HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 A 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VIII. — CASIMIR PÉRIER ET LA DÉMAGOGIE.

 

 

L'association dite nationale. — Désordres à Paris et en province. L'insurrection de Lyon. Les acquittements du jury. — L'anarchie des âmes, des idées, des croyances. Tous les novateurs socialistes aboutissent directement ou indirectement au matérialisme pratique. — Saint-Simon ; les producteurs et les non-producteurs ; son système n'est qu'une ploutocratie. Le Saint-Simonisme ; Bazard et Enfantin ; le couple-prêtre ; la retraite à Ménilmontant. — Charles Fourier le magicien et le don Quichotte du socialisme ; il repousse l'histoire de l'humanité comme un long contresens la civilisation harmonienne, le Phalanstère ; les confessions d'un mangeur de haschisch. — Le paganisme social. Le communisme pur et simple est l'alpha et l'oméga de tous ces mystiques de l'anarchie ; il apparait à l'aube de l'humanité, il est l'apanage des nations ignorantes et barbares. Les précurseurs du socialisme moderne. Les savants de l'Ile de Laputa ; ce qu'il faut enseigner aux ouvriers. — L'abbé Chatel. L'abbé de Lamennais, les Paroles d'un croyant. — Le romantisme devient une des formes du libéralisme révolutionnaire. — Travaux de la Chambre des députés. L'hérédité de la pairie : Royer-Collard, Thiers et Guizot. — La proposition Bricqueville relative à la branche aînée des Bourbons. — La liste civile. Une tempête dans un verre d'eau. — Le choléra-morbus. Mort de Casimir Périer.

 

En même temps que par sa politique toute nationale et pacifique, Casimir Périer gagnait l'estime et la confiance des cabinets européens, il ne cessait de bien mériter de la France en luttant à l'intérieur avec une indomptable vigueur contre l'anarchie. Il rappelait à tous les fonctionnaires leurs devoirs d'obéissance et de hiérarchie, il leur interdisait toute participation à une association dite Nationale dont le but avoué était la défense du territoire, celle de la Charte et des institutions pour assurer l'exclusion perpétuelle de la branche aînée des Bourbons mais dont la pensée secrète était hostile au ministère. Comme au temps de la Ligue, l'association voulait introduire un État dans l'État, gouverner à la place du gouvernement, lever des hommes, avoir son budget, ses comités, miner le pouvoir en paraissant le protéger. Qu'une telle association prenne des forces, disait Dupin, et vous ne pourrez plus bientôt l'arrêter dans ses envahissements. C'est la fable de la Lice et sa Compagne : laissez-leur prendre un pied chez vous, ils en auront bientôt pris quatre ; et il ajoutait avec élévation : il y a une grande association à la tête de laquelle est placé le gouvernement du roi c'est celle qui compte dans ses rangs la garde nationale, l'armée, les fonctionnaires publics, celle du peuple français tout entier, et aujourd'hui plus que jamais, l'intérêt du pays veut qu'on se rallie au lieu de se diviser. Comme malgré tout, des hommes considérables persistaient à rester affiliés à l'association, Casimir Périer les révoqua sans hésiter de leurs fonctions Odilon Barrot sortit du conseil d'État, le général Lamarque fut mis en disponibilité, M. de Laborde cessa d'être aide de camp du roi.

Mais, semblable au Protée antique qui sait revêtir toutes les formes et les apparences, l'anarchie se déchaînait de toutes parts les émeutes renaissaient des émeutes, les insurrections appelaient les insurrections, la révolution trouvait des auxiliaires, des complices dans les villes de province, dans la presse, dans les Chambres, dans la magistrature elle-même. A Paris, l'émeute était flagrante et continue ; elle éclatait sous les prétextes les plus frivoles un anniversaire de la prise de la Bastille, la capitulation de Varsovie, un arbre de.la liberté à planter, suffisaient pour amener les manifestations les plus factieuses, les désordres les plus graves ; en un an, Casimir Périer eut à réprimer sept complots, parmi lesquels deux fomentés par les légitimistes, un par les bonapartistes. Les démagogues avaient accueilli son avènement par un redoublement de fureur et d'injures le National et la Tribune le comparaient à M. de Polignac, l'accusant de préparer de nouvelles ordonnances, et exhortant la France à se soulever. Dans un banquet révolutionnaire, on but à la République, et l'un des convives, brandissant un poignard au-dessus de sa tête s'écria à Louis-Philippe Les combattants de Juillet se séparaient avec éclat de la royauté, et refusaient de recevoir de la main du roi la décoration qu'on avait instituée pour eux. Ils parlaient de la monarchie comme de la dernière ombre du passé ; les chefs promettaient à la foule la liberté, et conspiraient en réalité pour renverser le gouvernement. Prenons garde, écrivait Blanqui, de tomber non-seulement dans la prison, mais dans le ridicule vous devriez annoncer la plantation de l'arbre de la liberté pour le 14, mais il faudrait du toupet, et prendre l'initiative ; je placerai des numéros dans la caserne de la rue Verte. Écoutons aussi Louis Blanc, qui sans le vouloir, consigne de précieuses déclarations : Pour tout dire, l'autorité, véritablement assiégée, avait été fortifiée comme une place de guerre, et l'administration n'était plus en quelque sorte qu'une armée en campagne. Les torts ne furent pas toujours du côté du pouvoir. Souvent les partis attaquèrent avec déloyauté des actes utiles, nécessaires même ; souvent la magistrature fut insultée sans motif par des hommes qui prenaient la turbulence pour du courage, et une hardiesse triviale pour de la dignité. La guerre était dans l'État et toutes les armes paraissaient bonnes à la haine.

Le désordre gagnait de proche en proche ; il semblait que les villes de province eussent à cœur d'imiter la capitale la contagion du mal, la gangrène révolutionnaire les atteignaient à leur tour. Une formidable insurrection éclatait à Lyon dans les derniers jours de novembre 1831. Depuis longtemps, l'industrie lyonnaise souffrait d'une crise causée par un excès de production, par la concurrence de l'Italie, de la Suisse, de l'Angleterre. Cette situation avait entraîné une réduction considérable dans la main d'œuvre, qui était progressivement descendue jusqu'à 25 % des anciens prix. Privés d'un salaire suffisant, les ouvriers en soie végétaient douloureusement, et leurs récriminations prenaient un caractère d'autant plus amer, qu'ils n'avaient aucune relation directe avec les fabricants, ignoraient la gêne de ces derniers, étaient travaillés par des prédications révolutionnaires et socialistes. Le remède leur parut consister dans la fixation d'un tarif portant augmentation des prix une telle mesure, ayant pour corollaire incontestable l'obligation de faire fabriquer, conduisait logiquement à forcer le consommateur à acheter, était absurde et inconciliable avec la liberté économique, avec tout commerce et toute industrie. Elle trouva cependant des approbateurs parmi les autorités, et le préfet, M. Bouvier-Dumolard, homme de cœur et de courage, mais médiocrement intelligent, croyant qu'elle était de nature à ramener le calme dans les esprits, à faire cesser la langueur des affaires, l'adopta de concert avec les délégués des ouvriers et quelques fabricants. La plupart de ceux-ci protestèrent contre le tarif, et le gouvernement ordonna à son agent imprudent de le laisser tomber en désuétude, tout en observant les plus grands ménagements envers les ouvriers. Les canuts prétendirent le maintenir et se rassemblèrent pour le faire exécuter de vive force. Cinquante mille prolétaires se soulevant au cri lugubre de vivre en travaillant, ou mourir en combattant, les autorités aggravant le danger par leurs irrésolutions, leurs divergences et leurs faiblesses, les soldats contraints d'évacuer la ville au bout de deux jours d'une lutte sanglante et acharnée, sous la pression d'agitateurs nomades, d'aventuriers effervescents, le conflit perdant un instant son caractère économique pour revêtir une couleur révolutionnaire, l'anarchie régnant dix jours à la fois maîtresse et impuissante, ce chaos d'hommes qu'on appelle la multitude, embarrassé de son triomphe, aspirant à revenir au calme et au travail, le préfet faisant dans une certaine mesure de l'ordre avec le désordre, tels sont les principaux épisodes du drame. Aux premières nouvelles, Casimir Périer fit partir le maréchal Soult et le duc d'Orléans, qui le 3 décembre, entrèrent à Lyon avec une armée de 20.000 hommes. Il n'y eut plus de sang versé les ouvriers furent désarmés, la garde nationale licenciée, le tarif aboli ; le prince royal dont la mission était toute de générosité et de clémence, fut l'objet d'une réception enthousiaste. Grâce à lui, un fond de secours fut créé pour venir en aide aux plus nécessiteux ; des commandes considérables faites par la liste civile rendirent le mouvement aux métiers inoccupés une charité active, inépuisable s'appliqua et réussit à panser les plaies de la guerre civile.

Trois mois plus tard, Grenoble se soulevait à son tour : au mépris des prescriptions administratives, des jeunes gens imaginèrent une indécente mascarade représentant le budget, les figures du roi, des ministres, du préfet, M. Maurice Duval qui déploya peut-être dans cette affaire un zèle excessif et une énergie intempestive. De là des scènes tumultueuses, des vociférations contre lui : Les soldats commandés pour réprimer le désordre, se voyant accueillis par des huées, blessés par des pierres, croisèrent la baïonnette contre la foule : le sang coula. Le parti radical, assez nombreux dans cette ville toute dévouée à l'opposition, s'arma, se constitua en milice révolutionnaire et se prépara à la lutte. Le général Saint-Clair faiblit, fut fait prisonnier, et, sur sa demande, le général Hulot, commandant la division à Lyon, enjoignit au 35e de ligne de quitter Grenoble. Ainsi les généraux eux-mêmes méconnaissaient leurs devoirs les plus élémentaires, s'inclinaient devant l'émeute, et semblaient pactiser avec elle ! Des soldats étaient humiliés, frappés de flétrissure pour avoir résisté à la sédition, obéi à leurs chefs Il fallait un exemple éclatant : Casimir Périer s'entendit sur-le-champ avec le maréchal Soult, ministre de la guerre ; la garde nationale de Grenoble fut licenciée, le général Saint-Clair mis en disponibilité, le général Hulot envoyé à Metz une proclamation adressée à l'armée rendit un solennel hommage à la conduite du 35e de ligne, qui, le 22 mars 1832, fit sa rentrée dans Grenoble, tambour battant, musique en tête, enseignes déployées, et fut remis en possession des postes qu'on avait eu la faiblesse de lui retirer.

A la Chambre des députés, M. Mauguin, contre toute évidence, contre toute bonne foi, accusait le ministère de fomenter des troubles au moyen d'une police spéciale ; Garnier-Pagès essayait de détourner l'opinion publique en lui reprochant les assassinats de Grenoble ; Odilon Barrot rejetait tout le mal sur le système général, et pour la centième fois recommençait ses divagations-sur l'excellence des moyens de persuasion, s'évertuant à prouver ce paradoxe que la licence était la conséquence légitime de la liberté, en quelque sorte sa preuve. Chaque jour, hors de tout propos, tout était remis en question on se flattait d'épuiser les forces et l'énergie de Casimir Périer en le harcelant sans trêve et sans miséricorde. Il semble vraiment que l'opposition, sous tous les régimes, use des mêmes procédés, et réédite à son profit la trop célèbre maxime qui veut la fin, veut les moyens : de fait tous les moyens étaient bons à l'opposition de la royauté de Juillet. Il est douloureux, s'écriait à ce sujet Dupin, alors que du sein de cette Chambre ne devraient sortir que des conseils de paix et de conciliation, qu'on y entende sans cesse se produire des opinions qui ne sont propres qu'à entretenir les troubles ou à en exciter de nouveaux. Comment voulez-vous donc que marche le gouvernement quand, dans le sein de la représentation nationale, la première impulsion est de donner tort à l'autorité et de donner raison au désordre.

Tandis que les docteurs de la force brutale prêchaient la révolte universelle, tandis que les jubilés et les saturnales de la démagogie se succédaient sans trêve, le gouvernement ne rencontrait ni dans la magistrature, ni dans le jury, l'appui que ceux-ci auraient dû lui prêter. L'audace des conspirateurs croissait avec leurs tentatives criminelles, trop souvent impunies on vit en 1831 les accusés s'ériger en accusateurs de leurs juges, faire publiquement l'éloge de la Terreur, se déclarer républicains et révolutionnaires. L'un d'eux alla jusqu'à dire au tribunal qu'il faudrait enterrer tout vivant sous les ruines des Tuileries tout homme qui demanderait au pauvre peuple quatorze millions. Un autre, condamné à l'audience pour outrage à ses juges, les menaçait en leur criant nous avons encore des balles dans nos cartouches. Intimidés, déconcertés, ou animés eux-mêmes de l'esprit de désordre, les jurés acquittaient des coupables avérés ; les magistrats non plus n'étaient pas toujours à la hauteur de leur mandat désarmés par les déclarations du jury, troublés par la profondeur du péril révolutionnaire, ils hésitaient parfois à remplir leur mission. C'est en face de ces scandaleux acquittements, en présence de l'inertie déplorable de ses auxiliaires naturels que Casimir Périer disait douloureusement : Personne ne fait tout son devoir ; personne ne vient en aide au gouvernement dans les moments difficiles. Je ne puis pas tout faire ; je ne sortirai pas de l'ornière à moi tout seul. Je suis pourtant un bon cheval. Je me tuerai, s'il le faut, à la peine. Mais que tout le monde s'y mette franchement et donne avec moi du collier sans cela la France est perdue. Et cette grande âme persévérait dans la lutte, malgré ses méfiances envers les hommes, envers la destinée mû par une inébranlable conviction, suppléant à l'espérance par la passion du devoir, doutant du succès de son œuvre, doutant de la France, défendant son pays mieux que celui-ci ne savait se défendre lui-même, Casimir Périer marchait dans son chemin, triste et d'autant plus héroïque que sa confiance diminuait toujours, et avec sa confiance ses forces et sa santé.

On ne saurait trop le redire et le répéter, l'anarchie matérielle n'était que le reflet, la conséquence fatale de l'anarchie des âmes, des idées, des croyances. L'influence des doctrines, des exemples de 1793, de Paris, nous est connue ; celle des sectes socialistes mérite d'être à son tour étudiée. Tandis que les néojacobins ne touchaient guère qu'à la surface, à la charpente extérieure de la société, de hardis hérésiarques aspiraient à la détruire jusque dans ses fondements pour la, reconstruire au gré de leurs lubies. Ces nouveaux Prométhée, véritables alchimistes de la pensée, voulaient dérober le feu du ciel, pétrir le monde qu'ils s'imaginaient pouvoir transformer du jour au lendemain. Dédaigneux de l'œuvre des siècles, ces utopistes, ces amants de l'incroyable, assembleurs de nuages en politique et abstracteurs de quintessence, bâtissaient à plaisir des sociétés dans le paradoxe, érigeant leurs infirmités morales en systèmes, demandant pour leur orgueil satanique les honneurs d'un culte et d'une religion. Les uns, comme Saint-Simon, ont tenté d'imprimer à leurs théories le caractère d'une science sociale, mais leurs disciples ont exagéré, perverti, faussé la plupart de leurs vues ; d'autres comme Fourier, ont du premier coup parcouru le cycle des aberrations humaines, et leurs sectateurs ont dû métamorphoser leurs théories, les amoindrir, pour leur donner un semblant d'apparence rationnelle. Tous, directement ou indirectement, ont abouti au matérialisme pratique et contribué à dépraver la foule.

Descendant du duc de Saint-Simon, ruiné par des spéculations téméraires et par la débauche, le comte de Saint-Simon[1] fut de bonne heure tourmenté par le désir de jouer un rôle sur la scène du monde. Son valet de chambre avait ordre de lui rappeler chaque matin sa mission avec ces paroles : levez-vous, monsieur le comte, vous avez de grandes choses à faire. Ses tentatives pour arriver à la gloire par l'action ayant échoué, il résolut de la conquérir par ses écrits de 1802 à 1825, il publia une série de livres, de brochures où il développa son système et ses prétendues découvertes dont il variait sans cesse les applications. Son idée fondamentale est celle-ci : il divise les hommes en deux classes : les producteurs et les non-producteurs, les abeilles et les frelons ; sa religion est l'industrialisme, sa formule la hiérarchie selon la capacité, son but l'amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. En résumé, il remet aux banquiers le gouvernement des choses d'ici-bas, et son système n'est qu'une ploutocratie : penseur original, écrivain ordinaire, philosophe frelaté, économiste apprenti, historien par raccroc, amateur en tout, aventurier, agioteur, cet homme étrange n'a fourni qu'une suite d'ébauches, d'aperçus peu homogènes, n'a émis que des formules creuses et des généralités vagues. Dans aucun de ses livres, on ne trouve un corps de doctrines, 'un système complet, un ensemble d'idées logiquement déduites d'un principe, et appliquées avec suite, étendue, précision et discernement aux différentes parties de la société humaine. Saint-Simon oublie que l'industrie devenue gouvernement a des précédents n'y a t-il pas eu de grandes compagnies industrielles, véritables gouvernements, et a-t-on connu des pouvoirs plus stériles, plus tyranniques que ceux de la compagnie des Indes, française et anglaise ? Qui donc serait le juge de la capacité, telle que l'entendait le réformateur ? Sa fameuse formule sur le développement moral et intellectuel de la classe la plus nombreuse n'est-elle pas la paraphrase, le plagiat de cette grande pensée du christianisme aimez-vous les uns les autres ?

Les disciples de Saint-Simon devaient compléter, transformer ses idées ; de ses théories économiques, ils tirèrent tout un système humanitaire et religieux ; d'une école industrielle ils firent une théocratie mondaine, avec une Église métropolitaine ayant ses casuistes, ses fidèles, sa liturgie. Dans leur anthropomorphisme, ils proclamaient Saint-Simon le nouveau Christ, le nouveau Messie ; des hommes distingués, mais ardents, exaltés, Bazard, Enfantin, Michel Chevalier, Olinde Rodrigues, des ingénieurs, des banquiers, des poètes, embrassaient avec enthousiasme la mission de refaire la société, apportaient à l'œuvre commune une partie de leur fortune. Après la révolution de Juillet, on ne douta de rien Bazard et Enfantin se proclamèrent la loi vivante, les deux pontifes industriels chargés de distribuer à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. La secte se réunissait en une sorte de concile œcuménique rue Taitbout et rue Monsigny ; au milieu des fêtes, des bals, on y décréta l'abolition de l'héritage, l'éducation commune, l'émancipation de la femme. Un schisme éclata entre les deux pontifes, Bazard et Enfantin le premier, homme marié voulait qu'on respectât la famille, il fut vaincu et Enfantin devint sans partage le Père Suprême. Avec lui triomphèrent la doctrine de la réhabilitation de la chair qui sanctifiait l'adultère jusque dans la personne du prêtre, la suppression du mariage, la monstrueuse invention du couple-prêtre. Ce nouveau pontificat composé, bien entendu, d'un homme et d'une femme, devait avoir pour mission d'établir l'harmonie entre les êtres doués d'affections vives et passagères, et les êtres doués d'affections profondes et durables. C'était lui qui devait maintenir la paix dans les ménages, en intervenant entre l'époux et l'épouse pour régulariser et développer suivant les cas leurs appétits intellectuels et leurs appétits charnels. — Qu'elle sera belle, s'écriait Enfantin, la mission du prêtre social, homme et femme, qu'elle sera féconde ! Tantôt il calmera les ardeurs inconsidérées de l'intelligence ou modèrera les appétits déréglés des sens, tantôt au contraire, il réveillera l'intelligence apathique ou réchauffera les sens engourdis ; car il devra connaître tout le charme de la décence et de la pudeur, mais aussi toute la grâce de l'abandon et de la volupté. C'était l'ancien droit du seigneur perfectionné, légalisé, déifié au profit du couple-prêtre. Mais la femme prêtresse et papesse ne venait pas ; les ouvriers séduits d'abord, désertaient la nouvelle Église, les finances étaient à sec le père Enfantin se retira à Ménilmontant avec quarante de ses plus déterminés adeptes, qui prirent un vêtement uniforme, se condamnèrent à la vie monacale, à l'obéissance passive, aux hymnes, aux prières, à la communauté des repas et des travaux. Spectacle déplorable ! des ingénieurs, des écrivains de mérite se ravalaient eux-mêmes au dernier rang des manœuvres, et par une aberration de leur propre volonté, se réduisaient aux travaux les plus vulgaires, les plus infimes de la domesticité. Quelle perversion de l'intelligence ! Quel oubli des règles les plus élémentaires de la division du travail !

A la fin, le gouvernement s'émut de ces folies les insurrections qui éclataient de tous côtés passaient pour être le fruit des prédications saint-simoniennes on fit fermer leurs salles. Le 27 août 1832, ils comparurent devant la cour d'assises de la Seine et furent condamnés. Déjà le ridicule avait fait justice des Saint-simoniens qui ne purent résister à ce dernier coup, se dispersèrent, et disparurent sans retour. La plupart devinrent des membres remarquables et utiles de la société ; plusieurs même sont parvenus à la célébrité et aux honneurs.

Au même moment que Saint-Simon, et d'une manière bien plus hardie, bien plus complète, Fourier jetait les fondements d'une réforme sociale qu'il poursuivit toute sa vie avec une constance et une candeur admirables. On a dit que le Fouriérisme n'était qu'une utopie de maître de danse il y a mieux ou autre chose dans l'inventeur du phalanstère ; à côté du communiste rajeunissant des thèmes usés et surannés, on trouve un romancier merveilleux, doué d'une imagination aussi vive que celle de Victor Hugo ou de Dumas. Son système est universel ; il a la baguette de l'enchanteur Merlin, découpe le monde comme un gâteau, prétend transformer la terre, la mer, les astres, la société, les individus, Dieu lui-même. Chacun de ses livres, rédigé dans un style cabalistique et hiéroglyphique, ressemble par le côté romanesque, à un conte des Mille et une Nuits. Il repousse l'histoire de l'humanité comme un long contre-sens à ses yeux, le monde va de travers depuis cinq mille ans ; la science, la politique, la philosophie de tous les siècles ne sont que la quintessence du mal, qu'un tissu d'absurdités et d'extravagances. Les goûts, les instincts de l'homme donnent seuls la mesure de ses droits ; la loi et la morale, base de la civilisation païenne et chrétienne, ont fait leur temps : la civilisation harmonienne de Fourier repose sur cette donnée que les attractions sont proportionnelles aux destinées. Céder à ses attractions est une chose naturelle et légitime, à laquelle il serait impie de résister ; céder à ses passions, voilà la vraie sagesse, car les passions sont une boussole permanente que Dieu a mise en nous, et Fourier se charge de les accorder. L'harmonie sociale sortira de leur libre jeu, comme l'harmonie musicale résulte de l'emploi de toutes les notes d'un clavier. Dans son délire d'harmonie, notre magicien socialiste entasse miracles sur miracles. Rien ne lui coûte, rien ne l'arrête plus de chaleurs tropicales, plus de froids excessifs, plus de glaces il crée de nouvelles planètes et règle la chaleur solaire pour faire croître l'oranger et l'olivier jusqu'au 60° parallèle nord, il environne le pôle d'une couronne boréale l'eau de mer devient une excellente boisson acidulée ; plus d'animaux nuisibles, les baleines transporteront les vaisseaux les animaux les plus féroces se feront un plaisir de servir de véhicules aux voyageurs. Les hommes obtiendront avec le bonheur un accroissement de taille de deux à trois pouces par génération, et chacun sera assuré de cent quarante-quatre ans d'existence, dont cent vingt ans d'exercice actif en amour. Les facultés intellectuelles se développeront dans la même proportion lorsque le globe sera organisé, il y aura habituellement 37 millions de poètes égaux à Homère, autant de géomètres égaux à Newton, autant d'auteurs égaux à Molière, et ainsi de tous les talents imaginables ce sont là, ajoute l'auteur avec une touchante modestie, des estimations approximatives. La France et l'Angleterre trouveront le moyen de payer leur dette rien qu'avec une seule récolte des œufs de poule en régime sociétaire tous les amis du plaisir auront triple garantie de vigueur, richesse et longévité.

En deux ans, Fourier, promet de distribuer toutes les populations du globe terrestre en 600.000 phalanstères qu'il mettra alors en possession du bonheur harmonien. Son phalanstère se compose de seize cent vingt personnes de tout âge et de tout sexe, réunies dans un magnifique édifice, divisées en phalanges, groupes et séries, se livrant en commun à l'exploitation agricole et aux professions industrielles. Chacun y fera ce qu'il voudra, quand il voudra, et, par un phénomène d'équilibre unique, grâce à l'attraction passionnée, le travail deviendra une affaire d'option, un choix, un goût, une passion enfin. Les fonctions les plus repoussantes auront un attrait irrésistible les petites hordes s'y précipiteront à l'envi, et ces petits vidangeurs sacrés, revêtus des plus grands honneurs, exécuteront leurs opérations avec enthousiasme, sur un rituel tracé d'avance. Fourier invente une foule de souverainetés, et place à la tête de l'univers un omniarque électif régissant la totalité de ses phalanges. Le mariage et la famille continueront de subsister, tempérés toutefois par la polygamie et la polyandrie. Tout caractère de haut titre et bien équilibré doit, dit notre faiseur d'idylles sociales, avoir en harmonie des amantes pivotales, ou amants pivotaux, non compris le courant, c'est-à-dire les amours de passions successives, et le fretin, ou amours de passade, qui sont très-brillants en harmonie, vu les passages de légions d'un et d'autre sexe. Ils donnent lieu à tous les couples d'amants de conclure des trêves de quelques jours, lesquelles trêves ne sont point réputées infidélités, pourvu qu'elles soient régulières, consenties réciproquement après coup, et enregistrées dès le lendemain en chancellerie de Cour d'amour, afin de démentir l'intention de fraude cachée. Une femme peut posséder à la fois 1 ° Un époux dont elle a deux enfants ; 2° Un géniteur dont elle n'a qu'un enfant 3° un favori qui a vécu avec elle et conserve le titre ; plus de simples possesseurs qui ne sont rien devant la loi.

Tel est l'homme que ses disciples ont appelé le rédempteur, le Christophe Colomb du monde social, l'architecte du bonheur sur la terre, le révélateur de la loi des destinées universelles. Il trouva en 1832 un capitaliste et essaya à Condé-sur-Vesgre son projet de phalanstère qui échoua lamentablement ; mais ce rêveur audacieux, extravagant et cynique ne se découragea point et mourut en 1837, persuadé qu'il était toujours à la veille de réaliser son conte de fées. Comme les autres communistes, ses confrères, chercheurs de pierre philosophale, au lieu de la chimie il courut à l'alchimie, au lieu de l'astronomie il fit appel à l'astrologie. Ses élucubrations nous] apparaissent comme les confessions d'un mangeur de haschisch, et l'on se demande comment ce gymnosophiste, ce don Quichotte du socialisme, a pu être pris au sérieux par des hommes intelligents. Chez lui, la forme est originale, le fond est vulgaire, et l'écrivain se contente de rééditer en les rajeunissant les rêveries anarchiques de Morelly, de Campanella, de Mably.

Le trait commun de tous ces novateurs, qu'ils s'appellent Saint-Simon, Fourier ou Robert Owen, c'est leur orgueil vertigineux, c'est cette prétention exorbitante de supprimer l'histoire, le passé, de tout faire dater d'eux-mêmes. Moi seul, s'écrie Fourier, j'aurai confondu vingt siècles d'imbécillité politique, et c'est à moi seul que les générations présentes et futures devront l'initiative de leur immense bonheur... Possesseur du livre des Destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales, et sur les ruines des sciences incertaines, j'élève la théorie de l'harmonie universelle. Plus tard, Proudhon, cherchant un éditeur pour sa brochure sur la propriété, écrira à un de ses amis : Prie Dieu pour que mon livre paraisse, ce sera peut-être le salut de la France.

Saint-Simon et Fourier n'ont pas essayé de faire prévaloir leurs doctrines par la force, mais leurs adeptes no leur ressemblaient guère des philosophes de carrefour, des tribuns d'estaminet traduisirent leurs prédications en quelques formules bien simples, accessibles à la multitude ; entre leurs mains elles devinrent des instruments de pillage, d'incendie, de révolte dépouillées de leur stérile métaphysique, de leur appareil, de leur jargon scientifique, elles enfantèrent leurs conséquences naturelles, les insurrections, l'Internationale, la Commune, un matérialisme barbare et grossier. On n'ébranle pas impunément les fondements de la morale, on n'altère pas en vain la notion du devoir, le respect de l'autorité, le sentiment de la hiérarchie. Lorsqu'on a fourni des arguments spécieux et des prétextes commodes à toutes les faiblesses, à tous les crimes, lorsqu'on a sapé et tenté de démolir la religion, la famille, la propriété, l'hérédité, ces quatre points cardinaux de toute société, lorsqu'on a fait l'apothéose du plaisir, divinisé le caprice, confondu l'idée du devoir et du droit, on ne doit pas s'étonner si la foule interprète ces sophismes effrénés au gré de ses passions les plus détestables. Les continuateurs, les successeurs de Saint-Simon, de Fourier ont répudié leurs exemples pacifiques : on a vu Louis Blanc, Cabet, Proudhon rédiger des systèmes de philosophie et tenir une conduite d'énergumènes.

Le communisme pur et simple, qui est l'alpha et l'oméga de ces hiérophantes socialistes, de tous ces mystiques de l'anarchie, est au fond, une doctrine vieille comme le monde, et l'étude de l'histoire restera toujours le plus puissant antidote contre les romans sociaux et les fantaisies idéales. Le communisme a eu de tout temps ses apôtres, ses sectaires, ses disciples bien plus, il a eu jadis ses formes de gouvernement il se perpétue et va s'affaiblissant à travers la longue chaîne des âges, et la grande erreur de Fourier, de ses collègues, c'est de vouloir recommencer l'humanité, et nous ramener à une sorte de panthéisme politique, de paganisme social. A mesure que l'homme s'élève et gagne en dignité, il acquiert le sentiment spiritualiste, le besoin de développer, de prolonger son individualité parla famille, la propriété. L'Inde panthéiste, la Chine matérialiste, ont depuis des milliers d'années des" sectes qui professent le communisme, dont on trouve le reflet dans la constitution de ces sociétés des législateurs, des religieux, partant du principe de la toute-puissance de l'État, dessinaient capricieusement des nations, comme plus tard Le Nôtre dessina ses jardins. Le communisme gouvernemental a fleuri dans l'île de Crète, à Sparte on sait quels tristes résultats amenèrent ces tentatives. De grands philosophes de l'antiquité professaient cette doctrine comme le type de la perfection idéale dans son traité de la République, dans son livre des Lois, Platon prône l'égalité des fortunes, la communauté des femmes, des enfants, assure que c'est là le comble de la vertu politique. Sous la république romaine, les Gracques mirent l'État en péril avec les lois agraires sous les empereurs, les corporations ouvrières et marchandes, les membres des curies étaient enchaînés à une sorte de glèbe, à une organisation commune ; il leur était interdit de sortir de leurs fonctions, de leurs métiers. Ces hommes, quoique propriétaires, libres et mariés, ne possédaient réellement ni liberté, ni famille, ni patrimoine leurs enfants restaient inféodés à leur propre destinée ils ne pouvaient disposer de leurs biens, qui garantissaient le paiement de l'impôt.

Au seizième siècle, Thomas Munzer et Jean de Leyde prêchent l'abolition de toute loi répressive, la négation du mal moral, l'impeccabilité humaine, le communisme absolu partout les tentatives des Anabaptistes aboutissent à des avortements, à des abominations inouïes, à un despotisme monstrueux. A la même époque, le chancelier Thomas Morus écrivait son Utopia.

Le dix-huitième siècle semble être le siècle de prédilection des socialistes dans sa Cité du Soleil, Campanella donne l'expression la plus complète, la plus logique du système ; la promiscuité des sexes, un despotisme terrible et inquisitorial, la liberté elle-même bannie de l'amour, tel est le dernier mot de l'auteur. Après lui, Morelly, Mably formulent la réhabilitation des passions la théorie du travail attrayant, proclament l'absurdité de la morale, interdisent à l'homme les plus nobles études, enchaînent son intelligence à des choses terrestres et matérielles. Brissot de Warwille résuma toutes ces exécrables idées, développa ces paradoxes venimeux qui donneront une fausse originalité à Proudhon, à Louis Blanc. La propriété exclusive est un vol dans la nature ; les droits sont proportionnels aux besoins ; qui ne reconnaît là ces phrases tristement célèbres la propriété, c'est le vol de chacun suivant sa capacité, à chacun suivant ses besoins ? Toutes les prétendues nouveautés de Proudhon se trouvent exposées dans les Recherches philosophiques sur le droit de Propriété et le Vol. Brissot ne songe guère à tracer le plan d'un nouvel ordre social il ne pense qu'à détruire, et conclut à l'anéantissement de la civilisation, à la restauration de la barbarie ; pour lui, l'idéal de l'humanité est l'état du sauvage. Dans son délire matérialiste il n'hésite pas à placer l'homme au niveau de la brute. Morelly et Brissot devaient faire école : la populace parisienne, les Jacobins ont pu reconnaître en eux leurs pères intellectuels. Tandis que Robespierre et Saint-Just tendirent à une espèce de communisme mystique, platonicien et théocratique, les Hébertistes et les Babouvistes se précipitaient vers un communisme anarchique, athée et incendiaire.

Le socialisme est l'utopie par excellence, et lorsqu'on songe aux divagations de ses croyants, on ne peut s'empêcher de se remémorer ces étranges savants de l'île de Laputa, décrite par Swift dans les Voyages de Gulliver l'un veut fournir aux riches des rayons de soleil en bouteilles, un autre faire retourner les excréments humains à la nature des aliments dont ils sont tirés, un troisième se propose de bâtir les maisons par le faîte, justifiant sa chimère par l'exemple de l'abeille et de l'araignée ; il y a celui qui prétend faire de la soie avec des toiles d'araignée, celui qui veut abolir tous les mots en portant sur soi toutes les choses dont on veut s'entretenir. La folie socialiste est aussi grande que celle des Académiciens visités par Gulliver, mais elle est autrement dangereuse.

Les socialistes contemporains n'ont apporté au monde aucun dogme durable, et leurs pseudo-découvertes demeurent éternellement confondues par l'histoire, la philosophie, le bon sens. Tous se répètent et ne font que se paraphraser les uns les autres tous aboutissent à une sorte de cannibalisme politique : de même que la vague d'aujourd'hui est la même que la vague d'autrefois, c'est — pour nous servir de l'expression d'un écrivain de grande race qui signe ses admirables articles du pseudonyme d'Ignotus — le même cri contre le rivage il a la note de la tempête éternelle. L'association universelle agricole est un mythe, une chimère, et, si elle a pu prospérer un certain temps au Paraguay, c'est que les Jésuites l'avaient établie sur un sol sans propriétaire, avec un peuple enfant, en lui donnant pour base la religion. Ici même, l'expérience vint démontrer les deux vices capitaux du communisme le despotisme, l'anéantissement de toute énergie individuelle. Les Jésuites avaient habitué les Indiens à une existence toute monotone et uniforme ; leur vie entière n'était qu'une longue enfance. Malgré les conditions favorables où il se trouvait, cet établissement tomba bientôt dans la décadence, et la nouvelle de l'expulsion des Pères fut accueillie avec des cris de joie par leurs administrés, qui ne purent même pas conserver cette culture tronquée, fausse et incomplète à laquelle on les avait initiés. Quant à l'association en général, le premier essai qui en ait été fait remonte à la tour de Babel, et s'il aboutit alors à la confusion des langues, ce fut probablement pour les mêmes raisons qui conduisirent à un résultat pareil les essais de phalanstère tentés sous nos yeux.

La Russie, où la commune rurale, le mir, est en partie distribuée d'après la méthode communiste, est le pays le plus arriéré de l'Europe déjà, le principe de la propriété individuelle fait de larges brèches dans la vieille organisation, et menace de la remplacer intégralement. Aux États-Unis, quelques sectes communistes tentent vainement de gagner des adhérents, d'attirer à elles de nombreux fidèles. M. Hepworth Dixon, qui les a parfaitement décrites, nous les montre végétant, stationnaires, impuissantes à se propager.

En résumé, le socialisme est une des maladies psychologiques de l'humanité, et l'histoire témoigne de cette vérité fondamentale qu'il est l'apanage des nations ignorantes et barbares, peu nombreuses, où domine l'esclavage elle nous apprend aussi que le progrès, la civilisation croissent avec le développement du spiritualisme, de la propriété, de la famille, qu'il ne faut pas s'effrayer outre mesure des dangers actuels du communisme car il a été de tout temps, a produit des maux bien plus graves que ceux d'aujourd'hui, et nous sommes bien mieux armés contre lui qu'autrefois.

Ce n'est pas la propriété qui est le vol, c'est le socialisme qui est le vol il faut faire comprendre à l'ouvrier, au pauvre que le temps et le travail sont sa seule propriété. Qu'il se garde bien de s'imaginer que le capital est une poule énorme qui pond indéfiniment des œufs d'or, dont les riches dissimulent et accaparent le plus grand nombre. Ni la richesse, ni la pauvreté ne se règlent par des décrets l'inégalité est aussi naturelle qu'il est naturel de voir des hommes petits, d'autres grands, d'autres intelligents le capital et le salaire procèdent l'un de l'autre les capitaux ne sont autre chose que des services humains, et la richesse, le bien-être, le luxe ne sont que les moyens, et non le but de la civilisation. On a parlé, on parle encore du droit au travail soit, mais aux risques et périls du travailleur ce que cache la formule socialiste, c'est la prétention de forcer les consommateurs à payer le prix de produits dont ils n'ont que faire ; on veut en un mot rendre la consommation obligatoire. Enseigner à l'ouvrier les lois de l'économie politique, le mettre en garde contre les prédications anarchiques, lui apprendre à ne pas haïr le riche, son bienfaiteur naturel, lui faciliter les moyens d'arriver à la propriété, le ramener vers les campagnes, vers l'agriculture, lui rendre le sentiment religieux, tel est le devoir du gouvernement, telle est la mission des classes élevées. Il faut lui rappeler sans cesse cette belle parole de Franklin qu'on devrait inscrire au seuil de toutes nos écoles : celui qui vous dira que vous pouvez réussir autrement que par le travail et par l'économie, ne l'écoutez pas, c'est un empoisonneur.

Quant au socialisme démagogique et bestial, tel que le conçurent les énergumènes de 1848, de 1871, il faut y porter le fer, la hache et l'extirper violemment. En présence des forfaits hideux qui ont ensanglanté la France, on se souvient du mot d'un historien autoritaire : on ne discute pas plus avec le socialisme que la faux ne discute avec l'épi. Le socialisme de Saint-Simon avait une certaine grandeur, une pureté relative ; il prétendait résoudre les problèmes les plus ardus, il a vulgarisé quelques idées fécondes et salutaires ; le socialisme de 1871, de l'Internationale, c'est la question du cabaret ; là où il y a des âmes et des idées, il ne voit que des chiffres, des estomacs, des outils vivants ; il veut faire une société de castors et d'abeilles. Comme le dit Cormenin, les socialistes ne demandent qu'un bon dîner qui dure par exemple du matin au soir, du 1er janvier au 31 décembre. Mais avec ces hideuses saturnales communistes, la société a su au moins à quoi s'en tenir, elle a vu où devaient la mener les apôtres de l'anarchie, les théoriciens de l'amour libre, de la propriété indivise et du matérialisme pratique elle conservera le souvenir de l'abîme entr'ouvert, nous voulons espérer qu'elle n'y retombera pas.

A côté des réformateurs socialistes, la monarchie de Juillet voyait apparaître des réformateurs religieux l'abbé Châtel entreprit de 1830 à 1833 de fonder une sorte de catholicisme français, dans le but de se faire une position élevée et lucrative. Il s'intitula primat des Gaules, se borna à substituer la langue française à la langue latine dans les cérémonies du culte, et eut quelques adhérents, grâce aux radicaux qui voyaient dans ce schisme un moyen d'accroître le désordre moral mais son influence ne s'exerça que sur les faubourgs et la banlieue de Paris. Le public finit par intervenir, et le nouveau dogme s'éteignit dans l'indifférence et le ridicule.

L'abbé de Lamennais inquiéta bien davantage la religion et le gouvernement : écrivain hors ligne, armé d'une volonté indomptable et dictatoriale, d'une profonde érudition, ce prêtre devait étonner le monde par ses contradictions et les transformations radicales de ses idées. Dans son Essai sur l'Indifférence, il se fait le champion du pouvoir le plus étendu entre les mains des souverains, qu'il place eux-mêmes sous l'autorité du Saint-Siège à ses yeux, la vérité catholique se déduit non-seulement de la révélation, mais encore de l'autorité traditionnelle du genre humain. En 1830 il entreprend de réconcilier la liberté et le catholicisme avec Lacordaire et Montalembert, il fonde le journal l'Avenir pour servir d'organe aux intérêts catholiques unis aux intérêts libéraux. On vit alors, spectacle étrange, deux prêtres et un pair de France prendre l'initiative des questions les plus brûlantes, revendiquer les libertés les plus illimitées, se déchaîner avec une extrême violence contre le pouvoir civil, afin d'assurer la suprématie à la cour de Rome, comme aux temps de Grégoire VII et d'Innocent III. Celle-ci s'effraya de leur hardiesse, elle s'inquiéta de ces doctrines audacieuses prônées par de fougueux amis, et leur infligea un désaveu implicite ; son Encyclique de 1832 appelait la liberté de la presse une liberté funeste, la liberté de conscience une maxime absurde, un délire ; elle qualifiait de crime la résistance au prince. Montalembert et Lacordaire s'empressèrent de se soumettre Lamennais lui-même parut adhérer au jugement du Saint-Siège, et renonça à reprendre la publication de l'Avenir. Sa déférence n'était que nominale, la révolte couvait dans son cœur et son orgueil parlait plus haut que tout le reste. En 1834, parurent les Paroles d'un croyant, véritable Marseillaise biblique, où M. de Lamennais foule aux pieds toute autorité religieuse et politique, proclame les rois, les papes usurpateurs et oppresseurs, et déifie la souveraineté du peuple. Après avoir été plus royaliste que le roi, plus catholique que le pape, l'écrivain devint plus révolutionnaire que les radicaux les plus échevelés ; après avoir tenté de fonder, au nom de l'Évangile, le despotisme universel, il voulut au nom de la liberté, introniser l'anarchie universelle nouveau Pierre l'Ermite de la démagogie, ce hardi tribun sacerdotal s'en est allé par le monde, prêchant partout la grande croisade des peuples contre les rois, donnant ainsi le triste et contagieux exemple d'une magnifique intelligence, d'un noble cœur, pervertis par la haine, la vengeance et l'esprit de domination.

La révolution de 1830 a donné le signal d'une véritable débauche dans la littérature et le théâtre le romantisme devint une des formes du libéralisme révolutionnaire, et contribua à augmenter le désordre des idées ; le roman réformateur et socialiste donna la réplique aux hallucinations de Fourier, des disciples de Saint-Simon. Le théâtre mit en scène et tourna en dérision les plus augustes cérémonies du culte, les croyances les plus vénérables il tonna contre le mariage, justifiant l'adultère et la prostitution il revêtit de toutes les vertus les déshérités de la fortune, attribuant tous les vices, tous les crimes, toutes les turpitudes, aux classes aisées. Des écrivains de génie, Victor Hugo, A. Dumas, George Sand se laissaient entraîner à ces écarts, à ces débordements funestes, et fondaient une sorte d'anarchie littéraire.

Ainsi la Révolution frappait à coups redoublés sur la société, sur le gouvernement ; le Parlement lui-même, les Chambres subissaient trop souvent la contagion. Les élections générales qui avaient eu lieu dans le courant de l'année 1831 ne semblaient pas avoir établi une majorité décidée en faveur de Casimir Périer, qui fut sur le point de quitter le pouvoir à la suite d'un vote douteux ; heureusement, il reprit sa démission, en apprenant que le roi de Hollande entrait en Belgique. Bientôt d'ailleurs, cette même chambre qui un instant avait hésité, devait se discipliner, et prêter au premier ministre le concours d'une majorité persévérante et fidèle. Le vote de l'adresse en réponse au discours de la couronne, témoignait de la confiance du Parlement ; malgré les interpellations tumultueuses et passionnées de l'opposition, Casimir Périer obtenait toujours des crédits et des votes favorables. D'accord avec le gouvernement, la Chambre fixa le budget à la somme d'un milliard, 166 millions 618.270 francs ; elle approuvait la politique extérieure, et dotait le pays d'une excellente loi sur le recrutement de l'armée.

Le Parlement eut à s'occuper de trois graves questions spéciales qui méritent notre attention particulière ; la Charte avait renvoyé à une session ultérieure l'organisation de la pairie et la fixation de la liste civile de plus la Chambre se trouvait saisie par un de ses membres d'une proposition relative au bannissement de la branche aînée des Bourbons.

Casimir Périer sentait profondément combien le maintien de l'hérédité importait à la royauté de Juillet, à la grande cause de l'ordre et de la conservation sociale ; mais il devait tenir compte des instincts, des répulsions de la majorité, du pays légal. L'hérédité était alors condamnée par le sentiment populaire, par la garde nationale, par un courant d'opinion irrésistible la plupart des députés avaient été élus sous la condition formelle de voter contre elle ; par faiblesse, par conviction, par entraînement, les conservateurs dévoyés, désorientés, s'associaient aux efforts du parti révolutionnaire. C'était un de ces engouements familiers à la France, une de ces aversions aveugles dont nous citerons d'autres exemples. La question était donc perdue d'avance, et Casimir Périer se crut obligé de présenter lui-même le projet qui rendait la pairie viagère. Ce fut au milieu de ses succès contre l'anarchie, la part de mauvaise fortune de ce grand citoyen, qu'emporté par l'urgence de la résistance matérielle, il fut en même temps entraîné en matière d'institutions et de lois politiques, à de fâcheuses concessions. Il en éprouvait un profond chagrin, car son esprit qui s'élevait de jour en jour au-dessus même de sa situation, sentait fortement la nécessité d'une politique conséquente, qui rétablît l'ordre par les institutions permanentes de l'État, comme par les actes quotidiens du pouvoir et, ne suffisant pas aussi bien à l'une qu'à l'autre tâche, il se plaignait quelquefois de ses amis et de son sort, aussi triste que s'il n'eût pas réussi à refouler le flot de l'anarchie, ce qui était sa mission propre et son glorieux dessein. Tristesse digne d'une grande âme. L'hérédité de la pairie avait eu pour défenseurs sous la Restauration des libéraux avancés, tels que Manuel et Benjamin Constant ; de grands orateurs, MM. Royer-Collard, Guizot, Thiers, la soutinrent avec une éloquence entraînante, avec une grande puissance de raisonnement, devant la Chambre des députés de la royauté de Juillet : L'hérédité de la pairie, disait Royer-Collard, n'est pas une question de raison, c'est une question de révolution, car il s'agit de changer au nom de la volonté populaire non-seulement la forme, mais le fond même de notre gouvernement. Avec l'hérédité, périt la pairie, avec la pairie peut-être la royauté héréditaire, et dans la République même, le principe de la stabilité, de la dignité, de la durée. La nécessité de deux chambres est admise. Il est admis aussi, que pour être deux, elles doivent être d'origine diverse, sans quoi une cloison au milieu de cette salle résoudrait parfaitement le problème numérique de deux chambres. — Il est permis d'en appeler du parterre en tumulte au parterre attentif, de la souveraineté du peuple à une autre souveraineté, la seule qui mérite ce nom, souveraineté supérieure aux peuples comme aux rois ; souveraineté immuable et immortelle comme son auteur ; je veux dire la souveraineté de la raison, seul législateur véritable de l'humanité... L'hérédité de notre pairie est une bonne ou une mauvaise institution, c'est uniquement de quoi il s'agit. Est-elle mauvaise, fût-elle d'hier, il faudrait l'abolir ; mais si l'institution est salutaire, ne lui demandez pas d'où elle vient, ni sous quel astre elle est née. Qu'importe qu'elle ait précédé la révolution de Juillet ? Tant mieux ; comme le chêne, elle se sera affermie dans la tempête. Puis dans ce style magnifique et grandiose dont il a emporté le' secret, l'orateur revenait sur la souveraineté du peuple, sur ses dangers, ses abus ; il faisait l'autopsie morale, l'analyse rigoureuse du gouvernement représentatif qu'il définissait ainsi : Le plus bel ouvrage de l'homme, divers selon lés temps, les lieux, les mœurs, l'état variable des sociétés, et dans sa diversité toujours le même, parce qu'il n'est autre chose que cette belle théorie de Platon en action, la justice organisée, la raison vivante, la morale armée. Il montrait que l'hérédité n'est pas seulement la meilleure loi et la plus libérale, qu'elle est la loi nécessaire de la pairie, que sans elle on tombe dans la démocratie royale, et pour combien de temps. Deux fois la démocratie a siégé en souveraine dans notre gouvernement ; c'est l'égalité politique qui a été savamment organisée dans la constitution de 1791 et dans celle de l'an III ; certes, ni les lumières ne manquaient à leurs auteurs, ni les bonnes et patriotiques intentions, je le reconnais. Quels fruits ont-elles portés ? Au dedans l'anarchie, la tyrannie, la misère, la banqueroute, le despotisme ; au dehors une guerre qui a duré plus de vingt ans, qui s'est terminée par deux invasions et de laquelle il ne reste que la gloire de nos armes. C'est, messieurs, que la démocratie dans le gouvernement est incapable de prudence ; c'est qu'elle est de sa nature, violente, guerrière, banqueroutière. Avant donc de faire un pas décisif vers elle, dites, dites un long adieu à la liberté, à l'ordre, à la paix, au crédit, à la prospérité.

Royer-Collard avait transporté la question sur le terrain de la métaphysique politique, MM. Thiers et Guizot l'étreignirent de plus près, et répondirent d'une façon plus vive, plus directe à l'argumentation de leurs adversaires. Le premier réfuta d'abord cette accusation banale intentée au principe héréditaire de constituer une aristocratie, un privilège contraire aux intérêts généraux ; il montra qu'en France, toute la réforme est consommée, puisque la nuit du 4 août 1789 a renversé tous les privilèges et anéanti tous les intérêts aristocratiques il montra qu'un corps héréditaire, dépositaire de la tradition devenait nécessaire à proportion des progrès de la liberté : La Chambre des pairs d'Angleterre a déployé autant de talent que la Chambre des Communes, et chez nous-mêmes, soyons justes, ayons le courage de l'être, la Chambre des pairs a présenté des discussions aussi belles, aussi libérales que la Chambre des députés... Pour qu'une seconde chambre soit quelque chose, il faut qu'elle représente un autre intérêt que la chambre élective. A cette condition seulement, elle n'en est pas une répétition inutile ; si elle se borne à corriger nos lois, à perfectionner notre travail, elle ne forme qu'un double emploi. Il y a dans les sociétés deux sortes d'intérêts l'intérêt de la stabilité et l'intérêt du progrès. Il s'agit de les combiner ensemble et de les représenter tous deux dans les chambres. L'intérêt que représente la pairie est l'intérêt de stabilité l'hérédité est seule capable de lui donner une force durable.

La nouvelle royauté, reprenait Guizot, étant d'ordinaire révolutionnaire, avait besoin d'appuis pour qu'elle pût s'enraciner dans notre sol l'hérédité de la pairie pouvait seule donner à la seconde chambre une existence libre et en dehors de toutes les influences, soit qu'elles vinssent de l'élément électif, soit qu'elles vinssent de la royauté. Seule, l'hérédité pouvait créer un certain nombre de situations permanentes et fixes, vivant dans la sphère du gouvernement, n'ayant pas les intérêts personnels, les passions personnelles qui animent celui-ci dans sa lutte contre l'élément démocratique. Ce dont on avait besoin, c'était de trouver dans la société des hommes qui en fissent habituellement, naturellement, leur étude, leur état, leur profession, comme d'autres font leur état de la jurisprudence, du négoce, de l'agriculture, et de toutes les carrières. A cette objection que le vœu national repoussait l'hérédité, il répondait que les peuples libres se trompent comme les autres il rappelait la croyance de ceux qui en 1830 voulaient la mort des ministres de Charles X, et qui plus tard ont senti l'inopportunité d'un acte semblable ; puis l'opinion qui voulait secourir la Pologne, mesure reconnue depuis impossible, dangereuse pour la France, inutile pour la Pologne même.

Les partisans de l'hérédité avaient mille fois raison d'affirmer que celle-ci crée une véritable école normale de grands citoyens, d'hommes d'État habitués dès l'enfance à voir loin et de haut, de citer l'exemple de l'Angleterre, de dénoncer les abus qu'offrait la suprématie absolue de la Chambre des députés, de vouloir opposer une digue aux empiétements de la démocratie, de chercher à empêcher qu'on n'isolât de plus en plus la royauté, qu'on ne la séparât sans retour de toute une classe éminente de la société. Et quelle leçon Louis Blanc ne donne-t-il pas à l'opposition, aux adversaires de la pairie, lorsqu'il leur demande ironiquement s'ils ont compris qu'au nom des principes invoqués par eux-mêmes, on réclamerait un jour l'abolition de l'hérédité dans l'ordre social, lorsque, avec sa haine clairvoyante, il se réjouit de l'atteinte irréparable portée à l'idée monarchique ? Mais la majorité se préoccupait surtout des préjugés de parti, de ses électeurs, et prenait plus d'intérêt à l'égalité qu'à la liberté elle se contenta de repousser le système d'un sénat électif, vota l'abolition de l'hérédité, consacra le principe de la nomination de pairs viagers par le roi dans son vertige de libéralisme, elle crut n'avoir pas assez fait et s'empressa d'entourer de restrictions la prérogative royale, en déclarant que les pairs devraient être choisis parmi certaines catégories de notables et de fonctionnaires. Pour que la Chambre des pairs ratifiât elle-même sa déchéance, Casimir Périer dut modifier sa majorité et nommer 36 nouveaux pairs. La bourgeoisie crut avoir remporté une victoire sur la royauté et l'aristocratie ; elle se trompait elle avait livré une de ses positions les plus importantes à la Révolution ; comme l'a écrit Louis Blanc, sa ruine était cachée dans son triomphe.

Au sujet de la proposition Bricqueville relative à la branche aînée des Bourbons, les députés se laissèrent encore guider par d'étroites passions et des préjugés mesquins. Au bannissement perpétuel, ce projet donnait pour sanction la peine de mort, et, en prescrivant la vente de tous les biens appartenant à la famille exilée, il aboutissait à une confiscation indirecte. Il fut voté avec des modifications considérables et des amendements qui adoucissaient son caractère cruel. Mais la générosité, le patriotisme, la raison d'État auraient dû détourner la Chambre d'une telle mesure. M. de Martignac, presque mourant, vint combattre à la tribune, avec une douloureuse et pathétique éloquence, cette proposition que sa raison condamnait, que son cœur repoussait. — Un de vos orateurs, ajoutait-il, le disait naguère, la proscription absout ; eh bien, ce mot profond a jugé votre loi. Qu'un de ces bannis que votre proposition proscrit, soit conduit en France par la fatalité, et qu'il y cherche un asile qu'il aille frapper à la porte de l'auteur même de la proposition ; que cette porte s'ouvre, que le proscrit se nomme, et moi je lui réponds d'avance de sa sûreté. C'est un grand mal dans un pays quand la loi ordonne ce que l'honneur défend. En France, c'est toujours la loi qui succombe. Tout récemment, deux membres de la famille Bonaparte, la reine Hortense et son fils, s'étaient rendus à Paris, et malgré la loi de 1816 qui plaçait la sanction de la mort à côté de l'infraction au bannissement, ils s'étaient adressés au roi, au premier ministre, pour obtenir sûreté et protection ce dernier l'avait reconnu à la tribune, et personne ne l'avait blâmé d'avoir osé violer la loi.

La proposition Bricqueville était inutile ; car le gouvernement était armé d'une force suffisante avec ses pouvoirs de haute police, et il était évident qu'avec un prince généreux et clément comme Louis-Philippe, elle demeurerait à l'état de lettre morte. N'y avait-il pas déjà assez de sang dans nos codes ? N'était-ce pas une prétention inique, de vouloir frapper toute une race pour la faute d'un seul ? Ne devait-on pas songer aussi à la royauté présente ? On déclarait celle-ci inviolable et l'on déchaînait la haine et l'exécration contre une autre royauté, comme si la logique populaire savait s'arrêter en chemin et distinguer. En proscrivant, en insultant la branche aînée des Bourbons, on atteignait aussi Louis-Philippe on l'injuriait dans sa race, dans son sang, on lui demandait un cruel sacrifice. En 1688, l'Angleterre avait chassé et remplacé Jacques II par son gendre et sa fille, mais elle s'était bien gardée de poursuivre le prince exilé au delà des mers, d'attrister ainsi la puissance de ses élus. Elle n'entendait pas les couronner d'une main et les blesser de l'autre, les affaiblir les humilier, les isoler par cela même ; elle aurait craint de s'affaiblir soi-même ; elle savait qu'humilier les trônes, c'est rendre trop faciles la fantaisie et la puissance de les renverser.

Les débats au sujet de la liste civile ne firent qu'accuser d'une façon plus éclatante l'insuffisance et l'inexpérience politique de la Chambre des députés. Un premier projet élaboré par M. Laffitte portait la liste civile à 18 millions ; sous le ministère de Casimir Périer, elle se trouva réduite à 12 millions, le domaine de la couronne fut restreint, le principe de l'apanage écarté, les dotations rendues éventuelles et subordonnées au cas où le domaine privé du roi ne pourrait suffire à assurer le sort des princes de la famille royale. La loi votée le 2 mars 1832 ne témoignait que trop des préoccupations de la majorité, égarée, intimidée par les déclamations de la presse, les menaces des émeutiers parisiens, les pamphlets du vicomte de Cormenin. La discussion manqua de grandeur et d'élévation : on voulait un gouvernement à bon marché on sait l'influence de certains mots en France, celui-là fit fortune et tint lieu de raison, d'équité, de bon sens. La question politique fut subordonnée à la question économique. Pour ajouter à ce triste spectacle, une querelle toute byzantine s'éleva, au cours des débats, à propos du mot sujets employé par le comte de Montalivet. Ce fut une véritable tempête dans un verre d'eau ; l'opposition soutint que la Chambre ayant fait la royauté, il n'y avait plus de sujets, qu'on tentait une contre-révolution, M. Mauguin demanda qu'on livrât les parcs royaux à l'agriculture il est vrai, que, sous la Convention, on avait fait labourer les Tuileries pour y planter des pommes de terre destinées à la nourriture du peuple. Tout cela était puéril et mesquin. Ne fallait-il pas que le prince fût entouré des mêmes respects que les chefs des autres nations ? Ne fallait-il pas qu'il devînt le protecteur éclairé des arts, qu'il pût développer, encourager le commerce, l'industrie, subvenir aux demandes qui l'assaillaient de toutes parts ? Ne fallait-il pas accréditer cette royauté nouvelle, lui donner la force et le relief nécessaires, lui accorder les éléments comme les signes d'une solide et longue durée ! Et pourtant, on disputa, on marchanda avec elle comme avec un entrepreneur avide et rusé dont les demandes sont suspectes et dont on s'applique à réduire les bénéfices. On sembla traiter avec elle à forfait, on la réduisit à la portion congrue, on l'apprécia, pour ainsi dire, à livres, sous et deniers ; la dotation, épluchée article par article, comme un compte de cuisinière, avec une lésinerie presque sordide, descendit à peu près au tiers de ce qu'elle était sous la Restauration, sous Napoléon Ier. On oubliait qu'on ne met pas impunément au rabais le gouvernement d'une grande nation, que les millions votés en faveur d'un prince intelligent et généreux sont comme les grains de blé que le cultivateur sème : ils se multiplient, et par une sorte de miracle économique, retournent au peuple, lui rendant ces biens inestimables, cette moisson morale qu'on appelle la tranquillité, la paix, la confiance. Cet argent bien employé porte et reporte la vie du centre aux extrémités, il a toute l'utilité de l'impôt qui permet à l'État les grandes initiatives, les entreprises générales que l'industrie privée n'oserait pas aborder. L'avenir s'est chargé de justifier Louis-Philippe d'accusations injustes, de calomnies grossières, et nous aurons à revenir sur l'emploi magnifique qu'il a fait de sa fortune et de sa liste civile. En 1832 on marchait de méprise en méprise, de malentendu en malentendu. Voilà comment, écrit avec justesse M. de Salvandy, la machine de l'autorité est démontée pièce à pièce par des gens de bonne foi qui croient vouloir la monarchie, mais la veulent à la fois impuissante, bourgeoise, vêtue 'de gros drap, tout ce qu'elle ne peut pas être, tout ce qu'il faut qu'elle ne soit pas pour rester tutélaire et durable en restant respectée. Elle n'est pas possible à ces conditions précisément parce qu'elle leur plairait ainsi, parce qu'ils se sentiraient à l'aise auprès d'elle, parce qu'ils seraient avec elle bras dessus, bras dessous, parce qu'ils pourraient la renverser d'un coup d'épaule au premier caprice. L'important n'est pas qu'elle plaise, mais qu'elle impose. La légitimité ôtée, ôtez-lui la puissance et le respect, que lui reste-t-il ? Mais une commune inconséquence est celle qui consiste à ne pas vouloir les moyens du but qu'on se propose d'atteindre, de consacrer un principe et de renier ses prémisses nécessaires, ses indispensables corollaires ; les députés y tombaient malheureusement ; ils voulaient sincèrement un roi, et lui refusaient ses moyens d'existence et d'éclat.

Soudain, un terrible fléau imprima une diversion violente aux agitations de la politique, absorba les habitants de la capitale venu d'Asie, après avoir porté ses ravages au loin, dans toutes les directions, le choléra-morbus éclata à Paris le 26 mars 1832. Bientôt il y régna en maître absolu, et ses progrès furent si rapides que le 9 avril ou constata le chiffre effroyable de 861 décès cholériques. Un silence de mort planait sur l'immense ville un sérieux de pierre était empreint sur toutes les figures et la capitale de la gaieté, de l'esprit, de l'entrain semblait devenue le séjour de l'anxiété, de l'épouvante, de la désolation. Dans les rues, on ne voyait plus que des convois funèbres, et le mal en était arrivé à ce point qu'on emportait les morts dans les fiacres et dans les grandes voitures qui servent pour les déménagements. Elles parcouraient les rues, écrit Heine, comme des omnibus de morts, quêtant de maison en maison les cadavres, et les emportant par douzaines au champ de repos. Au mal réel vinrent s'ajouter des maux imaginaires qui produisirent de déplorables férocités on avait répandu le bruit d'empoisonnements mystérieux, et le peuple affolé se persuada que des malfaiteurs répandaient du poison dans tous les comestibles, aux marchés de légumes, aux boulangeries, chez les marchands de vins, chez les bouchers. L'étrangeté, l'invraisemblance de ces fables les accréditaient davantage encore au sein de la foule une ordonnance du préfet de police, imprudente, mal rédigée, vint constater d'une manière officielle ces absurdes appréhensions, ces affreuses rumeurs qui se propagèrent avec une rapidité électrique. D'horribles meurtres furent commis sous l'impression de cette maladie d'imagination on fouillait, on arrêtait les personnes qui avaient l'air suspect, et malheur à elles, si l'on trouvait dans leurs poches quelque chose d'équivoque le peuple se précipitait dessus comme un animal sauvage. Plusieurs furent massacrées avec des raffinements de cruauté inouïe, d'autres reçurent des blessures dangereuses bien entendu, on n'avait affaire qu'à des innocents, et les poudres suspectes trouvées entre leurs mains n'étaient en réalité que du camphre, des chlorures, des préservatifs contre le choléra. Et comme si le grotesque devait côtoyer sans cesse le sinistre, on vit alors éclater une émeute de chiffonniers. La police, ne voulant plus que la boue stationnât dans les rues, afin d'éviter les miasmes méphitiques et les émanations pestilentielles, ordonna le nettoiement à l'entreprise, et des dispositions furent prises pour que les ordures fussent immédiatement emportées hors de la ville et déposées en rase campagne. Mais les chiffonniers protestèrent avec violence, prétendant que leur industrie se trouvait paralysée, que celle-ci était un droit sanctionné par la prescription leurs réclamations n'ayant pas été admises, ils se soulevèrent, et cette émeute, la plus repoussante de toutes, dut être réprimée par la force.

Malgré ces tristes épisodes, l'attitude de la population parisienne fut, en général, digne et convenable les pouvoirs publics ne cessèrent point de fonctionner, de donner l'exemple du courage et du dévouement ; la charité chrétienne accomplit ses miracles habituels. Dans ce temps de désolation, la famille royale ne songea pas un instant à quitter Paris elle se prodigua, toujours héroïque, toujours prête à secourir toutes les infortunes, à braver le danger. Au plus fort de la crise, le roi voulut aller dans les hôpitaux avec le président du conseil visiter les malades, afin de ranimer les esprits abattus, de leur rendre cette confiance, cette vigueur morale qui est peut-être encore le meilleur remède contre le choléra. Les ministres s'opposèrent à cette visite, et le duc d'Orléans offrit et obtint de la faire à sa place. Le premier avril, il se rendit à l'Hôtel-Dieu accompagné de Casimir Périer, il passa plusieurs heures au chevet des malades, distribuant de lit en lit des paroles consolatrices et compatissantes, prenant la main aux cholériques pour les rassurer contre leurs horribles souffrances, discutant avec une entière liberté d'esprit la question de savoir si le choléra était ou non contagieux douze malades environ expirèrent en sa présence, sous ses yeux, pendant cette longue et périlleuse visite.

Quelques jours après, Casimir Périer, déjà souffrant auparavant, tombait gravement malade il ne devait plus se relever. Semblable à cet empereur romain qui travaillait sur son lit de mort, il conservait tout son courage, attentif jusqu'au dernier soupir aux intérêts de la France, toujours brûlant de cette noble passion pour la chose publique qui avait altéré et ruiné sa santé. Quand son esprit se portait sur les affaires de l'intérieur, il exprimait pour l'ordre social, surtout pour la propriété, première base de l'ordre social, les plus vives alarmes, ne se faisant aucune illusion sur la valeur de ses succès contre l'anarchie, et sachant bien que s'il avait arrêté la ruine de l'ordre, il n'avait pas assuré sa victoire j'ai les ailes coupées, disait-il, je suis bien malade, mais le pays est encore plus malade que moi. Il expira le 16 avril 1832, le même jour qu'un autre illustre Français, M. Cuvier, au moment où le choléra commençait à s'apaiser. Sa mort fut l'objet des regrets unanimes de tous les bons citoyens ses obsèques attirèrent une foule immense, toutes les légions de la garde nationale voulurent y être représentées, une souscription nationale fit élever à ses restes un magnifique mausolée. Pour compléter sa gloire, pour rendre plus manifeste la grandeur des services rendus par Casimir Périer, les factions firent éclater une joie impie et cynique à la nouvelle de ce deuil public, et le 20 avril, le journal la Tribune osa écrire qu'il y aurait illumination générale à la prison de la Force, où se trouvaient détenus quelques révolutionnaires.

Non, sans doute, le héros de la cause de l'ordre n'avait pas désarmé, vaincu sans retour la démagogie. Il y a deux sortes d'anarchie l'anarchie des institutions, des principes qui produit fatalement ses résultats, mais en quelque sorte à longue échéance puis l'anarchie matérielle, qui procède d'une situation accidentelle, d'une crise révolutionnaire, qui amène des désordres incessants et quotidiens. Homme de circonstance et de lutte, Casimir Périer avait, par la vigueur de ses attaques, par la promptitude de sa répression, déconcerté et intimidé cette dernière, mais pas plus que l'homme, pas plus que les individus, les gouvernements ne sauraient arriver à la perfection. Eux-mêmes sont issus des entrailles de la nation et ne peuvent faire violence d'une manière indéfinie à ses instincts, à ses préjugés, à ses habitudes. Casimir Périer avait souvent dû faire la part du feu ; il ne pouvait se flatter de terrasser cet esprit révolutionnaire dont nous avons parlé, ce choléra démocratique dont la France était infestée en 1832. Chaque jour suffit à sa tâche sa besogne avait consisté à pratiquer puissamment la politique de la paix, à faire face au péril permanent de l'émeute, à combattre l'ennemi visible, direct, présent, à lutter contre lui avec les seules armes de la légalité. Il eut la gloire de satisfaire, de conquérir le public français et européen, de se survivre à lui-même dans-son œuvre, de constituer d'une manière inébranlable une majorité conservatrice, de fonder en un an la politique du règne tout entier. Il apparut à ses concitoyens reconnaissants comme un ministre de première grandeur l'histoire, ce juge suprême, a recueilli cet équitable témoignage et classé Casimir Périer dans le Panthéon des hommes d'État et des grands citoyens.

 

 

 



[1] Voir sur les Sectes Socialistes les excellents ouvrages de MM. Louis Reybaud, Alfred Sudre, Blanqui ; les remarquables études de MM. de Loménie, Granier de Cassagnac et Paul Janet.