angoisses qui leur paraissaient d'autant plus douloureuses qu'ils détestaient la Commune et sentaient instinctivement que l'attaque sur Neuilly était une diversion destinée à masquer l'opération dont le fort d'Issy et la porte du Point-du-Jour étaient l'objectif. Il y eut un grand soulagement à Paris lorsque l'on apprit la suspension d'armes. On respira plus à l'aise en pensant que tant de pauvres gens allaient pouvoir quitter ce lieu de dévastation ; et puis, faut-il l'avouer ? on était ravi d'avoir un nouveau but de promenade, d'aller regarder les effets du bombardement et de circuler en sécurité ; car on était convaincu que, pendant un jour de suspension d'armes, on n'arrêterait personne. La journée était charmante, égayée par un beau soleil de printemps, faite à souhait pour le plaisir des yeux, ainsi que disait le dix-huitième siècle. Tout Paris voulut voir Neuilly ; jamais les Champs-Elysées, aux plus beaux jours de Longchamp, ne virent passer une telle foulé. En revanche, les voitures n'étaient point nombreuses : quelques fiacres, quelques victorias, des omnibus requis pour aller chercher les élèves des pensionnats, trois ou quatre chariots d'ambulance destinés à rapporter les blessés. Comme les autres, en bon badaud de Paris, De Paris, dis-je, auprès Pontoise, je pris route vers Neuilly. En haut des Champs-Elysées, vers la rue d'Albe, quelques maisons écornées indiquaient que le tir avait été parfois plus long qu'il n'aurait convenu. Je n'étais pas inquiet pour l'Arc de Triomphe ; le seul bas-relief vraiment héroïque, celui que Rude a sculpté, fait face à la ville ; il était donc à l'abri des obus. L'arc, du reste, a peu souffert, et les blessures qu'il a reçues ont été facilement pansées. Dès que l'on pénétrait dans l'avenue de la Grande-Armée, les ravages causés par l'artillerie apparaissaient : nulle maison qui n'eût sa plaie béante. Rien ne m'a jamais donné l'idée d'une ville mise à sac comme ce malheureux Neuilly, placé sous le feu du Mont-Valérien et des batteries élevées à Courbevoie. L'impression produite était des plus violentes, et devant ce spectacle il était impossible de ne point détester la guerre, plus impossible encore de ne pas maudire cette insurrection du 18 mars, ce Comité central, cette Commune qui nous valaient de tels désastres, sans compter ceux que l'on devait redouter encore. Les habitants se hâtaient : sur des crochets, sur des charrettes à bras, sur des camions, ils entassaient leurs matelas, leurs meubles ; les femmes portaient les enfants ; les hommes ployaient sous les fardeaux. Ils partaient vers Paris, précipitamment, sans retourner la tête, comme si, malgré la suspension d'armes, ils eussent craint d'entendre encore le sifflement des obus et le rejaillissement des pierres brisées. Il existe à Neuilly une Maison de jeunes infirmes, tenue par les Filles de la Charité, religieuses de la congrégation des Lazaristes instituée par saint Vincent de Paul, que vulgairement et par excellence on appelle les Sœurs. C'est un de ces innombrables établissements de bienfaisance ouverts aux misères et aux souffrances du peuple par les ordres monastiques, que la Commune a traités, comme l'on sait, par la calomnie dans ses journaux, par la fusillade sur les hauteurs de Belleville et dans l'avenue d'Italie. Cette maison, qui est à la fois école et infirmerie, et où tout soin est gratuit, je l'ai vu déménager. Dans trois ou quatre omnibus blanchâtres venus je ne sais d'où, on faisait monter les petites filles étiolées, rachitiques, scrofuleuses ; on portait les boiteuses, on soutenait les bossues ; tous ces jeunes yeux agrandis par la maigreur regardaient avec effroi. Cependant, pour ces pauvrettes, il n'y avait que de la compassion ; mais pendant de si longs jours elles avaient vécu sous le bruit des projectiles, réfugiées dans une cave, qu'elles avaient peur et ne pouvaient être rassurées. Les sœurs en vêtements gris, en forts souliers, en larges cornettes dont les grandes ailes blanches flottaient sur leur front comme des ailes d'oiseau, s'empressaient autour des malades et les réconfortaient de bonnes paroles. Une fille, — une vraie fille publique, — s'était arrêtée comme moi, et comme moi regardait ces avortons effarés. Elle était assez proprement vêtue d'un costume criard, et comme il faisait chaud, elle portait replié sur le bras une sorte de mantelet en étoffe de laine bleue. Lorsque les omnibus s'ébranlèrent pour emmener ce pensionnat d'infirmes, elle frappa brusquement sur ses poches, comme si elle y eût cherché quelque chose ; puis tout à coup elle roula son mantelet et le lança dans un des omnibus, en criant : Pour les petites ! Elle se tourna vers moi ; ses yeux étaient pleins de larmes et elle dit : Pourquoi tourmenter ces pauvres femmes ? Elle n'était pas seule de sa catégorie à Neuilly, ce jour-là, car toutes les filles de Paris semblaient s'y être donné rendez-vous. Les traîneuses du boulevard et les habituées des cafés interlopes, accompagnées de leurs petites bonnes, passaient, ne s'inquiétant de rien, marchant vite et semblant se diriger vers un but déterminé. C'était la saison des lilas. Toutes, elles se glissaient dans les maisons, pénétraient dans les jardins et en ressortaient tenant sur les bras de véritables bottillons de branches fleuries. Lorsque les jardiniers regimbaient et voulaient les mettre à la porte, elles insistaient : Puisque ce sera perdu, laissez-moi les prendre ; qu'est-ce que ça vous fait que je les emporte ? Vous n'en ferez rien, vous. Paris est si triste, donnez-moi des lilas, hein ? Ça sent si bon ! j'en aurai bien soin. On ne résistait pas ; la fille prenait sa brassée. J'ai vu ravager ainsi plus de vingt jardins et j'ai constaté là, une fois de plus, le goût de ces pauvres créatures pour les fleurs. La suspension d'armes n'avait été effective que pour Neuilly ; les batteries françaises de Breteuil, de Meudon et de Brimborion avaient tiré toute la journée sur les bastions 66, 67 et 68 ; vers Montrouge, les Hautes-Bruyères, Bicêtre et le Moulin-Saquet, les canons fédérés ne s'étaient point reposés. Malgré cela, la journée fut bonne pour les Parisiens. Il y eut de la détente dans les esprits et plus d'espérance dans les cœurs. Aux environs de la Porte-Maillot, on avait pu apercevoir la ligne des grand'gardes de Versailles ; nos soldats étaient si près de nous, qu'il nous semblait impossible de ne pas les voir arriver promptement, demain peut-être, dans cette ville affligée, qui les attendait avec tant d'impatience. Cet espoir en une délivrance prochaine était partagée par les étrangers. Le 20 avril, M. Washburne écrivait : Personne n'aurait pu supposer, lorsque cette insurrection éclata, le 18 du mois dernier, qu'il se passerait près de cinq semaines sans qu'on trouvât aucun moyen de l'étouffer[1]. Nous étions loin de compte ; la stratégie marcha moins vite que nos désirs. La Commune eut beau faire sottise sur sottise, ne plus savoir où chercher ses hommes, remplacer Cluseret par Rossel, Rossel par Delescluze, on ne se hâta pas ; on lui laissa le temps de préparer son dernier acte, et pendant un long mois encore nous dûmes vivre sous la honte et l'oppression. Une semaine environ après la suspension d'armes, on commença à s'occuper sérieusement de la construction des barricades[2], comme si l'on eût redouté une entrée subite des troupes de Versailles. Cluseret avait installé une batterie au Trocadéro et affirmé que l'on avait fait une brèche appréciable au Mont-Valérien[3], mais la Commune éprouvait le besoin de se rassurer elle-même et de donner à ses bataillons l'appui de défenses établies dans la ville. C'était un aveu ; la Commune, se sentant incapable de soutenir une guerre régulière, se préparait à la guerre révolutionnaire, à la bataille des rues, chère au peuple de Paris. Elle allait mettre à exécution le programme qu'un ministre du gouvernement de la Défense nationale avait annoncé le lundi 5 septembre 1870. Ce jour-là, devant son personnel assemblé, ce ministre dit : Faites partir vos femmes, vos enfants, vos parents âgés, car la lutte sera inexorable : nous nous défendrons aux forts, aux remparts, dans les rues, dans chaque maison ; plutôt que de rendre Paris, aux Prussiens, nous le ferons sauter : c'est décidé ! Ce que Paris n'avait pas fait contre l'Allemagne, Paris allait le faire contre la France. Pour construire des barricades et fortifier Paris intérieurement, on fit choix d'un cordonnier ; car il est à remarquer que l'industrie du cuir a donné beaucoup d'auxiliaires à la Commune. Le directeur général des barricades, commandant du bataillon des barricadiers, était Gaillard père, méridional à coup sûr, Italien peut-être, dont l'outrecuidance égalait l'exaltation et dont la sottise surpassait l'emphase. C'était un monomane de barricades ; il en faisait partout, chez lui avec ses formes de souliers, au café avec des dominos, pendant son repas avec des croûtes de pain. Vulgaire et grossier, il avait un vaste front d'hydrocéphale ; cette large cavité était pleine d'inepties qui s'échappaient dès que Gaillard père ouvrait la bouche. Il était pétillant de bêtise. Tout le monde se moquait de lui, et il eut la bonne foi de ne jamais s'en apercevoir ; il enfilait des mots les uns au bout des autres, sans trop s'inquiéter de ce qu'ils signifiaient ; il disait : La formidable opportunité des grandioses barricades de l'héroïque peuple de Paris dont tous les hommes sont frères ! Napoléon Gaillard avait alors cinquante-cinq ans ; sa petite taille, son accent criard, ses yeux d'un bleu très pâle et son nez difforme en faisaient une grosse marionnette déplaisante à voir. Tout en tirant le fil poissé, il avait réfléchi à la question sociale et s'était cru indispensable au bonheur de l'humanité. Comme Ferré, comme Emile Duval, comme tant d'autres, il devait sa réputation à la manifestation faite le 2 novembre 1868 sur la tombe de Baudin, mort pour la défense de l'intégrité parlementaire, qu'il n'avait point hésité à violer le 15 mai 1848. Ce jour-là, Gaillard avait dit quelque chose dans le cimetière Montmartre, et avait ainsi acquis un peu de célébrité. Dès que le droit de réunion fut rétabli, Napoléon Gaillard prit la parole et ne s'arrêta pas : du 7 novembre 1868 au 15 novembre 1869, il fait quarante-sept discours dont le sens échappe à lui et aux auditeurs. On en riait. Les journaux de nuance conservatrice s'en amusaient ; mais le père Gaillard, malgré un fond de timidité qu'il ne parvint jamais à vaincre complètement, aurait voulu avoir l'honneur chatouilleux. Désirant faire respecter, en sa personne, la cordonnerie révoltée, il proposa à un journaliste conservateur un duel dont il avait lui-même réglé les conditions : — au pistolet — à bout portant — un seul pistolet chargé — un cercueil ouvert entre les deux adversaires. — On lui fit comprendre que les gens qui veulent se battre ainsi ne se battent jamais. Il se le tint pour dit, rengaina son pistolet, son cercueil, et retourna à son tire-pied. Pendant la guerre il ne se battit pas, car, s'il aimait à construire des barricades, il n'avait pas grand goût à les défendre. Malgré les plans qu'il expédiait à l'Hôtel de Ville et à la délégation de la guerre, la Commune eût sans doute dédaigné ses aptitudes, dont elle se méfiait, si Rossel, remplaçant Cluseret, n'avait possédé une dose de naïveté qu'il ne se soupçonnait guère. Il crut au talent — au génie — de Napoléon Gaillard, et le jour même où il entre au ministère de la guerre, le 30 avril, il prend un arrêté en vertu duquel : Le citoyen Gaillard père est chargé de la construction des barricades formant une seconde enceinte en arrière des fortifications. Enfin, le père Gaillard avait été compris ; comme Ruy-Blas il pouvait s'écrier : Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé ! Il ne perdit pas de temps à se galonner, se fit faire une tunique à revers rouges, se sangla d'une ceinture bleue et installa son quartier général à l'hôtel du Louvre. Pour lui on imprima du papier à tête : Commune de Paris ; défense intérieure ; barricades. Administration rue de Rivoli, n° 166, grand hôtel du Louvre ; directeur général : Gaillard père. — Sur cette formule on modula cinq variantes, qui chacune correspondait à un format différent de papier à lettres. En outre, il avait un libellé de réquisition tout imprimé : En vertu des pouvoirs qui m'ont été conférés par le délégué à la guerre comme commandant spécial des barricadiers et comme directeur général de la construction des barricades, m'autorisant à requérir tout ce qui est nécessaire à leur construction... Le bataillon des barricadiers ne fut point une fantaisie : il exista ; il compta jusqu'à huit cents hommes, choisis parmi les ouvriers terrassiers, et il eut des chefs qui furent, sous le commandement de Gaillard père, le capitaine adjudant-major, secrétaire général Gustave Cortès, dit Auguste Gaillard, le capitaine d'état-major Edouard-Achille Baillière, l'inspecteur des travaux de Cagny, et l'ingénieur civil chargé des matériaux Jean-Joseph Hertement. A cet état-major trente-cinq bas officiers obéissaient. Gaillard se mit à l'œuvre. Il commandait la construction d'une barricade comme on commande un assaut, une main sous le revers de la capote, l'autre sur la poignée du sabre, le képi incliné, la voix vibrante ; il se croyait un homme de guerre, ne se comparait ni à Vauban, ni à Totleben dont il ne savait pas les noms, mais s'imaginait volontiers que l'âme de César ou celle de Frédéric II s'était incarnée en lui. Le père Gaillard n'eut pas longtemps à jouir de son importance, car il était du monde où les plus belles choses ont le pire destin ; dès que son protecteur Rossel eut quitté le ministère de la guerre pour aller se cacher dans un hôtel garni, le commandant directeur général des barricades fut remercié par Delescluze. Sa démission est du 15 mai[4]. Il n'était donc resté que quinze jours au sommet des honneurs, mais cela lui avait suffi pour établir dans Paris quinze barricades qui ressemblaient à de bons ouvrages de fortification[5]. La barricade élevée rue de Rivoli, à l'angle de la rue Saint-Florentin, excita la curiosité des Parisiens, qui ne la regardaient pas sans inquiétude. Elle promettait de se défendre et ne se défendit pas. Pendant la bataille des sept jours, les tas de pavés, entassés à la hâte, soutenus d'une voiture culbutée et appuyée de quelques tonneaux, tinrent bien plus longtemps que les architectures du citoyen Gaillard ; elles étaient trop savantes pour les combattants aux bras nus, ainsi que Delescluze nommait les insurgés de la dernière heure. Dans la pensée des stratèges de la Commune, les barricades du père Gaillard n'avaient d'autre but et ne pouvaient avoir d'autre utilité que de fortifier la résistance des hommes envoyés aux remparts, en ayant l'air de leur réserver un refuge dans le cas où ils seraient forcés de se retirer. Gaillard, qui a ouvert à Genève une boutique de cordonnerie où l'on voit les portraits de Gaillard père, de Gaillarde mère et de Gaillard fils — le roi, la reine, l'héritier présomptif, — Gaillard qui, au mois de février 1873, disait : Pour chacun des nôtres fusillé à Satory, nous ferons tomber mille têtes de bourgeois, Gaillard est un type très commun parmi les révolutionnaires, qui s'imaginent que la violence des opinions peut tenir lieu d'intelligence et de science acquise. Dès qu'emportés par leur chimère ils veulent toucher à la pratique des choses, ils sont incapables, s'irritent et deviennent criminels. Rossel, qui paya de sa vie et de son honneur l'ambition qu'il mit au service de la Commune, a fait, à cet égard, un aveu que les vainqueurs par émeute devraient méditer : J'ai fait tout ce que j'ai pu, dit-il, pendant que je servais l'insurrection, pour trouver, dans les classes ouvrières ou les petits commerçants partisans de la révolution, des hommes capables de commander ou d'administrer ; j'ai fait, je le répète, tout ce que j'ai pu. Eh bien ! je déclare formellement que je n'ai trouvé d'auxiliaires capables que dans les classes instruites. Un capitaine du génie, ancien élève de l'École polytechnique, aurait dû savoir cela a priori[6]. III. — LE RECRUTEMENT. Accessoires à portraits. — Photographie. — Dénonciation par vanité. — Rossel et Cluseret ne revêtent point l'uniforme. — Rossel assiste à la rentrée de l'armée française. — Ce qu'il pense des fédérés. — Le mot de la situation. — La souricière. — La chasse aux réfractaires. — Arrestations. — Le cas de M. R. de... — Vermorel. — Arrête lui-même M. Rabut, commissaire de police. — Le sergent de ville Hippolyte Rothe. — Refuse de se mêler aux fédérés. — Est conduit à la mairie de Belleville. — Le cordonnier Trinquet. — Se transforme en cour martiale. — Assassine Hippolyte Rothe. — Crime démontré. — La Commune et le gouvernement de Dahomey.En attendant que les barricades fussent utilisées contre la réaction, on s'en servait pour un objet auquel ceux qui les avaient construites n'avaient pas songé. On en faisait ce que les peintres appellent des accessoires à portraits. Sur les sacs de terre accumulés, sur les talus nivelés par les ordres de Gaillard père, les fédérés montaient, prenaient des poses menaçantes, fronçaient le sourcil, portaient la main au revolver, pendant que les officiers, brandissant le sabre, ouvraient la bouche pour un cri de commandement. On s'immobilisait dans ces attitudes peu naturelles ; puis on allait chercher le photographe du coin : Ne bougeons plus ! et l'image était fixée sur le collodion. Cette manie d'avoir son portrait sous travestissement militaire, qui avait pris naissance pendant le siège, arriva au paroxysme lorsque vint la Commune. Dès le 24 mars, on réédifia exprès une barricade dans la rue de Belleville ; on s'y groupa autour d'un drapeau rouge et l'on se fit photographier. L'opération terminée, on enleva les pavés, les échelles, les tombereaux, et l'on rendit la rue à la circulation. Les grandes barricades de la rue de Rivoli, de la place Vendôme, de l'Hôtel de Ville, furent ainsi reproduites avec les fédérés qui les gardaient. Il n'est alors lieutenant ou général qui ne se soit placé théâtralement devant un objectif, afin de garder un témoignage du. temps où il était quelque chose. Les vitrines des marchands de gravures et des papeteries disparaissaient sous les cartes photographiques représentant les membres de la Commune, les délégués, les commandants, tout l'état-major de la rébellion, en un mot, revêtus d'uniformes d'une fantaisie parfois divertissante. Ils ne surent résister à la vanité qui les entraînait ; comme d'infimes acteurs, ils aimaient à se revoir dans les oripeaux de leur rôle à succès ; ce fut une imprudence. Ces photographies ne restaient pas toutes à Paris ; beaucoup prenaient le chemin de Versailles, et servirent plus tard à faire reconnaître bien des malheureux qui se cachaient et qui peut-être seraient parvenus à se dérober s'ils ne s'étaient ainsi dénoncés eux-mêmes. L'expérience faite à cet égard n'a pas été inutile, et c'est de ce moment que l'on a installé à la Préfecture de police un atelier photographique, qui permet de prendre le signalement irrécusable des malfaiteurs. Cette rage de galons qui est inhérente à toute révolution et que, de son temps, Camille Desmoulins signalait déjà, fut excessive pendant la Commune. Deux hommes seuls y échappèrent qui avaient légalement porté l'épaulette d'officier. Rossel et Cluseret ne revêtirent jamais l'uniforme de général fédéré. Cluseret, qui était très brave au feu, s'en allait, en redingote, une badine à la main, coiffé d'un chapeau de haute forme, suivi d'un état-major reluisant de clinquant ; Rossel, en courte veste, en chapeau rond, faisait de même. Avaient-ils pris cette habitude pour être prêts à décamper à toute heure ? On l'a dit, mais je n'en crois rien. Malgré qu'ils en eussent, ils se sentaient amoindris sous le déguisement dont la Commune les avait affublés, et en souvenir du bon temps où ils portaient un uniforme respecté, faisant retour sur eux-mêmes, ils dédaignaient la livrée de révolte qu'on leur avait jetée aux épaules. Ce sentiment apparaît dans une des notes que Rossel écrivit après la bataille des sept jours. Caché dans son refuge, il avait suivi les péripéties de la lutte ; malgré lui, son cœur bat d'émotion lorsqu'il voit arriver les troupes françaises : Le soldat a un air confiant, bonhomme, dit-il ; il fait contraste avec les gardes nationaux de la veille, et le contraste est en sa faveur ; il n'a pas cette apparence déguenillée et sale du garde national sous l'uniforme... Le drapeau est planté sur l'une des barricades : les trois couleurs sont joyeuses à voir après le triste drapeau rouge... Le régiment passe ; voici des officiers français ; leurs guêtres sont couvertes de poussière ou de boue, mais malgré la fatigue ils portent l'uniforme avec une aisance coquette : cela fait plaisir à voir après ces gueux d'officiers de la Commune. Puis livrant sa pensée, et la formulant pour lui-même, il termine en disant : Les chefs de la révolution ont été indignes de l'armée de la révolution ; ils ont eu peur d'elle, ils l'ont menée aux cabarets et aux mauvais lieux, et ont achevé la dissolution morale qu'ils auraient pu vaincre. Erreur profonde : le relèvement moral était le moindre souci des cadets de l'Hôtel de Ville ; ils n'y songèrent même pas, et ne s'occupèrent qu'à prendre un peu de bon temps. Le mot de la situation m'a été dit, vers le milieu du mois de mai, par un menuisier. Il faisait une réparation chez moi et s'était mis à la fenêtre pour voir défiler les zigzags d'un bataillon fédéré ; il me dit, avec un mouvement des lèvres et des épaules que l'on ne peut rendre : Tout ça, voyez-vous, c'est de la bamboche ; gare la fin ! Elle sera rude, et ils ne l'auront pas volée. Les uniformes, les barricades, les portraits, les uns aidant aux autres, ne favorisaient guère la circulation dans les rues de Paris, qui parfois était complètement interrompue par des compagnies de fédérés installées aux carrefours, gardant les issues et établissant ce que l'on nomme une souricière. Tout un quartier se trouvait ainsi paralysé ; la vie s'y arrêtait ; les voitures n'y pénétraient plus ; les piétons recevaient ordre de rentrer chez eux, et si un passant restait immobile et cherchait à comprendre, on lui criait : Au large ! Pourquoi ce déploiement de forces ? pourquoi ces rues mises en état de siège ? C'est que la Commune, ou le Comité de salut public, ou le Comité d'arrondissement, ou le commandant de place, ou le délégué à l'intérieur, ou le délégué à la guerre, ou le général, ou le colonel, ou n'importe qui, avait prescrit une perquisition pour découvrir les réfractaires ; car, en ce temps, il fallait servir l'insurrection, ou s'exposer aux brutalités de l'arbitraire. La guerre civile ne peut être faite que' par des volontaires ; la soutenir à l'aide du service obligatoire, c'est commander le brigandage à main forcée. On arrêtait ainsi les hommes que l'on rencontrait dans les maisons, dont les greniers et surtout les caves étaient minutieusement fouillées ; on les emmenait à la mairie, parfois dans une église voisine transformée en salle d'interrogatoire. On renvoyait les vieillards, à moins qu'ils ne fussent soupçonnés de connivence avec Versailles, ce qui arrivait souvent ; les jeunes gens, les hommes âgés de moins de quarante ans, étaient gardés à la disposition de la sûreté générale, c'est-à-dire de Raoul Rigault ou de Ferré. Il fallait s'enrôler alors pour éviter la prison, et, une fois enrôlé, trouver moyen de se cacher ou de fuir pour échapper à la nécessité de servir dans des bandes de pillards et de meurtriers. Le procédé était simple et le registre d'écrou du Dépôt près la Préfecture de police a conservé trace de ce système d'intimidation. Le 9 mai, sur mandat d'arrêt, M. R... de... est incarcéré. Le lecteur me pardonnera de ne point citer le nom, qui est un des plus illustres de l'histoire militaire, parlementaire et académique de la France. Le détenu est qualifié : Sergent d'infanterie, cherche à se soustraire au service militaire. Le 13, il est extrait sur un ordre signé Coupey, contresigné Raoul Rigault, et portant : Le directeur du Dépôt remettra au citoyen Bourget, inspecteur aux délégations judiciaires, le citoyen R... de... qui va s'enrôler immédiatement dans un bataillon du huitième arrondissement. L'enrôlement eut lieu, en effet, le jour même ; mais le lendemain, M. R... de... avait réussi à quitter Paris ; et je crois qu'en cette circonstance le domestique suisse dont j'ai parlé précédemment ne lui fut pas inutile. Toute autorité de ce temps-là délivrait des ordres d'arrestation ; il est si doux, pour certaines natures, de faire le tyran au nom de la liberté et de persécuter les gens en invoquant la fraternité ! Mais cela ne suffisait pas et parfois les membres de la Commune n'ont point dédaigné de saisir au collet, propria manu, les personnes qui leur déplaisaient. Vermorel lui-même, une des très rares intelligences égarées dans la Commune, ne sut résister au besoin de faire acte d'oppression. M. Rabut, commissaire de police à la Bourse, était resté à son poste. Il avait toujours accompli son devoir et n'avait jamais hésité à faire arrêter les malfaiteurs. Il s'imaginait que ce n'était pas là un cas pendable et restait paisiblement à Paris, comme un homme qui, n'ayant rien à se reprocher, n'avait rien à redouter. Mal lui en prit. Le 8 avril, vers onze heures du matin, il passait sur le boulevard Sébastopol, lorsque au coin de la rue Turbigo il fut accosté par un grand garçon maigre, ayant un faux air de séminariste, âgé de trente-cinq ans environ, qui lui dit : N'êtes-vous pas M. Rabut ? — Et vous-même, qui êtes-vous ? — Je suis le citoyen Vermorel, membre de la Commune, et je vous arrête. Un poste de fédérés était proche ; Vermorel appela quelques hommes qui entourèrent M. Rabut et le conduisirent au violon de l'Hôtel de Ville, puis à la Permanence, dont le chef le fit écrouer au Dépôt. Il y resta jusqu'au 14 avril, fut transféré d'abord à Mazas, ensuite à la Grande-Roquette, le 23 mai, et put échapper à la mort, ainsi que je l'ai raconté ailleurs[7]. Tous ne furent point aussi heureux que M. Rabut, et un
pauvre homme, dont on n'a point parlé, périt victime de son insouciance pour
le danger, assassiné par un membre de la Commune. Un ancien soldat, devenu
sergent de ville, nommé Hippolyte Rothe, n'avait point abandonné Paris
pendant la Commune. C'était un bon sujet, portant volontiers le képi sur
l'oreille et la moustache en croc. Agé de trente-huit ans, empressé autour
des femmes, qui ne le dédaignaient pas, il avait dans le XIe arrondissement,
qu'il habitait, une certaine réputation de crânerie dont il était assez fier
; brave garçon du reste, et très aimé des habitants de son quartier. La seule
précaution qu'il prit lorsque l'insurrection eut triomphé, fut de changer de
costume ; il revêtit une vareuse bleue et laissa croître sa barbe ; mais il
ne quitta pas son domicile de la rue Sainte-Marie-du-Temple, n° 5, où il
vivait avec sa maîtresse. Il se promenait dans les rues, regardait passer les
fédérés et leur riait au nez en levant les épaules. Les gens qui le
connaissaient lui disaient : Prenez garde ; ne vous
montrez pas trop ; ces gens-là ne sont pas bons, ils vous feront un mauvais
parti. Il répondait : Bah ! j'en ai vu bien
d'autres à l'assaut de Malakoff ; ça m'amuse de les voir faire leurs mômeries. Les choses durèrent ainsi pendant longtemps ; il eut quelques alertes à supporter, mais il sut se tirer d'affaire, plaisantant les uns, se moquant des autres, et trouvant toujours moyen de rester libre. Très peu de temps avant la fin de la Commune, il tomba malade et fut obligé de garder le lit. La bataille commença ; il l'entendait sonner autour de lui et disait : Enfin, voilà les camarades qui arrivent. Hélas non ! pour lui, ce furent les fédérés qui arrivèrent. Ils fouillaient les maisons du faubourg du Temple, arrêtant tout individu qui ne voulait pas se joindre à eux. Entrés chez Rothe, ils lui dirent : Tu fais la frime d'être malade ; tu vas te lever et venir avec nous ; voilà les chouans qui sont entrés dans Paris et qui nous tirent dessus ; il faut se défendre, dépêche-toi ! Rothe refusa de les suivre et, militairement, les envoya à tous les diables. C'était le jeudi 25 mai ; l'heure était, mauvaise, la maladie communarde était entrée dans son dernier période. Rothe fut arrêté au nom de la loi. Il fut forcé de s'habiller. Sa maîtresse jetait les hauts cris ; on la fit taire avec quelques bourrades. On emmena le malheureux et on le conduisit à Belleville, à la mairie du vingtième arrondissement, où siégeait le délégué membre de la Commune. Ce délégué était Alexis-Louis Trinquet, né à Valenciennes le 6 août 1835 ; ancien courtier, d'élections du comte Henri de Rochefort-Luçay, cordonnier de son état, homme politique par vocation, ayant tout appris en poussant le carrelet et ne sachant absolument rien. Nommé membre de la Commune aux élections complémentaires du 16 avril, il trônait à l'ancienne Ile-d'Amour, devenue chef-lieu municipal de Belleville. Hippolyte Rothe comparut devant lui, et Trinquet, par une opération rapide, se transforma en cour martiale. Il fut président, assesseurs et ministère public. Il interrogea Rothe, qui, selon son habitude, essaya de plaisanter. Trinquet n'en devint que plus important. Rothe perdit patience et ne se gêna guère pour dire ce qu'il pensait. Séance tenante, il fut condamné à mort ; Trinquet, le conduisit dans la cour et le livra aux fédérés. Le vieux soldat resta ferme sous les insultes. On l'accula dans l'angle d'une muraille ; il fit face à ses bourreaux et tomba sans avoir baissé les yeux. Étendu dans une mare de sang, il s'agitait encore. Un fédéré glissa une cartouche dans son fusil. Trinquet s'élança, son. revolver à la main. En qualité de membre de la Commune, dit-il, je réclame l'honneur de donner le coup de grâce à ce mouchard ; et se penchant vers Rothe, il lui brisa la tête. Devant le troisième conseil de guerre, Trinquet a nié ce fait ; les témoignages qui l'ont accusé ont été unanimes et concordants ; quoi qu'il ait pu faire pour s'en dégager, il lui reste acquis. Le même jour, dans la même mairie, deux gardes nationaux fédérés accusés de ne pas faire leur devoir furent passés par les armes ; leurs cadavres furent réunis à celui de l'ancien sergent de ville. Trinquet assista à ce meurtre, mais il n'y prit aucune part. Les corps, retrouvés cinq jours après, furent transportés au cimetière de Charonne et placés à côté de celui du banquier Jecker. Ces meurtriers et ces brûleurs d'édifices, lorsqu'ils furent interrogés par les juges d'instruction et les juges militaires, ont tous fait la même réponse : Nous avons cru devoir agir ainsi pour sauver la République. Cette parole parait être un mot d'ordre, car ils l'ont dite devant les tribunaux, imprimée dans leurs livres, criée dans leurs réunions ; ils la répètent encore dans leurs journaux. Le sort de la République n'était point en jeu ; ils le savaient, et du reste ne s'en souciaient guère ; car leur Commune ne ressemblait pas plus à la République que le gouvernement de Dahomey ne ressemble à la monarchie. |
[1] Vid. sup. loc. cit., n° 226.
[2] Dès que la construction des grandes barricades fut décidée en principe, la Commune fit frapper une médaille pour perpétuer le souvenir de cette résolution ; la médaille est de fort module (six centimètres de diamètre). Face : le bonnet phrygien ; Commune de Taris, 1871. Revers : le bonnet phrygien ; le 19 avril 1871. La Commission des barricades par mesure de précaution pour la Commune de Paris en fait élever à l'issue de toutes les grandes rues à l'entrée de Paris dans la crainte d'un assaut par les Versaillais. — L'exemplaire que je possède est en plomb doré.
[3] La brèche ne fut jamais appréciable que pour Cluseret ; mais les projectiles communards parvenaient jusqu'au Mont-Valérien, ainsi que le prouve la dépêche suivante adressée par le colonel de Lochner au chef du pouvoir exécutif, le 25 avril, à 3 heures 40 du soir : Le bastion 66, flanc droit, nous envoie des obus qui arrivent très bien sur le plateau du fort. Nous contrebattons, en ayant soin de ne pas entrer dans la zone des opérations extérieures de ce côté.
[4] Voir Pièces justificatives, n° 6.
[5] Avenue Uhrich. — Porte Maillot. — Trocadéro. — Arc de Triomphe. — Avenue Friedland. — Avenue du Phare. — Rue Rivoli. — Rue Royale. — Place Vendôme. — Rue de la Paix. — Rue Castiglione. — Place de l'Hôtel-de-Ville. — Chaussée Clignancourt. — Boulevard Ornano. — Porte Vaugirard. — Rue Lecourbe. — Boulevard Beaumarchais. — La Bastille.
[6] Rossel est très sévère pour tous les gens qu'il côtoie pendant son aventure. Il paraît stupéfait de ne pas rencontrer à chaque pas des hommes supérieurs. Il traverse l'armée de Metz, la délégation de Tours, la Commune de Paris, semblable à Diogène : il cherche un homme et ne le rencontre pas. Je me trompe, il en découvre un à Metz : Un seul avait peut-être l'énergie voulue : un cordonnier de la rue de la Tête-d'Or, Péchoutre, vieux proscrit de 1851. (Lettre de Rossel à son père, 18 février 1871.)
[7] Voir Convulsions de Paris, t. I, chap. VIII, la Grande-Roquette.