LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME PREMIER. — LES PRISONS PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE IV. — SAINT-LAZARE.

 

 

Le directeur nommé par la Commune. — Les sœurs de Marie-Joseph. — La Brunière de Médicis. — Méphisto. — Terrifie Saint-Lazare. — Joue double jeu. — Ses promenades hors de Paris. — La Brunière instructeur militaire. — Arrestations arbitraires. — Le souterrain. —La recherche des souterrains est la maladie de la Commune. — Les fouilles à Saint-Lazare. — Les sœurs de Marie-Joseph se décident à partir. — Sœur Marie-Éléonore. — La fuite. — Le cordonnier Mouton. — Indiscipline et débauche. — Correspondance administrative. — L'église Saint-Laurent. — L'arrêt du 21 mai 1765. — Les cadavres. — Mise en scène et mensonges. — Les Dames-Blanches de Picpus. — Intervention de M. Washburne. — Alerte à la direction. — Un des derniers ordres de Raoul Rigault. — Mouton fait établir une ambulance. — Les condamnations.

 

Le directeur de la maison d'arrêt et de correction pour les femmes s'était rendu à Versailles en même temps que les chefs de son administration centrale ; il fut remplacé par Philippe Hesse, ancien marchand colporteur, qui pendant le siège avait été lieutenant dans la garde nationale. C'était un homme de trente-quatre ans, autoritaire et ponctuel, sachant se faire obéir et menant son service avec régularité. Il était redouté, et dans la maison on répétait à voix basse qu'il avait été forçat ; c'est une erreur ; il avait fait un congé au 20e bataillon de chasseurs à pied et n'avait aucun fait coupable dans son passé. Son esprit rompu à la discipline militaire lui avait fait comprendre l'utilité de la hiérarchie ; il sut être maître avec fermeté et sans exagération.

La direction de Saint-Lazare appartient moins au directeur administratif qu'à la supérieure — à la mère — des sœurs de Marie-Joseph, qui ont la haute main sur toutes les détenues, quelles qu'elles soient. Leur autorité est telle, que le directeur et le brigadier ont seuls le droit de pénétrer dans l'intérieur de la prison, dont le service est fait par une quarantaine de religieuses. Celles-ci furent à la fois très simples et très hardies ; elles gardèrent leur robe noire, leur béguin blanc, leur voile bleu, le long chapelet qui pend à leur ceinture et continuèrent à surveiller les malheureuses dont elles ont accepté de prendre soin. La mère, sœur Marie-Éléonore, était une femme encore assez jeune, avenante, conduisant son troupeau avec une sorte de ferme enjouement, fort peu rassurée de ce qui se passait autour d'elle, mais cachant ses émotions, réconfortant les faibles, se confiant à la Providence, fort aimée de toutes les détenues et mettant dans ses actions assez de diplomatie pour avoir réussi à sauver la communauté de Saint-Lazare, dont elle était, dont elle est encore la supérieure (1877).

En présence d'un directeur énergique sans excès et d'un personnel de gardiens demeurés fidèles à la prison, le sort des religieuses n'aurait peut-être pas été trop pénible, si deux vilains drôles ne s'étaient installés à Saint-Lazare par ordre de Raoul Rigault et n'y avaient fait toute sorte de sottises. L'un s'appelait la Brunière de Médicis, l'autre avait pris le surnom de Méphisto, que nous lui laisserons. Le premier était pompier, c'est-à-dire ouvrier tailleur à façon ; il avait servi pendant quatorze ans au 1er zouaves, où il s'était distingué ; une blessure lui avait enlevé l'annulaire de la main droite et il avait pris sa retraite en janvier 1865 avec une pension annuelle de 480 francs. Ce fut la période d'investissement qui le perdit, ainsi que tant d'autres ; au lieu de rentrer simplement dans l'armée régulière, comme un bon soldat qu'il avait été, il voulut commander à son tour, avoir quelques galons sur la manche ; il forma le corps franc des Amis de la France, s'en fit nommer lieutenant, se grisa du matin au soir, et, ayant pris goût à cette paresse fastueuse doublée d'ivrognerie, il fut nommé capitaine d'état-major après le 18 mars et attaché au cabinet de Raoul Rigault en qualité de brigadier des inspecteurs politiques. Cette fonction ne lui suffisant pas, il obtint la direction du service des mœurs, sur lequel il se faisait sans doute les illusions qui ont cours parmi les mauvais sujets de Paris. C'est à ce titre qu'il s'introduisit à Saint-Lazare, ou, pour mieux dire, qu'il s'en empara. Il y vécut pendant la durée du gouvernement insurrectionnel et logeait dans les bâtiments où sont établis les magasins généraux. Sa qualité de chef du service des mœurs était fort respectée par Philippe Hesse, qui lui laissait beaucoup trop d'initiative.

La Brunière de Médicis partageait son logement, ses repas et le reste avec Méphisto, qui, étant artiste en cheveux, c'est-à-dire fabricant de perruques, avait été nommé d'emblée au poste d'inspecteur général adjoint des prisons. Ce Méphisto était le type du bellâtre. Commun, ayant un aplomb que rien ne démontait, se prétendant le petit-fils d'un des plus laids personnages de la Révolution française, il montrait avec complaisance une grosse bague en or qui, disait-il, lui venait de son aïeul. Ancien cornet à pistons dans la musique d'un régiment de cavalerie, il avait, pendant le siège, été chef de fanfare d'un bataillon de la garde nationale ; il chantait assez agréablement et avait jadis figuré comme choriste sur un de nos théâtres lyriques ; ses connaissances musicales ne lui furent point inutiles après la Commune, et il put se cacher en qualité d'organiste, dans une chapelle que nous ne nommerons pas, pour n'humilier aucun hôpital.

Il aimait les couleurs voyantes et devait son surnom au costume écarlate dont il était affublé ; bonnet rouge, cravate rouge, vareuse rouge, pantalon rouge, ceinture rouge, d'où sortaient deux crosses de revolver ; son sabre traînait derrière lui avec un bruit de ferraille peu rassurant ; il affectait de n'employer que le langage du Père Duchêne, et terrifiait les cœurs les plus solides. C'était, il est vrai, un ami de Ferré et son convive à la Préfecture de police ; il menaçait de faire fusiller toutes les sœurs, toutes les détenues, tous les surveillants, tous les réactionnaires, tous les bourgeois, tous lès Versaillais ; il criait si fort que l'on n'entendait que lui. Mais ce Méphisto, dont on parle encore avec épouvante à la prison de Saint-Lazare, était un assez bon diable ; sa fureur n'était qu'une grimace ; il jouait double jeu.

Pendant la période d'investissement, il avait plusieurs fois traversé les lignes allemandes pour porter des lettres en province ; il excellait à franchir les avant-postes, et n'hésita pas à servir d'intermédiaire entre Versailles et un membre de la Commune, qui s'offrait, lui cinquième, aux tentatives corruptrices de la réaction. Pour ces expéditions, que Raoul Rigault, Ferré et vingt autres dictateurs du moment eussent réprimandées devant un peloton d'exécution, Méphisto se déguisait à sa fantaisie, partait dans une voiture que l'on mettait à ses ordres, y trouvait sous les coussins une boîte à rigolos qui contenait la correspondance secrète et allait remettre celle-ci, hors des fortifications, à un émissaire, dans un cabaret connu pour ses bonnes matelotes. La négociation ne put aboutir, car la demande et les offres n'étaient point en proportion ; elle eut cependant pour résultat de permettre à celui qui en avait pris l'initiative de quitter Paris sans encombre après la chute de la Commune. Quant à Méphisto, il ne fut même pas inquiété.

Malgré leur solde, la Brunière de Médicis et Méphisto se trouvaient quelquefois réduits à la portion congrue. La Brunière, qui était homme de ressources, avait trouvé moyen de se procurer de quoi festoyer un peu. Sous prétexte de former des défenseurs de la patrie, il enseignait le maniement des armes à de jeunes citoyens encore trop embryonnaires pour être régulièrement incorporés ; il les réunissait dans la salle du théâtre Déjazet et leur commandait l'exercice. Après chaque séance, le capitaine instructeur faisait lui-même une collecte qu'il recevait dans son képi, pour les pauvres blessés qui manquaient de tout aux ambulances. Le produit de ces quêtes, incessamment renouvelées, ne fut jamais versé que dans son gosier. Comme les vieux singes, il avait plus d'un tour dans sa besace ; lorsque.la quête en faveur des blessés ne lui paraissait pas suffisante, il n'était pas embarrassé pour gagner honnêtement quelque monnaie. Le 19 avril, il arrête à Saint-Lazare le surveillant Gelly et le conduit à Raoul Rigault. Gelly est écroué au Dépôt et, le 17, transporté à Mazas. La Brunière fait valoir cette capture ; Rigault comprend et lui donne une gratification de vingt-cinq francs ; la Brunière trouve la somme maigrelette et se plaint ; Rigault fait appel à son patriotisme ; les temps sont durs, l'argent est rare, plus tard on fera mieux. La Brunière revient à Saint-Lazare de méchante humeur, se rend au domicile de Gelly, perquisitionne avec conscience, découvre quarante-cinq francs, les met dans sa poche ; puis, signant, séance tenante, un mandat d'arrestation, il saisit Mme Gelly, sa fille âgée de neuf ans, et les incarcère lui-même dans la prison, où elles restent détenues jusqu'au 25 mai.

Méphisto et la Brunière de Médicis poursuivaient une idée fixe en venant s'installer à Saint-Lazare. Ils savaient que la maison de retraite des sœurs de la congrégation de Marie-Joseph est située à Argenteuil, et tous deux s'étaient mis en tête de découvrir le souterrain qui va de la vieille maison de Saint-Vincent-de-Paul à Argenteuil[1]. Deux bras de la Seine et huit kilomètres à vol d'oiseau ne leur inspiraient aucun doute sur la réalité de cette billevesée. Il est probable cependant que Méphisto s'associait à la Brunière, dans cette recherche extravagante, pour mieux capter sa confiance et continuer ses excursions sans éveiller de soupçons. Du reste, il est possible que tous deux aient été atteints par l'épidémie qui régna pendant la Commune, et que l'on pourrait appeler la monomanie du souterrain.

On chercha le souterrain qui du séminaire de Saint-Sulpice aboutissait au château de Versailles ; le 24 mai, lorsque le garçon boucher colonel des gardes de Bergeret, Victor-Antoine Bénot, fut sur le point de mettre le feu aux Tuileries, il s'enquit de savoir où s'ouvrait le souterrain qui reliait le palais à Saint-Germain-l'Auxerrois. Courbet, que sa fréquentation avec quelques gens d'esprit aurait dû empêcher de croire à de tels enfantillages, exigea qu'on lui livrât la clef du souterrain qui faisait communiquer les Tuileries à l'Hôtel de Ville. Le fonctionnaire auquel il s'adressait crut à une plaisanterie, à une charge d'atelier, et se mit à rire. Courbet se fâcha, et, obéissant à la mode du jour, parla de faire fusiller l'administrateur récalcitrant ; celui-ci ne fit plus aucune objection, s'éloigna sous prétexte d'aller chercher la clef réclamée et ne revint pas. Pour une bonne partie du peuple de Paris, les collecteurs, les égouts que nous avons vu faire, ne sont autre chose que des chemins mystérieux dont la tyrannie sait user aux moments opportuns. Une telle aberration s'explique ; le souterrain est, si l'on peut dire, le principal personnage des romans populaires publiés par les petits journaux, et l'on cherche dans la vie réelle ce qui n'appartient qu'à de médiocres fictions.

La Brunière de Médicis et Méphisto s'étaient donc juré de mettre au jour la longue cave qui, réunissant Saint-Lazare à Argenteuil, permettait à la supérieure de faire passer des armes aux réactionnaires de Versailles. Ils avaient commencé les fouilles sous la salle de bains de la deuxième section. On avait beau piocher, la terre sonnait sourd et n'indiquait aucune cavité voisine. Ces nonnes se moquent de nous ! disait la Brunière, et on faisait appeler sœur Marie-Éléonore, qui eût volontiers ri au nez de son interlocuteur, si le costume rouge et les pistolets de Méphisto, si les jurons et les menaces de la Brunière, ne l'eussent un peu émue. La pauvre sœur affirmait que le souterrain cherché n'existait pas, que jamais elle n'en avait entendu parler, et, qu'au lieu de lui demander de pareilles sornettes, on ferait bien mieux de la laisser dormir. La Brunière était entêté et n'en voulait démordre. S'il n'y a pas de souterrain allant jusqu'à Argenteuil, vous en connaissez certainement un qui conduit à Saint-Laurent ; il faut nous en montrer l'entrée. La discussion recommençait, et l'on entreprenait sur un autre point des fouilles toujours vaines. Ces scènes, aggravées de brutalité et d'injures, se renouvelaient incessamment ; deux nuits sur trois, la communauté était réveillée par de semblables alertes.

Cette enquête violente dirigée vers un objet d'imagination devenait, par sa persistance même, une cause d'énervement. Voir fouir le sol, ébranler les murs, sonder les caves, dans l'espoir, clans la certitude de trouver l'introuvable souterrain, c'était de quoi irriter les âmes les plus patientes. La supérieure tint bon cependant, et n'eut point mauvaise contenance devant ces pionniers souvent ivres ; mais ayant eu à écrire le récit de ce que la communauté avait supporté pendant la Commune, et parlant des tranchées ouvertes à coups de pioche dans les sous-sols de la prison, elle ne peut s'empêcher de dire : C'est vraiment bien extraordinaire ! Cela dura depuis le 22 mars jusqu'au milieu du mois d'avril ; on comprit enfin, à la Préfecture de police, que ces niaiseries prêtaient à rire ; un ordre vint mettre fin aux travaux de la Brunière de Médicis : Le directeur de la prison d'arrêt de Saint-Lazare est autorisé à s'opposer à toute perquisition opérée dans ladite prison, à moins d'exhibition de pièces émanant d'un comité reconnu par la Commune. Signé : Le chef de la police municipale, A. DUPONT. — Approuvé ; Le chef de la première division, EDMOND LEVRAUD. —15 avril 1871.

On délivrait enfin les sœurs de Marie-Joseph des mesures inquisitoriales qu'il leur avait fallu subir ; mais à cette date elles allaient bientôt se délivrer elles-mêmes, car la situation n'était plus tenable au milieu des postes de fédérés qui vivaient dans la maison et s'y regardaient comme chez eux. Les sœurs ne se dissimulaient pas que leur départ serait pour les détenues de toute catégorie le signal d'une demi-liberté qui deviendrait tout à fait de la licence ; mais elles devaient veiller à leur propre salut, et elles comprenaient qu'elles n'étaient pas de force à lutter contre les volontés perverses dont elles étaient entourées. Elles s'étaient juré de ne point quitter le costume religieux, qui pour elles est l'uniforme du devoir et le vêtement de la foi. Il fallut donc négocier, obtenir l'autorisation de quitter Saint-Lazare, de quitter Paris, au grand jour, tête haute, comme un bon corps d'armée qui bat en retraite lorsque tout effort est devenu inutile. Ce fut sœur Marie-Éléonore qui se chargea de cette action diplomatique et sut la faire réussir. En invoquant avec habileté les droits de la liberté de conscience et la nécessité de soustraire les religieuses à quelques dangers que l'on pouvait prévoir, elle obtint d'Edmond Levraud l'autorisation de se retirer à Argenteuil avec la communauté, après toutefois avoir organisé un service laïque dans les différentes sections de la prison. Le laissez-passer fut signé. On le communiqua au surveillant de garde à la porte d'entrée, qui le trouva régulier et promit d'en tenir compte.

Le 17 avril, les meubles appartenant aux sœurs, les vases sacrés de la chapelle où pria saint Vincent de Paul, étaient chargés sur une voiture de déménagement, lorsque la maison fut envahie par un peloton de fédérés envoyé par la Commune. Le chef du peloton avait ordre de ne point perdre de vue sœur Marie-Éléonore et de s'opposer à sa retraite ; on croyait, en empêchant le départ de la supérieure, arrêter celui de toute la communauté. Une cinquantaine de détenues, prévenues et jugées, persuadées que l'on venait pour fusiller la mère, se réunirent autour d'elle et ne la quittèrent plus ; elles s'interposaient autant que possible entre elle et les fédérés qui la suivaient pas à pas. La supérieure fut habile ; sous prétexte que le service de la maison ne pouvait chômer, et qu'elle avait des instructions à transmettre à ses sœurs, elle donna à celles-ci le mot d'ordre ; par petits groupes de trois ou de quatre, elles s'éloignaient, vaquaient aux soins de la prison, passaient d'une section dans une autre, descendaient dans la cour, filaient lestement par la porte que le surveillant leur ouvrait, et s'en allaient à la gare du Nord, où leur voiture de déménagement les avait précédées.

Vers trois heures de l'après-midi, toutes les sœurs étaient au rendez-vous que la supérieure leur avait assigné ; pour elle, il s'agissait de rejoindre son petit troupeau, fort effarouché et tassé dans le coin d'une salle d'attente ; elle manœuvra si adroitement qu'elle y parvint sans trop de peine. Plaisantant avec les fédérés, toujours environnée des détenues qui la protégeaient, elle allait, venait, disparaissait, reparaissait, semblait fort affairée et disait en souriant : Ah ! que vous êtes fatigants d'être toujours sur mon dos ; tout cela n'avance pas le service. Elle se rappela subitement qu'elle avait à surveiller une distribution de vivres et s'éloigna. Au bout de dix minutes, elle n'était point revenue ; les fédérés s'étonnèrent. Où est-elle ?Ah ! brigands, leur cria une détenue, elle est partie. Ils voulurent s'élancer pour la retrouver ; ce ne fut pas facile ; toute porte était close. Alors commença une étrange promenade dans cette prison, entrecoupée à chaque étage de corridors fermés aux extrémités par une grille dont les sœurs de service et le brigadier ont seuls les clefs. Or les sœurs étaient loin. On sonna ; le brigadier vint, parlementa avec les fédérés, car le règlement interdit à tout homme de s'introduire dans le quartier des femmes ; cette course dans les galeries, dans les escaliers, dans les préaux, dura plus d'une demi-heure. Lorsqu'ils comprirent enfin qu'ils étaient joués, ils se jetèrent au pas de course dans la rue et entrèrent dans la gare du Nord comme un ouragan ; le train qui emportait la communauté était parti depuis dix minutes. Le 19 avril, la supérieure reçut à Argenteuil une lettre fort polie du directeur Philippe Hesse, qui la priait de revenir à Saint-Lazare avec ses sœurs ; elle s'en donna garde. Le même jour, la Brunière de Médicis demandait à Raoul Rigault quelques inspecteurs intelligents et se faisait fort d'aller, en leur compagnie, enlever toute la communauté à Argenteuil. Le délégué à la sûreté générale paraît n'avoir pas estimé que ce projet fût praticable.

Les sœurs furent remplacées par des surveillantes laïques qui, d'après un gardien, furent choisies parmi les maîtresses de ces messieurs. On redoutait sans doute quelques désordres intérieurs, car deux membres influents de la Commune, Delescluze et Vermorel, vinrent eux-mêmes recommander au directeur de maintenir une discipline sévère dans la maison. Cette discipline, Philippe Hesse savait l'imposer aux surveillants ; quant à ce qui se passait dans les sections des détenues, il ne s'en occupait guère. A la fin d'avril il dut reprendre l'uniforme d'officier de fédérés et céder là place à Pierre-Charles Mouton, ouvrier cordonnier, qui sortait de la direction de Mazas, où nous le retrouverons. Mouton n'avait pas grande foi dans la durée de la Commune ; il disait : Les Versaillais gagneront sur nous ; il faut profiter du bon temps ; et il en profitait. C'était un ivrogne. Le soir, il aimait à faire porter des bouteilles de vin blanc et de la charcuterie dans la section de la correction paternelle ; il y recevait ses amis et avait établi là un petit paradis de Mahomet qu'il vaut mieux ne pas décrire trop minutieusement. Les surveillantes laïques n'avaient point un cœur de roc et ne fermaient pas trop durement la porte au nez des fédérés qui venaient voir leur bonne amie. On peut croire que Saint-Lazare eut quelques distractions pendant la Commune.

Les mises en liberté étaient fréquentes ; Raoul Rigault s'en occupait lui-même, ainsi que le prouve la lettre suivante, adressée au directeur : Par ordre du citoyen procureur de la Commune, vous envairez chaque matin au secrétariat général de son parquet, au Palait de justice, l'état des entrées et des sorties de la maison que vous dirigez. Salut et égalité. — Le secrétaire général, G. FOURRIER. — 4 mai 1871. Une autre lettre, sans date, mérite d'être citée à cause du bon sentiment qui l'inspire et de la naïveté du style : Je prie le citoyen directeur de la prison de Saint-Lazare de laisser communiquer la citoyenne X... pour une question d'humanité. Elle veut porter à allaiter l'enfant à sa mère. Surveillez-la afin de me mettre à couvert ; mais je pense que la République ne doit point priver l'enfant du sein de sa mère. — Le chef de la sûreté, CATTELAIN. On tenait, paraît-il, à ce que la prison fût souvent inspectée ; mais un des inspecteurs généraux, George Michel, ne savait trop comment assurer ce service, car il n'était pas en rapports bien constants avec son personnel en sous-ordre. Le 18 avril, il écrit au directeur de Saint-Lazare : Avez-vous reçu la visite de l'inspecteur ? Je vous prie de me donner son nom et son adresse, si vous les connaissez... En revanche le citoyen Michel ne dédaignait pas de conduire lui-même des détenues à Saint-Lazare ; cela du moins semble ressortir de la lettre suivante qu'il adressa à Mouton. Paris, le 11 mai 1871. Citoyen directeur, je vous prie de faire transférer immédiatement à la préfecture de Police, les 12 créatures que je vous ai amenées hier soir, provenant du poste Bonne Nouvelle. Vous voudrez bien remplir les noms de ces femmes sur le mandat d'amener que je vous envoie. Salut et fraternité. — L'Inspecteur des Prisons, G. MICHEL[2].

Le 10 mai, on écroua à Saint-Lazare une fille Clémence B..., qui connaissait bien la maison, et pour cause. Le 8, passant près de l'église Saint-Laurent, elle s'était arrêtée à regarder les ossements étalés devant le portail, sur lequel on avait écrit ; Écurie à louer. Un fédéré veillait sur ces restes d'un autre siècle et criait : Voilà les victimes de la lubricité des prêtres ! Clémence éclata de rire et dit : Faut-il être bête pour croire à des bêtises pareilles ! Mal lui en prit. Elle fut arrêtée, et conduite chez un commissaire de police qui lui dit : Si vous étiez tant seulement un homme, je vous ferais fusiller ; puis elle fut expédiée à la Permanence, écrouée au Dépôt et transportée à Saint-Lazare ; réactionnaire, insultes à la garde nationale. En effet, c'est à ce moment que l'on fouillait les ossuaires des églises qui avaient servi de lieux de sépulture, nul ne l'ignore, jusqu'au jour où le Parlement, s'inquiétant de la salubrité publique, rendit l'arrêt prohibitif du 21 mai 1765. Le plus jeune des squelettes trouvés à Saint-Laurent, à Notre-Dame des Victoires et ailleurs, avait donc au moins cent ans ; il fallait être aveugle pour ne point le reconnaître.

On y mit tout ce que l'on avait de mauvaise foi ; ces débris humains devinrent les restes de jeunes filles entraînées par les prêtres dans les églises, étranglées ou condamnées à mourir de faim clans l'in pace, après avoir assouvi des passions dévergondées. On vendit à grands cris dans les rues un canard à gravure représentant les cadavres enfermés dans la crypte : La voyez-vous, cette scène horrible ; ces jeunes femmes, ces jeunes filles, attirées par des promesses ou l'espoir du plaisir, qui se réveillent ici liées, scellées, murées vives !... Le prêtre a travaillé seul ! à son aise ! dans les ténèbres ! Ici le catholicisme est à l'œuvre ! contemplez-le !... Le Journal officiel n'hésita pas à répandre l'ingénieuse découverte d'où résultait la certitude que le clergé français, que le clergé catholique, n'était qu'un ramassis de meurtriers et de sadistes. Un certain Leroudier, qui signe pour la municipalité, publie deux rapports sur la recherche des crimes commis à l'église Saint-Laurent, qui mériteraient d'être cités tout entiers ; nous nous contenterons d'en reproduire la conclusion. Et toi, peuple de Paris, peuple intelligent, brave et sympathique, viens en foule contempler ce que deviennent tes femmes et tes filles aux mains de ces infâmes.... Ah ! si ta colère n'éclate pas, si tes yeux ne flamboient, si tes mains ne se crispent, fais alors comme Charles-Quint, couche-toi vivant dans ton cercueil. Mais non, tu comprendras, tu te lèveras comme Lazare ! tu couronneras la femme des rayons de l'intelligence, sans quoi point de salut pour le monde ! Surtout tu feras bonne garde devant ce charnier, durant un siècle s'il le faut ! Ce sera ton phare lumineux pour guider l'humanité jusqu'à l'heure suprême de l'association de toutes les sublimes harmonies ![3] On ne peut sérieusement pas imaginer que l'on ait un seul instant ajouté foi à de pareilles turlutaines, bonnes à faire peur aux petits enfants ; et cependant on fit semblant d'y croire, afin de donner un prétexte, sinon un motif, à la haine que l'on voulait exciter contre tout ce qui touchait de près ou de loin à la religion catholique. On méditait déjà l'assassinat des prêtres, et il fallait ne pas s'exposer à trouver des instruments indociles au jour du crime.

Le 5 mai, toute la communauté des religieuses des Sacrés-Cœurs, celles que l'on a surnommées les Dames Blanches, composée de quatre-vingt-onze personnes, fut conduite à Saint-Lazare. Les sœurs furent d'abord mises au secret ; mais, sur l'intervention de M. Miot, qui sut toujours rester un homme obligeant, elles purent communiquer entre elles et ne furent point soumises à un régime trop rigoureux. Ces femmes, habituées à vivre entre elles, s'aimaient beaucoup, et, accoutumées aux pratiques d'une dévotion méticuleuse, ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait. Le directeur Mouton essaya d'être dur envers elles, d'enfler sa voix, de leur faire un cours de philosophie ; il n'y réussit pas, et fut plus touché qu'il n'aurait voulu le paraître. La supérieure, mère Benjamine, âgée de soixante-neuf ans, avait été placée dans une chambre séparée avec l'économe et la directrice du pensionnat ; elle désira faire une visite à la communauté réunie dans un dortoir voisin ; Mouton y consentit et la conduisit lui-même. Lorsqu'il vit les religieuses s'incliner devant la révérende mère et lui baiser les mains, il fut ému et se mit à pleurer, car cet ivrogne avait le vin tendre, et, en somme, un très bon cœur. Dix des dames de Picpus sortirent le 17 et le 18 mai, sur l'intervention directe de M. Washburne, ministre des États-Unis d'Amérique. Il faut rendre justice à Protot et à ses juges d'instruction ; ils n'aimaient point à se créer d'affaires internationales, et dès qu'un diplomate réclamait un détenu, celui-ci était immédiatement rendu à la liberté[4].

Les femmes des sergents de ville et des gendarmes, détenues dans le quartier des prévenues et des jugées, prêtaient l'oreille à tous les bruits du dehors ; elles trouvaient que leur incarcération durait bien longtemps, et, dans leur ignorance des événements extérieurs, elles ne savaient que penser de l'avenir. Parfois elles réussissaient à s'emparer d'un journal apporté par une surveillante, et, fiévreusement, elles lisaient les nouvelles, qui toujours leur semblaient détestables, car jamais la presse ne mentit aussi impudemment que pendant la Commune ; les dépêches télégraphiques étaient monotones ; les Versaillais n'éprouvaient que des défaites et les fédérés étaient toujours vainqueurs. Le 22 mai cependant on remarqua que le directeur Mouton avait le front soucieux, qu'il se parlait à lui-même et se disait : Ça devait finir comme ça ! On en conclut que la délivrance était prochaine. Méphisto avait disparu et la Brunière pensait peut-être avec tristesse que s'il eût découvert le fameux souterrain, il aurait pu sans péril se rendre à Argenteuil.

Le 22 mai, dans la soirée, il y eut une alerte à la direction et au greffe. Des fédérés appartenant au 228e bataillon forcèrent l'entrée de la prison et exigèrent que Mouton leur rendît, sans plus tarder, leur cantinière qui était sous les verrous depuis trois jours. Mouton parlementa, expliqua qu'il n'était que pouvoir exécutif et qu'il lui était interdit par les lois de lever un écrou sans mandat ; mais il proposa aux fédérés d'user de son influence sur le procureur de la Commune, afin d'obtenir la mise en liberté demandée. Il écrivit donc : Citoyen Rigault, si tu pouvais prendre en considération la demande de plusieurs citoyens qui réclame leur cantinière et leur rendre, tu ferais acte de justice. Salut et égalité. — Le directeur, C. MOUTON. Munis de cette lettre, les fédérés se retirèrent ; plusieurs d'entre eux restèrent dans le poste d'entrée à fraterniser avec les camarades, et des messagers partirent pour trouver Raoul Rigault, qui n'était ni au Palais de Justice, ni à la Préfecture, ni à l'Hôtel de Ville, ni au théâtre des Délassements-Comiques qu'il honorait souvent de sa présence. Où on le découvrit, l'ordre ci-joint, écrit au crayon sur le revers de la lettre de Mouton, le dit assez : Ordre est donné au directeur de Saint-Lazare de mettre en liberté la citoyenne X..., cantinière au 228e bataillon. Procureur général de la Commune, RAOUL RIGAULT. — Fait au 142e bataillon, à Montmartre, ce jourd'hui 22 mai 1871. Cet ordre est un des derniers que Raoul Rigault ait donnés ; l'écriture en est mince, rapide et un peu heurtée.

Le 23, Mouton, dès la matinée, apparut sous un costume nouveau ; sa perspicacité lui avait fait comprendre que l'heure de jouer au soldat et au directeur était passée, et qu'il était humain en même temps que sage de devenir un chef d'ambulance. Croix de Genève au brassard, croix de Genève au bonnet, plus de ceinture rouge, plus de képi galonné ; on n'était qu'un infirmier ouvrant la prison et son cœur à toutes les infortunes. Le rez-de-chaussée de Saint-Lazare fut promptement organisé en ambulance ; les lits ne manquaient pas, ni les draps, ni le vieux linge ; on n'avait qu'à puiser au magasin central qui est annexé à la maison. Mouton s'empressait et recevait les blessés ; des surveillantes, des filles de service improvisées infirmières, pansaient les plaies et ne se ménageaient pas. Mouton était persuadé que la Commune était à l'agonie, et autour de lui on partageait sa conviction. Deux ou trois obus, venus on ne sait d'où, écornèrent la toiture et ne firent pas trop de dégâts ; les détenues criaient de peur dans les quartiers ; les Dames-Blanches, agenouillées dans leur dortoir, priaient à haute voix. On avait des vivres ; la boulangerie des prisons est à Saint-Lazare et le matin même on avait pu cuire.

Le lendemain, mercredi 24 mai, dans la matinée, la fusillade, qui avait été incessante, parut s'éloigner, et tout à coup une compagnie de la ligne pénétra dans la prison. Lorsque les soldats apparurent dans les préaux remplis de femmes, ce fut un cri de joie : Voilà Versailles ! On alla ramasser quelques blessés appartenant aux troupes régulières et on les confia au chef de l'ambulance, qui réserva pour eux ses soins les plus attentifs. Le capitaine qui commandait la compagnie dit : Où est donc le directeur ? Personne ne répondit, et Mouton redoubla de prévenances pour les blessés. Cet homme n'avait point été mauvais, on n'avait pas eu à souffrir de son administration ; son intempérance même l'avait rendu presque inoffensif ; nul, parmi le personnel des surveillants, ne lui souhaitait de mal et n'eût voulu le dénoncer. Le capitaine répéta sa question ; une détenue employée comme fille de service cligna de l'œil et désigna le chef de l'ambulance.

Mouton fut arrêté. Lorsqu'il comparut en cour d'assises, on lui tint compte de son caractère neutre et sans méchanceté ; il fut frappé d'une peine relativement légère, que l'initiative de la commission des grâces put encore adoucir. Pendant la durée de son  incarcération en maison centrale, il fut le modèle de l'atelier de cordonnerie, auquel ses talents particuliers l'avaient fait attacher ; il est libre aujourd'hui et a repris philosophiquement le tranchet et le tire-pied. Méphisto, nous l'avons déjà dit, sut éviter toute poursuite. La Brunière de Médicis fut moins heureux ; dès' le 25 mai il était incarcéré ; il fut condamné à la déportation. Du bagne de Toulon où il attendait son départ pour la Calédonie, il écrivit à sa femme une lettre qui est une minutieuse dénonciation contre plusieurs des officiers fédérés qu'il a connus ; il termine par ces mots : Mon nom et ma dignité m'empêchent de faire le métier de délateur !Toutes nos vacations sont farcesques, disait Montaigne.

 

 

 



[1] On avait aussi cherché des armes à Saint-Lazare ; cela ressort de la lettre suivante : Citoyen Duval, comme depuis huit jours je ne travaille qu'à des recherches de mitrailleuses, etc., et que je suis depuis ce matin à la prison Saint-Lazare et que je n'ai plus un sou, je vous prie de me faire donner quelque chose. Salut et fraternité. — Signature illisible, ex-commandant du 177e bataillon. Je prie Replan (caissier à la Préfecture de police) de donner 20 francs au porteur. — Général E. DUVAL.

[2] Ce G. Michel qui fut un des plus galonnés parmi les galonnés de la Commune, n'était point un méchant homme, tant s'en faut. Il eut de la bienveillance pour Mgr Darboy et lui facilita une entrevue avec M. l'abbé H. L'entrevue, fort courte du reste et surveillée, eut lieu à Mazas, dans le cabinet du directeur Carreau, qui ne se décida qu'avec peine à obéir aux injonctions de son inspecteur général.

[3] Ce Leroudier fut le metteur en œuvre de l'exposition théâtrale des squelettes de Saint-Laurent. Dans une lettre adressée par lui, le 21 avril 1871, à Raoul Rigault, il dit : Une notice habile devrait être écrite pour faire sensation dans le public, et des dessins explicatifs ajoutés dans la même intention. Cette aventure de l'église Saint-Laurent, bien comprise, peut valoir plusieurs siècles d'étude et de progrès pour toute l'humanité. — Signé : Le président de la dixième légion : LEROUDIER.

[4] Paschal Grousset, en qualité de délégué aux relations extérieures, employa aussi souvent son influence à protéger les étrangers ; son intervention fut parfois très utile. Lord Lyons et M. Washburne le reconnurent en faisant en sa faveur, après la chute de la Commune, une démarche qui resta infructueuse.