LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME DEUXIÈME. — ÉPISODES DE LA COMMUNE

 

CHAPITRE IV. — LES MUSÉES DU LOUVRE.

 

 

I. — LA DÉLÉGATION AUX MUSÉES.

La fédération des artistes. — Administration imposée par la Commune. — M. Oudinot. — Jules Héreau. — Transbordement de tableaux à Brest. — La Vénus de Milo. — Disparus. — Mandat d'arrêt. — Le citoyen Brives. — Les conservateurs. — Les fédérés évacuent le Louvre. — Le docteur Pillot. — Ses états de service. — Toujours le souterrain. — Les surveillants sont arrêtés. — Forcés de travailler aux barricades. Un conservateur s'offre pour otage. — Inquiétude. — Héroïsme. — Les délégués sont moins arrogants. — On les enferme. — Tout va-t-il donc périr ? — Au nom de la loi ! — Deux capitaines du génie. — M. Barbet de Jouy. — Sur les toits. — Immensité du désastre.

 

Au Louvre proprement dit, à l'ancien Louvre, dans le palais quadrilatéral qui renferme nos musées, le temps avait paru long pendant la période de la Commune. Les conservateurs avaient réuni leurs efforts pour empêcher les insurgés d'y pénétrer, de s'y installer, et ils avaient réussi. La fédération des artistes, présidée par Courbet, avait essayé d'y tenir ses séances, mais elle n'avait pu vaincre de très courageuses résistances, et elle avait été réduite à aller bavarder dans les bureaux de l'ancien ministère des beaux-arts, qui, après l'évolution du 2 janvier 1870, avait pris la place du ministère d'État. La fédération des artistes fut d'autant plus impuissante qu'elle visait à être un corps politique. Un homme qui l'a bien connue, en a parlé dans des termes qu'il est bon de citer : Ceux qui avaient passé leur temps à critiquer l'administration, dit-il, n'ont rien trouvé de mieux à faire que de l'imiter ; ils ont discuté des programmes, des règlements, ont nommé des commissions, des sous-commissions, des délégations. Ils se sont attribué des indemnités : tant par séance, tant par rapport[1]. Ils estimaient qu'en matière d'art la Commune représentait le pouvoir exécutif et que la fédération était le pouvoir législatif ; ce qui peut se traduire ainsi : Les artistes se commandent des œuvres d'art et la Commune les leur paye.

Le général en chef de cette armée de rapins était Gustave Courbet, artisan de talent, dont la suffisance était bouffonne, qui croyait à sa mission et qui, en somme, n'était qu'une grosse bête. Dans les galeries du Louvre où il promenait parfois sa forte bedaine, il décidait volontiers sur toute chose qu'il ignorait, prononçait de son accent traînard des jugements sans appel et prenait les Gérard pour des Greuze ; lourdement gouailleur, du reste, et point méchant. Membre de la Commune, et — ce qui est à son éloge — faisant partie de la minorité, il était trop absorbé par les soucis de l'homme d'État pour continuer à diriger la fédération des artistes et à s'occuper des musées du Louvre. La fédération, ayant fini par destituer les conservateurs réguliers, les avait remplacés par une délégation choisie dans son sein et composée d'Oudinot, architecte ; Héreau, peintre ; Dalou, sculpteur. Il est impossible d'avoir été plus convenable et d'avoir donné preuve de meilleures intentions que M. Oudinot. Dès la première heure, on fut assuré qu'il n'avait accepté ses fonctions que dans le but de protéger les employés et de sauver les collections. Son autorité fut des plus douces et exercée avec une réserve à laquelle les gens de la Commune n'avaient accoutumé personne.

C'est le 17 mai, à la veille même de la débâcle générale, que le Journal officiel publia les nouvelles nominations : Achille Oudinot, administrateur ; Jules Héreau et Dalou, administrateurs-adjoints. Ce dernier n'a laissé aucun souvenir au Louvre ; il paraît avoir été sans consistance et être resté neutre : ni bon, ni mauvais. Il n'en est pas de même de Jules Héreau, qui voulut se donner de l'importance et ne réussit qu'à faire prendre le change sur son caractère. Dans un rapport rédigé au jour le jour par un des fonctionnaires du Louvre, je vois qu'il est très sévèrement qualifié. Cet homme s'agite, se démène, hurle[2]. C'est probablement un individu comme il en est tant, qui, ayant toujours déblatéré contre la morgue des administrateurs et des employés, exagéra sottement les défauts qu'il reprochait aux autres. Il avait cependant conçu un projet qu'il ne put mettre à exécution, mais qui était bien pervers. A l'heure de nos premières défaites, lorsque l'encaisse métallique de la Banque de France et les diamants de la couronne, confiés à M. Chazal, furent transportés à Brest, les conservateurs des musées du Louvre et du musée du Luxembourg expédièrent dans la même ville nos tableaux les plus précieux. Cette opération fut brusquement interrompue par la révolution du 4 septembre. Quelques-uns des objets réservés au transfert étaient seuls partis, les autres restèrent au Louvre. Dès lors, aucun de nos chefs-d'œuvre ne quitta les musées, sauf la Vénus de Milo, qui, nuitamment enlevée par ordre de M. Jules Simon, alors ministre de l'instruction publique et des beaux-arts, fut cachée dans la Préfecture de police, où, après la Commune, on la retrouva intacte[3]. Les tableaux réfugiés à Brest manquaient naturellement dans les salles ; Jules Héreau eut la prétention d'ouvrir celles-ci au public et de faire placer sur tout cadre dont la toile avait-été enlevée, l'inscription : disparu. C'était livrer le conservatoire du Louvre, composé des plus honnêtes gens du monde, aux suspicions et aux accusations de la Commune. Le fonctionnaire en présence duquel cette question se débattait ne put contenir un mouvement d'indignation, et il commençait à parler avec véhémence, lorsqu'il fut interrompu par Oudinot, qui déclara que jamais il ne tolérerait une pareille infamie. Ce mot justifié, tombant de tout son poids sur Jules Héreau, mit fin à la discussion. Fort heureusement, car il y avait au Louvre tels hommes qui se seraient fait tuer devant les cadres vides plutôt que de tolérer qu'on y attachât une inscription déshonorante pour eux.

Oudinot n'était point l'homme qui convenait à la Commune ; il était, non pas bienveillant, mais respectueux envers les conservateurs et les avait secrètement prévenus, le vendredi 19 mai, qu'un mandat d'arrêt collectif, signé contre eux, serait probablement mis à exécution le 22. Aussi le 20 Oudinot est destitué et remplacé, en qualité de directeur, par un certain M. Brives, qui, dit-on, avait été représentant du peuple en 1848 ; en cas d'absence du susdit, c'était Jules Héreau qui était chargé de donner des ordres, — ordres fort incohérents du reste, et incompréhensibles, qui consistaient à mettre les scellés tantôt sur une porte, tantôt sur une autre, quitte à les briser immédiatement pour les replacer tout de suite. — Ces incidents n'avaient été que fastidieux, et, en réalité, n'avaient créé aucun danger pour les collections, ni pour les conservateurs, qui, peu intimidés par l'intrusion d'une administration nouvelle, continuaient à venir au Louvre et veillaient sur les trésors dont ils avaient la garde. Ceux-ci avaient été mis autant que possible à l'abri des recherches ; les objets les plus précieux avaient été murés[4] ; dans quelques galeries, la galerie d'Apollon entre autres, on n'avait laissé en place que les vitrines ; ce qu'elles contenaient était caché, — disparu, — comme aurait dit Héreau.

Les avanies ne commencèrent qu'après l'entrée des troupes à Paris[5]. Ce fut le bruit du tocsin et de la fusillade qui apprit aux habitants du Louvre que la France revenait dans sa capitale. A ce moment Jules Héreau fait du zèle ; il rédige un procès-verbal constatant que lui et Dalou n'ont point quitté leur poste, tandis que le citoyen directeur Brives est absent. Les gardes nationaux, chargés de garder les portes, ont fait exactement comme l'ex-représentant Brives ; à quatre heures du matin, voyant la déroute des troupes du Trocadéro et de l'École militaire passer dans la rue de Rivoli, ils se sont joints à elles et ont filé si vite qu'ils ont oublié leurs fusils, ce qui est peu de chose, mais leurs provisions de bouche, ce qui est grave et dénote de sérieuses préoccupations. Un brigadier de surveillants profita de cette occurrence et fit fermer les quatre grilles qui donnent accès dans la cour de François Ier.

La journée fut tranquille, mais la soirée réservait au personnel des musées une surprise à laquelle il ne s'attendait pas. Vers onze heures du soir, on vit arriver le docteur Pillot, délégué au premier arrondissement, le sabre d'une main, le revolver de l'autre, marchant à la tête d'une escouade d'officiers fédérés. Pillot avait alors soixante-deux ans ; son crâne chauve, son apparence décrépite lui donnaient la physionomie d'un octogénaire. Docteur ? il le disait, mais il n'en faut rien croire ; ce lunatique n'avait pris ses grades qu'à l'Université de Laputa. Il semble n'avoir jamais été qu'un assez mince escroc, politiqueur acrimonieux et maladroit, car en 1856 il est condamné à six mois de prison, pour bris de scellés et port illicite du costume ecclésiastique ; en 1841 il est frappé d'une peine analogue pour affiliation à la société secrète des communautaires, dont le but était la suppression radicale du droit de propriété, ce que ces gens-là appellent : la table rase. Il ne put réussir à être représentant du peuple en 1848, et il devint alors médecin homéopathe, sans diplôme ni clientèle. Malgré sa participation à la journée du 31 octobre 1870, il échoua au premier scrutin du 26 mars. Celui du 16 avril fut plus juste et l'envoya à l'Hôtel de Ville, où il n'apparut jamais que pour être violent. La délégation du premier arrondissement contentait son ambition, et il lui suffisait d'être malveillant envers ses administrés pour croire qu'il méritait bien de la Commune.

Docteur, ancien candidat aux assemblées législatives, homme d'expérience, membre d'un gouvernement à la fois militaire et réparateur, il se croyait la science infuse, car, semblable à ses congénères de l'Hôtel de Ville, il avait en lui-même la foi que donne l'excès de l'ignorance. Aussi venait-il au Louvre bien armé, bien escorté, non pour crever le portrait de Louis XIV, décapiter celui de Charles 1er, ou poignarder celui d'Henri IV, mais pour visiter les caves et y faire une perquisition. Que devait-il donc y trouver : des armes, des Versaillais ou du vin ? Il devait, — le lecteur l'a déjà deviné, — découvrir l'entrée du souterrain qui mène, — toujours tout droit, — au Champ de Mars. Le rapport que j'ai sous les yeux dit : Les recherches restèrent naturellement infructueuses. Elles avaient duré deux heures. C'était pénible de s'en aller les mains vides et d'avoir fait ce que les veneurs appellent buisson creux ; Pillot remédia à cet inconvénient en faisant emmener et retenir à la mairie du premier arrondissement quarante-sept gardiens ou gagistes attachés au service des musées. Ils seront des otages et, si le Louvre donne signe de monarchisme, ils seront passés par les armes.

Ces malheureux restèrent toute la nuit debout dans une salle, après avoir été brutalement interrogés par un commissaire central nommé Landeck qui voulait les envoyer à la Préfecture de police, à Théophile Ferré, c'est-à-dire au supplice, car à cette heure, où la défaite n'était plus douteuse, Ferré pardonnait encore moins que d'habitude. On les réserva pour une autre besogne, et, la baïonnette aux reins, ils furent contraints de travailler aux barricades que les fédérés élevaient dans la rue et sur le quai du Louvre Un des conservateurs, M. Barbet de Jouy, indigné de voir ses subordonnés réduits à cette servitude et forcés sous peine de mort à construire des ouvrages de défense contre ceux-là mêmes qu'ils attendaient avec anxiété, se rendit chez les délégués aux musées, chez Héreau et Dalou. Il dit que l'on n'avait pas le droit d'arrêter d'honnêtes serviteurs qui n'avaient fait que leur devoir et qu'il priait les citoyens délégués de l'accepter, lui, comme otage, afin que les gardiens fussent rendus à la liberté. Jules Héreau et Dalou ne savaient que répondre : Nous ne pouvons rien en tout ceci, monsieur, sinon ne pas vous dénoncer, et nous ne vous dénoncerons pas. Vers six heures du soir les gardiens furent délivrés ; ils rentrèrent au Louvre harassés de fatigue et mourants de faim, car depuis la veille ils n'avaient point mangé. On apprit alors quelle comédie on avait jouée avec eux. On leur avait dit qu'ils allaient être fusillés, s'ils ne se hâtaient d'indiquer dans quelle partie secrète des caves se trouvait l'entrée du souterrain, du fameux souterrain qui va au Champ de Mars, et pendant ce temps les fédérés venus au Louvre disaient à l'un des fonctionnaires que, s'il ne livrait la clef du souterrain, les gardiens détenus à la mairie seraient fusillés.

On avait annoncé aux employés du Louvre que le 112e bataillon allait venir camper dans la cour ; on l'attendit avec inquiétude ; il ne vint pas, et l'on en fut heureux, car un combat livré aux portes mêmes du Musée aurait pu avoir de détestables résultats. Dans ce quartier, du reste, l'heure n'était plus à la défense, elle était aux incendies. On n'en put douter quand on vit les flammes jaillir du pavillon de Flore et du pavillon Marsan. Lorsque la salle des Maréchaux fit explosion, l'angoisse fut inexprimable : Le Louvre va-t-il donc sauter, et tant de richesses accumulées, et nous aussi ? Nul cependant ne déserta son poste. Parmi ceux qui restaient imperturbablement, il y avait un homme considérable, dont le logement était situé rue de l'Université. Son devoir était au Louvre, son cœur était à la maison où sa femme l'attendait. La rue de Lille n'était plus qu'un brasier masquant d'un rideau de feu la zone voisine, et l'on pouvait croire que la rue de l'Université brûlait. Cet homme, c'était M. Barbet de Jouy, qui le matin s'était offert en qualité d'otage pour obtenir la liberté des gardiens ; il ne bougea pas, semblable à un bon capitaine de vaisseau, héroïque et demeurant le dernier sur le navire en perdition.

Quelques gens descendirent leurs enfants et leur femme dans les caves, que l'on visita avec soin, car on voulait s'assurer que nulle matière explosible n'y avait été déposée. On fit une ronde générale : dans les sous-sols, dans les combles, dans les ateliers, dans les galeries, dans les salles ; le personnel était debout ; on avait réuni dans le même lieu les seaux, les pioches, les louchets, en un mot tous les ustensiles de sauvetage que l'on avait pu découvrir. Plus la nuit avançait, plus les flammes paraissaient effrayantes, plus le péril semblait se rapprocher. Dans le salon carré, on rencontra les délégués Héreau et Dalou ; ils s'approchèrent de M. Barbet de Jouy et avec quelque embarras parlèrent de mesures à prendre et de la responsabilité qui leur incombait. Le conservateur répliqua : Vous êtes les amis de ceux qui font sauter nos monuments et qui brûlent Paris ; je vous défends de m'adresser la parole. — Héreau, qui était devenu aussi humble qu'il avait été arrogant, s'inclina pour répondre : Monsieur, nous sommes à votre discrétion, vos gardiens sont pour vous, nous sommes donc entre vos mains, faites de nous ce que vous voudrez. Ces deux niais, qui s'étaient fourvoyés dans une aventure dont le plus simple bon sens aurait dû prévoir la fin, furent enfermés dans les appartements de la direction et gardés à vue, dans la crainte qu'ils ne jetassent quelque billet ou quelque avis aux fédérés qui passaient dans la rue de Rivoli ; crainte illusoire, ces deux pauvres diables ne songeaient qu'à protéger leur existence et leur liberté, qui furent sauvées[6].

Rapidement on s'était compté ; on était une cinquantaine, tous dévoués, et l'on se disait, en voyant brûler la bibliothèque du Louvre, en voyant la fumée sortir par les lucarnes des combles de la nouvelle salle des Etats, que l'on était en nombre et assez résolu pour faire une coupure dans les murailles ou dans les toits, et pour combattre le feu qui s'avançait par la droite et par la gauche. Le vent était faible, par bonheur, et soufflait de l'est, c'est-à-dire dans une direction qui rabattait les flammes vers les Tuileries. La situation n'en était pas moins émouvante. Quoi ! tout ce que le moyen âge nous a légué, ce que nous avons hérité de la Renaissance et des temps modernes, ces tableaux, ces dessins, ces gravures, ces statues, ces émaux, ces bijoux, ces armures, quoi ! ces raretés, ces merveilles, tout ce que nous avons arraché aux ruines de l'antiquité va-t-il donc périr dans la ruine de Paris, parce qu'il a plu à Bergeret, à Boudin, à Bénot, à Boursier, de brûler des palais, en haine d'un monde qu'ils détestent, car leurs vices leur y infligent une place qui ne convient pas à leur vanité !

Le jour se levait ; il n'était pas encore quatre heures du matin, lorsque deux femmes et cinq hommes, dont l'un portait un drapeau rouge, entrèrent dans le Louvre en pénétrant par la grande galerie, qui confine au pavillon Lesdiguières. C'étaient sans doute des maraudeurs attardés à chercher aubaine dans les anciens appartements du grand-écuyer ou du grand-veneur et qui, chassés par l'incendie, avaient marché devant eux sans trop savoir où ils allaient. Ils traversèrent les salles, se dandinant d'un air crâne, descendirent l'escalier Henri II et sortirent par le guichet du pont des Arts ; ils emportèrent la clef de la grille en disant : Nous allons revenir. M. Barbet de Jouy fut averti. Les quatre grilles de la cour de François Ier ont une serrure identique et peuvent par conséquent être ouvertes par la même clef. Des ordres furent donnés ; on eut bien vite découvert des chaînes et des cadenas à l'aide desquels on maintint les grilles closes, de manière à paralyser l'emploi de la clef volée. Défense fut faite d'ouvrir à qui que ce fût. La prescription n'était point inutile, car vers cinq heures un camion chargé s'arrêta devant le guichet de la rue Marengo ; le conducteur cria : Ouvrez, au nom de la loi ! Nul ne répondit. On entendit quelques jurons, mais la place était chaude ; les balles sifflaient, les obus éclataient sur les pavés, les paquets de mitraille bondissaient en ricochant le long des murs. On répéta encore : Au nom de la loi ! mais ouvrez donc, N. de D. ! — On n'ouvrit pas davantage et la voiture s'éloigna pour chercher l'abri des maisons de la rue Marengo.

La fusillade se rapprochait, les volées d'artillerie faisaient trembler les vitres ; les fédérés venaient d'abandonner la barricade de la rue du Louvre, mais avant de partir ils avaient mis le feu à quelques maisons de la rue de Rivoli ; l'une d'elles, qui contenait un dépôt d'eau dentifrice, c'est-à-dire d'alcool, ne tarda pas à brûler avec une violence extraordinaire. Il était huit heures et demie du matin environ, peut-être neuf heures, lorsque deux capitaines du génie, MM. Delambre et Riondel, entrèrent en courant dans la galerie d'Apollon ; M. Barbet de Jouy et quelques employés étaient là. Il y eut un cri de surprise. L'un des officiers expliqua qu'envoyé en mission avec son camarade par le général Douay pour reconnaître si l'on pouvait sauver les Tuileries, si l'on pouvait protéger le Louvre, il tournait depuis plus d'une heure autour du palais, frappant, appelant à toutes les grilles sans parvenir à se faire entendre. Fatigué de crier en vain, il avait cherché et trouvé une échelle qui lui avait enfin permis de pénétrer dans le grand escalier.

Les deux capitaines demandèrent à être conduits sur les toits afin de constater s'il y avait possibilité d'isoler le Louvre des Tuileries en pratiquant une coupure dans un endroit propice. M. Barbet de Jouy ordonna à l'un des gardiens d'accompagner les officiers vers les combles. Le gardien hésita et répondit : J'ai des enfants ! — M. Barbet de Jouy reprit : C'est juste, mon ami ; — puis se tournant vers les officiers, il dit : Messieurs, veuillez avoir la complaisance de me suivre. — Il guida les capitaines du génie, parcourut avec eux la longue toiture où l'on était assourdi par le bruit des balles. Pendant ces jours de péril, M. Barbet de Jouy s'est dévoué sans réserve ; dans un journal tenu par un témoin oculaire, je lis : Il était partout, encourageant les uns, ranimant les autres, déployant de tous côtés la plus grande énergie et s'occupant avec un calme admirable des mesures préservatrices qu'il était urgent de prendre. — Il a été extraordinaire de fermeté dans l'accomplissement de son devoir, d'indulgence pour son personnel, de dignité avec les délégués de la Commune, d'impassibilité devant le péril ; prêt au sacrifice, ne demandant à personne un dévouement dont il ne donnât lui-même l'exemple, décidé à périr ou à sauver le dépôt qui lui avait été confié, mêlant naturellement quelque chose de chevaleresque à tous ses actes, il a été la plus haute expression des vertus dont la Commune était au moins la négation.

Là sur les toits, en compagnie des capitaines Delambre et Riondel, il put contempler l'étendue de l'incendie et comprendre que le Louvre pouvait être attaqué par deux côtés à la fois. Les murailles des bâtiments nouveaux élevés par Hector Lefuel étaient bonnes et résisteraient ; mais, malgré les combles de fer, le feu dévorant les solives et les chevrons en bois pouvait envahir la grande galerie des tableaux, et alors tout serait à craindre. — Non, rien n'était plus à craindre, car le marquis de Sigoyer était à l'œuvre depuis une heure, à la tête du 26e bataillon de chasseurs à pied dont il était le commandant.

 

II. — LE MARQUIS BERNARDY DE SIGOYER.

Le 26e bataillon de chasseurs à pied. — Son commandant. — Un engagé volontaire. — A Thionville. — Évasion. — A Saint-Omer. — L'armistice. — Haine contre la Commune. — L'avant-garde. — Les instructions précises. — Le capitaine Lacombe. — Il faut sauver le Louvre. — Décision énergique. — On attaque le feu. — On recule. —On fait la coupure en avant du pavillon Lesdiguières. — Ordre de départ. — Refus du commandant de Sigoyer. — Il veut achever son œuvre. — Les capitaines Delambre et Riondel au pavillon Richelieu. — La clef des conduites d'eau. — Arrivée du colonel des pompiers. — Sauvetage méthodique. — Dangers auxquels les musées sont exposés. — Le drapeau tricolore amené. — La Commune a-t-elle voulu brûler le Louvre ? — Fils télégraphiques. — Note de Bergeret. — La chalcographie. — Est-ce un foyer préparé ? — Le 26e bataillon reprend sa marche en avant. — Un billet du commandant de Sigoyer. — Prise de la place Royale. — Disparition du marquis de Sigoyer. — Prise de la place de la Bastille. — Le cadavre. — Légende. — Les probabilités. — Dépouillé et volé. — Récompense nationale.

 

Le 26e bataillon de chasseurs à pied appartenait à la brigade Daguerre de la division Vergé, division momentanément détachée du corps de Vinoy et placée sous les ordres du général Félix Douay, commandant la quatrième armée devant Paris. Dans la journée du 21 mai, aussitôt que nos soldats eurent franchi la porte de Saint-Cloud, le 26e bataillon entra en ligne. Il était commandé par le marquis Bernardy de Sigoyer, homme de guerre d'une haute valeur dont il convient de faire connaître les états de service, ne serait-ce que pour prouver aux détracteurs systématiques de notre organisation sociale que nous savons faire bonne place à ceux qui le méritent. Il était de famille militaire, mais on le destina à la robe et on l'envoya faire son droit à Toulouse. Il n'y tint pas, le sang des ancêtres lui battait au cœur, et dès que sa vingtième année eut sonné, il jeta le code aux orties et s'engagea, le 25 juillet 1845, dans un régiment de zouaves. Dès lors il est toujours où l'on combat ; sous-lieutenant en 1851, lieutenant en 1854, il ne quitte l'Afrique que pour aller en Crimée ; il est capitaine en Italie ; le 15 juillet 1870, il est nommé chef de bataillon au 44e régiment d'infanterie, et comme l'on sait que l'on peut compter sur lui, il est envoyé à Thionville en qualité de commandant en second. Il y fut admirable d'intrépidité. Ses sorties sont restées légendaires. Un coup de feu, reçu le 27 septembre, dans la hanche droite, ne l'arrêta guère, et il continuait à harceler l'ennemi, lorsque, le 22 novembre, un éclat d'obus lui brisa le péroné de la jambe droite. Thionville, malgré sa vaillance, n'était point en état de résister aux forces qui l'accablaient, elle capitula. Le commandant de Sigoyer, la jambe maintenue dans un appareil, fut laissé à l'ambulance installée dans un ancien pensionnat dont le mur de clôture plongeait dans la Moselle. M. de Sigoyer avait près de lui un soldat légèrement blessé qui lui servait d'ordonnance. Celui-ci, d'après les ordres de son commandant, vérifia le mur de clôture et y découvrit une brèche assez large pour donner passage à un homme. On se procura des cordes et, profitant d'une nuit sombre, on se laissa glisser jusqu'aux bords de la rivière ; on s'empara d'une barque prussienne, on y monta, on coupa les amarres, et, par un froid glacial, on s'en alla au fil de l'eau. M. de Sigoyer souffrait considérablement, car il n'est pas facile de traîner une jambe brisée à travers de pareilles expéditions. Les fugitifs se laissèrent dériver sur la Moselle pendant huit kilomètres, et eurent la bonne fortune d'être recueillis par un ancien officier français, qui leur facilita les moyens de gagner le Luxembourg.

Sigoyer traversa la Belgique et vint se mettre à la disposition de la délégation de Tours, qui l'envoya former à Saint-Omer un nouveau bataillon de chasseurs à pied. Dès que l'état de sa blessure lui permit de monter à cheval, il rejoignit l'armée de Faidherbe et s'y comporta selon son habitude, héroïquement. L'armistice le désespéra ; il écrivait à un de ses parents : Vous êtes heureux, vous autres, de pouvoir rire encore ; moi, je ne rirai plus jamais, jamais ! Le 26e bataillon, qu'il commandait depuis le 23 décembre 1870, fut appelé à Versailles et prit part à tous les combats sous Paris. Bernardy de Sigoyer était un admirable type de soldat : sa forte tête, ses cheveux ras, son ferme regard, ses maxillaires inférieurs légèrement saillants comme ceux des hommes d'énergie, ses larges épaules, sa taille moyenne mais solide, rappelaient, un peu plus en grand, la figure du maréchal Ney. Il devait avoir la décision prompte et l'action redoutable ; très bon en outre et paternel pour, ses soldats, il leur rappelait souvent que, lui aussi, il avait porté le sac au temps de sa jeunesse. On peut croire qu'un tel homme, blessé en Afrique, blessé en Crimée, blessé en Italie, deux fois blessé à Thionville, toujours sacrifié au devoir et amoureux de la France, avait vu avec horreur la Commune étaler ses hontes devant les Allemands. Lorsque, le 21 mai, vers six heures du soir, le général Douay passa devant le 26e bataillon, il remarqua l'animation du commandant de Sigoyer.

Le 22 mai, le 26e bataillon, lancé en avant-garde, enleva le Palais de l'Industrie après avoir nettoyé le pont des Invalides et le cours la Reine de façon à permettre à la division Vergé de se déployer jusqu'au faubourg Saint-Honoré. Les meilleurs tireurs, juchés sur la toiture du palais, gênèrent singulièrement le feu d'artillerie que les insurgés, maîtres des terrasses des Tuileries, dirigeaient sur les Champs-Elysées. Dans un rapport adressé, le soir même, au général Daguerre, le commandant de Sigoyer cite, d'une façon spéciale, le capitaine Lacombe, qui, dans les journées du 21 et du 22 mai, a donné les plus grandes preuves de bravoure et d'intelligence de la guerre. La journée du 23 fut occupée à ébaucher la construction de batteries dans les Champs-Elysées et à tirailler contre les insurgés des Tuileries, de la rue de Rivoli et de la rue Royale. Le 24 mai, à quatre heures du matin, le bataillon reçoit l'ordre de se porter dans le jardin des Tuileries en suivant la terrasse du bord de l'eau et de se maintenir dans cette position jusqu'à ce qu'un ordre nouveau lui trace l'itinéraire à suivre. Un quart d'heure après, le bataillon était en marche. Le mouvement fut mené avec un tel entrain, que de petits postes communards restés en observation près des Tuileries furent enlevés. Le bataillon prit position derrière la barricade qui fermait le quai près du pont de la Concorde, sur la terrasse du pont tournant et sur la terrasse du bord de l'eau. Là il attendit les ordres qu'il devait recevoir.

On était immobilisé en présence des incendies dont on était enveloppé de toutes parts ; on était impatient et l'on piétinait sur place. Le capitaine Lacombe n'y tint pas, et au risque de sa vie il s'en alla, tout seul, faire une reconnaissance sur les quais. Il constate que le feu des Tuileries s'étend de proche en proche par les combles de l'aile où la nouvelle salle des États est appuyée, que le musée du Louvre est menacé et que, si on veut le sauver, il faut agir résolument, sans perdre une minute. Le capitaine Lacombe revint faire son rapport verbal au commandant de Sigoyer. Celui-ci était perplexe. L'ordre qu'il avait reçu ne pouvait être interprété que d'une seule façon : rester sur les terrasses jusqu'à ce que d'autres instructions indiquent sur quel point il faut se porter. Soit ; mais pendant que l'on attendrait les ordres, les musées pouvaient brûler. Le marquis de Sigoyer n'hésita pas ; il se décida à n'obéir qu'à son initiative et prit ses dispositions pour s'emparer du Louvre.

La place n'était pas bonne ; du haut d'une barricade placée près du Pont-Neuf, les fédérés balayaient les quais ; on passa néanmoins, en rasant les murailles, homme à homme, au pas de course, lestement, derrière Bernardy de Sigoyer qui ne se ménageait pas. Par le guichet des Lions on se jeta dans le Carrousel ; si çà et là il restait encore quelques insurgés, on les fit décamper à coups de fusil ; car il est à remarquer que pas une fois une troupe de fédérés, si nombreuse qu'elle fût, n'a pu tenir qu'à l'abri des barricades, et que toujours elle a pris la fuite dès qu'elle s'est rencontrée réellement face à face avec nos soldats. Le commandant de Sigoyer était dans le Louvre clos et encore intact ; il ne s'agissait plus maintenant de combattre des révoltés ; il fallait combattre l'incendie, sans armes appropriées, et le vaincre ; ce n'était point tâche facile.

On fouilla les caves, l'agence des travaux, les chantiers où des ouvriers avaient abandonné leurs outils ; tout ce qui put servir, haches, pioches, marteaux, fut saisi avec empressement, et la première compagnie, ayant en tête son capitaine M. Lacombe, s'élança dans les escaliers, grimpa jusque sur les toits et, entre la salle des États, et le pavillon la Trémoille, essaya de pratiquer une coupure. Le cœur ne manquait à personne, mais l'endroit n'était pas tenable ; l'intensité de la chaleur, sinon les flammes, repoussait les travailleurs. On peut se rendre compte de la fournaise contre laquelle on avait à lutter, par ce fait que les combles en fer de la nouvelle salle des États ont été tordus et qu'il n'est point resté vestige du chevronnage et du solivage qui était en chêne. Le sergent Alazet dirigeait la première escouade, il fut forcé de reculer jusqu'en avant du pavillon Lesdiguières ; si celui-ci avait pris feu, le musée des tableaux, envahi par la grande galerie, eût flambé comme paille. Pendant que la première compagnie s'efforçait d'isoler le Louvre, les cinq autres compagnies du bataillon, gardées par leurs vedettes, avaient déposé leurs fusils, et sous la direction des officiers faisaient la chaîne depuis les prises d'eau jusque sur les toits, à l'aide de seaux, de cruches, de tout récipient que l'on avait pu découvrir.

Le feu semblait reculer ; encore une heure peut-être, et l'on en serait maître. Le commandant de' Sigoyer encourageait ses hommes, mettait la main à la besogne et disait : Allons, mes enfants, nous sauvons le plus riche trésor d'art qui existe au monde ! Il commençait à être satisfait de son œuvre et croyait bien avoir victoire gagnée, lorsqu'un officier d'état-major vint lui apporter l'ordre de rejoindre immédiatement la division. Il fut atterré. Obéir ? le Louvre pouvait être perdu. Pour la seconde fois depuis le matin, lui, le soldat soumis qui avait toujours donné l'exemple de l'obéissance passive, il se résolut à demander un sursis et le droit d'achever le sauvetage qu'il avait entrepris. Les travaux ne furent donc point interrompus et ils marchèrent si rapidement, si au gré de tous les souhaits, que le marquis de Sigoyer put détacher trente, hommes de son bataillon pour les envoyer au pavillon Richelieu où la bibliothèque embrasée était, de ce côté-là aussi, une menace pour le Louvre. Fort heureusement, les capitaines du génie MM. Delambre et Riondel y étaient.

Ils avaient rassemblé dans la rue de Rivoli une compagnie du 91e de ligne et avaient pénétré dans la caserne de l'ancienne gendarmerie de la garde. En passant par les lucarnes, on avait pu arriver au mur qui sépare ce bâtiment de la bibliothèque ; il était temps, les portes braisaient déjà, la caserne allait prendre feu, et elle est, par le pavillon Colbert, contiguë au Louvre même. On trouvait bien des conduites d'eau, mais les robinets à écrou étaient fermés et nul n'en avait la clef, qui, selon un déplorable usage, était déposée chez le fontainier. Le capitaine Delambre courait partout en demandant les clefs. Un serrurier, brigadier de la chambre de veille des Tuileries, M. Julien Grandubois, se dévoua ; il traversa les rues que sillonnaient les balles, arriva sain et sauf rue de Lévêque où demeurait le fontainier, qui accourut. On avait de l'eau dès lors en abondance et l'on organisa un service de secours. On requérait du monde pour faire la chaîne. A cet appel on ne répondit pas avec un bien vif empressement, si j'en crois M. Gerspach qui y était et qui a dit : Presque personne n'est venu ; il est vrai que des obus tombaient toujours, mais enfin on pouvait passer ; nous aurions dû être plus d'un millier, nous n'avons été qu'un nombre insignifiant[7]. Ce nombre insignifiant s'est sans doute multiplié par sa propre énergie, car il a réussi à rompre l'action du feu et a protégé les musées du Louvre.

A midi, le colonel des sapeurs-pompiers de Paris, M. Villerme, arrivait au pas de course. Installé dans la caserne de Passy depuis la veille, il avait, à dix heures du matin, reçu du maréchal Mac-Mahon ordre de se transporter aux Tuileries avec son personnel et son matériel pour combattre l'incendie. Le sauvetage prit alors une direction méthodique ; le feu fut vaincu dans les règles. Des pompes, dressées contre la galerie Rivoli, empêchèrent les flammes d'envahir le pavillon de Rohan ; d'autres furent mises en batterie à la hauteur de la salle des États, où travaillaient toujours les chasseurs du commandant de Sigoyer ; pendant ce temps, le lieutenant-colonel de Dionne renforçait les secours portés au pavillon Richelieu et envoyait une escouade au Palais-Royal. A deux heures, le feu qui s'avançait vers le Louvre était maîtrisé ; à cinq heures il était sans péril.

Est-ce à dire pour cela que nos musées aient été à l'abri de tout danger aussitôt que le commandant de Sigoyer au pavillon Lesdiguières et le capitaine Delambre au pavillon Richelieu eurent arrêté l'incendie ? Loin de là ; les libérateurs mêmes ont failli en entraîner la perte. Dès que les soldats de l'armée française eurent pénétré dans le Louvre, ils. en firent une forteresse d'où ils combattaient la révolte. Une compagnie de chasseurs à pied s'était précipitée dans la galerie d'Apollon. Malgré les supplications des conservateurs, les soldats avaient ouvert les fenêtres et tiraillaient contre la barricade élevée près du Pont-Neuf. Les insurgés ne se faisaient faute de riposter. Les balles cassaient les vitrines, trouaient les tapisseries, écaillaient les moulures. Cela pouvait avoir de graves conséquences, car les insurgés du Pont-Neuf semblaient décidés à ne point quitter la partie. S'ils avaient eu du canon, plus d'une collection eût été détruite. Les conservateurs se désolaient et se demandaient avec angoisse si ce jour de salut allait causer la ruine du Louvre, lorsqu'ils virent les insurgés de la barricade détaler comme des loups tirés. Des bérets bleus s'étaient montrés en haut de l'hôtel de la Monnaie : c'étaient les fusiliers marins de la division Bruat qui, tournant la position et la dominant, chassaient du même coup les fédérés du Pont-Neuf et délivraient les musées du Louvre.

Tout péril était donc conjuré ? Non, pas encore ; car on avait fait hisser le drapeau français au-dessus du pavillon Lemercier, dans la cour de François Ier. Le commandant de la batterie du Père-Lachaise ne tarda pas à s'en apercevoir, et.les obus communards s'empressèrent de démontrer que le Louvre s'était pavoisé trop tôt. Heureusement le général Vergé arriva avec son état-major prendre position dans le palais que sa division occupait en partie. Il se rendit aux observations qu'on lui adressa ; le drapeau tricolore fut amené et les projectiles devinrent rares. Cette fois, c'était la dernière alerte ; mais toute la façade de la galerie d'Apollon dut subir un ravalement complet.

La Commune a-t-elle eu l'intention de détruire le Louvre ? On l'a dit, on l'a répété avec insistance ; pour ma part, je ne le crois pas. Une seule raison suffit à ma conviction : si la Commune avait voulu brûler le Louvre, elle l'eût brûlé. Les conservateurs, les employés, les surveillants s'y seraient opposés et eussent lutté avec désespoir, on peut l'affirmer sans hésitation ; mais une cinquantaine d'hommes si dévoués, si agiles qu'ils soient, ne réussiront jamais à préserver de l'incendie un palais aussi vaste, rempli de matières combustibles, ouvert par quatre façades sur des espaces facilement abordables, et que rien ne défendait. Il suffisait d'un bidon de pétrole et d'une allumette pour qu'il n'y eût plus là que des ruines. Une découverte faite par les sauveteurs du pavillon Lesdiguières a donné lieu de croire que la Commune avait préparé l'incendie du Louvre. L'interprétation a été erronée. Dans le pavillon de Flore, dans la salle des États, dans les appartements réservés, sous l'Empire, aux logements du grand-écuyer et du grand-veneur, on arracha des fils de laiton couverts de gutta-percha symétriquement disposés le long des murs. Quelques-uns de ces fils sont conservés, encore à l'heure qu'il est (1878), à titre de curiosité, par les personnes qui les ont enlevés. On s'est imaginé qu'ils avaient pour but d'agir de loin sur des fourneaux de mine préparés d'avance et destinés à faire sauter le Louvre. L'explication est plus simple et surtout moins dramatique. En 1869, Napoléon III fit établir une communication électrique entre son cabinet et l'appartement du général Fleury. Les fils de laiton qui mettaient en relation le souverain et le grand-écuyer ont été pris pour des conducteurs d'incendie, et ont motivé une légende qui n'a aucune raison d'être.

Deux faits cependant, que je dois rapporter, semblent contradictoires à l'opinion que j'ai émise. Bergeret n'a point été arrêté après la chute de la Commune ; il put gagner la Belgique, en accompagnant un député qui le fit passer pour son secrétaire. Il a publié, dans le New York Herald, une note justificative de sa conduite, note dans laquelle il affirme que son goût pour les beaux-arts l'a empêché d'incendier le Louvre, quoiqu'il en eût reçu l'ordre du Comité de salut public. L'autre fait est plus sérieux. Lorsque, le 24 mai, les conservateurs des musées entrèrent dans la chalcographie située au rez-de-chaussée de la cour de François Ier, près du guichet Marengo, ils trouvèrent les salles clans un état de désordre méthodiquement produit. Quelques fédérés avaient pénétré, on ne sait comme, dans l'appartement du général Lepic ; ils en avaient brisé la porte condamnée qui pouvait donner accès au musée des gravures et s'étaient emparés de celui-ci. Une planche d'argent, portant le numéro d'ordre 1914, gravée par Simon de Rasse et représentant le portrait de Jacques d'Angleterre, a été enlevée ; les tiroirs du bureau du conservateur ont été forcés ; ceci n'est qu'un vol ; mais voici qui est plus grave : dans les salles garnies de casiers et de larges tables, toutes les gravures avaient été répandues sur le parquet, par-dessus les tiroirs renversés. Çà et là on avait jeté des pains de cire vierge qui servent à l'impression en taille-douce et dont un atelier voisin était amplement fourni ; en outre, sur l'une des tables on avait disposé deux torches en papier formées avec la proclamation par laquelle Delescluze apprenait, le 11 mai, aux citoyens de Paris qu'il venait d'être nommé délégué civil à la guerre. Du reste, pas un flacon d'essence, pas un bidon de pétrole, pas une cartouche ; mais dans un endroit voisin une tourie de vitriol. Cela ressemble bien à des préparatifs d'incendie : les incendiaires s'y sont-ils pris trop tard, et ont-ils été dérangés par l'arrivée des troupes ? ont-ils quitté le Louvre et n'ont-ils pu y entrer après que les grilles ont été enchaînées ? ont-ils renoncé spontanément à leur projet ? Nous ne savons que répondre, sinon que le Louvre n'a pas été brûlé ; mais il aurait pu l'être si le feu longeant les galeries du bord de l'eau et atteignant déjà le pavillon la Trémoille n'avait été coupé, grâce à la reconnaissance faite par le capitaine Lacombe et à l'initiative du commandant de Sigoyer, qui ne devait point survivre à sa grande action ; la mort ne sut pas l'épargner, et il tomba avant d'avoir vu l'anéantissement de la révolte qu'il combattait.

Le 24 mai, vers deux heures de l'après-midi, lorsque l'arrivée des pompiers et des soldats de ligne eut rendu à peu près inutile la coopération de ses hommes, il rassembla son bataillon et, par ordre supérieur, alla occuper la place du Châtelet, où il força, avec son entrain habituel, plusieurs barricades placées aux environs de l'Hôtel de Ville. A la lueur des incendies, il écrivit, au crayon, le billet suivant, qu'il ne put faire parvenir à sa femme et qui fut retrouvé sur sou cadavre : J'ai enlevé ce matin avec mon bataillon le quai du Pont-Royal et pris possession du Louvre. J'ai eu le bonneur de sauver les richesses artistiques de la France. Le 25 mai, après une nuit de repos, le 26e bataillon reprit sa marche en avant vers le grenier d'abondance. Tout à coup il reçut ordre, à six heures du soir, de changer d'itinéraire. A ce moment, sans doute, la division Vergé venait de quitter le corps du général Douay et de rentrer sous le commandement du général Vinoy. Après avoir escaladé, sous le feu des insurgés, quelques barricades dans la rue des Francs-Bourgeois, le 26e bataillon attaque la place Royale, occupée par les fédérés. La première et la seconde compagnie, sous le commandement du capitaine Lacombe, enlèvent dans un très brillant combat, la place Royale et toutes les rues qui y débouchent. Un poste avancé est établi dans une maison du boulevard Beaumarchais qui a vue sur la rue Amelot et le boulevard Richard-Lenoir. Le général Daguerre, qui assistait à l'action, félicite les officiers et les chasseurs de leur conduite ; la brigade campe sous les arcades et sous les arbres de la place.

Le vendredi 26 mai, vers deux heures du matin, le général Daguerre fit appeler le commandant de Sigoyer, que l'on chercha vainement et que l'on ne put découvrir. On s'inquiéta, on fouilla les maisons voisines, on interrogea les soldats et les sentinelles. A minuit, on l'avait vu se diriger seul vers la place de la Bastille ; depuis lors il n'avait point reparu. A cinq heures, la brigade attaqua la place de la Bastille ; à huit heures elle en était maîtresse et se reforma près de la colonne de Juillet, pendant que le 26e bataillon, dont le capitaine Lacombe avait pris le commandement, et le 37e régiment d'infanterie de marche arrachaient aux insurgés les barricades qui fermaient l'entrée du boulevard Richard-Lenoir, de la rue de la Roquette et du faubourg Saint-Antoine. A neuf heures, le corps du commandant de Sigoyer fut retrouvé, près d'une maison incendiée, entre le boulevard Beaumarchais et la rue Jean-Beausire. Ce fut un cri de douleur dans le bataillon, et du désespoir même des soldats qui adoraient leur commandant naquit une légende qu'il faut détruire, car elle est contraire à la vérité.

On a dit que le marquis de Sigoyer, saisi vivant par les insurgés, avait dû subir un jugement dérisoire ; qu'on lui avait coupé les mains qui avaient tiré sur le peuple ; puis qu'on l'avait attaché à la grille de la colonne de Juillet, que l'on avait versé sur lui un seau de pétrole et qu'on l'avait brûlé. Ces cruautés ne furent point commises, et les soldats de la Commune n'ont point à se les reprocher[8]. Le commandant de Sigoyer a été assommé d'un coup de crosse de fusil ; son cadavre est resté là même où il a été frappé ; les débris enflammés d'une maison l'ont couvert, lui ont carbonisé les mains, la partie droite du corps et l'ont mutilé de telle sorte que l'on a pu, jusqu'à un certain point, croire qu'il avait été supplicié. Il m'a été possible de reconstituer les faits en réunissant des indices qui sont presque des preuves. Voici, je crois, ce qui s'est passé.

Vers le milieu de la nuit du 25 au 26 mai, le marquis de Sigoyer, présumant qu'il aurait à conduire la tête d'attaque contre les forces insurrectionnelles retranchées sur la place de la Bastille, partit seul en reconnaissance, sans prévenir personne, afin d'aller examiner l'importance des obstacles contre lesquels il aurait à lutter. Il a dû suivre la rue des Tournelles, le passage Jean-Beausire, la rue Jean-Beausire, et aller ainsi, presque à tâtons, au milieu de l'obscurité, jusqu'à l'angle de la rue et du boulevard. Au moment où, accoté contre la dernière maison à gauche, il avançait la tête pour découvrir la place de la Bastille, un fédéré, placé en vedette, dans l'ombre de quelque porte cochère, l'aperçut et, évitant de tirer pour ne point donner l'éveil aux troupes campées sur la place Royale, le frappa à la nuque d'un coup de crosse lancé à toute volée. Le choc a brisé la base du crâne, le chien du fusil a perforé les os, le contre-coup a déchiré l'artère basilaire. La mort a été foudroyante ; le bon soldat n'a point souffert. Après avoir été tué, il fut dévalisé. On lui enleva ses bottes, son sabre, son ceinturon, un revolver à garniture d'argent qui était un premier prix de tir obtenu dans un concours, son porte-monnaie et une sacoche en cuir contenant 3.800 francs. C'est ainsi, du reste, que la Commune a fait la guerre : tout soldat tué et tombé entre ses mains a été dépouillé.

Un acte législatif a rendu justice à la mémoire du marquis Bernardy de Sigoyer ; l'Assemblée a voté, sans contestation ni réserve, une rente perpétuelle pour sa veuve, à titre de récompense nationale ; l'exposé des motifs dit[9] : Si, parmi les trésors de l'art ancien et de l'art moderne amoncelés dans le Louvre, quelques-uns avaient été déplacés, le plus grand nombre restait encore et allait disparaître dans un épouvantable sinistre, lorsque est intervenu avec autant de courage que d'à-propos le 26e bataillon des chasseurs à pied. Eh bien ! le brave commandant qui l'a conduit, celui que ses compagnons d'armes sont unanimes à proclamer le plus méritant de tous, il est mort, et c'est vis-à-vis de sa famille désolée que la France peut et doit s'acquitter du service immense rendu à la civilisation par la conservation du musée du Louvre. L'histoire, en ceci, sera d'accord avec la puissance législative ; car si sa mission est de flétrir les envieux qui ont tout fait pour détruire l'ordre social, son devoir est d'honorer les héros qui n'ont rien épargné et qui ont donné leur vie pour le sauver.

 

 

 



[1] Voir l'Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars, t. II, dépositions des témoins, p. 255.

[2] Voir Pièces justificatives, n° 5.

[3] Enfermée dans une vaste caisse, descendue dans les sous-sols des bâtiments neufs de la Préfecture de police, la statue fut ainsi soustraite aux atteintes de l'incendie.

[4] Jourde, délégué aux finances, a dit devant le Conseil de guerre que des personnes, qu'il ne désigne pas, lui avaient offert une avance de cinquante millions garantie par les tableaux du Louvre. — Voir Gazette des Tribunaux, 7 et 8 août 1871, p. 415.

[5] Le Journal officiel de la Commune publia, le lundi 22 mai 1871, l'avis suivant : Le public est averti que les musées du Louvre seront fermés pendant, quelques jours pour cause majeure ; la Commission fédérale des artistes procède en ce moment à leur réorganisation.

[6] Grâce à M. Barbet de Jouy, qui les fit sortir du Louvre en sa compagnie lorsque la bataille eut pris fin.

[7] Vide supra, loc. cit.

[8] Après chaque insurrection, des fables pareilles se répandent et s'accréditent dans le public. En juin 1848, on disait que les mobiles prisonniers étaient sciés entre deux planches. Ces exagérations sont regrettables, mais il faut reconnaître qu'elles prennent naissance dans les cruautés réellement commises : en 1848, l'assassinat du général Bréa et de son aide de camp, le capitaine Mangin ; en 1871, le massacre des otages et les incendies.

[9] Voir Journal officiel, 22 août 1871, p. 2870.