HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 A 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VI. — LE PROCÈS DES MINISTRES DE CHARLES X.

 

 

Les sept mois qui s'écoulent du 9 août 1830 au 13 mars 1831 sont remplis par la lutte de Paris contre la France, de la démagogie contre les forces raisonnables et conservatrices de la société. — Le roi des clubs et de la multitude. — Le premier ministère de la royauté de Juillet. Dupont de l'Eure, Laffitte. — M. Pasquier président de la Chambre des pairs. Mouvements populaires ; les sociétés secrètes, les clubs. — Les ministres de Charles X sont renvoyés par la Chambre des députés devant la Chambre des pairs. — L'émeute du 18 Octobre. Un aveu de Louis Blanc. Le programme du cabinet du 3 Novembre. Mort de Benjamin Constant. — Le procès plaidoiries de MM. de Martignac et Sauzet ; le jugement. Lafayette et Odilon Barrot secondent les prétentions des élèves des écoles. La Chambre supprime le commandement général des gardes nationales du royaume. — Loi sur la garde nationale ; l'armée de la Révolution ; la garde nationale est entachée d'un vice originel et endémique ; son rôle depuis 1789 à 1871. — Lois sur le jury, sur l'organisation municipale et électorale. — Situation précaire et effacée du cabinet. Le sac de Saint-Germain l'Auxerrois et de l'Archevêché. Formation du ministère du 13 mars.

 

Les événements qui s'accomplissent en France depuis le 9 août 1830 au 13 mars 1831, les lois votées parles Chambres, les mesures prises par le pouvoir, font ressortir une vérité importante qui fournit la clef de toute cette période, et, comme le fil d'Ariane, conduit l'historien au travers du labyrinthe, du dédale des faits. Les sept mois qui vont s'écouler sont tout entiers remplis par la lutte de Paris contre la France, de la démagogie contre les forces raisonnables et sérieuses de la société. D'un côté, Paris, ses clubs, sa presse incendiaire qui agite la torche, le poignard comme une Euménide, comme une bacchante, les jeunes gens des écoles, qui, ne doutant et ne se doutant de rien, veulent prendre possession de la place publique, réduire le pouvoir à merci ; d'autre part, la France, le roi, les Chambres, les départements, la bourgeoisie, l'armée. D'un côté la multitude parisienne avec ses instincts pervers et destructeurs, Je faux peuple, celui que les Romains appelaient la plèbe, dont la loi suprême est le caprice du moment, avec son bonnet rouge, cette sanglante armoirie de la Terreur, et son orgueil de boue ; d'autre part la nation française, le vrai peuple avec ses éternels besoins d'ordre, de travail, de tranquillité. Néojacobins, terroristes, communistes, montent ensemble à l'assaut de la société ils ne forment qu'une minorité imperceptible, mais ils ont pour eux la populace parisienne, leur criminelle audace, ce qu'on a justement appelé la logique des pavés ils se souviennent du rôle que leurs ancêtres ont joué de 1790 à 1798, veulent faire de Paris un nouvel Eldorado révolutionnaire, le soumettre à leurs exécrables fantaisies. Ils font appel à la foule contre l'élite, au vice contre la vertu, à la passion contre la raison, à la brutalité contre la modération, à l'ignorance contre le savoir, à la paresse contre le travail, à l'envie contre la richesse ; ils auront soin d'irriter toutes les plaies, d'envenimer tous les griefs ils auront des amis, des complices dans la Chambre des députés, des complaisants dans le pouvoir.

Nous avons parlé de cette prérogative exorbitante des gentilshommes polonais, dont chacun avait le droit de dissoudre la diète, d'arrêter le mouvement et la vie de la nation. Paris, incarnation et synonyme de la révolution, semble puiser dans on ne sait quelle charte insurrectionnelle le privilège d'un liberum veto démagogique, plus scandaleux, plus monstrueux encore. Lui suffira-t-il toujours d'invoquer son caprice, sa fantaisie, pour mettre en interdit la France, l'industrie, l'agriculture, déchaîner la guerre civile, la guerre étrangère, frapper de paralysie le crédit, les finances, les affaires ? On se rappelle la terrible imprécation qu'un grand orateur romain lançait à Catilina, conspirateur et fauteur incorrigible de troubles : Quousque tandem abuteris, Catilina, patientia nostra ? La France avait le droit, elle aussi, de demander à Paris combien de temps encore il abuserait de sa patience, combien de temps sa population prétendrait asservir la nation tout entière.

Louis Blanc, le doctrinaire de l'insurrection, avoue lui-même, que dans les premières années du règne, le gouvernement est attaqué avec la dernière violence, et qu'au début, l'anarchie existe, en haut, en bas, dans le cabinet comme sur la place publique. Pendant longtemps, la France aura presque un gouvernement à deux têtes comme au Japon qui possède son Taïcoun et son Mikado à côté du véritable roi, Lafayette est le roi des clubs, des élèves des écoles, de la multitude ; il a sa cour, ses flatteurs ; royauté temporaire, éphémère, idole parfois souffletée par ses adorateurs. Il veut avoir son armée, la garde nationale, la commander souverainement, sans contrôle, sans responsabilité, avec un budget illimité il veut trancher avec Louis-Philippe de puissance à puissance ; aux réfugiés allemands, italiens, polonais, espagnols, il promet subsides, secours, assistance, et croit pouvoir disposer de la France, de ses armées ; aux ardents, aux violents, il garantit la réalisation du programme mensonger de l'Hôtel de Ville à ses courtisans, à ses fidèles, il décerne des places, des faveurs, et plus tard on trouvera dans les cartons des ministères 70.000 demandes de places apostillées par Lafayette.

Dans cet interrègne des droits, des institutions, dans cette confusion, cette inquiétude générale qui suit une révolution, la démagogie parisienne fera peser une violence morale et matérielle sur les pouvoirs publics ; tantôt les Chambres, tantôt le gouvernement subiront le contre-coup de ces attentats. Ses victoires seront hélas ! trop nombreuses, trop fréquentes. Du moins, les bases essentielles, les fondements auront été préservés le roi a pu faire triompher au dehors une politique de sagesse conforme aux intérêts de la France au dedans le résultat du procès des ministres de Charles X est le gage du triomphe de la cause conservatrice. En un mot, tout le mal aura été fait par le parti avancé, tout le bien aura été accompli malgré lui.

On a vu des dissidences se manifester parmi les partisans du nouveau règne lorsqu'il s'est agi de modifier la Charte ; les uns veulent se rapprocher le plus possible de la Restauration d'autres ont pour idéal la Constitution de 1791, une royauté diminuée, restreinte, réduite à son minimum d'influence ; d'autres encore professent une opinion intermédiaire, flottent entre les deux premières au gré de leurs instincts conservateurs, de leurs habitudes, de leurs préjugés révolutionnaires. Dans le pêle-mêle de la bataille, les divergences ont pu s'atténuer momentanément et l'esprit de conciliation, de concession a prévalu ; peu à peu, les divisions, les antagonismes vont s'affirmer. Les hommes de gouvernement, les Guizot, les de Broglie, les Périer se sépareront des hommes d'opposition les drapeaux seront arborés il y aura deux camps bien tranchés. Delà deux politiques distinctes la politique de résistance à l'anarchie, politique toute française, toute patriotique et conservatrice ; la politique d'abandon, de laisser-aller, de mouvement, politique toute parisienne, révolutionnaire et faussement libérale.

Le premier ministère de la royauté de Juillet se ressentait inévitablement des incertitudes de la situation c'était un véritable kaléidoscope politique, un chaos constitutionnel. Ministres sans portefeuille, ministres avec portefeuille, pseudo-républicains, impérialistes déguisés, monarchistes sincères, dynastiques douteux, le roi avait choisi tous les hommes considérables que leurs talents, leur popularité rendaient utiles pour traverser la crise redoutable qu'il prévoyait, que leur présence dans le cabinet devait tout au moins empêcher de nuire. Les partisans de la politique de mouvement étaient les moins nombreux, mais.ils avaient pour eux la portion effervescente de la population parisienne qu'on était obligé de ménager infiniment.

M. Dupont de l'Eure, qui occupait le portefeuille de la justice, représentait la fraction la plus avancée du cabinet il formait avec Lafayette, commandant général des gardes nationales du royaume, avec M. Odilon Barrot, préfet de la Seine, une sorte de triumvirat populaire, qui se proposait de tirer les conséquences extrême s de la révolution de 1830. Véritable paysan du Danube, il prenait la brutalité pour la franchise, la morgue pour la dignité, la défiance pour la profondeur. Jacobin inconscient, peu instruit, ignorant des conditions d'un gouvernement libre, toujours disposé à écouter les conseils de la rue, la voix de la place publique, il devait fatalement retourner dans l'opposition, ce refuge assuré des hommes médiocres. Avec cela, fanatique, honnête et borné, toujours prêt à offrir sa démission, il avait cette puissance que donnent parfois la sincérité des convictions, le défaut d'ambition, l'appui d'un parti actif et turbulent. Sa faiblesse de caractère l'entraîna à de tristes compromissions ; il faisait tout pour rester populaire, et ne prévoyait pas qu'un jour viendrait, où, par un juste retour, la foule renierait son idole d'autrefois.

M. Laffitte, esprit fin, gracieux, varié, généreux comme un prince, financier distingué, mais caractère léger, vaniteux et superficiel, eut le tort de s'imaginer qu'il était un homme d'État, et de transporter sur la scène politique les qualités ou plutôt les défauts de l'homme privé, Accueillant tous les partis, désireux de plaire à chacun, de satisfaire Louis-Philippe et M. de Lafayette, de contenter comme l'a dit La Fontaine, tout le monde et son père, cherchant l'importance plus que le pouvoir, ce dilettante politique voulait avant tout être entouré, adulé, avoir une cour, dont il serait le Mécène et conserver la popularité, cette sirène décevante et perfide. Le plus grand bonheur de sa vie avait été sans doute d'entendre le prince de Talleyrand lui dire un jour on est bien important, monsieur, quand on a comme vous à sa disposition un bourg-pourri tel que Paris. Il appartenait comme Lafayette et Odilon Barrot à l'école des politiques candides et confiants tandis que, pour nous servir d'une parole profonde de Napoléon Ier, le cœur d'un homme d'État doit être dans sa tête, le cœur de Laffitte débordait dans son cerveau. Il avait contribué à la révolution de Juillet, s'imaginait l'avoir accomplie tout seul, et se posait volontiers comme un nouveau Warwick, comme un autre faiseur de rois. A l'exemple de Jeanne d'Arc, au sacre de Charles IX, il crut pouvoir se dire : j'étais à la peine, je dois être au triomphe. Mais les gouvernements représentatifs, selon un mot bien connu de Royer-Collard, ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil ils doivent comme le laboureur, gagner leur vie à la sueur de leurs fronts il ne fallait pas songer alors à rester populaire et à faire œuvre d'homme d'État. C'était la disposition de Laffitte de n'avoir ni idées générales ni plan arrêté, de ne guère s'inquiéter des obstacles, de ne jamais prévoir une défaite, de se croire capable de tout surmonter, de réconcilier les éléments, les principes les plus disparates, l'eau et le feu, la Russie et la Pologne, l'ordre et la révolution. Le duc de Richelieu qui n'aimait pas ce riche financier, disait sévèrement de lui : Ce banquier ambitieux se croit le roi des halles, et n'est qu'un écervelé, ne sachant ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait, capable de ruiner la France et de se ruiner par vanité. La prédiction faillit s'accomplir ; car pendant son ministère, il fut sur le point de mener son pays à sa perte il devait mourir, ruiné, aigri, compromis sous la bannière du radicalisme, après avoir, en pleine tribune, demandé solennellement pardon à Dieu et aux hommes de la part qu'il avait prise à la révolution de Juillet.

Avec un cabinet flottant, divers, si étrangement composé, on ne devait guère s'attendre à voir renaître le calme et la confiance. Cependant, il fallait agir : on s'occupa d'abord de la Chambre des députés qui était sortie de la révolution mutilée et affaiblie par la démission de 52 légitimistes. En dépit des fauteurs de désordres qui demandaient une dissolution immédiate avec des élections générales, on se contenta de remplacer les membres démissionnaires on se souvint, pour n'y pas retomber, de la grande faute commise par la Constituante qui en 1791 avait cru pouvoir abandonner à d'autres mains son œuvre à peine ébauchée. Quant à la Chambre des pairs, qui avait déjà perdu 175 membres, et qui se voyait menacée d'être privée de l'hérédité, la question fut renvoyée à là session prochaine et le statu quo observé. M. Pasquier avait été nommé président de cette Chambre pendant dix-huit ans, il devait la présider avec une dignité, une distinction sans égales, diriger les débats orageux de plusieurs grands procès politiques, avec une prudence, une fermeté consommées, déployer un admirable courage civique, le plus rare de tous les courages. Il semble vraiment que les talents, les aptitudes de l'homme d'État se transmettent de génération en génération dans ces illustres familles parlementaires des de Broglie, des Decazes, des Pasquier aujourd'hui, M. le duc d'Audiffret-Pasquier, président du Sénat, marche sur les traces de l'ancien ministre de la Restauration, du président de la Chambre des pairs de 1830, de celui que l'opposition nommait l'inévitable Pasquier.

En vain, le cabinet s'empressait d'introduire tous les changements possibles dans l'administration : 76 préfets, 196 sous-préfets, 74 membres des parquets des cours royales, 154 procureurs du roi, 65 officiers généraux, 65 colonels en activité, avaient été sacrifiés ou remplacés au bout d'un mois. Les orateurs de gauche ne se montraient pas satisfaits ; ils blâmaient l'inertie du ministère et leurs plaintes n'étaient qu'un faible écho des vociférations de la place publique. Les mouvements populaires, les manifestations tumultueuses se renouvelaient chaque jour : tantôt c'étaient des ouvriers affolés qui se réunissaient pour détruire les machines- et chasser les concurrents étrangers ; tantôt on se rassemblait pour porter au Panthéon les bustes de Manuel et du général Foy. Le 21 septembre plusieurs milliers de jeunes gens organisent une cérémonie expiatoire en l'honneur des quatre sergents de la Rochelle, et Lafayette, qui les encourage, propose de graver au Panthéon les noms de ces quatre conspirateurs parmi ceux des grands hommes auxquels est due la reconnaissance de la patrie. Le pouvoir descendait sur le Forum ; la liberté ne servait plus qu'à couvrir et à servir l'anarchie. Les sociétés secrètes, ce détestable héritage des temps de révolution et de tyrannie, se recrutaient de tous les sectaires, des envieux, des ignorants et des paresseux ; les clubs qui forment en quelque sorte le vestibule des sociétés secrètes, les clubs qui selon le mot de Washington, sont destinés à perdre tout gouvernement libre, les clubs que Lafayette, Odilon Barrot, Cormenin ont fini eux-mêmes par condamner, le clubs pullulaient, et retentissaient d'attaques furibondes contre les Chambres, la magistrature, la Royauté. La mort subite et mystérieuse du duc de Bourbon qui avait institué le duc d'Aumale, fils de Louis-Philippe, son légataire universel, servait de prétexte aux calomnies les plus infâmes. Bientôt l'anxiété et l'alarme se répandent rapidement ; les capitaux craintifs se cachent, le crédit s'évanouit, le trésor de l'État s'obère de plus en plus ; le commerce languit, les faillites se multiplient ; pour résumer la situation économique de la France à cette époque, on cite ce fait décisif que les charges d'huissiers triplèrent de valeur.

Le 27 septembre, M. Benjamin Morel, grand négociant et député de Dunkerque, s'entendit avec M. Guizot pour interpeller le ministère sur la tolérance accordée aux sociétés secrètes, aux clubs, qui jetaient partout l'épouvante, conspirant à ciel ouvert, et sapant les bases même de l'ordre social. M. Guizot lui répondit en ces termes : La France a fait une révolution, mais elle n'a pas entendu se mettre dans un état révolutionnaire permanent. Quels sont les caractères de cet état ? les plus saillants, les voici toutes les choses sont mises en question, toutes les prétentions sont indéfinies, des appels continuels sont faits à la force. Ces caractères existent tous dans les sociétés populaires actuelles, dans l'action qu'elles exercent, dans l'impulsion qu'elles s'efforcent d'imprimer à la France. Ce n'est pas là le mouvement mais le désordre ; c'est la fermentation sans but et non le progrès. Nous avons conquis dans les quinze années qui viennent de s'écouler plus de libertés qu'aucun pays n'en a jamais conquis en un siècle. Pourquoi ? parce que la réforme a été lente, laborieuse, parce que nous avons été obligés à la prudence, à la patience, à la persévérance, à la mesure dans notre action. On parle des vœux du peuple, des vœux de la nation. Messieurs, l'état de choses que je viens de dépeindre n'est pas le désir de la France... la France veut l'ordre, elle en sent le besoin ; elle résiste par. sa nature, par son instinct, par son intérêt, à l'état révolutionnaire. Le ministre termine en promettant d'agir la loi lui offre une arme assurée, l'article 291 du Code pénal qui soumet à l'autorisation préalable toute association de plus de vingt personnes. Malgré les répliques passionnées de la gauche, des Salverte, des Mauguin, des B. Constant, la majorité donna pleinement raison à M. Guizot.

En même temps que la chambre des mises en accusation de la Cour royale de Paris renvoyait les meneurs de la société des Amis du peuple, devant le tribunal de police correctionnelle, la garde nationale, les marchands, encouragés par l'attitude du gouvernement, envahirent la salle où cette société tenait ses réunions plénières, sifflèrent les orateurs, firent sortir les clubistes, qu'ils accompagnèrent de leurs huées et dispersèrent. Mais pour avoir été battues momentanément et, condamnées par la justice, les sociétés secrètes ne se découragèrent pas elles se reformeront dans l'ombre et le silence durant dix-huit années, elles fomenteront l'émeute, l'insurrection, le régicide, jusqu'à ce que la garde nationale parisienne, se lassant de les combattre, devienne leur dupe, leur complice, et, leur livrant la monarchie, se livre elle-même au Moloch révolutionnaire.

Le gouvernement se trouvait en présence d'une épreuve plus redoutable un drame terrible se préparait quatre ministres de Charles X, le prince de Polignac, MM. de Peyronnet, de Guernon-Ranville et de Chantelauze avaient été arrêtés, conduits à Vincennes, et allaient disputer leurs têtes à l'échafaud. Le 17 août, M. Salverte demanda leur mise en accusation, tandis que le même jour, un autre député, M. de Tracy, déposait sur le bureau de la Chambre une proposition pour abolir la peine de mort. Le rapport de M. Bérenger, lu le 23 septembre, concluait dans le sens d'une mise en accusation, et, après une longue discussion, la Chambre partagea l'avis de son rapporteur. Les ministres furent renvoyés devant la cour de Paris, MM. Bérenger, Persil, et Madier de Montjau nommés commissaires pour soutenir l'accusation. En même temps le rapport se montrait favorable à l'abolition de la peine de mort, surtout en matière politique ; mais on ne pouvait méconnaître qu'une telle réforme, entraînant une nouvelle gradation des peines, ne manquerait pas de bouleverser toute l'économie du code pénal ; il fallait donc qu'elle fût l'objet d'une étude sérieuse, approfondie, et la Chambre se rallia à un amendement de M. de Kératry qui proposait une adresse au roi pour le prier de préparer un projet de loi, afin de supprimer la peine de mort en certains cas, spécialement en matière politique.

L'adresse fut rédigée, votée d'urgence le roi reçut le 9 octobre la Commission chargée de la lui présenter et lui répondit : Messieurs, le vœu que vous m'exprimez était depuis longtemps dans mon cœur. Témoin, dans mes jeunes années, de l'épouvantable abus qui a été fait de la peine de mort en matière politique, et de tous les maux qui en sont résultés pour la France et pour l'humanité, j'en ai constamment et vivement désiré l'abolition. Le souvenir de ce temps de désastres et les sentiments douloureux qui m'oppriment quant j'y apporte ma pensée, vous sont un sûr garant de l'empressement que je vais mettre à vous faire présenter un projet de loi qui soit conforme à votre vœu. Quand au mien, il ne sera complètement rempli que quand nous aurons entièrement effacé de notre législation toutes les peines et toutes les rigueurs que repoussent l'humanité et l'état actuel de la-civilisation. Nobles paroles qui s'accordent bien avec la conduite de Louis-Philippe Pendant tout son règne, il ne permit pas qu'une seule fois l'échafaud fût dressé pour des crimes politiques. Du premier jour, il avait, avec tous ses ministres et Lafayette, désiré sauver la tête des ministres de Charles X son cœur, son intelligence, la raison d'État lui commandaient d'atteindre ce but devant l'histoire, devant l'Europe, ce débat solennel serait la pierre de touche de la nouvelle royauté ; le dilemme se posait pressant, menaçant donner un gage à la démagogie, ensanglanter, ternir la révolution de Juillet, aggraver les difficultés de la situation, ou bien sauver la cause de l'humanité, affirmer en face du monde la grandeur, la générosité de la France, conquérir la confiance des puissances encore hostiles ou incertaines.

Malheureusement ces sentiments n'étaient point ceux de tout le monde une partie de la garde nationale, frémissant encore au souvenir des batailles de Juillet, demandait que le sang versé fut expié par du sang même dans la Chambre des députés, parmi les hautes classes de la société, on comptait des esprits roides, inflexibles, étroits qui soutenaient la peine capitale. Ils oubliaient que jamais les échafauds dressés au nom de la liberté n'ont affermi celle-ci, que la lettre tue et que l'esprit vivifie, que le procès des ministres mettait en question non-seulement la vie de quatre hommes, mais l'honneur historique de la France. La démagogie parisienne comprit bien vite qu'elle pouvait exploiter ces dispositions ; tandis que, par un sentiment magnanime et chevaleresque, les blessés de Juillet, devenus les protecteurs des captifs de Vincennes, adressaient des pétitions en leur faveur, les factieux ne perdaient pas leur temps ; ils répandaient d'odieux pamphlets, des articles de journaux, des placards contre le roi déchu, sa famille, contre les accusés et leurs juges ; on lisait sur l'une de ces affiches : Les ennemis de notre révolution ont cru que sur cette question elle était prête à fléchir, elle ne fléchira pas un grand exemple doit être donné, il le sera. L'exil pour ces ministres criminels Gorgés d'or, pleins d'insolence et de mépris pour les peuples, ils ne songent qu'à atteindre les cours despotiques où ils seront reçus avec tous les honneurs dus à des tyrans, où ils prépareraient de nouveaux complots liberticides. Mais un fleuve de sang les entoure le peuple en armes en garde les bords ils ne le franchiront jamais.

Le 18 octobre, une tourbe composée du rebut des ateliers, de vagabonds, de filles perdues, armés de fusils, de sabres, de bâtons, se présente au Palais-Royal portant un drapeau avec cette inscription désir du peuple, mort aux ministres ! Cette cohue envahit tumultueusement les cours et le jardin du Palais, proférant de grossières injures contre le roi, ses ministres et les Chambres. La garde parvient à grand'peine à fermer les grilles, et à faire refluer les perturbateurs. Alors un cri sort de cette bande d'énergumènes à Vincennes, à Vincennes et elle se précipite dans la direction du château, semant l'épouvante sur son passage. Le général Daumesnil, commandant du fort de Vincennes est sommé de lui livrer les prisonniers il refuse, répond qu'ils appartiennent à la loi, menace les factieux de faire sauter le donjon, s'ils font un pas en avant : rendez-moi ma jambe, ajoute-t-il, et je rendrai Vincennes. Ils hésitent un instant, puis intimidés et subjugués par la fermeté de ce vaillant soldat, se replient en criant : Vive la Jambe de bois ! et vers deux heures du matin reparaissent de nouveau au Palais-Royal, plus insultants que jamais. Ils vocifèrent qu'ils veulent voir le roi ; déjà ils pénètrent dans le grand escalier, lorsque quelques compagnies de la garde nationale, accourues 'précipitamment, réussissent à les arrêter et les dispersent.

Cette tentative avortée d'un 2 Septembre contre quatre hommes produisit une profonde sensation ; l'indignation était générale, et le Journal des Débats rappela avec énergie que pendant trois ans la démagogie s'était repue de massacres et avait léché le sang de la guillotine. Le roi avait été en quelque sorte assiégé, dans son palais ; la capitale avait pendant vingt-quatre heures toléré, subi ces misérables. Ce n'est pas tout ; comme s'il approuvait ces ignobles saturnales, le gouvernement consentit encore une fâcheuse concession sacrifiant aux clameurs de l'émeute le vœu solennel de la Chambre des députés, Dupont de l'Eure désavoua les engagements de la veille et déclara dans le Journal officiel qu'il ne croyait pas possible de prononcer l'abolition immédiate de la peine de mort. De son côté, Lafayette se contentait de conjurer le peuple de ne pas déchoir du haut rang où la dernière révolution l'avait placé, et d'épargner cette douleur à un vieux serviteur de la cause populaire qui s'applaudissait d'avoir assez vécu pour en voir enfin le pur et glorieux triomphe. Odilon Barrot trouva le moyen de dépasser le ministre de la justice, et le commandant général des gardes nationales ce singulier préfet de la Seine, écrivit une proclamation où on lisait ces incroyables lignes une démarche inopportune a pu faire supposer qu'il y avait concert pour interrompre le cours de la justice à l'égard des anciens ministres. Ne pas agir en face de l'émeute, censurer hautement la Chambre des députés, le Cabinet et le Roi, qui avaient proposé soutenu et accueilli l'adresse sur la peine de mort voilà comme M. Barrot comprenait ses devoirs hiérarchiques Louis Blanc a raison de le dire et de le reconnaître, et certes l'aveu est précieux, l'anarchie était dans la nation et le pouvoir.

Des hommes comme MM. Guizot, de Broglie, Molé, le baron Louis ne pouvaient accepter une politique incohérente, confuse et saccadée qui ne satisfaisait personne ; ils savaient que Dupont de l'Eure, Laffitte et Lafayette avaient comme eux à cœur de sauver les ministres de Charles X et leur popularité devait seconder ceux-ci dans les questions de personnes de leur part, la résistance aux volontés de la foule paraîtrait moins suspecte. Ils donnèrent donc leur démission seul, parmi les partisans de la politique de résistance, le général Sébastiani, ami et confident du roi, fut gardé et nommé aux affaires étrangères. M. de Montalivet reçut le -portefeuille de l'intérieur, le maréchal Soult celui de la guerre, M. Mérilhou eut l'instruction publique et les cultes, et le comte d'Argout la marine. Ainsi composé, le Cabinet du 3 novembre n'offrait guère plus d'homogénéité que l'autre, mais il empruntait sa principale signification à la présence de Dupont de l'Eure et de Laffitte ce dernier devenait président du conseil. Ce n'était, ce ne pouvait être aux yeux du roi, de la partie éclairée de la nation, qu'un ministère d'expédient, destiné, non point à affirmer un système permanent et invariable, mais à traverser une crise difficile, à franchir le dangereux Rubicon du procès des ministres d'ailleurs il fallait que la politique d'abandon fût mise à l'épreuve des faits, et condamnée non par la seule raison, mais par sa propre expérience.

Les partisans de la politique de résistance se devaient à eux-mêmes et devaient à la Chambre des députés d'expliquer les motifs de leur retraite dans la séance du 10 novembre, M. Guizot le fit avec netteté, éloquence et élévation fidèle à la méthode oratoire de Royer-Collard, il agrandit le débat et porta à la tribune la question de la révolution de Juillet tout entière : Il y a, dit-il, une question fondamentale et qui n'a point encore été posée dans toute son étendue. La révolution qui vient de s'accomplir est considérée sous deux points de vue tout à fait différents. On l'entend de part et d'autre de deux manières opposées. Qui est-ce qui comprend véritablement la révolution de Juillet ? Qui est-ce qui est dans son mouvement ? J'accepte la question dans ces termes... Quel a été le caractère de notre révolution ? Elle a changé une dynastie, mais en resserrant ce changement dans les plus étroites limites. Elle a cherché le remplacement de la dynastie changée aussi près d'elle qu'elle le pouvait et ce n'est pas sans intention... Il a été dans la raison universelle, dans l'intérêt général de la France que la révolution se fît comme elle s'est faite, qu'elle respectât tous les faits consommés, qu'elle transigeât avec tous les intérêts, se présentât à l'Europe sous les formes les plus raisonnables, les plus douces, qu'elle se modérât elle-même et se contînt au moment où elle s'accomplissait... Quelques-uns ont voulu la faire dévier du caractère qu'elle avait à son origine ; eh bien, mes amis et moi, nous nous sommes refusés à la continuer de la sorte.

Le discours de M. Guizot avait été accueilli par des applaudissements répétés ni Lafayette, ni Dupont de l'Eure, ni Mauguin ne se soucièrent de mettre en avant le programme imaginaire de l'Hôtel de Ville, et Odilon Barrot, chargé de répondre, se contenta de plaider les circonstances atténuantes, d'affirmer sa foi imperturbable dans la révolution, de lancer un flux de paroles vagues, creuses et sonores. Le président du Conseil était amené à formuler son programme, sous peine de paraître dès l'abord frappé d'impuissance ; il monta à la tribune, mais à la surprise générale, il parut se ranger sous le même drapeau que M. Guizot et réduire toute la portée de la modification ministérielle à un changement de personnes. Tout le monde savait, dit Laffitte, que la révolution de 1830 devait être maintenue dans une certaine mesure, qu'il fallait lui concilier l'Europe en joignant à la dignité une modération soutenue. Il y avait accord sur ce point, parce qu'il n'y avait dans le conseil que des hommes de sens et de prudence mais il y avait dissentiment dans la manière d'apprécier et de diriger la révolution les uns se défiaient d'elle, tandis que les autres ne croyaient pas qu'il fallût sitôt se précautionner contre elle. Le ministre s'apercevait que la majorité de l'Assemblée refusait d'aller à lui, et avec cette inconséquence qui lui était familière, il trouvait tout naturel d'aller à elle au moyen de quelques phrases banales et d'une généralité très-élastique, il masquait habilement ses dissentiments trop réels avec les ministres sortants mais en paraissant se mettre à la remorque des députés, il s'assurait le droit à l'existence ministérielle. En même temps, la Chambre prenait une attitude nettement conservatrice à une forte majorité, elle choisissait pour président et vice-président MM. Casimir Périer et Dupin, tous deux membres du dernier cabinet et représentants énergiques de la politique conservatrice.

Sur ces entrefaites, et tandis que, procédant à ses premiers travaux législatifs, la Chambre créait une décoration spéciale pour les décorés de Juillet, assurait aux familles des citoyens morts à cette époque des pensions annuelles et viagères, ordonnait la levée de 80.000 hommes afin de mettre notre armée sur un pied respectable. M. Benjamin Constant mourut le 8 décembre 1830. Orateur dépourvu de souffle et de chaleur, mais subtil, souple et pénétrant, causeur prestigieux, écrivain spirituel, sophiste redoutable, il avait su formuler avec une admirable. vigueur de style les doctrines constitutionnelles ; sous la Restauration, il se fit, suivant sa propre expression, le maître d'école de la liberté le premier en France avec Chateaubriand, il enseigna le jeu de la responsabilité ministérielle mais son libéralisme absolu, excessif, imprévoyant, l'emportait sans cesse au delà des limites raisonnables. Le spectacle de la vie de Benjamin Constant nous montre d'une manière décisive comment, avec un esprit supérieur, un caractère faible, un amour immodéré de la popularité, un homme se compromet et arrive à perdre toute considération. Qui ne connaît son éclatante palinodie de 1815 ? Lorsque Napoléon arrive de l'île d'Elbe, il manifeste la plus vive indignation, il écrit dans les Débats un article célèbre qu'il signe et termine par ces mois : Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. Un mois après, le théoricien du régime constitutionnel, l'adversaire acharné du Césarisme était conseiller d'État de l'empereur, et concourait à la rédaction de l'acte additionnel. Comme l'écrit avec esprit M. Thureau-Dangin, une partie de son individu semblait occupée à se moquer de l'autre. En voyant ce corps usé, fané par des passions malsaines, flétri comme son âme, on reconnaissait l'homme qui s'était un jour écrié : Qu'est-ce que le bonheur ou la dignité ? Une autre fois, il raillait ses propres idées et disait l'utilité des faits est vraiment merveilleuse voyez j'ai rassemblé d'abord mes dix mille faits, dans toutes les vicissitudes de mon ouvrage, ces mêmes faits m'ont suffi à tout ; je n'ai eu qu'à m'en servir, comme on se sert de soldats, en changeant de temps en temps l'ordre de bataille. Il avait reçu de grandes faveurs de Louis-Philippe qui l'avait élevé à la présidence du Conseil d'État avec un traitement exceptionnel, et lui avait donné 200.000 francs sur sa cassette il n'en restait pas moins attaché à l'opposition, ce qui faisait dire à M. Dupin il s'est vendu, mais il ne s'est pas livré. Il mourut, victime de son inconsistance morale, de ses vices, ruiné par le jeu et la débauche mais il avait, sinon par sa conduite, du moins par ses livres, bien mérité de la liberté la Chambre et le parti populaire se réunirent cette fois pour lui faire de pompeuses funérailles.

Au milieu de ces divers incidents, l'instruction du procès des ministres s'était achevée ; on était arrivé au jour solennel, plein d'angoisses. Le général Lafayette eut le commandement de la troupe de ligne réuni à celui de la garde nationale ; on prit les précautions les plus minutieuses, car on s'attendait à une prise d'armes de la démagogie que tout faisait présager. Les sociétés secrètes, les journaux prêchaient ouvertement la révolte, ameutaient les ouvriers, la foule contre les pouvoirs publics ; la garde nationale, était incertaine, troublée, pleine d'humeur et même de colère contre les hommes qu'on lui donnait à protéger autant que contre ceux qu'on lui donnait à combattre. Et cette garde nationale était sous les ordres d'un chef animé, dans la question spéciale du procès des ministres, des intentions les plus franches, mais mécontent de la politique générale du gouvernement et aspirant à la dominer pour la changer. M. de Lafayette d'ailleurs ne savait guère exercer le commandement que par les compliments, les prières, et les exhortations affectueuses, moyens d'influence qui ne manquent pas de noblesse morale et ont leur valeur dans un moment donné, mais qui n'obtiennent que des résultats incomplets et s'usent très-vite quand il faut faire agir les hommes contre leurs propres penchants.

Le 15 décembre, à dix heures du matin, on vit entrer dans la salle des séances du Luxembourg les quatre ministres de Charles X ; les pairs arrivèrent un instant après, et les interrogatoires commencèrent aussitôt. Les accusés gardèrent dans ces débats une attitude pleine de dignité et de convenance chacun sut accepter avec courage la responsabilité de ses propres actes, évitant de prononcer toute parole compromettante pour ses collègues, pour le vieux roi Charles X. Après trois séances consacrées à l'audition des témoins, après le réquisitoire de M. Persil, chargé de soutenir l'accusation au nom de la Chambre des députés, la parole fut accordée à M. de Martignac pour défendre le prince de Polignac. Noble et touchant spectacle Admirable exemple de générosité politique l'accusé défendu par sa victime ! le président du dernier ministère de la Restauration devenu le client de son prédécesseur, de celui-là même contre lequel il avait machiné une coalition et qu'il avait renversé Malgré sa santé chancelante, malgré de graves considérations de famille, M. de Martignac avait accepté de couvrir le prince du prestige de son talent, de la sympathie générale et respectueuse dont il jouissait. Rien de plus propre à gagner la clémence des juges, à inspirer au public une salutaire pitié. Le discours de M. de Martignac qui fut comme le chant du cygne de l'éloquent orateur, dépassa l'attente universelle il eut d'irrésistibles accents, arracha aux accusés des larmes de reconnaissance, fit naître une émotion profonde dans l'âme des juges.

Un de ceux-ci, le duc de Broglie, a résumé son impression de la manière suivante. Le premier rang parmi les défenseurs des ministres, appartenait de droit à M. de Martignac, qui, victime universellement honorée de la sotte ambition de son prédécesseur et du fol entêtement de son maître, resté debout sur les débris d'un établissement dont il avait été le dernier et le plus digne ornement, venait prêter à l'un et à l'autre le dernier souffle d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint, protégeant au prix de ce qui lui restait de vie, la tête de celui-là et l'honneur de celui-ci.

Il dirigea l'ensemble de la défense avec cet heureux mélange de prudence et de fermeté, de décision et de réserve dont il avait tant de fois fait preuve durant son trop court ministère, avec cette autorité dans le langage, tempérée par les ménagements envers les personnes, qu'il réunissait au plus haut degré. Sans vaine rhétorique, sans affirmation de générosité à l'égard de ses anciens adversaires devenus ses humbles clients, sans étalage de fausse sensibilité sur leur sort actuel ou d'appréhension exagérée sur leurs périls, il se plaça naturellement entre les vaincus et les vainqueurs. Il tint compte aux uns de la difficulté des temps et des hommes qu'il avait lui-même encourus, sans réussir à les sur-' monter ; il leur tint compte d'un dévouement honorable même dans ses excès et digne d'une meilleure cause ; il demanda compte aux autres de leur victoire et de l'emploi qu'ils allaient en faire. Le sang que vous verseriez, leur dit-il, pensez-vous qu'il serait le dernier ? En politique comme en religion, le martyre produit le fanatisme, et le fanatisme le martyre. Ces efforts seraient vains, sans doute, ces tentatives insensées viendraient se briser contre une force, une volonté invincible mais n'est-ce rien que d'avoir à punir sans cesse, et à soutenir des rigueurs par d'autres rigueurs ? N'est-ce donc rien que d'habituer les yeux à l'appareil du supplice, et les cœurs au tourment des victimes, au gémissement des familles ! Le coup que vous frapperiez ouvrirait un abîme et ces quatre têtes ne le combleraient pas. En prononçant ces dernières paroles d'un accent solennel et prophétique, M. de Martignac se retourna vers les accusés, les couvrit en quelque sorte d'une commisération respectueuse, et les remit entre nos mains avec un mélange inexprimable de grâce et d'autorité. Cicéron lui-même aurait avoué l'action, le geste et le langage.

Cet admirable discours semblait avoir épuisé le débat, mais le défenseur de M. de Chantelauze, M. Sauzet, obtint encore un grand succès et sut captiver son illustre auditoire par une éloquence chaleureuse et imagée, une parole brillante et pathétique, des arguments audacieux et inattendus qui avaient tout l'attrait de la nouveauté. En effet, il proclama sans détour ni réserve le dogme de la nécessité humaine et de la fatalité. A ses yeux, la nécessité était l'interprétation vivante des chartes ; une société ne pouvant jamais se commander à elle-même le suicide, il se présentait des crises où il fallait la bouleverser sous peine de la détruire ainsi l'article 14 régissait le monde et se trouvait écrit dans la nature des choses, lorsqu'il ne l'était pas dans les constitutions ; les peuples, après tout, avaient leur article 14 comme les rois, puisque les révolutions n'étaient que la contre-partie des coups d'État. La question n'était pas une question de légalité, mais une question de nécessité les Ordonnances avaient-elles été rédigées sous le coup de cette nécessité souveraine ? Oui, car la dynastie de Charles X était fille de l'invasion, de Waterloo, et par cela même, condamnée à ne conserver la royauté que par le despotisme. La lutte avait donc eu les caractères de la fatalité ; le peuple et le roi avaient tous deux subi le joug de cette dernière, chacun avait fait son devoir ; mais Charles X vaincu, en exil, l'expiation était suffisante, la justice humaine n'avait pas à réclamer d'autres victimes.

En fait la plaidoirie de M. Sauzet reposait sur un sophisme flagrant et sur une grave erreur historique. Sa thèse sur la nécessité humaine avait un caractère trop général et matérialiste en quelque sorte. Quel serait donc le criterium, le juge de la nécessité ? comment la reconnaître et la discerner ? Les gouvernements, les peuples ne transformeraient-ils pas leurs fantaisies en nécessités absolues ? Avec ce système, ne divinisait-on pas la force ? Ne justifiait-on pas le despotisme de Napoléon Ier et l'anarchie sanglante de la Terreur ? Et puis, c'était se tromper étrangement de venir prétendre que la dynastie des Bourbons procédait de l'invasion. Cette dynastie, au contraire, était profondément nationale, elle pénétrait bien avant dans l'histoire avec le peuple français ; elle venait en 1815 renouer la chaîne de traditions dix fois séculaires ; elle était alors pour la France, un port, un refuge assuré contre cette tempête qui l'avait assaillie et bouleversée pendant vingt-cinq ans.

Les débats publics furent clos le 20 décembre ; l'arrêt de la Chambre des pairs devait être prononcé le 21. Tous les jours, la foule ameutée, exaspérée, faisait retentir les abords du Luxembourg de ses vociférations sanguinaires elle rugissait de colère à l'idée que les prisonniers pourraient lui échapper ; déjà le 20, elle s'était ruée dans la cour principale du palais par une grille entr'ouverte, et avait engagé une sorte de collision avec la garde nationale. M. de Lafayette avait en vain essayé de calmer cette multitude ; on ne l'écoutait plus. Je ne reconnais pas ici, dit-il, les braves combattants des barricades. — Qu'y a-t-il d'étonnant, lui répondit une rude voix, vous n'y étiez pas ? — Enfin la garde nationale réussit à dominer le désordre sans effusion de sang ; mais les pairs, malgré leur fermeté, malgré leur sérénité impassible, n'avaient pu continuer de siéger, et en se retirant plusieurs d'entre eux furent insultés : M. de Sussy fut lâchement maltraité. Il est triste de songer que de tout temps, les émeutiers parisiens ont donné l'exemple de la violation des pouvoirs publics, et que le gouvernement, faute d'oser faire juger les ministres dans une autre ville, se trouvait à tout propos remis en question, comme si l'ordre, la liberté, la France étaient de droit divin le hochet, le jouet de quelques milliers de forcenés, de repris de justice et de vagabonds.

La journée du 21 décembre se présenta plus menaçante encore ; tandis que trente mille hommes de toutes armes bivouaquaient autour du Luxembourg, les sociétés secrètes avaient mis sur pied tout leur personnel, et les badauds, cet éternel élément de succès dans les insurrections parisiennes, se joignaient à elles par curiosité ; La révolte paraissait inévitable, et la justice des pairs aurait peut-être trouvé un sanglant et infâme corollaire dans ce qu'on est convenu d'appeler la justice du peuple. A ce moment, la courageuse et hardie initiative du ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, contribua puissamment à préserver les accusés des fureurs de la foule à quatre heures du soir, lorsque la nuit commence à tomber, il fit mettre la garde nationale sous les armes les prisonniers sortirent par une porte dérobée, et montèrent dans une voiture. M. de Montalivet se met lui-même à la tête d'une escorte composé de 200 chevaux et commandée par le général Fabvier il se dirige rapidement sur Vincennes, et à six heures du soir, deux coups de canon annonçaient au roi que les prisonniers, abrités derrière les murailles du château, n'avaient plus rien à redouter de la démagogie.

A dix heures seulement, la cour rentra dans la salle des séances, et c'est au milieu d'un morne silence, que d'une voix grave et émue, le président Pasquier donna lecture de l'arrêt qui sauvait la tête des condamnés, en leur infligeant la prison perpétuelle, avec déchéance de leurs titres, grades et ordres. Heureusement les ouvriers avaient regagné leurs faubourgs et la nuit s'acheva sans troubles. Le lendemain, la fermentation fut extrême la colère des émeutiers ne connut plus de bornes ; un buste en plâtre du général Lafayette fut lapidé par eux. Toutefois la sédition avorta les conspirateurs comptaient sur le concours des élèves des écoles et sur celui de l'artillerie de la garde nationale, composée en majorité de leurs amis ; mais l'autorité veillait et des mesures étaient prises pour enclouer les pièces plutôt que de les laisser aux factieux. De leur côté, les élèves des écoles se prononcèrent pour Lafayette et Odilon Barrot nous verrons pourquoi et à quelles conditions.

Malgré son irritation contre les ministres, la garde nationale avait largement fait son devoir, et obéi à ses chefs. Peut-être se fût-elle comportée autrement, si la question du procès des ministres s'était trouvée seule en jeu, mais les agitateurs dévoilèrent trop tôt leurs plans. Ils n'avaient vu dans le procès qu'un prétexte, un paravent commode ce qu'ils préparaient, ce qu'ils fomentaient, comme ils eurent l'imprudence de le déclarer à Odilon Barrot, c'était la Révolution, l'avènement de la République. Aussi la garde nationale fit bonne contenance, et sa préoccupation au sujet du sort des accusés s'effaça devant la crainte de l'anarchie.

Les élèves de l'École polytechnique, des Écoles de médecine et de droit, n'avaient pas entendu prêter au gouvernement un concours tout platonique. Depuis les journées de Juillet, ces échappés de collège se croyaient devenus les arbitres suprêmes de la France ils avaient stipulé leurs conditions Lafayette et son fidèle Sosie Odilon Barrot, leur promettaient monts et merveilles. Dans leurs proclamations, dans leurs ordres du jour, ces derniers invoquaient pour la première fois le pseudo-programme de l'Hôtel de Ville, espérant sans doute forcer la main au gouvernement, contraint de les ménager à cause de leur popularité. C'était une véritable conspiration de palais qui se tramait dans l'ombre c'est avec la complicité flagrante du préfet de la Seine que des adolescents affichaient des placards où ils intimaient leurs volontés de la manière suivante : Les patriotes, qui dans tous les temps, ont dévoué leurs vies et leurs veilles à notre indépendance, sont toujours là, inébranlables dans le sentier de la liberté. Ils veulent comme vous, de larges concessions qui agrandissent cette liberté, mais pour les obtenir, la force n'est pas nécessaire. De l'ordre, et alors on demandera une base plus républicaine pour nos institutions. Que si ces concessions n'étaient pas accordées, alors ces patriotes, toujours les mêmes, et les écoles qui marchent avec eux, vous appelleraient pour les conquérir. En vain le roi fit insérer au Moniteur un désaveu formel de tous les prétendus engagements dont se prévalaient ces écoliers mutins, en vain M. Laffitte venait confirmer à la tribune l'assertion du journal officiel, et essayer de satisfaire les étudiants en obtenant pour eux de la Chambre des députés qu'ils fussent compris dans les remerciements adressés à l'armée, à la garde nationale ils repoussèrent avec dédain les remerciements de la Chambre.

Ces manifestations, ces tumultueuses effervescences des écoles, soutenues par Lafayette, ne pouvaient guère disposer favorablement la Chambre des députés en faveur de ce dernier. On discutait en ce moment le projet de loi sur l'organisation des gardes nationales ; le 24 décembre, la Chambre vota un des articles qui supprimait le titre de commandant général des gardes nationales du royaume. M. de Lafayette se trouvait de la sorte congédié d'ailleurs son autorité était exceptionnelle, exorbitante, son pouvoir provisoire, excentrique, en dehors du droit commun lui-même avait autre fois avoué que le commandement irresponsable de deux millions de citoyens armés présentait un danger pour les libertés et demeurait incompatible avec les institutions d'une monarchie constitutionnelle. Ces paroles se retournaient contre lui et le condamnaient, on le battait avec ses propres armes ; il envoya aussitôt sa démission et malgré les vives instances du roi pour lui faire accepter le titre de commandant général honoraire avec le commandement effectif des gardes nationales de Paris, il la maintint. Voulut-il se servir de cette démission pour rentrer plus fort et plus triomphant, pour imposer au roi un ministère de gauche avec la dissolution des deux Chambres ? Oui, tel était son plan, et dans sa confiance béate et vaniteuse, il pensait qu'on ne pouvait se passer de lui, que le roi préférerait violer la Charte plutôt que de renoncer à ses services. Il se trompait fort Louis-Philippe accepta la démission et confia le commandement supérieur des gardes nationales de la Seine au général comte Lobau. Lafayette et Dupont de l'Eure se retirèrent et rentrèrent dans les rangs d'une opposition mesquine, tapageuse et frondeuse ; en vain les amis du général firent maints efforts pour soulever l'opinion publique en sa faveur ; celle-ci commençait à se lasser des prétentions outrecuidantes de ce vieux revenant de 89, du visionnaire rêveur de l'Hôtel de Ville on trouvait qu'il était temps de ramener l'unité, la suite dans le gouvernement, que le rôle de maire de palais, de lord protecteur ne lui convenait guère. M. de Lafayette avait pour lui les clubs et les écoles, mais le roi avait les départements, l'armée, la bourgeoisie. Il venait de rendre un grand service à la cause de l'ordre, mais il l'avait déprécié lui-même, en prétendant faire de son zèle un moyen de dominer ; d'ailleurs il n'avait fait qu'obéir aux penchants de son âme chevaleresque, il n'avait accompli que son devoir et toute autre conduite de sa part l'eût rendu traître à son roi, à la France, à la patrie.

La majorité de la Chambre des députés avait remporté un grand succès enhardie par ce premier résultat d'une attitude vigoureuse, elle se trouvait entraînée parla logique et la force des choses à compléter son œuvre, à se séparer de ceux des ministres qui ne représentaient plus ses tendances. M. Laffitte ne lui semblait plus nécessaire et celui-ci avait fourni des armes contre lui-même, en disant, un jour à la tribune : Le but du gouvernement représentatif est d'essayer tous les noms, toutes les facultés, toutes les popularités, de les employer, de les sacrifier même au service du pays. Il faut que chacun subisse à son tour cette épreuve ; les circonstances et non le mérite en mesurent la durée. Le temps mettait tous les jours à nu les défauts du président du conseil, sa présomption téméraire, ses inconséquences, ses fluctuations le ministère apparaissait sous son vrai jour, dépourvu de cohésion, d'autorité, d'efficacité, manquant d'hommes de grand talent, n'ayant non plus le concours d'aucun orateur éminent, suspect au monde des affaires et de l'industrie. Cependant les Chambres le toléraient encore, mais ne l'écoutaient pas les lois qui furent alors votées ne firent que mettre en relief sa situation précaire, effacée, et, pour ainsi dire, son anémie politique.

La loi sur la garde nationale ne fut adoptée par les Chambres qu'avec des amendements notables l'article portant suppression du commandement général était l'œuvre de la commission des députés et enlevait à M. Laffitte son appui principal, le général Lafayette ; l'article 4 prescrivait l'organisation par commune et laissait au roi la faculté de créer des bataillons cantonaux l'article 38 renvoyait à des ordonnances du roi la création des compagnies d'artillerie on se souvenait que Louis-Philippe avait dû licencier l'artillerie de la garde nationale parisienne, qui constituait une sorte de corps révolutionnaire enrégimentent armé de canons. Malheureusement, la majorité se laissa surprendre une concession déplorable, en laissant à l'élection sans condition d'électorat ni d'éligibilité le choix des officiers jusqu'au grade de chef de bataillon. C'était là une idée de 1791, contraire au principe de tout gouvernement régulier ; la démagogie devait plus tard tirer un grand parti de cette arme funeste on sait que les officiers réformistes de 1848 ne furent pas étrangers à l'émeute qui emporta la monarchie de Juillet.

En réalité et sauf de rares exceptions, la garde nationale a toujours été l'armée de la Révolution[1] ; dès sa création elle se trouve enfermée dans un cercle vicieux, placée entre deux missions contradictoires ; l'une principale, quoique tacite, la mission de faire échec au pouvoir ; l'autre secondaire, quoique seule avouée, consistant à protéger les lois et la Charte. Les institutions ont leur naturel comme les individus, et elles ne sauraient le forcer sans que, tôt ou tard, il prenne sa revanche. L'imprescriptible, l'inéluctable condition de la garde nationale est d'être plus souvent dissolvante que dissoute la garde nationale, véritable caméléon, esclave de ses fantaisies, de ses passions et de celles des autres, obéit à ses chefs, pourvu que ceux-ci ne lui ordonnent que ce qu'elle veut. Je les commande, vous voyez bien qu'il faut que je les suive ce mot légendaire donne la clef de toutes les folies, de tous les crimes consentis, encouragés, subis ou accomplis par la garde nationale. Joseph Prudhomme, ce type immortel du boutiquier parisien, a dit dans le même sens je jure de défendre nos institutions et au besoin de les combattre.

En 1789, la garde nationale renaît d'une pensée de résistance au pouvoir légal la municipalité de Paris réorganise la milice d'autrefois. Le 14 Juillet elle prend la Bastille et inaugure son existence par un attentat contre la loi ; le 6 Octobre, elle entraîne Lafayette à Versailles, et se montre telle qu'elle sera toujours, incertaine, docile à toutes les fluctuations de l'opinion publique, indisciplinée et disposée à se servir de ce terrible droit de suffrage qui consiste dans une baïonnette au bout d'un fusil. Son histoire se lie d'une manière indissoluble, fatale, à celle de toutes les émeutes, de toutes les insurrections ; son histoire est en quelque sorte celle de Paris lui-même. Royaliste constitutionnelle en 1789 et 1790, elle est dès 1791 inféodée à Danton ; le 20 Juin, Pétion, maire de Paris, donne l'ordre aux commandants des bataillons de recevoir dans leurs rangs tous les hommes armés, quel que soit leur costume, et c'est avec un ramassis impur de sans-culottes que la garde nationale vient outrager la royauté dans son palais. Le 10 Août, les terroristes font massacrer son chef, le colonel Mandat, lui substituent l'odieux brasseur Santerre, qui la fait descendre sur les Tuileries, et la confond avec la tourbe démagogique. En dépit de ses bonnes intentions, elle assiste, inerte, passive, à la ruine définitive de la monarchie, et laisse s'accomplir les massacres du 2 Septembre. Avec Lafayette, elle a paralysé la royauté, avec Santerre, elle l'a détruite ; malgré les citoyens honnêtes qu'elle renferme, elle subit pour chef le féroce Hanriot, ne s'oppose pas à la mort de Louis XVI, des royalistes, des républicains modérés, des Girondins. Bien plus, elle prête main-forte à tous les forfaits du tribunal révolutionnaire, et devient l'instrument servile des volontés de Robespierre. Au 9 Thermidor, elle se divise en deux camps pour la première fois, l'élite de ses membres l'emportent, et font triompher la Convention contre la commune insurrectionnelle, contre les tentatives du 12 Germinal, du Ier Prairial. Bientôt les bataillons de l'ordre se décident à employer des moyens révolutionnaires contre la révolution ils sont vaincus le 13 Vendémiaire, vaincus le 18 Fructidor.

Au 18 Brumaire, la garde nationale est en majorité royaliste mais elle accepte la dictature comme un refuge contre les excès de la démagogie. Le génie militaire de Napoléon Ier est profondément antipathique à cette institution qui sous son règne, n'existe plus que de nom cependant en 1814, sous la menace de l'invasion, il la réorganise. Elle lui donne alors une preuve éclatante de son inconstance, et l'acclame en 1814 et 1815 sauf à accueillir Louis XVIII avec le même enthousiasme. 'A peine est-elle remise des angoisses de l'invasion, elle veut rentrer dans sa spécialité de leçons au pouvoir, et recommence son opposition. Elle n'a ni repos, ni trêve ; jusqu'à ce que ses cris, ses menées, ses manifestations malveillantes aient forcé Charles X à la dissoudre, sans toutefois la désarmer. Or, comme le dit spirituellement M. de Pontmartin, un garde national licencié à qui on laisse son fusil, c'est un braconnier prêt à tirer sur les gendarmes. Le roi s'en aperçut bien en 1830 c'est la garde nationale parisienne qui renverse la Restauration, comme elle a renversé la monarchie en 1792.

La royauté de 1830 est l'époque glorieuse de la garde nationale, c'est son âge héroïque orgueilleuse d'avoir élevé un trône, sentant la nécessité de le protéger contre l'anarchie, elle se montre pleine de discipline et de courage, n'épargne ni sa peine, ni son sang, demeure plusieurs années de suite, unie, résolue, inaccessible aux suggestions des émeutiers ; en 1832 et 1836 elle se bat avec une admirable énergie. Mais peu à peu, les légions des départements se désorganisent seule, la milice de Paris et des grandes villes subsiste ; elle s'endort dans le sentiment de la sécurité conquise, elle prend pour officiers ces révolutionnaires qu'elle a jadis combattus sur les barricades. Le roi n'ose plus la réunir, la passer en revue ; il craint le scandale de manifestations inconvenantes en 1848, elle est l'instrument de la chute de Louis-Philippe les baïonnettes prétendues intelligentes, les bourgeois armés et éternellement frondeurs, adhèrent à une révolution qui va les ruiner dans leur influence, dans leurs intérêts.

Poursuivons rapidement l'histoire de la garde nationale aussi bien raconter son passé, c'est la juger, la condamner devant l'avenir. En 1848, elle est réorganisée sur des bases bien plus larges qu'auparavant toute la population virile est armée. La garde nationale bourgeoise se bat avec courage contre les insurgés de Juin, mais dans les rangs de ceux-ci se trouve cette mauvaise queue de l'armée citoyenne qui trop souvent mène la tête et qui apporte son terrible contingent à l'émeute. Elle acclame le Deux-Décembre comme elle a acclamé le Dix-huit Brumaire. Sous le second Empire, elle devient une institution de parade ; elle a été écrémée, triée sur le volet. Après le 4 Septembre, pendant le siège de Paris, le gouvernement organise une garde nationale universelle, forme 260 bataillons, avec un effectif de 300.000 hommes dans les quartiers excentriques et révolutionnaires de la capitale, des ambitieux de la pire espèce, des hommes tarés, des bandits de la politique et du droit commun se font nommer chefs de bataillon, préparent la journée du 31 Octobre, et l'infâme insurrection du 18 Mars. Ce sont les bons bataillons qui supportent avec les mobiles et l'armée tout le poids du siège les autres se réservent lâchement pour leur œuvre sans nom il résulte de documents authentiques, qu'en dehors des démagogues de profession, des égarés, la garde nationale compte alors dans ses rangs 40.000 repris de justice ; tous ensemble vont former la force matérielle, l'armée de la Commune. L'armistice conclu, les bataillons de l'ordre trouvent qu'il est temps de s'occuper de leurs, propres affaires après s'être consacrés cinq mois à leurs devoirs de citoyens ; ils ne répondent 'plus aux appels qu'on leur adresse, et rien ne les réveillera de cette torpeur morale. Les autres, les bataillons du désordre, conservent leurs cadres, leurs fusils, leurs canons leur premier exploita été l'assassinat de deux généraux ; on sait comment ils ont terminé. Du moins, à la suite de cette Commune hideuse qui restera le grand forfait du siècle, la France a déchiré le bandeau qui depuis si longtemps lui recouvrait les yeux elle a entendu la voix du salut, de la raison l'Assemblée Nationale de 1871 a obéi aux leçons impérieuses de la nécessité, inauguré sa carrière par deux actes politiques immenses ; elle a arraché à Paris sa suprématie politique, supprimé la garde nationale, enlevé à la démagogie ses deux principales forteresses, ses auxiliaires les plus puissants.

La loi sur le jury, qui fut peu de temps après votée par les Chambres de 1831, offrait aussi de graves inconvénients l'extension des attributions du jury, des voix exigées pour les condamnations, préparait l'affaiblissement de la répression judiciaire et facilitait ces acquittements regrettables dont on eut de trop fréquents exemples.

Les Chambres s'occupèrent encore de deux lois importantes sur l'organisation communale et électorale toutes deux eurent pour but d'élargir les bases du droit électoral. D'après la première, le maire et les adjoints durent être choisis parmi les conseillers, et leur nomination appartenait au roi ou au préfet, suivant l'importance des communes l'assemblée des électeurs communaux chargée d'élire les conseillers se composait : 1° des citoyens les plus imposés au rôle des contributions directes de la commune, en nombre déterminé d'après le chiffre de la population ; 2° des citoyens offrant des garanties d'aptitude, tels que magistrats, médecins, avocats, notaires, juges, anciens fonctionnaires, officiers de la garde nationale. L'économie de cette loi était bonne, sauf la disposition qui obligeait le pouvoir à choisir ses représentants dans le sein des conseils municipaux.

Sous la Restauration, il fallait payer 300 francs de contributions directes pour être électeur, 1.000 francs pour être éligible. Après de longues et tumultueuses discussions, la Chambre fixa le cens électoral à 200 francs et le cens d'éligibilité à 500 le nombre des électeurs augmentait de plus du double ; au lieu de 66.000, il montait à 170.000. Le ministère avait demandé qu'on adjoignît aux censitaires un certain nombre de personnes dont la profession prouvait la capacité, telles que professeurs titulaires des Facultés de l'État, magistrats, avocats, notaires, avoués, etc. Mais, emportée par un courant de réaction, la Chambre des députés commit la faute de repousser cette proposition elle n'admit au nombre des électeurs que les officiers jouissant de 1.200 francs de retraite, et les correspondants de l'Institut encore exigea-t-elle de ceux-ci qu'ils payeraient 100 francs de contributions directes, c'est-à-dire le demi-cens. Sans doute le droit électoral n'est pas un droit naturel, mais un droit social que l'État confère à certaines conditions, et la base de ce droit réside dans la capacité celle-ci a un double étalon, l'intelligence et la fortune ; ces deux facteurs de la capacité électorale méritaient qu'on les respectât, qu'on les admît tous deux, comme le proposaient les ministres. On sait que dix-sept ans plus tard, la réforme se transforma en machine de guerre et devint le prétexte d'une révolution.

Sous le poids de ses nombreux échecs, de ses mésaventures parlementaires, le cabinet s'affaissait de jour en jour et tombait dans un profond discrédit l'industrie, le commerce continuaient d'être en proie à la perturbation et au marasme les finances publiques se trouvaient dans un état de plus en plus critique ; la ruine de la maison de banque de M. Laffitte, devenue imminente, rendait impossible son maintien aux affaires. La Banque de France lui fit des avances considérables ou lui remboursa une somme de cinq millions que Laffitte avait, sans autorisation préalable, avancés à la République d'Haïti, et cette opération irrégulière nécessita un bill d'indemnité, accompagné toutefois d'un blâme. Le roi lui racheta généreusement sa forêt de Breteuil moyennant dix millions, et le sauva de la faillite une souscription nationale ouverte en sa faveur atteignit un chiffre assez considérable. D'autre part le désordre ne cessait de régner dans les rues les élèves se livraient à des émeutes journalières, tantôt contre un professeur, tantôt contre un proviseur, remplissant la ville de leur turbulence et de leur effronterie. Un dernier incident fit pour ainsi dire déborder le vase, acheva de mettre en lumière l'incorrigible incurie de l'administration municipale et l'insuffisance du cabinet.

Le parti légitimiste avait projeté un service funèbre dans l'église Saint-Germain l'Auxerrois pour l'anniversaire de la mort du duc de Berry. Le ministère le savait : il n'ignorait pas non plus que le parti révolutionnaire se proposait de protester à sa manière. Au lieu de prendre en main la cause de la liberté religieuse, ou tout au moins d'interdire la cérémonie, il ne recourut à aucune précaution. Comme l'écrit Guizot, on laissa aller d'abord les légitimistes, puis les anarchistes : on ne prévint pas les causes de trouble, on ne protégea pas les droits de la liberté ; les partis seuls furent acteurs, le pouvoir abdiqua, resta indiffèrent, comme si rien de tout cela ne le regardait. Le service expiatoire a lieu en effet le 14 février ; mais aussitôt après, l'émeute arrive, et, obéissant à un plan prémédité, saccage le presbytère de Saint-Germain l'Auxerrois ; enhardis par ce premier succès, ces Vandales se ruent sur l'église, la dépouillent de ses ornements, décapitent les statues, lacèrent les tableaux, brisent les confessionnaux, se revêtent des habits sacerdotaux, dansent une sarabande infernale et parodient les augustes cérémonies du culte. Un détachement de cette horde se rend au domicile de M. Dupin pour le massacrer et donner ainsi une leçon à la Chambre dont il fait partie l'éloquent député n'échappe qu'avec peine à ses atteintes. Le lendemain les bataillons de l'émeute se précipitent sur l'Archevêché et recommencent ses hideux attentats meubles précieux, livres, tableaux, tout est mis en pièces ; tandis qu'une partie de ces iconoclastes brise et détruit, les autres transportent et jettent dans la Seine les débris de tant de richesses.

Le cabinet, les deux préfets se sont croisé les bras, n'ont rien fait pour prévenir ces excès épouvantables. Sont-ils les complices de l'émeute ? Sont-ils prostitués à elle ? Le gouvernement est-il devenu l'homme-lige de la démagogie parisienne ? A-t-il voulu punir les légitimistes de leur opposition systématique ? Cette supposition semble presque vraisemblable lorsqu'on voit le préfet de police, M. Baude, lancer des proclamations où il déverse surtout l'outrage contre le parti royaliste ; bien plus, le Moniteur ne parle qu'avec déférence de la légitime indignation du peuple. Deux jours après ces attentats, M. Laffitte qui a fait disparaître du sommet des églises et des monuments publics toutes les croix ornées de fleurs de lis, obtient encore de Louis-Philippe une ordonnance qui supprime les mêmes fleurs de lis, ces armes de sa maison, de l'écusson royal et du sceau de l'État ; le roi ne se jugeait plus en mesure de résister à la Révolution. Ce fut une chose inouïe d'entendre à la tribune le ministre de l'intérieur essayer de se disculper en se retranchant sur les difficultés inévitables d'une révolution qui avait laissé tant de problèmes sociaux à résoudre. Que dire de cet incroyable préfet de police, qui au lieu de se justifier, avait l'audace d'accuser, condamnant les excès en principe, mais leur trouvant une explication naturelle dans ce qu'il appelait la mauvaise marche du gouvernement et l'impopularité de la Chambre des députés ? Par quelle aberration de l'esprit, un haut fonctionnaire osait-il avancer dans son étrange discours, que, bien qu'il y eût parmi les séditieux un grand nombre de libérés et de voleurs on avait tout cassé, tout dévasté, et rien emporté ? Ce que la dévastation a d'odieux et de barbare, ajoutait-il, semblait atténué par la leçon qu'elle donnait au gouvernement. Que dire de M. Odilon Barrot, qui lui aussi, ne voyait dans ces attentats qu'un mode de pétition particulier à la foule, ce qui lui attira cette riposte de M. Dupin convenez au moins que c'était une pétition fort mal rédigée ? Que dire de M. Laffitte alléguant pour toute raison la situation plus forte que les hommes ? Un tel aveu, loin de le justifier, ne contenait-il pas sa condamnation formelle, irrévocable ? N'est-ce pas le premier devoir du pouvoir de gouverner seul, de n'admettre aucune intervention extérieure, aucune force extra-légale, de rester à sa place, c'est-à-dire à la tête de la société et non à la queue ?

Le président du conseil avait annoncé à la Chambre sa prochaine dissolution, mais celle-ci ne pouvait admettre que les élections se fissent sous l'influence de la gauche, et le roi, malgré ses sympathies et son affection pour M. Laffitte, se rallia à l'opinion de la majorité. Deux ordonnances royales remplacèrent le préfet de la Seine et celui de police. Louis-Philippe avait pressenti quelle profonde et déplorable impression causeraient en Europe les scènes sauvages des 14 et 15 février, quel contre-coup elles produiraient en France, et tandis que Laffitte se débattait dans les convulsions de son agonie ministérielle, se cramponnant au pouvoir avec l'énergie d'un noyé, des négociations actives s'engageaient pour former un ministère conservateur. Elles furent longues et difficiles M. Casimir Périer était désigné par la majorité, désiré par la France, attendu par l'Europe, porté au pouvoir par la force des choses et par la force des hommes il avait fait ses conditions et avait voulu être en réalité premier ministre, s'entourer de noms considérables, de talents dévoués à sa politique. Il me faut, disait-il, dans la lutte que je vais entreprendre contre l'anarchie, plus que des collègues, il me faut des complices. Enfin le ministère fut constitué le 13 mars 1831 de la manière suivante Intérieur, Casimir Périer, président du conseil ; affaires étrangères, général Sébastiani ; guerre, le maréchal Soult ; finances, le baron Louis ; marine, l'amiral de Rigny. Le comte d'Argout, le comte de Montalivet, M. Barthe prenaient les portefeuilles du commerce, de l'instruction publique et de la justice.

 

 

 



[1] Voir sur la Garde nationale l'excellent ouvrage de M. Chamborant de Périssat dont nous donnons ici un résumé succinct.