HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 A 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VII. — LA FONDATION DU ROYAUME DE BELGIQUE.

 

 

Casimir Périer ; son caractère, sa politique ; son discours du 18 Mars. — Le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Son élection par le congrès national ; traité des Dix-huit articles ; la campagne des Dix jours. Le traité des Vingt-quatre articles. Guillaume Ier refuse d'y accéder. Résultats de la création du royaume de Belgique. — L'amiral Roussin force l'entrée du Tage et dicte à Don Miguel les volontés de la France. Les niaiseries diplomatiques de l'opposition. Le Saint-Siège et les Légations ; le Mémorandum des puissances ; insuffisance des réformes de Grégoire XVI ; l'expédition d'Ancône. Attitude énergique de Casimir Périer.

 

L'homme qui présidait le nouveau ministère n'était ni un philosophe politique, ni un doctrinaire à la manière du duc de Broglie il avait peu de goût pour les théories spéculatives et pour les abstractions ; s'il avait figuré sous la Restauration comme un des champions les plus intrépides de la liberté constitutionnelle, rien jusqu'alors ne révélait cette haute vocation d'homme d'État, ces aptitudes extraordinaires qui l'ont désigné à la postérité comme un grand ministre. Semblable à la déesse qui sortit du cerveau de Jupiter armée de pied en cap, Casimir Périer quitte l'opposition en 1830, et presque sans aucune transition, apparaît dans le champ de bataille de la politique, revêtu de cette volonté formidable, de ce génie intuitif et primesautier qui formaient son apanage exclusif. Il avait, dit Royer-Collard, reçu de la nature la plus éclatante des supériorités, un caractère énergique jusqu'à l'héroïsme, avec un esprit doué de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l'art de gouverner. Sa haute stature, sa mâle et noble figure, son œil étincelant n'étaient que le reflet d'une âme puissante, altière et dominatrice. On eût dit qu'il avait toujours commandé, tant sa force pénétrait ses inférieurs, ses égaux, ses collègues. En dépit d'une opposition frondeuse, presque factieuse, dont le nombre, la complicité directe ou indirecte avec la démagogie parisienne augmentaient encore l'audace et l'acharnement, il sut former, discipliner une majorité, et la faire manœuvrer comme un bataillon. Avec sa raison froide et sa nature passionnée, il agissait comme un aimant sur ces députés incertains, indécis, trop souvent tiraillés en sens contraire. Sans doute il avait les défauts de ses qualités, et l'on eût pu récriminer sur son caractère trop hautain, susceptible, défiant et impérieux à l'excès. Il me manque bien des choses, disait-il lui-même, mais j'ai du cœur, du tact et du bonheur. Profondément pénétré des idées d'ordre et d'autorité, il restait aussi libéral et éclairé jamais il ne proposa de lois d'exception il voulut gouverner, il gouverna avec la Charte, toute la Charte, rien que la Charte. Sa politique n'était autre que celle du roi, des Guizot, des Molé, des de Broglie mais le premier depuis 1830, il arbora nettement le drapeau de la résistance, affirmant sa volonté absolue de remettre la société ébranlée sur ses bases naturelles, de ramener l'unité dans le ministère, dans l'administration, le calme dans les rues et dans les esprits, de contenir et rassurer l'Europe, sans lui céder ; le premier il sut apporter à la froide raison d'État l'appui de la conviction et de l'enthousiasme. On a dit avec vérité qu'il gouvernait à la tribune il se servait aussi du Moniteur pour expliquer ses actes, démentir l'erreur ou la calomnie lui-même se consolait parfois de ses déceptions avec cette pensée qu'il exprimait à ses amis après tout, j'ai le Moniteur pour enregistrer mes actes, la tribune des Chambres pour les expliquer, et l'avenir pour les juger. Ce Richelieu parlementaire faisait ployer sous son joug d'airain tous ses collègues le maréchal Soult, cette grande épée, subissait son ascendant le 18 Mars, il forçait les ministres de la guerre, des finances et de la justice, à monter après lui à la tribune, pour y témoigner sans réserve de leur adhésion au programme qu'il venait de tracer. Il prenait connaissance avant Louis-Philippe de toutes les dépêches télégraphiques, réunissait souvent chez lui, hors de la présence du roi, le conseil des ministres, le faisait constater au journal officiel, et ne permettait pas que le duc d'Orléans, suspect de préférence pour Laffitte, assistât aux séances. Le chef de l'État lui-même s'inclinait devant ce ministre-roi, et il lui en coûtait beaucoup, car il aimait à gouverner, et à paraître gouverner. Ces deux hommes dont le génie était si différent, ne pouvaient guère se convenir leurs rapports ne furent jamais ni faciles, ni confiants ; ils comprirent toutefois qu'ils poursuivaient un but commun, le triomphe de la politique conservatrice, et la nécessité les rapprocha, tandis que leurs affinités électives, leurs prétentions les tenaient plutôt éloignés l'un de l'autre. Ils s'unissaient sans se plaire, écrit Guizot, et se supportaient mutuellement dans le sentiment d'une même intention et d'une commune nécessité. Dans ce singulier mélange d'accord et de lutte, c'était le roi qui cédait le plus souvent, et qui pourtant gagnait peu à peu du terrain, comme le plus calme et le plus patient. Il parvint à acquérir sur son puissant ministre une véritable influence, dont, plus tard, il s'applaudissait en disant : Périer m'a donné du mal, mais j'avais fini par le bien équiter. Expression plus piquante que prudente, que le roi, en tout cas, aurait mieux fait de ne jamais employer, et dont il fit bien de ne se servir qu'après la mort de M. Casimir Périer, car elle l'eût blessé, si elle fût parvenue à ses oreilles, ce qui probablement n'eût pas manqué.

Dès le 18 Mars, cinq jours après la formation de son ministère, Casimir Périer montait à la tribune, et, demandant un vote de confiance, expliquait en ces termes la politique à laquelle il allait se dévouer corps et âme : Le respect de la foi jurée, le respect du droit, voilà le principe de la révolution de Juillet, voilà le principe du gouvernement qu'elle a fondé. Car elle a fondé un gouvernement et non pas inauguré l'anarchie ; elle n'a pas bouleversé l'ordre social, elle n'a touché que l'ordre politique ; elle a eu pour but l'établissement d'un gouvernement libre mais régulier. Ainsi la violence ne doit être ni au dedans ni au dehors le caractère de notre gouvernement au dedans tout appel à la force, au dehors toute provocation à l'insurrection est une violation de son principe. Voilà la pensée, voilà la règle de notre politique étrangère... A l'intérieur notre devoir est simple nous n'avons point de grande expérience constitutionnelle à tenter. Nos institutions ont été réglées parla Charte de 1830. Il faut que l'ordre soit maintenu, les lois exécutées, le pouvoir respecté. C'est d'ordre légal et de pouvoir que la société a besoin, car c'est faute d'ordre et de pouvoir qu'elle se laisse gagner par la défiance, source unique des embarras et des périls du moment. Il importe au repos et surtout à l'honneur de la France qu'elle ne semble pas aux yeux de l'univers, une société dominée par la violence et la passion. La politique étrangère se lie en effet à la politique intérieure. Pour l'une et l'autre, le mal et le remède sont les mêmes. Le mal, c'est encore la défiance. On voudrait amener la France à se défier de l'Europe et l'on cherche à répandre que l'Europe se défie de notre révolution. S'il en était ainsi, l'Europe se tromperait et ce serait à la France et à son gouvernement de l'en convaincre... Le principe de non-intervention a été posé ; nous le pratiquerons pour notre propre compte, nous le professerons en toute occasion. Est-ce à dire que nous nous engageons à porter nos armes partout où il ne sera pas respecté ? Messieurs, ce serait une intervention d'un autre genre, ce serait renouveler les prétentions de la Sainte-Alliance... L'intérêt ou la dignité de la France pourraient seuls nous faire prendre les armes. Nous ne cédons à aucun peuple le droit de nous forcer à combattre pour sa cause, et le sang des Français n'appartient qu'à la France.

Et, subjuguée par ce langage précis et fier, par cette loyauté irrésistible, par cette puissante raison, la Chambre applaudissait et témoignait sa confiance à Casimir Périer en votant la loi sur les attroupements, en lui accordant un crédit éventuel de cent millions.

Tel était l'homme qui allait fonder les assises de la nouvelle royauté sa politique devait triompher sur sa tombe pendant seize ans elle donna la paix, la liberté à la France et c'est pour avoir un jour faibli, cédé au désordre que la monarchie de Juillet devait s'écrouler. Nous avons essayé de donner une appréciation générale du caractère, de la politique de Casimir Périer, de sorte que l'histoire du ministère du 13 Mars et de notre pays découle naturellement des prémisses que nous avons posées de même dans un opéra, l'ouverture contient le germe et la synthèse des actes suivants, ainsi l'attitude du président du conseil devant l'Europe, devant l'émeute, devant les Chambres, s'explique tout entière par le programme qu'il a lui-même tracé, et pour la réalisation duquel il va combattre le bon combat, user sa santé et sa vie.

Trois grandes questions extérieures occupèrent le ministère du 13 Mars ; outre .la Pologne dont on a déjà parlé dans le chapitre précédent, les affaires de Belgique, de Portugal, d'Italie, fournirent à Casimir Périer l'occasion d'affirmer, de pratiquer son système d'une manière éclatante.

On se rappelle que le refus de Louis-Philippe d'accepter la couronne de Belgique pour le duc de Nemours avait fait retomber celle-ci dans le provisoire, que ses rapports s'étaient envenimés de plus en plus avec la Hollande, et que la guerre devenait imminente entre les deux pays. A côté de la guerre extérieure, la guerre civile menaçait d'éclater l'autorité du régent n'était guère reconnue, la populace des grandes villes s'agitait, libre de tout frein, se laissant aller à ses penchants naturels, au pillage, à l'incendie.

Le Congrès ne se montrait guère plus sage, et inclinait de plus en plus vers une politique romanesque et violente on y parlait avec arrogance de la France, de la Conférence de Londres, on menaçait de recourir aux armes et l'enthousiasme des Belges était à la hauteur de leurs illusions. Irrité de cette conduite, le prince de Talleyrand proposait des projets de morcellement dans lesquels la France aurait eu la meilleure part, et les plénipotentiaires des autres puissances se demandaient avec lui si ce n'était pas là le meilleur expédient pour en finir avec d'intolérables prétentions. Les ministres du régent, MM. Lebeau, Nothomb et Devaux, sentirent qu'il fallait courir au plus pressé, que la solution du problème monarchique devenait l'affaire urgente on devait fonder un gouvernement national, fonder une dynastie qui pût être adoptée par la politique européenne, qui légitimât de prime abord la jeune révolution en la vieillissant, en la réconciliant' avec la Conférence et les grandes puissances, qui inspirât confiance à celles-ci. De concert avec lord Palmerston et Louis-Philippe, ils mirent en avant la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg. Ce prince qui était vraiment désigné au choix de la fortune, monstratus fatis, avait déjà refusé le trône de Grèce dans les termes les plus honorables pour lui. Il avait été mêlé, soit comme militaire, soit comme négociateur, aux grands événements du début du siècle, et connaissait parfaitement l'Europe diplomatique sa haute capacité, son instruction sérieuse et approfondie faisaient de lui le candidat le plus propre à remplir la situation difficile où il allait se trouver. Ses premières paroles aux envoyés belges le peignent tout entier toute mon ambition, leur dit-il, est de faire le bonheur de mes semblables ; jeune encore, je me suis trouvé dans tant de positions singulières et difficiles, que j'ai appris à ne considérer le pouvoir que sous un point de vue philosophique ; je ne l'ai désiré que pour faire le bien, et un bien qui me reste. Si certaines difficultés politiques qui me semblaient s'opposer à l'indépendance de la Grèce, n'avaient surgi, je me trouverais maintenant dans ce pays, et cependant je ne me dissimulais pas quels auraient été les embarras de ma position. Je sens combien il est désirable pour la Belgique d'avoir un chef le plus tôt possible la paix de l'Europe y est même intéressée.

Allemand par sa naissance, Anglais par l'adoption, par ses habitudes, le prince Léopold devait bientôt devenir Français par alliance, en épousant la fille aînée de Louis-Philippe[1]. Il fut élu roi des Belges le 4 juin 1831 par 152 suffrages sur 196 votants. Aussitôt MM. Nothomb et Devaux partirent pour Londres, où faisant valoir avec habileté l'élection du prince, ils arrachèrent à la Conférence la révocation de ce qu'elle avait déclaré irrévocable dans son protocole du 20 janvier, et obtinrent d'elle un nouvel acte diplomatique, connu sous le nom de Traité des 18 articles, du 26 juin 1831. Les plénipotentiaires leur concédaient que chaque État resterait chargé de la part dont il était grevé avant la réunion, et que la portion contractée de 1815 à 1830 se diviserait par moitié, que l'affaire Luxembourgeoise serait réservée, déclarée distincte de la question belge et hollandaise, que ce débat, en un mot, serait vidé entre le roi grand duc, et le futur roi des Belges pour le Limbourg, la Conférence renonçait à trancher elle-même le conflit, et accordait que la Belgique conservât ce pays au moyen d'échanges amiables, rendus facultatifs. Pareille à Pénélope qui défaisait chaque nuit la toile qu'elle avait tissée le jour, la Conférence détruisait son œuvre de la veille, que les événements devaient la contraindre de modifier encore. En même temps et par une haute courtoisie, par une déférence honorable pour la France, les plénipotentiaires de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse décidaient que les forteresses élevées en 1815 contre nous seraient démolies. En dépit des arguties de l'opposition de la Chambre des députés, cette concession avait une importance considérable et devait satisfaire notre amour-propre national le duc de Wellington, lord Aberdeen et Robert Peel ne manquèrent pas de reprocher amèrement aux whigs d'avoir consenti à de tels avantages.

Forts du traité des 18 Articles, MM. Nothomb et Devaux revinrent à Bruxelles après une discussion d'une violence inouïe qui dura neuf jours, et rappela quelquefois, dit Théodore Juste, les jours les plus orageux de la Convention nationale, le parti de la guerre à outrance fut battu, et le Congrès, entraîné par l'éloquence patriotique de M. Lebeau, adhéra à l'œuvre de la Conférence. Jusque-là Léopold hésitait à accepter la couronne il ne voulait point se rendre en Belgique sans un arrangement préalable avec les cinq grandes puissances, car à défaut de cette entente, il n'y aurait eu qu'un révolutionnaire de plus pour nous servir de sa propre expression. Une seconde difficulté l'arrêtait la constitution nouvelle proclamait les libertés les plus absolues, et semblait faire une part infiniment trop étroite au pouvoir royal. Le prince de Metternich disait qu'elle serait la plus mauvaise de l'Europe si celle de Norvège n'existait pas. Léopold traduisit ses appréhensions aux délégués du Congrès : On voit bien, leur objectait-il, que la royauté n'était pas là pour se défendre, car vous l'avez assez rudement traitée. Cependant, en y mettant de la bonne volonté de part et d'autre, je crois qu'on pourra marcher.

Malgré la perspective d'une royauté diminuée, amoindrie, réduite pour ainsi dire à la portion congrue, le prince accepta la couronne sa marche à travers la Belgique fut une ovation continuelle, on l'accueillit avec un enthousiasme indescriptible les catholiques se pressaient en foule avec leurs évêques et leurs curés pour fêter ce roi luthérien, témoignant ainsi d'une sagesse et d'un patriotisme admirables. Le 21 juillet 1831, il fut inauguré roi, et monta sur le trône, après avoir juré d'observer la constitution, les lois du peuple belge, et de maintenir l'intégrité du territoire.

Il semble dès lors que tout soit fini, qu'un nouvel ordre de choses commence pour la Belgique mais il nous restait, écrit Nothomb, à subir une épreuve à laquelle n'échappent ni les peuples ni les individus, l'épreuve de l'adversité, qui, au jour marqué, vient troubler les fêtes des nations comme celles des familles, et si nous n'avons pas succombé, c'est grâce à la royauté que nous avions eu la sagesse d'associer à nos destinées. Le roi de Hollande ne reconnaît pas plus le traité des 18 Articles, que le Congrès n'a accédé au protocole du 20 Décembre non content de protester, il veut appeler à son aide la logique irrésistible des faits accomplis au couronnement de Léopold, il répond par l'invasion de la Belgique. Le 1er août, le général Chassé, commandant la citadelle d'Anvers, dénonce l'armistice et déclare qu'il entrera en campagne le 4 au soir ; le 8 il coupe et met en pleine déroute l'armée de la Meuse, le 12 l'armée de l'Escaut subit une défaite écrasante dans les plaines de Louvain et les Hollandais ont ouverte devant eux la route de Bruxelles. Il y a eu une véritable surprise, mais il faut chercher les autres causes de ces revers dans l'état même du pays les incertitudes politiques, le relâchement de tous les liens sociaux, la confiance excessive inspirée par nos succès de Septembre, le mépris de toute science stratégique, le défaut de traditions, l'absence de toutes capacités militaires, les provocations d'une presse absurde ou malveillante, voilà les circonstances qui ont assuré, en août, aux Hollandais unis et disciplinés, une supériorité momentanée sur les Belges, surpris, désunis et indisciplinés ; le courage individuel est resté sans reproche.

Léopold qui s'est bravement conduit et qui s'est battu comme un sous-lieutenant, selon le mot d'un général français, a pressenti que les Belges ne sont pas en mesure de tenir tête à l'ennemi ; dès le 2 août, il a sollicité l'intervention armée de la France et de l'Angleterre.

Louis-Philippe et Casimir Périer ne perdent pas un instant spontanément et sans avoir l'assentiment d'aucune des puissances réunies en conférence à Londres, ils décident qu'une armée de 50.000 hommes sera envoyée au secours de la Belgique. A la demande formelle du roi, le duc d'Orléans et son frère le duc de Nemours, âgé de dix-sept ans, partent et sont placés à l'avant-garde. Le 12août, l'armée française est en face de l'armée hollandaise mais le roi des Pays-Bas n'a pas l'intention de se mesurer avec la France, et ses troupes regagnent la frontière, suivies pas à pas par nos régiments. Cette campagne connue dans l'histoire sous le nom de campagne des dix jours excita au plus haut degré l'émotion des cours du Nord, et ce ne fut pas sans peine que le prince de Talleyrand parvint à dissiper l'humeur et la méfiance de ses collègues de la Conférence. La décision soudaine du gouvernement français prouvait qu'il savait mettre la fermeté dans ses actes comme dans ses paroles ; elle préservait la Belgique de l'invasion victorieuse et faisait retomber la question tout entière dans le domaine de la diplomatie.

Toutefois le roi de Hollande s'était vengé il avait convaincu l'Europe de sa supériorité, fait de nouveau pencher la balance en sa faveur ; de plus il s'était arrêté devant les injonctions des puissances qui devaient lui tenir compte de sa victoire et de sa déférence. Aussi lord Palmerston répondit au baron de Stockmar, confident et envoyé de Léopold : les Belges ont montré de la façon la plus claire qu'ils sont incapables de résister aux Hollandais sans le secours de la France, ils auraient été remis sous le joug. Il faut donc que les Belges, comme les Hollandais, pour vivre en repos, abandonnent quelque chose de leurs prétentions réciproques. Les Belges ne peuvent plus prétendre à la situation que leur assuraient les 18 articles, pas plus que les Hollandais ne peuvent réclamer ce vieux protocole de Janvier, auquel ils avaient adhéré dès le début de la crise. La défaite des armées belges abrogeait de fait les 18 articles ; la cause du Luxembourg n'était plus dans leurs mains, elle avait été perdue sous les murs de Louvain.

Les prétentions inconciliables des deux pays menaçaient de rendre le conflit insoluble et de l'éterniser, lorsque, fatiguée de ces négociations stériles, la Conférence de Londres évoqua de nouveau l'affaire, r.fin de dénouer ce nœud gordien si terriblement embrouillé, et rendit une troisième décision qui devint le traité du 15novembre 1831, dit des24 Articles. Les 18 articles avaient été pour la diplomatie le contre-coup des journées de Septembre, les 24 étaient le résultat des journées d'Août. C'était une sorte de juste-milieu, de cote mal taillée, entre le protocole de Janvier et celui du mois de juin. La Conférence maintenait l'état de choses de 1790 comme base de partage des territoires, enlevait à la Belgique toute la partie allemande du Luxembourg pour ne lui laisser que la partie wallonne, ne lui accordait qu'une fraction du Limbourg et donnait à Guillaume Ier la rive droite de la Meuse à titre de compensation. En considération des avantages territoriaux concédés à ce dernier, le chiffre de la dette belge était réglé selon les principes posés dans les 18 articles on y ajoutait une rente de 600.000 florins en faveur de la Hollande, comme indemnité du droit de transit par ses routes et canaux.

Les Belges ne pouvaient accueillir qu'avec douleur ce traité qui les privait d'une partie du Luxembourg mais ils avaient compris que leur indépendance n'était possible que par la voie diplomatique, et ils avaient eu la démonstration de leur impuissance militaire. Comme l'adoption des 24 articles devait avoir pour résultat la reconnaissance immédiate de leur roi par les puissances, ils se résignèrent à les accepter et à céder devant la force majeure des circonstances.

Quant au roi de Hollande, il refusa formellement d'adhérer aux 24 articles ; après plusieurs mois de nouveaux pourparlers, les cours du Nord, renonçant à le soutenir plus longtemps, ratifièrent le traité du 15 novembre, et le czar lui signifia qu'il supporterait seul les conséquences de son obstination et qu'il ne s'opposerait plus aux mesures coercitives que la Conférence croirait devoir employer pour le contraindre. Pendant plus de six ans, il s'enferme dans un système de persévérance, de résistance passive ; fidèle à sa devise, je maintiendrai, il se montre le plus entêté des Nassau passés, présents et futurs. Jusqu'en 1838, il ne se lasse point d'espérer qu'une révolution en France, une collision européenne, une guerre générale lui rendront ceux qu'il considère comme ses sujets révoltés. Il ne pourra se persuader que l'Autriche, la Prusse, la Russie et l'Angleterre ont sincèrement renoncé, à leur grand détriment et au bénéfice évident de la France, à la défense de l'intégrité des traités de Vienne.

On ne pouvait pas dire en 1832 que l'œuvre était achevée, mais le point capital était acquis une Belgique, libre, indépendante et neutre prenait place en Europe, son roi entrait dans la famille des souverains. Ce pays avait apprécié avec un rare bon sens les nécessités de son existence ; il avait su rester pacifique au dehors, monarchique au dedans un mois après sa révolution, il tend les mains à l'Europe qui ne le repousse point la science sociale, cette condition indispensable de la vie d'une nation, ne lui a point fait défaut. La Belgique ne formait pas, selon l'expression pittoresque de Nothomb, une oasis au milieu d'un désert ; avec ses quatre millions d'habitants, elle ne pouvait faire la loi à l'Europe tout lui faisait un devoir de transiger, de s'ordonner par rapport aux autres peuples, de ne pas compromettre la paix du monde, de résister à la politique d'entraînement et d'enthousiasme, de ne pas prendre les mouvements de son âme pour des maximes de droit public. Malgré des luttes terribles au Congrès, malgré la confusion et l'incertitude des esprits, malgré la violence des passions, le patriotisme a fait taire, dans les moments décisifs, toutes les dissidences des partis. Si l'on regarde les choses de haut, écrit M. Saint-René Taillandier, il faut reconnaître que le royaume de Belgique, né d'une révolution, a été dans son ensemble l'œuvre de la modération et du bon sens. Une force morale a présidé à l'enfantement chaque parti, chaque groupe, chaque personnage, du plus grand au plus petit, du roi Léopold au plus humble des représentants du peuple, a dû faire et a fait des sacrifices à la cause commune. Spectacle rare en tout temps, plus rare que jamais dans le siècle où nous sommes. De là est sorti ce petit État, qui, sans frontières naturelles, n'étant protégé ni par des montagnes, ni par des fleuves, ni par une ceinture de mers, obligé de prendre racine sur ce vieux sol européen perpétuellement remué, célébrera bientôt la cinquantaine de son indépendance.

En ce qui nous concerne, le succès de la France, a dit Guizot, était assuré ; le roi Louis-Philippe et Casimir Périer avaient fait reconnaître et accepter par l'Europe l'indépendance et les nouvelles institutions de la Belgique, comme les siennes propres. Et c'était sans trouble général, sans guerre, par le seul empire de la justice et du bon sens reconnus en commun que ce profond changement dans l'ordre européen avait été accompli. Exemple et spectacle plus grands encore que le résultat même ainsi obtenu !

Au moment où la royauté de Juillet remportait ce grand triomphe moral de la création du royaume de Belgique, Casimir Périer montrait à l'Europe qu'il savait sur tous les points défendre avec efficacité l'honneur et la dignité de la France. Le Portugal lui fournit l'occasion de démentir cette accusation banale qui consistait à représenter le gouvernement comme l'humble vassal de l'Angleterre, d'ajouter à la réputation de notre -marine, qui allait s'illustrer par un des plus brillants faits d'armes de sa glorieuse épopée. L'usurpateur don Miguel régnait alors sur ce pays mis au ban de l'Europe dont aucun gouvernement, sauf l'Espagne et le Saint-Siège, ne l'avait reconnu, ce prince ne se maintenait que par la violence et la terreur. Dans sa monomanie d'absolutisme, il se plaisait à se venger sur les étrangers de la haine universelle qu'il inspirait, et nos nationaux avaient eu déjà plusieurs fois à souffrir de ses féroces déportements. Aux plaintes de la France, il répondit par de nouveaux outrages, par de nouvelles violations du droit des gens, et pour des délits imaginaires, ordonna de flageller en place publique, fit condamner par des commissions spéciales deux de nos compatriotes. Il n'en fallait pas tant pour exciter la susceptibilité ombrageuse de Casimir Périer, qui donna aussitôt l'ordre à notre escadre de punir cette insulte. L'amiral Roussin eut mission d'obtenir réparation et indemnité, de forcer l'entrée du Tage, de dicter à Lisbonne même les volontés de la France. L'Europe avait toujours cru que le Tage était inexpugnable du côté de la mer, à cause de la rapidité des courants, du peu de largeur des passes, des obstacles militaires multipliés le long de son cours. Ce n'était qu'un motif de plus pour enflammer l'héroïsme de notre marine chefs et matelots rivalisèrent de hardiesse et d'habileté ; en quelques heures les forts portugais furent démantelés, l'escadre ennemie prisonnière, et nos vaisseaux vinrent s'embosser à une demi-portée de canon des quais de Lisbonne. La capitale du royaume était à la discrétion de l'amiral qui força les ministres portugais à se rendre à son bord, à signer une convention qui stipulait toutes les réparations d'honneur et d'intérêt auxquelles nous avions droit. Cette éclatante expédition eut en France un médiocre retentissement toujours aveuglée par l'esprit de parti, l'opposition, Louis Blanc le reconnaît, mesura ses éloges avec une prudence avare, et organisa contre ce grand acte la conspiration du silence. Mais l'Angleterre, qui depuis un siècle environ, exerçait sur le Portugal une sorte de suzeraineté industrielle, et considérait cet État comme un vassal de sa politique mercantile et trafiquante, l'Angleterre s'émut les journaux de Londres retentirent d'attaques véhémentes contre le cabinet, contre l'ambition de la France, et Casimir Périer put se croire vengé de l'ingratitude de ses adversaires, lorsque le duc de Wellington s'écria à la tribune : J'ai senti, moi, sujet anglais, la honte rougir mon front au spectacle d'un ancien allié, traité ainsi sans que l'Angleterre fit rien pour s'y opposer. Ainsi les étrangers rendaient un hommage involontaire à cette politique élevée et patriotique de notre premier ministre qui chaque jour ajoutait au prestige de la France, et qui s'affirmait en Italie avec le même caractère de modération prévoyante, de fermeté constante et soutenue.

En dépit des excitations de la presse révolutionnaire et de la démagogie parisienne, en dépit de l'éloquence pittoresque et passionnée du général Lamarque, des plaidoiries stratégiques et fantaisistes de M. Mauguin, de l'illuminisme cosmopolite et humanitaire de Lafayette, le gouvernement pratiquait en Italie la politique libérale et anti- révolutionnaire qu'il s'était assignée ne pas permettre l'intervention armée de l'Autriche en Piémont, conserver au Saint-Siège l'intégrité de ses États, obtenir de lui des réformes pour assurer à ses sujets une liberté raisonnable, empêcher autant que possible l'Italie centrale et méridionale de subir le protectorat du prince de Metternich, tel était le but de Casimir Périer et de Louis-Philippe. Venir demander davantage, revendiquer l'appui de nos armées en faveur des carbonari, jeter le défi à l'Europe sans aucun motif, fonder une grande république italienne et unitaire, couvrir du drapeau de la France les menées de sociétés secrètes qui comptaient deux princes bonapartistes dans leur sein, c'eût été le comble de l'aberration. Aujourd'hui on se demande avec stupeur comment l'opposition d'alors, pour soutenir de semblables théories, a osé provoquer les plus violents orages de tribune et transformer les discussions en de véritables pugilats oratoires. Le temps, l'histoire, les événements ont fait justice de ces absurdités parlementaires, de ces querelles byzantines, et l'on a presque envie de reprocher à Casimir Périer de s'être donné tant de peine pour réfuter les ineptes sophismes de ses adversaires au sujet de la Pologne et de l'Italie. Il semble que ses réponses constituent des lieux communs insignifiants et inutiles, à force d'être vraies. Maintenir le principe de non-intervention, en déclarant qu'il n'en résultait point un contrat synallagmatique avec les insurrections de tous les pays, et que l'appui prêté par la France à ses voisins de Belgique n'établissait entre elle et des nations éloignées aucune solidarité du même genre quoi de plus évident, de plus naturel ? N'est-on pas surpris d'apprendre que Casimir Périer était obligé de monter presque chaque jour à la tribune pour développer d'aussi indiscutables vérités, pour triompher de ses adversaires, éclairer ses amis et l'opinion publique ?

L'entrée de l'armée autrichienne dans les pays insurgés de l'Italie centrale n'avait été qu'une promenade militaire en quelques jours les princes de Parme et de Modène furent rétablis dans leur autorité, et les États du pape pacifiés. Sur les vives représentations du cabinet français, le prince de Metternich s'engagea à retirer ses troupes et exécuta sa promesse au mois de juillet 1831. La Révolution était vaincue, mais la cause de la liberté méritait de trouver auprès de la France un accueil favorable l'intervention autrichienne ne supprimait pas les sujets du mécontentement des populations italiennes auxquelles il fallait enlever tout' prétexte de se révolter de nouveau et de troubler le repos de l'Europe il importait d'isoler les carbonari, les sociétés secrètes, tous ceux qui aspiraient au désordre, et caressaient des utopies irréalisables, d'accorder quelque chose à l'esprit de réforme pour ne pas se trouver contraint de tout concéder plus tard à l'esprit de révolution, de déraciner des abus séculaires, de faire pénétrer dans les États du Saint-Siège la vie, le progrès modéré, des institutions conformes aux besoins, aux tendances du siècle. Il y a, dit M. Guizot, un degré de mauvais gouvernement que les peuples, grands ou petits, éclairés ou ignorants, ne supportent plus aujourd'hui ; au milieu des ambitions démesurées et indistinctes qui les travaillent, c'est leur honneur et le plus sûr progrès de la civilisation moderne qu'ils aspirent de la part de ceux qui les gouvernent, à une dose de justice, de bon sens, de lumières et de soins pour l'intérêt de tous, infiniment supérieure à celle qui suffisait jadis au maintien des sociétés humaines. Les pouvoirs qui ne comprendront pas cette condition actuelle de leur existence et n'y sauront pas satisfaire, passeront tour à tour de la fièvre à l'atonie, et seront toujours à la veille de leur ruine.

Sur les instances de la France et de l'Angleterre, les représentants des cinq grandes puissances offrirent leur médiation pacifique entre le pape et ses sujets ; réunis en conférence à Rome, ils présentèrent au Saint-Siège un mémorandum où ils développaient les principales réformes qu'ils jugeaient nécessaires. L'admission des laïques à toutes les fonctions administratives, le principe de l'élection consacré comme base des assemblées communales et provinciales, une junte centrale destinée à surveiller les finances publiques, un conseil d'État composé de membres nommés par le souverain et choisis parmi les citoyens les plus notables telles étaient les mesures que les ambassadeurs conseillaient au pape d'adopter, lui promettant en retour la protection collective des grandes puissances européennes.

La France et l'Angleterre espéraient et désiraient le succès de cette démarche solennelle : au contraire, la Prusse, la Russie, l'Autriche avaient donné une adhésion complaisante et peu sincère. Le czar et le prince de Metternich considéraient les réformes indiquées comme des rêves chimériques et comme des atteintes à l'autorité d'un souverain. A plus forte raison, la cour de Rome ne subissait qu'à contre-cœur l'ascendant bienveillant, mais incommode de la France son génie traditionnel et historique, son passé tout entier la rattachaient au système autocratique et absolu ; elle n'établissait aucune différence entre les libéraux modérés et les carbonari, les énergumènes des ventes italiennes, et l'on ne pouvait méconnaître que ceux-ci comptaient bien s'emparer des réformes, s'en faire une arme, un marchepied pour arriver à la République.

Grégoire XVI répondit au mémorandum par des concessions très-insuffisantes, très-limitées quant aux véritables garanties constitutionnelles directes, positives, il les ajournait indéfiniment. Ce qu'avait prévu Casimir Périer ne tarda point à se réaliser les réformes apparurent aux sujets des Légations comme une amère dérision, et furent accueillies par des scènes de désordre. Bientôt le drapeau tricolore est partout arboré ; partout on refuse de payer l'impôt ; l'insurrection éclate et se répand comme un incendie. Mais le Saint-Siège a pu conclure un emprunt, à l'aide duquel il a renforcé son armée de régiments suisses, et enrôlé plusieurs milliers de vagabonds de Rome et des environs, véritables bandits, connus sous le nom de papalini, semblables aux reîtres d'autrefois, gens de sac et de corde, indisciplinés et fanatiques. Le 10 janvier 1832, le cardinal Bernetti annonce aux puissances la ferme volonté de Grégoire XVI de ramener sous son obéissance, et au besoin par la force, les provinces révoltées. De leur côté, les gardes civiques des Légations se lèvent en armes ; la guerre civile s'engage ; les troupes du pape battent les insurgés sans toutefois les soumettre les papalini pillent Césène et Forli. Bologne s'apprête à faire une résistance énergique, et le Saint-Siège n'osant lutter tout seul contre cette ville, appelle de nouveau les Autrichiens à son secours. Le 28 janvier, ceux-ci se présentent devant Bologne qui leur ouvre ses portes sans coup férir ; les papalini sont devenus l'objet d'une telle haine, d'un tel effroi, que les Légations reçoivent avec joie, et presque comme des protecteurs, les étrangers qui, tout en venant les remettre sous le joug, observent au moins une sévère et scrupuleuse discipline.

C'en était fait de l'influence modérée de la France ; la politique de la répression matérielle et l'absolutisme triomphaient, la suzeraineté de l'Autriche s'établissait de plus en plus dans l'Italie centrale. Il fallait prouver à tout prix aux princes italiens que la France n'entendait pas qu'ils se fissent vassaux de la cour de Vienne, afin de ne rien accorder à leurs sujets. Casimir Périer releva le gant avec son intrépidité ordinaire, et l'expédition d'Ancône fut résolue. Le 22 février, notre escadre arrive devant cette ville défendue par une garnison de 600 hommes ; en pleine nuit, sans avis préalable, sans répandre une goutte de sang, sans brûler une amorcé, le colonel Combes débarque avec ses 1.500 soldats, enfonce les portes de la ville et désarme les postes. Le lendemain matin, il entame une courte négociation avec le commandant de la citadelle qui est occupée d'un commun accord, et dans l'après-midi, le drapeau français flottait partout à côté du drapeau romain.

Cet acte d'une audace inouïe, cette sage témérité, provoqua une surprise extrême en France, en Italie, en Europe lorsqu'il apprit la nouvelle, le cardinal Bernetti s'écria en présence des ambassadeurs et du Sacré Collège que depuis les Sarrazins on n'avait rien vu de semblable. Le Saint-Père adressa une protestation violente, et, malgré les explications conciliantes du général Cubières, de notre ambassadeur, il envoya à la garnison et aux autorités d'Ancône l'ordre de quitter la ville et transféra le gouvernement de la province à Osimo. De leur côté les puissances européennes conçurent un amer déplaisir et le prince de Metternich alla jusqu'à déclarer : que la mesure elle-même et les circonstances qui l'avaient accompagnée en devaient faire nécessairement une affaire européenne, tous les cabinets étant également intéressés dans tes questions que soulevait une si audacieuse violation du droit des gens. Mais Casimir Périer par son ton, son attitude, son langage, ramena le prince à de plus conciliantes dispositions. Au moment où on connut l'occupation d'Ancône, les représentants des grandes puissances à Paris se rendirent chez lui pour obtenir des explications. Ils le trouvèrent souffrant, et comme le baron de Werther lui demandait s'il y avait encore un droit public européen, le premier ministre se levant subitement, s'avança vers lui en s'exclamant : le droit public européen, monsieur, c'est moi qui le défends ; croyez-vous qu'il soit facile de maintenir les traités et la paix ? Il faut que l'honneur de la France aussi soit maintenu il commandait ce que je viens de faire. J'ai droit à la confiance de l'Europe et j'y ai compté. Et l'un des ambassadeurs racontant cette entrevue à M. Guizot, ajoutait : Je vois encore cette grande figure pâle, debout dans sa robe de chambre flottante, la tête enveloppée d'un foulard rouge, marchant sur nous avec colère.

Quelques jours plus tard, Casimir Périer voulut expliquer à la tribune sa résolution, afin de calmer les appréhensions des partisans de la paix et d'atténuer un peu la portée du coup qu'il venait de porter à l'Autriche. Comme notre expédition de Belgique, dit-il, notre expédition d'Ancône, conçue dans l'intérêt général de la paix, aussi bien que dans l'intérêt politique de la France, aura pour effet de contribuer à garantir de toute collision cette partie de l'Europe, en affermissant le Saint-Siège, en procurant aux populations italiennes des avantages réels et certains, et en mettant un terme à des interventions périodiques, fatigantes pour les puissances qui les exercent, et qui pourraient être un sujet continuel d'inquiétude pour le repos de l'Europe. M. Guizot, défenseur éloquent et désintéressé de la politique de Casimir Périer, compléta le lendemain 8 mars ces explications par les paroles suivantes : Le gouvernement autrichien a trop de bon sens pour ne pas savoir que la possession même des Légations ne vaut pas pour lui les chances d'une guerre générale ; ce qu'il veut, c'est que l'Italie lui appartienne par voie d'influence, et c'est là ce que la France ne saurait admettre. Il faut que chacun prenne ses positions ; l'Autriche a pris les siennes, nous prendrons les nôtres ; nous soutiendrons l'indépendance des États Italiens, le développement des libertés italiennes ; nous ne souffrirons pas que l'Italie tombe complètement sous la prépondérance autrichienne, mais nous éviterons toute collision générale. Les insurrections fomentées et exploitées, les guerres d'invasion et de conquête, voilà la politique révolutionnaire, celle où l'on voudrait nous entraîner ; des mesures comminatoires, des précautions fortes, des expéditions limitées, des négociations patientes, voilà la politique régulière et civilisée. Nous avons commencé à y entrer, nous y persévérerons. Les difficultés que nous rencontrerons sont graves mais elles n'ont rien d'incompatible avec l'état de paix européenne ; ce ne sont pas des questions de vie et de mort, elles se résoudront peu à peu par la bonne conduite du gouvernement, par son respect des droits de tous, et par la constance des Chambres à le soutenir fermement dans cette voie.

De telles paroles étaient essentiellement propres à apaiser l'irritation du chancelier autrichien et du Saint-Siège ils se résignèrent à accepter le fait accompli. Notre habile et éminent ambassadeur à Rome, le comte de Saint-Aulaire, eut mission d'achever de dissiper la colère du pape et de ses cardinaux, d'entamer avec eux des négociations, et, tout en stipulant que l'évacuation d'Ancône n'aurait pas lieu tant qu'un soldat autrichien resterait dans les Légations, d'adoucir ce que la forme de la mesure avait eu de blessant. Le comte de Saint-Aulaire se mit à l'œuvre, et au bout de six semaines amena le Saint-Siège à souscrire une convention qui réglait de la manière la plus honorable pour nous le mode et les conditions de l'occupation française.

Et tandis que les chefs du torysme anglais accusaient lord Grey et lord Palmerston d'abandonner l'Italie à l'ambition de la France, les ennemis de Casimir Périer ne lui savaient aucun gré de son énergique initiative. Tantôt l'opposition essayait de rejeter tout l'honneur de l'expédition sur le colonel Combes, tantôt elle reprochait au ministère d'envoyer nos soldats en Italie pour les y faire servir de sbires au despotisme pontifical d'autres, par la plus étrange des inconséquences, déclamaient contre ce qu'ils qualifiaient un coup de tête aventureux, une provocation étourdie. C'est Louis Blanc lui-même qui vient donner une leçon de patriotisme à ces singuliers monarchistes, lorsqu'il écrit dans son Histoire de dix ans : la vérité est que l'occupation prise à son origine, avait eu un résultat utile, celui de mater les vues ambitieuses de la cour de Vienne, en lui montrant qu'on n'entendait pas qu'elle changeât en droit de conquête sa sollicitude pour le souverain pontife. N'est-il pas piquant de voir le sectaire gourmander cette opposition dynastique qu'il appelle anarchique et timide à laquelle il reproche sa politique de sentiment, ses doctrines incertaines et vacillantes ? N'est-il pas curieux d'entendre sortir de sa bouche cette justification indirecte et involontaire du cabinet : Lorsque les ministres demandaient à leurs adversaires : Qu'auriez-vous fait à notre place ? Souscrivez-vous à un embrasement universel ? Quels sont vos plans ? L'opposition hésitait, se troublait, répondait vaguement ou ne répondait pas. Ces palinodies de MM. Barrot et consorts nous font souvenir de cette pensée d'un de nos amis, homme d'esprit et conservateur émérite : un bon gouvernement a raison dix-neuf fois sur vingt ; un gouvernement passable cinq fois sur dix, un mauvais gouvernement a raison souvent encore, par cela seul qu'il est le pouvoir et qu'il assure l'ordre matériel avec la tranquillité dans les rues. Nous essayerons de démontrer qu'il faut classer la monarchie de Juillet dans la première catégorie, dans celle des bons gouvernements.

 

 

 



[1] La princesse Louise-Marie d'Orléans était née à Palerme, pendant le premier exil de ses parents, le 3 avril 1812 ; (le roi Léopold Ier, plus âgé qu'elle de 22 ans, devait être condamné à un second veuvage) cette femme angélique, d'une rare distinction d'esprit, qui est devenue comme la patronne de la Belgique, mourut à Ostende le 11 octobre 1850, après avoir assisté à la chute du trône de Juillet, à la dispersion de sa famille, et à la mort de son père alors méconnu, malheurs devant lesquels s'étaient effacées de sa mémoire tant d'épreuves d'un règne que de terribles catastrophes ont réhabilité. Une douleur a été épargnée à la première reine des Belges : le spectacle de l'infortune de sa fille unique, l'impératrice du Mexique (Note de M. Nothomb).