LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME DEUXIÈME. — ÉPISODES DE LA COMMUNE

 

CHAPITRE V. — LA COLONNE DE LA GRANDE ARMÉE.

 

 

I. — GUSTAVE COURBET.

La Commune calomniée. — Prétendus fourneaux de mine. — Déclaration de M. Belgrand. — Matérialisme. — Libres penseurs. — Réalisme. — Les théories de Courbet. — Ses amis se moquent de lui. — Sa vanité. — Ses portraits peints par lui-même. — Diagnostic. — Les fous d'orgueil. Héroïsme facile. — Pétition pour le renversement de la colonne. — L'Arc de Triomphe et le fumier. — Courbet à la séance de la Commune, le 27 avril. — La probité professionnelle. — Obscénité.

 

L'incendie de Paris suffit à rendre exécrable le souvenir des membres de la Commune. Les actes commis par ces hommes les marquent à jamais d'un signe de réprobation. Ceux qui ont brûlé notre ville, massacré les otages, achevé, sans remords, l'œuvre de destruction que la guerre elle-même avait hésité à entreprendre, semblent avoir imaginé tous les crimes ; cependant on les a calomniés et on les a accusés de forfaits dont il importe de les exonérer. Ils sont assez chargés ; n'ajoutons pas le poids des mensonges à celui dont ils sont accablés, et sachons détruire les légendes auxquelles leur cruauté a donné naissance. Nous avons vu, en parlant des Tuileries, que des fils télégraphiques avaient été pris pour des fils électriques intentionnellement disposés dans le but de produire des explosions à distance. J'ai grand'peur que les fils télégraphiques tendus contre les parois et sous la voûte des égouts n'aient été regardés, par quelque sauveur trop plein de zèle, comme des conducteurs d'incendie aboutissant à des torpilles et à des fourneaux de mine. On a prétendu que ces fils, reliés à deux claviers, dont l'un était placé dans l'Hôtel de Ville même, et l'autre au bureau central de la rue de Grenelle, étaient destinés à faire sauter Paris ; on s'est même vanté de les avoir coupés en temps opportun. Il est possible que quelques hommes dé la Commune aient rêvé cette grande destruction, mais nous ne pouvons les en accuser ; car ce projet, s'il a existé, est resté à l'état embryonnaire et n'a jamais reçu un commencement d'exécution. La Commune n'a placé sous le pied de nos soldats ni torpilles, ni fougasses ; l'anecdote est controuvée. On doit regretter qu'elle ait été accueillie par des historiens ayant souci de la vérité, entre autres par l'abbé Vidieu[1].

M. Belgrand, auquel Paris doit ses admirables travaux de salubrité, a été consulté à cet égard ; il a répondu : Personne n'a pu pénétrer dans les égouts pour y pratiquer des mines, par la raison bien simple que le service du nettoiement n'a pas cessé de fonctionner un seul instant pendant le siège et la Commune... En résumé, je puis affirmer que, depuis le 18 mars jusqu'à la rentrée des troupes dans Paris, il n'a été fait aucune entreprise sur les égouts, qu'on n'y a pas établi de fourneaux de mine, qu'aucune matière incendiaire ou explosible n'y a été introduite, qu'on n'y a établi aucun fil destiné à mettre le feu à des mines ou à des matières incendiaires. La cause est entendue ; après une telle rectification, il n'y a plus à y revenir. Sur ce fait-là du moins, les membres de la Commune doivent être acquittés par l'histoire. Les charges qui pèsent sur eux sont encore assez lourdes pour mériter une condamnation sans appel.

On avait préparé les incendies, car on voulait brûler Paris plutôt que de le rendre, ou pour mieux dire, plutôt que de le restituer. Incendier le palais des rois pour empêcher la monarchie d'être rappelée en France peut paraître une niaiserie ; mais renverser la colonne élevée sur la place Vendôme à la gloire de la grande armée, afin d'effacer ou d'amoindrir dans la mémoire des hommes tout vestige du premier Empire, c'est vraiment de l'imbécillité. Le matérialisme qui obscurcissait l'âme de ces gens-là leur faisait n'attacher d'importance qu'à l'extérieur, à la matérialité seule des choses. Ils ont cru qu'en brûlant les Tuileries ils détruisaient la royauté, qu'en pillant les églises ils anéantissaient la religion, et qu'en renversant la colonne dressée avec les canons pris à Austerlitz ils mettaient à néant la légende impériale : semblables en cela, comme en tant de choses, aux fanatiques dont ils se sont tant moqués, qui adorent la statue et croient voir en elle le Dieu dont elle n'est que la représentation ou l'emblème. Par ce fait, et par bien d'autres encore, les hommes de la Commune ont été des hommes du moyen âge. Dresser une idole, renverser une idole, être iconolâtre, être iconoclaste, c'est tout un ; c'est croire à l'idole.

La Commune, il est vrai, a jeté bas la colonne de la place Vendôme, mais elle n'a fait que mettre à exécution un projet formé par le gouvernement de la Défense nationale : Napoléon III étant vaincu, on trouva logique de renverser Napoléon Ier vainqueur. Le poids de cette sottise est retombé sur Gustave Courbet, qui prétend que l'on a été excessif et qu'il n'a mérité

Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.

Tout mauvais cas est niable, et ce pauvre homme a fait ce qu'il a pu, devant les tribunaux militaires, pour repousser, ou du moins pour atténuer l'accusation qui pesait sur lui. C'était un vaniteux que son amour-propre avait entraîné dans une voie qui n'était pas la sienne. Ses œuvres, trop louées et trop dénigrées, l'avaient fait connaître et lui avaient permis d'acquérir quelque aisance. Son absence d'imagination, la difficulté qu'il éprouvait à composer un tableau, l'avaient forcé à se restreindre à ce que l'on a nommé le réalisme, c'est-à-dire à la représentation exacte des choses de la nature, sans discernement, sans sélection, telles qu'elles s'offrent aux regards : Thersite et Vénus sont également beaux par cela seul qu'ils sont ; le dos de l'un est égal à la poitrine de l'autre. C'est la théorie des impuissants, qui érigent leurs défauts en système ; on connaît la fable du renard qui a la queue coupée.

On s'éleva contre les prétentions de Courbet ; on le combattit, on refusa ses tableaux aux expositions ; il cria au martyre, se crut persécuté et passa grand homme. On eut tort : il fallait lui laisser le champ ouvert et ne point chercher à neutraliser les manifestations d'un talent plein de lacunes, mais intéressant à bien des égards, et qui s'affirmait par une habileté de main remarquable. Courbet devint une sorte de chef d'école, ou plutôt de chef de secte ; bien des non-valeurs se réunirent autour de lui et l'acceptèrent pour un maître. A côté de ces naïfs, dont le rêve était de faire de la peinture sans avoir appris à peindre, vinrent se grouper des farceurs qui aimaient à rire et pour lesquels Courbet fut un objet d'amusement. Flattant la vanité de ce paysan qui remplaçait l'esprit par la malice, ils lui persuadèrent qu'il était économiste, moraliste, philosophe, homme politique, l'excitaient à parler, buvaient les chopes qu'il leur offrait pour être mieux écouté, et faisaient gorges chaudes de ses balourdises lorsqu'il avait le dos tourné. Courbet fut victime de cette charge, qui se poursuivit pendant des années, que Jules Vallès, aidé de quelques autres menait avec un entrain perfide et qui finit par lui troubler la cervelle[2]. Proudhon était son compatriote, son pays, comme il disait ; Courbet l'écoutait, bouche béante, le lisait consciencieusement, sans trop le comprendre ; répétait les phrases qu'il avait retenues, et, aux côtés de cet acrobate de la contradiction, ressemblait à un ours qui veut gambader comme un singe. Ses amis criaient : Bravo ! Il acceptait l'éloge et se disait : Il est temps de régénérer l'humanité, comme j'ai régénéré la peinture.

De ces fréquentations, de la petite persécution qu'il avait eu à supporter et qu'il attribua toujours à la jalousie que son génie inspirait, d'une nature probablement mal équilibrée, naquit en Gustave Courbet une vanité si prodigieuse, qu'elle ne peut être que maladive. Ce fait a pu être constaté il y a longtemps. En 1855, lors de l'Exposition universelle, Courbet, auquel, je crois, on avait refusé quelques tableaux, ouvrit une salle particulière dans laquelle il accrocha toutes les toiles qui encombraient son atelier. Jamais confession psychologique ne fut plus complète ; l'homme se révéla sans restriction. Sauf trois ou quatre tableaux représentant : les Demoiselles du village, le Retour du marché, l'Enterrement à Ornans, etc., les autres œuvres étaient la reproduction de Courbet lui-même : Courbet saluant, Courbet marchant, Courbet fumant, Courbet arrêté, Courbet couché, Courbet assis, Courbet mort, Courbet partout, Courbet toujours ; on ne voyait que des Courbet. Je visitais un jour cette exposition avec le docteur N..., qui me dit : Cet homme-là est bien malade. — Je me récriai et lui fis remarquer deux ou trois morceaux très bien peints. — Je ne parle pas de cela, reprit le docteur, et se touchant le front du doigt, il ajouta : Il est très malade, je le répète : il est atteint de personnalisme aigu ; vous verrez plus tard où ça le mènera. Ça l'a mené à la Commune ; le docteur avait raison, et plus d'une fois je me suis rappelé son diagnostic.

Des gens sérieux, qui avaient connu Courbet, ont dit qu'entre lui et Napoléon c'était une affaire personnelle. Le peintre estimait que la gloire de l'empereur nuisait à la sienne, car ses tableaux lui paraissaient supérieurs aux victoires, au Concordat et au Code civil. Plus d'un de ces fous d'orgueil crut avoir trouvé son jour pendant la Commune ; Vallès était ainsi : tout autre nom que le sien l'offusquait ; pour lui, Homère était un patachon, qu'il serait séant de renvoyer aux Quinze-Vingts et Jésus-Christ avait une réputation surfaite. Ces hommes-là datent l'histoire de l'ère qui les a vus naître ; Courbet était de bonne foi lorsqu'il niait les artistes passés ; il croyait n'avoir eu d'autre maître que la nature, estimait qu'avec lui seul la peinture avait commencé, s'imaginait qu'il résumait l'art et disait avec conviction : Je pense plus fort que qui que ce soit.

Vers la fin du second Empire, un ministre animé de bonnes intentions, mais plus empressé qu'il n'aurait fallu et ne connaissant pas le personnage, crut devoir faire nommer Courbet chevalier de la Légion d'honneur. Si on l'eût proclamé grand-croix d'emblée, le maître peintre d'Ornans aurait trouvé cela juste et eût accepté sans hésiter. Mais il pensa plus avantageux pour sa vanité de refuser avec éclat ; il fit rédiger une lettre par un écrivain de ses amis, la signa et la publia dans les journaux. Il reçut les félicitations des irréconciliables et de tous ceux qui avaient sollicité vainement la croix pour leur propre compte. Cet acte de désintéressement déguisé désignait Courbet à l'attention des hommes du 4 septembre. M. Jules Simon en fit le président de la commission des beaux-arts. Ce fut alors qu'il intervint, dès le 14 septembre, pour demander que la colonne de la grande armée fut transportée loin de Paris.

Dans la lettre qu'il écrivit à ce sujet, il se sert d'une expression qui prouve son ignorance ; il demande que la colonne soit déboulonnée, car il était persuadé qu'elle était tout en bronze et composée d'assises reliées les unes aux autres par des vis et des écrous. La pétition eut du succès et l'on en parla ; un maire de Paris proposa de fondre la colonne pour en faire des canons, d'autres voulaient en frapper des gros sous. Deux ministres s'intéressèrent à cette question et convoquèrent un homme compétent pour lui demander son avis. L'avis fut peu favorable ; et puis l'on avait d'autres préoccupations ; l'ennemi s'avançait à marches forcées ; était-ce le moment de jeter à ses pieds le monument qui consacrait nos gloires ? On eut honte d'avoir eu cette pensée et l'on fit semblant d'oublier la colonne.

Par une de ces contradictions si fréquentes parmi nous, les mêmes hommes qui avaient rêvé de faire disparaître la colonne de la grande armée, s'ingénièrent en toute sorte de moyens pour protéger l'Arc de Triomphe contre les projectiles allemands. Il y eut à cet égard une délibération où le directeur des beaux-arts, c'est-à-dire Gustave Courbet, fut appelé en consultation. L'avis qu'il émit alors démontre que, malgré ses prétentions à toutes les sciences positives, il possédait un esprit peu pratique. Il avait entendu dire que le fumier amortit et neutralise même le choc des obus. Pour lui, ce fut un trait de lumière. Il proposa de ramasser tout le fumier que l'on pourrait trouver dans Paris et d'en envelopper l'Arc de l'Étoile. On crut à une plaisanterie ; il insista et s'estima incompris parce que l'on n'acceptait pas sa motion ; C'est à cela que se borna son rôle, car pendant la guerre et pendant la Commune il fut partout où l'on ne combattit pas. L'heure n'était point aux beaux-arts ; les artistes que l'âge ne contraignait point au repos avaient quitté la brosse ou l'ébauchoir et avaient pris le fusil ; on ne le vit que trop au combat de Buzenval, où tomba Henri Regnault.

L'idée émise par Courbet dans le courant de septembre 1870 fut reprise plus tard sous la Commune, appuyée par lui et enfin exécutée. Dans une lettre écrite le 29 août 1876 et rendue publique, Gustave Courbet a protesté que, loin d'avoir voulu renverser la colonne, il avait fait tous ses efforts pour la sauver. Cinq années écoulées avaient affaibli ses souvenirs et ne lui permettaient plus de se rappeler la séance tenue le 27 avril 1871 à l'Hôtel de Ville. Le Journal officiel de la Commune a meilleure mémoire. Sans y être sollicité, sans qu'aucune discussion ait fait une allusion même lointaine à la colonne, Courbet prend la parole et demande que l'on exécute le décret de la Commune sur la démolition de la colonne Vendôme. On pourrait peut-être laisser subsister le soubassement de ce monument, dont les bas-reliefs ont trait à l'histoire de la république ; on remplacerait la colonne par un génie représentant le 18 mars. Le citoyen J.-B. Clément insiste pour que la colonne soit entièrement brisée et détruite. Ceci ne laisse place à aucun doute, mais inspire le regret que Courbet n'ait point expliqué comment il se figurait le génie représentant le 18 mars. Andrieu, délégué aux travaux publics, cherchait à gagner du temps et eût peut-être réussi à ne pas laisser abattre la colonne, si la question n'eût été posée de nouveau par Courbet. La destruction fut décidée. Ce ne fut pas un crime : ce ne fut qu'une énorme bêtise rendue odieuse par la présence de l'ennemi à nos portes. Dans une circonstance particulière, Courbet avait montré de quoi il était capable et commis une action qui, d'après mon humble avis, le rend méprisable. Je m'explique. Tout ce que l'on peut exiger d'un homme en dehors des grands principes de morale auxquels nul ne doit faillir, c'est de respecter l'art qu'il professe : Il peut n'avoir ni intelligence, ni instruction, ni esprit, ni politesse, ni urbanité, et rester honorable, s'il garde haut et intact l'exercice de son métier. Or ce devoir élémentaire, qui constitue la probité professionnelle, le peintre Courbet y a manqué. Pour plaire à un musulman qui payait ses fantaisies au poids de l'or et qui, pendant quelque temps, eut à Paris une certaine notoriété due à ses prodigalités, Courbet, ce même homme dont l'intention avouée était de renouveler la peinture française, fit un portrait de femme difficile à décrire. Dans le cabinet de toilette du personnage étranger, on voyait un petit tableau caché sous un voile vert. Lorsque l'on écartait le voile, on demeurait stupéfait d'apercevoir une femme de grandeur naturelle, vue de face, émue et convulsée, remarquablement peinte, reproduite con amore, ainsi que disent les Italiens, et donnant le dernier mot du réalisme. Mais, par un inconcevable oubli, l'artisan qui avait copié son modèle d'après nature, avait négligé de représenter les pieds, les jambes, les cuisses, le ventre, les hanches, la poitrine, les mains, les bras, les épaules, le cou et la tête.

L'homme qui, pour quelques écus, peut dégrader son métier jusqu'à l'abjection, est capable de tout. Si, malgré sa vanité, il a une nature timide, il ne s'associera à aucun crime, il répudiera les actions violentes, il déplorera les massacres, il détestera les incendies ; mais que, sans péril immédiat, il trouve à mettre en jeu ses besoins de popularité en surexcitant les passions de la foule et en les satisfaisant, il n'y manquera pas et obtiendra ainsi un renom ridicule dont il ne pourra plus se débarrasser. C'est ce qui est advenu à Gustave Courbet pour avoir aidé au renversement de la colonne.

 

II. — LES PRÉPARATIFS.

Proclamation de Courbet. — Décret du 12 avril. — Les prophéties. — Indifférence de la population. — Le dôme des Invalides. — Les vieux soldats. — Mauvais vouloir des ouvriers. — Le Comité de salut public se fâche. — Premiers projets. — Opération facile. — Craintes exagérées — Les papiers sur les vitres. — Le 16 mai 1871. — La place Vendôme. — M. Glais-Bizoin. — La population est très émue. — Dépêche de Ferré. — Rochefort. — Digression. — Son rôle pendant la Commune. — La bourgeoisie a été sa complice. — Triumvir. — Cuisine trop épicée. — Son départ de Paris lui sauve la vie. — Les Invalides.

 

Courbet ne fit officiellement partie de la Commune qu'après les élections supplémentaires du 16 avril ; jusque-là il s'était contenté de son titre de président de la Fédération des artistes qui avait remplacé la commission des beaux-arts : Sunt verba et voces. Le 6 avril, il avait convoqué les peintres et les sculpteurs dans l'amphithéâtre de l'École de Médecine, et pour mieux les attirer, il leur avait adressé un appel qui ne manque pas d'originalité. Ah ! Paris ! Paris la grande ville, vient de secouer la poussière de toute féodalité. Les Prussiens les plus cruels, les exploiteurs du pauvre étaient à Versailles... Sa résolution est d'autant plus équitable qu'elle part du peuple. Ses apôtres sont ouvriers, son Christ a été Proudhon... Le peuple héroïque de Paris vaincra les mystagogues et les tourmenteurs de Versailles. Notre ère va commencer ; coïncidence curieuse ! C'est dimanche prochain le jour de Pâques ; est-ce ce jour-là que notre résurrection aura lieu ? Adieu le vieux monde et sa diplomatie ! Tout cela n'était pas bien méchant ; mais invoquer le jour de Pâques pour dater la résurrection du peuple dont Proudhon a été le Christ, et reprocher aux membres du gouvernement français d'être des mystagogues, c'est ne pas reculer devant les contradictions.

Pendant que Courbet s'occupait à ces inutilités, la Commune ne perdait point son temps et, le 12 avril, lâchait un décret ainsi conçu : La Commune de Paris, considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l'un des trois grands principes de la République française, la fraternité, décrète : Article unique. La colonne de la place Vendôme sera démolie.

Les prophéties s'accomplissaient, et la parole des poètes allait recevoir la consécration du fait. En 1848, Victor Hugo, fatigué d'être le plus grand poète du siècle et aspirant à descendre au rôle d'homme politique, avait adressé à la population parisienne une profession de foi qui est devenue célèbre vingt-trois ans après, lorsque la Commune eut réalisé le programme que le candidat flétrissait alors : Deux républiques, disait-il, sont possibles : — l'une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat... ruinera les riches sans enrichir les pauvres ; anéantira le crédit qui est la fortune de tous, et le travail qui est le pain de chacun... remplira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre... fera de la France la patrie des ténèbres ; égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu... en un mot, fera froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment, et après l'horrible dans le grand que nos pères ont vu, nous montrera le monstrueux dans le petit. Le jour où Victor Hugo a écrit cette page, il a eu une vision de l'avenir ; la Commune lui était apparue, et il avait reculé.

Le décret rendu contre la colonne produisit peu d'effet à Paris ; on n'y crut pas ; on s'imagina que c'était une des fanfaronnades familières aux gens de la Commune, et l'on ne s'en occupa plus. Du reste, à cette date du 12 avril, chacun était persuadé que l'armée française ne tarderait pas à rentrer dans Paris, et l'on s'imaginait encore qu'elle arriverait à temps pour empêcher les hommes de l'Hôtel de Ville de faire trop de mal. Ce décret serait peut-être demeuré à l'état de lettre morte, si, le 27 avril, Gustave Courbet, membre de la Commune pour le sixième arrondissement, nommé par 2.418 voix sur 24.807 électeurs inscrits, n'eût rappelé, comme je l'ai dit, que la colonne était condamnée, et qu'il était temps de procéder à l'exécution. C'était un directeur des beaux-arts qui parlait, on lui obéit, et l'on se mit en mesure de faire tomber le monument que ces niais appelaient un monobronze, sans se soucier des milliers de morceaux qui le composaient.

Le décret du 12 avril avait suscité de l'émulation dans la population communarde. Le jour même où Courbet faisait décider la destruction de la colonne, les Solons de l'Hôtel de Ville avaient reçu une lettre que je vois citée dans un livre très intéressant, et que je crois bon de reproduire :

Paris, 27 avril 1871. Citoyens, en présence de la pénurie où se trouve la république sociale, et vu les besoins que comporte la nécessité de combattre la réaction, je viens proposer à la Commune, comme mesure révolutionnaire en rapport avec les circonstances, de. dédorer le dôme des Invalides. L'or tyrannique répandu sur une coupole qui domine les monuments et les habitations de la capitale, est une insulte permanente aux misères du peuple. D'ailleurs, citoyens, ce n'est pas au moment où le pays se prépare à assister à cette œuvre de justice populaire, la démolition de la colonne Vendôme, que les restes du monstre qui a conduit la France à sa perte doivent continuer à s'abriter sous des lambris dorés. La Commune de Paris trouvera, dans les ressources dont je lui apporte le tribut, un moyen de parer aux besoins pressants du moment. Et ce plan, d'une exécution facile, fera tourner à la confusion de la réaction vaincue les manifestations insolentes d'un orgueil tyrannique. Signé : M. Gesray[3].

 

Le dôme des Invalides ne fut point dédoré, mais l'arrêt de mort prononcé contre la colonne fut exécuté. On avait l'intention de la renverser à jour fixe ; la date du 5 mai fut choisie, car elle marquait l'anniversaire de la mort de Napoléon Ier. Depuis la révolution de Juillet, jamais les anciens soldats du premier Empire n'avaient oublié d'aller, ce jour-là, défiler autour du trophée élevé à leur vaillance. Courbés par l'âge, revêtus, d'uniformes surannés, par la victoire usés, portant des couronnes d'immortelles qu'ils suspendaient aux fers de lance de la grille, semblables à des revenants d'un autre siècle, ils marchaient redressant leur taille voûtée et murmurant quelque refrain écrit jadis à leur gloire. Chaque année, les rangs s'éclaircissaient, car la mort envoyait ces vieux braves rejoindre leurs compagnons tombés en combattant sur des champs de bataille plus illustres que la rue des Rosiers et la rue Haxo ; mais, si peu nombreux qu'ils fussent restés, ils accomplissaient le pèlerinage et venaient dire au dieu de la guerre qui fut leur chef : Nous nous souvenons de toi !

Si la colonne ne fut pas détruite le 5 mai, il faut n'en savoir aucun gré à la Commune. L'ingénieur chargé du travail ne put être prêt à la date indiquée. Ses ouvriers trouvaient plus d'un motif afin de ralentir une besogne qui leur répugnait. On inventait mille prétextes pour quitter le chantier ; les échafaudages tombaient tout seuls ; les outils disparaissaient subitement ; le service militaire avait des exigences auxquelles il fallait obéir ; tout allait à la diable, et les impatients accusaient, comme toujours, l'or corrupteur de la réaction. Lorsque, le 4 mai, le Comité de salut public, qui fonctionnait depuis le 1er, demanda si tous les préparatifs nécessaires au renversement de la colonne étaient terminés, on lui répondit que l'opération ne pourrait être exécutée que le 8. La négligence intentionnelle des ouvriers avait déjà obtenu pour résultat que l'anniversaire de la mort du vainqueur d'Iéna serait franchi sans que sa colonne triomphale fût offerte en holocauste aux armées prussiennes, qui du reste s'en souciaient médiocrement. On fut de mauvaise humeur à l'Hôtel de Ville, mais on se résigna. Le 8 mai arriva ; rien n'était prêt encore ; la colonne était debout et ne paraissait pas disposée à tomber ; au faîte, le Napoléon-César, portant la victoire aux ailes éployées, planait toujours au-dessus de la ville pleine des rumeurs de la révolte et de l'ivresse. Cette fois, le Comité de salut public se fâcha ; il accorda huit jours comme dernier délai et se déclara résolu à user de rigueur s'il n'était pas obéi. Il n'y avait plus à reculer ; les ouvriers travaillèrent avec quelque régularité, car on ne leur avait pas laissé ignorer que les fédérés établis sur la place Vendôme avaient reçu ordre de les surveiller.

On avait d'abord imaginé de décortiquer la colonne, c'est-à-dire d'en arracher le revêtement de bronze et de ne laisser subsister que la carcasse en pierres de taille. C'était une opération coûteuse, qui eût exigé d'immenses échafaudages et l'emploi d'hommes habiles ; en outre, c'était une opération difficile, que la science de la Commune, même aidée par les conseils de Courbet, aurait peut-être été fort embarrassée de mener jusqu'au bout ; enfin c'était une opération fort lente, et l'on avait hâte d'en finir, car chaque jour les lignes de l'armée française se rapprochaient de Paris. On prit donc un parti plus économique et plus rapide. Au-dessus du soubassement, on scia le fût de la colonne en bec de sifflet sur la face qui regarde vers la rue de la Paix ; sur la façade dirigée vers la rue Castiglione, on se contenta de faire une entaille. On obtint, de chaque côté, un trou d'un mètre environ qui entamait l'escalier de bronze. Des câbles attachés au couronnement, au-dessous même de la statue, reliés à des cabestans placés à l'entrée de la rue de la Paix, permettraient d'incliner très légèrement ce fût énorme qui se briserait forcément à la base et s'abattrait d'un seul jet. C'était fort simple, comme l'on voit ; le dernier des maçons aurait trouvé cela sans peine. Ce n'en fut pas moins déclaré une invention de génie, destinée à remplir d'étonnement la science réactionnaire.

Des échafaudages avaient été établis autour du soubassement ; des grelins montés à l'aide de poulies avaient été frappés au sommet de la colonne. On comprit, cette fois, que l'œuvre allait s'accomplir, et la population parisienne fut indignée. Les hommes de la Commune n'étaient pas sans inquiétude ; ils craignaient que le poids du monument, multiplié par la chute, ne crevât les égouts et n'ébranlât les maisons voisines. Sur la place Vendôme et à l'entrée de la rue de la Paix, on étendit un lit de fascines et de fumier, afin d'amortir le choc et de désagréger les vibrations. Ces préparatifs, qui ne laissaient plus aucun doute sur ce que la Commune allait faire, avaient répandu dans le quartier voisin un émoi extraordinaire. On prédisait toute sorte de malheurs ; des gens déménageaient, d'autres se préparaient à être témoins d'un cataclysme terrible ; tout le monde avait peur et chacun cherchait à garantir ses vitres contre une pulvérisation que l'on croyait inévitable. Pour obvier à cet inconvénient, on avait imaginé de coller des bandes de papier sur les carreaux des fenêtres, sur les glaces des devantures de boutique. C'était le plus singulier spectacle que l'on pût voir. De la rue de la Paix, de la rue Castiglione, de la place Vendôme, la panique avait gagné les rues adjacentes, et l'on voyait des papiers de toute couleur dessiner des losanges et des croix de Saint-André sur les croisées des maisons du boulevard des Italiens, du boulevard des Capucines, de la rue Neuve-des-Petits-Champs, de la rue Saint-Honoré ; j'en ai vu jusque dans la rue Royale et sur la place des Victoires. Au coin de la rue de Sèze et de la place de la Madeleine, une femme pleurait assise devant une boutique ; je l'interrogeai sur le motif de son chagrin ; elle me répondit : Quand la colonne tombera, ce sera comme un tremblement de terre, et le quartier va s'effondrer.

Le 16 mai, tout était préparé ; la cérémonie était annoncée pour deux heures. Place Vendôme, où l'on avait détruit une partie de la barricade commandant la rue de la Paix, afin de laisser passer la chute du colosse, on avait réuni des musiques militaires pour distraire l'attente et élever les cœurs par des accords patriotiques. Les bataillons fédérés, l'arme au pied, étaient rangés le long des maisons. Des membres de la Commune honoraient de leur présence cette fête populaire, la fête de l'expiation, ainsi qu'ils disaient avec emphase. Bergeret daignait se montrer lui-même au milieu de ses troupes ; Félix Pyat, portant un costume noir rappelant celui des hussards de la mort, armé de deux revolvers, justifiait celte remarque faite depuis longtemps que, dans les bals masqués, les poltrons se travestissent toujours en guerriers ; Ferré, regardant autour de lui, semblait chercher quelque réactionnaire à dévorer. Ferré depuis deux jours était délégué à la sûreté générale, autrement dit préfet de police, et il venait s'assurer que tout se passerait avec ordre et décence. Il fut salué par M. Glais-Bizoin[4], qui lui confia, avec bonhomie, que, depuis quarante ans, son rêve était de voir démolir le monument expiatoire construit sur l'emplacement de l'ancien cimetière de la Madeleine, où Louis XVI et Marie-Antoinette furent enterrés. M. Glais-Bizoin, dont la spécialité, dans les Assemblées parlementaires, était d'être un objet de douce hilarité pour ses collègues, M. Glais-Bizoin, qui, sous le titre de Trois mois de dictature, a légué à l'histoire le livre le plus grotesque que l'on ait jamais écrit, venait applaudir au renversement de la statue de Napoléon Ier. Au camp de Conlie cependant, où il fut reçu par une salve de vingt et un coups de canon, lorsque, les mains derrière le dos, il eut passé devant le front de bandière et qu'il chercha une allocution à adresser aux troupes, il ne put que leur dire : Soldats ! je suis content de vous ! Ce qui me paraît ressembler à une réminiscence du premier Empire ; c'est du reste tout ce qu'il lui a emprunté.

Pendant que le monde officiel de la Commune se promenait sur la place Vendôme et se préparait, à se montrer au balcon de la chancellerie, la population se groupait dans les rues voisines et sur le boulevard. Les gens de l'Hôtel de Ville n'étaient pas rassurés ; les rapports qu'ils avaient reçus leur avaient appris que le peuple de Paris, fort amoureux de sa colonne, était mécontent, et exprimait l'espérance que l'opération ne réussirait pas. Théophile Ferré, qui n'aimait point les demi-mesures, avait pris ses précautions et donné ordre à Dombrowski, chef de la première armée, de réprimer avec énergie toute manifestation contraire au vœu du peuple, c'est-à-dire au décret rendu par la Commune. Dans ce but, quelques cavaliers avaient été rassemblés sur la place Vendôme, et les bataillons fédérés étaient prêts à livrer bataille à une population désarmée qui leur offrait plus de chance de victoire que les. troupes de Versailles[5].

La foule fut calme, indifférente en apparence, et plutôt gouailleuse qu'indignée. Trois fois M. Rochefort, en voiture de place découverte, passa sur le boulevard devant la rue de la Paix. Voulait-il se rendre compte des impressions du peuple ; cherchait-il une ovation ? Je l'ignore, mais j'étais là, et je sais qu'il fut reconnu ; on le nomma, on se le montra, et l'on se contenta de sourire. A mes côtés quelqu'un, le regardant avec commisération, dit : Pauvre garçon ! Ce mot me frappa par sa justesse et peut-être aussi parce que je l'avais sur les lèvres. Rochefort, en effet, était alors dans une situation des plus singulières. La Commune le tenait en suspicion, et le traitait volontiers d'aristocrate. Comme il n'ignorait pas qu'il avait tout à craindre de Raoul Rigault, il se préparait secrètement à quitter Paris, où les choses commençaient à prendre une tournure qui lui déplaisait, car, en réalité, il ne fut jamais violent qu'en paroles. Il n'était pas plus aimé à Versailles, dont il avait excité les colères. Il est vrai qu'il avait, dans son journal le Mot d'Ordre, conseillé la destruction de la maison de M. Thiers, mais il s'était entremis à la Préfecture de police pour obtenir la mise en liberté de plusieurs détenus, entre autres celle de Mme Gustave Fould et celle de l'abbé Crozes, aumônier de la Grande-Roquette. On ignorait sans doute cela à Versailles, car on y était fort irrité contre lui. Il me semble que l'on a été trop sévère pour Rochefort et qu'il méritait quelque indulgence, car si, plus que tout autre, il a tiré du feu les marrons de l'Empire, il les a bien peu mangés. Qui oserait nier que, lors de l'apparition de sa Lanterne, il ait eu toute la bourgeoisie pour complice ? Si celle-ci ne s'était ruée sur ce pamphlet, si elle n'en avait acheté, chaque semaine, des milliers d'exemplaires, Rochefort eut promptement cessé de vider devant le public son panier aux ordures. La Lanterne lui valut quelques condamnations ; ses condamnations lui valurent d'être député ; son emprisonnement lui valut d'être membre du gouvernement de la Défense nationale. Là devait s'arrêter sa fortune ; tant qu'il fut dans l'ombre, on crut à ses lumières ; dès qu'il fut en lumière, on s'aperçut qu'il était éteint. A la journée du 4 septembre, cet homme que son élévation au pouvoir allait faire rentrer dans le néant, jouissait d'une popularité extraordinaire. Je me rappelle m'être approché, vers cinq heures, d'un groupe qui discutait dans la cour des Tuileries ; un garde national fort animé disait : Il nous faut Rochefort ; il n'y a que lui qui puisse nous sauver ; il faut le nommer triumvir. — Un interlocuteur demanda ingénument : Quels sont les deux autres que vous lui associerez ? L'inconnu reprit avec une expression surprise : Comment, les deux autres ? Mais personne ; je ne veux que lui, lui tout seul ; il faut le nommer triumvir, c'est cependant bien simple. Triumvir à lui tout seul, c'était peut-être excessif ; mais si la population eût été consultée, je ne doute pas qu'il n'eût été proclamé dictateur ; et cependant, dès qu'il fut annexé au gouvernement de la Défense nationale, il put s'apercevoir qu'il ne suffisait pas d'avoir raillé et calomnié tout le monde pour être un homme d'État.

Eut-il jamais des convictions politiques bien sérieuses ? Je n'en crois rien. Il m'apparaît comme une sorte d'épicurien avide d'argent, parce qu'il est avide de plaisirs et qui joue consciencieusement son rôle d'insulteur public pour mieux se remplir les poches. — Toute loi sera inutile contre la calomnie, a dit Chamfort, parce qu'elle se vend bien. — Plus les insultes étaient vives et multipliées, plus les pièces de cent sous tombaient dru dans son escarcelle ; il se perdit à ce métier. Si on le compare à Paul-Louis Courier et à Cormenin, il n'a aucun talent de pamphlétaire. Sa Lanterne et ses articles de journaux sont le fait d'un vaudevilliste inférieur qui ne sait même pas vilipender son monde avec quelque propreté. Du bon mot il passe au sarcasme, du sarcasme à l'injure, de l'injure à l'insulte, de l'insulte à la grossièreté sans même s'en apercevoir, semblable à une cuisinière qui, voulant épicer sa cuisine, remplacerait le poivre de Cayenne par la poudre de guano. Toute notion des plus simples convenances lui échappe, et, manquant de mesure, il manque d'autorité. La bourgeoisie, qui fut sa complice et lui fit sa notoriété, s'éloigna de lui, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle-même était menacée par les suites de l'écroulement auquel elle avait applaudi. Il ne resta à Rochefort que la populace révolutionnaire qui l'admire de confiance, mais qui, ne comprenant guère les finesses et les sous-entendus, le réduit à l'emploi des gros mots ; son journal devint alors une sorte de catéchisme poissard, violent, par conséquent sans force, systématiquement injurieux, par conséquent sans valeur.

Le lendemain même du jour où je le voyais se promener sur le boulevard, le 17 mai, il devait couper ses moustaches, quitter Paris, être arrêté à Meaux et conduit à Versailles, où il fut retenu prisonnier en attendant qu'on le livrât au conseil de guerre. Je crois qu'il fut alors bien inspiré d'abandonner Paris ; s'il y fût resté, il courait le risque d'être incarcéré par ordre de Raoul Rigault, qui l'eût peut-être traité comme fut traité Gustave Chaudey ; si, échappant au mauvais vouloir du procureur général de la Commune, il était tombé entre les mains des troupes françaises, celles-ci l'eussent fort probablement traité comme fut traité Raoul Rigault. Il me semble vrai de dire que son départ de Paris lui assura la vie sauve. Parmi ceux qui provoquèrent son arrestation, son jugement, sa déportation au delà des mers, il en est plus d'un sans doute qui jadis l'avait encouragé sous le manteau et avait ri de bon cœur à ses injurieuses facéties. Ceux-là n'ont point été reconnaissants, car il avait contribué à déblayer la roule où ils ont si prestement marché. Avec plus de rigueur qu'il ne convenait, on l'envoya à la presqu'île Ducos réfléchir sur l'ingratitude des amis politiques. De son œuvre, il ne restera rien que le souvenir de son évasion de la Nouvelle-Calédonie, évasion infiniment spirituelle, courageuse et menée avec un entrain qu'il est impossible de ne pas admirer.

Rencontrant cette figure sur le sentier de mon récit, je n'ai pu m'empêcher de m'arrêter pour tâcher d'en dessiner la silhouette telle qu'elle m'est apparue dépouillée de l'auréole dont on a essayé de l'entourer, nettoyée des sanies dont on a eu tort de vouloir la couvrir et réduite à ses proportions naturelles, qui sont minimes. Rochefort ne produira pas plus d'impression dans l'histoire, qu'il n'en produisait, le 16 mai, sur la foule qui s'ouvrait devant sa voiture. Cette foule avait, du reste, d'autres préoccupations, car au milieu des groupes dont elle était composée un bruit s'était répandu, qui, je l'avoue, me fit battre le cœur ; on disait : Les invalides vont venir ; ils se rangeront autour de la colonne et ne permettront pas qu'on la renverse. Dès qu'un mouvement se produisait vers la place Vendôme, on répétait : Ce sont les invalides qui viennent, ils ont des piques à la main. Chacun alors se haussait sur la pointe des pieds pour mieux voir. Cela se renouvela souvent, et chaque fois la foule, en reconnaissant son erreur, eut un sentiment de déception et comme l'amertume d'une espérance trompée. Les invalides ne vinrent pas ; mais s'ils étaient venus ? — Je ne sais, en vérité, ce qui se serait passé, et il est possible que, d'une irrésistible poussée, la foule eût brisé le cordon des sentinelles, envahi la place, renversé les cabestans et empêché toute manœuvre de destruction. Il fallait peut-être bien peu de chose pour faire éclater l'indignation qui couvait dans les cœurs et engager une lutte dont le renversement de la colonne n'eût été que le prétexte et dont l'exaspération causée par les actions de la Commune eût été le motif. J'en trouve la preuve dans un fait dont j'ai été le témoin et qui eut pour auteur un homme, un vieillard, bien connu dans le monde de Paris.

 

III. — LA CHUTE.

Le comte de Cambis. — Dispute. — Le moignon. — La foule intervient. — On vire au cabestan. — Accident sans gravité. — La foule gouailleuse. — Le drapeau tricolore. — Simon Mayer. — La colonne est brisée et renversée. — Joie des communards. — Promesses de Gabriel Ranvier. — L'autel du genre humain ! — Le Nunc dimittis de Félix Pyat. — Le Cri du peuple de Jules Vallès. — Arrestation de Courbet. — Son procès. — Frais à payer. — L'Allemagne n'a point favorisé la Commune. — Elle a respecté nos trophées militaires placés sur son territoire.

 

Qui ne se rappelle le comte de Cambis, une des figures les plus originales du boulevard ? Qui ne se souvient de sa grande taille, de ses cheveux blancs, des hautes cravates de taffetas noir qu'il portait toujours, de sa mémoire inépuisable, de sa familiarité et de la verdeur juvénile qu'il avait conservée malgré son âge ? Il ne quitta point Paris pendant la Commune ; plus d'une fois je l'avais rencontré et j'avais cheminé avec lui, car je le connaissais de longue date. Il avait appartenu aux armées du premier Empire, avait fait la campagne de Russie en qualité d'officier de cavalerie, et, pendant la retraite, avait eu la main droite gelée ; seul le pouce était resté intact ; les phalangines et les phalangettes des autres doigts étaient tombées ; malgré cela la main incomplète avait de la force, et il s'en servait avec adresse. Il avait été fort attaché à la dynastie de Juillet ; c'était sous son nom que le duc d'Orléans faisait courir. Après la révolution de Février, il se retira de toute fonction, et bouda le second Empire, malgré les avances qui lui furent faites. Bien souvent, pendant la Commune, lorsque nous nous promenions ensemble sur les boulevards, j'ai craint que sa franchise ne lui attirât quelque aventure. Son plaisir était alors de regarder caracoler les officiers qui passaient sur la chaussée, les étrivières trop courtes, les genoux trop serrés, la main prenant point d'appui sur la bride, et démontrant, par toute leur attitude, qu'ils n'avaient jamais monté à cheval. Le comte de Cambis ne se gênait guère pour leur crier quelque plaisanterie salée, à laquelle l'apprenti cavalier, occupé à garder un peu d'équilibre, ne se hâtait pas de répondre.

Le 16 mai, M. de Cambis était aux environs de la rue de la Paix, non loin de moi ; il parlait haut et les opinions qu'il exprimait n'étaient point en l'honneur de la Commune. Les assistants souriaient, mais nul ne lui donnait la réplique. Cependant un homme d'une quarantaine d'années, revêtu de la capote des fédérés, se tourna vers lui en disant : Ils font bien de jeter sa statue par terre ; il buvait le sang du peuple, c'est connu. Le comte de Cambis lui répondit : Toi, mon garçon, tu n'es qu'un imbécile ! La dispute s'échauffa ; trois ou quatre personnes s'approchèrent pour porter secours à M. de Cambis, s'il en était besoin. La foule était compacte autour des deux interlocuteurs. Le fédéré était devenu grossier et mêlait à ses invectives toute sorte de niaiseries sur la réaction, la tyrannie, le militarisme et autres lieux communs déclamatoires qu'il répétait sans les comprendre ; à bout d'arguments, il finit par dire : Du reste, Napoléon, c'était un lâche ! A ce mot le comte de Cambis devint très pâle ; il dit : J'ai soixante-dix-huit ans ; regarde bien ma main ; je l'ai perdue au service du grand homme que tu insultes ; tu ricanes, tu crois que c'est un moignon, tu te trompes : c'est un battoir, et je vais t'en écraser la face. Et agitant sa main mutilée au-dessus de sa tête, il en frappa le fédéré au visage. L'homme plia sous la violence du coup ; il fit un geste pour se précipiter vers M. de Cambis ; tout le monde se jeta sur lui : Allez-vous-en, lui disait-on, allez-vous-en. Pourquoi insultez-vous ce monsieur ? Il défend son ancien général, il a raison. La besogne que l'on va faire n'est déjà pas si belle, et c'est une honte d'avoir à supporter ce que nous endurons. On repoussa l'homme, on l'éloigna, et il disparut dans les groupes qui encombraient les abords de la rue de la Paix. Le sentiment de protestation que l'acte du comte de Cambis avait suscité dans la foule était général parmi les gens accourus pour voir renverser la colonne.

Elle allait tomber. Le bruit se répandit qu'un accident était survenu ; on se mit à rire, et l'on fut content à la pensée que l'opération ne réussirait pas ; ce n'était rien. Un cabestan s'était brisé, les barres d'anspect avaient bousculé quelques hommes, mais sans les blesser. On fut lent à réparer le dégât ; il fallut envoyer chercher un autre treuil, remonter des câbles, installer des poulies ; cela dura près de trois heures. Les assistants ne bougeaient de place, malgré un soleil ardent qui frappait d'aplomb sur les têtes. L'esprit du badaud de Paris ne perdit point une si belle occasion de s'amuser un peu ; on se mit à crier : Elle tombera ! elle ne tombera pas ! Les quolibets allaient leur train et l'on riait d'autant plus que les journaux du soir, déjà mis en vente, racontaient la chute de la colonne que nous apercevions encore debout au milieu de la place Vendôme.

Tout à coup un homme parut sur le couronnement, agita un drapeau tricolore et le lança dans l'espace, afin de bien indiquer que tout ce qui avait été la Révolution française, le premier Empire, la royauté de Louis-Philippe, la seconde République, le second Empire, disparaissait de l'histoire et allait faire place à l'ère nouvelle symbolisée par le drapeau rouge. L'homme qui jeta au vent les couleurs de la France s'appelait Simon Mayer. Le 18 mars il était à Montmartre. Capitaine au 169e bataillon que commandait Garcin, en remplacement du chef élu qui était Blanqui, alors incarcéré ou en fuite, Simon Mayer avait été compromis dans l'assassinat du général Lecomte et de Clément Thomas[6]. On entendit un son de clairon. Un silence énorme, comme eût dit Gustave Flaubert, emplissait les rues. Chacun se taisait et tenait les yeux attachés sur la colonne en avant de laquelle les câbles se raidissaient. Il était un peu plus de cinq heures du soir ; de temps en temps, quelques coups de canon lointains semblaient une salve funèbre tirée du fond des horizons invisibles.

La foule était émue ; mais ce qui dominait toujours en elle, c'était l'espoir que le grand trophée résisterait aux efforts de ceux qui travaillaient à sa chute. Il y eut une sorte d'oscillation très rapide, comme si la statue, brusquement secouée, avait repris sa place. Puis la colonne parut se pencher en avant, elle s'inclina, se brisa en trois morceaux, laissa échapper ses entrailles de pierre et s'abattit sur le lit de fascines qui lui avait été préparé dans l'axe de la rue de la Paix. Un nuage de poussière s'éleva ; on entendit un bruissement sourd et nous sentîmes à peine une légère trépidation agiter le sol sous nos pieds. Les boutiquiers et les propriétaires en furent pour leurs frais de papier, nulle vitre ne fut brisée. La foule qui était, à l'entrée de la rue de la Paix et sur le boulevard s'écoula sans mot dire, humiliée du spectacle que la Commune venait de lui infliger[7].

Sur la place Vendôme il n'en était point ainsi : là on était joyeux et l'on triomphait ; on venait de vaincre le perpétuel vainqueur, on avait enfin réussi à renverser

Ce pilier souverain,

Ce bronze devant qui tout n'est que poudre et sable ;

Sublime monument, deux fois impérissable,

Fait de gloire et d'airain,

ainsi que l'a dit Victor Hugo. La statue brisée gisait sur les fascines ; la colonne éventrée avait dispersé ses fragments sur la place. Le nuage de poussière soulevé par son écroulement ne s'était pas encore envolé que déjà un homme, je ne sais qui, avait escaladé le piédestal et y plantait le drapeau rouge. Il essaya de parler, on ne l'écouta pas, on le fit taire, car on voulait entendre un autre orateur, monté sur un des morceaux du fût brisé et faisant un discours qui fut d'autant plus applaudi que l'on n'en perçut pas un mot. Les fédérés qui avaient concouru à cette œuvre, sous les yeux de quelques membres de la Commune, de Courbet[8] et de M. Glais-Bizoin, respectueusement découvert, désignèrent sans plus tarder une députation chargée d'aller porter la bonne nouvelle à l'Hôtel de Ville. Gabriel Ranvier reçut les envoyés et les harangua : La colonne Vendôme, la maison de M. Thiers, la chapelle expiatoire, ne sont que des exécutions matérielles, dit-il ; mais le tour des traîtres et des royalistes viendra inévitablement si la Commune y est forcée. C'est-à-dire si la Commune est vaincue. Ceci n'était point une bravade dans la bouche de Gabriel Ranvier ; il le prouva aux prêtres et aux gendarmes qui périrent dans la rue Haxo. Il faut croire que les gens qui ont fait cette sottise ne jouissaient pas alors de leur bon sens et qu'ils ne l'ont point recouvré depuis, car voici, à cet égard, ce que M. Lissagaray a publié en 1876 (Histoire de la Commune, p. 320) : La tête de Bonaparte roule sur le sol et son bras parricide gît détaché du tronc. Une immense acclamation, comme d'un peuple délivré, jaillit de milliers de poitrines. On se rue sur les ruines et, salué de clameurs enthousiastes, le drapeau rouge flotte sur ce piédestal purifié, qui devient ce jour-là... Ô lecteur ! que devient-il ce piédestal ? Il devient l'autel du genre humain !

Cette rage de s'en prendre aux choses matérielles, ce fétichisme à l'envers qui est le comble du fétichisme, qui fut la maladie de la Commune, apparut dans toute son intensité lors du renversement de la colonne. Ce fut une frénésie de joie et chacun entonna son hosannah, comme si l'humanité était à jamais délivrée de tout despotisme parce que la statue et le trophée d'un conquérant avaient été détruits. Félix Pyat exultait ; il perdit si bien la tête, qu'il commit l'inconvenance de parler latin à ses collègues de la Commune ; son journal le Vengeur raconte la chute de la colonne : Elle est tombée le nez sur le fumier, sans autre accident que le cou cassé du bonhomme providentiellement décapité. Je l'ai vu choir ; je puis fermer les yeux, notre œuvre est faite ; nunc dimittis ! L'homme se montre dans une erreur volontaire, à laquelle ne peut résister son patriotisme ; il dit : Cette colonne d'Austerlitz et d'Iéna, elle est tombée. Les Prussiens venaient de nous vaincre ; Félix Pyat leur parlait d'Iéna, et il savait cependant que le bronze de la colonne avait été prélevé sur les canons russes et autrichiens pris pendant la campagne de 1805, et il n'ignorait pas que la campagne de Prusse est de 1806. Jules Vallès sut renchérir encore, car on peut lire dans le Cri du peuple du 19 : La statue d'empereur romain qui était censée le premier des Bonaparte est à la voirie, c'est fort bien ; mais ça ne suffit pas : la carcasse emmaillotée de ce maître coquin est encore aux Invalides. Il faut qu'elle soit brûlée coram populo, et que ses cendres soient jetées au vent. Il faut que toutes les loques qui ont été portées par ce misérable, et qui sont dans le musée dit des Souverains, aient le même sort. Plus de ces ignobles reliques. Nous venons d'entrer dans une bonne voie, ne la quittons pas sans avoir fait toutes les purges nécessaires. La plus simple prudence l'ordonne. C'est toujours l'esprit du moyen âge qui tourmente ces inquisiteurs de l'athéisme ; comme au quatorzième siècle, ils veulent déterrer les morts, les brûler et en disperser les cendres au vent.

Le lendemain 17 mai, l'explosion de la cartoucherie Rapp, fort probablement produite par une imprudence, parut au peuple de Paris un châtiment du renversement de la colonne. La Commune en accusa naturellement la réaction, qui cependant n'avait pas besoin de tels moyens pour la vaincre. Les grands combats sous Paris et dans Paris commencèrent bientôt et l'on ne pensa plus guère à la colonne de la grande armée. On reprochait à Courbet d'en avoir exigé la destruction. Le pauvre peintre se cachait après la défaite de ses complices ; vers les premiers jours de juin, il fut arrêté. En voyant entrer les agents dans le refuge qu'il avait choisi, il leur dit avec ingénuité : Je ne suis pas Courbet, vous vous trompez, ce n'est pas moi. N'est-ce pas la scène de M. de Pourceaugnac :

L'exempt. — Ouais ! Voilà un visage qui ressemble bien à celui que l'on m'a dépeint.

M. de Pourceaugnac. — Ce n'est pas moi, je vous assure.

Il ne se sentait pas tranquille et disait : A cause de ma célébrité, ils ne me fusilleront pas. On n'y pensait guère. Réuni aux accusés qui avaient été membres de la Commune, il comparut devant le troisième conseil de guerre. Il y fut misérable. Cette colonne, dit-il, était une faible représentation de la colonne Trajane dans des proportions mal combinées. Il n'y a pas de perspective, ce sont des bonshommes qui ont sept têtes et demie, toujours la même, à quelque hauteur que ce soit. Ce sont des bonshommes de pain d'épice ; et j'étais honteux que l'on montrât cela comme une œuvre d'art. Le président lui dit : Alors c'est un zèle artistique qui vous poussait ? Et Courbet répondit : Tout simplement ! Ce tout simplement est le pendant du portrait de femme dont j'ai parlé ; on doit répondre l'un lorsque l'on a peint l'autre. Cette absence de dignité fit impression sur le tribunal, qui comprit qu'un tel homme était peu dangereux. Courbet fut condamné à six mois de prison ; c'était tout ce qu'il méritait ; mais il eut à rembourser les frais de reconstruction de la colonne, telle qu'elle était la veille de sa chute, et la note s'est élevée à plus de 550.000 fr. C'est avoir payé cher le plaisir de faire une niche à l'histoire de France[9].

Bien des personnes de raison droite n'ont pu comprendre qu'il se soit rencontré en France des hommes pour accomplir un tel acte de vandalisme, après les défaites dont nous avions souffert et sous la main même du vainqueur. Leur patriotisme s'est révolté ; ils ont supposé une ingérence étrangère à cette vilénie qui fut exclusivement communarde, et ils ont cru que la main de la Prusse avait donné l'impulsion. L'Allemagne est de taille à se défendre et je n'ai point mission de plaider pour elle ; mais le souci de la vérité doit primer toute considération. Dans les faits de la Commune, j'ai cherché et cherché avec passion l'ingérence de l'Allemagne ; je ne l'ai jamais aperçue. L'Allemagne avait un trop sérieux intérêt à maintenir le gouvernement régulier de la France qui lui assurait le payement de cinq milliards, pour avoir jamais pensé à fomenter une insurrection dont le prétexte avait été la volonté de rompre les préliminaires de la paix et de poursuivre la guerre. Oubliant les motifs invoqués pour créer la fédération de la garde nationale, les gens de la Commune, eux, ont essayé plus d'une fois d'entrer en rapport avec les autorités allemandes ; ils ont toujours été repoussés avec dédain. Aux dernières heures, lorsque, traqués sur les sommets de Belleville, ils voulurent fuir à travers les lignes de l'armée allemande, ils se heurtèrent contre des barricades, furent arrêtés et remis aux autorités françaises. Les Allemands ne participèrent en rien à la chute de la colonne ; cette mauvaise action ne fut point payée par eux : ce fut l'œuvre gratuite de la Commune. Si la vue de nos trophées militaires avait excité la jalousie des Allemands, l'Allemagne n'aurait pas respecté, pendant la guerre, le monument de Desaix, qui est à Strasbourg, le monument de Marceau, qui est à Coblentz, et le monument de Turenne, qui est à Salzbach.

 

 

 



[1] Histoire de la Commune en 1871, p. 478.

[2] La sœur de Courbet, Mme Zoé Reverdy, semble avoir fait allusion au groupe dont je viens de parler, lorsqu'elle écrivait, le 4 juillet 1878, dans une lettre que le Figaro publia le 8 du même mois, le passage suivant : Hélas ! ses honnêtes amis sont tous morts ou se sont enfuis quand mon pauvre frère fut entraîné par cet immense torrent d'exploiteurs qui se sont emparés de lui pour s'en faire un piédestal et lui faire représenter une politique qui lui était étrangère. Il nous disait que cela lui cassait la tête, mais qu'il n'avait pas la force de résister ; il ne savait ni ne pouvait manier ces armes et cette lutte lui a brisé l'intelligence. Les misérables qui, sous prétexte de l'illustrer, lui ont brisé le pinceau dans les mains et l'ont rendu fou... à sa mort, tout était si bien combiné que la curée a été complète, et tout cela avec des circonstances sinistres.

[3] Voir Histoire des conspirations sous la Commune, par A.-J. Dalsème, Paris, Dentu, 1872, un vol. in-12, p. 166. Ce volume, très nourri de faits et de textes, est des plus importants pour l'histoire secrète de la Commune. Je crois cependant que l'auteur n'a pas été complètement initié aux négociations ouvertes entre Georges Veysset, Dombrowski et Hutzinger, qu'il appelle Enger, reproduisant ainsi une erreur commise dans la déposition de M. l'amiral Saisset devant la commission d'enquête sur le 18 mars.

[4] Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, p. 520.

[5] Voici la dépêche de Ferré en date du 15 mai : Des mouvements hostiles doivent se produire dans des groupes au moment de la chute de la colonne ; prendre des mesures énergiques.

[6] MAYER (Charles-Simon), homme de lettres, né le 17 mai 1820, à Nancy, demeurant à Paris ; condamné le 18 novembre 1871 à la peine de mort pour complicité d'assassinat, commis le 18 mars 1871, rue des Rosiers sur les personnes des généraux Lecomte et Clément Thomas ; peine successivement commuée en celle des travaux forcés à perpétuité et de la déportation dans une enceinte fortifiée. Rapport sur les travaux de la Commission des grâces présenté par MM. Martel et Félix Voisin. Paris, Imprimerie nationale, 1875, p. 26.

[7] Pendant que j'écris (5 h. 50 du soir), la nouvelle arrive à la légation que la colonne Vendôme vient de tomber. On avait averti de jour en jour qu'elle devait être renversée à une heure déterminée, et une foule immense attendait le moment de la chute. Le Journal officiel de la Commune annonçait qu'elle serait jetée bas précisément à deux heures de l'après-midi, et lorsque je suis passé en voiture sur le boulevard au bout de la rue de la Paix, à deux heures et demie, la foule rassemblée en cet endroit et dans la rue de Castiglione était immense. La plupart des personnes dans cette foule espéraient, que celte splendide œuvre d'art continuerait à résister à tous les moyens employés pour la détruire, jusqu'à l'arrivée des troupes de Versailles. Mais un grand nombre de spectateurs attendaient avec la plus vive anxiété le moment où elle tomberait devant un esprit de vengeance et de haine qui pouvait regarder comme un triomphe la destruction d'un monument qui avait excité l'étonnement et l'admiration du monde entier. — M. Washburne à M. Fish, n° 125. Vid. sup., loc. cit.

[8] Les anciens amis de Courbet, ont fait peser sur lui la responsabilité qu'il a essayé de répudier. Après sa mort, un ex-membre de la Commune publia ce qui suit (janvier 1878), sous le pseudonyme de Jean La Rue, dans le journal le Réveil :

Pauvre fou ! On ne s'attaque pas impunément aux fétiches de bronze. Il n'était point si fou. Il savait bien ce qui l'attendait. Le jour où la colonne fut renversée, il était là sur la place, avec sa canne de vingt sous, son chapeau de paille de quatre francs, son paletot coupé à la confection, acheté à la Redingote grise peut-être. Elle m'écrasera en tombant, vous verrez, fit-il en se tournant vers ses amis, et il ajouta, en montrant du bout de sa canne un groupe où étaient des figures de traîtres (je pourrais les nommer) : Ils m'assassineraient comme un monarque, tenez, s'ils osaient. Il appuyait sur l'a de tout le poids de son accent franc-comtois, et il haussa les épaules d'un geste d'Hercule bon enfant. Le soir, il dit à table : Nous avons fait une bonne action. Il n'y aura peut-être plus tant de soldats ; les bonnes amies des conscrits ne mouilleront plus tant de mouchoirs. Buvons un coup et chantons une chanson.

[9] Frais de reconstruction de la colonne : 330.944 fr. 75 c. ; restauration de la statue : 25.420 fr. — Total : 354.334 fr. 75.