LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME PREMIER. — LES PRISONS PENDANT LA COMMUNE

 

PRÉFACE.

 

 

La violence n'a qu'un cours borné, au lieu que la vérité subsiste éternellement.

PASCAL.

 

En publiant cette nouvelle édition de mes études sur quelques faits relatifs à la Commune de 1871, je crois devoir expliquer aux lecteurs pourquoi je n'ai point fait un travail d'ensemble, et pourquoi j'ai procédé par épisodes, où, pour mieux dire, par monographies. Je n'ai jamais eu l'intention d'écrire une histoire complète de la Commune, par la raison que les documents m'ont fait défaut. Si je m'en étais rapporté aux journaux du temps, aux livres que l'on s'est hâté de publier après la victoire de la légalité, je me serais exposé à commettre bien des erreurs ; car, dans le premier moment d'effarement et d'indignation, on a accueilli sans critique ni contrôle les récits les moins vraisemblables et des fables extravagantes. Les écrivains qui aujourd'hui parlent de la Commune avec indulgence, ne se sont fait faute alors de répéter, sans scrupule, les bruits souvent calomnieux que la foule propageait avec crédulité. J'ai dû négliger cette source de renseignements, car ceux que j'y aurais puisés ne présentaient que peu de garantie. J'ai voulu, autant que cela m'a été possible, ne me servir que de pièces dont l'authenticité ne paraissait pas discutable, et c'est pourquoi j'ai dû limiter mon récit aux seuls épisodes que j'étais en mesure de raconter d'après des preuves justificatives et suffisantes. En un mot, j'ai cherché à mettre en lumière les documents que j'avais entre les mains ; ils pourront n'être pas inutiles à une histoire future de la Commune ; mais cette histoire, je ne pouvais l'écrire, car les éléments n'en sont point encore réunis.

Je n'ai rien su, je n'ai rien pu savoir des séances à huis clos du Comité central, de la Commune, du Comité de salut public ; je ne sais rien de la délégation à la guerre ; les instructions secrètes remises aux délégués qui furent envoyés vers la province pour la soulever, me sont mal connues ; les relations mystérieuses qui ont existé directement entre plusieurs personnages de la Commune et M. Thiers restent pour moi dans une demi-obscurité ; les opérations militaires de la fédération m'échappent, peut-être à cause de leur incohérence même ; j'ignore ce qui s'est passé au ministère de l'intérieur, au ministère des finances, au ministère des travaux publics, où l'on besogna beaucoup ; sur l'octroi, sur l'assistance publique, sur les hôpitaux qui alors furent si intéressants, sur les difficultés du ravitaillement qui parfois furent considérables, sur certains incendies, je n'ai que des notes incomplètes, curieuses à plus d'un titre, mais sans valeur déterminante pour l'histoire. La destruction de l'Hôtel de Ville, celle de la Préfecture de police, celle du Palais de Justice, ont anéanti une prodigieuse quantité de documents, car la Commune fut très écrivassière. Les endroits où trônait le gouvernement de la Commune, où se vautraient les délégués à la sûreté générale, où gîtait Raoul Rigault avec ses substituts, étaient à étudier en détail et à décrire par le menu ; c'était là une tâche bien tentante, mais à laquelle il a fallu renoncer ; la preuve matérielle manque, le feu a tout détruit ; quant aux témoins qui jadis furent si bavards, ils sont devenus muets aujourd'hui, et la plupart ont trouvé prudent d'avoir perdu la mémoire. Dans trop de cas, j'en aurais été réduit à procéder par induction, méthode toujours faillible et souvent périlleuse. J'ai donc résolument écarté de mon récit une masse de faits qu'il ne m'a pas été donné d'approfondir dans des conditions de sécurité satisfaisante. La plupart de ces faits seront connus plus tard, et permettront de faire une véritable histoire de la Commune, œuvre émouvante et de haute portée que j'ai dû renoncer à entreprendre, car il ne m'eût pas été possible de la mener à bonne fin.

Le grand dépôt des documents inédits pour servir à l'histoire de la Commune n'est point ouvert ; j'ai vainement frappé à sa porte, qui, je crois, restera longtemps fermée. Je parle des greffes des conseils de guerre ; il y a là environ cinquante mille dossiers qui ne sont encore que des instruments judiciaires, mais qui deviendront un jour des documents historiques d'une incomparable valeur ; tout est là ; rapports, dépositions, enquêtes, correspondances, pièces olographes ; c'est une mine inépuisable ; on n'aura qu'à y fouiller pour en faire sortir la vérité sur les moindres détails de chaque événement. Là aussi on trouvera les projets que les stratèges de la Commune ont accumulés au ministère de la guerre, et que, sur l'ordre de M. Thiers, une commission a classés, catalogués et placés à l'abri des investigations actuelles de l'histoire. Les greffes de la justice militaire, les greffes de la justice criminelle sont clos ; lorsque l'heure sera venue de les ouvrir, on verra apparaître une histoire anecdotique et morale de la Commune que l'on ne peut écrire aujourd'hui. Il convient seulement à cette heure d'utiliser les documents qui ont échappé aux incendies, qui n'ont pas été enfouis dans les cartons de la justice, et qui sont restés là où la Commune les avait expédiés ; dans les prisons, au palais du Louvre, à la Banque, au ministère de la marine et ailleurs ; c'est ce que j'ai essayé de faire, sans me dissimuler les lacunes auxquelles un pareil travail était condamné.

Ce travail offre en outre un inconvénient qu'un écrivain plus habile que moi aurait évité, mais auquel je n'ai pas su échapper. J'ai souvent, dans ces diverses monographies, côtoyé des sujets dont j'avais déjà parlé, car ils se développaient parallèlement aux évènements que je racontais et les avaient sérieusement influencés. Prenant l'histoire d'une administration au début de l'insurrection et la conduisant jusqu'à la fin de celle-ci, j'ai dû, pour rester clair et aussi complet que possible, revenir sur des incidents qui avaient précédemment trouvé place dans mon récit. C'est là un grave défaut de composition, je le reconnais ; j'ai été entraîné à des répétitions, à des redites plus apparentes peut-être que réelles, mais qui cependant doivent fatiguer le lecteur ; mon excuse est dans un besoin d'exactitude poussé parfois jusqu'à la minutie ; à ce besoin j'ai tout sacrifié, même l'ordonnance de l'ouvrage entier.

Il est un fait que j'ai volontairement négligé ; c'est le fait du 18 mars, que j'ai eu à indiquer, mais que je n'ai pas cru devoir raconter avec les développements, qu'il pourrait comporter. On m'a reproché d'avoir gardé le silence à cet égard ; j'ai donc à m'expliquer. Des témoins se sont offerts, les documents abondent, et je crois que toute lumière peut être faite ; mais si le 18 mars est un point de départ, ce qui n'est pas douteux, le point de départ de la Commune, il est avant tout une conséquence ; il est la réalisation des projets formés, la mise en œuvre des doctrines professées dans les sociétés secrètes depuis plus de quarante ans ; projets et doctrines connus, que les hommes du gouvernement de la Défense nationale ont eu la nonchalance de ne pas combattre, et qui se sont cristallisés dans la fédération de la garde nationale. Au 18 mars, on a saisi une occasion propice que le gouvernement offrit maladroitement lui-même, et que sans cela on était résolu à faire naître bientôt sous n'importe quel prétexte. L'histoire du 18 mars devrait donc être un ouvrage spécial, racontant les origines, remontant aux causes lointaines, dévoilant le mystère des sociétés révolutionnaires sous le règne de Louis-Philippe, sous la seconde république, sous le second Empire, et démontrant que la capitulation de Paris n'a été qu'un prétexte dont on s'est servi pour faire réussir les tentatives qui avaient échoué plus d'une fois, depuis l'attentat de Fieschi (juillet 1835) jusqu'au 22 janvier 1871. Les projets et les doctrines étaient étroitement liés dans la cervelle des saccageurs de société ; le 18 mars vit l'accomplissement des projets ; la Commune fut l'application des doctrines ; je me suis borné à expliquer, par le récit des faits, comment celles-ci avaient été mises en pratique.

Ces faits ne sont point appréciés aujourd'hui de la même façon par tout le monde ; on dirait qu'en vieillissant ils ont changé d'aspect, et que les flammes du pétrole sont devenues des flammes de Bengale. Les hommes que n'entraîne aucune passion politique, qui pour satisfaire leur ambition n'ont besoin de s'appuyer ni sur.les foules aveugles, ni sur les foules criminelles, n'ont point eu à modifier leur opinion ; pour eux, comme pour tout individu épris de justice et aimant la liberté, la Commune reste un forfait exécrable. On peut en amnistier les auteurs et les rendre à leurs droits politiques, l'acte en lui-même demeure justiciable de l'histoire et de la morale, qui ne l'amnistieront jamais. La Commune nous apparaît aujourd'hui telle que nous l'avons contemplée à la lueur des incendies allumés par elle ; un accès d'envie furieuse et d'épilepsie sociale. Ceux qui menèrent le branle de cette destruction n'eurent même pas la franchise de leurs instincts ; ils furent hypocrites. Sous prétexte de défendre la république que nul n'attaquait, ils assassinèrent, le 18 mars, le vieux républicain Clément Thomas ; sous prétexte de donner une leçon de patriotisme à nos généraux et à l'Assemblée nationale, ils tentèrent, le 29 mai, de livrer le fort de Vincennes aux Allemands victorieux ; toute la Commune est contenue entre ces deux dates et entre ces deux faits ; l'intervalle n'est rempli que de crimes. Il n'est point de pouvoir qu'on ne puisse accuser, a dit Charles Nodier ; il n'est point de révolte qu'on ne puisse défendre ; s'il avait été le témoin de la Commune, il n'aurait point ainsi parlé, car dans celte révolte il n'y eut rien qui ne fût condamnable. La présence de l'ennemi sur notre sol bouleversé par les défaites la rendait sacrilège ; la façon dont elle fut conduite la rend grotesque ; les crimes au milieu desquels elle s'effondra, l'ont rendue odieuse. Les gens qui la dirigeaient ont été d'une si intense nullité que, malgré le sang et le pétrole versés, il est impossible de les prendre au sérieux. Lorsque l'on étudie leur histoire, il faut se rappeler leurs forfaits, pour ne pas éclater de rire.

Cette opinion, dont la sévérité n'a rien d'excessif lorsque l'on se souvient des actes qui l'ont fait naître, n'est plus de mise aujourd'hui. La Commune a trouvé des protecteurs et des apologistes. Les torts sont du côté de la légalité, du côté de Versailles, comme l'on dit ; le droit est devenu criminel, la révolte est devenue sacrée. L'assassinat des généraux sur les buttes Montmartre, le massacre des otages, l'incendie de Paris, ne sont plus que des peccadilles, à moins que ce ne soient des œuvres monarchistes et cléricales. Que pouvaient donc faire ces pauvres révolutionnaires de la fédération, du Comité central, de la Commune, sinon se défendre contre la France, la France tout entière, qui ne voulait pas leur permettre de faire sauter l'édifice social ? C'est la vieille histoire du loup qui accuse le berger ; étrange façon de travestir la réalité ; c'est l'incendiaire qui crie ; au feu ! c'est l'assassin qui crie ; au meurtre ! Cela n'est pas grave et cela passera ; rien ne prévaut contre la vérité ; les passions et les scélérats peuvent l'obscurcir ; mais ce n'est que pour peu de temps ; elle reparaît bientôt dans son énergique nudité, et il lui suffit d'un regard pour dissiper les mensonges.

On a beau inventer des légendes, les propager, les mettre en prose et en vers ; on a beau parler de la grande bataille du Père-Lachaise, des 40.000 exécutions sommaires, de l'héroïsme des communards, de la férocité de nos soldats ; tout cela tombe, tout cela tombera devant l'étude des faits ; les auteurs de ces erreurs volontaires en seront pour leurs frais d'imagination et d'elles-mêmes ces fables rentreront dans l'oubli. Elles ont cependant actuellement une influence qui doit être signalée ; elles ont fait croire aux révoltés de 1871 qu'ils avaient été les chevaliers et les apôtres d'une cause méconnue. En vérité, ils ont été les chevaliers de la débauche et les apôtres de l'absinthe ; mais ils ne le croient guère et ils s'enorgueillissent. Sont-ils des coupables repentis, comme on devrait se le figurer ? Non pas, ce sont de glorieux vaincus. Ils racontent la Commune comme un soldat raconte ses campagnes ; ils ne portent plus les galons qui leur étaient chers, mais ils ont conservé les titres dont ils s'étaient affublés pendant ces jours de désolation, et dans les juges qui les ont condamnés ils ne voient que des soudards ivres d'eau-de-vie et de sang. Il faut sourire, cela ne vaut pas plus.

Quelques-uns, pour mieux prouver qu'ils n'ont point été des assassins, menacent d'assassiner les historiens ; d'autres ont poussé la bouffonnerie jusqu'à demander une réparation par les armes à ceux qui ont raconté leurs forfaits, feignant ainsi d'oublier, — oubliant peut-être, — qu'entre les honnêtes gens et eux il y a un fleuve de sang et de pétrole que l'on ne peut franchir. L'amnistie enlève les conséquences juridiques et politiques du crime, mais n'en efface pas les conséquences morales. En 1763, Malesherbes entérinant des lettres de grâce disait à des coupables : Retirez-vous ; la peine vous est remise, mais le crime vous reste !

Ils ont parfois des fanfaronnades singulières. Dans le buffet d'une gare étrangère, j'ai entendu un homme se vanter d'avoir été un des assassins de l'archevêque ; il entrait avec complaisance dans les détails, et, malgré son état de demi-ivresse, parlait avec un tel accent de sincérité qu'une femme qui l'écoutait s'éloigna en pleurant. Or je sais que cet homme a réussi à quitter Paris le 22 mai, et qu'il était à Nancy le 24, dans la soirée, au moment où Genton, Sicard, Mégy, Vérig et les autres assassinaient les otages dans le chemin de ronde de la Grande-Roquette ; j'ajouterai que cet homme, quoique lieutenant-colonel au service de la révolte, avait été, pendant la Commune, en relations suivies et rémunérées avec un des agents d'Ernest Picard, alors ministre de l'intérieur. Ce fait s'est reproduit souvent ; dans le huis clos des cabarets et des tavernes, entre quelques bouteilles, plus d'un contumax s'est attribué des crimes qu'il n'a pas commis. Ce n'est que de la gloriole ; les vieux juges savent qu'il y en a parmi les scélérats plus que partout ailleurs.

Cette recrudescence dans l'hyperbole est due, en grande partie, aux défenseurs de la révolte, — défenseurs quand même, — qui font semblant de croire que les flammes des incendies sont les lueurs d'une aurore. La plupart sans doute combattraient la Commune, si elle tentait de continuer pratiquement l'œuvre interrompue par l'intervention de l'armée française ; mais ils croient qu'il est de leur intérêt politique de glorifier les actes les plus coupables qui furent jamais, et ils s'y évertuent. A ces protecteurs de l'illégalité, à ces souteneurs de la revendication par la violence, les études que je viens de terminer n'ont pas eu le don de plaire. Antisthène s'entendant louer, un jour, par de méchantes gens, dit : J'ai peur d'avoir commis quelque mauvaise action ; je n'ai point eu à me défendre contre une pareille crainte et j'ai reconnu, tout de suite, que ce n'était point une mauvaise action de parler de la Commune comme il convient d'en parler. Il n'est injure, médisance et calomnie que l'on n'ait inventées à mon adresse[1]. Cela m'a paru bien peu important, et je n'en ai tenu compte. J'ai trop voyagé dans les pays d'Orient pour n'en point connaître les proverbes ; je me suis rappelé la parole turque : Si tu t'arrêtes à jeter des pierres aux chiens qui aboient contre toi, tu n'arriveras jamais au but de ton voyage. J'ai laissé aboyer, et j'ai continué ma route. Et puis, lorsque l'on se souvient du traitement qui a été infligé à des archevêques et à des présidents de chambre de la Cour de Cassation, lorsque l'on voit comment nos généraux sont vilipendés, ce serait se montrer bien susceptible que d'être, non pas blessé, mais atteint par quelques extraits du catéchisme poissard ; on éprouve même une certaine satisfaction à ne pas se sentir indigne de la colère de ceux qui se font les champions des massacreurs et des incendiaires. La seule réponse à faire était de ne point répondre et de poursuivre le travail entrepris.

Parmi les reproches qui m'ont été adressés, il en est un que l'on a répété à satiété. On m'a dit que je piétinais sur des cadavres ; seulement on a négligé de m'apprendre sur lesquels ; de sorte que je reste dans le doute et que je ne sais pas encore, à l'heure qu'il est, si j'ai piétiné sur Chaudey ou sur Rigault, sur Genton ou sur Mgr Darboy, sur Vérig ou sur le président Bonjean, sur Sérizier ou sur le P. Cotrault, sur Boin dit Bobèche ou sur le P. Captier, sur Georges Veysset ou sur Théophile Ferré, sur Bénot ou sur Olivaint, sur Caubert ou sur Dalivoust, sur Jecker ou sur François, sur Préau de Vedel ou sur Pacotte, sur Lagrange ou sur Clément Thomas, sur Herpin-Lacroix ou sur le général Lecomte. En attendant que l'on veuille bien m'éclairer à ce sujet, et me dire si j'ai piétiné sur les victimes ou sur les bourreaux, je crois pouvoir affirmer que je n'ai piétiné ni sur Mégy, ni sur Félix Pyat, ni sur Gabriel Ranvier, ni sur Eudes, ni sur tant d'autres qui traitaient de capitulards nos soldats écrasés par des forces supérieures, qui reprochaient à nos officiers de n'avoir pas su se faire tuer, qui poussaient au crime le troupeau de la fédération, qui resteront à jamais rouges du sang qu'ils ont fait verser, mais qui n'ont eu le courage que de se sauver et d'aller attendre hors de nos frontières le moment de venir achever leur besogne. Non, sur le cadavre de ceux-là je n'ai point piétiné.

Par une étrange aberration, on m'a aussi reproché d'attaquer la forme actuelle du gouvernement et, en parlant de la Commune, de porter préjudice à la république. Cela m'eût rempli de surprise, si je n'avais su, dès longtemps, que l'esprit de parti modifie la valeur des mots selon les besoins de la polémique quotidienne. Ceux qui ont soutenu cette thèse insensée n'ont pas compris que la Commune fut précisément l'inverse de la république et que la violation du pouvoir par une bande d'incapables furieux, l'absence de toute garantie pour la liberté et la vie des citoyens, le service insurrectionnel obligatoire, la suppression du culte dans les églises, le despotisme le plus abject imposé à la population, étaient le contraire d'un ordre de choses qui pose en principe l'équitable répartition des droits et des devoirs. Les républicains qui s'ingénient a être les avocats de la Commune ressemblent aux cuisiniers qui préparent leurs ragoûts dans des casseroles mal étamées ; ils empoisonnent les autres, et s'empoisonnent eux-mêmes.

Plus tard, lorsque l'on verra dans son ensemble toute cette Commune dont je n'ai pu que découvrir quelques coins, on reconnaîtra que la politique n'y fut pour rien. Ceux qui l'inventèrent, l'imposèrent à Paris et ne reculèrent devant aucun forfait pour la prolonger, se disaient républicains ; ce n'étaient que des ambitieux amoureux d'eux-mêmes et ivres de pouvoir. Si un despote leur eût offert la puissance, la fortune et des titres, eussent-ils refusé ? J'en doute. En voyant la persécution qu'ils se hâtent d'exercer, dès qu'ils sont les maîtres, contre ceux qui ne s'inclinent pas devant leur usurpation, en comptant les crimes qu'ils ont commis avant de disparaître, je me suis rappelé cette lettre fameuse : Je viens de faire tomber deux cents têtes à Lyon ; je me promets d'en faire tomber autant tous les jours ? les larmes de la joie et de la vertu inondent mes paupières sous l'effort d'une sainte sensibilité. Le sans-culotte qui écrivait ceci devait plus tard être duc d'Otrante, exécuter les œuvres secrètes de l'Empire et protéger la seconde restauration, dont il fut le ministre. Les vices et l'ambition de Fouché étaient à l'Hôtel de Ville pendant la Commune ; mais j'y cherche son intelligence, et je ne la trouve pas.

On ne leur a pas laissé le loisir de prouver que pour le plus grand nombre la raideur des opinions n'était que la brutalité des convoitises ; ils restent des hommes violents, obtus, dont la logomachie ne trompera personne. Ce n'étaient que des malfaiteurs, qui ont invoqué des prétextes parce qu'ils n'avaient point de bonne raison à donner ; les assassins ont dit qu'ils frappaient les ennemis du peuple, et ils ont tué les plus honnêtes gens du pays ; les voleurs ont dit qu'ils reprenaient le bien de la nation, et ils ont pillé les caisses publiques, démeublé les hôtels particuliers, dévalisé les caisses municipales ; les incendiaires ont dit qu'ils élevaient des obstacles contre l'armée monarchique, et ils ont mis le feu partout ; seuls les ivrognes ont été de bonne foi ; ils ont dit qu'ils avaient soif, et ils ont défoncé les tonneaux. Les uns et les autres ont obéi aux impulsions de leur perversité ; mais la question politique était le dernier de leurs soucis. Cette vérité ressortira avec évidence de l'étude des documents, lorsque ceux-ci seront livrés à l'histoire.

On s'étonnera aussi de reconnaître que, pendant un règne de deux mois, ces hommes, qu'ils appartiennent au Comité central ou à la Commune, ne peuvent faire que le mal, et qu'il n'est pas une seule de leurs actions qui ne soit mauvaise. Cela est naturel ; lorsque la cause est criminelle, les effets sont funestes. C'est à la Commune que l'on peut, plus qu'à toute autre tyrannie, appliquer la belle pensée d'Ernest Renan : Il est un comble de méchanceté dans le gouvernement qui ne permet pas au bien de vivre, même sous sa forme la plus résignée. Ce fut le cas de la Commune ; non seulement elle fit le mal, mais elle ne put tolérer le bien, car celui-ci était contraire à son essence. En vain quelques-uns de ces législateurs improvisés luttèrent pour empêcher la révolte de glisser sur la pente où elle devait être entraînée ; ils ne furent point écoutés, et on se disposait à les traiter en ennemis publics, lorsque nos têtes de colonnes franchirent les fortifications de Paris.

Ai-je été trop sévère en parlant de cette époque ? Je ne le crois pas ; toute violence me fait horreur, qu'elle vienne de César ou qu'elle vienne de Brutus, et la Commune n'a été qu'une explosion de violence, explosion d'autant plus douloureuse à supporter, d'autant plus impie, qu'elle se produisait à un moment où le plus simple patriotisme commandait le recueillement, le retour sur soi-même, l'effort individuel au profit de la communauté, la soumission aux lois et le respect de sa propre dignité en présence de l'ennemi. Si l'indignation que j'ai ressentie alors s'est apaisée, elle a été ravivée par l'attitude provocante que les contumax ont affectée, par les projets de revanche qu'ils ont formulés, par les accusations iniques qu'ils ont portées contre la France, qui avait été réduite à les combattre et à les vaincre pour ne pas périr. Ils frelatent si résolument leur histoire, qu'il m'a paru convenable de dire ce que j'en savais, afin de lui rendre les médiocres et criminelles proportions dans lesquelles elle se meut.

Ceux qui m'accuseraient de manquer d'indulgence pour les hommes de la Commune n'ont qu'à voir ce qu'ils font aujourd'hui, ce qu'ils demandent, ce qu'ils exigent, ce qu'ils prêchent et Comment ils pratiquent cet apaisement que l'on avait promis en leur nom. Ils se montrent tels qu'ils ont été, tels qu'ils seront, injurieux, insatiables, violents, orgueilleux de leurs crimes. Entre leurs mains, la liberté ne peut être qu'un instrument d'oppression et leur république ressemble à une échelle double ; d'un côté, les sectaires montent en brandissant le pistolet d'honneur offert en récompense au forfait d'un des leurs ; de l'autre, la religion, la gloire militaire, l'impeccable magistrature, descendent en emportant les restes des martyrs massacrés au milieu de la ville incendiée. Si les mauvais jours évoqués par des vœux impies venaient à renaître, ils ne pourraient durer ; ils s'abrégeraient par leur insanité même, et tout peuple qui s'abaisserait à les supporter longtemps entrerait, pour n'en plus sortir, dans la période de la décadence définitive.

Du 18 mars au 28 mai, je suis resté à Paris, attentif aux faits dont j'étais le témoin, me mêlant aux hommes, regardant les choses et prenant des notes ; un goût inné pour la recherche des documents originaux m'a poussé à réunir de nombreuses pièces authentiques ; des collections très importantes d'autographes m'ont été ouvertes, des correspondances écrites alors au jour le jour m'ont été confiées, des journaux intimes rédigés par des hommes considérables ont été mis à ma disposition, de grandes administrations m'ont ouvert leurs archives[2]. Appuyé sur de tels éléments, j'ai pu écrire quelques fragments d'une histoire de la Commune et leur donner — je le crois du moins — un degré d'exactitude qui mérite d'inspirer confiance aux lecteurs. Je n'ai pas besoin de dire que si, dans ces récits et dans les détails multiples qu'ils comportent, il s'est glissé des erreurs, ces erreurs sont involontaires ; nul esprit de parti ne m'a guidé, car je n'appartiens à aucune faction politique ; l'étiquette gouvernementale m'est indifférente, pourvu que le gouvernement assure à chacun la sécurité à laquelle donne droit le payement de l'impôt ; je n'ai recherché que la vérité, j'ai tout mis en œuvre pour la découvrir et la faire connaître.

Cette vérité cependant je suis loin de l'avoir dite tout entière ; souvent je l'ai cachée par respect pour le lecteur, par respect pour moi-même ; il y a des actes de débauche, de bestialité qu'il faut taire. En outre, je me suis attaché, autant que possible, à ne parler que des incidents qui s'étaient déroulés devant la justice du pays et qui, par conséquent, avaient été éclairés de façon à être en pleine lumière. Plus d'une fois, pour ne pas appeler l'attention sur des hommes qui avaient échappé à l'action des lois, je n'ai pas hésité à ne pas dire ce que je savais ; je citerai, entre autres, deux exemples ; j'aurais pu désigner avec certitude tous les assassins de Jecker ; je n'en ai nommé que trois ; les autres n'ayant point été poursuivis pour ce fait, j'ai dû ne point prononcer leur nom. Dans le récit du massacre des dominicains d'Arcueil j'ai fait ressortir le rôle joué par Serizier et par Boin ; j'ai gardé le silence sur le principal coupable, parce que la justice ne lui a pas demandé compte de son crime. Cette réserve, je l'ai toujours observée ; elle n'a point satisfait les communards. Pour leur plaire, il faudrait démontrer que Mgr Darboy a assassiné Vérig et que Chaudey a fusillé Rigault. Cette histoire à l'envers n'est point mon fait et je laisse volontiers le soin de l'écrire à ceux que leurs passions ont aveuglés.

Plaise à Dieu que le récit de cette lugubre aventure en épargne le retour à la ville incomparable et terrible dont j'ai essayé de raconter la vie normale et les convulsions ! plaise à Dieu, comme dit le chœur dans les Euménides d'Eschyle, que jamais, au sein de notre cité, la discorde, insatiable de crimes, ne fasse entendre ses clameurs, que jamais la poussière ne soit abreuvée, ne soit rougie du sang des citoyens, que l'intérêt de l'État domine dans tous les cœurs, que l'un pour l'autre les hommes soient pleins d'amour ! Puissent ceux qui viendront après nous vivre loin des malheurs qui nous ont accablés ! Puisse le vaisseau symbolique de Paris, échappé déjà à tant d'orages, ne pas faire mentir sa vieille devise ; Fluctuat nec mergitur ! Qu'il vogue avec bon vent de fortune, et que jamais il n'ait à lutter contre les tempêtes déchaînées par l'alcoolisme, l'ignorance et l'envie.

 

M. D.

Janvier 1881.

 

 

 



[1] Quelques-unes de ces injures sont assez plaisantes et dénotent un peu plus que de l'ignorance. On m'a appelé valet de bourreau et M. de Satory, essayant ainsi de faire croire que c'était à la suite de révélations faites par moi que certains coupables avaient été exécutés. Or le premier chapitre de ce livre a paru en mai 1877, et le dernier arrêt comportant sentence et exécution capitales, pour faits relatifs à la Commune, est du 18 novembre 1872 (Herpin-Lacroix). Tous les reproches qui m'ont été adressés sont do cette sincérité. Je n'ai pas besoin de dire que jamais je n'ai répondu à une seule des attaques dont j'ai été l'objet.

[2] Plusieurs amnistiés ont bien voulu me céder des pièces originales, rédiger des rapports ou me fournir des renseignements qui m'ont été utiles ; c'est un devoir pour moi de les remercier publiquement. Tous les documents qui m'ont servi à faire ce livre, et qui forment une masse considérable, sont classés, annotés, mis en sûreté. Ils seront déposés là où il convient, et publiés s'il y a lieu.