I. — LE GOUVERNEUR MILITAIRE. Le pétrole. — Appareil Parisel. — La proposition Grélier. — Alexis Dardelle. — Vélocipédistes. — L'orgue de la chapelle. — Les ivrognes. — Louis Madeuf. — Cabotin et chef d'escadron. — Etienne Boudin. — La chambre de veille. — Voleur. — Jacques West. — Un égaré. — Le Comité central et la paix. — Un billet échappé à l'incendie. — Antoine Wernert. — Double jeu. — Le planton Minot. — Les communards dans le château. — Parc d'artillerie. — L'égalité selon la Commune.Ce fut en 1564 que, sur l'ordre de Catherine de Médicis, Philibert Delorme jeta la première fondation du château des Tuileries ; presque tous les souverains qui régnèrent sur la France tinrent à honneur de le continuer ou de l'embellir ; à la veille de la révolution du 4 septembre on y travaillait encore. Il fallut donc à la monarchie trois cents ans pour l'élever ; une nuit suffit à la Commune pour le détruire. Il était resté debout pendant la Terreur, il n'avait même pas été menacé par les invasions de 1814 et de 1815. L'insurrection du 18 mars suivit imperturbablement sa logique et s'effondra au milieu des incendies allumés par elle ; des Tuileries elle fit une ruine que remplit un peu de cendres. Le pétrole tourmentait l'esprit des communards ; il y avait là un nouveau moyen de destruction fait pour tenter des hommes qui s'intitulaient volontiers les apôtres de l'humanité nouvelle ; avant d'en inonder notre ville réservée à périr, ils avaient essayé de l'utiliser contre nos soldats. Dans le cabinet de Delescluze, sur son propre bureau, on trouva, au ministère de la guerre, la lettre que voici : Commune de Paris, délégation scientifique. Paris, le 18 mai 1871 : J'ai demandé à Dombrowski qu'il fît creuser une casemate dont je lui ai donné les dimensions pour y placer notre projecteur à pétrole. Depuis j'ai envoyé trois fois pour voir si les travaux s'avançaient, personne n'a pu me répondre à ce sujet. Je suis prêt à envoyer les appareils. Le membre de la Commune, chef de la délégation scientifique : PARISEL. Et en note, de la mince écriture de Félix Pyat : Répondre à Parisel, en faisant ce qu'il demande. La proposition d'envoyer à Dombrowski des projecteurs destinés à arroser les troupes françaises avec des jets d'huile minérale enflammée devait rester sans réponse, car déjà le général fédéré qui commandait la première armée avait fait son arrangement avec Georges Veysset, et dès le 14 mai avait pris ses précautions en promulguant l'arrêté suivant : Le colonel Mathieu est nommé commandant supérieur de toutes les forces réunies entre le Point-du-Jour et la porte Wagram. La Commune eut beau placer un de ses membres, Dereure, en qualité de commissaire civil auprès de Dombrowski, Parisel ne réussit pas à lui faire adopter ce qu'il appelait modestement ses appareils. Non seulement on rêvait d'incendier Paris à l'aide du pétrole, mais on s'ingéniait à découvrir, des moyens expéditifs de le faire sauter. Au siège même du Comité central, on mit la main sur cette pièce que je reproduis textuellement et qui fait elle-même son propre commentaire : En cas de revers de notre armée, Grélier propose : d'ici deux ou trois jours envoyer deux parlementaire à Versailles pour que dans les vingt-quatre heures ils envoient deux Versaillais ; leur montre tous les dossiers des notaires, des avoués, des huissiers et des titres de rentes ; que la dette publique qui se trouve entres les mains de la commune sera détruit, brûlé avec du pétrole. Place de la nitroglicérine sous tous les grands quartier comme Dardelle a placé les poudre aux Tuillerie, après cette promenade il ironts porté lidée de la paix à Versailles. Cette note, dont le patriotisme rachète l'orthographe, est de la main de Grélier, qui avait fait métier de blanchisseur et de baigneur avant d'être membre du Comité central. Il n'était pas pour les demi-mesures ; ce qui ne l'empêcha pas, au lendemain de la défaite, alors qu'il se cachait pour se soustraire à des poursuites qu'il ne réussit pas à éviter, d'écrire à l'un de nos plus illustres généraux pour le prier d'intercéder en sa faveur ; cette lettre, que j'ai sous les yeux, a moins de désinvolture que la note incendiaire, mais le français en est tout aussi boiteux. Dans les préliminaires du traité de paix qu'il proposait d'offrir à Versailles, Grélier loue les préparatifs que Dardelle a faits aux Tuileries. Cet Alexis Dardelle, qui avait servi aux chasseurs d'Afrique, avait été trouvé par le 18 mars à la tête de quelques cavaliers de la garde nationale. Sur les hauteurs de Montmartre, ce transfuge de l'armée se jeta dans la révolte, facilita la reprise des canons et mérita d'être promu au grade de colonel commandant les cavaliers de la république : titre honorifique sous la Commune, qui eut si peu de cavalerie que Rossel, délégué à la guerre, avait prescrit, pour mieux franchir les haies et les fossés, la création d'un corps de vélocipédistes. En attendant que la future cavalerie fût organisée et que Dardelle en devînt le Murat, il avait été nommé gouverneur militaire du château des Tuileries, ce qui lui permit de vivre grassement et loin des soucis de la guerre. C'était un grand garçon grassouillet, prétentieux, portant la tête de côté, bellâtre et s'admirant volontiers ; mais, malgré la beauté vulgaire dont il s'enorgueillissait, il aurait pu réciter la fable de Phèdre Pavo ad Junonem, car il avait une voix éraillée qui sonnait l'alcool. Il ne détestait point la bombance et avait pour les femmes des regards de vainqueur qui ne les laissaient pas insensibles. Ses attitudes penchées, ses façons précieuses, faisaient dire qu'il avait essayé d'être acteur dans un tout petit théâtre ; le fait est peut-être vrai, mais je n'en trouve point trace ; je sais seulement qu'au début de la guerre de 1870 Dardelle était employé à la gare d'un de nos chemins de fer. Dans le monde des fédérés, il avait quelque réputation d'artiste ; les hommes et surtout certaines femmes de son entourage disaient : Il touche si bien du piano ! Il savait la musique, cela n'est point douteux, et pendant le temps de son séjour aux Tuileries, il allait jouer de l'orgue dans la chapelle, qui retentissait alors d'airs un peu profanes pour un tel lieu. Quoiqu'il eût le vin mauvais, disait-on, il ne fut point méchant pour les employés réguliers du château restés à leur poste ; il avait cependant, en qualité de gouverneur, des prétentions qui parfois semblèrent excessives. Il voulait avoir toutes les clefs et il fit enlever celles qui fermaient l'agence des travaux du Louvre ; il ne fallut rien moins que l'intervention de Frankel, membre de la Commune, délégué au ministère des travaux publics, pour les faire restituer à qui de droit. Dardelle aurait traversé fort obscurément la Commune, si les Tuileries n'avaient point été brûlées. Il avait pris possession de son gouvernement le 19 mars, et dès le 26 il put reconnaître que son autorité était plus nominative que réelle ; le 127e bataillon tenait garnison au château ; les fédérés pensèrent que le 26 mars était un jour triplement férié, puisque c'était un dimanche, le dimanche de la Passion, et que l'on votait pour l'élection des membres de la Commune ; ils se mirent donc en mesure de célébrer cette belle journée, forcèrent les portes de la cave, y défoncèrent les tonneaux, y vidèrent les bouteilles et se soûlèrent si abominablement que les sentinelles vautrées par terre ronflaient leur garde au lieu de la monter. Dardelle fit des observations que l'on n'écouta guère et des menaces que l'on n'écouta pas. Il écrivit à Raoul Rigault, alors délégué civil à la Préfecture de police, pour demander qu'on lui envoyât des hommes un peu plus sobres et qu'on le délivrât de tous ces cochons ! Le mot y est. Ils ne sont pas polis du tout dans cet endroit-ci, disait Brid'oison. Je ne sais si l'on fit droit à sa réclamation, mais il dut avoir souvent à la renouveler, car les caves des Tuileries, que l'on savait amplement fournies de bon vin, exerçaient sur la milice fédérée une attraction irrésistible. On ne se piquait pas de tempérance à cet époque, et tout objet convoité devenait invariablement propriété nationale[1]. Dardelle avait autour de lui un groupe d'officiers assez nombreux, dont quelques personnages seulement sont à nommer, entre autres Louis Madeuf, ordinairement connu sous le nom d'Armand, qui était un pseudonyme de théâtre. Chef d'escadron dans les cavaliers de la Commune, chef d'état-major du gouverneur des Tuileries, Madeuf avait alors trente-six ans ; il était maigre, chauve, de taille élevée, et portait sur son visage des traces de fatigue qui ne semblaient dues ni à l'étude ni à la réflexion. Le 8 août 1867 il avait été frappé à Poitiers d'une condamnation à un an de prison pour attentat à la pudeur, châtiment qui ne l'avait point corrigé, car le 3 janvier 1870, à Bordeaux, il était condamné à cinq mois d'emprisonnement pour outrage à la morale publique. Peccadilles peu importantes, en vérité, et dont la Commune ne crut devoir tenir compte. Madeuf était acteur ; il jouait les traîtres et courait les théâtres de province. Surpris par la guerre à Paris où il était venu chercher un engagement, il avait passé des éclaireurs à pied de la Seine dans les éclaireurs à cheval. Lorsque ce dernier corps, assez indiscipliné, fut licencié au mois de décembre 1870, on essaya d'en utiliser les débris pour former les cavaliers de la république ; Madeuf y fut lieutenant et s'y lia avec Alexis Dardelle, qui les commandait. Le 18 mars en fit un chef d'escadron et l'installa aux Tuileries. Il y fut inoffensif ; il avait le service de la garde et de la police du château ; plus d'une fois il fit relever des bataillons tapageurs et plus d'une fois aussi il sut punir des fédérés récalcitrants. Ses goûts de cabotin, la manie du costume furent sans doute pour beaucoup dans le rôle qu'il se plut à jouer, ceint d'une écharpe rouge, criant à travers les cours, piaillant dans les corps de garde et caracolant lorsqu'il se rendait à l'ordre à l'état-major de la place Vendôme ; il ne vola pas et fut seulement convaincu d'avoir reçu six bouteilles de vin provenant de l'ancienne liste : péché mignon qui mérite à peine une réprimande et qui n'aurait certainement pas interrompu la carrière dramatique de Madeuf, si ce grand premier rôle du théâtre de Perpignan n'avait paru avoir été un spectateur trop désintéressé de la destruction des Tuileries. Au-dessous de Madeuf s'agitait un tout autre homme, un certain Etienne Boudin, qualifié de capitaine-adjudant-major. Ce n'était qu'un sous-ordre, mais il était digne de marcher de pair et de compagnon avec Ferré, Rigault, Eudes, Ranvier, Mégy et les autres carnassiers de la Commune. II n'y a qu'un cri contre lui : C'était le génie du mal incarné. Ses vices le harcelaient et ne lui laissaient point de repos ; il était complet : il fut ivrogne, voleur, incendiaire et assassin. Il avait alors quarante-trois ans, avait, fait un congé dans un régiment du génie et portait la médaille de Crimée ; en sortant de l'armée, il avait sollicité et obtenu une place de sergent de ville. Une troupe d'élite où la probité la plus scrupuleuse est l'esprit du corps, où une seule faute contre la sobriété entraîne l'expulsion, n'était point pour conserver longtemps un gaillard qui aimait à boire et ne dédaignait pas le bien d'autrui. Au bout de trois mois, Etienne Boudin était congédié et reprenait son état de menuisier, dans lequel il était habile. C'est en cette qualité qu'il fut souvent employé aux Tuileries, pendant les années qui précédèrent la chute du second empire. Il avait eu des boiseries à refaire, des placards à réparer ; il avait vagué dans le château, en connaissait les êtres et avait pu en apprécier la richesse. Il aurait bien voulu faire partie de cette chambre de veille instituée sous le consulat par l'architecte Fontaine, composée d'un serrurier, d'un fumiste, d'un menuisier, d'un charpentier, d'un couvreur, d'un plombier, et qui, les jours de réception et de bal, se tenait en permanence en cas d'incendie ; mais la place qu'il eût pu occuper était prise et ne fut point rendue vacante en sa faveur. Il savait bien ce qu'il faisait lorsque après le 18 mars il s'arrangeait de façon à être attaché à l'état-major de Dardelle ; il avait compté que l'occasion ne lui manquerait pas de fureter dans les bons endroits et d'y faire main basse sur quelques objets à sa convenance ; mais il fut en partie déçu dans son espoir, car les surveillants, les employés, les hommes de peine de la régie régulière se méfiaient de lui et gardaient avec soin les portes des appartements où les meubles précieux de la liste civile avaient été déposes après le 4 septembre. Plusieurs fois ils avaient aperçu Boudin qui, ayant quitté son uniforme et revêtu une blouse, rôdait, quœrens quem devoret, dans les salons, dans les galeries et jusque sous les combles. On redoublait alors de surveillance et l'on s'assurait que les serrures étaient bien fermées. Capitaine-adjudant-major, Etienne Boudin avait un planton, jeune fédéré de seize à dix-sept ans, nommé Albert Sech, orphelin grandi au hasard, élevé on ne sait comme, et auquel les scrofules avaient rongé quatre doigts de la main gauche ; il avait beau être estropié, il n'en était pas moins adroit et agile ; il le prouva lorsque l'on incendia le palais. Etienne Boudin seul aurait suffi à terrifier et à maltraiter les gens du château, s'il n'avait été tenu en bride par un homme qui lui faisait un peu peur, qui semble avoir pris domicile aux Tuileries afin d'éviter de combattre contre l'armée française et qui y déploya de l'énergie pour protéger les employés. C'était un Alsacien qui s'appelait Jacques West. Dans le monde de la Commune, il constitue une exception ; car, si je ne me trompe, il s'est perdu par excès de patriotisme. Il avait servi dans l'armée française, qu'il avait quittée avec le grade de capitaine de zouaves, la croix de la Légion d'honneur, la médaille d'Italie, et s'était établi à Strasbourg, où il dirigea une entreprise de maçonnerie. Lorsque la guerre éclata, il fut nommé lieutenant dans les francs-tireurs du Bas-Rhin, se battit bien devant Strasbourg, et, dès que l'armistice fut conclu, se jeta dans Paris pour y chercher des adversaires à l'ennemi qui brisait sa nationalité et lui enlevait son pays natal Il se rallia à la fédération de la garde nationale, persuadé sans doute qu'elle ne mentait pas lorsqu'elle jurait de s'opposer à l'entrée des Allemands dans Paris, de reprendre la guerre à outrance et de ne signer la paix qu'à Berlin. Jacques West se laissa prendre à ces billevesées ; lui aussi il voulait lutter encore ; il rêvait de se jeter dans les Vosges, de traverser le Rhin, d'aller ravager le grand-duché de Bade, d'enlever Rastatt, et de rentrer triomphalement à Strasbourg. Dans ce but, il essaya de former une légion alsacienne-lorraine, qu'il ne faut point confondre avec la légion lorraine-alsacienne commandée par Othon ; il en fut naturellement nommé colonel. Son illusion fut tenace ; du moins il faut le croire, car elle résista à la proclamation que le Comité central fit placarder le 19 mars, au lendemain des assassinats victorieux à Montmartre : Citoyens de Paris, dans trois jours vous serez appelés en toute liberté à nommer la municipalité parisienne. Alors ceux qui par nécessité urgente occupent le pouvoir, déposeront leurs titres provisoires entre les mains des élus du peuple. Il y a en outre une décision importante que nous devons prendre immédiatement, c'est celle relative au traité de paix. Nous déclarons, dès à présent, être fermement décidés à faire respecter ces préliminaires, afin d'arriver à sauvegarder à la fois le salut de la France républicaine et la paix générale. — Le délégué du gouvernement au ministère de l'intérieur : GRÉLIER. Jacques West prit sans doute cette proclamation pour une ruse diplomatique destinée à masquer un mouvement militaire, et il attendit avec impatience l'heure d'aller combattre. Cette heure vint pour lui le 2 avril ; il marcha vers le rond-point des Bergères, où il se rencontra avec l'armée française, avec ses anciens compagnons d'armes. La déconvenue fut rude. Il assista à la débâcle des fédérés que commandait Bergeret. Ce général de pacotille insurrectionnelle avait beau envoyer dépêche sur dépêche à Pindy, gouverneur de l'Hôtel de Ville : Des canons, des canons, et vite ! Il mena sa retraite comme une déroute, à toutes jambes. Jacques West sut alors à quoi s'en tenir : sous prétexte de guerre nationale, il s'était laissé pousser à la guerre civile ; il fut dès lors décidé à ne plus se battre ; mais, entraîné par un faux point d'honneur, ou peut-être simplement par le désir de toucher sa solde de colonel, il n'osa point jeter ses galons au nez de la Commune et continua de la servir, mais d'une façon platonique en quelque sorte, sans trop se mêler à son dévergondage. Sous prétexte de mieux former sa légion, il prit un appartement aux Tuileries, entre le pavillon Marsan et le guichet de l'Échelle. Il n'y fit pas grand bruit, se tint à l'écart et se contenta de protéger les employés et les caves contre les brutalités et les effractions de Boudin[2]. Par suite d'un hasard inexplicable, dans cet incendie des Tuileries, qui fit sauter des pans des murailles, qui réduisit des marbres en poussière et fondit des bronzes, une feuille de papier échappa intacte ; c'était une lettre de Jacques West : Au capitaine Rougelot de la légion alsacienne et lorraine. Capitaine, veuillez, je vous prie, remettre au porteur du présent billet le revolver qui se trouve dans ma chambre à coucher. Demandez-le plutôt à Berger. Tout à vous d'amitié. WEST, colonel de la légion. — De tout ce que contenait le château, il ne subsiste que ce billet. Jacques West n'avait d'autre autorité dans les Tuileries que celle qu'il s'attribuait et qu'il trouvait dans sa propre énergie ; il n'en était point de même pour Antoine Wernert, homme âgé de cinquante ans environ, ancien sous-officier aux chasseurs d'Afrique, capitaine dans la cavalerie de la Commune, régisseur du palais et employé comme comptable par Alexis Dardelle. Sa conduite ne fut pas nette pendant la durée de l'insurrection ; qui servait-il, la fronde ou Mazarin ? On ne le sut jamais positivement ; tous deux à la fois peut-être, comme tant d'autres qui tâchèrent, sans y bien réussir, de se tenir en équilibre entre Versailles et l'Hôtel de Ville. Antoine Wernert était assez brutal avec les agents réguliers ; on ne s'en plaignait pas trop, car on croyait que sa sévérité n'était qu'un jeu destiné à couvrir des manœuvres conservatrices ; plus tard on fut détrompé, ou l'on se trompa, car dix ans de travaux forcés frappèrent ce régisseur à double face. Près de lui et au-dessus de lui je trouve encore le gouverneur en second des Tuileries, Jean-Baptiste Martin, lieutenant-colonel d'état-major[3], qui n'entra en fonctions que le 6 mai et eut un rôle très effacé. De tous les personnages qui gravitaient autour du citoyen Dardelle, son planton Minot était celui que l'on redoutait le plus. Il faisait du zèle, se croyait républicain sans savoir ce qu'était la république, se disait communard sans se douter de ce que pouvait être la Commune, était toujours affairé et s'imaginait qu'il avait le droit de tout oser ; il le prouva en faisant arrêter par le lieutenant Barrais M. Schœlcher, qu'une curiosité intempestive avait entraîné à venir entendre aux Tuileries un des concerts inventés par le docteur Rousselle[4]. Ce Minot ne mériterait guère que l'on parlât de lui, si le 22 mai il n'avait eu sa part dans une tragédie que nous aurons à raconter. Tous ces gens, grands et petits, colonels et capitaines, gouverneurs et plantons, s'étaient installés aux Tuileries, non point dans le palais proprement dit, mais dans l'aile voisine de l'ex-ministère de la maison de l'empereur, et qui prend son point d'attache au pavillon de Marsan. Ils occupaient en partie les anciens appartements du duc de Bassano et les bureaux réservés à la régie du château. Des bataillons ou seulement parfois des compagnies occupaient les postes et gardaient un parc d'artillerie qui s'étalait dans la cour, derrière les grilles fermées du Carrousel. Selon les besoins de la révolte, ce parc était plus ou moins bien fourni ; un état de situation en date du 20 mai indique dix canons de 7, six canons de 8, un obusier de 16 et sept forges de campagne. Le capitaine d'artillerie directeur et le capitaine commandant le parc n'eurent rien à se reprocher pendant la Commune, car l'un fut acquitté par les tribunaux militaires, et l'autre fut l'objet d'une ordonnance de non-lieu. Ceci soit dit en passant pour répondre aux apologistes de la Commune qui affirment que tout inculpé a été invariablement condamné par les conseils de guerre. Le personnel que la Commune avait placé aux Tuileries n'y menait point une existence déplaisante ; on y donnait volontiers de petites soirées intimes, qui n'avaient point l'éclat des réceptions de Mme la générale Eudes, mais où cependant le bon vin et les femmes d'une vertu peu rigoureuse ne manquaient pas. On se trémoussait entre amis pendant que le colonel Dardelle jouait sur le piano la polka des Casquettes ou la valse du Chien vert, et que chacun louait la Commune d'avoir enfin mis tout le monde à sa place : les archevêques en prison et les gens condamnés pour outrages aux mœurs dans un palais. C'était bien là en effet l'égalité rêvée par ces hommes qui, mieux que les dissertations des naturalistes, ont moralement prouvé l'excellence des théories de Darwin et démontré, par leur exemple, que si l'homme descend des orangs-outangs, il ne demande qu'à retourner à ses ancêtres. Pour eux la Commune a été une ère de réparation ; elle a emprisonné les généraux, fusillé les magistrats, fusillé les prêtres, fusillé les banquiers, fusillé les soldais, mais elle a tout mis en œuvre pour attirer à elle et protéger ceux que la civilisation avait punis parce qu'ils étaient meurtriers, voleurs, publiquement débauchés, banqueroutiers et faussaires. Cela seul fait comprendre pourquoi cette époque a laissé tant de regrets et trouve aujourd'hui sa glorification parmi les gens que la moralité fatigue et que le travail décourage. II. — PRÉPARATIFS DE DÉPART. Lettre de Fontaine. — Domaine privé et liste civile — Jourde. — Commission spéciale. — Aux enchères. — Armes de luxe. — Brocanteurs. — Collection de médailles. — Victor Bénot, gouverneur du Louvre. — Repris de justice. — Réquisitions et vols. — Kaweski. — Arrestation de Dardelle. — Motifs présumés. — 40.000 bouteilles de vin. — La cave au pillage. — Intervention de Jacques West. — Les objets mobiliers appartenant à M. Thiers. — Les munitions emmagasinées aux Tuileries. — Les Versaillais. — Déménagement. — Conduite d'Antoine Wernert. — Doute.L'incendie complet des Tuileries ne permet pas de savoir
d'une façon positive si, comme on l'a dit, le palais a été dévalisé pendant
la Commune ; il est probable que les vols qu'on a pu y commettre ont été de
faible importance. Une partie du linge fut enlevée, il est vrai, mais dans
des conditions qui, pour une certaine mesure, rendent ce fait excusable. Le
25 avril, Joseph Fontaine, directeur des domaines, et chargé de centraliser
le produit des vols à main armée que l'on appelait alors des réquisitions,
adressa la lettre suivante au docteur Rousselle, qui était encore chef des
ambulances de l'insurrection, et qui s'intitulait avec modestie Chirurgien en chef de la république universelle
: Je puis mettre dès aujourd'hui à votre disposition
une grande quantité de draps, serviettes, tabliers, etc., etc., provenant de
la maison de l'ex-empereur. Cela suffisait ; mais Fontaine ne peut
résister au besoin de faire un peu de rhétorique et il ajoute : La Commune de Paris est heureuse de pouvoir consacrer au
soulagement de braves citoyens qui défendent si héroïquement la république et
qui sont blessés en combattant pour nos droits et notre indépendance, le
linge qui jusqu'ici n'a servi qu'aux valets impériaux de tout grade et de
tout rang. Ceci est d'autant plus grotesque que jamais, sous aucune
tyrannie, si ce n'est peut-être pendant la Terreur, servitude plus oppressive
ne fut imposée par des chefs à leurs subordonnés. Chacun des dépositaires de
l'autorité, et ils n'étaient point rares, agissait à sa guise et faisait acte
de despotisme. Pour la moindre fredaine qui déplaisait à ces potentats, leurs
partisans, leurs soldats étaient menacés, incarcérés, jetés en cour martiale
et parfois fusillés. Sous le rapport des fantaisies du pouvoir sans contrôle,
la Commune ressemble à ces cours de rois nègres dont les voyageurs nous ont
conté l'histoire. Les Tuileries renfermaient encore une notable portion des objets de prix appartenant soit au palais, soit à la famille impériale. Ces objets, trouvés et recueillis après la journée du 4 septembre, avaient été placés, par ordre de la commission de liquidation de la liste civile et du domaine privé, dans la salle dite de l'argenterie et du vermeil, située au quatrième étage du pavillon de Flore. Les surveillants réguliers firent, pendant toute la durée de l'insurrection, un service à l'entrée de cette salle. La Commune, elle aussi, avait institué une commission chargée de prendre des mesures pour s'assurer la possession de ces objets, qui ne pouvaient être que la propriété du peuple. Cette commission, où je vois les noms de Dardelle, de Madeuf, de Boudin, n'était point rassurante ; heureusement deux honnêtes garçons en font partie : Alphonse Coupey, alors commissaire de police, bientôt juge d'instruction, et Perrichon, directeur à la délégation des finances. Le vrai maître de la commission, son président, est le délégué aux finances François Jourde. Là on le retrouve ce qu'il a été à la Banque de France, prenant son rôle au sérieux et préservant les dépôts qu'il ne veut pas laisser gaspiller. Trois fois seulement, dans le courant du mois d'avril, du 14 au 22, la commission se réunit. Les portes de la salle de l'argenterie et du vermeil étaient closes et sous scellés. Ceux-ci furent brisés, et un serrurier attaché au service du palais fut requis d'avoir à crocheter les serrures. Dans la soirée du 14 avril, le serrurier fut encore utilisé : il eut à couper des couverts afin que l'on pût en vérifier le métal. Le même jour, il fut décidé à l'unanimité que le service de vermeil offert à Napoléon Ier par la ville de Paris et les vases sacrés de la chapelle du château seraient envoyés à la Monnaie.. Le procès-verbal de ce transfert fut signé par les membres de la commission, puis par Varlin, délégué aux finances conjointement avec Jourde, par M. Gally, ex-régisseur du palais, et par M. Tholomy, ex-brigadier des journaliers. Dans la seconde séance, on tomba d'accord pour faire porter au ministère des finances, afin d'y être mises à l'encan et vendues, les décorations en diamants appartenant à Napoléon III. Dans la troisième, on adopta une semblable résolution pour les bijoux, les armes de luxe, les montres enrichies de pierreries et une très belle collection de tabatières provenant de Napoléon Ier ; chaque fois le procès-verbal fut signé par les personnes que j'ai déjà nommées, et chaque fois Jourde lutta contre la résolution adoptée. Il fit remarquer avec raison, mais en vain, que la valeur intrinsèque des objets était peu de chose en comparaison de leur valeur d'art et d'histoire ; n'était-ce pas une duperie de les proposer aux enchères dans des circonstances mauvaises et n'était-il pas préférable d'attendre que l'on pût en obtenir un prix sérieux ? Cette argumentation si raisonnable ne convainquit aucun des membres de la commission ; tout ce qui avait appartenu aux tyrans n'était bon qu'à être mis au creuset ou vendu à des brocanteurs. Jourde dut céder devant l'opinion de la majorité. Ces objets furent-ils transférés au Trésor ? Cela est douteux ; cependant on y retrouva, dans les caves, une caisse gluante du pétrole versé à flots dans le ministère des finances- ; elle renfermait des armes orientales et des modèles d'armes de guerre achetés par Napoléon III. Vers la fin d'avril, deux individus ayant le type Israélite et parlant une langue étrangère que l'on croit être l'anglais, vinrent, en compagnie d'un des membres de la commission, examiner ce qui restait dans la salle de l'argenterie et du vermeil, parurent discuter des prix et se rendirent à la délégation des finances ; je dirai en outre que de nombreux débris de métal tordu par le feu ont été retrouvés parmi les ruines du palais, et j'ajouterai qu'une collection de médailles rassemblée par Napoléon III se trouve actuellement en Angleterre entre les mains d'un individu, condamné à mort par contumace, qui habita les Tuileries pendant la Commune, et dont la science numismatique parvient, tout juste, à reconnaître au poids la différence qu'il y a entre un Othon et un Alexandre. Il est donc probable que des détournements ont été commis au préjudice de la liquidation de l'ancienne liste civile et du domaine privé, mais que ces détournements, grâce à la surveillance des employés de la régie, grâce à la probité de Jourde, n'ont pu s'exercer qu'en secret et sur des objets dont la valeur ne devait pas être considérable. C'est là, du moins, ce que l'on peut supposer, car l'incendie a rendu toute constatation impossible[5]. On vivait aux Tuileries dans une sorte de tranquillité relative, lorsqu'un mauvais voisinage vint y apporter le trouble. Le 5 mai, Victor Bénot fut nommé gouverneur du Louvre, Victor Bénot, qui s'intitulait colonel des gardes du général Bergeret, qui devait se ruer au massacre de la rue Haxo et être arrêté noir de poudre, à la fin du combat, sur la barricade de la rue Rébeval, Ce colonel était garçon boucher ; pas même, il était bouvier et conduisait la viande sur pied jusqu'à l'abattoir. C'était un garçon lippu, haut en couleur, ivrogne, dénué de sens moral, battant les femmes, battant les enfants, n'ayant d'autre argument que celui du coup de poing, argument redoutable, car il était d'une force herculéenne, tutoyant tout le monde et couchant avec ses bottes, parce qu'il trouvait ça plus commode. Lorsqu'il donnait un ordre à l'un de ses officiers, il ajoutait : Plus vite que ça, ou je t'enlève le baluchon ! Stupide, du reste, et voleur par-dessus le marché. Il avait servi ; c'était un engagé volontaire, mais sa vocation ne paraît pas avoir été d'une qualité irréprochable. Il rentre au régiment le 1er mars 1850 ; le 10 janvier 1851, il est condamné à deux mois de prison pour vente d'habillements ; le 30 octobre 1852, à trois ans de prison pour escroquerie ; le 18 mars 1854, étant au pénitencier d'Alger, à deux ans pour vente d'effets ne lui appartenant pas. Ce Bénot était prédestiné à la Commune ; il en fut colonel ; si elle eût duré, il en eût été général. Il avait du zèle : du 20 au 50 mars, il est place Vendôme ; du 2 avril au 5 mai, à la porte de Passy. C'est alors qu'on l'envoie au Louvre comme la grêle sur un champ de blé. Il s'établit dans l'appartement qu'occupait avant la guerre le colonel de la gendarmerie de la garde ; il y passa à la façon d'un ouragan et n'y laissa rien. Il fit quelques expéditions à l'intérieur. Aidé d'un Charles Lacaille, commandant du 70e bataillon de fédérés, il mit au pillage les appartements des officiers du régiment des grenadiers de la garde ; comme il désirait recevoir, il se fit délivrer par la régie un service de table complet, dont on ne retrouva pas une assiette ; quant au linge, il le faisait enlever par ballots. Il ne dédaignait rien ; dans une de ses revendications, il découvre une petite malle appartenant à un tambour ; il la force, y trouve un gilet de tricot et un paquet de lettres ; il laisse les lettres par discrétion, mais il emporte le gilet dans la crainte du froid. La révolte eut en lui un bon ouvrier, car il mania aussi bien la torche que le fusil ; de l'instrument du mal il ne se souciait guère, pourvu que l'instrument fût terrible et le mal irréparable. Il avait amené un compère avec lui, qui avait pris logement au rez-de-chaussée de l'ancien ministère d'État, sur le square Napoléon III. C'était un homme jeune, d'assez bonne tournure, médecin, disait-on, commandant le 202e fédéré, Polonais, et qui se nommait Kaweski[6]. Ce nom-là m'a tout l'air de cacher un pseudonyme. En tout cas, celui qui le portait a si bien disparu que nul n'a jamais retrouvé ses traces. Le lendemain du jour où Bénot prit possession de son gouvernement du Louvre, il advint à son collègue des Tuileries une désagréable aventure. Le colonel Alexis Dardelle fut arrêté. Cette histoire-là est obscure. C'est une énigme : je ne puis que la raconter sans en dire le mot que j'ignore et que nul ne me confiera. Comité de salut public à sûreté générale : Faire arrêter le citoyen Dardelle, colonel commandant les Tuileries, accusé de détournement d'objets d'art et de relations avec l'ennemi. G. Ranvier, Ant. Arnaud. Le mandat d'amener fut signé par Dacosta et mis à exécution. Dardelle protesta, et l'un des brigadiers de service auprès de lui, le nommé Lemaître, dégaina pour délivrer son colonel. Celui-ci fut conduit à Mazas et n'y resta pas longtemps, car le 10 mai il était rendu à la liberté par ordre de Raoul Rigault, procureur de la Commune. Dardelle ressaisit simplement ses fonctions de gouverneur aux Tuileries, dont l'intérim avait été fait, pendant son incarcération, par le lieutenant-colonel J.-B. Martin. On crut sans doute que Dardelle avait des complices ; cela résulte du moins de la pièce que voici : Ordre d'arrestation. Le commandant militaire du palais des Tuileries fera arrêter et conduire à la prison du Cherche-Midi les citoyens Boudin, capitaine d'état-major aux Tuileries, Lemaître, brigadier au service des Tuileries, comme prévenus de détournement d'objets d'art ou valeurs, de complicité avec le colonel Dardelle, écroué à Mazas, et Lemaître en outre de tentative, de voies de fait à main armée envers ses supérieurs. Paris, le 19 floréal an LXXIX. Le chef d'escadron d'état-major, chef de la justice militaire : Sancioni. Etienne Boudin et Lemaître furent immédiatement relaxés. Quel fut le vrai motif de l'arrestation de Dardelle ? S'il avait été en relations prouvées avec le gouvernement de Versailles, Rigault ne l'eût pas fait relâcher et l'eût gardé pour le peloton d'exécution. Il est probable qu'il fut arrêté sur la plainte de Jourde, qui s'était aperçu de quelques rapines et qui avait hiérarchiquement adressé sa plainte au Comité de salut public. Rigault était fort indulgent pour ces sortes de fautes, et n'hésitait guère à remettre les voleurs en liberté, pourvu que ceux-ci fussent capables de porter les armes contre la civilisation. Lorsque Jourde, échappé de Nouméa, vint en. Angleterre et en Suisse, Dardelle se fit remarquer parmi ceux dont le haro s'éleva contre lui et l'accusa de trahison ; d'où l'on peut conclure que le gouverneur des Tuileries avait gardé rancune au délégué des finances, qui n'aimait point que l'on fouillât dans les dépôts confiés à sa garde. Etienne Boudin rentré au château y avait repris ses habitudes et furetait pour découvrir quelque bonne aubaine ; le 15 mai, se promenant dans les caves, il reconnut qu'une partie de murailles paraissait fraîche et ressemblait à une porte murée. Il ne se trompait pas. Les caves des Tuileries contenaient 40.000 bouteilles de vins fins, qui représentaient une valeur considérable. Au moment où les Prussiens avaient marché contre Paris, on avait oblitéré l'entrée des caves, afin d'en soustraire le contenu à la rapacité des ennemis. On ne pensait alors qu'à ceux de l'extérieur, et pendant que l'on prenait contre eux quelques précautions, ceux de l'intérieur se fortifiaient si bien que toutes les richesses dissimulées par crainte de l'Allemagne tombaient entre leurs mains. Nous ne savons à qui Boudin fit part de sa découverte, mais il revint bientôt accompagné d'hommes armés de pics ; on défonça la cave ; plus de 3.000 bouteilles avaient déjà été chargées et emportées sur sept voitures, lorsque M. Tholomy, brigadier des employés de la régie régulière, fut prévenu. Il courut donner avis de ce pillage à Jacques West ; celui-ci prit son sabre, son revolver, descendit vers la cave, saisit Boudin au collet et l'envoya butter contre le mur. On fit mine de regimber ; Jacques West mit le sabre en main : Vous n'êtes que des voleurs ! Son attitude n'était sans doute point rassurante, car chacun fut satisfait et nul ne souffla mot. Je crois bien que Dardelle prit part à cette expédition dirigée contre le bon vin de la tyrannie, car Madeuf, lorsqu'il comparut le 19 mai 1875 devant le 3e conseil de guerre, avoue avoir reçu six bouteilles de vin provenant de la liste civile, après qu'une brèche eut été pratiquée dans la cave murée et que Dardelle eut fait des distributions à sa suite. Rêver de délivrer l'humanité, vouloir proclamer la république universelle et aboutir à la conquête d'un cellier bien garni, ce n'est vraiment pas suffisant pour mériter le respect de l'histoire. Deux ou trois jours après cette algarade, on vit arriver des voitures de déménagement qui arrivaient de l'ancien garde-meuble de la couronne. Elles apportaient la plupart des objets enlevés dans la maison de M. Thiers. En les plaçant aux Tuileries, voulait-on les soustraire à la destruction qui pouvait les menacer dans l'ancienne île aux Cygnes, voisine de la cartoucherie de Grenelle dont l'explosion avait épouvanté la Commune ? Voulait-on, au contraire, les avoir sous la main pour y mettre le feu en cas de défaite ? Bien fin est celui qui répondrait à cette question. Tous les meubles provenant de l'hôtel Saint-Georges récemment démoli sous la surveillance de Joseph Fontaine, directeur des domaines, furent emmagasinés au pavillon de Flore, dans deux vastes pièces du rez-de-chaussée, ouvertes sur la cour et que l'on nommait les salles de stuc. Le même jour, une équipe de fuséens était venue s'établir dans le poste des Tuileries, entre le pavillon de l'Horloge et le pavillon Marsan ; cette coïncidence est peut-être fortuite, mais elle est de nature à faire naître les soupçons. La note de Grélier que j'ai citée est très explicite sur le rôle de Dardelle ; elle dit en termes précis que ce colonel-gouverneur a placé des poudres aux Tuileries. Nous pouvons, à cet égard, nous en rapporter à un membre du Comité central qui pendant toute la Commune et jusqu'à la fin a déployé beaucoup d'activité. Cependant rien dans les dépositions des témoins oculaires n'affirme d'une manière certaine que Dardelle ait fait disposer des poudres dans une partie quelconque du palais pour en faciliter l'explosion. En si graves matières, l'accusé doit jouir des bénéfices du doute, aussi bien dans l'histoire que devant les tribunaux. Il est donc possible que les poudres dont parle Grélier et qu'il approuve Dardelle d'avoir intentionnellement placées dans le château aient été simplement des munitions appartenant au parc d'artillerie rangé dans la cour et aient été déposées, à l'abri de l'humidité, dans le rez-de-chaussée du pavillon central. C'est là une explication que l'on est d'autant plus enclin à accepter que Dardelle ne paraît pas avoir été un homme méchant. Il ne se serait certainement pas, il ne s'est pas opposé au mal, mais il est probable qu'il ne l'aurait pas fait lui-même. Il a pu ne pas sortir du château les mains nettes, il a pu le regarder brûler sans sourciller, mais je ne crois pas qu'il y ait entassé des matières explosibles pour en assurer la destruction. Dans la dernière semaine de la Commune, le jeudi 18 mai, le docteur Rousselle, grand maître des fêtes populaires, et dont la bêtise emphatique me paraît avoir dépassé toute extravagance, organisa aux Tuileries, dans les appartements de réception et dans la salle des maréchaux, un concert qui restera célèbre dans les fastes du grotesque. Ce concert et une représentation qui fut, le même soir, donnée au Théâtre-Lyrique n'ont point été des faits accidentels, comme on a pu le croire ; une pièce du programme avait été indiquée par le Comité de salut public et se lie intimement au projet en partie avorté d'incendier Paris. Le Comité de salut public, et derrière lui la Commune, étaient résolus au crime ; mais on craignit que le peuple ne consentît pas aisément à laisser incendier sa ville. On voulut s'assurer du degré d'aliénation révolutionnaire auquel il était parvenu, et l'on décida de donner un concert dans le palais même des Tuileries. Cette solennité musicale fut annoncée par des annonces publiées dans lès journaux, par des affiches apposées sur les murailles, et dans quel style, bon Dieu ! Des orchestres circuleront avec la foule dans les longues galeries, s'arrêtant par intervalle, pour soulever, par leur puissante et mâle harmonie, l'enthousiasme de tout ce qui sent un cœur d'homme et de citoyen battre dans sa poitrine. Des poètes populaires, nouveaux Tyrtées, diront leurs œuvres énergiques. Dans le palais, sur les tentures, on avait placardé la proclamation que voici : Peuple ! l'or qui ruisselle sur ces murs, c'est ta sueur ! assez de temps tu as alimenté de ton travail, abreuvé de ton sang, ce monstre insatiable : la monarchie ! Aujourd'hui que la révolution t'a fait libre, tu rentres en possession de ton bien ! Ici tu es chez toi ! Mais reste digne, parce que tu es fort ! et fais bonne garde pour que les tyrans n'y rentrent jamais ! — Signé : Docteur ROUSSELLE[7]. Le Comité de salut publie n'avait point intérêt à constater l'effet produit par les différents morceaux de musique que l'on devait exécuter, mais il tenait à être renseigné sur l'impression que le peuple ressentirait en écoutant les nouveaux Tyrtées. En effet, le programme indiquait que l'on réciterait une pièce de vers d'Hégésippe Moreau, intitulée l'Hiver, titre banal qui cachait une excitation directe à l'incendie. Une actrice de talent avait été chargée de lire cette diatribe, qui fut d'abord écoutée assez froidement ; mais après les vers : Alors s'accomplira l'épouvantable scène Qu'Isnard prophétisait au peuple de la Seine. Au rivage désert, les barbares surpris Demanderont où fut ce qu'on nommait Paris ; Pour effacer du sol la reine des Sodomes, Que ne défendra pas l'aiguille de ses dômes, La foudre éclatera, les quatre vents du ciel Sur le terrain fumant feront grêler du sel ; Et moi j'applaudirai : ma jeunesse engourdie Se réchauffera bien à ce grand incendie ! les applaudissements éclatèrent. La foule avait compris et s'associait aux projets de ses dictateurs. Le soir, la même actrice récita les mêmes vers, avec le même succès, au Théâtre-Lyrique. Pendant le siège on avait tant répété, sur tous les tons, aux Parisiens qu'il fallait se faire sauter plutôt que de capituler, que Paris, livré aux hommes de la Commune, s'est brûlé plutôt que de se rendre à la France ; la rhétorique révolutionnaire versée à flots depuis huit mois a été pour beaucoup dans l'accomplissement du forfait, et bien des gens ont cru être héroïques, qui n'étaient que stupides. Le dimanche 21 mai, nouveau festival dans les appartements et dans le jardin des Tuileries, avec musique des bataillons fédérés, quête pour lès blessés et serment que jamais les troupes françaises n'entreraient dans Paris. A ce moment même elles y pénétraient. La Commune a eu souvent de ces à-propos qui jettent un peu de gaieté sur son histoire. Les Versaillais sont dans Paris, cette nouvelle éclata aux Tuileries à l'aube du 22 mai et y remua tous les cœurs. Les employés réguliers eurent un mouvement de joie ; les agents de la Commune ne furent point à leur aise, et le gouverneur, avant de songer à organiser la défense du château, s'occupa d'abord à déménager ses nippes et celles d'autrui. — Ici, le vol est manifeste. Les témoins sont nombreux, qui l'affirment sous la foi du serment et dans des termes identiques. Une partie des hommes de garde appartenant au 57e bataillon fédéré s'en étaient allés et avaient suivi la déroute des insurgés de l'École militaire. Il ne restait aux Tuileries qu'une trentaine de gardes nationaux, qui réclamaient des munitions et se préparaient à combattre. C'est à ce moment sans doute que Jacques West disparut pour n'avoir pas à prendre part à la lutte. Vers neuf heures du matin, Antoine Wernert partit aussi, mais dans des circonstances qui ne sont point à sa décharge. Par ordre de Dardelle, il fit avancer une charrette dans la cour des Tuileries, et exigea le concours de plusieurs employés de la régie pour y faire placer de nombreux paquets. Les ballots étaient volumineux, enveloppés dans des rideaux de soie, dans des draps, dans des nappes estampillées à la marque de la lingerie du château ; on constata qu'ils renfermaient des porcelaines, de l'argenterie, des pendules, de menus objets mobiliers et des bouteilles de vins fins. Wernert veilla lui-même au chargement ; puis il prévint le sieur Potel, commis à la régie du palais, ex-capitaine au 112e bataillon de la garde nationale pendant le siège, d'avoir à ne mettre aucun obstacle à la libre sortie de la charrette qui contenait des objets appartenant en propre au colonel Dardelle. Les employés de la régie avaient bonne envie d'arrêter cette voiture qui allait emporter le produit du pillage, mais l'heure n'était point propice aux observations et l'on eut la sagesse de s'abstenir. Wernert fit sortir lui-même la charrette par l'Arc de Triomphe de la place du Carrousel, puis il se rendit près de M. Potel et lui demanda de lui prêter des habits bourgeois. Il les revêtit et s'éloigna, conduisant la voiture vers une destination qui n'a pas été connue. Cet homme se rendait-il complice d'un vol ? acceptait-il volontiers un rôle qui lui permettait de ne pas combattre ? emmenait-il ces objets avec l'intention de les restituer plus tard à une autorité légitime ? saisissait-il avec empressement l'occasion de quitter les Tuileries ? était-ce un fédéré, était-ce un Versaillais ? Je ne sais. Il ne fut arrêté que longtemps après la chute de la Commune, et, le 20 juillet 1871, il remettait à M. Potel un certificat ainsi conçu : Je soussigné, Antoine Wernert, capitaine commandant en second les Tuileries pendant le règne de la Commune, suivant mandat de M. Domalain, lieutenant de vaisseau et colonel de la légion bretonne, chargé par le chef du pouvoir exécutif et le ministre de la guerre d'organiser une contre-révolution pour combattre la Commune insurrectionnelle de Paris, certifie que le lundi 22 mai, vers neuf heures du matin, après avoir renvoyé des Tuileries les gardes nationaux qui y étaient de garde, à l'exception d'environ trente hommes d'une compagnie du 57e fédéré qui avait refusé de partir en me réclamant des munitions avec menaces, lesquels sur mon refus réitéré tinrent conseil pour me fusiller, M. Potel, employé aux Tuileries, l'ayant entendu, me facilita mon évasion en me donnant des effets d'habillement pour changer de tenue. Signé : Wernert. Nous le répétons, la justice, après enquête, n'a pas cru devoir accepter cette version, et cependant sur une liste indiquant le nom des chefs de groupe de la conspiration des brassards, je trouve celui d'Antoine Wernert[8]. Quoi qu'il en soit, il avait quitté les Tuileries entre neuf et dix heures du matin. J'imagine que Dardelle aurait volontiers suivi son exemple, s'il n'en avait été empêché par l'arrivée d'un des hauts personnages de la Commune. III. — BERGERET LUI-MÊME. Ce que Bergeret laisse au Corps législatif. — Lui-même. — Ses antécédents. — Chef militaire de la révolte au 18 mars. — Ministre de la guerre. — Destitué. — Général de brigade. — L'industrie des sacs à terre. — La partie de billard. — Arrivée aux Tuileries. — Résistance et canonnade. — Encore le souterrain. — Construction des barricades. — M. Koch, pharmacien. — Arrêté. — Conduit au Palais-Royal et aux Tuileries. — A l'Hôtel de Ville. — A mort ! — A la cave ! — Trois inconnus arrêtés et joints à M. Koch. — Les blouses blanches. — Crédulité. — Etienne Boudin. — Cour martiale. — Urbain, membre de la Commune. — L'exécution. —Ainsi périssent les traîtres ! — L'intervention de Delescluze. — Trop tard. — Le crime appartient à Bergeret et à Boudin.Vers midi, on entendit le bruit des tambours : c'était le général Bergeret qui venait se réfugier au palais des Tuileries après avoir abandonné quarante heures trop tôt son quartier du Corps législatif où il avait laissé en souvenir de son passage des pièces d'argenterie marquées d'un V, deux cent quatre-vingts couverts aux armes de la ville de Paris, quatre croix neuves d'officier de la Légion d'honneur, quarante-sept croix neuves de chevalier et cent soixante-douze médailles militaires neuves[9]. Il désertait son poste de combat, où les troupes françaises ne devaient se présenter que dans la matinée du mercredi 24 mai, et il s'emparait des Tuileries à la tête de son corps d'armée, composé du 229e, du 174e bataillons et du 2e zouaves fédérés. Il était accompagné par le membre de la Commune Urbain, maître d'école sans élèves, mais non sans imagination, qui dans la séance du 17 mai, à l'Hôtel de Ville, avait demandé que dix otages fussent immédiatement fusillés, cinq dans Paris et cinq aux avant-postes. Bergeret gravit l'escalier d'honneur et s'installa dans les appartements de l'impératrice ; il y baugea avec lui une donzelle qui était attachée à sa personne ou à celles de son état-major. Là il attendit énergiquement que l'on vint l'attaquer pour s'en aller. Bergeret est une des illustrations de la Commune ; les Plutarques de la révolte qui écriront un jour la vie des grands capitaines dont Paris a supporté l'oppression pendant deux mois, lui réserveront certainement leurs meilleures pages. Il eut cette fortune d'être toujours battu et immédiatement ridicule. C'est lui qui commandait place Vendôme, lorsque la manifestation du 22 mars y fut reçue à coups de fusil ; c'est lui qui, le 2 avril, dirigeait l'armée communarde aux avant-postes devant Neuilly ; c'est là qu'il eut deux chevaux tués au fiacre qui le conduisait à la déroute, car, par suite d'infirmités ou d'incapacité, il ne pouvait se tenir à cheval. C'est de Neuilly que fut expédiée cette dépêche fameuse qui lui a conféré instantanément une célébrité que le temps respectera[10], dépêche par laquelle on annonçait que lui, Bergeret, Bergeret lui-même, était sur le terrain du combat ; c'est à cela que se borna son action. Petit, maigrelet, bilieux, le regard flottant et terne, les yeux divergents, le crâne dénudé, le nez crochu, il ressemblait à une poule d'eau. Fort remuant néanmoins, il croyait à son génie universel et n'avait jamais pu réussir en rien. Il était bien près d'atteindre sa quarantième année lorsqu'il se travestissait en général, et il avait alors essayé bien des métiers dont il s'était dégoûté ou qui s'étaient dégoûtés de lui. Il n'y avait pas grande affinité entre lui et le travail régulier ; ils se fuyaient instinctivement. Engagé volontaire et, parvenu au grade de sous-officier dans les voltigeurs de la garde impériale, il avait été employé aux écritures dans les bureaux de l'intendance. Licencié en 1864, il devint commis voyageur pour la librairie et, quelque temps après, pour une fabrique d'ornements d'église et d'imagerie religieuse, ce qui est un singulier début pour un futur général de la Commune. Dans un des voyages qu'il fit en Belgique pour placer des objets de sainteté, il contracta des dettes à son hôtel de Bruxelles, ne put les payer et laissa ses échantillons en nantissement. On croit que c'est en Belgique, en fréquentant les estaminets de la propagande intransigeante et de la politique irréconciliable, qu'il se pénétra des doctrines dont la Commune fut la plus haute ou la plus basse expression. On dit qu'il fut typographe, qu'il essaya d'être peintre, d'être comédien, qu'il fut marchand de contremarques, comme Hébert, le grand ancêtre, et que parfois il versait quelque prose dans la Marseillaise ; on dit aussi qu'employé dans un magasin de modes à Bruxelles, il aurait été condamné à trois mois de prison pour escroquerie. Le rôle qu'il joua pendant la Commune est de nature à justifier les accusations dont on a chargé son passé. Pendant le siège de Paris par les Allemands, Bergeret fut sergent et ensuite capitaine dans le 83e bataillon de la garde nationale. Le 31 octobre ne le laissa pas insensible et il fit effort pour s'y associer. Il appartenait à l'Internationale, ce qui lui constituait une supériorité, qu'il sut faire valoir pour être nommé délégué de son bataillon aux assemblées préparatoires de la fédération de la garde nationale. De là à être membre du Comité central il n'y avait qu'un pas, qui fut promptement franchi. Au 18 mars, le Comité central lui donna mission de défendre la butte Montmartre ; grâce à la défection des troupes envoyées pour reprendre les canons, cette journée fut le triomphe de Bergeret, auquel elle valut le grade de général. Là s'arrêtèrent ses succès ; car l'armée française, revenue de l'énervement produit par ce que M. Thiers a appelé la fièvre obsidionale, reprenait sa cohésion, retrouvait sa vigueur et ne levait plus la crosse en l'air. Un moment il fut chargé de toutes les opérations militaires et put se croire généralissime. Cela ne dura pas ; il commit tant de bévues, que Cluseret le remplaça par Dombrowski. Bergeret ne fut point content ; il fit remarquer qu'il était membre de la Commune pour le vingtième arrondissement, qui lui avait donné 15.290 voix, sur 16.792 votants et 21.960 électeurs inscrits ; il refusa d'obéir et de céder son commandement ; il fut arrêté et détenu à l'Hôtel de Ville, dans les anciens appartements du préfet, où il menait bonne existence au milieu de quelques amis et de beaucoup de bouteilles. Sa disgrâce ne dura pas. Le 29 avril, l'incapacité militaire dont il avait donné des preuves le fit nommer délégué à la commission de la guerre ; le 6 mai, il fut pourvu d'une brigade de réserve et reçut le Corps législatif pour quartier général. On l'accuse d'avoir conduit quelques expéditions moins périlleuses que la sortie du 2 avril ou que la marche sur Versailles tentée le lendemain ; on prétend que deux bateaux chargés de vins amarrés à Billancourt furent pillés par son ordre et qu'il fit enlever une somme de 57.000 francs à la gare du chemin de fer de l'Ouest. Il aimait à bien vivre ; Varlin se plaignait avec amertume d'avoir eu à payer, en quinze jours, 50.000 francs pour frais de nourriture de Bergeret et de ses officiers d'état-major. Malgré cela, il ne dédaignait pas les petits profits : il avait obtenu pour la femme qui portait son nom la fourniture des sacs à terre destinés à la construction des barricades ; de la même plume il ordonnait et il ordonnançait. Il faut croire que ces opérations n'étaient point irréprochables, car la Commune s'en émut : 11 mai 1871 : Il ne sera délivré dorénavant de sacs à terre, dans le service que dirige le général Bergeret, que sur la vue de la signature et du cachet officiel du citoyen Delescluze, délégué à la guerre, commandant supérieur des forces nationales, et du colonel Ed. Roselli, directeur du génie. Le délégué civil à la guerre : Delescluze. Tout autre eût donné sa démission, Bergeret s'en garda bien et continua à parader dans l'hôtel de la présidence. Il y jouait au billard, après boire, dans la soirée du dimanche 21 mai, lorsqu'une estafette vint lui apprendre que les Versaillais avaient forcé l'entrée de Paris et lui demander du secours, car on n'était point en force pour résister. Bergeret répondit, entre deux carambolages, qu'il n'avait que 500 hommes autour de lui, et qu'il ne pouvait en distraire un seul, car cela suffisait à peine à sa garde. Dans ce temps-là, on disait les gardes de Bergeret, comme jadis on disait les gardes du roi ; car il est à remarquer, une fois de plus, que ces novateurs se sont astreints à copier les mœurs qu'ils condamnent et à reproduire les abus qu'ils ont la prétention de détruire. Sans attendre l'attaque de l'armée française, sans prendre une seule disposition pour protéger le massif du Corps législatif et du Palais-Bourbon, qui constituait une très forte position militaire, Bergeret décampa et vint, comme nous l'avons vu, prendre possession du château des Tuileries. Il en fit un monceau de cendres et s'y conduisit de façon à prouver qu'il eût été digne d'avoir dans son corps d'armée la compagnie d'artilleurs dynamiteurs que commandait le capitaine Jean-Jean. Il ébaucha quelques essais de résistance, ce qui lui fut facile, car pendant la nuit du 21 au 22 mai six batteries avaient été envoyées en réserve dans la cour du château. Une trentaine de pièces furent traînées par des fédérés et par des femmes jusqu'aux terrasses qui dominent la place de la Concorde ; en outre, quatre pièces de 12 furent placées dans la grande allée du jardin. On fit là une belle canonnade contre le Trocadéro où l'on croyait que nos troupes étaient massées et contre le ministère des affaires étrangères, qui fut troué comme une écumoire. Nos soldats eurent peu à souffrir de ce feu aussi violent que mal dirigé. Bénot, le gouverneur du Louvre, Kaweski, déjà revêtu d'un costume bourgeois, étaient accourus se mettre à la disposition de Bergeret, qui leur promit d'utiliser leur bonne volonté lorsque le moment serait venu. Dans la journée du 22, Bergeret avait reçu une visite plus importante. Gabriel Ranvier, accompagné d'un commissaire de police et de deux inconnus que l'on prit pour des membres de la Commune, arrivèrent aux Tuileries. Ranvier était alors membre du Comité du salut public : c'était une puissance en ce jour de malheur. Ranvier, Urbain, Bergeret causèrent pendant quelques instants ensemble ; le colonel Dardelle, le commandant Madeuf, le capitaine Boudin, le planton Minot regardaient, à distance respectueuse, le conciliabule de ces trois personnages. Ranvier et son commissaire de police, ayant appelé quelques fédérés et des employés de la régie, descendirent dans les sous-sols et renouvelèrent un acte que déjà bien souvent nous avons raconté et que nous raconterons encore plus d'une fois, — car elle était tenace la bêtise de la Commune. — Gabriel Ranvier ordonna de briser des portes, fit sonder les murs, inquiet, irrité de ne point trouver ce qu'il cherchait. Que cherchait-il donc ? Eh ! parbleu ! le souterrain qui va partout, mais qu'on ne rencontre nulle part. Bénot était là ; de ses gros poings il tapait sur les murailles, demandait qu'on l'éclairât ; selon son habitude, il menaçait les employés de leur enlever le baluchon, et se dépitait en disant : Ce n'est pas possible qu'il n'y en ait pas ! Ces hommes d'État pouvaient, sans se rire au nez, chercher le souterrain qui, partant des caves des Tuileries, doit nécessairement aboutir au Mont-Valérien. Ils ne le trouvèrent pas et furent étonnés. Ranvier et ses acolytes se retirèrent de méchante humeur, après avoir recommandé à Bergeret de tenir bon et d'empêcher les Versaillais de faire un pas de plus en avant. Bergeret n'était encore que général ; il allait être juge, président de cour martiale et presque exécuteur des hautes œuvres de la Commune. Le quartier voisin des Tuileries était en rumeur. Les fédérés, revenus de leur premier effarement, s'agitaient et à tout coin de rue construisaient des barricades. Un pharmacien, M. Koch, demeurant rue de Richelieu, n° 44, était sur le pas de sa boutique et regardait ce tumulte. Il avait quarante-cinq ans environ ; sa moustache, sa barbiche, son front prématurément chauve, ses lunettes en or, lui donnaient l'aspect moitié bourgeois, moitié militaire, d'un officier de garde nationale ; en veste d'été, le pied chaussé de pantoufles, les mains dans ses poches, il haussait les épaules en entendant les vociférations que l'on poussait autour de lui. Quelques gamins de douze à quatorze ans s'étaient précipités sur une maison voisine en réparation et essayaient d'en arracher les échafaudages. Le pharmacien voulut s'y opposer et renvoya ces jeunes patriotes, en les menaçant de leur tirer les oreilles. Les enfants s'éloignèrent en grommelant et M. Koch rentra dans son arrière-boutique. Il n'y était pas depuis cinq minutes, qu'il vit arriver une bande de fédérés. Il saisit un flacon vide posé sur sa table et le brandit en criant : Le premier qui approche !... On se jeta sur lui et on l'arrêta. Minot, l'ordonnance de Dardelle, s'empara du flacon ; puis, montant à cheval, il prit la tête du peloton qui enveloppait M. Koch. On mena celui-ci au Palais-Royal, devant un chef de légion, Damarey, qui déclara que l'affaire ne le regardait point ; alors on alla trouver Dardelle. M. Koch lui dit : Il n'y a rien dans le flacon. La foule et les fédérés crièrent : C'est de l'acide prussique. — C'est de l'acide sulfurique. — C'est de l'eau seconde. — Il a aveuglé des enfants. Comme Damarey, Dardelle recula devant la responsabilité d'une décision à prendre et donna l'ordre de conduire le prisonnier à l'Hôtel de Ville, où le Comité de salut publie déciderait de son sort. On se mit en marche : en avant et à cheval, Minot, tenant toujours le flacon qu'il montrait au peuple ; puis un groupe de turcos de la Commune, de vengeurs de Flourens, de lascars, d'enfants perdus qui se pressaient autour de M. Koch ; on le tenait par les bras pendant qu'il allait nu-tête sous le soleil, parfois abattu, parfois se redressant sous les injures dont on l'accablait. La foule avait grossi, et ce fut une cohue qui arriva sur la place de l'Hôtel de Ville. La légende était déjà faite : — on venait d'arrêter l'ex-pharmacien de l'empereur : il avait versé une limonade empoisonnée aux fédérés ; de plus, quand on avait voulu se saisir de lui, il avait cassé une bombonne d'acide prussique, qui en se brisant avait causé la mort de plusieurs personnes ; l'ambulance du Théâtre-Français est pleine de ses victimes. — On traversa la salle du Trône, encombrée de gens de toute sorte qui, voyant un prisonnier, crièrent : A mort ! à mort ! Quatre fédérés commandés par Minot firent pénétrer M. Koch dans le cabinet du citoyen Brissac, secrétaire général du Comité de salut public, où se trouvaient en ce moment Ranvier, deux membres de la Commune que je n'ai pas le droit de nommer, car, quoique condamnés à mort par contumace, ils n'ont pas été poursuivis pour ce fait, et une quatrième personne, de laquelle je tiens le récit que je vais reproduire. Ranvier interrogea M. Koch ; ce malheureux, qui arrivait des Tuileries au milieu des vociférations, des menaces et des coups, était dans un état digne de pitié. Il balbutiait, sa face était convulsée, il répétait toujours la même phrase : Il n'y a rien, il n'y a rien dans le flacon. Un des assistants dit à Ranvier : Il n'a plus la tête à lui, laissez-lui au moins le temps de s'expliquer. Ranvier répondit : Vous, si vous insistez, on va vous coller au mur ! Un des deux membres de la Commune, caressant sa longue moustache, portant ses insignes à la boutonnière, mécanicien de son métier, haïssant les patrons et les ouvriers, méprisant tout le monde, excepté lui, intervint alors. Il quitta le grand fauteuil de damas rouge où il était plutôt écroulé qu'assis, prit le flacon des mains de Minot, le flaira et, après avoir regardé Ranvier, dit tranquillement : Les chassepots sont-ils prêts ? Les fédérés répondirent : Oui. — C'est bien, reprit-il ; à la cave ! On entraîna M. Koch ; en traversant de nouveau la salle du Trône au milieu de la cohue qui la remplissait, il levait les mains au-dessus de sa tête et criait : Justice ! justice ! On le hua : Espion ! assassin ! à mort ! Il s'arrêta pendant une seconde et dit : Au moins, donnez-moi un prêtre ! Il y eut un éclat de rire et une parole lui fut répondue qui, dit-on, a été prononcée à Waterloo. Un employé comptable de la Commune ne put s'empêcher de s'écrier : Mais par quels bandits sommes-nous donc gouvernés ! Les fédérés, toujours guidés par Minot[11], ne savaient où était la cave ; ils voulurent fusiller le pauvre pharmacien dans la cour Louis XIV ; mais on y avait déposé des caisses de cartouches, des barils de poudre, ils n'osèrent pas. Une voix cria : Retournons aux Tuileries ! On se remit en route. M. Koch marchait en oscillant au milieu de ses gardes qui le maltraitaient. Près du quai de Gesvres, trois hommes, dont un vêtu d'une redingote et deux couverts d'une blouse blanche, furent indignés et crièrent : Mais ne frappez donc pas ce malheureux, c'est horrible ! Les fédérés se jetèrent sur eux, les réunirent à M. Koch et les trouvèrent de bonne prise. Tout de suite la foule trouva une explication : — c'est un curé déguisé, ce sont des agents de police, — et elle fut satisfaite. Deux de ces hommes avaient des blouses blanches, c'en fut assez ; ce costume les signalait à toute vengeance, car il est de tradition dans le peuple de Paris que lorsqu'un inspecteur de police veut n'être pas reconnu, il met une blouse blanche. Ce peuple, qui est le plus crédule que l'on puisse voir, a ainsi un certain nombre d'articles de foi indestructibles. Ce fond de superstition héréditaire résiste à tout ; rien ne peut l'ébranler, ni le temps, ni l'expérience, ni le raisonnement. Il croit, il sait que les joueurs d'orgues sont des agents secrets, que les employés de l'État sont des voleurs, qu'il y a des filets au pont de Saint-Cloud pour arrêter les noyés au passage, que toute défaite de nos armées est due à la trahison ; il ne croit peut-être pas à Dieu, mais il croit avec ferveur que le persil casse les verres à boire et fait mourir les perroquets. La foule ramenait les victimes avec de grands cris ; le capitaine Etienne Boudin s'avança au-devant d'elle dans la rue de Rivoli, et prit la direction du cortège, qu'il fit entrer dans la cour. Une cour martiale fut improvisée. Dans la salle des Maréchaux, Urbain, Bergeret, Etienne Boudin, et deux ou trois autres dont j'ignore le nom, se réunirent en tribunal suprême et firent comparaître les quatre accusés, qui firent assez bonne contenance. De ce qui se passa dans cet étrange prétoire, on ne sait rien, sinon qu'Etienne Boudin, fit office d'accusateur public, et que les quatre prisonniers furent condamnés à mort. Il en est trois dont on n'a jamais connu le nom ; on soupçonne seulement que celui qui portait une redingote était un ouvrier chapelier. — La cour des Tuileries était pleine de fédérés, de femmes, de curieux. On dit que du haut du balcon de la salle des Maréchaux Urbain fit un discours. Des employés de la régie l'ont vu parler et gesticuler, mais n'ont pu l'entendre. Etienne Boudin avait porté la parole contre ces malheureux, il ne voulut laisser à nul autre l'honneur de les faire exécuter. Il les amena, les rangea contre la muraille de la cour, entre la troisième et la quatrième fenêtre à gauche du pavillon de l'Horloge ; il rassembla un peloton de fédérés qu'il divisa en deux sections ; il prit place dans l'espace laissé libre, et, tenant son sabre à deux mains par la poignée et par la pointe, il se prépara à commander le feu. On avait forcé les deux hommes en blouse blanche, les deux mouchards, à s'agenouiller ; l'un d'eux dit ce
que Gustave Chaudey devait inutilement dire le lendemain dans le chemin de
ronde de Sainte-Pélagie : J'ai une femme, j'ai des
enfants, laissez-moi vivre ! Etienne Boudin répondit : Non ! L'homme reprit alors : Eh bien, tuez-moi, assassins ; Versailles n'est pas loin,
et je serai vengé ! Un homme de peine employé aux Tuileries a été
témoin de l'exécution : il l'a racontée dans des termes que je ne puis que
reproduire : Les deux hommes en blouse étaient à
genoux ; Koch et l'autre debout ; les deux premiers levaient les mains et
criaient : Grâce ! La moitié des gardes nationaux criait également : Grâce
! Mais Etienne Boudin, le sabre en main, cria d'une voix vibrante : Pas
de grâce ! à mort ! Le premier feu de peloton retentit et les deux hommes
à genoux sont tombés. Alors le jeune homme qui était à côté de M. Koch demanda
à trois reprises : Je suis innocent ;
grâce pour mes enfants ! M. Koch
demandait également merci. Quand les fusils furent rechargés, c'est-à-dire
une minute après la première décharge, un second feu à volonté, très
irrégulier, se fit entendre. M. Koch cherchait à éviter les balles, il se
sauvait en arrière, se jetait à droite et à gauche ; mais les gardes
nationaux l'atteignirent, et à bout portant l'achevèrent. Alors Boudin fit
élargir le cercle autour des quatre victimes et cria : Vive la Commune ! Un
gamin de seize ans qui pouvait à peine épauler son fusil, vit un de ces
malheureux secoué par l'agonie se convulser en grimaçant ; il dit à un de ses
camarades : Regarde donc cet imbécile-là ;
est-il farce ! Il a l'air de se moquer de nous et de nous rire au nez ;
flanque-lui donc un bon coup de fusil par la gueule[12]. Du haut du balcon de la salle des Maréchaux, Bergeret, Urbain et quelques-uns de leurs amis avaient assisté à cette exécution, qui commença au moment même où l'horloge du château sonna le premier coup de six heures. On vit alors, dans ce groupe de spectateurs, un homme agiter un drapeau rouge et on l'entendit crier : Périssent ainsi tous les traîtres ! Vive la Commune ! On croit que cet orateur était Urbain. On a dit que M. Koch, conduit à l'Hôtel de Ville, avait été condamné à mort par Delescluze, qui l'aurait envoyé à Ferré, afin que celui-ci fit procéder à l'exécution. Ce n'est qu'une fable mal inventée, car c'est précisément le contraire qui est vrai. J'en ai la preuve sous les yeux. Dès que M. Koch eut été arrêté, que l'on sut que, mené de Damarey à Dardelle, il était dirigé sur l'Hôtel de Ville, quelques-uns de ses voisins partirent en hâte afin de l'arracher aux mains qui le tenaient. Après mille efforts et bien des difficultés, ils parvinrent enfin près de Delescluze. Le délégué civil à la guerre les écouta et leur remit la lettre suivante, écrite tout entière de sa main, pour le délégué à la sûreté générale : Mon cher Ferré, veuillez faire mettre en liberté le citoyen Koch, pharmacien, qui va ouvrir une ambulance. — Paris, 5 prairial LXXIX. Charles Delescluze. Les amis de M. Koch coururent à la Préfecture de police ; Ferré n'y était pas, mais au bas même de la lettre de Delescluze, Albert Regnard, secrétaire général, écrivit : Ordre de mettre en liberté le citoyen Koch. Tout cela avait pris du temps ; lorsque l'on arriva aux Tuileries, il était trop tard. — Ce crime a été commandé par Bergeret et exécuté par Etienne Boudin, qui, voyant un des condamnés s'accrocher à ses vêtements en lui demandant grâce, le frappait sur les mains à coups de pommeau de sabre et lui criait : A bas les pattes ! M. Spitzer, colonel en retraite, marié à une femme employée à la lingerie du château où il avait son logement, a suivi du regard toutes les phases de l'assassinat. Il dit que Dardelle a essayé de s'y opposer. Les employés de la régie ont déclaré que le commandant Madeuf, en apprenant ces meurtres, s'était écrié : Ah ! les misérables ! qu'ont-ils fait ? et qu'il avait réquisitionné un omnibus pour enlever les cadavres. Bergeret fut moins ému. Comme le soir même, entre huit et neuf heures, il se promenait sous les arcades de la place du Palais-Royal, il fut accosté par un médecin du quartier qui lui dit : Qu'est-ce donc que ces gens que l'on a tués dans la cour du château ? Bergeret répondit : C'étaient des traîtres et des Versailleux ; je les ai fait fusiller ; ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient. IV. — LE BOUVIER VICTOR BÉNOT. Nouveau pillage de caves. — Bergeret inquiet. — Ne défend même pas la position stratégique. — Que ferons-nous des Tuileries ? — Conseil de guerre. — Ordre d'incendie. — Boudin et Bénot. — Préparatifs. — Pétrole, poudre, goudron. —Dardelle prévient les employés. — Madeuf facilite leur fuite. — Départ de Dardelle. — Le feu. — Le souper. —Bergeret Néron. — L'explosion. — Le commissionnaire Clément Thomas. Joie, rhétorique, bêtise, erreur communardes. — Bergeret s'esquive. — Bénot et Kaweski aident Boursier à brûler le Palais-Royal. — La bibliothèque du Louvre. — Qu'importent les livres à qui ne sait pas lire ? — Tout brûle.Le lendemain 25 mai, après un bon sommeil comme en donne le calme d'une conscience satisfaite, Etienne Boudin se réveilla de belle humeur et reconnut qu'il avait soif. Il se mit alors en devoir de défoncer la porte de la cave du général de Courson, pensant qu'il y trouverait quelque vieille fiole à sa convenance. Il ne se trompait pas ; aidé de plusieurs camarades, il rafla neuf cents bouteilles de vins fins qui ne restèrent pas longtemps pleines, car tous les fédérés campés dans la cour des Tuileries eurent leur part du butin. Pendant cette journée,' Boudin, le fusil sur l'épaule, le revolver à la ceinture, allait sans cesse des Tuileries à la place de la Concorde, et menaçait de mort quiconque paraissait faiblir. L'armée française avançait lentement, tâtant le terrain avant d'y mettre le pied, attaquant à l'aide de l'artillerie et ne risquant ses hommes qu'à coup sûr. Les projectiles arrivaient de plein fouet jusque dans le jardin réservé des Tuileries ; lorsqu'un obus gémissant rasait la cime des arbres, les ramiers s'enfuyaient à tire d'ailes. Bergeret n'était point rassuré ; il regardait souvent vers l'avenue des Champs-Elysées, et voulait à chaque minute avoir des nouvelles. Il envoyait le commandant Madeuf vers le ministère de la marine et vers le faubourg Saint-Honoré pour être bien certain que sa position n'était pas compromise. Madeuf allait examiner la situation du haut du pont tournant et de la terrasse du bord de l'eau. Les têtes des colonnes françaises ne se montraient pas encore ; Madeuf revenait et disait : Ce n'est qu'une simple démonstration, nous ne sommes pas sérieusement attaqués. Bergeret avait-il reçu des ordres auxquels il s'est conformé, je l'ignore ; mais je sais que, placé sur un terrain exceptionnellement favorable à la lutte, il n'a point combattu. Le palais des Tuileries, préservé par les terrasses de la place de la Concorde transformées en redoutes et armées d'artillerie, appuyé sur les barricades de la rue de Rivoli et du quai, ayant pour ouvrages avancés, d'un côté le Ministère de la marine, de l'autre le Corps législatif et le Palais Bourbon, protégé, sur les derrières, par le Louvre auquel il est relié et qui seul constitue une forteresse, le palais des Tuileries devait être facile à défendre ; mais je confesse qu'il était encore plus facile à brûler. On y pensait à la Commune ; c'était là un rêve révolutionnaire caressé depuis longtemps ; il ne s'agissait pas de se maintenir dans une position stratégique qui était la clef de l'Hôtel de Ville, il s'agissait de détruire la demeure où la souveraineté a passé avec ses gloires, ses grandeurs et ses faiblesses. Le 23 mai, au matin, le premier-Paris du Vengeur, journal de Félix Pyat, est intitulé : Que ferons-nous des Tuileries ? La question était résolue d'avance ; il y avait plus de vingt ans que certains membres de la Commune et du Comité de salut public vivaient dans l'espoir de faire sauter, un jour, le repaire de la tyrannie. Au milieu de la journée, Bergeret se rendit à l'Hôtel de Ville ; lorsqu'il en revint, il réunit autour de lui, dans la cour des Tuileries, une sorte de conseil de guerre composé de son état-major, auquel s'adjoignirent Victor Bénot, Dardelle, Madeuf, Etienne Boudin. Là on ne discuta pas ; on reçut les instructions du Comité de salut public transmises par Bergeret : — le château sera incendié, il n'en restera pas pierre sur pierre ; on a le temps ; on agira sans précipitation et méthodiquement, car rien de ce palais maudit ne doit échapper à la destruction. — Se tournant vers Bénot, Bergeret lui dit : Colonel ! je te charge d'exécuter les ordres de la Commune. Bénot répondit : Je m'en charge ! Nul de ceux qui étaient là ne fit d'objection ; Bergeret parlait au nom du Comité de salut public ; on se prépara à obéir. Entre cinq et six heures, au moment où des tourbillons de fumée, s'élevant à gauche du jardin des Tuileries, dans la direction de la rue de Rivoli, de la rue Royale et de la rue de Lille, annonçaient que l'heure du pétrole était venue, cinq fourgons chargés de barils de poudre, de bombonnes d'huiles minérales, de tonnelets de goudron liquide, arrivèrent par la place du Palais-Royal et, pénétrèrent dans la cour. On se partagea la besogne ; Bénot se réserva le pavillon
de l'Horloge ; Boudin eut pour mission de préparer
le pavillon Marsan ; un troisième incendiaire, qui pourrait bien être un
certain Auguste-Adolphe Girardot, simple fédéré du 231e bataillon, fut envoyé
au pavillon de Flore ; chacun de ces porte-torches était accompagné d'une
équipe de dix hommes environ, choisis parmi les fédérés du 174e bataillon qui
était cantonné aux Tuileries. Au moment où Boudin allait pénétrer dans le palais,
une cantinière lui dit : Ce que vous allez faire là
est un crime, capitaine. Il répondit : Je
m'en moque, il faut que tout brûle ! Non seulement il s'était muni de
pétrole, mais il avait pris les tonnelets de goudron liquide, et avec
beaucoup de soin il enduisait les tentures des appartements, les boiseries du
théâtre, l'autel, l'orgue de la chapelle où Dardelle aimait à charmer ses
loisirs. Pendant que Boudin travaillait dans
cette partie du château, Bénot ne restait pas inactif. Dans le grand
vestibule, près de l'escalier d'honneur, il fit disposer trois barils de
poudre. On en hissa deux jusque dans la salle des Maréchaux ; des seaux
d'huile minérale furent répandus sur les parquets ; à l'aide de balais on en
aspergeait les murs ; dans les barils on prenait la poudre avec des pelles et
on la lançait à travers les appartements. Au pavillon de Flore, on brisait
les bombonnes ; cinq ou six bidons d'essence de térébenthine furent versés
dans les salles de stuc où étaient enfermés les objets mobiliers appartenant
à M. Thiers. Victor Bénot allait d'un pavillon à l'autre, dans les galeries,
jusque dans les chambres, gourmandant le zèle de ses complices, les
encourageant à bien faire, louant Boudin de son activité, donnant l'exemple
et payant de sa personne, lorsqu'il fallait enfoncer une porte d'un coup
d'épaule. La nuit était venue, car les appartements étaient nombreux aux Tuileries, et tous avaient dû recevoir provision de pétrole et de poudre ; cela avait exigé près de quatre heures. Le plan était simple : mettre le feu aux pavillons d'angle et aux galeries, l'incendie en se propageant atteindrait la salle des Maréchaux, dont l'explosion entraînerait l'anéantissement du palais entier. On vit une quinzaine d'hommes armés de perches à l'extrémité desquelles brillait une lumière passer devant les fenêtres, marchant du pavillon de Flore vers le pavillon de l'Horloge. Du côté du pavillon Marsan, un gardien faisant sa ronde dans les sous-sols aperçut Etienne Boudin et son planton, le manchot Albert Sech, accroupis, tenant chacun une chandelle à la main, près d'un amas de paille et de vieux papiers. L'expression du visage des incendiaires était telle, que le pauvre homme fut saisi de frayeur et se sauva. Les premières lueurs apparurent à la salle de stuc ; les meubles de M. Thiers flambaient. Il était environ neuf heures. Dardelle, inquiet, se promenait dans la cour ; Madeuf s'approcha de lui et lui parla bas à l'oreille. Dardelle courut au vestibule de la régie où plusieurs employés étaient rassemblés. S'adressant au sieur Angel, il lui dit avec émotion : Êtes-vous de service ? Qu'importe ? Vous me répondez sur votre tête que tous les employés des Tuileries auront, dans un instant, quitté ce palais, qui va sauter. Le brigadier Tholomy s'écria : Comment permettez-vous cela ? Dardelle répondit : Je n'y puis rien, c'est Bergeret qui le veut ! On courait, on s'appelait ; en deux minutes, ces malheureux s'entassaient devant le guichet pour se sauver ; les fédérés de garde croisèrent la baïonnette et refusèrent de les laisser sortir. A ce moment, le commandant Madeuf apparut et donna ordre de livrer passage. Les employés s'enfuirent. Ils ont cru que, dans le conseil de guerre ou plutôt d'incendie tenu par Bergeret on avait décidé qu'ils seraient fusillés ; ils en ont trouvé la preuve dans ce fait que les sentinelles se sont opposées à leur départ. Leur mémoire un peu effarée les a mal servis ; on ne pouvait franchir les guichets des Tuileries qu'en disant le mot d'ordre, qu'ils ne connaissaient pas. Si, comme ils se le sont figuré, ils avaient été destinés à être passés par les armes, Dardelle ne les aurait point avertis et Madeuf ne serait point intervenu pour les faire évader. Dardelle et Madeuf sautèrent à cheval et disparurent. On a raconté qu'Alexis Dardelle avait pris part à l'incendie du Palais-Royal ; je crois fermement que l'on s'est trompé. Il quitta les Tuileries le mardi 25 mai, entre neuf et dix heures du soir ; à partir de ce moment, on perd sa trace. Dans la cour des Tuileries et dans le Carrousel il restait environ 500 hommes du 174e bataillon qui à dix heures et demie opérèrent leur retraite. Les flammes sortaient du pavillon Marsan et gagnaient l'aile qui longe la rue de Rivoli ; la galerie comprise entre le pavillon de Flore et le pavillon de l'Horloge était en feu. Le général Bergeret, son chef d'état-major Servat, le colonel Bénot, le colonel Kaweski, le capitaine Boudin, l'officier d'ordonnance Victor-Clément Thomas, placés sous le petit arc de triomphe, regardaient et trouvaient que cela était bien. Kaweski prévint Bergeret qu'il avait fait préparer chez lui un souper composé de quelques viandes froides, et ajouta qu'il espérait que le général et les autres citoyens voudraient bien y faire honneur. Bergeret accepta, et pendant que l'incendie se développait, ces gens allèrent se mettre à table dans la pièce du rez-de-chaussée que Kaweski occupait à l'ancien ministère d'État. On mangea bien, on but mieux, on eut du vin à discrétion, de l'eau-de-vie en abondance ; on trinqua à la république universelle et l'on reconnut que décidément on était la grande nation, seule héritière des géants de 93. Bergeret sentit quelque émotion s'éveiller dans son âme
d'artiste, et il proposa d'aller fumer sur la terrasse pour mieux jouir de ce spectacle sublime. Comme l'on passait devant le
concierge Remy, qui fut très courageux, Victor Bénot lui dit : Ça t'embête, n'est-ce pas, mon vieux ? Eh bien ! le palais
des rois brûle : l'oiseau ne reviendra plus au nid. On s'installa
commodément sur la terrasse, entre le pavillon Colbert et le pavillon
Richelieu. Bergeret, dont la modestie n'avait rien d'excessif, put se
comparer à Néron : Venez, Rome à vos yeux va brûler, — Rome entière ! J'ai fait sur celte tour apporter ma litière Pour contempler la flamme en bravant ses torrents ! A une heure et un quart du matin, la coupole de la salle des Maréchaux, soulevée par l'explosion des barils de poudre, éclata, lança un tourbillon d'étincelles, projeta au loin des portes, des ferrures, des madriers, et, s'effondrant sur elle-même, s'écroula dans les flammes. Les spectateurs applaudirent, et crièrent : Vive la Commune ! C'était le palais des rois qui venait de sombrer, il est vrai ; mais c'était aussi le palais de la Convention, la place même où Marat, où Hébert, avaient bavé le plus pur de leur venin. Bergeret ne se tenait pas d'aise, et il voulut que la bonne nouvelle parvint immédiatement au Comité de salut public. Il écrivit ce billet au crayon : Les derniers vestiges de la royauté viennent de disparaître ; je désire qu'il en soit de même de tous les monuments de Paris. Puis il fit porter cette dépêche par son officier d'ordonnance Thomas, qui a raconté lui-même comment il fut reçu à l'Hôtel de Ville[13]. Les quelques membres du Comité qui se trouvaient présents, a-t-il dit, ont accueilli cette nouvelle par des bravos et m'ont invité à boire ; seul Delescluze paraissait soucieux. Il n'est point douteux que l'incendie des Tuileries n'ait été considéré comme une victoire par les gens de la Commune ; tous les communards qui ont écrit leur histoire s'en sont félicités ; le thème est identique et les variations sont pareilles. Georges Jeanneret, dans Paris pendant la commune révolutionnaire de 71, semble avoir formulé (p. 231) l'opinion admise : Cette nuit-là les fenêtres des Tuileries s'illuminèrent comme jamais aucune fête ne les avait éclairées. Le feu purifia ce vieux repaire de tous les crimes et de tous les vices. C'était moralité et justice d'accomplir cet acte. Honneur aux citoyens généreux qui en ont pris l'initiative ! M. Lissagaray renchérit. De formidables détonations, dit-il (p. 372), partent du palais des rois, dont les murs s'écroulent, les vastes coupoles s'effondrent. Le flot rouge de la Seine reflète les monuments et double l'incendie. Chassées par un souffle de l'est, les flammes irritées se dressent contre Versailles et disent au vainqueur de Paris qu'il n'y retrouvera plus sa place, et que ces monuments monarchiques n'abriteront plus la monarchie. Erreur profonde, ô lugubres nigauds ; c'est vous-même qui avez fait à votre principe une blessure incurable ; si jamais la monarchie revenait en France, ce sont les forfaits que vous avez commis pendant la Commune qui la ramèneraient et qui la rendraient possible. Êtes-vous donc tellement ignorants ou avez-vous si peu de mémoire que vous ne sachiez pas que c'est le souvenir de l'insurrection de juin 1848 qui a voté au scrutin du 10 décembre ? Et puis, à quoi bon brûler les palais sûr lesquels, après chaque révolution, on écrit : Propriété nationale ? Il y a longtemps, en France, que les châteaux royaux ne sont plus que des auberges ; on y entre au son des fanfares ; à peine installé, il faut s'enfuir au bruit des sifflets. C'est une triste demeure que celle des rois ; elle découvre la place où tombent les têtes couronnées, elle est toute martelée par les balles populaires et toute noire du pétrole social ; ce n'est plus qu'une hôtellerie hantée par des fantômes et qui devrait avoir pour enseigne : Au Juif-Errant ! Le général Bergeret avait accompli son œuvre ; il estima qu'il était quitte avec la Commune et partit. Victor Bénot et Kaweski, moins satisfaits d'eux-mêmes, s'en allèrent au Palais-Royal donner un coup de main au colonel Boursier, afin de réduire en cendres cette autre, demeure des tyrans. Les portiers, les hommes de service de l'ancien ministère d'État, croyaient être débarrassés des incendiaires, mais ils se trompaient et allaient apprendre de quoi est capable un citoyen vraiment dévoué à la Commune. L'ancien logis de Philippe-Égalité commença à brûler sérieusement vers trois heures du matin ; à quatre heures, le portier du pavillon central du nouveau Louvre vit arriver trois hommes qu'il reconnut : Victor Bénot, Boursier et Kaweski. Ils portaient deux bidons blancs sur lesquels on lisait le mot fuséens et un numéro matricule. Bénot demanda les clefs de la bibliothèque. Comme le concierge hésitait, Bénot le prit au collet et le frappa. Il remit les clefs. Les trois colonels se précipitèrent dans l'escalier ; le portier montait derrière eux en suppliant et en criant : Ne brûlez pas ! Ne brûlez pas ! Boursier s'arrêta et mit son revolver en main. Le portier se laissa tomber sur une des marches. Au moment où il se relevait, une quinzaine de fédérés passèrent devant lui, lestes comme des chats, courant vers la bibliothèque. Il descendit, sans trop savoir ce qu'il faisait, et resta devant la porte, regardant machinalement le Palais-Royal qui flambait. Il vit un groupe de fédérés du 202e bataillon, qui filaient au pas de course, s'arrêter devant une des casernes de la rue de Rivoli encore occupée par les pompiers. Quelques instants après, les pompiers, portant des malles et des paquets sur le dos, s'enfuyaient. Les fédérés leur avaient dit : Le palais est miné, tout va sauter ! Boursier, Bénot, Kaweski, les fédérés qui les avaient rejoints étaient dans la bibliothèque et l'incendiaient. C'était l'ancienne bibliothèque du roi[14], la bibliothèque de l'empereur ; improprement on l'appelait la bibliothèque du Louvre. Elle remplissait la travée transversale qui, allant du square Napoléon à la place du Palais-Royal, se termine d'un côté par le pavillon Richelieu et de l'autre par le pavillon de la Bibliothèque. C'est là que les souverains déposaient les cadeaux de librairie qu'ils avaient reçus ; il y avait des incunables, des exemplaires uniques, des reliures merveilleuses. Qu'est-ce que ça pouvait faire à Bénot ? On eût dit à ces malfaiteurs que les armoires contenaient des richesses manuscrites sans prix, les 30 volumes du trésor de Noailles, les 61 volumes des papiers de Voyer d'Argenson, les 5 volumes de la vie des poètes par Colletet, les 700 volumes de la collection Gillet et Saint-Genis, ça ne les eût point arrêtés[15]. Ils jetèrent leur pétrole sur les rayons, parmi les papiers ; ils répandirent le contenu d'un bidon sur le parquet, le firent couler jusqu'au palier de l'escalier, y mirent le feu et s'enfuirent. Avant de quitter son appartement, Bénot fit quelques paquets de linge qu'il n'oublia pas d'emporter. Les flammes ne tardèrent pas à briser les vitres et apparurent au sommet du pavillon. Le château des Tuileries n'était plus qu'un bûcher enveloppé par les flammes ; le feu glissant le long des combles consumait l'aile qui prend façade sur la rue de Rivoli ; de l'autre côté, vers le bord de l'eau, il avait envahi la nouvelle salle des États et menaçait le pavillon de la Trémoille. Au ministère d'État, le dernier étage du pavillon Richelieu brûlait. Çà et là, dans le square Napoléon, dans le Carrousel, quelques employés se sauvaient en levant les bras vers le ciel. Dans l'ancien Louvre, les conservateurs, muets devant ce spectacle, se demandaient si toutes nos collections d'art, si tous nos musées n'allaient pas périr. |
[1] Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Le 11 août 1792, M. de Sainte-Foix écrivait au baron de Breteuil : Les caves ont été enfoncées et plus de dix mille bouteilles de vin, dont j'ai vu les débris dans la cour, ont tellement enivré le peuple que je me suis pressé de terminer une enquête imprudemment entreprise, au milieu de deux mille ivrognes, ayant, des armes nues qu'ils maniaient très maladroitement. Voir Le Comte de Fersen et la Cour de France, t. II, p. 348.
[2] Il est possible que cette appréciation soit trop indulgente ; la proclamation suivante semble prouver que l'action de J. West fut, pendant la Commune, plus énergique que je ne l'ai dit : Légion Alsacienne et Lorraine (caserne du Louvre, pavillon Colbert). Alsaciens et Lorrains ! Vendus et livrés parles hommes de Versailles, venez vous rallier sous mon drapeau pour les combattre. Pour délivrer notre pays, il faut d'abord se débarrasser dos impérialistes et des royalistes. C'est la République avec la Commune qu'il nous faut à tout prix ; sans elle plus de liberté et plus de patrie. Le chef de la légion : JACQUES WEST, ex-lieutenant de la première compagnie franche de l'armée du Rhin, 3 mai 1871.
[3] Il y a plus d'un Martin dans la Commune ; indépendamment du lieutenant-colonel (travaux forcés perpétuels), je rencontre un Martin (prénom ignoré) attaché à la sûreté générale le 13 mai ; Constant Martin, secrétaire général à la délégation de l'enseignement ; Amable-François Martin, major de la place à Vincennes (déportation simple), et Ernest-Émile Martin, major de place à la 7e légion (ordonnance de non-lieu).
[4] Le citoyen Schœlcher a été arrêté ce soir aux Tuileries. Il s'y trouvait en compagnie du citoyen Cernuschi. C'est un lieutenant de la garde nationale, le citoyen Barrois, qui a invité le citoyen Schœlcher à le suivre à l'ex préfecture de police. Le délégué à la sûreté générale a maintenu l'arrestation du citoyen Schœlcher. L ex-représentant du peuple de Paris est accusé de connivence avec l'ennemi. Journal officiel de la Commune ; vendredi 12 mai 1871.
[5] Depuis que ce chapitre est écrit, j'ai appris, de source certaine, que l'on avait proposé à l'impératrice Eugénie de lui céder, pour 200.000 francs comptant, différents objets qu'elle avait abandonnés aux Tuileries dans ses appartements particuliers. Les personnes qui ont été mêlées à cette négociation ne se rappellent point si le fait s'est avant ou après la chute de la Commune. Je dirai, en outre, que des étoffes en soie blanche portant des aigles tissées dans la trame, et qui servaient de draperies à la salle du Premier Consul, ont été vendues à Londres dans les premiers jours de juin 1871.
[6] Ce Kaweski est presque insaisissable pendant la Commune. Je n'aperçois son nom qu'une seule fois. Un certain Jean-Mineur Murat reconnaît avoir été l'ordonnance du commandant Kaweski ; chargé, le 2 avril, de lui conduire un cheval au plateau de Châtillon, il attache la monture à une fenêtre et revient à Paris. (Procès J.-M. Murat ; jugement contradictoire ; 3e conseil de guerre, 15 mars 1872.)
[7] Voir Pièces justificatives, n° 4.
[8] Histoire des conspirations sous la Commune, par A. J. Dalsème, p. 512.
[9] Ces objets furent restitués plus tard aux légitimes propriétaires par les soins de M. Garreaud, délégué de la questure au Corps législatif. — CONSEIL MUNICIPAL DE PARIS, séance du 20 avril 1880. M. Jules Roche communique une lettre d'un ex-officier supérieur de la Commune, le sieur Fernand Servat, relative à l'argenterie de l'Hôtel de Ville dont le Conseil s'est occupé dernièrement. Voulant éclairer cette question très obscure, le dit ex-officier supérieur expose que, lors du transfert de l'École militaire, du siège de l'état-major de la place, il reçut en dépôt des pièces d'argenterie en usage à la table de l'état-major, une certaine quantité de croix de la Légion d'honneur et de médailles militaires, une montre, quelques bijoux, bagues, épingles, etc., et enfin les décorations d'un maréchal ? Le sieur Servat affirme que ces objets ont été déposés par lui dans un meuble du Palais Bourbon et qu'ils ont dû être retrouvés. (Moniteur universel, 21 avril 1880). — Servat (Charles-Henri-Ferdinand), contumax, condamné à mort par défaut, a été chef d'escadron à l'état-major de la place et chef d'état-major de Bergeret.
[10] Voici le texte de cette dépêche : Paris, 2 avril 1871, 5 h. 50 m. du soir. Place à commission exécutive. Bergeret est lui-même à Neuilly. D'après rapport, feu de l'ennemi a cessé. Esprit des troupes excellent. Soldais de ligne arrivent tous et déclarent que, sauf les officiers supérieurs, personne ne veut se battre. Colonel de gendarmerie attaquait tué. Le colonel chef d'état-major, HENRY. — A cette heure, les troupes fédérées étaient en pleine débandade ; le prétendu colonel de gendarmerie tué n'était autre que le docteur Pasquier, chirurgien en chef de l'armée. Le signataire de cette dépêche, le colonel Henry (Louis-Félix), fut pris le lendemain, 5 avril, au plateau de Châtillon. Le 5, un citoyen Barrère, arrivant de Versailles, se présenta à l'Hôtel de Ville et déclara spontanément avoir vu des fédérés prisonniers sanglants, les oreilles arrachées, le visage et le cou déchirés par des griffes de bêtes féroces. Il termina en disant : J'ai vu le colonel Henry en cet état, et je dois ajouter à son honneur, à sa gloire, que, méprisant cette bande de bouchers, il est passé fier, calme, marchant stoïquement à la mort. Cette déclaration a été pieusement recueillie par les apologistes de la Commune. Charles Beslay l'a reproduite en 1877 dans la Vérité sur la Commune (p. 127). Or le colonel Henry a été jugé contradictoirement le 18 avril 1872 ; condamné à mort, il a vu sa peine commuée en celle de la déportation dans une enceinte fortifiée.
[11] L'impudence de ce Minot était extraordinaire. Le mardi 50 mai, alors que tous les insurgés étaient recherchés avec passion, il vint aux Tuileries mêmes, où pendant deux mois il avait vécu aux côtés de Dardelle. Rasé, vêtu d'un pantalon blanc et d'un paletot en mérinos noir, il accompagnait un photographe qui désirait prendre quelques vues du palais en ruine. Nul mieux que Minot n'était capable de donner des indications à cet égard. Il fut reconnu et arrêté.
[12] Procès E. Boudin ; jugement contradictoire ; 3e conseil de guerre, 16 février 1872. Alexis Dardelle, dans une lettre publiée (août ou septembre 1878) par le Mirabeau, journal imprimé à Verviers (Belgique), a affirmé que pendant l'assassinat de ces quatre victimes, Etienne Boudin était dans les appartements des Tuileries. Cette affirmation est en contradiction avec tous les témoignages recueillis.
[13] Le véritable nom de ce personnage, né au Sénégal le 14 octobre 1858, est Victor-Jacques-Hippolyte Thomas. Il était le neveu du général Clément Thomas.
[14] La bibliothèque de la rue de Richelieu était la bibliothèque royale.
[15] Pour apprécier l'étendue et l'importance du désastre causé par l'incendie de la bibliothèque du Louvre, voir : Pertes éprouvées par les bibliothèques publiques de Paris pendant le siège par les Prussiens en 1870 et pendant la domination de la Commune révolutionnaire en 1871, par M. Baudrillart ; Paris, Techener, 1872 ; et Manuscrits de la bibliothèque du Louvre brûlés dans la nuit du 23 au 24 mai 1871, sous le règne de la Commune, par Louis Paris ; extrait du Cabinet historique, Paris, 1872.