L'égoïsme et l'aveuglement des partis. Sous la royauté de Juillet la conduite des légitimistes n'a pas été celle qu'on devait attendre d'un parti conservateur. La politique du désespoir. La duchesse de Berry en Italie et en Vendée. Le comité royaliste de Paris essaye vainement de la détourner de son projet. Combats d'Aigrefeuille et de la Pénissière. — Le compte rendu. — Mort du général Lamarque. Insurrection des 5 et 6 juin 1832. La démarche des députés de l'opposition. L'état de siège de la ville de Paris. L'arrêt de la cour de cassation. Arrestation de MM. de Chateaubriand, Berryer, de Neuville et de Fitz-James. — Nécessité de reconstituer le ministère. Le roi appelle M. Dupin. La question de la présidence du conseil. De quelle manière doit-on concevoir les rapports du roi avec ses ministres, de ceux-ci avec les Chambres ? — Formation du ministère du 11 Octobre. Le duc de Broglie, le Zénon de la Doctrine ; son discours du 25 septembre 1835.C'est un grave et douloureux sujet de méditation de voir avec quel égoïsme implacable les partis poursuivent en France le triomphe de leurs idées, combien peu le cri de la patrie trouve d'écho parmi eux, comment ils sacrifient le repos, la prospérité de leur pays à la passion aveugle qui les dévore, à quelles extrémités, dans quels abîmes de fautes ils se laissent entraîner pour faire prévaloir une cause considérée comme légitime, leurs droits prétendus ou réels. C'est avec une profonde, tristesse qu'on les suit dans leur course impétueuse, déçus par le mirage trompeur de leurs espérances, ne tenant aucun compte, ni des périls de leurs entreprises, ni de leurs chances de succès, indifférents au risque de précipiter la France dans le chaos et les ténèbres des révolutions, déployant dans leurs tentatives insensées des prodiges de persévérance et de bravoure, pratiquant cette politique du désespoir qui s'est toujours retournée contre eux. On a dit que les partis passent leur vie à creuser leur propre tombeau, et l'on peut ajouter que la politique est avant tout l'art de profiter des fautes de ses adversaires, De 1830 à 1848, les légitimistes et l'opposition semblent n'avoir d'autre but que de préparer le triomphe de la République celle-ci paraît l'emporter, accumule fautes sur fautes et donne naissance au second Empire. On voudrait admirer ces efforts désespérés, ces luttes dont nous allons parler ; mais on doit se mettre en garde contre des velléités toutes sentimentales, n'entendre que la voix de la raison et du devoir ; on doit s'attacher avant tout à l'idée de la patrie, flétrir avec énergie la conspiration contre un gouvernement qui assure l'ordre, la liberté, la sécurité intérieure et extérieure de la société, protester fortement contre ceux qui fomentent l'insurrection et la guerre civile. Les partis ennemis n'avaient pas cessé de s'agiter du vivant de Casimir Périer ; vaincus, mais non découragés, ils ne rendaient pas les armes. Dans l'invasion du choléra, dans la mort du grand ministre, ils ne virent qu'une occasion de tenter un effort décisif pendant le mois de mai 1832, l'opposition parlementaire prépara son compte rendu, les démagogues s'armèrent pour une grande émeute parisienne, les légitimistes soulevèrent la guerre civile en Vendée. Sous Louis-Philippe, la conduite des légitimistes ne fut pas celle qu'on devait attendre d'un parti conservateur. Que leur mécontentement fût légitime et leur déplaisir amer, qu'ils se tinssent à l'écart en attendant les arrêts du temps, rien de plus naturel. On n'aurait pu les blâmer d'adopter une attitude expectante, ni s'étonner de les voir faire à la nouvelle royauté une guerre d'épigrammes et de salons, arborer dans les Chambres le drapeau de l'opposition constitutionnelle. C'était déjà un grand malheur pour la France d'être privée du concours d'hommes que leur influence sociale, leur considération, leur richesse, leur expérience politique désignaient comme les alliés naturels, les défenseurs-nés du pouvoir, de la société, et leur abstention. se faisait lourdement sentir. Comme les vestales romaines gardaient le feu sacré, comme les brahmes maintiennent les dogmes fondamentaux de la religion hindoue, ainsi les légitimistes devaient se regarder comme préposés au salut des dogmes conservateurs. Loin de là, leur conduite fut, de 1830 à 1848, dans la presse, à la tribune, au-dessous de ce qu'ils devaient à leur principe, à leur but. Dans la Gazette de France, l'abbé de Genoude et M. de Lourdoueix préconisaient le suffrage universel, et revendiquaient, comme une conséquence logique de Juillet, le droit illimité de discussion et d'association, dût l'exercice de ce droit aboutir au renversement du système établi. A la Chambre des députés, leurs votes furent toujours acquis aux candidats du radicalisme. En un mot, ils se conduisirent comme s'ils eussent été des révolutionnaires en haine de la nouvelle dynastie, ils sacrifièrent ce qui subsistait encore de la royauté, ébranlant eux-mêmes les colonnes de l'édifice dont la chute devait les atteindre, eux les premiers. Ils prétendirent acculer le gouvernement dans une impasse, l'enfermer dans un nouveau cercle de Popilius, et poussèrent aux abîmes, croyant naïvement que de l'excès du mal naîtrait le bien, comme si l'histoire ne venait pas réfuter par de nombreux exemples cette déplorable théorie. A côté de ces regrettables déviations, combien nous aimons à citer les belles et patriotiques paroles de Royer-Collard, cet illustre légitimiste qui mettait son pays au-dessus de tout : Un gouvernement nouveau, disait-il, s'est élevé, adopté par la France, reconnu par l'Europe il a pour lui le plus puissant des titres, la nécessité. Parla sont marqués les devoirs de tous. Nous sommes appelés à consolider, à revêtir de la force nationale ce gouvernement faible encore, notre dernière digue contre l'anarchie et le despotisme. Tout le reste est en quelque sorte secondaire. Les dynasties passent, les gouvernements changent de principes et de formes, les opinions contraires prévalent et succombent tour à tour. Au-dessus de ces vicissitudes, règne la question permanente, la question souveraine de l'ordre ou du désordre, du bien ou du mal, de la liberté ou de la servitude. Le parti légitimiste était en proie à de graves dissentiments et se partageait en deux fractions distinctes les grands conseillers royalistes, les plus clairvoyants, MM. Hyde de Neuville, Berryer, Chateaubriand, le duc de Fitz-James, repoussaient l'idée d'une insurrection, qui dans ce temps de lassitude et d'atonie morale, leur semblait un anachronisme ; ceux-là ne voulaient marcher à l'assaut de la monarchie de Juillet que par les voies légales et parlementaires. D'autres, plus ardents et plus nombreux, s'enivraient de leur confiance, s'exaltant réciproquement, s'abusant sur leurs propres forces et sur la faiblesse du gouvernement ; ils aspiraient à la guerre et voulaient soulever les provinces. L'échec du complot de la rue des Prouvaires n'avait pas dessillé leurs yeux ; ils prenaient l'entêtement pour la persévérance, et la bravoure leur tenait lieu de discernement. On escomptait les sympathies secrètes ou avouées des cours du Nord, l'appui du roi d'Espagne, le zèle des populations vendéennes, les émeutes révolutionnaires elles-mêmes dont on se flattait d'accaparer le profit. De toutes parts, des royalistes exaltés se rendaient en Ecosse, à Holyrood, résidence de Charles X et de sa famille, et ces pèlerins de l'exil lui représentaient la nécessité d'agir et d'en finir avec Louis-Philippe. Il n'en fallait pas tant pour enflammer l'imagination de madame la duchesse de Berry, mère du comte de Chambord, qui brûlait du désir de rendre à son fils une patrie et un trône le vieux roi lui-même n'avait pas su bien se défendre de cet entraînement. Il autorisa la princesse à aller en Italie pour se concerter avec ses principaux partisans toutefois, en lui accordant le titre de régente, il avait chargé le duc de Blacas de l'accompagner, et investi celui-ci du pouvoir de s'opposer à toute entreprise trop téméraire. Partie de Londres le 17 juin 1831, la duchesse de Berry se rendit d'abord à Turin elle dut bientôt quitter cette ville, sur la demande formelle du gouvernement français qui ne pouvait tolérer qu'on conspirât ouvertement contre lui à sa porte. A Naples elle rencontra la bienveillance démonstrative, mais avare et stérile du roi son frère qui craignait le mécontentement de la cour des Tuileries et- supportait impatiemment sa présence ; elle-même se sentit trop éloignée de la France, et vint bientôt établir son centre d'action à Massa, dans les États du duc de Modène. Elle réussit à se débarrasser du duc de Blacas dont la tutelle importune et les sages remontrances paralysaient son imprudente témérité, et le renvoya à Charles X, qui, revenu de ses illusions et mieux inspiré, multipliait ses avis, ses plaintes, ne cessait de revendiquer son autorité méconnue. Elle réunit en conférence ses partisans les plus décidés, leur fit déclarer que Charles X n'avait plus eu, après son abdication, le droit de disposer de la régence, et d'en déterminer les attributions forte de leurs suffrages, elle se proclama elle-même régente du royaume. Néanmoins elle demanda au vieux roi son approbation, mais seulement pour la forme, lui exposant les inconvénients de l'absence d'unité dans la direction du parti, et affirmant son inébranlable volonté de marcher avec ses amis à la conquête du trône de son fils. Dès lors elle poursuivit son entreprise avec une infatigable activité, avec une vigueur surprenante, s'occupant des plus minces détails, envoyant des émissaires aux puissances, à ses partisans français, conférant avec des conspirateurs bonapartistes, semant l'or et l'argent à pleines mains. Déçue du côté de l'Espagne qui lui refusait une coopération active, elle se retourna vers la France et résolut de tout faire avec ses seules forces. Cependant en Vendée comme dans le Midi, des divergences se manifestaient au sujet de la levée de boucliers projetée les uns se prononçaient pour une prise d'armes immédiate, les autres pour un ajournement indéfini ; de là dès tiraillements, des incertitudes qui rendaient le soulèvement plus difficile. La Vendée de 1830 ne ressemblait plus à celle de 1793. Sous la Terreur, il n'avait fallu rien moins que le meurtre de Louis XVI, la levée de 300.000 hommes qui portait atteinte aux immunités traditionnelles de ce pays, la persécution religieuse, pour susciter les guerres vendéennes et bretonnes. Depuis, ces contrées avaient subi l'influence de la civilisation moderne ; le commerce, l'industrie y avaient pénétré des routes avaient été pratiquées la bourgeoisie libérale dominait dans les villes. La noblesse et le clergé conservaient encore un rôle prépondérant dans les campagnes, mais les paysans qui ne s'étaient pas soulevés en 1830, ne se souciaient guère de reprendre le fusil de la guerre civile afin de restaurer le trône de Henri V. Sans doute, plus d'une bande armée parcourait ces provinces un certain nombre de réfractaires se rendaient coupables d'agressions criminelles, commettant des vols, des déprédations, rançonnant les fonctionnaires, tuant parfois des gendarmes ; sans doute, les partisans du nouveau régime eurent le tort d'exercer de cruelles représailles, de confondre dans une égale réprobation les insurgés et le parti carliste tout entier, comme on l'appelait alors. Sans doute les gardes nationaux auraient dû se garder de faire du zèle, de recourir à un système de vexations irritantes, de perquisitions, de visites domiciliaires, de croire au retour de la terrible [guerre des blancs contre les bleus. L'immense majorité, des populations rurales se résignait au régime pacifique et modéré de la royauté de Juillet, et ces désordres partiels ne présentaient aucun danger sérieux ils n'existaient, pour ainsi dire, qu'à la surface, formant une sorte de trompe l'œil. Il n'y avait là qu'une guerre de police, faite avec plus ou moins d'intelligence,. et non les préludes d'une guerre de parti. Casimir Périer avait d'ailleurs placé, sous les ordres du général Bonnel, une armée de 50.000 hommes qui pouvait aisément réprimer les excès des bandes de ces prétendus chouans. Ces considérations décisives auraient dû détourner la duchesse de Berry de son dangereux projet mais elle persistait à tenter la fortune, et les premiers mois de l'année 1832 furent employés à régler les derniers détails de l'exécution. Le 28 avril, elle arriva à Marseille, et cachée à trois lieues de la ville, attendit les résultats du soulèvement qu'on lui avait annoncé ; ce ne fut qu'une échauffourée. Un semblant d'insurrection éclata le 29avril à huit heures, il n'en restait plus trace à midi ; vers quatre heures la princesse reçut dans sa retraite. un billet du duc des Cars, ainsi conçu le mouvement a manqué, il faut sortir de France. Tout semblait terminé dès le début attristée, mais non abattue par cet avortement lamentable, la duchesse de Berry repoussa comme pusillanime le conseil de quitter la France. Être venue si légèrement, s'en retourner sans avoir rien fait, c'était pis que la défaite, c'était une nouvelle et plus fatale abdication. Elle craignit de tomber dans le ridicule, elle se rappela peut-être qu'autrefois les côtes de Bretagne avaient vu la retraite du comte d'Artois, et, dominée par ce souvenir, elle résolut d'aller jusqu'au bout, de gagner la Vendée. Déguisée tantôt en paysan, tantôt en servante, elle traversa tout le Midi, montrant pendant cette moderne et bizarre odyssée, un courage à toute épreuve, un sang-froid merveilleux. En Vendée, où elle arriva le 21 mai, de nouvelles déceptions l'attendaient elle e eut une entrevue avec les chefs militaires qu'elle avait mandés auprès d'elle plusieurs refusèrent de concourir à l'insurrection, de se jeter avec leurs paysans dans une entreprise désespérée, alléguant des engagements antérieurs d'après lesquels la Vendée ne prendrait les armes qu'en cas de soulèvement dans le Midi, d'invasion étrangère ou de république proclamée. De son côté, le comité royaliste de Paris dépêchait M. Berryer pour divertir la princesse de son dessein, et lui exposer le véritable état des choses. Rien de plus bizarre, écrit Nouvion, et de plus émouvant, que cette pérégrination par des chemins pierreux, à travers le labyrinthe des haies vives et des murs secs qui coupent en tout sens la campagne du Bocage. Ces guides silencieux et discrets, précédant le voyageur sans détourner sur lui leurs regards, se relayant après avoir échangé quelques monosyllabes ; ces fermes isolées, où l'étranger est conduit, sans y recevoir un salut à l'arrivée ou au départ, sans qu'une question lui demande compte de sa présence au foyer de la famille ces cris solitaires et stridents comme celui de l'orfraie, qui sillonnent l'espace et indiquent où le chemin est libre ; ces paysans pleins à la fois de finesse et de bonhomie, inépuisables en stratagèmes pour déjouer la surveillance, sans pitié pour leur ennemi et fidèles jusqu'à la mort à celui qu'ils ont promis de protéger ; ces patrouilles dans les ravins, ces sentinelles à l'aspect indifférent, mais l'œil aux aguets et l'oreille aux écoutes, assises aux angles des chemins, à trois pas de leurs fusils, cachés sous les hautes herbes ; tout cela, pour un habitant de l'Ile-de-France, c'étaient les mœurs d'un autre âge et d'une autre civilisation. Conduit par ces étranges guides au travers de cet étrange pays, Berryer parvint jusqu'à la princesse qui se trouvait à la ferme des Mesliers dans une misérable chambre, avec un grabat pour trône et pour sceptre une paire de pistolets. Cette jeune femme au corps débile, au cœur de feu, vraie fille de Henri IV, se croyant encore aux temps où l'on régnait par droit de conquête et par droit de naissance, puisant dans son dénuement même un fanatisme intrépide, tint tête au grand orateur royaliste, qui avec son éloquence forte el passionnée, la supplia longuement de l'accompagner sur-le-champ, de le suivre en Angleterre. Un instant elle parut céder, et promit de l'écouter ; le lendemain elle s'était ravisée. Revenant sur le contre-ordre donné par le maréchal de Bourmont, elle décida que la prise d'armes aurait lieu dans la nuit du 3 au 4 juin. Cette succession d'ordres, de contre-ordres avait tout désorganisé, porté parmi les insurgés le découragement, la confusion, paralysé le zèle du plus grand nombre. Le Gouvernement avait mis en état de siège les départements de Maine-et-Loire, delà Vendée, de la Loire-Inférieure et des Deux-Sèvres ; Louis-Philippe avait plusieurs fois adressé des avis officieux à sa nièce pour l'engager à quitter la France, et lui démontrer l'inanité de son entreprise. Voyant ses conseils repoussés, il se trouvait dans la nécessité d'agir. L'armée de l'Ouest fut divisée en une foule de petits corps, qui, secondés par la garde nationale, fouillaient la campagne en tout sens. Les Vendéens ne voulurent et ne purent former aucun rassemblement sérieux sans peur, comme sans espoir, dans le but de servir un jour un avenir qu'ils ne devaient pas voir, les 4, 5 et 7 juin, quelques centaines de légitimistes combattirent avec héroïsme à Aigrefeuille, au village du Chêne, au château de la Pénissière et versèrent leur sang pour l'honneur de leur drapeau. Forcée de renoncer momentanément à ses plans chimériques, la duchesse de Berry chercha un asile d'où elle pût observer et attendre les événements. Elle choisit la ville de Nantes pour refuge, et parvint à y entrer 'elle ne devait en sortir que comme prisonnière d'État. L'opposition parlementaire voulut, elle aussi, en appeler au pays des décisions de la majorité et essayer de ressaisir le pouvoir, en cherchant à l'intimider. Les députés réunis chez Laffitte, avaient songé d'abord à une protestation, à une sorte d'adresse à la nation, mais l'impertinence, la gravité d'un tel procédé le firent rejeter, et l'on décida que l'opposition formulerait ses griefs sous la forme plus modeste d'un compte rendu adressé à ses commettants. La difficulté restait grande encore comment concilier, amener sur un même terrain des monarchistes de théorie tels que Laffitte, des républicains avancés tels que Garnier-Pagès et Voyer d'Argenson ? Après de nombreux tâtonnements et des récriminations assez vives, on réussit à s'entendre, et le compte rendu vit le jour. C'était une sorte de cantate politique en prose, résumé vague des idées déjà si vagues que l'opposition avait produites à la tribune, rédigée dans des termes assez élastiques pour que les mécontents de toute nuance pussent s'y associer. Ni la modération de M. Odilon Barrot ne parvint à effacer le caractère dur et agressif de ce document, ni le savoir-faire de M. de Cormenin à y répandre un peu de nouveauté et de verve. L'œuvre fut pompeusement vulgaire, quoique des gens d'esprit y eussent mis la main, et la pièce resta froide, en même temps que l'acte était plein d'amertume et d'hostilité. Ces lieux communs, ces banalités redondantes ne méritaient guère une réfutation non-seulement cette logomachie terne et amphigourique était profondément inutile, mais l'opposition commettait là une véritable hérésie parlementaire. Le compte rendu avait un caractère illégal et inconstitutionnel la session était close, les mécontents avaient eu comme les autres députés la tribune et le bulletin de vote pour faire prévaloir leur système. Au lieu de se résigner, ils introduisaient la révolte dans le Parlement, ils attisaient les colères, surexcitaient les espérances coupables des conspirateurs, et la démagogie parisienne allait traduire leur délibération à coups de fusil l'insurrection des 5 et 6 juin 1832 devint comme l'épilogue du compte rendu. La mort du général Lamarque fut l'étincelle qui provoqua
l'explosion et servit de prétexte à l'émeute. Le parti libéral, tenant à
avoir la contre-partie du convoi de Casimir Périer, pensant qu'une
manifestation imposante suffirait pour contraindre le roi à adopter la
politique d'abandon et à changer son ministère, convia le peuple parisien à
assister en masse aux obsèques de ce député. Les sociétés secrètes se
promirent d'être fidèles au rendez-vous et convoquèrent tous leurs affidés,
afin de livrer un assaut décisif à la royauté et de faire sortir de cette
cérémonie funèbre une révolution. L'effectif du parti démagogique ne
dépassait pas trois mille hommes, mais il suppléait au nombre par l'audace,
par une activité infernale, et comptait sur le hasard, ce dieu
révolutionnaire, sur le concours de plusieurs légions de la garde nationale,
de quelques régiments de ligne. Cette foule bariolée, confuse, ces bannières,
ces drapeaux anarchiques, emblèmes séditieux de tous les clubs, de tous les
insurgés parisiens et cosmopolites, ces groupes menaçants animés d'un sombre
fanatisme, marchant à des funérailles comme à un duel, portant à demi cachés
sous leurs habits des pistolets ou des poignards, ces Démosthènes de la
borne, tribuns drapés en Romains, ces discours inconvenants prononcés sur des
tréteaux par des personnages parlementaires, ces provocations aux sergents de
ville, à la troupe, tout cela formait un étrange et lugubre spectacle et
indiquait les préparatifs d'un terrible combat. Aux naïfs demandant où on les
conduisait, un décoré de Juillet répondit : A
la République, et tenez pour certain que nous souperons ce soir aux Tuileries.
Afin de précipiter la catastrophe, des énergumènes proposèrent de tuer
Lafayette, de le jeter à la Seine et de faire croire que son meurtre était
l'œuvre du pouvoir. Il y avait là, a dit lui-même le vieux général, quelques
jeunes fous qui voulaient me tuer en l'honneur du bonnet rouge.
L'insurrection éclate et rapidement s'étend de tous côtés. M ais le ministère
a pris ses précautions il s'est bien gardé de provoquer, il se contente
d'exercer son droit de légitime défense. Le général Lobau, le même qui a
vaincu l'émeute du mois de mai en dirigeant contre les factieux des pompes à
incendie, est investi du commandement général la garde nationale indignée
s'empresse d'accourir sous les armes et rivalise de zèle avec l'armée.
Louis-Philippe arrive en toute hâte de Versailles à Paris il fait face avec
sa fermeté stoïque, avec son habituel sang-froid, aux douloureuses nécessités
de la lutte. Voulant payer de sa personne, il monte à cheval, accompagné des
ministres de la guerre, de l'intérieur et du commerce, passe en revue les
régiments et les légions sous les armes, et sa présence provoque d'unanimes
acclamations. Louis Blanc, qui tient à se donner des airs d'impartialité,
reconnaît que la longue promenade du roi était un acte de courage et raconte
que sur les quais une jeune femme le coucha en joue du haut d'une fenêtre et
ne s'abstint de tirer que parce que la pesanteur de l'arme la faisait
trembler. Déjà l'insurrection semble toucher à sa fin désavouée par les
députés de la gauche, elle n'a pu attirer le peuple qui demeure indifférent
dès le second jour elle se trouve acculée dans une position resserrée autour
de l'église et du cloître Saint-Méry, concentrée dans quelques ruelles
sinueuses et étroites. C'est là que, protégés par d'énormes barricades,
retranchés dans les maisons comme dans des forteresses d'où ils fusillaient à
leur aise les soldats et les gardes nationaux, quelques centaines d'insurgés
se défendirent plusieurs heures avec un acharnement qui tenait du délire. Il
fallut amener du canon, et beaucoup payèrent de leur vie cette résistance
opiniâtre. Le 6 juin, à cinq heures du soir, tout était fini la lutte avait
duré deux jours et fait plus de huit cents victimes, dont la moitié au moins
appartenait à l'armée, à la garde nationale. Presque au même moment, presque
à la même heure, le sang coulait en Vendée, et dans l'Ouest la révolte était
vaincue comme à Paris. Pendant la journée du 6 Juin, les députés de l'opposition
résolurent de faire une démarche auprès de Louis-Philippe, pour désavouer la
sédition et lui exposer les griefs des ultralibéraux. La conversation dura
plus d'une heure et demie et révéla une fois de plus l'incurable aveuglement,
la ridicule infatuation de MM. Odilon Barrot, Laffitte et de leurs amis.
Quand la démagogie relevait la tête et dirigeait contre le pouvoir les plus
graves attaques, quand le pays était comme sillonné de révoltes, quand la
nécessité d'une répression énergique s'imposait plus évidente que jamais, ils
venaient, non-seulement demander au roi d'étendre sa miséricorde sur
d'incorrigibles factieux, mais ils imputaient leurs excès au système de la
résistance et pressaient Louis-Philippe d'en changer, de s'abandonner à eux.
Ce dernier n'eut pas de peine à réfuter ces accusations banales renouvelées
du compte rendu, ces outrecuidantes prétentions. On
a beaucoup parlé, dit-il, d'un programme de
l'Hôtel de Ville. C'est un infâme mensonge, j'en appelle sur ce point à M.
Laffitte. Il est faux que j'aie fait aucune promesse. La révolution de 1830
s'est faite au cri de Vive la Charte ! C'est la Charte que le peuple
demandait, c'est la Charte améliorée par la suppression de l'article 14, dont
il jouit. En droit, je n'avais rien à promettre, en fait je n'ai rien promis.
Le roi ne commit qu'une seule faute dans ce long entretien où il conserva
toujours l'avantage sur ses interlocuteurs il eut le tort de revendiquer avec
trop de vivacité et d'impatience tout le mérite de la politique de résistance
que MM. Odilon Barrot, Laffitte et Arago attaquaient comme étant celle de ses
ministres. Sachez, messieurs, leur
répliqua-t-il, qu'il n'y a qu'une politique et c'est
la mienne. Essayez de me persuader, et j'en changerai ; dût-on me piler dans
un mortier je ne m'en départirai pas. Il eût mieux valu sans doute
qu'il fît la part des Chambres, de ses conseillers, de Casimir Périer, qu'il
se retranchât derrière la volonté du pays. Il n'avait certes aucune intention
d'aller au delà de ses droits de roi constitutionnel, mais en fournissant une
apparence de justesse aux récriminations de ses adversaires sur son prétendu
gouvernement personnel, il leur livrait une arme dangereuse. Comme l'a dit
Guizot, il eût mieux fait de se rappeler ses propres paroles à M.
d'Haubersaërt : Savez-vous que si je n'avais
pas trouvé M. Périer au 13 Mars, j'en étais réduit à avaler Salverte et
Dupont tout crus. Le 7 juin, le Moniteur publia plusieurs ordonnances qui prononçaient la dissolution de l'École polytechnique, de l'artillerie de la garde nationale parisienne, et la mise en état de siège de la ville de Paris. Cette dernière mesure souleva aussitôt une immense émotion et provoqua les plus violentes diatribes contre le ministère. A vrai dire, les députés, la presse, la garde nationale, ayant approuvé le même acte en Vendée en face d'un péril bien moins grave, n'étaient ni justes, ni logiques, et les acquittements scandaleux et répétés des jurés donnaient au moins le droit de douter de leur énergie. Toutefois on pouvait soutenir que l'état de siège ne présentait pas une utilité incontestable, car les insurgés étaient coupables de faits notoires, évidents et palpables ; l'opinion publique était très-surexcitée contre eux, le danger n'existait plus et le calme régnait à Paris. Intimidés par ce concert de clameurs, craignant de passer pour des commissions serviles, les conseils de guerre ne poursuivirent qu'avec mollesse, et se montrèrent d'une extrême indulgence. Cependant, la peine de mort ayant été prononcée contre un des révoltés, celui-ci se pourvut en cassation son défenseur M. Odilon Barrot, contesta la légalité de l'état de siège, et soutint cette thèse que la Charte ne permettait sous aucun prétexte de rétablir des tribunaux d'exception, d'enlever des citoyens à leurs juges naturels. Après un débat solennel, la cour de cassation réforma l'arrêt des conseils de guerre, et annula leur décision. Le ministère se trouvait donc signalé par elle comme étant en flagrante violation de la Charte, et la juridiction militaire demeurait frappée d'interdit, destituée de toute efficacité le gouvernement revint aussitôt sur son ordonnance et leva l'état de siège de la ville de Paris. Une autre mesure vint affaiblir et compromettre le cabinet : il eut le tort d'ordonner l'arrestation de quatre chefs du parti légitimiste, MM. Berryer, Hyde de Neuville, de Fitz-James et Chateaubriand, les mêmes qui s'étaient efforcés de prévenir la guerre civile. Ces quatre personnages étaient des adversaires de la royauté de Juillet, non des conspirateurs, encore moins des factieux ; l'instruction commencée contre eux démontra leur innocence, et ils furent bientôt remis en liberté. Ces deux actes avaient suffi pour enlever au ministère le
prestige que devait lui conserver sa double victoire à Paris, en Vendée
l'opposition se montrait plus ardente, plus agressive que jamais, les
conservateurs inquiets et impatients. Le ministère avait fait preuve de
vigueur et d'énergie, et cependant l'opinion publique le croyait sans force
et sans avenir, elle le regardait comme amoindri et en quelque sorte décapité
par la mort de Casimir Périer, lui reprochait, à tort ou à raison, sa
souplesse, sa docilité envers le roi. Ce qui lui faisait défaut, c'était
l'influence parlementaire il manquait de talents de tribune capables de
soutenir la lutte qui allait s'engager devant les Chambres, et la nécessité
s'imposait de le reconstituer sur des bases plus puissantes. Louis-Philippe
ne se résignait pas sans peine à se séparer de conseillers commodes qui lui
plaisaient et le servaient fidèlement ; il aurait bien voulu rajeunir son
ministère, et le garder en se contentant de lui infuser un nouveau sang,
c'est-à-dire quelques orateurs éminents du Parlement dans ce but, il
s'adressa à M. Dupin. Malheureusement, comme l'a dit Guizot, ce dernier avait aussi ses susceptibilités et ses
exigences que le roi n'avait pas prévues. Quand les circonstances le lui ont
commandé, il a souvent déployé avec courage, au service de la bonne cause, la
verve naturelle et éloquente de son spirituel bon sens, mais il n'avait nul
goût pour les grandes tâches et les responsabilités pesantes ; les fonctions
publiques lui plaisent bien plus qu'il n'aspire au pouvoir politique ; tout
engagement général, toute longue et fidèle solidarité répugnent à la mobilité
de son esprit, aux boutades de son caractère et aux calculs de sa prudence.
Il aime à servir, non à se dévouer, et même quand il sert, il se dégage
autant qu'il peut, reprenant sans cesse par de brusques inconséquences
quelque portion ou quelque apparence de l'indépendance qu'il a semblé
sacrifier. Puis il avait des prétentions et posait des conditions
inadmissibles il ne voulait pour collègues ni MM. de Montalivet et Sébastiani
qui passaient pour inféodés à la camarilla du Château, ni les doctrinaires
comme MM. de Broglie et Guizot, qu'il trouvait trop impopulaires ; il
prétendait à la présidence réelle du conseil, telle que Casimir Périer
l'avait exercée. En somme il ne se souciait pas du pouvoir ; en cette occasion,
comme toujours, il ne cherchait qu'à éluder, à trouver des faux-fuyants, des
prétextes pour se retirer, et il y réussit. La question de la présidence du conseil soulevée par Dupin, était celle du gouvernement parlementaire tout entier. De quelle manière devait-on comprendre les rapports du roi et de ses ministres, de ceux-ci avec les Chambres ? Le roi constitutionnel représente-t-il seulement l'idée du pouvoir, l'institution royale elle-même, un système de principes immuables ? N'est-il qu'une sorte de personne morale, et s'il a le droit platonique de nommer ses ministres que les Chambres choisissent en réalité, ceux-ci gouvernent-ils seuls, en dehors de lui ? Son inviolabilité, son irresponsabilité sont-elles la conséquence de son défaut d'intervention, de sa passivité absolue ? Faut-il ajouter à l'axiome anglais: the king cannot de wrong, ces mots because he does nothing ? Devons-nous voir dans la royauté une simple abstraction, un symbole, et dire avec l'op- position dynastique le roi règne et ne gouverne pas ? Considèrera-t-on le chef de l'État comme un mannequin couronné, et, selon le mot trivial mais expressif de Bonaparte, comme un cochon à l'engrais ? Le transformera-t-on en une sorte de momie constitutionnelle, embaumée dans son irresponsabilité comme un cadavre égyptien dans ses bandelettes ? Est-ce là l'idéal du régime parlementaire dans les pays constitutionnels, pays de protestantisme politique ? Verrait-on refleurir des rois fainéants, semblables au dieu d'Épicure, qui plane majestueux et indifférent, au-dessus des querelles des faibles humains ? Nous ne le croyons pas et nous estimons qu'un roi doit garder sa part d'influence dans la conduite des affaires. La Charte de 1830 était formelle et Louis-Philippe avait juré de gouverner par les lois et selon les lois. Que ce dernier ait eu parfois des intempérances de langage, qu'il ait alors revendiqué trop vivement ses prérogatives, et ne se soit pas suffisamment effacé, nous le concédons. Mais n'avait-il pas le droit de se rappeler le sort de Louis XVI déclaré lui-même inviolable, privé de toute autorité, prisonnier de ses ministres et de la populace parisienne ? L'irresponsabilité de Charles X avait-elle empêché la révolution, son départ et son abdication ? En présence de l'Europe inquiète et défiante, en présence des incertitudes, des contradictions de la Chambre des députés, ne représentait-il pas le principe d'une politique stable, permanente et conséquente ? N'incarnait-il pas l'idée suprême du pouvoir que la France a toujours voulu fort, efficace ? Il avait subi Casimir Périer, qui par tempérament, par instinct, affirmait sa domination, et poursuivait d'ailleurs le même but que lui ? Devait-il laisser ériger en dogme, en habitude une concession passagère faite au génie altier et autoritaire d'un grand ministre ? Il y a régime parlementaire et régime parlementaire, et l'exemple de l'Angleterre, de l'Italie, de la Belgique, des États-Unis, de la Suisse, etc., nous montre que cette forme de gouvernement varie selon les idées, la civilisation, l'âge et l'histoire des peuples. Ici la sagesse de la nation a pu lui permettre une plus grande somme de liberté, là le pouvoir central a dû conserver une plus large initiative. Partout, ce régime repose sur une série de sous-entendus, de concessions, de transactions mutuelles ; tantôt c'est la royauté, tantôt ce sont les ministres et tantôt les Chambres qui cèdent. Rien de plus difficile, de plus délicat que de mettre en mouvement cette machine si complexe il faut pour cela, des mœurs politiques, un esprit de suite, de tradition, une rare intelligence chez les hommes et les pouvoirs publics. Sous ce rapport, le régime constitutionnel a, de 1815 à 1848, subi de nombreuses déviations, et ses ressorts ont. été fréquemment faussés sous Louis-Philippe surtout, la Chambre des députés a prétendu confisquer toute la Charte, ne tenir compte ni de la Chambre des pairs ni de la royauté. Les meilleurs esprits se sont parfois absorbés dans de véritables querelles de mots, dissentiments puérils et faux, mais graves par leurs conséquences, dans des compétitions de portefeuilles ils ne se sont pas assez préoccupés de l'ennemi social, des barbares de l'intérieur. On aurait pu leur dire, en paraphrasant la pensée d'un éloquent évêque : ce n'est pas l'autorité qui vous menace, elle vous manque. Et cependant, malgré ces tendances regrettables, la Restauration, la royauté de Juillet sont de beaucoup les meilleurs gouvernements que la France ait eus depuis 1789 ; ils lui ont apporté plus de véritable grandeur, plus de prospérité solide que le Premier et le Second Empire seuls ils lui ont donné la paix avec honneur, et cet inestimable bienfait, l'ordre dans la liberté. En fait, Louis-Philippe savait céder à ses ministres
lorsque la raison ou la nécessité le commandaient, et bien peu de rois
constitutionnels se montrèrent comme lui à la hauteur de leur tâche. Le mal, disait-il, c'est
que tout le monde veut être chef d'orchestre, tandis que dans notre Constitution,
il faut que chacun fasse sa partie et s'en contente. Je fais ma partie de roi,
que mes ministres fassent la leur comme ministres. Si nous savons jouer, nous
nous mettrons d'accord. Un jour, M. Guizot a défini à la tribune, dans
des termes excellents, le rôle de la royauté comme il le concevait, comme
chacun de nous devrait le concevoir. Un trône n'est
pas un fauteuil vide auquel on a mis une clef pour que nul ne puisse être
tenté de s'y asseoir. Une personne intelligente et libre qui a ses idées, ses
sentiments, ses désirs, ses volontés comme tous les autres êtres réels et
vivants, siège dans ce fauteuil. Le devoir de cette personne, car il y a des
devoirs pour tous, également sacrés, son devoir, dis-je, et la nécessité de
sa situation, c'est de ne gouverner que d'accord avec les grands pouvoirs
publics institués par la Charte, avec leur aveu, leur adhésion, leur appui. A
leur tour, le devoir des conseillers de la personne royale, c'est de faire
prévaloir auprès d'elle les mêmes idées, les mêmes mesures, la même politique
qu'ils seraient obligés et capables de soutenir dans les Chambres. Je me
regarde, à titre de conseiller de la couronne, comme chargé d'établir
l'accord entre les grands pouvoirs publics, non pas d'assurer la
prépondérance de tel ou tel pouvoir sur les autres. Non, ce n'est pas le
devoir d'un conseiller de la couronne de faire prévaloir la couronne sur les
Chambres, ni les Chambres sur la couronne ; amener ces pouvoirs, divers
à une pensée et à une conduite communes, à l'unité par l'harmonie, voilà la
mission des ministres du roi dans un pays libre ; voilà le gouvernement
constitutionnel, non-seulement le seul vrai, le seul légal, mais aussi le
seul digne car il faut que nous ayons tous pour la couronne ce respect de
nous souvenir qu'elle repose sur la tête d'un être intelligent et libre, avec
lequel nous traitons, et qu'elle n'est pas une simple et inerte machine,
uniquement destinée à occuper une place que les ambitieux voudraient prendre
si elle n'y était pas. Les pourparlers pour la formation d'un cabinet durèrent plusieurs mois, et le 11 octobre seulement il fut constitué sous la présidence du maréchal Soult, ministre de la guerre. M. le duc de Broglie devint ministre des affaires étrangères, M. Thiers entrait à l'intérieur, M. Humann aux finances, M. Guizot à l'instruction publique, MM. Barthe, d'Argout, de Rigny, conservaient les portefeuilles de la justice, du commerce et de la marine. Composé de la sorte, la physionomie du nouveau ministère offrait de quoi satisfaire l'opinion publique ; il réunissait au plus haut degré ce qu'il fallait pour en imposer à ses adversaires et inspirer confiance à ses amis, des talents éclatants doués de cette autorité supérieure et générale que confère la grandeur du caractère, de vieilles gloires, de jeunes renommées. Il avait pour programme la politique de résistance, qu'il allait pratiquer avec succès et avec force pendant plusieurs années. Avant de le suivre dans sa carrière intérieure et extérieure, arrêtons-nous un moment sur un de ses membres les plus éminents, M. le duc de Broglie. Le nouveau ministre des affaires étrangères appartenait à cette petite communauté d'intelligences élevées, d'âmes généreuses et spiritualistes qu'on désignait sous le nom de doctrinaires ; le mot avait fait fortune, et pas plus que l'épithète de romantique, pas plus que bien d'autres, il n'avait une signification bien nette et précise mais telle est la magie de certaines phrases creuses et sonores, qu'on l'exploitait comme un épouvantail, et qu'aux yeux du gros public, il équivalait à un brevet d'impopularité. On entendait dire en 1832 comment peut-on être doctrinaire ? comme au dix-huitième siècle on disait comment peut-on être Persan ? et l'on s'efforçait de représenter cette opinion comme contraire au progrès. Mieux éclairée, la foule eût appris que les premiers doctrinaires avaient été Madame de Staël, B. Constant, Royer-Collard, Maine de Biran, C. Jordan, qu'ils avaient lutté contre le despotisme de Napoléon, et puissamment contribué à acclimater le système constitutionnel. Ils pouvaient être l'objet de l'aversion des révolutionnaires et des bonapartistes, qui les traitaient d'idéologues et ne leur pardonnaient pas leur rationalisme éclairé, leur ferme et constante modération, leur royalisme éclectique ils avaient droit au respect, à l'admiration de la France parlementaire et libérale. La royauté de Juillet a eu quatre grands ministres MM. Casimir Périer, Guizot, de Broglie, Thiers ; le premier était un doctrinaire inconscient, MM. Guizot et de Broglie, qu'on surnommait les deux frères Siamois de la politique, étaient doctrinaires dans toute la force du terme, dans leurs vues comme dans leur conduite. Si ce mot sacramentel,
écrit Loménie, s'applique à un esprit élevé,
profond, mais froid, arrêté, systématique, nourri de théories, mal à l'aise
au milieu des faits, qu'il s'efforce avec une constance, sinon toujours
heureuse, du moins infatigable, d'encercler dans un ordre d'idées conçues à
priori, si le fameux mot signifie tout cela, l'honorable pair serait le type
le plus vrai, le plus complet du doctrinaire. Et l'éminent
portraitiste continue en disant de Royer-Collard qu'il est le Platon du parti
; M. de Broglie, au contraire lui apparaît souple
comme une barre de fer, c'est un homme d'État tout d'une pièce, un
stoïcien politique, le Zénon de la doctrine. Descendant d'une antique race de
soldats, qui a fourni plusieurs maréchaux à notre pays, il sut se montrer
digne de son glorieux père, qui, mourant sur l'échafaud en 1793, recommandait
à son fils de ne jamais déserter la cause de la liberté, malgré les crimes
qu'il voyait commettre en son nom. Il accueillit la Restauration avec une
franche sympathie, se montra le champion brillant et libéral des doctrines
représentatives et de la monarchie héréditaire. Une éloquence élevée, une
parole substantielle, pleine d'idées et de faits, des connaissances étendues
en finances, en économie politique, un désintéressement tout ascétique, une
loyauté proverbiale, marquaient d'avance sa place comme homme d'État[1] ; si Charles
X, avait écouté la voix de la raison et de la prudence après les élections de
1830, le duc de Broglie eût mérité de figurer au premier rang dans un
ministère royaliste et libéral avec MM. de Martignac et Casimir Périer. Avec
quelle hauteur de langage, avec quelle profondeur il démasquait l'anarchie et
la combattait dans ses actes, dans ses
principes ! La révolte, disait-il dans son
magnifique discours du 25 septembre 1835, c'est là
l'ennemi que la révolution, la glorieuse et légitime révolution de Juillet
portait dans son sein. C'est là l'ennemi que le gouvernement de Juillet
devait rencontrer dans son berceau. La révolte, nous l'avons combattue sous
toutes les formes, sur tous les champs de bataille. Elle a commencé par
vouloir élever en face de cette tribune des tribunes rivales, d'où elle pût
dicter ses volontés insolentes, et vous imposer ses caprices sanguinaires.
Nous avons démoli ces tribunes factieuses, nous avons fermé les clubs. Nous
avons pour la première fois muselé le monstre ! Elle est alors descendue dans
la rue ; vous l'avez vue heurter aux portes du palais du roi ; les bras nus,
déguenillée, hurlant, vociférant des injures et des menaces, et pensant tout
entraîner par la peur. Nous l'avons regardée en face la loi à la main, nous
avons dispersé les attroupements, nous l'avons fait rentrer dans sa tanière t
Elle s'est alors organisée en complots vivants, en conspirations permanentes
la loi à la main, nous avons dissous les sociétés anarchiques, nous avons
arrêté les chefs, éparpillé les soldats Enfin, après nous avoir plusieurs
fois menacés de la bataille, plusieurs fois elle est venue nous la livrer ;
plusieurs fois nous l'avons vaincue, plusieurs fois nous l'avons traînée,
malgré ses clameurs, aux pieds dé la justice, pour recevoir son châtiment.
Elle est maintenant à son dernier asile elle se réfugie dans la presse
factieuse, elle se réfugie derrière le droit sacré de discussion que la
Charte garantit à tous les Français. C'est là que, semblable à ce scélérat
dont l'histoire a flétri la mémoire et qui avait empoisonné les fontaines
d'une cité populeuse, elle empoisonne chaque jour les sources de
l'intelligence humaine, les canaux où doit circuler la vérité elle mêle son
venin aux aliments des esprits nous, nous l'attaquons dans son dernier asile,
nous lui arrachons son dernier masque ; après avoir dompté la révolte
matérielle, sans porter atteinte à la liberté légitime des personnes, nous
entreprenons de dompter la révolte du langage, sans porter atteinte à la
liberté légitime de la discussion. Chez le duc de Broglie, l'homme privé était à la hauteur de l'homme public ; de l'aveu de tous, il avait les plus nobles qualités du père et de l'époux, l'austère ambition du bien et du bon, une rigidité inflexible de principes ces rares vertus font comprendre un mot de Lafayette qui achève de peindre le grand doctrinaire : Je n'aime pas cet homme, mais je l'estime. Et maintenant, que le duc de Broglie fût peu communicatif, qu'il apportât dans l'examen des questions et des moyens de les résoudre plus d'habile invention et de ménagement que dans ses rapports avec les hommes ; que son abord fût froid et glacial, nous l'admettons sans peine nous concédons encore que cette hautaine et raide individualité se préoccupait davantage d'avoir raison que de séduire ses auditeurs, que son puritanisme politique, ses attitudes de quaker froid et compassé indisposaient parfois les ambassadeurs étrangers, qu'il ne se souciait guère de plaire à la foule, et qu'il aurait volontiers répété le mot de Phocion applaudi par le peuple athénien, et demandant s'il n'avait pas dit une sottise M. le duc de Broglie, malgré ces imperfections de détail, reste un des plus beaux et des plus purs talents qui aient honoré la tribune, servi et pratiqué le régime parlementaire. |
[1] Le fils du ministre de Louis-Philippe, le duc Albert de Broglie, marche aujourd'hui sur les traces de son père ; il est, avec le duc Decazes, depuis les grands ministres de la Restauration et de la royauté de Juillet, l'homme d'État le plus éminent que les événements aient mis en lumière.