Le 19 mars. — Les gardes de Paris. — Ils sont sauvés par l'intervention des surveillants. — Le cordonnier Mouton. — Ordre qu'il se délivre à lui-même. — Le Mont-Valérien évacué par ordre de M. Thiers. — Réoccupé en temps opportun. — Cinq cent trente-deux prisonniers d'État. — L'arrestation de Jecker. — Le père de M. Haussmann. — L'abbé Crozes. — L'abbé Jouvent. — L'archevêque et M. Bonjean. — Négociation d'échange. — Blanqui. — M. Washburne. — M. Paul Fabre. — Le serrurier Carreau. — M. Edmond Rousse, bâtonnier de l'ordre des avocats. — Son entrevue avec les otages. — La guerre sauvage. — Transfèrement des otages à la Grande-Roquette. — Le pain manque à Mazas. — On ouvre la prison. — La mort d'un des assassins de Vincenzini. — Garreau est fusillé.Le poste d'entrée de la maison d'arrêt cellulaire était occupé le 18 mars par une compagnie de gardes de Paris, composée de soixante-trois hommes, y compris le tambour et le lieutenant qui la commandait. On se retira dans la cour intérieure, on ferma les grilles et l'on attendit. Le dimanche 19, à neuf heures du matin, pendant que l'on disait la messe hebdomadaire au rondpoint de la prison, une compagnie appartenant au 198e bataillon fédéré, venant de Montmartre, se présenta devant Mazas et exigea qu'on lui en ouvrit les portes. Le greffier, M. Racine, et le brigadier Brémant, un homme admirable de dévouement, d'énergie et d'humanité dans son service, conférèrent rapidement entre eux, car il s'agissait, avant tout, de sauver les gardes de Paris. On les fit lestement filer par le chemin de ronde ; on leur ouvrit une petite porte dissimulée clans la muraille et qu'on nomme la porte de secours, parce qu'en cas de révolte des détenus, elle permet d'introduire la force armée dans la prison. Les soldats, soustraits à la vue des fédérés, furent réunis dans le couloir de la quatrième division. Ceci fait, on passa leurs fusils aux insurgés à travers les barreaux de la grande grille et l'on commença à parlementer. Le directeur essayait de faire entendre raison au capitaine fédéré, et il n'aurait sans doute pas obtenu grand succès s'il n'eût été appuyé par deux ou trois surveillants, anciens gendarmes, liés par une sorte de confraternité militaire avec les gardes de Paris et qui sortirent devant la prison pour se mêler aux groupes menaçants. Le plus ardent de tous les fédérés était un sergent-fourrier, Belge de naissance, qui demandait que tous les soldats de Trochu fussent fusillés ; il ne voulait entendre ni objection, ni observation ; à tout ce qu'on lui disait, il répondait : Ils ont tiré sur nous hier à Montmartre ; et quand on lui expliquait que cela était impossible, puisque ces hommes étaient de service à la prison depuis quarante-huit heures, il répliquait : Ça ne fait rien ! Ce fut un surveillant nommé Eve, homme extrêmement doux, qui se chargea de le chambrer ; il l'emmena plusieurs fois chez le marchand de vin, invita aussi quelques fédérés, paya plus d'une tournée, et, aidé de ses camarades, qui péroraient de leur mieux, il parvint à obtenir que les gardes de Paris auraient la vie sauve. Ce sont des prisonniers de guerre, disait-il ; vous ne tueriez point des Prussiens, à plus forte raison vous ne tuerez point des Français. La foule l'écoutait, l'approuvait et répétait comme lui : Non, on ne doit pas les tuer ! Il fut alors décidé que les gardes de Paris, placés au milieu des fédérés, seraient conduits en deux détachements, sur la route de Vincennes. Cette convention fut loyalement observée ; trois des gardes s'étaient évadés à la faveur de costumes prêtés par le brigadier Brémant ; les soixante hommes, qui avaient été internés à la quatrième division, sortirent, furent escortés jusqu'au delà de la barrière et se rendirent à Versailles. Il est heureux pour eux que Ferré ou Raoul Rigault n'ait point passé par là au moment où ils quittaient la prison. Le 21 mars, le directeur fut révoqué sur l'ordre de Rigault et remplacé par Mouton, dont nous avons déjà dit quelques mots en parlant de Saint-Lazare ; le greffier, le brigadier, qui avaient contribué au salut des gardes de Paris, furent destitués. On peut dire que la maison resta sans direction, car Mouton était aussi incapable que doux ; chacun continua son service, et la discipline intérieure fut assez bien maintenue malgré quatre surveillants, oublieux de leur devoir, qui obtinrent une audience du directeur, firent preuve de zèle trop radical, et tentèrent de substituer leur autorité à la sienne. Mouton n'était point heureux, il gémissait de son sort et se croyait déclassé. Il ne regrettait pas son échoppe de cordonnier, il rêvait des destinées plus hautes et disait : Ça m'ennuie d'être directeur, mais on se doit à son pays ; c'est un sacrifice que je fais. J'attends une position dans l'armée, ça m'irait mieux. Il n'en faut pas rire. Mouton avait eu une idée militaire redoutable ; s'il eût été compris, le gouvernement réfugié à Versailles était perdu et la France peut-être avec lui. On se rappelle que, le 26 février, après l'assassinat de Vincenzini, le 21e et le 23e bataillon de chasseurs à pied, parmi lesquels s'étaient trouvés plus d'un assassin, avaient été envoyés au Mont-Valérien, et l'on n'a pas oublié que, le 18 mars, M. Thiers avait attiré à lui, par ordre verbal et par ordre écrit, la brigade Daudel, dont un régiment faisait le service du fort. En réalité, le Mont-Valérien fut abandonné depuis la soirée du 18 mars jusqu'au 20, à dix heures du matin. Pendant près de quarante heures, il fut à la merci du premier occupant, et celui qui s'en fût emparé aurait eu bien des chances de rester maître du pays. A qui allait-il appartenir, au gouvernement légal ou à l'insurrection ? Si celle-ci n'y entra pas le 19 mars, tambour battant, ce ne fut pas la faute de Mouton. Le 19 mars, dans la matinée, il se délivre à lui-même l'ordre suivant : La commission du XIIIe arrondissement m'a délégué près du Comité central pour avoir l'autorisation d'aller occuper le fort du Mont-Valérien, pour délivrer le 21e et le 23e bataillon de chasseurs à pied qui y sont prisonniers. Le délégué du XIIIe arrondissement, MOUTON, capitaine au 101e bataillon. Ce petit homme chauve, au crâne pointu, avait vu juste. Il porta son ordre au Comité central, qui, au lieu de l'approuver, le renvoya au général Duval. Celui-ci ne comprit rien à la nécessité d'agir avec rapidité ; mais l'opération lui parut glorieuse, il se la réserva, — on sait ce qu'il en advint le 3 avril, — et, pour offrir quelque compensation à Mouton, il lui confia une mission insignifiante : Ordre au capitaine Mouton, du 101e, de requérir toutes les compagnies disponibles du XIIIe arrondissement pour aller occuper la prison de Sainte-Pélagie, et faire élargir dans le plus bref délai tous les prisonniers politiques ou délits de presse. — Pour E. Duval, le délégué : CAYOL. — Mouton se soumit, et le Mont-Valérien fut réoccupé en temps opportun par les troupes françaises, grâce à l'insistance du général Vinoy, trois fois averti par le colonel de Lochner qui commandait la forteresse[1]. Le premier individu écroué à Mazas sur mandat du gouvernement insurrectionnel est un assassin qui, arrivé le 22 mars, est mis en liberté le 23 par ordre de Ferré. Jusqu'au 29, la maison semble garder sa destination normale ; cent treize détenus y sont amenés pour meurtre, vol, vagabondage, désertion. Du 29 mars au 6 avril, le greffe chôme pour les inscriptions d'entrée. Mouton occupe ses loisirs à des dénonciations ; il écrit au directeur du Dépôt près la Préfecture de police : Citoyen Garreau, c'est à titre de renseignement que je dis que la femme du sous-brigadier Braquond porte à manger au nommé Coré ; ainsi fais ce que tu jugeras convenable ; moi je la mettrais en état d'arrestation. Salut et fraternité. Garreau ne tint compte de l'avis et Mme Braquond put continuer à fournir une nourriture convenable à M. Coré, à Mgr Darboy, au président Bonjean, qui étaient encore au Dépôt et n'allaient point tarder à être transférés à Mazas. Ils y arrivèrent le 6 avril en bonne compagnie. La maison d'arrêt cellulaire devenait la geôle des otages importants et l'antichambre du dépôt des condamnés, c'est-à-dire de la Grande-Roquette. De ce jour jusqu'au 24 mai, jusqu'à la veille de la délivrance, la prison recevra cinq cent trente-deux détenus, qui tous, à des titres divers, pouvaient figurer comme prisonniers d'État. Le 10 avril, un homme de cinquante-huit ans fut écroué, qui ne dut son arrestation qu'à sa propre étourderie ; c'était le banquier Jean-Baptiste Jecker, auquel la guerre du Mexique avait valu quelque notoriété. Le jour même il s'était présenté à la Préfecture de police pour demander un passeport ; il remit à l'employé un papier sur lequel il avait pris soin d'écrire de faux noms et de fausses qualités. L'expéditionnaire libellait le passeport sans faire d'observations, lorsque par hasard un chef de bureau vint à passer ; il jeta les yeux sur ce que l'employé écrivait et regarda Jecker, qui, dans la main gauche, tenait un papier plié. Jecker avait-il l'air troublé, son visage éveilla-t-il un souvenir ? Nous ne savons ; le chef de bureau prit le papier, l'ouvrit et vit un ancien passeport régulier au nom de Jecker. Il dit à l'expéditionnaire : Gardez monsieur jusqu'à ce que je revienne ; puis courant jusque chez le chef de la première division, il lui montra le passeport. Le chef de division se précipita, à son tour, chez Raoul Rigault, en criant : Nous tenons Jecker ! — Bon à prendre ! répondit Rigault, qui signa le mandat d'arrestation. Pareille aventure avait failli arriver au père de M. Haussmann, qui, lui aussi, eût été bon à prendre. Il gravissait l'escalier de la Préfecture de police dans l'intention de réclamer un sauf-conduit pour sortir de Paris, lorsqu'il fut reconnu par un garçon de bureau nommé Mellier, qui, comprenant le danger auquel ce vieillard s'exposait, lui toucha le bras et à voix basse lui dit : Allez-vous-en vite, suivez-moi, ou vous êtes perdu. M. Haussmann obéit ; il rejoignit Mellier près du Pont-Neuf et apprit de lui qu'aux gens de sa catégorie on délivrait des ordres d'écrou plus volontiers que des passeports. Mouton était bienveillant pour les otages, et faisait semblant d'ignorer que les surveillants les laissaient parfois communiquer entre eux. Il en était un que l'on s'attendait chaque jour à voir sortir de prison ; c'était l'abbé Crozes, qui avait rendu tant de services aux condamnés détenus à la Grande-Roquette, car l'on savait que Rochefort s'intéressait à lui et avait essayé de le faire relaxer. L'abbé Crozes, du reste, prenait philosophiquement son parti ; à quelqu'un qui le plaignait d'être obligé de vivre en cellule, mal nourri, mal couché, sans sécurité pour son lendemain, il répondit : J'en remercie la Providence, car ça me permet de repasser ma théologie, que j'avais un peu négligée. L'arrivée des otages à Mazas éveilla bien des craintes, car l'on comprit que l'on serait sans merci pour les prêtres. Or l'aumônier de la maison d'arrêt cellulaire, M. Jouvent, était un vieillard, presque infirme par suite d'un coup de barre de fer qu'un détenu lui avait jadis appliqué sur la tête. Il s'agissait, pour lui éviter les inconvénients et même les périls d'une arrestation, de le faire sortir de la prison et de l'emmener hors de Paris. Cette œuvre de salut doit encore être portée à à l'actif du personnel des employés, car ce fut Mme Eve, la femme du surveillant, qui se chargea de l'aumônier, le déguisa, le fit partir avec elle, le conduisit dans une ville de province et veilla sur lui jusqu'au jour où il put sans danger rentrer à Mazas rendu à l'administration régulière. On a dit que Mouton, mû de pitié pour l'archevêque[2] et pour M. Bonjean, avait fait un effort afin de faciliter leur évasion. On prétend que des vêtements de fédérés leur avaient été procurés ; M. Bonjean aurait lui-même placé un képi sur le front de Mgr Darboy et lui aurait dit en plaisantant : Ça vous donne un petit air militaire qui vous sied très bien. Tous deux auraient refusé de profiter des bonnes dispositions du directeur à leur égard, l'un pour ne pas surexciter les colères de la Commune contre le clergé dont il était le chef, l'autre parce qu'un magistrat ne doit point fuir. Cette histoire n'est pas impossible ; mais, en tout cas, il eût été bien difficile de faire évader les deux hommes que la Commune tenait le plus à garder sous sa main. L'archevêque et M. Deguerry, curé de la Madeleine, écrivirent, sans aucune pression, de leur propre mouvement, du moins ils le dirent, des lettres qui ont été. connues du public et auxquelles M. Thiers répondit en démentant les prétendues cruautés commises par l'armée française, et auxquelles les deux otages avaient fait allusion. Une sorte de négociation avait été entamée avec M. Thiers pour obtenir un échange de prisonniers ; le gouvernement insurrectionnel se déclarait prêt à délivrer plusieurs ecclésiastiques, si le gouvernement régulier consentait à mettre Blanqui en liberté. A cet effet, l'abbé Lagarde fut envoyé à Versailles sur parole, et M. Washburne, ministre plénipotentiaire des États-Unis d'Amérique, intervint. Tout fut inutile ; on se brisa contre un entêtement que les évènements ont rendu singulièrement coupable. M. Washburne, à qui Raoul Rigault n'avait point osé refuser des permis de visite, avait vu plusieurs fois l'archevêque ; il lui avait apporté des journaux, des vins d'Espagne, s'était offert à le servir et avait fait passer à Versailles un mémorandum de Mgr Darboy concluant à la mise en liberté de Blanqui. Ce mémorandum fut communiqué par le nonce du pape à M. Thiers, dont la réponse fut négative. Le chef du gouvernement déclara qu'il ne pouvait traiter avec l'insurrection et affirma que la vie des otages ne courait aucun danger. Cette dernière opinion n'était partagée ni par le cardinal Chigi, ni par M. Washburne, et le dénouement a prouvé qu'ils n'avaient pas tort. Blanqui relâché n'eût apporté aucun péril nouveau à ceux dont on était assailli ; c'eût été un fou de plus à l'Hôtel de Ville, qui était une maison d'aliénés[3]. En cas d'échange de prisonniers, M. Bonjean eût-il recouvré la liberté ? Cela est douteux ; car dès le début son incarcération avait été considérée comme une victoire. Le lendemain de son arrestation, M. Paul Fabre, procureur général près la Cour de cassation, au risque d'être arrêté lui-même, avait été voir Raoul Rigault et avait réclamé l'élargissement du président. C'est impossible, avait répondu Rigault. — Pourquoi ? — Votre Bonjean était sénateur. — Qu'importe ? répliqua M. Paul Fabre, vous commettez là une illégalité. Rigault avait alors répété son mot favori : Nous ne faisons pas de la légalité, nous faisons de la révolution. On avait essayé d'obtenir pour M. Bonjean une faveur que l'on paraissait disposé à lui accorder, car on connaissait le caractère chevaleresque de l'homme. On lui eût permis de sortir sur parole pendant quarante-huit heures, afin qu'il eût le temps d'aller embrasser ses enfants et sa femme. Il réfléchit qu'un accident imprévu pourrait le retarder et lui donner l'apparence d'avoir manqué à ses engagements ; il refusa. Impassible, recevant la visite d'un ami qui avait pu obtenir l'autorisation de le voir quelquefois[4], affaibli, souffrant, mais conservant sa grandeur d'âme, il s'entretenait peut-être, dans la solitude de son cabanon, avec les âmes de Mathieu Molé et du président Duranti. Le sort des otages allait changer ; Raoult Rigault, nommé procureur de la Commune, estima que Mouton était trop doux pour les détenus ; il le remplaça par un homme de son choix, sur l'inflexibilité duquel il pouvait compter, et il envoya à Mazas le serrurier Garreau, pendant que le cordonnier Mouton était expédié à Saint-Lazare. Dès lors la maison fut tenue durement ; elle avait un maître. Aux prisonniers qui demandaient pourquoi ils étaient arrêtés, Garreau répondait : Vous êtes bien curieux ; à ceux qui se plaignaient, il disait : Si vous le préférez, on peut vous casser... la tête, rien n'est plus facile. Les surveillants tremblaient devant cet homme toujours menaçant, et n'osaient plus aller causer avec les otages, qui furent assujettis au régime du secret le plus absolu. Les efforts que Mme Coré, que Mme Braquond persistaient à faire pour apporter quelque adoucissement aux détenus, restaient infructueux, et lorsque l'on faisait observer à Garreau que l'archevêque était souffrant, que M. Bonjean était faible, il disait : S'ils ne sont pas satisfaits, ils n'ont qu'à crever, ce sera un bon débarras ! Donc tous les otages, magistrats, prêtres, pères jésuites, pères de Picpus[5], commissaires de police, directeur de prison, banquier mexicain, séminaristes, vivaient sous la main brutale de Garreau, qui ne leur ménageait pas les angoisses. Dans les jours qui précédèrent la chute de la Commune ils durent quelques heures d'apaisement et d'espérance à un homme de bien resté fidèle à son devoir. Si le président Bonjean, comme l'un des plus hauts magistrats du pays, n'avait reculé devant aucun sacrifice pour affirmer le droit et la justice, M. Edmond Rousse, bâtonnier de l'ordre des avocats, n'avait point déserté le poste auquel son caractère autant que son talent l'avait appelé. Il était décidé à ne jamais reconnaître les hérésies judiciaires de la Commune, mais il était résolu à prêter le secours de son éloquence à tout malheureux qui l'invoquerait. Il n'attendit pas que les otages s'adressassent à lui ; il alla lui-même, au nom du barreau qu'il représentait, offrir d'accepter, de rechercher toute défense, même devant la juridiction que Rigault avait inventée. Le 17 mai le conseil de la Commune avait décidé qu'un jury d'accusation serait réuni pour juger les otages. On avait dû croire, d'après cela, que l'on pourrait discuter des preuves et invoquer des témoignages ; on se trompait. Le procureur général Raoul Rigault expliqua lui-même à ses jurés qu'ils avaient simplement à reconnaître si les individus désignés avaient ou n'avaient pas la qualité d'otage. Un des malheureux traduits devant cet étrange tribunal qui ne fonctionna qu'une fois, le 19 mai, fut acquitté ; il n'en fut pas moins reconduit à la Roquette et massacré rue Haxo. Le droit de défense serait illusoire, mais du moins la possibilité de protester restait au barreau, qui l'accepta sans hésiter, et le bâtonnier de l'ordre obtint les permissions nécessaires pour voir l'archevêque, M. Deguerry et le père Caubert. Il lui fallut traverser les tribus armées qui campaient dans les couloirs de la sûreté, escalader des groupes d'enfants endormis, de femmes assoupies et d'hommes assouvis ; et, au milieu des tonneaux, des brocs et des bouteilles, pénétrer jusqu'à quelques personnages importants[6]. Il vit Raoul Rigault, traînant son costume de commandant au milieu du parquet de la Cour de cassation ; il vit Eugène Protot, délégué à la justice, qui siégeait clans le cabinet des gardes des sceaux comme dans une salle de cabaret ; il put entrer à Mazas, voir les otages ; causer avec eux et leur donner un espoir qu'il n'avait peut-être pas lui-même. L'archevêque fut calme et résigné ; M. Deguerry, très expansif selon sa nature ; le père Caubert, inébranlable dans sa foi et persuadé que la France se relèverait de cette épreuve plus chrétienne et par conséquent plus forte que jamais. Ce fut le samedi 20 mai que M. Edmond Rousse s'entretint avec les otages ; il les quitta en leur promettant de revenir le mardi suivant. La Commune devait mettre obstacle à ce projet ; cette visite fut la première et la dernière. Déjà tout était à redouter, car, le 17 mai, le Comité de salut public avait voté le décret qui prescrivait la mise à mort des otages. La Commune allait user de tous moyens pour se défendre : 22 mai 1871 ; Les municipalités feront sonner le tocsin sans interruption dans toutes les églises. — Le secrétaire du Comité de salut public : HENRI BRISSAC. — Même date : Le citoyen Fradet est prié de la part d'Andrieu de faire couper toutes les conduites d'eau qui aboutissent aux endroits où se trouvent les Versaillais ; même mesure à prendre pour les conduites de gaz[7]. C'était la guerre sauvage qui commençait. Les surveillants de Mazas étaient fort troublés, car l'un d'eux, nommé Bonnard, devenu ami intime de Garreau et élevé par lui au rang de greffier, avait dit en causant avec ses anciens camarades : Rappelez-vous bien que si les troupes de Versailles entrent dans Paris, la capitale sera incendiée, tous les prêtres que nous avons' ici seront fusillés ; Paris deviendra un monceau de ruines et de cadavres. On ne doutait pas que ces menaces n'eussent été proférées par Garreau et l'on savait que celui-ci, allant souvent prendre le mot d'ordre à la Préfecture de police, avait dû recevoir les confidences de Ferré et de Raoul Rigault. Le bon vouloir des surveillants était neutralisé par la présence d'un corps nombreux de fédérés qui occupaient les postes de la prison et dont les chefs n'obéissaient qu'au directeur. Dans la matinée du 22 mai, un gardien entra dans la cellule où M. Rabut, commissaire de police, était enfermé et lui apprit que les troupes françaises s'avançaient dans Paris. C'est votre délivrance, dit le gardien. — Ou notre mort, répondit l'otage. Le même jour, vers six heures du soir, un grand bruit se fit dans la maison ; les détenus entendirent les surveillants s'agiter dans les couloirs, ouvrir des portes et appeler des noms. Les gardiens se hâtaient ; une liste à la main, ils parcouraient leur division, s'arrêtaient devant une cellule désignée, faisaient glisser le verrou : Allons, dépêchons, prenez vos affaires ; vous partez. Le détenu se préparait rapidement, ramassait le peu d'objets dont on lui avait laissé l'usage et se plaçait sur le pas de sa porte. Les surveillants avaient le visage consterné ; on leur disait : Où allons-nous ? ils répondaient : Nous n'en savons rien. L'abbé Crozes, aumônier de la Grande-Roquette, M. Coré, directeur du Dépôt, furent prévenus et se tinrent prêts. Au dernier moment, lorsque déjà ils croyaient qu'ils allaient partir, un surveillant accourut et, les repoussant chacun dans sa cellule, il leur dit : Pas vous, pas vous, rentrez ! L'initiative des gardiens venait de les sauver tous les deux. Voici ce qui motivait ce mouvement extraordinaire. A cinq heures, le procureur général de la Commune, Raoul Rigault, épée au côté et revolver à la ceinture, était entré dans la prison, accompagné de Gaston Dacosta ; ils s'étaient rendus tous deux près du directeur Garreau et lui avaient donné communication de cette dépêche, écrite tout entière de la main de Gabriel Ranvier : Paris, 4 prairial en 79. Comité de salut public à sûreté générale ; Ordre de transférer immédiatement les otages, tels que l'archevêque, les différents curés, Bonjean sénateur, et tous ceux qui peuvent avoir une importance quelconque, à la prison de la Roquette, dépôt des condamnés. Le Comité de salut public ; G. RANVIER, EUDES, FERD. GAMBON. — Garreau conduisit Raoul Rigault et Dacosta au greffe ; le livre d'écrou fut consulté et sur les indications de ces trois meurtriers la liste des otages fut dressée par le greffier Cantrel. Elle comprenait cinquante-quatre noms ; le premier sur la liste est celui de Mgr Darboy, le second celui de M. Bonjean, le dernier celui de Walbert (Félix-Joseph), officier de paix ; Jecker est le septième, l'abbé Deguerry le neuvième ; elle désignait trente-huit prêtres, deux commissaires dé police, un proviseur de collège et différents prisonniers qualifiés agents secrets. Tous furent avertis ; on les isola dans les cellules d'attente où l'on enferme habituellement les détenus avant qu'ils aient subi les formalités de l'écrou. On avait réquisitionné des voitures au chemin de fer de Lyon ; on ne put se procurer que deux chariots de factage. Sous la garde des fédérés armés, on ne parvint à empiler que quarante prisonniers dans ces tapissières incommodes ; le dernier qui y, prit place fut Joseph Ruault, sur le mandat d'arrestation duquel Gaston Dacosta avait écrit : Conservez cette canaille pour le peloton d'exécution[8]. Le malheureux pour lequel on faisait cette recommandation était un tailleur de pierres soupçonné d'avoir dénoncé le complot des bombes qui se dénoua, en juillet 1870, devant la haute cour de Blois. A neuf heures du soir, les deux charretées, comme l'on disait déjà au temps de la Terreur, s'éloignèrent et prirent le chemin de la Grande-Roquette. Le lendemain 23 mai, les quatorze otages qui n'avaient pas pu faire partie du premier convoi furent enlevés à leur tour. Ce n'est qu'un commencement, avait dit Garreau, et si les Versaillais approchent, nous mettrons le feu à la maison ; j'ai l'ordre ! En effet, Eudes lui avait expédié, par planton, l'ordre d'incendier Mazas. Garreau crut pouvoir s'en rapporter à Bonnard, le surveillant dont il avait fait un greffier ; celui-ci reçut des instructions précises et ne s'y conforma pas. Dès le 24 mai, la prison manqua de vivres ; des barricades l'entouraient ; la fusillade crépitait aux environs ; quelques obus avaient éclaté contre les murs. Les couloirs étaient silencieux ; on ne parlait qu'à voix basse, on écoutait les rumeurs du dehors. Dans la journée du 23, dans celle du 24, on avait attendu les mandats de transfèrement du procureur de la Commune, car on croyait, sur la parole de Garreau, à de nouveaux transbordements d'otages. Rien ne vint troubler l'angoisse des détenus ; ils tournaient dans leur cellule, avec la régularité des animaux enfermés. La nuit du 24 au 25 fut sinistre ; on avait appris par les gardiens que Paris brûlait ; plusieurs projectiles effondrèrent la toiture. Le jeudi 25, dans la matinée, on reconnut l'impossibilité de nourrir les prisonniers ; on ouvrit les cellules : Prenez ce qui vous appartient et partez ! La plupart croyaient que la maison allait sauter et prirent la fuite ; une centaine environ sortirent sur le boulevard Mazas sans savoir vers quel point se diriger ; une barricade établie avenue Daumesnil était défendue par des fédérés, qui rassemblèrent la plupart des évadés et voulurent les contraindre à se battre. Un des prisonniers prit un fusil et commença le feu contre les troupes françaises ; au bout de quelques instants, il tombait mort, frappé d'une balle ; c'était un soldat du 23e chasseurs à pied, nommé Roche, l'un des assassins de Vincenzini, et qui s'en vantait. Les détenus délivrés se cachèrent dans les maisons voisines, gagnèrent au pied malgré la fusillade, et, pour la plupart, réussirent à sauver leur vie. Les plus sages revinrent à Mazas, que quelques otages, l'abbé Crozes, M. Coré, n'avaient point voulu quitter. Garreau sentait bien qu'il n'était plus le maître, les surveillants devenaient menaçants pour lui ; il voulut regimber, on lui enleva son fusil et on l'enferma au n° 8 de la sixième division, dans la cellule où l'abbé Crozes avait passé quarante-neuf jours. Le soir du 25, malgré la barricade Daumesnil, qui commandait encore le boulevard Mazas, un capitaine de l'armée régulière, dont un détachement venait d'occuper la gare de Lyon, se glissa dans la prison. On prit tous les tonneaux vides que l'on put découvrir, on les remplit de vieux chiffons, de vêtements, de couvertures, et on les plaça sur le boulevard, l'un près de l'autre, de façon à former une sorte d'épaulement qui pût intercepter les projectiles lancés par les fédérés embusqués derrière la barricade. Grâce à cet obstacle, une compagnie du génie, se penchant vers la terre et s'abritant derrière les tonneaux, put s'emparer de la prison et s'y établit. Quelques soldats avaient des pains de munition qui furent joyeusement acceptés par les prisonniers, dont nulle distribution de vivres n'avait apaisé la faim depuis trente-six heures. Le capitaine du génie fut instruit de ce qui s'était passé, car son premier mot fut : Où est le président Bonjean ? où est l'archevêque ? — Ordre fut donné d'amener le directeur Garreau. On le remit aux soldats ; il fut poussé contre le mur de ronde et fusillé. |
[1] Voir Pièces justificatives, n° 6.
[2] Une protestation contre l'arrestation de l'archevêque de Paris, signée de MM. E. de Pressensé et Guillaume Monod, pasteurs protestants, fut publiée le 11 avril par le journal le Soir. Une autre protestation, signée par vingt-trois pasteurs, fut déposée, le 20 mai, au Comité de salut public. (Voir Pièces justificatives, n° 7.)
[3] Voir Pièces justificatives, n° 8.
[4] Voir Le Président Bonjean, otage de la Commune, par M. Charles Guasco. Paris, 1871.
[5] 1.610 francs déposés au greffe de Mazas par trois employés de la Congrégation de Picpus n'ont point été retrouvés.
[6] Discours prononcé par Me Rousse, bâtonnier de l'ordre des avocats, à l'ouverture de la conférence, le 2 décembre 1871, p. 34.
[7] Ce dernier ordre, dont l'original a été sous mes yeux, n'est jamais parvenu à destination. L'employé chargé de l'expédier le mit sagement dans sa poche. — O. Fradet remplissait pendant la Commune les fonctions d'ingénieur en chef des eaux et des égouts, celles-là mêmes où Belgrand s'est immortalisé. — Il me paraît qu'en cette circonstance, comme en plusieurs autres, on abusa du nom d'Andrieu, qui pendant la Commune resta résolument en dehors de toute action mauvaise.
[8] Procès Dacosta ; débats contradictoires ; 3e conseil de guerre, 27 juin 1872.