I. — LE GÉNÉRAL CHANZY. La foule homicide. — Les officiers. — La prison est envahie. — M. Lefébure, directeur régulier. — Il fait enfermer les otages. — Allocution de Sérizier. - Le général Chanzy sur la Loire. — Efforts de Léo Meillet pour sauver les prisonniers. — Prudence de M. Lefébure. — Les fédérés refusent de laisser mettre le général Chanzy en liberté. — Charles Beslay. — Défiance. — Le cadavre. — Départ de M. Lefébure. — Caullet, directeur nommé par la Commune. — Délivrance du général Chanzy. — Le parfumeur Babik. — Le général Chanzy comparait devant le Comité central. — Le Comité en séance.La prison de la Santé est la prison modèle ; bâtie en pierre meulière, disposée pour le régime cellulaire et pour le régime auburnien, elle est le spécimen des constructions pénitentiaires ; mais on peut avouer que sa beauté spéciale en fait un monument d'une remarquable laideur. Des murs l'entourent de tous côtés, en cachent les fenêtres et lui donnent, sur le boulevard Arago, l'apparence d'une grosse forteresse aveugle. Intérieurement, elle est bien distribuée et abrite, dans une division particulière, l'infirmerie centrale des prisons de Paris. Ce fut par la voix publique que l'on y apprit les événements du 18 mars ; le poste était gardé par des soldats de la ligne, qui, dans la matinée du 19, se retirèrent en bon ordre et ne tardèrent pas à être remplacés par des fédérés venus du IXe secteur, dont l'état-major était installé à la manufacture des Gobelins. Vers cinq heures du soir, une rumeur extraordinaire s'éleva dans la rue de la Santé, passa par-dessus les murs de la prison, et vint troubler le personnel de la surveillance, du greffe et de la direction. Une foule évaluée à 5.000 ou 6.000 personnes, femmes, enfants, ouvriers, gardes nationaux, poussait vers la grille de la prison, quatre officiers, reconnaissables à leurs uniformes en lambeaux. Cette bande s'acharnait principalement contre un lieutenant général, assez grand, blond, chauve, de figure énergique, âgé de quarante-huit ans environ, qui restait impassible sous les coups et les insultes dont on l'accablait. C'était le général Chanzy. A ses côtés et non moins maltraité, marchait le général de Langourian ; puis venaient M. Ducauzé de Nazelles, capitaine du 5e lanciers, et M. Gaudin de Villaine, lieutenant au 75e de marche. Trois hommes faisaient effort pour les protéger contre la foule ; c'étaient Léo Meillet, maire du XIIIe arrondissement, Comte[1], adjoint, et Sérizier, commandant du 101e bataillon, appartenant au IXe secteur. Cette masse de peuple était rendue terrible par un accès
de fureur spontané. On voulait tuer les généraux et on ne savait même pas
leurs noms. On criait : A mort Ducrot ! à mort Vinoy
! à mort Aurelle de Paladines ! à mort les traîtres et les vendus ! Vous nous
avez fait manger de la paille ! Prussiens ! capitulards ! A mort ! à mort ! à
la lanterne ! qu'on les fusille ! Léo Meillet leur répondait : Mais non, c'est Chanzy ! Et on reprenait : Tant mieux ! Chanzy à mort ! Le général Chanzy
avait à peine figure humaine lorsqu'il arriva près de la grille, sans képi,
les vêtements lacérés, la face tuméfiée par un coup de bâton, couvert des
sanies que l'on avait lancées sur lui. Il fut terrassé devant la porte
d'entrée. Le surveillant Villemin, gardien-concierge, le releva rapidement,
para un coup de crosse qui lui était destiné, et le jeta dans l'intérieur de
sa loge. Le premier mot du général fut : Ces
malheureux ne savent pas ce qu'ils font, il faut leur pardonner. Un
seul homme ne pouvait résister à la poussée qu'exerçait la foule. La porte
fut forcée, la prison envahie. La cour, le rond-point (lieu central où
aboutissent toutes les galeries), le greffe, les guichets, tout fut encombré
par les fédérés, au milieu desquels des femmes s'agitaient en criant. Les
surveillants, tenant en main leur forte clef d'acier trempé, s'étaient réunis
autour des officiers. M. Lefébure, le directeur régulier de la Santé, était
accouru. C'est un homme qui n'est plus jeune, de taille moyenne, d'une
extrême mansuétude, fort intelligent, rompu par une longue pratique à
l'administration des prisons, très ferme, très résolu, sous une apparence
fort douce ; ayant quelquefois l'air de chercher ses mots et les trouvant toujours
; n'aimant point les émeutes, mais sachant ne pas reculer devant elles. Il
demanda d'abord en vertu de quel mandat ces détenus étaient amenés dans la
maison. On lui remit quatre paperasses : Ordre au
directeur de la prison de la Santé de recevoir en dépôt le général Chanzy
jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné. Le directeur répond sur sa tête
de la garde de ses prisonniers. — Pour E. DUVAL ; CAYOL. —
Paris, le 19 mars 1871. Timbre ; République française. État-major de la garde
nationale, XIIIe arrondissement. — Un ordre identique concernait MM.
de Langourian, Ducauzé de Nazelles et Gaudin de Villaine. Ces mandats
d'arrestation étaient d'une indiscutable illégalité, mais ils se trouvaient
appuyés par une telle force armée, qu'il n'était pas possible de se refuser à
les exécuter ; c'eût été exposer inutilement sa vie et celle des prisonniers.
M. Lefébure le comprit, et dès lors, connaissant bien les foules, sachant
qu'elles s'apaisent souvent lorsqu'elles n'ont plus sous les yeux l'objet de
leur haine irraisonnée, il résolut de faire incarcérer les quatre prisonniers
le plus rapidement possible. Ce n'était point aisé, car les fédérés les serraient de près et ne paraissaient guère disposés à les perdre de vue. L'hiver, sans charbon et sans bois, avait été très dur à la Santé ; pour abriter ses détenus contre le froid, M. Lefébure avait, dans les premiers jours de décembre 1870, fait construire des cloisons en planches à l'entrée des galeries cellulaires ; la porte la plus voisine du rondpoint, où se tenaient les officiers, entourés des gardes nationaux, était celle de la quatrième division. Sur un signe des yeux fait par M. Lefébure au brigadier Adam, compris par celui-ci, les généraux Chanzy, de Langourian et leurs deux aides de camp furent brusquement saisis par les gardiens et entraînés vers la porte qu'un surveillant se tenait prêt à ouvrir ; Sérizier, lançant ses poings en avant, fendit la foule qui criait de nouveau : A mort ! à mort ! Les prisonniers franchirent la cloison, dont la porte fut immédiatement refermée derrière eux ; ils étaient sauvés. M. Lefébure avait remarqué l'influence que Sérizier exerçait sur les fédérés ; il lui dit que son éloquence seule pouvait faire évacuer la prison et permettre d'assurer le salut des officiers auxquels il s'intéressait. Sérizier ne se fit pas prier ; il dégorgea une allocution et jura qu'aucun capitulard n'échapperait à la justice du peuple ! On s'éloigna ; mais le posta des fédérés, tout un bataillon, qui gardait la porte d'entrée, envoya des sentinelles qui devaient faire faction devant les cellules de ceux que cette foule appelait déjà des otages. Que l'on se souvienne de la motion adoptée le 24 février et qui servit de prétexte à la fédération de la garde nationale, que l'on se répète le serment de s'opposer par la force à l'entrée des Prussiens dans Paris, et l'on comprendra que de tous ces projets de guerre à outrance il ne restait plus vestige. En effet, s'il eût subsisté quelque trace de patriotisme dans le cœur des insurgés, c'est en triomphe que l'on aurait dû porter le général Chanzy, car il avait été héroïque sur la Loire, et, quoiqu'il n'eût pas réussi à sauver la France, il avait du moins sauvé l'honneur de nos armes. Mais les bataillons du Comité central et les gens de la Commune se souciaient bien de cela, en vérité ; ils voulaient détruire l'armée, la magistrature, le clergé, c'est-à-dire la discipline, la loi, la religion, et c'est pour cela qu'ils incarcérèrent les soldats, les magistrats et les prêtres, sur la simple vue du costume. C'est ainsi que le général de Langourian avait été arrêté au chemin de fer d'Orléans par hasard, au moment où il se hâtait de se rendre à Versailles afin d'y recevoir sa brigade qui venait de Bordeaux. Quant au général Chanzy, il avait été signalé ; on le chercha et on le saisit dans un wagon où il n'essayait guère de se cacher, car il ne pouvait même pas soupçonner, ayant toujours fait au moins son devoir, qu'il pût être décrété d'accusation. Conduit d'abord à la mairie du XIIIe arrondissement, au milieu de groupes qui devenaient de plus en plus menaçants, il fut protégé par Léo Meillet, puis déclaré prisonnier par le général ouvrier fondeur Emile Duval ; traîné à la prison disciplinaire du IXe secteur, ramené chez Léo Meillet, repris par la foule et reporté pour ainsi dire à la geôle du secteur. Léo Meillet[2], qui fit de sincères efforts pour sauver les généraux et leurs officiers, savait bien qu'ils n'étaient point en sûreté dans cette prison rudimentaire, sans grilles ni murailles, que l'on avait tant bien que mal installée boulevard d'Italie ; il voulait donner aux prisonniers la sécurité d'une véritable maison pénitentiaire, et il ordonna de les transférer à la Santé. La voiture où il les fit monter, pour les arracher aux insultes populaires, fut brisée. Tous les curieux accourus devinrent une foule atteinte de frénésie. Au milieu de quelles insultes et de quels traitements quatre officiers irréprochables arrivèrent à la prison, nous l'avons dit. Le Comité central, instruit des faits qui s'étaient produits, déclara que c'était un malentendu et que les généraux devaient être remis en liberté. C'était fort bien ; mais on comptait sans les fédérés du IXe secteur, qui, se sachant les maîtres sur leur territoire, ne reconnaissaient d'autre autorité que la leur, et, tenant à leur proie, étaient résolus à ne la point lâcher. Le soir même on en eut la preuve. A neuf heures, deux personnes, qui ne dirent pas leur nom et qui étaient le général Cremer et M. Arronshon, se présentèrent chez M. Lefébure, porteurs d'un ordre signé ; Lullier, général en chef, et enjoignant au directeur de la Santé de relaxer immédiatement M. Chanzy. C'était péremptoire ; ordre d'arrestation signé du général Duval, ordre de mise en liberté signé du général Lullier, cela se valait. M. Lefébure ne demandait pas mieux que d'obéir ; cependant il réfléchissait ; la situation était complexe ; la libération lui semblait inexécutable, car il avait compris qu'il n'était plus le maître dans sa prison. Je suis prêt, dit-il, à faire lever l'écrou du général Chanzy ; mais les fédérés ne le laisseront point partir, et nous nous exposons à le voir massacrer, si nous voulons passer outre malgré eux. Le général Cremer se récria. — On fit appeler le chef de bataillon qui était de garde, et on lui montra l'ordre ; il répondit : Je ne puis rien faire sans avoir consulté mes hommes. Il revint au bout de quelques minutes et dit : Moi, je veux bien lâcher le général, mais les soldats ne veulent pas ; ils prétendent que c'est un capitulard et se disposent à le fusiller s'il sort de la prison. C'était clair. M. Lefébure engagea les amis du général Chanzy à aller voir Emile Duval ; celui-ci était délégué militaire à la Préfecture de police, il avait été chef de légion dans le XIIIe arrondissement, commandant du IXe secteur ; sa jeunesse, sa parole ardente, ses opinions blanquistes lui avait valu une forte popularité dans le quartier ; s'il signait un ordre d'élargissement, les fédérés de service à la Santé y obéiraient peut-être. Le général Cremer, M. Arronshon, accompagnés du chef de bataillon, se rendirent à onze heures du soir à la Préfecture de police, chez Duval, qui lut l'ordre signé par Charles Lullier, le déchira, et déclara que la mise en liberté du général Chanzy serait le signal d'une insurrection. Duval fit plus ; il se rendit de sa personne, ou envoya un messager au Comité central et on obtint l'ordre suivant : Comité central de la garde nationale ; une heure et demie du matin, 20 mars ; ordre au citoyen Duval, commandant à la Préfecture de police, de maintenir en arrestation le général Chanzy, jusqu'à nouveaux ordres. Pour le Comité central et par délégation ; Assi, Bouit, Josselin, Chouteau, Mortier, Guiral, Gouhier, Grolard, Audoynaud, Rousseau, Babik, Barroude, Dupont. Dans la journée du 20 mars, Beslay, malgré ses soixante-seize
ans, vint lui-même à la Santé dans l'espoir de pouvoir emmener avec lui le général
Chanzy ; il disait : Je n'ai pas l'honneur de faire
partie du Comité central ; mais ces jeunes gens sont déférents pour moi, ils
m'écoutent et ne me désapprouveront pas. Ce fut peine perdue. Il fut seulement permis
à Charles Beslay de communiquer avec le général, et de faire élargir, par
ordre de Duval, le lieutenant Gaudin de Villaine[3]. Tout ordre, de
quelque part qu'il vint, qui n'était point accepté et approuvé par le
secteur, était considéré comme non avenu ; M. Sarrazin, avocat, se présente à
la Santé, muni d'une autorisation délivrée par Charles Lullier, pour voir le
général Chanzy ; les sentinelles postées devant la cellule s'opposent à la
visite et ne veulent obéir qu'à la signature de leur chef immédiat. On se
rend à l'état-major du secteur, c'est-à-dire à la manufacture des Gobelins ;
au-dessous du permis accordé par Lullier, on lit : J'autorise
de communiquer avec le général Chanzy, pourvu que le sergent-major Bastard
assiste à l'entretien. Le commandant par intérim du XIIIe arrondissement ; CAYOL. Cette fois, l'autorisation
fut déclarée valable et la visite autorisée par le chef de poste, qui, en
réalité, exerçait toute autorité dans la prison. — Entretien
fait en ma présence, sous-officier de service du 176e bataillon, 3e
compagnie. Signé : LANGEY. Les bataillons de l'arrondissement se relevaient toutes les vingt-quatre heures et étaient accompagnés de délégués spéciaux envoyés par le secteur. L'harmonie ne régnait pas toujours entre les officiers et les délégués ; mais les discussions ne duraient pas longtemps, car les officiers et même les soldats finissaient par dire au délégué : Eh bien ! après ? si tu n'es pas content, toi, on va te fusiller ! Entre ces gens de mauvais aloi la défiance était permanente, ils se soupçonnaient, se surveillaient les uns les autres, et voyaient des traîtres partout. Les machinations les plus extravagantes leur semblaient toutes simples, et à force de vivre dans des idées fausses, ils faussaient instinctivement les choses les plus naturelles ; semblables en cela aux enfants, que rien n'étonne parce qu'ils ne savent rien. Leur manie de soupçons fut, dans une circonstance spéciale, un sujet d'étonnement pour le personnel de la Santé. Un détenu était décédé à l'infirmerie ; le service funèbre devait se faire à trois heures ; les parents du défunt avaient été convoqués et étaient déjà réunis près de la chapelle, lorsque des fédérés du 101e bataillon, qui le matin avaient pris la garde du poste, se présentèrent chez le directeur et lui déclarèrent qu'ils voulaient voir le cadavre. Tout ce que M. Lefébure put obtenir fut que l'on attendît la fin de la cérémonie religieuse. Lorsque celle-ci fut terminée, on décloua le cercueil, on leva la serpillière, on découvrit le visage, que les fédérés purent contempler à leur aise ; ils ne semblaient pas convaincus, se regardaient entre eux et hochaient la tête ; un d'eux toucha le mort et dit : Il est froid. Cette expérience ne parut pas suffisante, car un peloton suivit le corbillard jusqu'au cimetière d'Ivry, jusqu'au Champ de navets. Lorsque six pieds de terre eurent été versés sur la bière, ils furent rassurés et se dirent : Décidément ce n'était pas Chanzy. Le même soir, le directeur avait été mis au secret dans son cabinet ; les fédérés s'y étaient établis, décachetaient les lettres, recevaient les visites, donnaient des ordres et devenaient une sorte de direction multiple qui ne facilitait pas le service. Dans la soirée, le général Cremer revint avec deux autres personnes — MM. Eugène Delessert et Arronsohn — portant une autorisation du Comité central pour voir M. Chanzy. Les fédérés renouvelèrent leurs difficultés ; ils parlaient de trahison, d'évasion, et résolurent, comme toujours, d'aller consulter les officiers du secteur. Le commandant Cayol vint lui-même examiner la permission, la retourna dans tous les sens ; elle était précise. A onze heures du soir, il prend son parti et emmène les visiteurs à la Préfecture de police, afin de consulter Duval. Personne ne revint, car les délégués n'obéissaient pas plus au Comité central que les officiers n'obéissaient aux délégués. Cette comédie se renouvela pour le général Chanzy jusqu'au jour de son élargissement. Celui de M. Lefébure était venu ; le 23 mars, au matin, il fut destitué et remplacé par Augustin-Nicolas Caullet, auquel sa parenté avec Duval méritait cette aubaine. La nomination était signée de Raoul Rigault. M. Lefébure présenta le personnel à son successeur, lui disant : Ce sont des hommes honnêtes, dévoués, connaissant très bien le service et sur lesquels on peut compter ; je vous les recommande. Heureusement pour les détenus de la Santé, Caullet tint compte de la recommandation ; tout le personnel resta dans la prison et, grâce à cela, nul otage n'y fut sacrifié[4]. Caullet avait été ouvrier mécanicien, homme de peine et portier dans la maison Cail ; c'est sans doute cette dernière qualité qui avait fait imaginer qu'il possédait les aptitudes d'un directeur de prison. C'était un homme sans perversité, se laissant volontiers dominer, ne comprenant rien à la paperasserie administrative, et qui, bien dirigé, adoucit, autant qu'il fut en son pouvoir, le sort des otages qu'il eut à garder. Il éprouvait une sorte de timidité en face de ses greffiers ; il leur sentait une instruction qu'il n'avait pas ; malgré lui il les respectait, les écoutait, et finissait presque toujours par suivre les conseils qu'il en recevait. Son caractère faible, l'intelligence des greffiers, le dévouement des surveillants ont singulièrement contribué à éviter les désastres de la dernière heure. Cependant les amis du général Chanzy renouvelaient leurs démarches, car ils savaient que les élections pour la Commune étaient prochaines, et redoutaient de se trouver en présence d'un nouveau gouvernement qui s'annonçait comme devant être ultrarévolutionnaire et terroriste. Le général Chanzy reçut plusieurs fois la visite du vieux Beslay, qui lui recommandait d'avoir bon courage ; il n'en était pas besoin, le général Chanzy n'en manqua pas ; il fut impassible et d'une énergie que rien n'émoussa ; soit qu'il fût dans sa cellule, soit qu'il se promenât dans l'étroit préau gardé par deux fédérés marchant à ses côtés, la baïonnette au bout du fusil, il se montra tel qu'on l'avait vu dans la campagne de France, un homme d'une trempe fine et serrée, inaccessible à tout sentiment de faiblesse et supérieur aux évènements. Il savait, du reste, qu'on ne l'oubliait pas et que le gouvernement légal s'efforçait d'obtenir sa mise en liberté ; il en avait reçu l'assurance dans des conditions singulières. Désirant être rasé, il avait demandé un barbier ; on lui avait amené un vieux bonhomme nommé Lecœur, perruquier de son état, demeurant rue Ferrus, n° 5, et faisant métier de barberot à l'hospice Sainte-Anne et à la prison de la Santé. C'était un ancien marin qui pendant longtemps avait été attaché à l'amiral de Mackau. Introduit dans la cellule du général Chanzy, sous la surveillance directe des fédérés, il pesta contre le jour qui était insuffisant, plaça, déplaça le général, finit par lui faire tourner le dos à ses gardiens et brusquement lui fourra le pouce dans la bouche, à la mode provençale, pour soulever la joue. Le général allait regimber, lorsqu'il sentit que Lecœur déposait une petite boulette de papier derrière ses dents inférieures. Lorsqu'il fut seul, il prit le papier, le déplia et lut : Bon courage ! ça ne durera pas longtemps ; on s'occupe de vous. — Saisset. Le général trouva le procédé ingénieux, mais l'espoir qu'on lui donnait le laissa insensible, car il attendait stoïquement l'heure de sa délivrance ; elle sonna enfin le 25 mars. Le général Cremer obtint du Comité central un ordre ainsi conçu : Le citoyen Duval mettra immédiatement le général Chanzy en liberté. — Signé ; A. BILLIORAY, BABIK, A. BOUIT, A. DUCAMP, LAVALETTE. — Babik conduisit lui-même le général Cremer chez Duval, car on craignait que le délégué militaire à la Préfecture de police ne fit encore quelque difficulté ou que Raoul Rigault n'intervînt. Duval s'exécuta de bonne grâce et écrivit : Ordre de mettre en liberté immédiate le citoyen Chanzy. Sur la simple observation du général Cremer, il ajouta : et Langourian. Babik, qui était un mystique atteint de théomanie, pleurait de joie à l'idée de rendre le général Chanzy à la liberté. Vous l'aimez donc beaucoup ? lui demanda le général Cremer. — Je ne l'ai jamais vu, répondit Babik en sanglotant. — Celui-là non plus n'était point méchant, c'était un simple. Si Allix, l'inventeur des escargots sympathiques, et Babik avaient dirigé le gouvernement de la Commune, ils n'auraient choisi pour otages ni les généraux ni les archevêques ; mais, afin d'assurer leur propre liberté, ils auraient dû faire arrêter tous les médecins aliénistes. Ce fut le soir, fort tard, vers minuit, que Babik et le général Cremer se présentèrent à la Santé ; le directeur et le greffier Laloë firent rapidement les formalités pour lever l'écrou, sans prévenir les fédérés, qui dormaient dans leur poste. Des vêtements bourgeois avaient été envoyés aux généraux prisonniers ; ils sortirent déguisés, pour ainsi dire, afin d'éviter toute nouvelle collision avec les gardes nationaux, et ils purent emmener avec eux lé capitaine Ducauzé de Nazelles[5]. Le mandat de libération fut contresigné par le délégué du secteur, Quinard, qui n'osa point résister à un ordre de son propre général, du général Emile Duval. M. Chanzy n'en était point quitte encore ; il devait, avant d'être mis définitivement en liberté, comparaître avec les généraux Cremer et de Langourian devant le Comité central. Il était plus de minuit ; au milieu de la fumée du tabac, sous la clarté des lampes, les hommes du Comité ne ressemblaient guère à un tribunal jugeant nos plus illustres généraux. Épuisés par un travail qui les accablait d'autant plus qu'ils n'en avaient même pas une notion confuse, soutenant leur énergie défaillante par des verres de vin ou d'eau-de-vie, sommeillants ou surexcités, ils ressemblaient à des spectres ; écrasés de lassitude, ils avaient retiré leur cravate et plus d'un avait quitté ses chaussures. L'impression fut profonde, car elle subsiste encore chez ceux qui eurent à subir ce jugement dérisoire. Devant la Commission d'enquête parlementaire sur
l'insurrection du 18 mars, le général Cremer a fait du Comité central une
peinture qui doit être reproduite : C'était un
spectacle navrant de voir ces salles de l'Hôtel de Ville pleines de gardes
nationaux. Quand on montait par le grand escalier, il y avait dans la grande
salle tout ce que l'orgie peut avoir de plus ignoble, des hommes et des
femmes ivres ; on traversait deux ou trois autres salles plus calmes, et l'on
arrivait à une autre qui donne à l'angle de l'Hôtel de Ville et du quai.
C'est là que le Comité central tenait ses séances. Ils se prenaient aux
cheveux au bout des cinq premières minutes de délibération ; il n'y a pas de
cabaret qui puisse donner idée des délibérations du Comité central ; tout ce
qu'on a imaginé d'excentrique dans ces derniers temps pour les petits
théâtres n'est rien à côté de ce que j'ai vu... Ils n'étaient jamais plus de six ou sept en délibération.
Les uns sortaient, les autres entraient ; il y en avait qui étaient ivres ;
ceux-là étaient les plus assidus, parce qu'ils ne pouvaient pas s'en aller.
Il y en a un de moyenne taille, trapu, ayant les cheveux longs grisonnants,
la barbe mal tenue, qui avait toujours son chassepot sur l'épaule gauche ;
quand il parlait, à chaque phrase il prenait son chassepot, vous tenait en
joue, et, quand la phrase était finie, il remettait son chassepot sur
l'épaule. On pourrait croire que le général Cremer, habitué à la régularité militaire, a un peu chargé le tableau ; on se tromperait, il n'a dit que la vérité. Nous en trouvons la preuve dans un mémoire inédit, écrit par un de ceux qui signèrent l'ordre d'élargissement du général Chanzy. Voici en quels termes, presque identiques à ceux du général Cremer, il rend compte de la première séance du Comité central : Après vérification des pouvoirs dont nous étions munis, nous fûmes introduits. Non, jamais je n'oublierai le spectacle qui s'offrit à ma vue, lorsque j'eus franchi le seuil de la salle qui venait de s'ouvrir devant nous. Qu'on se figure, assis autour d'une longue table, des hommes à la tenue débraillée, aux manières communes, sales, hâves, ébouriffés, parlant tous en même temps avec des gestes furibonds et paraissant toujours prêts à se jeter les uns sur les autres. Et quel langage ! quelles expressions ! quel cynisme ! C'était à croire que tous les personnages de Callot étaient descendus de leurs cadres et faisaient ripaille ce jour-là à l'Hôtel de Ville. Cremer rusa devant le Comité et fut habile, car on le soupçonnait déjà de s'être abouché avec Versailles, et il était question de le passer par les armes. Il put cependant se dégager et emmener avec lui les deux généraux qui durent emporter une singulière idée du gouvernement qu'une série de faiblesses et de violences venait d'infliger à Paris. Le général Chanzy se rendit chez son frère, boulevard Magenta ; il y était à peine installé que, vers deux heures du matin, on lui apporta une lettre de l'honnête Babik. Celui-ci le prévenait, en toute hâte, que le Comité du XIIIe arrondissement, représenté par les officiers du neuvième secteur, furieux de ce qu'ils appelaient son évasion, venait d'envoyer plusieurs émissaires à sa recherche avec ordre de l'arrêter. Le général Chanzy ne se sentit plus en sécurité à Paris et se savait utile ailleurs ; il alla réveiller le général Langourian, qui s'était réfugié boulevard Malesherbes. Les deux généraux partirent à pied, sans plus tarder, et arrivèrent à Versailles le matin même du jour où Paris insurgé allait procéder aux élections des membres de la Commune[6]. II. — LES DÉTENUS. M. Claude, chef du service de la sûreté. — Son arrestation. — Il repousse les propositions de Duval. — Il est écroué à la Santé. — Ce qu'était M. Claude — Les surveillants de la prison. — Les greffiers MM. Laloë, Peretti et Tixier. — Les délégués du neuvième secteur. — Deux hommes dans Caullet. — Sa déconvenue. — Bonté de Caullet. — Complot pour faire évader M. Claude. — Une visite nocturne. — Le colonel Chardon. — Les gendarmes de la caserne des Minimes. — Les fédérés s'emparent de la prison. — On parvient à les expulser. — Un arrêté du blanchisseur Grêfier.Un personnage moins illustre que le général Chanzy, mais qui jouissait à Paris d'une grande notoriété, M. Claude, chef du service de la sûreté à la Préfecture de police, fut amené le 20 mars à la prison de la Santé. Ce jour-là, vers dix heures du matin, il traversait la cour du Palais de Justice ; il fut reconnu par un garçon de salle, qui le désigna à des fédérés. Arrêté, conduit chez le général Duval, M. Claude fut introduit dans le cabinet dit du préfet, qu'il connaissait bien. Le général, très galonné, y trônait au milieu de plusieurs individus armés ; il accueillit M. Claude avec cordialité et lui dit : Pourquoi ne resteriez-vous pas avec nous et ne serviriez-vous pas le gouvernement que Paris vient d'acclamer ? M. Claude fit un geste de refus. Duval lui prit familièrement le bras et l'entraîna dans une chambre voisine où ils étaient seuls. Duval renouvela ses offres. Nous avons besoin de vous plus que de tout autre ; nous ne nous faisons pas d'illusions, nous savons que les hommes pratiques et les administrateurs nous manquent. Vous pouvez nous être utile, joignez-vous à nous, et vous n'aurez pas à vous en repentir. M. Claude répondit : Ce que vous me demandez est impossible ; si j'hésitais à repousser votre proposition, vous me mépriseriez et je ne m'estimerais guère ; vous ne pourriez avoir confiance en moi, si je consentais à servir un gouvernement que j'aurais voulu combattre. Duval dit : C'est bien ! Où désirez-vous que l'on vous conduise ? — Mais, chez moi, répliqua M. Claude. — Cela ne se peut ; vous êtes prisonnier ; si vous n'avez pas de goût pour une prison plutôt que pour une autre, on va vous diriger sur la Santé. — Soit, répondit M. Claude ; mais les rues de Paris me paraissent dangereuses pour moi, et je vous prie de me faire mettre une voiture à ma disposition Cinq minutes après, M. Claude et un de ses garçons de bureau nommé Morin, arrêté par-dessus le marché, montaient dans un fiacre, place Dauphine, escortés de quelques fédérés. A ce moment, un des officiers de Duval accourut, fit descendre M. Claude, et à voix basse le sollicita de ne pas rejeter les offres qui lui étaient faites. Le refus de l'honnête homme fut catégorique ; l'officier lui dit alors : Ne vous en prenez donc qu'à vous-même de ce qui pourra vous arriver ! Cette menace date du 20 mars ; elle semble prouver que dès cette époque on se proposait d'être, au besoin, carrément révolutionnaire. En arrivant à la prison de la Santé, on fut obligé de ralentir le train de la voiture pour passer au milieu d'un groupe d'une centaine d'individus qui surveillaient la porte d'entrée afin d'empêcher l'évasion du général Chanzy. Lorsque ces gardes volontaires eurent appris que le prisonnier n'était autre que le chef de la sûreté, ils s'élancèrent vers le fiacre en criant : A mort le roussin ! Heureusement la grille, rapidement ouverte, permit à la voiture de pénétrer dans la cour. M. Claude fut écroué et placé dans une des cellules du rez-de-chaussée. C'était alors un homme de soixante-sept ans, petit, trapu, solide, très actif ; ses cheveux blancs, son visage rasé, lui donnaient l'apparence d'un vieux notaire ; ses petits yeux bleus très mobiles avaient une singulière perspicacité, et bien souvent, derrière les masques les mieux appliqués, avaient reconnu les criminels. Chargé, en qualité de chef du service de la sûreté, de la surveillance, de la recherche et de l'arrestation des malfaiteurs, M. Claude avait souvent déployé une habileté qui l'avait rendu légendaire parmi le mauvais peuple de Paris. On savait que le patron, comme l'appelaient familièrement les inspecteurs de son service, payait volontiers de sa personne, et que seul, ainsi qu'on l'avait vu dans l'affaire Firon, il s'en allait mettre la main sur les assassins les plus redoutables. Dans plusieurs occasions, il avait fait preuve d'un esprit d'induction très remarquable et avait reconstitué toutes les circonstances d'un crime, malgré les fausses pistes où l'on cherchait à l'entraîner ; un de ses tours de force en ce genre fut la découverte du cadavre du père Kink, découverte qui permit de donner une base indestructible à l'accusation portée contre Troppmann. Il est donc naturel que Duval ait essayé de s'attacher un homme d'une pareille valeur ; mais s'il l'avait connu, il se serait épargné la peine de lui faire des propositions inutiles. M. Claude apprit le 23 mars que trois commissaires de police, MM. André, Dodieau et Boudin, venaient d'être incarcérés près de lui avec leurs trois secrétaires, quatre inspecteurs attachés à leur commissariat et trois garçons de bureau. Leur nouveau logis, tout triste qu'il était, dut leur sembler agréable en comparaison de celui qu'ils venaient de quitter ; car, depuis le 18 mars, ils étaient enfermés dans la prison disciplinaire de l'avenue d'Italie, où Sérizier les avait fait conduire après les avoir arrêtés à leur domicile. A la Santé, du moins, ils étaient à l'abri d'un coup de main, ils recevaient régulièrement leur distribution de vivres, ils avaient à leur disposition la bibliothèque que M. Lefébure a formée ; ils étaient sous la surveillance d'un personnel d'employés qui les connaissaient presque tous, et qui, impuissants à leur rendre la liberté, pouvaient adoucir pour eux les sévérités du règlement. Ils étaient certains, et c'était pour eux une garantie sérieuse, que le service serait conservé par les sous-ordres de la prison. Un commissaire de police, M. Monvalle, avait pu aller à Versailles, y recevoir des instructions, et revenir prescrire aux greffiers, ainsi qu'aux surveillants, de ne point abandonner la Santé. Les trois greffiers, MM. Laloë, Peretti et Tixier, s'étaient distribué les rôles ; M. Laloë dirigeait les opérations du greffe et, en réalité, menait la maison ; M. Peretti, aidé avec dévouement par le surveillant Croccichia, qui faisait le service du rond-point, restait en rapport avec les otages ; M. Tixier s'était mis dans les bonnes grâces de Caullet, le conseillait, en était écoulé et lui inspira les mesures de salut qui préservèrent la prison. L'influence qu'ils exerçaient sur le directeur trouva promptement une occasion de se manifester. Aussitôt après l'arrestation des généraux Chanzy et de Langourian, le secteur avait envoyé quatre délégués qui devaient rester en permanence à la Santé pour surveiller les prisonniers d'État, s'assurer de leur présence et prescrire toutes précautions afin d'éviter qu'ils ne s'évadassent[7]. Les généraux avaient été relaxés, mais les délégués, qui ne se trouvaient point mal à la prison, où ils commandaient en maîtres et n'avaient rien à faire, ne s'empressaient point d'aller reprendre leur service militaire. Les greffiers firent comprendre à Caullet que la présence de ces délégués était un outrage à son autorité, et qu'il était de sa dignité de les renvoyer au secteur d'où ils étaient venus. Caullet, pour mieux conduire cette négociation, emmena les délégués chez le marchand de vin, leur paya largement à boire et réussit à en débarrasser la maison. De ce moment, les greffiers et les surveillants s'entendirent pour laisser quelque liberté aux otages ; la porte de leur cabanon ne fut plus trop rigoureusement fermée, ils purent communiquer et se promener ensemble dans les couloirs. On avait remarqué qu'il y avait deux hommes dans Caullet, l'homme du matin et l'homme du soir. Celui du matin était débonnaire, facilement amené aux bonnes inspirations, car il était à jeun et livré à lui-même ; celui du soir était tout autre ; il faisait de l'autorité à tort et à travers ; il allait s'assurer si les détenus étaient bien bouclés dans leur cellule ; il parlait des incomparables destinées que la Commune préparait à la France ; il disait : Soyons fermes, brisons la réaction ! C'est qu'il avait le vin mauvais, comme l'on dit, et qu'il revenait de la Préfecture de police, où il avait entendu pérorer Raoul Rigault. Ce pauvre Caullet éprouva une déconvenue qui lui fut pénible. Il avait senti la nécessité d'affirmer aux yeux de tous son titre de directeur et d'en porter ostensiblement les insignes. Il alla chez un des meilleurs chapeliers de Paris et se fit confectionner un képi de commandant, à quatre galons. La facture s'élevait à 24 francs, qu'il paya ; puis, réfléchissant que la Commune s'était engagée à faire le bonheur du peuple, et que son bonheur personnel consistait à se coiffer d'un képi galonné, il envoya la quittance à la Préfecture de police, avec demande de la lui rembourser. On ne sait quelle mouche piqua le directeur du matériel, qui répondit : Le citoyen directeur est prié de payer lui-même la facture, l'ex-préfecture n'étant pas tenue de l'habiller. Ce fut là un chagrin pour Caullet, qui n'y comprenait rien et répétait : Est-ce que l'on doute de mon dévouement ? Il n'avait péché que par naïveté ; s'il eût réquisitionné son képi, c'eût été régulier et, sans soulever la moindre objection, l'on eût passé les écritures. Le 7 avril, sept otages nouveaux vinrent prendre place dans la division cellulaire ; c'étaient des gendarmes qui se trouvaient confondus, par le hasard des séquestrations arbitraires, avec MM. Icard, directeur, et Roussel, économe du séminaire Saint-Sulpice. A propos de ces deux derniers détenus, on put voir que Caullet avait une mansuétude naturelle qu'il était facile d'émouvoir. Par fonction, il était tenu d'obéir aux instructions de Raoul Rigault ; comme employé du gouvernement communard, il devait à sa propre sécurité de professer l'athéisme ; mais, entraîné par un bon sentiment, il oublia les ordres de Rigault, oublia le danger auquel il s'exposait et permit à M. Icard de dire quotidiennement la messe dans la sacristie de la chapelle. Ce fut probablement un matin qu'il accorda cette autorisation, sur laquelle il ne revint jamais. Du reste, dans cette bonne œuvre tout le personnel était son complice et lui garda le secret. Il n'était pas toujours aussi bienveillant, et l'un de ses détenus, M. Claude, eut parfois à souffrir de son indiscrétion. Le soir, lorsque Caullet recevait ses amis et ses amies, lorsque beaucoup de bouteilles arrivées pleines s'en étaient allées vides, il faisait les honneurs de la prison à ses invités ; il les conduisait à la cellule de M. Claude, et, leur montrant le chef de la sûreté, qui avait pris l'habitude de dormir tout vêtu, il disait : Le voilà ! c'est lui ! il appartient à la justice du peuple ! Ces démonstrations, qui cependant n'étaient que le fait d'une curiosité inconvenante, ne rassuraient pas M. Claude et le surprenaient, car Caullet, aux heures matinales de la complaisance, s'était montré empressé pour lui et l'avait même autorisé à recevoir les visites de sa femme. M. Claude était l'objet des préoccupations des greffiers et des surveillants, qui auraient voulu le sauver. Un complot avait même été formé dans ce dessein. M. Laloë s'était procuré un uniforme d'officier fédéré ; on comptait l'en revêtir. On l'eût fait évader un soir pendant que Caullet eût été à la Préfecture de police ou endormi devant son verre. Un peu de réflexion fit renoncer à ce projet. Quelques soins que l'on pût. prendre, l'évasion d'un otage aussi important que le chef de la sûreté aurait été promptement connue du directeur de la prison d'abord, et ensuite de Raoul Rigault. Ce qu'il en serait advenu ne faisait doute pour personne ; les greffiers, les surveillants auraient été incarcérés et peut-être traduits devant la cour martiale qui jugeait les crimes de haute trahison contre la Commune ; ensuite on eût redoublé de brutalité envers les otages et leur vie eût été en danger, car on les eût livrés à la garde des fédères. On s'abstint donc de mettre secrètement M. Claude en liberté, et c'est peut-être à celte détermination que les otages de la Santé ont dû de ne point périr. M. Claude ne recevait pas seulement les visites de Caullet et de la société de celui-ci ; il en eut de plus désagréables. Dans la nuit du 4 au 5 mai, la porte de sa cellule fut brusquement ouverte ; il se jeta à bas de sa couchette et se trouva en présence d'un grand garçon, chaussé de bottes à l'écuyère et galonné sur toutes les coutures. C'était Chardon, le colonel Chardon, commandant militaire de la Préfecture de police depuis la mort du général Duval, dont il avait été l'aide de camp. Deux officiers et deux soldats tenant des lumières l'accompagnaient. Il interpella M. Claude avec grossièreté : Eh bien ! vieille canaille, tu en as assez mis dedans, t'y voilà à ton tour, et je n'en suis pas fâché. M. Claude répondit : Je n'ai jamais fait exécuter que les mandats de justice, et à moins d'une erreur, comme le plus honnête homme peut en commettre, je n'ai jamais arrêté que des malfaiteurs. A ce mot Chardon pâlit ; il se frappa la poitrine de la main, comme s'il eût voulu se désigner lui-même ; mais il retint une parole près de s'échapper et se tut. Il regarda M. Claude pendant un instant et se mit à rire. Tout cela, mon vieux, n'empêchera pas qu'on te débarbouille la figure avec du plomb. M. Claude, laissé seul, évoqua ses souvenirs et se rappela qu'en exécution d'un jugement du tribunal correctionnel, il avait eu à faire écrouer un ouvrier chaudronnier, qui avait commis un vol insignifiant dans les ateliers du chemin de fer d'Orléans. Le colonel Chardon n'était autre que ce chaudronnier. C'était du reste un homme dans lequel on pouvait avoir confiance ; au mois d'avril, il avait été passer quelques jours à Genève et en avait rapporté vingt passeports suisses, qui plus tard ne furent point inutiles à ses amis. Le 13 mai, une fournée d'otages fut amenée à la Santé. Quarante-sept gendarmes, occupant la caserne des Minimes, avaient, le 18 mars, refusé de se rendre, et, encore plus, de faire cause commune avec l'insurrection. Depuis ce temps, on les gardait à vue ; un poste de fédérés était établi près d'eux, des sentinelles surveillaient les portes ; on leur avait accordé ainsi une sorte de liberté relative, qui parut excessive au moment où l'on avait à redouter un effort de l'armée française ; il fut donc décidé qu'ils seraient écroués à la Santé. Deux jours après, neuf otages furent encore mis sous les verrous ; parmi eux on comptait le suisse de Notre-Dame de Lorette et M. d'Entraigues, conservateur du mobilier de la liste civile, qui s'était permis de refuser du linge à la fille Victorine-Louise Louvet, maîtresse du général Eudes. La présence des gendarmes incarcérés à la Santé fut une cause de péril pour la prison, péril que Caullet, soufflé par les greffiers, réussit à conjurer. Le 19 mai, cent soixante fédérés, venant du IXe secteur, ivres pour la plupart, commandés par Jollivet, envahirent la maison, en vertu d'un ordre de Cayol, le bras droit et au besoin le suppléant de Sérizier. Le prétexte donné à cette irruption était qu'il fallait surveiller et déjouer un complot formé par les gendarmes ; que ceux-ci étaient des otages appartenant au peuple, et que le peuple avait pour devoir de ne les point perdre de vue. Sérizier, en homme prudent, connaissant la chute du fort d'Issy, sachant que le gouvernement de Versailles allait agir avec vigueur, car, deux jours auparavant, le 17, il avait reçu une forte somme pour livrer une porte qu'il n'avait point livrée[8], Sérizier, n'ignorant pas qu'en cas de défaite la Commune fusillerait les otages, avait envoyé des hommes sûrs à la Santé afin d'avoir un peloton d'exécution à ses ordres quand le moment serait venu. L'état d'ivresse de presque tous les fédérés ne permettait pas de raisonner avec eux. Caullet était perplexe. Les trois greffiers et le brigadier, un vieil Alsacien intrépide nommé Adam, comprirent qu'il fallait louvoyer, et que l'on risquerait d'échouer en attaquant directement l'obstacle. On fit bonne figure aux hommes du secteur ; on leur expliqua et ils comprirent, tant bien que mal, que leur présence au rond-point et dans les corridors neutraliserait le service ; on redoutait de les voir se promener en armes devant les cellules, car, dans ce temps-là, les fusils partaient volontiers tout seuls, et on les décida à établir leur poste dans la chapelle. Ils y furent mal couchés, car on n'avait pas de lits à leur donner ; ils y furent mal nourris, encore moins abreuvés, car la prison ne recevait que les vivres déterminés pour les détenus. En causant avec eux, et sans paraître y attacher d'importance, on leur disait que les prisons étaient du ressort de Ferré, délégué à la sûreté générale, qui ne supportait pas que l'on empiétât sur son pouvoir et ferait peut-être payer cher, non pas à Sérizier, mais aux subordonnés de celui-ci, la fantaisie qu'ils avaient eue de se substituer à son autorité. Le lendemain, 20 mai, ils étaient fatigués, ennuyés, altérés. On raconta négligemment devant eux que Ferré était attendu dans la maison, où il avait annoncé sa visite ; les uns eurent faim, les autres eurent besoin d'aller chez eux, tous eurent soif, et, peu à peu, un à un, ils décampèrent et ne revinrent plus. Encore une fois la prison était rendue au personnel régulier. Le dimanche 21 mai, des surveillants sortis dans la rue de la Santé achetèrent le Journal officiel paru le matin même et y lurent : Les habitants de Paris sont invités à se rendre à leur domicile sous quarante-huit heures ; passé ce délai, leurs titres de rente et grand-livre seront brûlés. — Cet arrêté peu correct était l'œuvre de Grêlier, membre du Comité central. Un gardien dit : S'ils en sont là, c'est que leur fin approche, nous n'avons plus longtemps à les supporter. III. — L'ORDRE D'EXÉCUTION. Proclamation de Delescluze. — Le convoi de munitions. — Hésitation de Caullet. — Il subit l'influence de M. Tixier. — Il refuse de recevoir les poudres. — Ordre d'exécuter les otages. —Les greffiers interviennent. — Bonnes dispositions de Caullet. - On vient s'assurer si l'ordre sera exécuté. — Inquiétude des détenus. — Marche en avant de l'armée française. — Sérizier et Millière. — Jean-Baptiste Millière. — Altercation. — Sérizier donne ordre au chef du poste de fusiller les otages. — Une réminiscence du quatrième acte des Huguenots. —Tout le monde s'embrasse. — Les obus de Sérizier. — Exaltation momentanée de Caullet. On l'enferme — La délivrance. — La condamnation de Caullet. — Un mot de M. Claude.Le 22 mai, le jour même où, dans le Journal officiel, on put lire, sous la signature Delescluze, une proclamation emphatique : Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! l'heure de la guerre révolutionnaire a sonné. Au moment où l'on entendait au loin tonner la canonnade, on put s'apercevoir que Sérizier n'avait point oublié la Santé. Vers quatre heures du matin, un convoi de vingt-deux voitures chargées de tonneaux de poudre et de munitions de guerre s'arrêta devant la porte de la prison. L'officier fédéré qui le conduisait exhiba un ordre émanant de l'état-major et enjoignant au directeur d'avoir à emmagasiner toutes ces matières explosibles dans les sous-sols de sa maison. Caullet fit appeler M. Tixier, qui se récria ; — on n'avait d'ordres à recevoir que du délégué à la sûreté générale ; le chef hiérarchique des directeurs de prisons est le chef du troisième bureau de la première division de la Préfecture de police ; lui seul régulièrement pouvait imposer la réception de cet amas de poudre dont la place était au dépôt des munitions du IXe secteur ; obéir à l'injonction d'un officier n'exerçant aucune autorité légitime sur la maison pénitentiaire, ce serait commettre un acte imprudent, dont les conséquences retomberaient sur celui qui s'en rendrait coupable. M. Tixier ne faisait qu'exprimer son opinion ; c'était au directeur à décider s'il voulait accepter une telle responsabilité et jouer sa tête pour plaire à Sérizier. Caullet ne se souciait pas de recevoir ces barils de poudre. Se sentant soutenu par les greffiers, il refusa de laisser décharger les voitures et ne toléra même pas qu'on les fit entrer dans la cour. Il envoya prévenir Ferré et lui demanda ses instructions. L'ordre fut péremptoire ; le directeur Caullet doit recevoir les munitions, les placer dans les sous-sols de la Santé et faire immédiatement élever des barricades par les fédérés qui gardent le poste d'entrée afin de défendre l'accès de la prison. — Les greffiers se récrièrent de plus belle ; — Ferré, délégué à la sûreté générale, empiétait sur les attributions de Delescluze, délégué à la guerre ; il ne pouvait sous aucun prétexte changer la destination de la maison ; celle-ci était prison et non point poudrière ; le devoir de Caullet était de désobéir à un ordre dont Ferré n'avait certainement pas mesuré la portée. Cette fois encore Caullet, qui ne demandait qu'à être convaincu, se laissa convaincre et prescrivit à l'officier fédéré d'avoir à s'éloigner avec son chargement. L'officier n'était point satisfait, mais, tout en grommelant, il reprit la tête de son convoi et le conduisit à la manufacture des Gobelins, où Sérizier, chef de la XIIIe légion, avait son quartier général. Le même jour, à onze heures du matin, une estafette remit
à Caullet une dépêche ; timbre rouge, comité de sûreté générale. Caullet
pâlit en lisant : Paris, le 22 mai 1871. Le.
directeur de la prison de la Santé a l'ordre de faire fusiller les gendarmes,
sergents de ville et agents secrets bonapartistes qui sont détenus en cette
prison, si les insurgés versaillais ont l'audace de l'attaquer et de vouloir la
prendre. — Le délégué, TH. FERRÉ.
— Il donna reçu, puis sans mot dire tendit la dépêche à M. Laloë. Que ferez-vous ? demanda celui-ci. En signe
d'indécision, sans répondre, Caullet leva les épaules. Alors les trois
greffiers, MM. Laloë, Peretti, Tixier, l'entourèrent et lui dirent tout ce
que des gens de bien peuvent imaginer pour éloigner la possibilité d'un
pareil forfait. L'âme de Caullet flottait entre la volonté de sauver les
otages et la crainte que lui inspirait celui qui avait signé l'ordre du massacre.
Pour le décider, on insinua que les troupes françaises étaient dans Paris ;
que c'était folie de croire que les fédérés pourraient leur résister ; que la
justice serait implacable pour les prévaricateurs ; que lui il n'avait que
des peccadilles à se reprocher ; qu'il ne devait à aucun prix se fermer la
voie du salut et que, du reste, M. Claude, prévenu de son bon vouloir pour
les otages, sachant qu'il lui devrait la vie, saurait le défendre et au
besoin le protéger. Il n'en fallait pas tant ; Caullet jura : Il ne tombera pas un cheveu de leur tête ! Le
brigadier Adam averti par un des greffiers, dit ce mot profond : Pourvu qu'il ne boive pas trop ! Les greffiers et
les surveillants ne doutaient pas de la résolution sincère de Caullet, mais
ils connaissaient sa faiblesse ; ils convinrent entre eux de le garder pour
ainsi dire à vue et de ne jamais le laisser seul avec les messagers de la
Préfecture de police ou du IXe secteur. Il n'y avait pas une heure que
l'ordre de Ferré avait été reçu, lorsque le commandant Cayol arriva de la
part de Sérizier. Brusquement il dit à Caullet, que l'on avait retenu à
causer dans le greffe : Peut-on compter sur ton
personnel ? — Oui, il est dévoué. — As-tu reçu l'ordre de fusiller tous les mouchards que tu
as en otage ? — Oui. — Quand leur feras-tu casser la tête ? Un greffier
intervint et répondit : L'ordre est éventuel, nous
ferons le nécessaire. Cayol se contenta de cette assurance et
s'éloigna ; avant de partir, il dit à Caullet : Veux-tu
que je t'envoie des hommes ? Caullet riposta : C'est inutile ; la compagnie qui est de service à la porte d'entrée
suffira... Lorsque Cayol fut parti, Caullet, répondant à sa pensée
intime, dit à haute voix : Non ! on ne les fusillera
pas ici ; si on veux les fusiller, on les emmènera ailleurs. J'ai été soldat,
je ne suis pas un coquin ; non, je ne les laisserai pas fusiller. Il
était fort animé ; sa résolution de sauver les otages était prise et ne
vacilla plus. Sans savoir ce qui se passait, les otages étaient inquiets ; ils comprenaient que le dénouement était proche ; quel serait-il ? Si souvent on les avait menacés de les mettre à mort, qu'ils s'y attendaient et se préparaient à avoir bonne contenance devant les assassins. La journée cependant ne fut plus troublée ; nul ordre nouveau, nulle visite nouvelle ne vint activer les angoisses du personnel, décidé à sauver les détenus et ne sachant pas encore s'il y parviendrait. Les événements extérieurs, qui devaient avoir une influence décisive sur le sort de la Santé, étaient ignorés par ceux-là mêmes auxquels il importait tant de les connaître. Personne dans la prison ne se doutait alors que deux points stratégiques d'où pouvait dépendre le salut, étaient déjà au pouvoir de notre armée. L'aile droite avait poussé sa marche en avant sous les ordres du général de Cissey ; à cinq heures du soir, elle enlève la gare Montparnasse, d'où elle pourra se diriger vers le Panthéon ; un peu plus tard, elle chasse les fédérés de la route d'Orléans et prend la barricade appuyée à l'église Saint-Pierre, ce qui lui ouvre le chemin de la Butte-aux-Cailles, que le fédéré Wrobleski arme d'une formidable artillerie. Si cette dernière position n'avait été défendue avec ténacité par les fédérés, qui un moment ressaisirent l'offensive, la rive gauche tout entière eût appartenu à l'armée dans la journée du 23 mai. A la Santé, le directeur et les greffiers croyaient en
être quittes avec les tentatives de massacre ; ils avaient tort ; la dernière
et la plus énergique allait se produire à onze heures du soir. Le chef de la
13e légion, Sérizier, accompagné de Millière, et un inconnu vêtu en officier
d'artillerie entrèrent au greffe et demandèrent si les otages étaient exécutés.
Caullet répondit : Non. Sérizier se mit en
colère. Caullet lui dit : Je n'ai pas d'ordre à recevoir
de vous. Sérizier était d'une extrême violence. Ce corroyeur, fort
capable d'une bonne action, comme nous l'avons constaté lors de l'arrestation
du général Chanzy, avait des moments où il voyait
rouge ; sa brutalité naturelle, surexcitée par l'abus des boissons
alcooliques, en faisait alors un homme dangereux. Il s'empara du livre
d'écrou, le feuilleta au hasard, en criant : Combien
y a-t-il d'otages ici ? On ne lui répondit pas ; en réalité, il y en
avait cent quarante-sept. Il vociférait : Il faut les
tuer tous et les employés aussi ; ce sont des Versaillais. L'officier
d'artillerie lui disait en souriant : Fais-les
descendre, et tu verras comme je sais travailler. Sérizier se mit
alors à écrire une liste de noms divisés en trois catégories ; gendarmes,
curés, agents secrets, — à fusiller. Les surveillants, qui connaissaient Millière pour l'avoir gardé depuis le 12 février jusqu'au 10 mars 1870 dans la cellule n° 22 de la quatrième division, n'en croyaient pas leurs yeux et restaient stupéfaits en voyant à quels excès un homme peut être entraîné par la passion politique. Millière, debout, regardait Sérizier s'agiter et ne disait rien. Qu'aurait-il pu dire ? qu'est-ce que ce lettré faisait avec cet assassin ? La fatalité des insurrections les avait réunis côte à côte dans la même œuvre dégradante, et si à cette minute, loin du combat qui enfièvre, de la défaite qui exaspère, Millière a compris le rôle auquel il se condamnait, il a dû en rabattre de l'orgueil dont il était dominé. Mieux que tout autre il devait comprendre combien sa conduite était inexcusable, car il savait par expérience que tout homme de persévérance se fait sa place dans notre société tant calomniée par les impuissants. Ses débuts avaient été durs. Fils d'un ouvrier tonnelier, il avait jusqu'à vingt ans taillé les douves et cerclé les fûts. La honte de sa condition l'avait saisi ; seul, sans aide, il avait travaillé, s'était fait recevoir licencié, puis docteur en droit ; la politique l'avait adopté et l'avait envoyé à l'Assemblée nationale. Au lieu de se donner en exemple, de prêcher le travail, il prêcha la révolte, et de chute en chute il en était arrivé à venir, avec un meurtrier de bas étage, voir si l'on allait tuer deux ou trois prêtres et quelques gendarmes. On peut croire qu'il s'est laissé séduire par le vice sans merci, par la haine envieuse. Il l'a prouvé dans une circonstance qu'il est pénible de rappeler. C'est lui qui, complice de Félix Pyat, a publié dans le Vengeur des pièces sous lesquelles l'honorabilité de M. Jules Favre a sombré et dont l'Empereur Napoléon III, qui les connaissait, avait interdit la divulgation. C'était là une œuvre de perversité, dont les suites aboutirent au procès que la cour d'assises de la Seine jugea dans son audience du 6 septembre 1871. On a dit que le 23 mai, place du Panthéon, Millière avait fait fusiller une trentaine de fédérés qui refusaient de se battre. Ce fait est-il vrai ? Nous l'ignorons ; mais on peut affirmer que celui qui se ravala jusqu'à être le compagnon de Sérizier pendant la soirée du 22, était capable de tout. Lorsqu'il mourut, il tomba en criant : Vive l'humanité ! Parole trop vague pour n'être pas puérile, et qui dénote simplement la vanité théâtrale de celui qui la prononça ; à moins, comme on l'a prétendu, que cette parole ne fût une sorte de mot de ralliement adopté par les membres de l'Internationale[9]. Cependant Sérizier ne s'apaisait pas ; il argumentait
contre Caullet, qui lui tenait tête. Le raisonnement de celui-ci était fort
simple : Je dois compte de mes détenus à la
Préfecture de police qui me les a confiés, je n'ai pas à obéir à des chefs de
légion. J'ai été soldat et je connais la discipline ; j'ai reçu des ordres
éventuels, je les exécuterai quand le moment déterminé sera venu. Une
lueur traversa l'esprit de Sérizier. Est-ce que tu
as gardé ton ancien personnel ? — Oui.
Sérizier injuria Caullet, lui dit qu'il avait manqué à tous ses devoirs, car
on lui avait prescrit de renvoyer tous les surveillants. Caullet nia le fait,
et une violente discussion s'engagea. Caullet, pour prouver qu'il ne mentait
pas, fouillait dans les tiroirs, et enfin, triomphalement, montra un papier :
7 avril 1871. Le citoyen Caullet, directeur de la
prison de la Santé, est autorisé à prendre toutes les mesures nécessaires
relativement aux employés de son personnel. — Signé : L. CHALAIN. —
Approuvé : RAOUL RIGAULT.
— Imbécile, lui dit Sérizier, tu n'as pas compris ; il fallait les mettre tous à la
porte. Puis, se tournant vers Millière, il ajouta à voix basse : Il n'y a rien à faire ici, allons-nous-en. Il
emporta la liste qu'il avait dressée, et, montrant le poing à Caullet, il lui
cria : Toi, je te retrouverai ! Sérizier,
Millière et l'artilleur se retirèrent. Le brigadier Adam les précéda pour
leur ouvrir les portes et entra avec eux dans le poste d'entrée. Là, Sérizier
remit au capitaine commandant la liste des otages, et lui dit : Vous ferez vous-même fusiller tous ces gens-là. Le
capitaine répondit : C'est bien ! Le brigadier Adam ferma la porte sûr ces trois personnages, qui s'éloignèrent par la rue de la Santé, dans la direction du boulevard Arago ; il attendit quelques instants, puis, s'adressant au chef de poste, il lui demanda : Est-ce que vous aurez le courage de commettre un pareil crime ? Le fait qui se passa alors est étrange. La compagnie qui était de garde au poste d'entrée appartenait à la garde nationale sédentaire, et était composée en majeure partie de petits boutiquiers du faubourg Saint-Jacques, hommes paisibles, faisant leur service sans entrain, alléchés par la solde et ne s'associant point aux mauvais actes de la Commune. Le capitaine, déjà d'un certain âge, avait bonne réputation dans son quartier. A la question du brigadier Adam, il baissa la tête comme s'il eût cherché à préciser un souvenir ; puis, tout à coup, avec un geste dramatique et une voix de basse-taille, il dit, ou plutôt il modula : Parmi ces citoyens, je compte des soldats et pas un assassin ! Il avait été jadis choriste à l'Opéra ; une réminiscence du quatrième acte des Huguenots lui avait dicté sa réponse. Adam courut au greffe. Caullet et les greffiers vinrent en hâte dans le poste ; on félicita le capitaine, on serra la main des fédérés sédentaires, il y eut là un mouvement d'enthousiasme pour le bien qui fut touchant. Les soldats renchérissaient sur leur chef et criaient : Non, nous ne sommes pas des assassins ! On fit rentrer les sentinelles extérieures ; on enleva les cartouches des fusils, que l'on disposa en faisceaux dans la cour ; de ce moment les gardes nationaux n'y touchèrent plus. Le personnel des surveillants eût pu s'en emparer et résister en cas d'alerte. Le lendemain 23 mai, les extrémités de la rue de la Santé étaient fermées par deux barricades que défendaient des fédérés du 176e bataillon. Les soldats du poste ne se mêlèrent point à eux et restèrent à vaguer dans les cours et dans le chemin de ronde de la prison. La porte demeura close, nul n'essaya de la franchir. La maison formait une masse silencieuse au milieu de la bataille qui l'entourait de toutes parts. Vers le milieu du jour, les otages, libres dans les galeries, causaient entre eux, lorsqu'un obus, traversant le toit, éclata avec un bruit formidable. Les batteries de la Butte-aux-Cailles prenaient la Santé pour objectif et tiraient dessus à toute volée. On se gara comme on put, on se rassembla dans les parties de la prison les moins exposées, et l'on se demandait si, après avoir échappé à une exécution militaire, on n'allait pas périr sous les projectiles de l'insurrection. Le déchirement des toitures par les obus, le bruit continu de la fusillade, avaient exaspéré les nerfs de Caullet ; il parut tout à coup armé d'un revolver qu'il brandissait au-dessus de sa tête, en criant : A moi, tout le personnel ! on massacre nos frères ! En avant ! en avant ! On le regarda avec surprise, et personne ne bougea. Vous êtes des lâches si vous ne me suivez pas ! Son allocution ne produisit pas grand effet ; les surveillants haussèrent les épaules et continuèrent leur service. Caullet s'élança hors de la prison et y rentra cinq minutes après tout à fait calmé. La nuit fut dure ; la Butte-aux-Cailles n'avait point suspendu son feu, et les obus n'épargnaient point la prison ; on se coucha vêtu pour être prêt à tout évènement. Le 24, il y eut des interruptions et des reprises de fusillade qui ravivaient et affaiblissaient l'espoir des otages ; les vivres commençaient à manquer. Entre onze heures et midi, le vitrage de la maison s'abattit dans les couloirs comme un ouragan de verres cassés. C'était la poudrière du Luxembourg qui venait de sauter. Vers trois heures de l'après-midi, un surveillant qui avait été jeter un coup d'œil dehors vint annoncer que les barricades étaient abandonnées et que la rue de la Santé restait déserte. Les greffiers tinrent rapidement conseil entre eux ; puis on enferma Caullet dans son propre cabinet, en lui déclarant qu'on le regardait comme démissionnaire et détenu ; il ne fit aucune résistance et dit seulement : Je me recommande à M. Claude. M. Laloë prit la direction de la maison. Un gardien fut placé près de la porte d'entrée, avec ordre de surveiller la rue ; il ne tarda pas à apercevoir quelques hommes et un caporal appartenant au 113e de ligne ; il les appela, ils entrèrent. M. Laloë les prévint que la prison était libre, que les gardes nationaux sédentaires qui l'occupaient n'étaient point à craindre, que le directeur était sous clef et qu'il serait urgent d'envoyer dans la maison une force suffisante pour la garder. Le caporal revint bientôt avec une compagnie du 85e, commandée par le capitaine de La Serre. A quatre heures, M. Claude et Caullet étaient conduits, gare Montparnasse, au quartier du général de Cissey. M. Claude se fit reconnaître à la prévôté et envoya chercher les autres otages, qui, dans la soirée, furent extraits de la prison par un officier d'état-major. M. Claude avait hâte de partir pour Versailles et d'aller reprendre son service. Avant de quitter Caullet, qui était en état d'arrestation, il lui serra la main. L'ex-directeur n'était point rassuré ; il dit à M. Claude : Pensez à moi et tâchez de me sauver ! M. Claude le lui promit et a tenu parole. Caullet fut traduit en cour d'assises le 9 octobre 1871 pour arrestations et séquestrations arbitraires, immixtion dans des fonctions publiques. Il s'entendit condamner à cinq ans de réclusion. La loi l'exigeait, et on ne put l'éluder ; mais les témoins avaient à l'unanimité déposé en faveur de ce malheureux. Le recours en grâce fut appuyé par M. le conseiller Demaze qui avait présidé l'affaire, et cette peine un peu lourde fut commuée en trois années d'emprisonnement. Au cours des débats, un mot fut prononcé qui doit trouver place ici. M. Claude déposant avait dit : A la prison, j'ai connu la famille de Caullet, sa femme et ses enfants. Le président lui demanda : Avez-vous revu cette famille ? — Oui. — Pourquoi ? — Pour acquitter une dette de reconnaissance ; la famille de Caullet est malheureuse, j'ai dû lui porter secours Le président se tourna alors vers les jurés et leur dit : Messieurs, ce témoin est jugé par vous ![10] IV. — LES DOMINICAINS D'ARCUEIL. Pourquoi la Santé n'a pas été détruite. — La geôle du neuvième secteur. — Sérizier. — Le 101e bataillon. — L'école d'Albert le Grand. — Ambulance. — Louis Boin dit Bobèche. — Prétendu signal aux Versaillais. — On s'empare de l'école. — Arrestation des dominicains. — Transférés au fort de Bicêtre. — Vol avec effraction. — Ivrognerie. — Évacuation du fort de Bicêtre. — Les dominicains transférés à la geôle du neuvième secteur. — Requis pour aller construire des barricades. — Refus. — La situation militaire devient périlleuse. — Sérizier décide le massacre dès dominicains. — Les femmes pendant l'insurrection, — La chasse aux prêtres. — Massacre. — Cour martiale. — Sérizier s'esquive. — Une veuve. — Arrestation de Sérizier. — Sérizier et Bobèche sont exécutés.Comment se fait-il que la prison de la Santé ait été épargnée et que les otages qu'elle contenait n'aient point été assassinés ? Ferré a cru que l'on avait exécuté ses ordres et Sérizier était persuadé que la maison avait été incendiée. De la Butte-aux-Cailles il avait fait diriger sur la prison le feu de son artillerie ; un obus enflamma un chantier de bois, le chantier Hunebelle, placé auprès de la Santé ; à distance, Sérizier s'imagina que celle-ci brûlait, fit changer l'objectif de ses pièces et sauva ainsi la maison dont il avait juré la perte. Il n'était point à bout de crimes. Là même où, pendant l'insurrection de juin 1848, on avait massacré le général de Bréa et le capitaine Mangin, il se chargea de démontrer quels progrès avait faits ce que l'on aime à appeler l'adoucissement des mœurs. C'est dans l'avenue d'Italie, n° 38, que l'on avait installé une prison disciplinaire qui relevait du IXe secteur. De cette prison Sérizier avait fait sa geôle particulière. Au dernier jour, il la vida par le massacre. Sérizier avait été un condamné politique de l'Empire. Lors du 4 septembre, il était réfugié en Belgique ; il revint à Paris et eut quelque importance pendant le siège, ainsi que nous l'avons déjà vu, surtout à la journée du 31 octobre et à celle du 22 janvier. Après le 18 mars, nommé secrétaire de Léo Meillet, puis délégué de la Commune à la mairie du XIIIe arrondissement, chef de la 13e légion le 1er mai, il commandait douze bataillons qui se battirent bien à Issy, à Châtillon, aux Hautes-Bruyères. Mais parmi ces bataillons il en est un qu'il choyait par-dessus les autres, sorte de bataillon personnel, composé d'amis, de compagnons, et qui était le 101e. Le légendaire 101e bataillon, qui fut aux troupes de la Commune comme la 32e brigade à l'armée d'Italie, a dit M. Lissagaray[11]. Ardent, grand parleur, gros buveur, ouvrier sans courage, vivant d'aumônes extorquées à l'Assistance publique, Sérizier exerçait une réelle influence sur les gens incultes dont il était entouré. Brutal et hautain, il savait se faire obéir et avait terrifié le XIIIe arrondissement, qui tremblait devant lui. Sa haine contre le clergé eût été comique, si elle n'avait produit d'irréparables catastrophes ; il avait pris plaisir à souiller quelques églises par ses orgies et faisait procéder à la vente à l'encan des objets contenus dans la chapelle Bréa, lorsque l'entrée des troupes françaises à Paris vint l'interrompre. Il fut non seulement assassin, mais incendiaire ; car c'est lui qui fit allumer le feu à la manufacture des Gobelins. C'était un homme de taille moyenne, carré des épaules, l'œil très mobile et inquiet, la voix éraillée par l'eau-de-vie, le front bas, la lèvre lourde, le menton fuyant ; une tête de bouledogue mâtiné de mandrill. L'objectif principal de Sérizier était l'école d'Albert le Grand, fondée par les dominicains enseignants, non loin du XIIIe arrondissement, à deux kilomètres des fortifications, près du fort de Bicêtre et de la redoute des Hautes-Bruyères. La maison des dominicains d'Arcueil, comme on l'appelait vulgairement, était là dans un mauvais voisinage, car elle confinait aux postes avancés, où l'insurrection avait ses principaux ouvrages de résistance. Pendant le siège, l'école avait été organisée en ambulance, et cette destination lui fut conservée sous la Commune. Certes, les dominicains ne pouvaient aimer ni servir un prétendu gouvernement qui convertissait les églises en clubs, interdisait l'exercice du culte et faisait incarcérer les prêtres ; mais autant par esprit de charité que par intérêt de conservation personnelle, ils recueillaient les fédérés blessés et les soignaient avec dévouement sans leur demander compte de leurs croyances ou de leur impiété. Ils purent se figurer qu'ils seraient respectés, que l'on continuerait à utiliser leurs services et que leur maison serait protégée par la croix de Genève. Jusqu'aux avant-derniers jours de la Commune ils n'eurent guère à supporter que des insultes ; on les appelait vieilles soutanes, marchands de bêtises et on leur adressait d'autres aménités qu'ils faisaient semblant de ne pas entendre. La maison passait pour riche. On parlait volontiers des trésors que l'on y cachait et de l'esprit réactionnaire qui en animait les habitants. Les dominicains laissaient dire, faisaient la sourde oreille, se montraient peu en public et s'en fiaient à la grâce de Dieu. Sérizier avait établi son quartier général dans le château du marquis de la Place, contigu à l'école d'Albert lé Grand ; il était entouré de son 101e bataillon. Des fenêtres du salon qu'il occupait, voyant la maison et le jardin des dominicains, il disait à ses amis et surtout à son confident Louis Boin, corroyeur comme lui et surnommé Bobèche : Tous ces curés-là ne sont bons qu'à être brûlés ! Bobèche opinait du képi. Oui, répondait-il, ils abrutissent le peuple ! La prise du fort d'Issy par l'armée française aggrava la position déjà fort précaire des dominicains. Les fédérés ayant été forcés d'évacuer les défenses du fort se replièrent vers Arcueil et Cachan, de sorte que toute la 13e légion vint camper aux environs de l'école. Les pères faisaient contre fortune bon cœur, mais ils commençaient à comprendre que leur ambulance ne leur servirait pas toujours de sauvegarde. Le 17 mai, le feu prit dans la toiture du château de la Place ; les dominicains retroussèrent leur robe et s'employèrent si bien qu'ils maîtrisèrent ce commencement d'incendie. Ils furent mandés auprès de Sérizier. S'attendant à être félicités pour leur conduite, ils prenaient déjà l'air modeste qui convient à des hommes revenus des vanités de ce bas monde, et ne furent pas peu surpris de s'entendre traiter de mouchards et de sergents de ville déguisés. Leur étonnement redoubla lorsque Sérizier prit la peine de leur démontrer qu'ils avaient eux-mêmes mis le feu au toit de son quartier général et que cet incendie était un signal transmis aux Versaillais. Ils protestèrent, ce qui était inutile, et se retirèrent assez troublés, car Sérizier leur avait dit : Nous en finirons bientôt avec tous les calotins. Ce fut Sérizier qui provoqua l'ordre d'arrestation de tous les dominicains, dont Léo Meillet, membre de la Commune et commandant du fort de Bicêtre, reçut communication le 19 mai. Pour accomplir cette expédition, il ne fallut pas moins de deux bataillons de fédérés, le 101e dirigé par Sérizier, le 120e marchant derrière Léo Meillet, accompagné d'un certain Lucipia, qu'il appelait son juge d'instruction, et du prussien Thaler, sous-gouverneur du fort de Bicêtre. Sérizier fit quelque stratégie ; il disposa sa troupe de façon à envelopper les dépendances de l'école d'Albert le Grand. La place étant investie, Léo Meillet s'y précipita à la tête du 120e bataillon et s'empara sans lutte trop longue du père Captier, prieur, qui se promenait dans la cour avec un de ses élèves. On lui ordonna d'appeler les pères et les employés de la maison. Le père Captier dit à l'élève Laperrière de sonner la cloche ; l'enfant obéit. Lucipia, en magistrat rusé, s'aperçut tout de suite que cette sonnerie ne pouvait être qu'un signal convenu avec les Versaillais ; il se jeta sur l'enfant et lui cria : Si tu n'étais pas si jeune, je te ferais fusiller. On réunit tout le personnel dans la cour ; la supérieure des sœurs de la Sainte-Famille, des jeunes filles, des femmes d'employés, en tout douze personnes, furent conduites directement à Saint-Lazare ; six pères dominicains, trois enfants d'une quinzaine d'années, dix-huit employés qui tous avaient fait le service à l'ambulance de l'école, furent entourés par les fédérés et emmenés. Le père Captier, faisant valoir sa qualité de prieur et la responsabilité qui lui incombait, obtint d'apposer les scellés sur les portes extérieures de la maison. A sept heures du soir, les prisonniers, auxquels nul outrage ne fut épargné pendant la route, arrivèrent au fort de Bicêtre. Ils restèrent là, dans le préau, tassés les uns contre les autres, debout sous des averses intermittentes, examinés ainsi que des bêtes curieuses par des gardes nationaux qui venaient les regarder sous le nez. On les fouilla ; il faut croire que l'on mit quelque soin dans cette opération, car on enleva même une balle élastique, trouvée dans la poche d'un des enfants. A une heure du matin, on les poussa dans une casemate, où ils purent s'étendre sur le sol et appuyer leur tête contre la muraille en pierres meulières. Dès le lendemain matin, le prieur et le père Cotrault, procureur, demandent avec autant d'énergie que de naïveté à être interrogés ; ils veulent savoir pourquoi ils sont détenus, enfermés dans une forteresse, traités comme des prisonniers de guerre ; on leur répond : Ça ne vous regarde pas, et lorsqu'ils insistent, on leur chante des couplets si particulièrement grivois, qu'ils sont obligés de se boucher les oreilles. Le 21 mai enfin, on conduit dans le fort même de Bicêtre le père Captier devant un tribunal composé du seul Lucipia. A toutes les questions qui lui sont adressées, celui-ci répond d'un ton goguenard : Mais de quoi vous inquiétez-vous ? Vous n'êtes pas accusés ; la justice a des formalités auxquelles nous sommes contraints de nous soumettre ; vous avez vu l'incendie, le prétendu incendie du château de la Place, vous savez parfaitement que c'était un signal destiné aux Versaillais ; nous vous gardons simplement comme témoins, afin que vous puissiez déposer lorsque nous instruirons l'affaire. Ces formalités de justice paraissaient étranges aux dominicains, qui ne cessaient de réclamer leur liberté ; Léo Meillet se déclarait impuissant à la leur rendre ; il disait qu'il n'avait agi qu'en vertu d'ordres supérieurs expédiés par le Comité de salut public. On était sans doute fatigué des réclamations que les pères adressaient aux gens qui les gardaient et l'on voulut mater leur résistance, car on les laissa deux jours entiers, le 22 et le 23 mai, sans nourriture. Pendant qu'on les faisait un peu mourir de faim au fond de leur casemate, on procédait dans l'école d'Albert le Grand à ce que l'euphémisme de la Commune appelait une perquisition, c'est-à-dire à un vol avec effraction. Sur l'ordre de Léo Meillet, le 120e bataillon, aidé de d'eux cents hommes empruntés au 160e, pénètre le 24 mai à midi dans la maison des dominicains. Les scellés sont brisés, les portes sont enfoncées, tous les objets de quelque valeur sont enlevés. Il ne fallut pas moins de douze prolonges d'artillerie et de huit voitures réquisitionnées pour emporter les meubles, le linge et le reste ; 15.000 ou 16.000 francs, représentés par des obligations de chemins de fer et constituant les économies de deux domestiques attachés à la maison, furent déclarés biens nationaux et passèrent dans des poches où on ne les a jamais retrouvés. Après celte perquisition, l'école devait être incendiée, mais elle fut sauvée par ses caves, qui étaient assez bien garnies ; les fédérés n'eurent garde de ne pas les visiter ; ils y burent et y restèrent. Lorsqu'ils parlèrent de flamber la cambuse, le gardien des scellés, qui s'appelait Quesnot[12], déclara que le fort de Bicêtre se réservait de démolir l'établissement à coups de canon. Ils acceptèrent ce mensonge pour parole de vérité, et l'école d'Albert le Grand ne fut point brûlée. Le lendemain, Léo Meillet et ses officiers commençaient à ne plus se trouver en sûreté au fort de Bicêtre. L'armée approchait et la situation pouvait devenir périlleuse. Ils résolurent de se replier sur Paris, où de nombreuses barricades munies d'artillerie permettaient de continuer la résistance et où les rues enchevêtrées des quartiers excentriques promettaient une fuite presque assurée. On procéda donc au départ, qui se fit d'une façon un peu précipitée, mais on n'oublia pas le butin recueilli la veille sur l'ennemi dans la maison des dominicains. Toutes les voitures disponibles furent employées à le charroyer vers Paris. L'évacuation avait été tellement rapide, que l'on abandonna les captifs dans leur casemate ; ils eurent un moment d'espoir et s'imaginèrent que Versailles arriverait à temps pour les délivrer. Ils avaient compté sans Sérizier, qui pensait à eux. Un détachement du 185e bataillon vint les chercher. Les deux enfants et deux domestiques belges, ayant démontré leur nationalité étrangère, avaient été relaxés ; un père Rousselin, grâce à des habits laïques qu'il avait revêtus avant l'arrestation, put s'évader entre le fort de Bicêtre et le mur d'enceinte. Les otages, dont cinq portaient la robe noire et blanche, étaient donc au nombre de vingt lorsqu'ils pénétrèrent dans Paris par la barrière de Fontainebleau. A travers les huées de la foule, ils arrivèrent place d'Italie, — que l'on appelait alors la place du général Duval, — à ce vaste rond-point où aboutissent l'avenue d'Italie, l'avenue de Choisy, le boulevard de la Gare et la rue Mouffetard ; on les fit entrer dans la mairie du XIIIe arrondissement. L'armée française, arrêtée pendant toute la journée de la veille par l'artillerie fédérée de la Butte-aux-Cailles qui bat Montrouge, n'a pu franchir les ravins de la Bièvre que dans la matinée du 25 mai ; elle vient d'installer derrière le chemin de fer de Sceaux une batterie dont les projectiles parviennent jusque sur la place d'Italie. La mairie du XIIIe arrondissement n'est plus tenable, on emmène les dominicains, mais pas avant qu'ils n'aient vu fusiller un homme accusé de connivence avec les Versaillais. On les entraîna, presque au pas de course, avenue d'Italie, n° 38, à la geôle disciplinaire du secteur. Lorsque, embarrassés dans les plis de leurs vêtements, ils ne marchaient pas assez vite, on leur donnait des coups de crosse, en disant par allusion à leur costume blanc et noir : Hue donc, la pie ! Ils furent écroués dans la prison. Là Sérizier en était le maître. Dès la veille, en prévision de l'évènement qu'il avait préparé, voulant avoir dans sa geôle un homme sur le dévouement duquel il pût compter, il avait nommé comme gardien chef son ami Louis Boin, c'est-à-dire Bobèche. La prison était pleine ; elle contenait quatre-vingt-dix-sept personnes arrêtées dans le quartier et conservées à la disposition de Sérizier. Bobèche, fatigué d'avoir écrit vingt noms et autant de numéros à la suite les uns des autres, avait été boire un canon pour reprendre des forces. En son absence, des fédérés vinrent à la prison disciplinaire demander les dominicains pour faire des barricades. Un gardien nommé Bertrand, qui suppléait Bobèche, ne put se résoudre à envoyer des prêtres travailler à pareille besogne ; il osa prendre sur lui de mal interpréter l'ordre transmis et de livrer à leur place quatorze gardes nationaux, emprisonnés pour irrégularité dans le service. Bobèche ne tarda pas à revenir ; il était furieux contre Bertrand, qu'il accusait de verser le sang des patriotes et de ménager celui des curés. Il a amené avec lui un détachement du 101e bataillon, et il ordonne d'aller chercher les calotins. Bertrand refusa d'obéir à une injonction verbale ; il voulut dégager sa responsabilité, exigea un ordre écrit et un reçu. Bobèche fut obligé de céder, il écrivit : Je soussigné délégué comme gardien chef par le colonel Cerisier à la maison disciplinaire de la 13e légion prend sur moi responsabilité d'envoyer, pour travailler aux barricades, d'après les ordres que j'en ai reçus les vingt prisonniers écroués sous les numéros 98 à 116 ; BOIN. Paris, 25 mai 1871. Bertrand alors ouvrit la porté de la geôle et Bobèche cria : Allons, vieilles soutanes, levez-vous et arrivez à la barricade ! Les dominicains se présentèrent dans l'avenue ; ils aperçurent le détachement du 101e commandé par Sérizier. Cette fois les dominicains se crurent perdus ; ils se trompaient, leur agonie devait se prolonger encore. Le procureur, le père Cotrault, arrivé sur le seuil de la prison, s'arrêta et dit : Nous n'irons pas plus loin ; nous sommes des hommes de paix, notre religion nous défend de répandre le sang, nous ne pouvons nous battre, nous n'irons pas à la barricade ; mais nous sommes infirmiers et jusque sous les balles nous irons chercher vos blessés et nous les soignerons. On allait probablement passer outre et les forcer à marcher ; mais il y eut hésitation dans le détachement des fédérés ; quelques-uns s'écrièrent : On ne peut plus tenir à la barricade, les Versaillais y envoient trop de prunes. Sérizier eut sans doute peur de n'être pas suivi ; il dit alors au père Cotrault : Vous promettez de soigner nos blessés ? — Oui, nous le promettons, répondit le procureur, et du reste vous savez que nous l'avons toujours fait ! Sérizier fit un signe à Bobèche, qui réintégra les dominicains dans la geôle. Ils ne se faisaient plus d'illusion ; ils se mirent en prière et se confessèrent les uns les autres. Peut-être auraient-ils été sauvés, si Sérizier n'eût appris des nouvelles qui l'exaspérèrent. Des hommes venant du quartier des Écoles avaient pu gagner l'avenue d'Italie pour essayer de combattre encore ; ils racontèrent que le Panthéon avait été pris par les Versaillais avant qu'on ait pu le faire sauter ; que Millière avait été fusillé et que les troupes françaises occupaient la prison de la Santé. Le cercle qui bientôt allait enfermer les fédérés du XIIIe arrondissement se resserrait de plus en plus ; fallait-il fuir ? fallait-il résister encore ? Bien des gardes nationaux s'esquivèrent. Sérizier se démenait et criait : Il faut tout brûler ! Il entra chez un marchand de vin et but coup sur coup plusieurs verres d'eau-de-vie. Ah ! c'est comme ça, disait-il en frappant du poing sur le comptoir d'étain ; eh bien ! il faut que tout le monde y passe ! Il se jeta dans l'avenue : Allons ! allons ! des hommes de bonne volonté pour casser la tête aux curés ! Quelques fédérés accoururent ; en avant de la bande deux femmes se présentèrent ; l'une d'elles dit à Sérizier : Mets donc mon fusil au cran de repos, j'ai pas la force. Là, comme dans toutes les tueries de la dernière heure, les femmes donnèrent l'exemple. Pendant ces tièdes journées de mai, au renouveau, la femme, — la femelle, — exerça sur les mâles une influence extraordinaire. Vêtue du court jupon dégageant les jambes, le képi ou le bonnet hongrois campé sur l'oreille, serrée dans la veste ajustée qui la faisait valoir, elle se promenait hardiment au milieu des combattants comme une promesse, comme une récompense. Échauffée par cette vie anormale, se rappelant les actrices qu'elle avait vues galoper au cirque sur des chevaux empanachés, fière de son uniforme, de son fusil, elle surpassa l'homme en bravades, lui fit honte de ne pas savoir assez bien tuer et l'entraîna à des crimes dont son tempérament nerveux la rendait peut-être irresponsable. Énergie morbide qui se brisait parfois tout à coup ; celles qui avaient été les plus violentes, qui derrière les barricades avaient fait des prodiges d'intrépidité, lorsqu'elles se voyaient face à face avec un de nos soldats armé, se laissaient tomber à genoux et, les mains jointes, criaient : Ne me tue pas ! Sérizier félicita les deux héroïnes, rassembla ses fédérés, les étagea le long de l'avenue d'Italie auprès de la prison disciplinaire, fit venir son ami Bobèche et causa quelques instants avec lui. Tout l'horizon occidental de Paris disparaissait derrière la fumée des incendies ; la canonnade était si brutale que la terre tremblait. Y êtes-vous ? demanda Sérizier. Une des femmes riposta : Oui, allons-y ! Le groupe de ces assassins faisait face à la porte de la maison disciplinaire. Bobèche, qui tenait à la main son fils âgé de six ans, — il faut commencer l'éducation des enfants de bonne heure, — pénétra dans la geôle et, ouvrant la porte de la chambrée, il cria : Allons ! les calotins, arrivez, et sauvez-vous ; il n'est que temps. Les dominicains se levèrent, suivis des employés de l'école d'Albert le Grand ; un d'eux, se tournant vers les autres détenus, dit : Priez pour nous ! Ils avaient quitté le fort de Bicêtre à sept heures et demie du matin ; à onze heures on les avait vus passer sur le boulevard de la Gare[13] ; il était environ cinq heures du soir ; leur supplice avait duré longtemps, mais il allait prendre fin. Ils se groupèrent près de l'issue donnant sur l'avenue d'Italie. Bobèche se campa sur le trottoir, ayant son fils auprès de lui ; il s'adressa aux pères de Saint-Dominique et leur dit : Sortez l'un après l'autre ! Le premier qui s'avança fut le père Cotrault ; il n'avait pas fait trois pas qu'il était frappé d'une balle ; il leva les bras vers le ciel, dit : Est-il possible ? et tomba. Le père Captier se tourna vers ses compagnons, et d'une voix très douce, mais très ferme : Allons, mes enfants ! pour le bon Dieu ! Tous à sa suite s'élancèrent en courant à travers la fusillade. Une des femmes, la plus jeune, une petite blonde assez jolie, s'était postée au milieu de la chaussée, au risque de recevoir des coups de fusil ; elle chargeait et déchargeait son chassepot, criant : Ah ! les lâches, ils se sauvent ! Ce ne fut pas une boucherie, ce fut une chasse. Le pauvre gibier humain se hâtait, se cachait derrière les arbres, se glissait le long des maisons ; aux fenêtres des femmes applaudissaient ; sur les trottoirs, des hommes montraient le poing à ces malheureux ; tout le monde riait. Quelques-uns plus alertes, plus favorisés du sort que les autres, purent se précipiter dans les rues latérales et échapper à la fusillade. Cinq dominicains, sept employés de l'école furent abattus presque devant la chapelle Bréa ; un d'eux, secoué par un mouvement spasmodique, agitait la tête ; Sérizier cria : Tirez, mais tirez donc, ce gueux-là grouille encore ! On se hâta de lui obéir ; le cadavre reçut trente et un coups de fusil[14]. Sérizier était content, mais non pas satisfait. Il ordonna à ses hommes, à ses fédérés du 101e, de l'attendre, car la besogne n'était pas finie. Il rentra dans la geôle, prit lui-même le livre d'écrou et se mit en devoir de faire l'appel de ceux qu'il voulait tuer ; mais il tenait à y mettre des formes. En imitation de ce qu'il avait déjà vu faire et pour se conformer aux lois, il déclara qu'on allait installer une cour martiale, se nomma naturellement président et prit pour assesseur, pour accusateur public, un certain Terna, qui avait fonction de surveillant adjoint à la prison disciplinaire du IXe secteur. Un vieux lieutenant nommé Busquant allait et venait d'un air indifférent, sortant de la geôle, y rentrant, paraissant surveiller ce qui se passait à l'extérieur et échangeant parfois un coup d'œil avec Sérizier. Au moment où, ayant dressé une liste de détenus, Sérizier ordonnait à Bobèche d'extraire un prisonnier désigné, Busquant revint et lui dit quelques paroles à voix basse. Le colonel de la 13e légion lâcha les paperasses qu'il tenait en main, fit un bond, traversa l'avenue, se jeta dans une des maisons qui communiquent avec l'avenue de Choisy et disparut. Le lieutenant Busquant lui avait annoncé que les troupes françaises arrivaient par l'avenue d'Italie et que la cavalerie montrait déjà ses têtes de colonne. La position était à la fois tournée et cernée ; Sérizier le comprit et s'esquiva. Lorsque les troupes du 113e de ligne arrivèrent, elles ne purent que ramasser les cadavres des victimes. Sérizier se doutait du sort qui lui était réservé et il ne négligea rien pour s'y soustraire. Peut-être y serait-il parvenu s'il n'avait tué que des religieux ; mais il avait commis d'autres meurtres et l'un de ceux-ci fut cause de sa perte. Dans des circonstances qui ne doivent pas appartenir à ce récit, il avait fait fusiller un garde national qu'il accusait, comme toujours, de relations avec Versailles. Cet homme était marié, et sa femme l'aimait tendrement. Elle n'oublia pas celui qui l'avait rendue veuve. Dès que les troupes françaises eurent occupé la portion de Paris située sur la rive gauche de la Seine, elle se mit en campagne, ne confiant son projet à personne. De tous côtés, autour d'elle, on disait : Sérizier est mort, il a été fusillé, il a été tué sur une barricade ; elle n'en croyait rien, la haine est perspicace. Elle commença prudemment son enquête et acquit bientôt la certitude que dans la soirée du 25 mai Sérizier avait été vu place Jeanne-d'Arc, qu'il était fort agité, cherchait à se cacher, se plaignait de porter un uniforme qui le ferait reconnaître ; qu'enfin, pendant la nuit, il avait été recueilli dans une maison de la rue du Château-des-Rentiers, d'où il était sorti aux premières heures de la matinée du 26 mai, revêtu d'habits bourgeois. Là elle perdait sa piste. Elle organisa alors tout un plan d'attaque, car elle était persuadée que Sérizier n'avait point quitté Paris. Elle se dit qu'il était corroyeur, que l'argent qu'il avait en poches au moment de la défaite serait vite épuisé, que la nécessité de gagner sa vie le forcerait à travailler de son état, et qu'il essayerait de se perdre au milieu d'un atelier. Il existe à Paris deux cent trente-deux ateliers de corroyeur ; cela ne découragea pas la femme, qui commença la recherche de Sérizier avec une ténacité de Peau-Rouge. Chaque matin et chaque soir, aux heures de l'entrée et de la sortie des ouvriers, elle allait rôder autour des maisons de corroierie dont elle avait relevé le nombre et connaissait l'adresse. C'était la tâche quotidienne qu'elle s'était imposée ; elle n'y faillit jamais. Cependant les semaines passaient et les mois aussi ; Sérizier restait introuvable. Enfin le 16 octobre, passant dans la rue Galande, elle aperçut un homme qui traînait une voiture à bras, et qui, par l'habitude générale du corps, lui rappelait celui qu'elle cherchait. Était-ce bien lui ? Au lieu de porter la moustache et la mouche, il était entièrement rasé ; il semblait plus petit, comme tassé sur lui-même ; elle ne se trompa point cependant, car elle reconnaissait son regard mobile, encore plus inquiet que de coutume. Elle le suivit des yeux ; elle le vit causer avec un ouvrier, entrer chez un marchand de vin, sortir et pénétrer dans une maison où un corroyeur belge occupait quelques ouvriers. Elle ne le dénonça pas elle-même, car elle avait de graves
raisons pour ne point laisser soupçonner le rôle qu'elle avait joué. Le
lendemain, 17 octobre, M. Grillières, commissaire de police du quartier de la
Gare, qui déjà, sur révélations erronées, avait fait plus de trente
perquisitions inutiles pour découvrir Sérizier, fut prévenu par un petit
négociant que celui-ci travaillait dans un atelier de la rue Galande. M.
Grillières partit immédiatement, accompagné de son secrétaire et de deux
inspecteurs. Arrivé rue Galande, il apprit que le corroyeur recherché avait
déménagé la veille au soir. Où avait-il transporté son domicile ? On ne le
savait trop ; on croyait cependant lui avoir entendu dire qu'il allait
s'établir dans le quartier des Halles. M. Grillières y courut, fouilla
vainement toutes les boutiques de corroyeurs, de maroquiniers, de marchands
de cuir et ne découvrit aucun Sérizier. Il commençait à désespérer, lorsque,
vers cinq heures du soir, en traversant une petite rue qui aboutit à la Halle
aux Blés, il vit près d'une porte une voiture de déménagement pleine de
rouleaux de cuir, de peaux préparées et d'ustensiles qu'un homme déchargeait.
Il entra dans une boutique où se trouvait un homme qui en paraissait le
propriétaire. Le dialogue suivant s'établit : Vous
êtes corroyeur ? — Oui, monsieur. — Moi, je suis commissaire de police.
Depuis quand habitez-vous le quartier ? — Depuis hier au soir. — Où
étiez-vous auparavant ? — Rue Galande. — Combien employez-vous d'ouvriers ? —
Deux ; celui qui est occupé à décharger la voiture et que j'ai chez moi
depuis quatorze ans ; l'autre qui a été embauché il y a quinze jours et qui
travaille dans mon atelier, au troisième étage de cette maison. — Comment
s'appelle-t-il ? — Chaligny. — Il ne se nomme pas Chaligny, il se nomme Sérizier
et je viens l'arrêter. M. Grillières gravit l'escalier. Arrivé au troisième étage, dans une chambre dont la porte était entr'ouverte, il aperçut un homme qui rangeait des outils sur une table. Il se précipita sur lui, au moment où l'homme, ayant levé la tête et voyant un inconnu, étendait la main pour saisir un poinçon. L'homme criait : Pourquoi m'arrêtez-vous ? Je m'appelle Chaligny. Le secrétaire de M. Grillières, M. Duprat, qui avait été retenu comme otage à la prison de la Santé pendant la Commune, s'approcha et dit : Vous êtes Sérizier, je vous reconnais. L'homme répondit : C'est vrai, je suis Sérizier ; tout est fini et je sais ce qui me revient ; mais si je vous avais vus dans l'escalier, vous ne m'auriez pas eu vivant ! Il ne fit pas de résistance, fut conduit au bureau du commissaire de police, où il dicta lui-même sa déposition, puis transféré à la Préfecture. De là, après les constatations ordinaires, il fut expédié au Dépôt. Deux agents le conduisaient ; il leur dit : J'en ai assez fait pour avoir la tête lavée avec du plomb, mon affaire est claire. C'est égal, je ne regrette rien ; j'ai fait mon devoir. Il fut en effet condamné à mort le 17 février 1872 par le 6e conseil de guerre. Il adressa à qui de droit un recours en grâce dans lequel il faisait valoir le service que, le 19 mars, il avait rendu au général Chanzy en le protégeant contre la foule. Le bruit courut dans la région de la place d'Italie qu'il ne serait point exécuté. Il se produisit alors un fait qui est peut-être sans précédent. Les habitants du quartier, qui se rappelaient encore la terreur sous laquelle ils avaient vécu, signèrent une pétition pour demander que nulle commutation de peine ne fût accordée à l'ancien chef de la 13e légion et pour réclamer, comme un exemple et comme une juste expiation, qu'il fût mis à mort devant la prison disciplinaire du secteur, sur la place même où il avait présidé au massacre des dominicains. Il est inutile de dire que cette requête fut repoussée ; mais les crimes de Sérizier étaient de ceux sur lesquels la clémence souveraine ne peut descendre. Parmi les cent dix individus condamnés à mort après jugement contradictoire par les conseils de guerre, Bobèche et Sérizier furent au nombre des vingt-six à qui nulle grâce ne dût être accordée. Ils furent tous deux fusillés sur le plateau de Satory. |
[1] M. Comte (Narcisse-Désiré) fut blessé au menton en protégeant le général Chanzy.
[2] M. Edmond Turquet, député, arrêté en même temps que le général Chanzy, fut sauvé par Léo Meillet ; après la défaite de la Commune, M. Turquet n'oublia pas le service qui lui avait été rendu ; il donna asile à Léo Meillet, et lui procura les moyens de quitter la France.
[3] M. Charles Beslay, qui est un homme d'une bonté rare, n'épargna rien pour faire relaxer les officiers détenus à la Santé ; il s'adressa à diverses autorités du moment, et, s'il n'obtint pas la liberté des otages, il put du moins leur porter ses encouragements. Les deux pièces suivantes prouvent que M. Charles Beslay multiplia ses démarches : Paris, 21 mars 1871. — Ordre est donné au citoyen Beslay de se rendre à la prison de la Santé et de communiquer avec le général Chanzy et autres prisonniers qu'il jugera à propos de visiter. En outre, ordre est donné d'élargir le citoyen Gaudin de Villaine, arrêté depuis le 18 mars. — Signé ; E. DUVAL. — Ministère de l'intérieur, cabinet du ministre, 22 mars 1871. — Le citoyen Charles Beslay est délégué afin de veiller à ce que les généraux prisonniers soient mis, tant sous le rapport de la surveillance que du traitement, en état de satisfaire à la fois la prudence nécessaire et la générosité populaire. — Signé ; ED. VAILLANT.
[4] Je lis dans un rapport écrit vers la fin de mai 1871, par M. Lefébure : Mon personnel qui, en partie, était disposé à me suivre lorsque j'ai quitté la Santé, mais qui est resté parce que j'ai exprimé l'avis que son maintien pouvait être utile, s'est admirablement conduit pendant tout le temps qu'a duré le règne de la Commune. Parmi les employés qui se sont le plus distingués, M. Lefébure cite, après les trois greffiers, le brigadier Adam, le sous-brigadier Luzeau, les surveillants Laberrère, Finck, Croccichia, Santoni, Danielli, Baudon et Caretta. Il n'est que juste que le nom de ces braves gens soit prononcé devant le public.
[5] 25 mars 1871. — Ordre de mettre en liberté et de partir immédiatement au citoyen Ducauzé de Nazelles. — Signé ; le général E. DUVAL.
[6] M. l'amiral Saisset a dit que, dans l'acte de délivrance du général Chanzy, l'intervention de MM. Cremer et Arronsohn n'avait point été désintéressée. C'est là un incident dont nous avons cru devoir ne pas parler, car aucun des documents que nous avons eus sous les yeux ne se rapporte aux faits relatés dans la déposition de l'amiral Saisset. (Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars, t. II, p. 314 et suiv.)
[7] Ordre au directeur de la prison de la Santé d'admettre les quatre délégués du Comité central du XIIIe arrondissement, pour exercer une surveillance spéciale sur les deux généraux et autres officiers enfermés dans ladite maison, et de n'entraver en rien leur surveillance, faute de quoi il aurait à répondre devant le comité de la garde nationale. Pas de signature, pas de date, mais le timbre ; état-major de la garde nationale ; XIIIe arrondissement.
[8] Enquête parlementaire sur le 18 mars ; dépositions des témoins ; déposition de M. Ossude.
[9] On a essayé de nier la présence de Millière — je dis Jean-Baptiste Millière, né à La Margelle (Côte-d'Or), le 13 décembre 1817, fils de Claude et d'Anne Meunier — à la prison de la Santé en compagnie de Sérizier ; c'est enfantin. Sérizier lui-même n'en fait point mystère devant le 6e conseil de guerre, siégeant à Versailles, en l'audience du 8 février 1872. (Voir la Gazette des Tribunaux du 9 février 1872, p. 135, 2e colonne.) On a tenté aussi de le confondre avec Frédéric Millière, chef de la dix-huitième légion, qui fut acquitté par la justice militaire ; aucune de ces suppositions peu désintéressées ne tient devant la réalité des faits.
[10] Le chef du service de la sûreté pendant la Commune fut Philippe-Auguste Cattelain, dessinateur de mérite, qui exerça sa fonction avec douceur et, plus d'une fois, profita de sa situation pour sauver des persécutés. Arrêté et enfermé à Mazas, il raconte une entrevue qu'il eut avec M. Claude dans des termes que nous reproduisons, car ils font l'éloge des deux personnages. Hier, écrit Cattelain, M. Claude est venu me voir, m'apportant des consolations, des espérances et de l'argent ; décidément, il y a encore quelques hommes de cœur sur terre. Cet homme qui, pendant que je tenais son emploi, gémissait dans une autre prison et n'a échappé à la mort que par miracle, n'a pas une goutte de fiel. Que ne l'ai-je connu plus tôt ! je ne me serais pas rebuté de demander sa grâce, et, par un de ces efforts d'énergie dont j'ai donné quelques preuves pendant l'insurrection, j'aurais mis un honnête homme de plus en liberté.
[11] M. Lissagaray a certainement voulu dire la trente-deuxième demi-brigade, (Hist. de la Commune, p. 393.)
[12] Le 120e bataillon était commandé par un certain Quesnot ; un sous-lieutenant également nommé Quesnot servait dans le même bataillon. C'est, je crois, le sous-lieutenant qui fut gardien des scellés à l'école des dominicains ; mais il est possible que ce soit le commandant. Je ne puis rien affirmer de positif à cet égard.
[13] Procès Piffret (Joseph), débats contradictoires, 19e conseil de guerre ; 7 février 1873.
[14] Captier, Bourard, Delhorme, Cotrault, Chatagneret, dominicains ; — Gauguelin, Voland, Gros, Marco, Cathala, Dintroz, Cheminal, employés à l'école d'Albert le Grand ; à ces douze noms il convient d'ajouter celui de Germain Petit, commis à l'économat. C'était un jeune homme de vingt et un ans ; il put échapper au massacre dans l'avenue d'Italie et fut assassiné plus loin.