Le 26 juillet protestation des journalistes. — 27 juillet : le gérant du journal le Temps. — Le duc de Raguse ; la résistance s'accentue de toutes parts ; les classes moyennes se mêlent aux ouvriers. — 28 juillet ; la bataille ; les baïonnettes intelligentes ; une idée de M. Louis Blanc ; réunions des députés de l'opposition ; leur entrevue avec le maréchal Marmont. — Protestation des députés. — Aveuglement de Charles X ; l'étiquette royale. — 29 juillet ; le peuple au Musée des Antiques prise des Tuileries ; un mot du prince de Talleyrand. Le Mané, Thécel, Pharès de la monarchie. — La ville de Paris gouvernée par un pouvoir imaginaire ; L'aventurier Dubourg. — Lafayette à l'Hôtel de Ville. — Le plan de M. de Guernon-Ranville ; le duc de Mortemart, premier ministre. MM. de Sémonville et d'Argout. Le Warwick de l'Orléanisme. — 30 juillet la rétractation des Ordonnances. — Charles X ne permet au duc de Mortemart de partir pour Paris que lorsqu'il est déjà trop tard. — L'Hôtel de Ville et la commission municipale ; le dilemme se pose entre la démagogie et la Chambre des députés. — Le duc d'Orléans ; son passé, ses opinions. — M. Thiers à Neuilly. — M. de Sussy. — Le duc d'Orléans proclamé lieutenant général du royaume. — Le général Lafayette une foudroyante apostrophe de M. de Serre ; le patriarche des Deux Mondes appréciations de ses amis des États-Unis sur son compte ; son incorrigible candeur. — Le duc d'Orléans à Paris ; le voyage de Reims de la nouvelle monarchie. — Le prétendu programme de l'Hôtel de Ville. — Le découragement s'empare de Charles X ; défection d'une partie de son armée retraita sur Rambouillet. L'abdication. — La démonstration de Rambouillet une armée fantastique. — Le voyage à Cherbourg ; un mot de madame la duchesse de Berry ; départ de la famille royale pour l'Angleterre.Le 26 juillet, les pairs, les grands fonctionnaires, les membres du corps diplomatique, furent saisis de stupeur et d'effroi en lisant dans le Moniteur, ces Ordonnances qui éclataient d'une manière si inattendue. Charles X ne voulant, ni leur laisser la faculté de lui témoigner leurs sentiments, ni s'inquiéter de l'effet produit par son coup d'État, quitta de bonne heure Saint-Cloud avec le Dauphin, et chassa toute la journée dans la forêt de Rambouillet. La fatale nouvelle se répandit à Paris comme une traînée de poudre, n'excita tout d'abord qu'une morne consternation on se disait que le gouvernement, pour assurer le succès de son entreprise, devait disposer de formidables moyens de réprimer toute velléité de résistance. La Bourse, ce thermomètre fidèle des oscillations de
l'atmosphère politique, fut saisie d'une véritable panique la rente baissa de
quatre francs, toutes les valeurs subirent une dépréciation proportionnelle.
La presse, directement attaquée, fut la première à relever le gant, à donner
le signal de la lutte les journalistes consultèrent MM. Dupin, Odilon Barrot,
Barthe et Mérilhou, qui d'un commun accord, reconnurent que les Ordonnances
n'avaient pu déroger à la Charte, qu'il n'y avait pas lieu de les exécuter.
Forts de cet avis, ils se rassemblèrent au nombre de quarante-quatre dans les
bureaux du National, où M. Thiers rédigea, où tous signèrent une
protestation. Ce document établissait que les Ordonnances étaient la plus
éclatante violation des lois ; il faisait habilement ressortir que la royauté
elle-même avait reconnu et pratiqué les articles 8 et 15 de la Charte, que
les tribunaux avaient considéré comme un outrage la seule supposition qu'elle
emploierait l'autorité des Ordonnances là où l'autorité de la loi peut seule
être admise ; on suppliait les députés de se considérer toujours comme bien
et dûment élus et convoqués. M. Thiers ajoutait en terminant : le Gouvernement a perdu aujourd'hui le caractère de
légalité qui commande l'obéissance. Nous lui résistons pour ce qui nous
concerne c'est à la France à juger jusqu'où doit s'étendre sa propre
résistance. Cette protestation fut, malgré les défenses de la police, imprimée, répandue dans tout Paris, adressée aux départements : elle changea la direction des esprits qui de la tristesse et de l'inquiétude passèrent aussitôt à l'indignation l'idée du refus de l'impôt, de repousser la force par la force gagna de proche en proche ; des rassemblements d'ouvriers parcoururent dans la soirée les rues principales, en faisant entendre les cris de Vive la Charte ! A bas les ministres ! Quelques pierres furent lancées contre la Trésorerie et le Ministère des Affaires étrangères ; mais on dissipa sans peine ces attroupements et tout parut rentrer dans le calme. Le prince de Polignac qui recevait le lundi, se félicita avec ses amis de sa perspicacité, et du triomphe de la cause royaliste ; il poussait la sécurité au point de répondre au colonel de la gendarmerie de Paris, au préfet de la Seine qui demandaient des instructions je n'en ai point à donner, il n'y a rien à craindre. Il écrivait au roi qu'il y avait eu un peu d'agitation, mais qu'il n'y attachait aucune importance. La tranquillité n'était qu'apparente ; c'était, comme disent les marins, la bonace avant la tempête ; ce jour même, les principaux commerçants et industriels de Paris, poussés par les chefs de l'opposition à outrance, fermaient leurs ateliers, et jetant leurs ouvriers sur le pavé de la capitale, faisaient de ceux-ci autant de recrues, de partisans forcés de l'insurrection. 27 JUILLET. — Le 27 juillet au matin, la plupart des journaux de l'opposition paraissent : tous contiennent de brûlantes philippiques contre les Ordonnances. Entraînés par d'anciens carbonari, par des meneurs inconnus, séduits par cet amour du mélodrame, des fortes émotions, qui caractérise le Parisien, les ouvriers se répandent de tous côtés, aux cris mille fois répétés de : Vive la Charte ! A bas les Ordonnances ! A bas les ministres jésuites ! Sans doute la Charte demeure une chose à peu près inintelligible pour eux, mais elle est un drapeau, et symbolise leur haine de l'ancien régime et du clergé. On sait avec quelle rapidité ce peuple s'émeut et passe de la parole à l'action ; les ouvriers qu'un chômage général a privés du moyen de vivre en travaillant, voudront vivre en combattant devançant journalistes, bourgeois et députés, ils vont, dans quelques heures, se ruer à la conquête de la liberté des journaux qu'ils ne lisent point, et se faire tuer sur les barricades pour la liberté électorale qui leur est étrangère. Le Préfet de police veut faire exécuter contre le National et le Temps l'Ordonnance sur la presse ; il prescrit de démonter, de mettre hors de service les presses des deux journaux rebelles. Ses agents y parviennent, non sans peine, pour le National, mais ils commettent la faute de se retirer aussitôt après leur départ, les presses sont remontées et fonctionnent. Cette scène se renouvelle avec plus de fracas, avec un aspect plus théâtral dans les bureaux du Temps. Tous les rédacteurs, les employés de l'imprimerie se rangent en bataille dans la cour, lorsque le commissaire de police se présente ; une foule sympathique et curieuse envahit la rue, désireuse d'assister au dénouement de ce spectacle. C'est en vertu des Ordonnances, dit M. Baude, gérant du journal, que vous venez briser nos presses eh bien, c'est au nom de la loi que je vous somme de les respecter. On envoie chercher un serrurier pour forcer la porte ; au moment où il va obéir au commissaire de police, M. Baude le menace d'un procès en cour d'assises et ajoute avec sang-froid : Ignorez-vous que la loi punit des travaux forcés le voleur par effraction ? Intimidé, déconcerté, le serrurier se retire au milieu des applaudissements et des bravos. Un autre est appelé on lui dérobe ses instruments. Il faut enfin recourir au serrurier chargé de river les fers des forçats ; mais cette opération a duré de midi à six heures du soir elle a eu un nombre énorme de témoins auxquels elle a causé une impression profonde. Cependant les députés qui, la veille, se sont réunis sans avoir rien concerté, arrivent au rendez-vous désigné chez M. Casimir Périer. Tous se montrent unanimes à déclarer que les Ordonnances sont illégales, que les ministres doivent être mis en accusation : mais la discussion éclate, vive et passionnée, lorsqu'il s'agit de prendre une décision. Déjà un observateur habile eût pu deviner et prophétiser quelle conduite tiendraient plus tard ces hommes dont beaucoup joueront un rôle considérable sous la royauté de Juillet déjà leur caractère se dessine et se met en relief. Les plus modérés proposent qu'on se borne à attendre de nouvelles élections, qu'on présente au roi une adresse respectueuse, qu'on le supplie, non en qualité de députés, mais de citoyens français, de rapporter les Ordonnances. D'autres veulent une protestation aucun ne paraît décidé à aller plus loin que le refus de l'impôt. Sur ces entrefaites, quelques électeurs, amenés par M. Boulay de la Meurthe sont introduits ; ils demandent que les députés se joignent sans retard à l'insurrection en même temps, des charges de cavalerie s'exécutent sous les fenêtres de l'hôtel à travers la foule ameutée les premiers coups de feu retentissent au loin ; tout indique que l'espoir de prévenir un conflit armé doit s'évanouir ; les députés se séparent, après avoir chargé MM. Guizot, Villemain et Dupin de rédiger chacun un projet de protestation. C'est à midi seulement que Charles X instruit le duc de Raguse de l'ordonnance qui l'investit du commandement en chef. Un pareil choix était on ne peut plus malheureux le peuple, l'armée voyaient toujours en lui le général qui avait fait ouvrir aux alliés les portes de Paris. Il semble que dans cette terrible crise, la Royauté se soit appliquée à entasser toutes les fautes qui peuvent être commises. On n'a pas voulu attendre le retour de l'armée d'Afrique ; on n'a pas voulu du duc de Bellune dont le nom rencontre bien plus de sympathies mais qui n'a pas su convenir au duc d'Angoulême. Pour faire face au danger, le maréchal Marmont ne dispose que de huit mille hommes, effectif inférieur à celui dont Paris est pourvu dans les temps les plus calmes : c'est assez pour une émeute, c'est trop peu pour une révolution. La résistance s'accentue de toutes parts : une sorte d'électricité révolutionnaire parcourt les masses ; les classes moyennes se mêlent aux ouvriers, fraternisent avec eux. Les premiers engagements ont lieu, le sang coule, les morts sont promenés sur des civières afin d'exaspérer le ressentiment du peuple. Les soldats s'emparent de quelques barricades qui sont détruites et reconstruites deux fois. On sent que la troupe de ligne hésite, que sa fidélité est chancelante ; les plus grands efforts vont se tourner vers elle pour l'entraîner dans la défection. Paris ressemble à un vaisseau au moment du branle-bas. Comme une marée montante la résistance gagne du terrain. Plusieurs boutiques d'armuriers sont pillées le drapeau tricolore est arboré contre le drapeau blanc. Voilà les préliminaires de la sanglante bataille qu'on va livrer le lendemain ; le duc de Raguse a raison, sans beaucoup de peine, de ces premières tentatives, mais il commet une faute grave en faisant rentrer les troupes dans les casernes, vers onze heures du soir ; il laisse ainsi le champ libre à l'insurrection, qui profite de l'obscurité où le bris des réverbères a plongé la ville, pour s'organiser de toutes parts. 28 JUILLET. — Les ministres ont résolu le 27 de mettre Paris en état de siège, de se décharger de toute responsabilité, d'investir de la sorte le maréchal de la dictature militaire le prince de Polignac se rend à Saint-Cloud mercredi matin seulement, fait signer au roi l'ordonnance de mise en état de siège, le rassure et continue de lui parler de l'émeute comme d'une simple échauffourée. En rentrant à Paris, il trouve la situation bien changée plusieurs rues dépavées, des barricades élevées dans les quartiers populeux, les boutiques d'armuriers envahies, pillées de nouveau, une population frémissante, ivre de colère, armée de vieux fusils, de vieux sabres, de piques, même de bâtons, les gardes nationaux qui ont été licenciés autrefois mais non désarmés, se munissant de leurs uniformes, de leurs armes ou les remettant aux ouvriers, les autorités surprises par l'absence de précautions, la foule détruisant partout les fleurs de lis les insignes de la royauté, traînant dans la boue les drapeaux blancs des mairies, s'emparant de l'Arsenal, des Poudrières ; de la Manutention, de l'Hôtel de Ville laissé sans défense, le drapeau tricolore hissé sur les tours de Notre-Dame, et la voix du bourdon de la vieille cathédrale retentissant, appelant aux armes les Parisiens, voilà l'œuvre de la nuit, des premières heures du jour. Au milieu de la foule des bourgeois, des élèves des écoles, des ouvriers, on voit aussi apparaître cette race d'hommes innommés, aux figures sinistres, aux instincts immondes et féroces, les successeurs des bandits de 93, cette écume des sociétés qui monte à la surface, lorsque celles-ci sont agitées, et qui semble rentrer dans le néant quand l'ordre a remplacé le désordre. L'insurrection marche à pas de géant les trois quarts de la ville lui appartiennent lorsque le maréchal Marmont prend l'offensive. Il divise ses troupes en quatre colonnes qui doivent occuper les positions perdues, et se prêter un mutuel appui. Mais son plan manque de prudence et d'habileté[1] ; ses divisions trop éloignées les unes des autres, trop faibles, enserrées par le flot populaire comme dans un étau, déploient en vain une bravoure héroïque. Elles traversent des rues étroites les barricades qu'elles renversent se reforment devant et derrière elles comme par enchantement ; les insurgés font pleuvoir du haut des maisons une grêle de coups de feu qui les déciment des ennemis invisibles fusillent les soldats à bout portant des femmes, des enfants jettent sur leur tête des projectiles de toute sorte, des tuiles des pavés, même des meubles, ce qui fait dire à un général avec une crudité toute militaire que c'est là une guerre de pots de chambre. L'armée n'a pas de réserves, pas de troupes fraîches, tandis que dix hommes se présentent pour remplacer un insurgé mort ou blessé. Elle est en face d'une guerre toute nouvelle, la guerre des rues, avec ses embuscades, avec ses perfidies beaucoup de soldats manquent de cartouches, car on a cru d'abord qu'ils n'auraient à exécuter qu'une simple promenade militaire et les ministres n'ont pas même eu la pensée d'assurer leur subsistance. Après douze heures de combats meurtriers et acharnés, les troupes reviennent péniblement à leur point de départ, emportant leurs blessés, harassées de fatigue, manquant de vivres, découragées par leur insuccès delà journée, diminuées de 2.500 hommes, tués, blessés ou égarés ; ces derniers forment le plus grand nombre. La révolution est le soir redevenue maîtresse du champ de bataille. Seuls, les Suisses et la garde royale ont lutté avec constance et intrépidité ; les régiments de ligne n'ont opposé qu'une résistance dérisoire aux efforts de l'émeute la défection se propage dans leurs rangs beaucoup de soldats fraternisent avec le peuple, ou tirent en l'air, tandis que les munitions font défaut à la garde. Selon le mot de Lamennais, les baïonnettes sont devenues intelligentes, et les idées libérales voltigent sous le shako du voltigeur et le képi du fantassin. Ils n'auraient pas hésité à tirer sur de simples émeutiers, mais la présence de gardes nationaux, de bourgeois au milieu du peuple, les trouble des provocations de tout genre les assaillent on leur distribue de l'eau-de-vie et du vin on répand des petits papiers imprimés contenant ces mots la patrie tient un bâton de maréchal à la disposition du premier colonel qui fera cause commune avec le peuple. Les députés se rassemblent vers midi, comme il a été convenu la veille, chez M. Audry de Puyraveau, membre de l'extrême gauche la réunion est peu nombreuse, on y remarque deux nouveaux personnages, Laffitte et Lafayette, arrivés pendant la nuit à Paris. M. Audry de Puyraveau a fait venir à son hôtel des ouvriers, des jeunes gens ardents, passionnés à l'aide desquels il compte peser sur ses collègues timorés et les entraîner dans le mouvement. Il faut délibérer sous l'œil de ces exaltés qui ne reculent pas devant la menace : cette mise en scène rappelle en miniature le spectacle qu'offraient la Constituante, la Législative, la Convention, délibérant aussi sous la pression, sous les huées des tribunes, des émissaires des clubs, qui leur dictaient les mesures les plus odieuses. Toutefois la prudence l'emporte cette fois encore, et cinq commissaires, MM. Laffitte, Périer, Mauguin, les généraux Lobau et Shonen, sont choisis pour aller trouver le duc de Raguse, lui demander d'arrêter l'effusion du sang, d'intervenir comme médiateur entre Paris et Saint-Cloud. Puis la réunion s'ajourne à quatre heures au domicile de M. Bérard. Les députés se rendent aux Tuileries où ils rencontrent M. Arago, ami personnel du maréchal, qui le pressait, le sollicitait de partir pour Saint-Cloud, d'obtenir du roi le retrait des Ordonnances, le renvoi du ministère. M. Laffitte lui peint en termes énergiques l'état affreux de la capitale, lui expose que ses collègues et lui viennent, comme sujets fidèles, comme députés, pour le peuple, pour le roi lui-même, et dans l'intérêt de la couronne, supplier qu'on mette fin au combat qui ensanglante Paris. Le duc de Raguse, visiblement troublé et perplexe, les écoute avec bienveillance, mais répond, qu'en sa qualité de militaire, il doit fidélité et obéissance au roi, qu'il ne peut prendre sur lui d'arrêter les opérations, si les insurgés ne déposent pas tout d'abord les armes. Les envoyés objectent qu'ils ne peuvent rien avant le rappel des Ordonnances et le changement des ministres. Le maréchal leur promet de se faire l'interprète de leur requête, bien qu'il ait fort peu d'espérance de se voir écouter. Nous attendrons la réponse, dit alors Laffitte, mais si les Ordonnances ne sont pas retirées, je me jette corps et biens dans le mouvement. Avant de sortir, les commissaires demandent à parler au prince de Polignac qui refuse de les recevoir. Un instant auparavant, celui-ci vient de donner une nouvelle preuve de son indomptable et aveugle fanatisme : M. Delorme, aide de camp du duc de Raguse, lui a appris :qu'en parcourant plusieurs quartiers, il a vu des soldats fraterniser avec le peuple il est sorti consterné de l'appartement du prince, s' écriant nous sommes perdus ! notre premier ministre n'entend même pas le français ; il m'a répondu t Eh bien, si la troupe fraternise avec le peuple, qu'on tire sur la troupe C'est seulement dans cette journée, quand il est déjà trop tard, que le prince se décide à faire venir des renforts, à ordonner aux régiments de la garde royale épars dans les garnisons de Beauvais, Orléans, Rouen, aux troupes des camps de Lunéville et de Saint-Omer de se diriger à marches forcées sur la capitale. Quatorze députés seulement se rencontrent à quatre heures chez M. Bérard ils arrêtent les termes de la protestation, retranchent les phrases où la fidélité au roi se confondait avec la fidélité à la Charte, où les intentions de Charles X étaient réservées et distinguées des intentions des ministres. Afin de lui donner plus de poids et de gravité, ils conviennent de la revêtir de leur signature et de celle des députés qui ont assisté aux autres conciliabules la protestation est ainsi affichée sous le patronage apparent de soixante-quatre députés. Une troisième réunion a lieu à huit heures du soir ; douze personnes à peine s'y trouvent ; les rapports les plus contradictoires parviennent à chaque instant, on s'accuse mutuellement de lâcheté et de témérité. Lafayette, Laffitte, Mauguin proposent de seconder les efforts du peuple, d'adopter son drapeau, d'aller en armes se constituer à l'Hôtel de Ville. Mais le général Sébastiani répond qu'à ses yeux le seul drapeau national sera toujours le drapeau blanc, et, malgré les clameurs, malgré les vociférations du dehors, il parvient par son énergie à faire ajourner au lendemain toute résolution radicale. Cependant les lettres les plus pressantes, les instances réitérées de ses serviteurs les plus dévoués ne peuvent éclairer le roi qui demeure convaincu avec son premier ministre que le succès est infaillible, et ne veut pas entendre la cruelle vérité. Le duc de Raguse lui a écrit le matin une lettre qui se termine ainsi Ce n'est plus une émeute, c'est une révolution ; il est urgent que Votre Majesté prenne des moyens de pacification. L'honneur de la couronne peut encore être sauvé, demain peut-être, il ne serait plus temps. A trois heures, il dépêche à Saint-Cloud son premier aide de camp, le colonel Komierowski, avec une nouvelle lettre où il informe Charles X de l'immensité du péril, et de la démarche des cinq députés. Le colonel lui-même ne déguise rien de la vérité, expose au roi que ce n'est plus la populace, mais la population entière qui se soulève, que la bourgeoisie en masse prend part au mouvement. Le roi l'écoute de l'air le plus tranquille du monde, et lui répond simplement qu'il enverra ses ordres au maréchal, mais qu'en attendant, il faut agir avec des masses. Un peu plus tard, il se contente d'adresser à ce dernier un billet où il remercie les troupes de leur bonne et honorable conduite et leur accorde une gratification d'un mois et demi de solde. Les Parisiens, ne cesse-t-il de dire à ses amis, se sont jetés dans l'anarchie ; l'anarchie me les ramènera repentants et soumis. M. Duvergier de Hauranne donne une explication bizarre de cette infatuation extraordinaire après la révolution de Juillet, le gouverneur de Saint Cyr aurait raconté à M. Pasquier que Charles X lui avait confié le secret de cette tranquillité vraiment extatique et surnaturelle. M. de Polignac aurait le 28 juillet au matin affirmé au roi que pendant la nuit la sainte Vierge lui était apparue, lui avait promis son assistance et enjoint de persévérer. Ainsi le roi croyait à une intervention divine, et il faut, ce semble, recourir à des raisons aussi fantastiques pour expliquer les fautes accumulées par Charles X et son premier ministre. Le 28 juillet, la Cour conserve son aspect accoutumé et le jeu du roi a lieu dans la soirée. Ce qu'il y avait de plus frappant, raconte un témoin oculaire, c'était l'aspect du salon royal où le roi jouait au whist et le Dauphin aux échecs sans parler d'autre chose que du jeu. Il était d'ailleurs aisé devoir, dans les regards du roi et du Dauphin, que tout nouveau venu les importunait sensiblement, et qu'ils ne voulaient rien apprendre. Pendant la partie, dont ils paraissaient uniquement préoccupés, les décharges d'artillerie ébranlaient les fenêtres et personne n'en avait l'air surpris ni ému. Dans les pièces précédentes au contraire, se tenaient quelques serviteurs dévoués et désespérés qui voyaient approcher la catastrophe Les plus affreuses nouvelles arrivaient de moment en moment, mais elles ne franchissaient pas le seuil du salon royal. Le duc de Duras, sortait, rentrait, s'agitait, mais en approchant de la table de whist, le courtisan reprenait son attitude et son silence. Ainsi le 28 juillet et les jours suivants, les monarchistes les plus sincères les plus clairvoyants, vont se heurter à un entêtement invincible, à une étiquette cérémonieuse et glaciale dont le formalisme méthodique et compassé paralysera, rendra inutiles les meilleures volontés, les conseils les plus sages. Au dix-huitième siècle, ce rituel royal a produit un régicide l'étiquette espagnole tua un roi d'Espagne : un jour Philippe III se sentant asphyxié par la vapeur d'un brasero, cria au secours ; la personne attachée au service de ce meuble s'était absentée et l'étiquette défendait de la remplacer. On la chercha dans tout le palais ; lorsqu'elle arriva, le roi était mort. En 1830, l'étiquette, avec ses consignes inflexibles, contribue à ruiner la monarchie ; grâce aux fatales lenteurs qu'elle occasionne dans ces journées révolutionnaires où les minutes brûlent, dévorent et comptent -comme les mois et les années, la Cour se trouve toujours en retard de quelques heures. 29 JUILLET. Le 29 Juillet, le peuple dont l'ardeur croît avec le succès ne se contente plus de se défendre il prend l'offensive et vient faire le siège de la petite armée royale cantonnée au Louvre, au Carrousel et au jardin des Tuileries. La nuit a été employée à élever de nouvelles barricades qui ne laissent plus de libre aux troupes que le chemin de la retraite. La foule a fait irruption dans le Musée des Antiques, et comme dans une folle mascarade, a revêtu les armures gothiques des preux chevaliers du moyen âge ou de nos rois qui vont servir à des combats nouveaux. A l'un le casque de Godefroy de Bouillon, à l'autre l'arquebuse à mèche de Charles IX ou la lance de François Ier d'autres portent le heaume, la hallebarde ou le bouclier. Et comme pour témoigner que même les insurrections les plus justes dans leur principe, se souillent toujours par leurs excès, le peuple envahit, met au pillage et saccage l'Archevêché. Puis enivré de liberté ou plutôt de licence, il rend la liberté du crime aux assassins et aux voleurs enfermés dans la prison de la Conciergerie. Il s'empare de quelques casernes, et selon le caprice du moment, tantôt massacre sans pitié les Suisses, tantôt les traite avec magnanimité, Le Maréchal occupe une bonne position défensive, qu'il croit imprenable, fait savoir au roi qu'il peut y tenir pendant trois semaines. Il vient de recevoir la visite de M. de Sémonville, grand référendaire à la Chambre des pairs, M. d'Argout, pair de France, et les a envoyés à Saint-Cloud, dans l'espoir qu'ils réussiraient à convaincre Charles X. Il refuse de faire tirer à mitraille sur le peuple, et dans une proclamation signée de sa main, offre aux insurgés une suspension d'armes. Malheureusement il ne dispose d'aucun moyen de publicité, et ses paroles de paix ne peuvent dépasser le cercle de fer qui de toutes parts étreint l'armée royale. La fatalité s'acharne contre lui, contre la cause qu'il défend soudain il apprend que les 53e et 5e régiments de ligne font cause commune avec le peuple ; il est obligé de modifier ses dispositions. Mais tandis que, d'après ses ordres, le colonel de Salis fait retirer ses soldats des fenêtres, des galeries et de la colonnade du Louvre pour les concentrer dans la cour, les insurgés s'y précipitent à leur place, et ouvrent contre les Suisses un feu meurtrier. Ceux-ci, se voyant surpris, perdent courage, et saisis d'une panique inexplicable, s'enfuient pêle-mêle la peur s'empare à son tour des régiments qui occupent la place des Tuileries. Le duc de Raguse, malgré ses efforts désespérés, n'est plus écouté ; il se trouve abandonné de tous, contraint de donner aux troupes l'ordre de se replier sur l'Arc de Triomphe. Le peuple envahit aussitôt les Tuileries, et comme une lave brûlante s'étend sur le Château. Les échappés de la Conciergerie, la populace, veulent y organiser le pillage, mais les insurgés ne tardent pas à se joindre aux gardiens du palais pour préserver les objets précieux qui s'y trouvent accumulés. Onze cents morts, cinq mille blessés environ, tel est, pour les deux partis, le chiffre des victimes de la guerre civile. Le 27, il ne s'est agi que d'une émeute ; le 28 l'émeute est devenue une insurrection formidable ; le 29 l'insurrection se transforme et la révolution commence. Lorsque M. de Talleyrand vit que les troupes battaient en retraite et quittaient Paris, on raconte qu'il dit d'un ton solennel : le 29 juillet 1830, à midi cinq minutes, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la France. Cette phrase retentit comme un glas funèbre ; elle fut en quelque sorte le Mané, Thécel, Pharès de la royauté. Le peuple se trouvait dans un de ces moments si rares où la, générosité domine les mauvais instincts révolutionnaires, où l'ordre se maintient par lui-même il éprouvait surtout le besoin d'être dirigé et commandé. On avait soutenu sa valeur en répandant le bruit erroné que le général Lafayette, le général Lobau et le duc de Choiseul prenaient en main la force publique. Comme le fait remarquer Louis Blanc, rien ne se fit bientôt dans la capitale qu'en vertu de ce pouvoir imaginaire et la ville la plus intelligente du monde fut gouvernée par un mot. Dans la vie sociale, aussi bien que dans la vie humaine, le grotesque et le comique se mêlent sans cesse au pathétique, au terrible un aventurier de bas étage, nommé Dubourg, s'était affublé d'un uniforme de général de la première république, avait entraîné plusieurs milliers d'hommes à l'Hôtel de Ville qu'il occupait, où il exerçait depuis quelques heures une véritable dictature, nommant un préfet de la Seine, conférant les plus hautes dignités, et donnant des ordres d'arrestation. Comme dans les révolutions, le pouvoir appartient aux plus audacieux, qu'alors l'impossible surtout se réalise et que la raison demeure sans force, comme les retours du peuple sont imprévus et désordonnés, comme il suffisait peut-être d'un homme pour pousser aux extrêmes une population exaltée par son triomphe, il devenait urgent de surveiller, de contenir le mouvement, de relever le grand pouvoir public dont les membres étaient épars et dispersés. Les députés de l'opposition, rassemblés chez M. Laffitte dont l'hôtel était devenu le quartier général de l'insurrection, avaient le sentiment de ce danger lorsque M. de Lafayette se présenta, et leur offrit de prendre, non comme député, mais comme citoyen le commandement de la garde nationale, il fut accueilli avec faveur. M. Guizot proposa en même temps de constituer non un gouvernement provisoire, mais une autorité publique, une commission municipale qui pourvoirait à la défense, à l'approvisionnement, à la sécurité de Paris ; M. Bertin de Vaux adhéra à cette idée et ajouta : si nous ne pouvons retrouver Bailly, le vertueux maire de Paris en 1789, félicitons-nous d'avoir retrouvé l'illustre chef de la garde nationale. La commission municipale fut composée de Casimir Périer, Mauguin, général Lobau, de Schonen, et Puyraveau ; afin que l'influence de Lafayette eût un correctif, afin de lui créer un contre-poids, le général Gérard fut investi par les députés du commandement de la première division militaire. La marche du général Lafayette à l'Hôtel de Ville fut une véritable ovation le pseudo-général Dubourg s'effaça devant lui, et cette puissance dérisoire s'évanouit aussi vite qu'elle s'était élevée. La commission municipale, escortée, elle aussi, d'une foule immense et enthousiaste, vint rejoindre vers quatre heures le général. On réorganisa d'urgence la garde nationale, les services publics, on fit un appel chaleureux aux militaires de la garde royale et de la ligne on prit les premières mesures de conservation, et, le soir même, la poste et le télégraphe, interrompus depuis deux jours, portèrent aux départements la nouvelle du triomphe de la Charte et du peuple de Paris. A Saint-Cloud, le duc de Mortemart, ambassadeur de France en Russie, royaliste modéré, grand seigneur libéral, avait en vain essayé de pénétrer le 28 au soir jusqu'auprès de Charles X : l'heure du coucher était venue et l'étiquette, l'inflexible étiquette s'opposait à une entrevue. Le lendemain matin, le duc de Mortemart réussit à se faire entendre, mais le roi le congédia avec ces paroles : Vous êtes né au milieu de la révolution, et sans vous en apercevoir, vous en avez pris les fausses idées. Ma vieille expérience est au-dessus de ces illusions ; je ne veux pas recommencer aujourd'hui ce qui s'est fait il y a quarante ans. Mon malheureux frère est monté en charrette, je ne ferai pas comme lui, et s'il le faut, pour l'éviter, je monterai à cheval. Sur ces entrefaites MM. de Sémonville et d'Argout arrivent à Saint-Cloud, et défendent avec énergie les mêmes idées que le duc de Mortemart. Au moment où le conseil des ministres s'ouvre pour délibérer, le général de Coëtlosquet se présente, annonce la foudroyante nouvelle de la prise des Tuileries. Le roi, déjà mécontent de la conduite du maréchal Marmont, lui retire le commandement en chef qu'il confie au Dauphin. On agite la question du retrait des Ordonnances seul, M. de Guernon-Ranville qui les a combattues lorsqu'elles étaient en projet, s'oppose à la concession qu'on veut arracher au roi à ses yeux, cet acte de faiblesse équivaut à une abdication ; il démontre que cette transaction, acceptable lorsqu'il s'agissait d'arrêter à tout prix l'effusion du sang, ne serait plus aujourd'hui qu'une lâcheté gratuite, que les insurgés repousseront avec dédain le sacrifice qu'on vient leur offrir ; il propose, il développe, avec une grande force de conviction, un plan audacieux mais pratique qui seul peut-être aurait sauvé la royauté réunir les régiments demeurés fidèles, rappeler d'Afrique le maréchal de Bourmont avec une partie de l'armée, faire venir le trésor de la Kasbah pour fournir à la solde des troupes, transporter le gouvernement dans une ville de province, y convoquer les grands corps de l'État et les Chambres en rapportant l'ordonnance de dissolution, isoler la ville de Paris du reste du royaume, mettre la France en demeure de choisir entre la couronne et la révolution parisienne, telle est l'idée qu'il met en avant. Mais Charles X ne sait que temporiser, qu'hésiter, lorsqu'il faut agir, lorsque le doute n'est plus permis ; quand enfin M. de Vitrolles, le duc de Raguse et le Dauphin lui ont confirmé la désastreuse réalité, il promet de constituer un nouveau ministère sous la présidence du duc de Mortemart, avec le concours de Casimir Périer et du général Gérard. Il fait alors appeler le duc de Mortemart et lui déclare
qu'il le nomme premier ministre ; celui-ci refuse, se retranche derrière son
inexpérience, son incapacité, son état de maladie ; mais Charles X insiste,
lui passe dans sa ceinture d'officier général son brevet de nomination et lui
dit : vous refusez donc de sauver ma couronne, la
tête de mes ministres et peut-être la mienne ? — Si c'est là ce que Votre Majesté demande, j'accepte, mais
je la prie de ne pas oublier ce que je vais lui dire ; si je réussis à
rétablir dans Paris l'autorité royale, ce ne pourra être qu'au prix de pénibles
concessions, qu'on regrettera un jour, et dont on me rendra responsable. Si
j'échoue, tous les torts retomberont sur moi, et je devrai m'estimer heureux
qu'on ne m'accuse pas de trahison. Après cette tardive détermination, le roi se reprend à discuter ; il espère, sur la foi de quelques mots vagues échappés à M. de Sémonville, que le lendemain il recevra la visite des grands corps de l'État, venant implorer sa clémence ; il délibère en lui-même sur la portée des concessions qu'il consentira, et ne se doute point que la Commission municipale de l'Hôtel de Ville est obéie dans tout Paris, que la Révolution, semblable à un incendie des tropiques, a déjà embrasé tout son royaume ; sous différents prétextes, il retient auprès de lui M. de Mortemart, dispute le terrain pied à pied, refuse de rien signer. A six heures du soir seulement, il permet à MM. de Sémonville, de Vitrolles et d'Argout de porter aux Parisiens des paroles de paix. Ceux-ci n'arrivent pas sans rencontrer beaucoup d'obstacles ils apprennent qu'une Commission municipale est constituée, et ces mots de mauvais augure suffisent à leur montrer tout le chemin qu'on a parcouru depuis le matin. Le général Lafayette, Casimir Périer et ses collègues les accueillent froidement, leur remettent un laissez-passer, et leur conseillent de porter leur message aux députés réunis chez Laffitte. M. de Sémonville, épuisé de fatigue, regagne le Luxembourg, M. de Vitrolles comprend qu'il ne peut se montrer ; seul M. d'Argout s'achemine vers l'hôtel Laffitte et y arrive vers dix heures. Il expose aux députés l'objet de sa mission, insiste sur la nécessité de conserver Charles X, si l'on ne veut s'exposer à une nouvelle invasion, à une nouvelle coalition de l'Europe entière. La plupart des députés présents paraissent satisfaits des royales concessions, et si le premier ministre lui-même les eût annoncées à ce moment, la révolution était peut-être close. Mais M. Laffitte, conseillé par Béranger, Thiers et Mignet, nourrit d'autres projets ; il veut devenir le Warwick bourgeois de l'Orléanisme, entreprendre de jouer le rôle de moderne faiseur de rois. Il force M. d'Argout à convenir qu'il n'est muni d'aucun titre officiel, ajoute que Charles X ne peut rentrer à Paris couvert du sang des Parisiens, qu'il importe de substituer à une dynastie incorrigible et usée une dynastie nouvelle et plus libérale. Toutefois son discours ne rencontre pas les sympathies des modérés qui attendent en vain le duc de Mortemart jusqu'à une heure et demie du matin, et se donnent rendez-vous le lendemain à huit heures. 30 JUILLET. — MM. d'Argout et de] Vitrolles repartent aussitôt pour Saint-Cloud où ils arrivent à trois heures du matin, et où ils apprennent avec stupéfaction que le roi n'a rien signé, que le duc de Mortemart, malgré ses vives instances, n'a pu obtenir la permission de partir. Le Dauphin, qui désapprouve les concessions projetées, a manifesté ses défiances d'une manière plus injurieuse encore. Il a défendu rigoureusement aux troupes de livrer passage à toute personne se dirigeant de Saint-Cloud à Paris, et le premier ministre l'a en vain prié de lever à son égard cette consigne. On se résout à forcer la porte du roi, et l'on y parvient à grand'peine ; après une longue et pénible conversation, Charles X cède ; on rédige à la hâte cinq Ordonnances qui annulent celles du 25, fixent la session des Chambres au 3 août, appellent aux ministères de la guerre et de l'intérieur le général Gérard et Casimir Périer, rétablissent la garde nationale, nomment le commandant de cette garde, le nom étant laissé en blanc. C'est seulement à sept heures du matin que M. de Mortemart peut quitter Saint-Cloud il éprouve de nouvelles difficultés, lorsqu'il arrive à l'entrée du bois de Boulogne, où un poste de la garde royale refuse de le laisser passer ; après une vive discussion, il est obligé de tourner à pied le bois, entre dans Paris par une brèche et rencontre dans la rue des Mathurins M. Bérard, député de l'opposition, qui le détourne de se rendre chez Laffitte et à l'Hôtel de Ville. Il s'achemine vers le Luxembourg où l'attendent M. de Sémonville et plusieurs pairs ; tous lui conseillent de rester avec eux, de communiquer par des messages avec la Chambre des députés et la Commission municipale. Rongé par la fièvre, brisé de fatigue, le duc se range à cet avis, et charge M. de Sussy de le remplacer. Il commit là une faute grave, car au milieu des crises décisives, c'est tout d'être présent. Il veut faire publier les Ordonnances nouvelles au Moniteur, mais il est trop tard des hommes armés empêchent le gérant du journal d'accomplir son devoir. Trop tard ce mot fatal, cette traduction moderne du vœ victis antique, résume l'histoire des journées précédentes, de celles qui vont suivre. La nuit a été mise à profit par M. Laffitte et ses amis ils ont répandu des proclamations en faveur du duc d'Orléans, dont le nom n'était prononcé la veille par personne, qui le lendemain vole dans toutes les bouches. La bourgeoisie l'accueille avec transport, les députés modérés eux-mêmes se lassent des incertitudes de la situation. Aussi bien, l'Hôtel de Ville devient d'heure en heure, de minute en minute, un foyer d'anarchie démagogique, où Lafayette n'exerce qu'une autorité nominale, où deux membres de la Commission municipale, Mauguin et Audry de Puyraveau, provoquent, excitent la révolution au lieu de la contenir. La populace, les ouvriers eux-mêmes obéissent à des carbonari, à quelques élèves de l'École polytechnique, qui, remplis des souvenirs de 1792, admirateurs forcenés des conventionnels de cette époque, ne craignent pas de faire appel à la République, veulent profiter de la victoire pour imposer leurs fantaisies, leurs chimères à Paris, à la France entière. Lequel des deux pouvoirs va l'emporter ? Sera-ce la révolution palpitante, frémissante à l'Hôtel de Ville ? Sera-ce la Chambre des députés, et avec elle le parti conservateur ? Tel est le dilemme qui se pose le 30 juillet. MM. Laffitte, Béranger, Thiers comprennent qu'ils peuvent tirer un immense parti des terreurs légitimes qu'inspirent les démagogues à la bourgeoisie, aux députés ; ils vont en faire comme une tête de Méduse, présenter le duc d'Orléans comme le symbole d'une réaction monarchique. Mais il faut se hâter jusqu'ici le prince n'a pas donné signe de vie, on doit à tout prix connaître ses intentions avant la réunion solennelle des députés qui aura lieu à midi au Palais- Bourbon ; on charge M. Thiers de se rendre à Neuilly, de mettre le prince au courant de ce qui se passe. Le duc d'Orléans avait été sous Louis XVIII et Charles X la plus haute expression de l'opposition constitutionnelle ; il faisait élever ses fils au collège, recevait et fréquentait les hommes les plus éminents de la gauche ; revenu des erreurs, des utopies de sa jeunesse, il n'était plus qu'un monarchiste sincère et libéral. Lorsque des détracteurs passionnés l'ont accusé d'avoir conspiré contre Charles X et prémédité sa chute, ils l'ont calomnié ou se sont très-gravement trompés ; ils ont fait injure à son honneur, à sa prudence consommée, à son extrême finesse, tandis que, seuls, les événements, les fautes de Charles X, le peuple de Paris, la nécessité ont conspiré en sa faveur. Il a reçu, a dit de lui Louis XVIII dans un portrait plus spirituel que bienveillant, une éducation excellente ; on l'a élevé en homme et il le doit à une femme ; c'est le chef-d'œuvre de madame de Genlis. Il débuta prince puis se fit Jacobin, ensuite soldat, citoyen des États-Unis d'Amérique, maître de mathématiques, voyageur pédestre plus tard hôte de l'Angleterre, naturalisé Sicilien, sollicitant en Espagne un rôle quelconque, et en définitive redevenu prince du sang, il porta successivement les noms de duc de Valois, de duc de Chartres, d'Égalité et de duc d'Orléans... Il avait épousé une fille du roi de Naples Ferdinand IV, la princesse Marie-Amélie que le pape Grégoire XVI appelait : la Sainte femme, que M. de Talleyrand proclamait la dernière grande dame qui existât en Europe, et qui pendant dix-huit ans allait exercer le royal et magnifique ministère de la charité. Les vertus privées du prince ajoutaient encore à la considération que lui valaient sa haute intelligence et son esprit ; il avait beaucoup vu, beaucoup souffert, puisé dans le passé, cette expérience que donne seule la pratique de la vie. Charles X lui avait gracieusement accordé le titre d'Altesse Royale, ce dont le duc et la duchesse se montraient fort reconnaissants. Mais celui-ci ne voulait pas lier sa destinée à celle des Bourbons, ni encourir la responsabilité des fautes qu'il prévoyait, et on lui avait entendu dire qu'il se refuserait à les suivre dans l'exil, si ceux-ci rendaient eux-mêmes leur chute inévitable. C'est avec un sentiment de profonde, de douloureuse anxiété qu'il avait lu les Ordonnances du 25 juillet ; il avait répondu au précepteur du prince de Joinville qui ne croyait pas à un soulèvement non, non, le soufflet a été donné, il sera rendu. Ne voulant subir ni les violences du peuple, ni celles de la cour, ne pouvant prendre parti ni pour Charles X qui violait la Charte, ni pour les Parisiens qui attaquaient leur souverain légitime, sachant qu'on conseillait au roi de s'emparer de lui et de le garder comme otage, il avait gagné son domaine du Raincy, où il attendait les événements. M. Thiers arrive à Neuilly, où, à défaut du prince, il demande à voir la duchesse d'Orléans. Celle-ci a déjà reçu plusieurs messagers, entre autres M. Dupin, qui n'a pas craint de lui dire que si le duc ne se rendait pas au vœu national, lui et les siens seraient abandonnés avec mépris. Aux premières paroles de M. Thiers, elle manifeste la plus vive répugnance, lui objecte la position de son mari, rendue plus difficile encore par les bontés constantes de Charles X. Ils l'appelleront usurpateur, s'écrie-t-elle, lui le plus honnête des hommes ! Mais M. Thiers insiste : il montre, avec l'accent de la conviction la plus forte et le langage le plus entraînant, la révolution définitivement accomplie, la déchéance irrévocable de Charles X et de la branche aînée il ne s'agit plus de lui ôter sa couronne, elle est tombée de sa tête et personne ne peut l'y remettre ; si le duc d'Orléans refuse, il livre le pays à la démagogie qui entraînera dans un même cataclysme la monarchie, la société tout entière et ramènera les excès de 1793 avec l'invasion le libéralisme de ses principes ne le préservera pas contre d'aveugles fureurs ; entre la couronne ou l'exil, entre la royauté et un passeport, pas de milieu. Ces raisons déterminent madame Adélaïde, sœur du duc d'Orléans, femme d'une grande intelligence, d'un sens pratique remarquable, d'un caractère très-ferme. Elle prend sur elle de répondre du consentement de son frère, promet d'obtenir de lui qu'il se rende de suite à Paris. Madame, lui dit alors M. Thiers, votre courage aura placé la couronne sur la tête de vos neveux. Lorsque l'envoyé de Laffitte revint, il trouva les députés au Palais-Bourbon, et leur annonça que le duc d'Orléans, si on l'appelait, était prêt à se rendre aux vœux de la France. Le duc de Mortemart ne paraissant pas, on envoya des délégués chargés de s'entendre au Luxembourg avec les pairs. Sur ces entrefaites, M. de Sussy arriva, et parvint à donner lecture des Ordonnances qu'il voulut déposer entre les mains du président, M. Laffitte. Ce dernier les refusa et lui conseilla de les porter à la Commission municipale. Une discussion confuse et orageuse s'ouvrit alors, et il était aisé de voir que le nom du duc d'Orléans ralliait la majorité des voix, tandis que les partisans de la branche aînée perdaient toute confiance et tout crédit. Un incident vint stimuler les députés dans la pensée de se presser et de brusquer une solution M. Odilon Barrot, envoyé auprès d'eux par le général Lafayette, avait cru devoir soumettre à la Chambre des observations sur la précipitation avec laquelle elle procédait, sur la nécessité de stipuler au nom de la nation des garanties sérieuses le général se faisait le portevoix des révolutionnaires de la réunion Lointier, qui espéraient bien escompter les délais à leur profit et s'emparer du pouvoir. A ce moment les délégués revinrent du Luxembourg, et le général Sébastiani déclara en leur nom qu'il avait rencontré chez les pairs une grande affinité de sentiments et d'opinions, qu'on était d'accord pour inviter le duc d'Orléans à se rendre à Paris, afin d'y exercer les fonctions de lieutenant général du royaume. Cette affirmation leva tous les scrupules, et l'on s'empressa de voter une adresse ainsi conçue : la réunion des députés actuellement à Paris, a pensé qu'il était urgent de prier Son Altesse Royale monseigneur le duc d'Orléans de se rendre dans la capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant général et de lui exprimer le vœu de conserver les couleurs nationales ; elle a de plus senti la nécessité de' s'occuper sans relâche d'assurer à la France dans la prochaine session des Chambres toutes les garanties indispensables pour la pleine et entière exécution de la Charte. La cocarde tricolore avait été acceptée par Louis XVIII et le titre de lieutenant général du royaume était un titre tout monarchique, que Charles X et son prédécesseur avaient autrefois porté on ne disait rien de la déchéance du roi, mais celle-ci était dans l'esprit de tous, et ne faisait plus de doute ; cependant la forme de l'adresse permettait encore de se maintenir dans les limites de la Charte, du droit national et traditionnel. A l'Hôtel de Ville, les choses revêtaient une tournure toute autre ; la révolution prenait possession du palais municipal et les jeunes sectaires de la République protestaient avec indignation contre la prétention d'appeler le duc d'Orléans au trône ils délibéraient les armes à la main, et tandis que Lafayette avait accueilli poliment M. de Sussy, les patriotes qui entouraient le général n'avaient parlé de rien moins que de jeter à la Seine l'envoyé du duc de Mortemart : l'un d'eux, M. Bastide, s'était même élancé sur le négociateur pour le précipiter du haut des fenêtres de l'Hôtel. M. de Sussy n'avait pu davantage remplir sa mission auprès de la Commission municipale. Au reste les membres modérés de celle-ci n'étaient guère mieux traités le général Lobau ayant refusé de signer une proclamation rédigée par un élève de l'École polytechnique, celui-ci s'écria : c'est donc un traître, eh bien, je vais le faire fusiller ! et comme on lui objectait qu'il s'agissait d'un membre de la Commission municipale, il montra de la fenêtre un groupe d'hommes armés qu'il avait commandés pendant l'insurrection et ajouta : je leur ordonnerais de fusiller le bon Dieu, qu'ils le feraient ! D'autres énergumènes ayant formé le projet de massacrer le duc de Mortemart, peu s'en fallut qu'ils n'exécutassent leur dessein sanguinaire. Dans leur frénésie, ils imaginèrent encore d'arrêter le jeune duc de Chartres, fils aîné du duc d'Orléans, afin de se servir de lui comme d'un otage, et Lafayette avait dû lutter contre ses terribles amis, pour obtenir qu'on le remît en liberté. Les membres raisonnables de la Commission municipale se trouvaient débordés ; les autres étaient les complices à peine déguisés de ces révolutionnaires auxquels, Louis Blanc l'avoue, tout manquait : science politique, connaissance des affaires, position, réputation, fortune. Peu s'en fallut que l'exécrable loi des suspects ne fût exhumée et ne reçût une sanglante application ; peu s'en fallut que ces plagiaires insensés ne réussissent à faire revivre les hideuses traditions de la Commune de Paris et du club des Jacobins. En présence de ces excès on se rappelle un mot de Lamartine que le grand poète devait lui-même oublier dans un jour d'aberration : Pour prendre la responsabilité d'une révolution, il faut être un fou, un scélérat ou un Dieu. Et c'est sans doute à la vue de pareilles saturnales qu'un conservateur a écrit : j'aime mieux en appeler à Philippe ivre qu'au peuple à jeun, car la révolution a pris soin de justifier tout ce qui a été médité ou tenté contre elle. Le général Lafayette ne partageait plus sans doute les déplorables illusions qui en 1820, l'avaient conduit à conspirer contre la royauté, et dans les premiers jours de la révolution de Juillet, il avait fait preuve d'une grande défiance à l'égard du peuple dont le succès lui paraissait presque impossible. Mais les souvenirs de la Déclaration des droits de l'homme et de la Constitution de 1791 venaient le hanter comme un mauvais rêve, et il prêtait l'oreille aux fanatiques qui, croyant avoir découvert la pierre philosophale de la république, caressaient sa chimère favorite d'un appel à la nation consultée dans les assemblées primaires. Comme le lui avait dit autrefois M. de Serre dans une foudroyante allusion au rôle qu'il avait joué en 1789, ces temps auraient dû lui laisser de douloureuses expériences et d'utiles souvenirs ; il a dû, ajouta le grand orateur, éprouver plusieurs fois, il a dû sentir, la mort dans l'âme et la rougeur au front, qu'après avoir ébranlé les masses populaires, non-seulement on ne peut pas toujours les arrêter quand elles courent au crime, mais qu'on est souvent forcé de les suivre, quelquefois de les conduire. M. Pasquier l'appelait Epiménide, lui demandant où il avait dormi trente ans, et l'engageant à se tenir en garde contre les indiscrétions du réveil. Grand seigneur libéral, chevaleresque et généreux comme un preux du moyen âge, il comptait mainte page héroïque dans son existence ; mais, par ses affinités révolutionnaires, par ses compromissions avec l'anarchie, et ses légèretés, il avait, avec les meilleures intentions du monde, fait un mal infini à la cause qu'il prétendait servir. Il était l'inventeur patenté de la garde nationale, et les émeutes n'avaient jamais trouvé qu'un censeur à l'eau de rose dans celui qui avait proclamé qu'en certains cas l'insurrection est le plus saint des devoirs. Cette constitution métaphysique et abstraite de 1791, qui avait désarmé l'exécutif, organisé l'anarchie et laissé au roi [une ombre de pouvoir, demeurait son idéal, et il se tournait vers elle comme le marin vers l'étoile polaire qui le guide au milieu de la tempête. Ses amis d'Amérique eux mêmes, Washington entre autres, avaient su juger le héros des Deux-Mondes, le nouvel Argonaute de la liberté, et le considéraient comme un utopiste trop libéral pour son pays. Son système politique pouvait se résumer ainsi lésiner avec le pouvoir, le rapetisser, l'amoindrir indéfiniment ne rien refuser à la liberté qui sert trop souvent de passeport à la licence. Son cœur débordait, comme on l'a dit, dans son cerveau, et l'imagination, la folle du logis, le possédait tout entier. Il aimait à causer politique avec la foule il aurait volontiers recommencé 1789 dont il avait été la dupe, comme il avait failli être victime des jacobins, et dans son incorrigible candeur, dans sa confiance séculaire, ce vieux récidiviste, ce rêveur idéologue se montrait toujours ivre de popularité, toujours amoureux de la délicieuse sensation du sourire de la multitude. Cette fois il eut l'honneur de comprendre que l'on ne pouvait acclimater en France les mœurs et les institutions des États-Unis, que la proclamation de la république serait le signal de la guerre civile, et d'une nouvelle Terreur ; il se résigna et renonça d'assez bonne grâce à son interrègne, espérant au fond de l'âme fonder une monarchie républicaine, être le maire de palais du duc d'Orléans, demeurer une sorte de Polignac populaire et de Lord Protecteur, garder l'attitude d'un citoyen-roi en face d'un roi-citoyen. Le duc d'Orléans n'avait qu'une confiance [médiocre dans les lumières et la sagacité de Laffitte mais d'autres démarches avaient été faites auprès de lui, et le prince de Talleyrand venait de lui envoyer conseiller de prendre en mains la chose publique. Fort d'un tel avis, il arriva à pied le 30 juillet vers onze heures du soir et fit aussitôt mander le duc de Mortemart pour le service du roi. Le premier ministre se rendit à son invitation ; le prince lui demanda s'il avait des pouvoirs suffisants pour le reconnaître en qualité de lieutenant général, protesta avec chaleur de sa fidélité pour la branche aînée, affirma qu'il ne venait à Paris que pour sauver les débris de la monarchie, et préserver la France de la république. Il remit pour le roi une lettre au duc qui l'emporta dans un pli de sa cravate ; cette lettre fut plus tard redemandée et rendue cachetée ; personne n'en a jamais pris connaissance, et la mauvaise foi des partis a brodé à ce sujet les versions les plus fantaisistes et les plus fausses. La vérité est que le prince, n'ayant vu personne, ignorait l'état des esprits, croyait un rapprochement possible entre Charles X et les Parisiens, le désirait, et qu'il se serait bien gardé d'appeler le duc de Mortemart s'il avait dès l'abord résolu de s'emparer de la couronne. Lorsque le 31 juillet, à huit heures du matin, la commission des députés vint lui présenter le message de la Chambre, il hésitait toujours et répondit : J'ai avec Charles X des liens de famille qui m'imposent des devoirs personnels d'une nature étroite ; j'ai besoin de réfléchir mûrement avant de briser de tels liens le danger d'ailleurs n'est pas imminent ; j'ai des renseignements sur Saint-Cloud qui me prouvent qu'on ne songe pas à y reprendre les hostilités. Les députés lui représentèrent que la cour de Saint-Cloud n'était pas à craindre, mais bien la révolution dont ils lui dépeignirent les progrès et l'audace toujours croissante. Le prince se rendit à ces raisons péremptoires : aidé du général Sébastiani et de Dupin, il rédigea la proclamation suivante : Habitants de Paris, les députés de la France, en ce moment réunis à Paris, ont exprimé le désir que je me rendisse dans la capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant général du royaume. Je n'ai pas balancé à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de cette héroïque population, et à faire tous mes efforts pour vous préserver de la guerre civile et de l'anarchie. En entrant dans la ville de Paris, je portais avec orgueil ces couleurs glorieuses que vous avez reprises et que j'avais moi-même longtemps portées. Les Chambres vont se réunir ; elles aviseront aux moyens d'assurer le règne des lois, et le maintien des droits de la nation. La Charte sera désormais une vérité. Cette proclamation fut accueillie avec enthousiasme par les députés réunis au Palais-Bourbon, qui, de leur côté, votèrent une déclaration au peuple français, où ils stipulaient des garanties en faveur des libertés publiques on y acclamait non plus un lieutenant général, mais un roi ; il s'y trouvait en effet cette phrase significative : il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens. Un instant après, on les avertit que le prince a résolu d'aller à l'Hôtel de Ville et que Lafayette se prépare à le recevoir ; ils arrêtent de l'accompagner et se rendent en corps à deux heures au Palais-Royal ou ils lisent au duc d'Orléans le manifeste qui pose les jalons de la royauté future. La Chambre des députés offre à celui-ci une couronne ; il sent à merveille qu'il faut un grand acte de courage pour s'en saisir, que le nœud gordien de la difficulté est à l'Hôtel de Ville, qu'il frappera le peuple, amateur de spectacles et d'imprévu, qu'il doit monter à cheval pour conquérir cette nouvelle Toison d'or pour recevoir une investiture définitive. On sait que certains fanatiques méditent un coup terrible, qu'ils sont capables de ne pas reculer devant un assassinat : on se met néanmoins en route, et l'on arrive péniblement, à travers les barricades, à travers une foule tout d'abord enthousiaste, et dont les sentiments se refroidissent à mesure qu'on approche du palais. Messieurs, dit le prince aux prétoriens de la révolution en montant l'escalier, c'est un ancien garde national qui vient rendre visite à son ancien général. Celui-ci le reçoit avec cordialité, M. Viennet donne lecture de la proclamation de la Chambre, le prince prononce quelques paroles où il exprime sa ferme résolution de se dévouer au bonheur de la France. Alors Lafayette tend la main au lieutenant général, lui présente un drapeau tricolore, se montre avec lui à l'une des fenêtres donnant sur la place de Grève et l'embrasse avec effusion. A cette apparition qui symbolise l'union des couleurs nationales, de la monarchie, de la liberté, et qui opère comme un talisman magique, un frisson électrique parcourt ce peuple qui une minute auparavant se montrait presque hostile un revirement subit se produit, une immense acclamation retentit, les cris de Vive le duc d'Orléans, vive Lafayette éclatent de toutes parts. La république vaincue, abdique, et le prince sort de l'Hôtel de Ville, roi de fait, consacré parla révolution. Lafayette avait été le pontife de ce sacre populaire, et cette visite fut, comme on l'a très-bien dit, le voyage de Reims de la monarchie de 1830. On fit plus tard beaucoup de bruit au sujet d'un prétendu programme, dit de l'Hôtel de Ville, que le duc d'Orléans aurait souscrit pendant cette entrevue. Rien de plus faux et de plus inexact : Les révolutionnaires qui entouraient le vieux général, ayant été froissés de la désinvolture avec laquelle le patriarche de la liberté paraissait abandonner ses principes, il leur promit de réparer cet oubli. Il alla au Palais-Royal le 1er août, et s'expliqua avec le lieutenant général de la manière suivante : Vous savez, lui dit-il, que je suis républicain, et que je regarde la constitution des États-Unis comme la plus parfaite qui ait existé ? — Je pense comme vous, répondit le duc, il est impossible d'avoir passé deux ans en Amérique et de n'être pas de cet avis mais, croyez-vous, dans la situation de la France, et d'après l'opinion de la France, qu'il nous convienne de l'adopter ? — Non, repartit M. de Lafayette, ce qu'il faut aujourd'hui au peuple français, c'est un trône populaire entouré d'institutions républicaines, tout à fait républicaines. C'est bien ainsi que je l'entends, reprit le prince. Il n'en a pas fallu davantage pour que l'on accusât Louis-Philippe d'avoir manqué à tous ses serments, comme si M. de Lafayette, délégué de quelques démagogues obscurs, avait pu stipuler au nom de la France entière, à l'aide d'une phrase vague et sans portée, comme si l'on devait compter pour rien l'opinion des Chambres, de tout le pays, comme si ces mots de monarchie républicaine ne juraient pas de se trouver accouplés ensemble. N'était-ce pas là un non-sens, un problème plus difficile à résoudre que celui de la quadrature du cercle ? De quelle république fallait-il emprunter les institutions ? Il y a eu un nombre infini de républiques toutes ont varié par la forme et par le fond. Voulait-on imiter celles de Sparte, de Rome, ou de l'aristocratique Athènes ? Irait-on, comme cet énergumène de 1793, admirateur ignorant de l'antiquité, demander à consulter les lois du légendaire Minos ? S'agissait-il des institutions des républiques italiennes du moyen âge, qui conduisirent celles-ci à l'anarchie, à la ruine, ou bien de la constitution de Venise, aussi despotique, aussi absolue que celle de l'Empire ottoman. S'adresserait-on aux Suisses, aux Américains ? Il n'est permis qu'aux utopistes de prétendre organiser un gouvernement viable en soudant un roi au sommet d'une république ; comme il n'est permis qu'à la Fable de créer des êtres hybrides en greffant le buste d'une femme sur la queue d'un poisson, ou la tête d'un bœuf sur le corps d'un chien. En politique comme en zoologie, de tels rapprochements ne produisent que des monstres. A l'appui de cette ingénieuse comparaison, M. de Nouvion aurait pu montrer l'exemple de la Pologne qui avait eu une monarchie entourée d'institutions républicaines on sait ce qu'il est advenu de ce noble et infortuné pays. Pendant toute la journée du 30, Charles X avait, au milieu des angoisses et des préoccupations les plus vives, attendu des nouvelles du duc de Mortemart. Ce dernier lui avait adressé quatre messagers dont aucun n'avait pu parvenir à Saint-Cloud ; le duc de Raguse reprenait le projet de M. de Guernon-Ranville, et conseillait au roi de chercher un appui dans ses fidèles populations de la Vendée. Les régiments de l'armée royale, mal nourris, découragés, ébranlés par leur défaite, commençaient à déserter ; on apprenait que de tous côtés les populations se soulevaient, que les gardes nationales se reformaient et s'apprêtaient à marcher au secours de Paris. La division éclatait parmi les plus hauts serviteurs de la monarchie le maréchal Marmont, ayant voulu combattre les funestes dispositions de la troupe, rédigea un ordre du jour où il annonçait le retrait des Ordonnances et la mission du duc de Mortemart ; le Dauphin, auquel cet ordre du jour ne fut point soumis, et qui était animé des dispositions les plus belliqueuses, entra en fureur, crut que le maréchal trahissait, eut avec lui une altercation des plus violentes après laquelle il le fit mettre aux arrêts. Cet acte de démence produisit une impression pénible sur la Cour et la garde royale, eut pour effet de perdre le Dauphin dans l'esprit de tous les hommes de bon sens, et le roi ne parvint qu'à grand'peine à réconcilier ces deux personnages. Le découragement saisissait Charles X, naguère si confiant, si sûr de son bon droit ; l'incertitude, peut-être aussi le repentir, envahissaient son âme à l'exaltation des premiers j ours succédaient une résignation passive, un morne abattement ; il ne savait plus rien résoudre, devenait incapable de toute résolution vigoureuse lorsqu'au milieu de la nuit, on annonça qu'un groupe d'insurgés marchait sur Saint-Cloud, une panique générale s'empara des esprits, et l'on décida sans difficulté le vieux roi à gagner Trianon ; c'était la première étape vers l'exil. Le Dauphin l'y rejoignit le 31 avec l'armée ; celle-ci manifestait des dispositions équivoques, hostiles même ; son chef n'avait pu empêcher une partie de l'infanterie de passer à l'ennemi, et le souvenir de cette scène où il avait déployé un courage digne d'un Bourbon, l'avait à son tour accablé la retraite sur Rambouillet fut résolue, le roi se sépara à Trianon de M. de Polignac et de ses collègues. A Rambouillet, Charles X eut la joie, de revoir le 1er août, Madame la Dauphine qui était à Vichy au moment de la publication des Ordonnances, et qui avait couru des dangers sérieux pour rejoindre sa royale famille. Elle fit connaître l'état des choses, le mouvement des populations, l'effondrement complet du parti, des autorités royalistes. C'est là que Charles X apprit l'élévation du duc d'Orléans par la Chambre au titre de lieutenant général du royaume et son succès à l'Hôtel de Ville. Afin de sauver les apparences, et de conserver encore un semblant de royauté, il le nomma de son côté lieutenant général en son nom. Mais le duc d'Orléans avait pris son parti ; il écrivit une lettre respectueuse et ferme dans laquelle il établissait, qu'ayant accepté la première délégation de la Chambre des députés, il se voyait contraint de décliner celle du roi. Celui-ci courba la tête reconnaissant qu'il ne pouvait plus être question de lui-même, voulant au moins préserver les droits de sa dynastie, espérant que les rancunes, implacables contre l'aïeul, désarmeraient devant le berceau d'un enfant, il abdiqua au nom du duc de Bordeaux. Cet acte signé par le roi et le Dauphin, notifié au duc d'Orléans sous la forme d'une simple lettre, était ainsi conçu : Je suis trop profondément peiné des maux qui affligent et pourraient menacer mes peuples pour n'avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J'ai donc pris la résolution d'abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils, le duc de Bordeaux. Le Dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu. Vous aurez, en votre qualité de lieutenant général du royaume, à faire proclamer l'avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d'ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici je me borne à faire connaître ces dispositions ; c'est un moyen d'éviter encore bien des maux. Vous communiquerez mes intentions au Corps diplomatique et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V. Je charge le comte de Latour-Foissac de vous remettre cette lettre. Il a ordre de s'entendre avec vous pour les arrangements à prendre en faveur des personnes qui m'ont accompagné, ainsi que les arrangements pour ce qui me concerne et le reste de ma famille. Nous réglerons ensuite les autres mesures qui seront la conséquence du changement de règne. Je vous renouvelle, mon cousin, l'assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionné cousin Charles-Louis-Antoine. Après avoir pris l'avis de son conseil, le duc d'Orléans se borna à répondre que l'acte d'abdication serait communiqué aux Chambres et déposé aux archives de la pairie il voyait beaucoup d'inconvénients à accepter une situation aussi indécise qu'une régence et il aurait dit à ce sujet : Henri V n'aurait qu'à avoir une douleur d'entrailles, je passerais en Europe pour un empoisonneur. Les journées du 1er et du 2 août avaient été utilement employées par le lieutenant général du royaume ; la commission municipale, ayant cru pouvoir, avant de se retirer, nommer des ministres avec le titre de commissaires provisoires, le prince avait complété, modifié quelques-uns de ses choix, en appelant au département de la justice M. Dupont de l'Eure, à la guerre le général Gérard, à l'intérieur M. Guizot, aux finances le baron Louis, à l'instruction publique M. Bignon, aux affaires étrangères le maréchal Jourdan. MM. Laffitte, Casimir Périer, Dupin, le duc de Broglie étaient ministres sans portefeuille, et faisaient partie du Conseil ; le baron Pasquier fut nommé président de la Chambre des pairs, Lafayette confirmé dans le commandement des gardes nationales, les membres de la Commission municipale priés de conserver provisoirement ceux de leurs pouvoirs qui se rapportaient à l'état intérieur, à la sûreté et aux intérêts municipaux de la ville de Paris, M. de Laborde maintenu à la préfecture de la Seine, M. Girod de l'Ain choisi pour la préfecture de police. On réorganisa d'autres services ; des ordonnances furent rendues portant que la Nation française reprenait la cocarde tricolore, fixant au 3 août l'ouverture des Chambres, annulant les condamnations encourues pour délits de presse et pour délits politiques. Mais une grave préoccupation s'imposait au lieutenant général et à ses conseillers la présence de Charles X à Rambouillet avec une armée de dix mille hommes et une nombreuse artillerie, était comme une épée de Damoclès suspendue sur Paris ; on craignait un retour offensif on avait entendu parler de l'idée héroïque de la duchesse de Berry de venir confier son fils à la générosité du peuple parisien. D'autre part les populations rurales témoignaient des dispositions les plus hostiles à l'égard de la famille royale ; plusieurs régiments de l'armée de Charles X avaient déserté le 2 août ; un conflit pouvait éclater d'un moment à l'autre, le peuple de Paris, qui bouillonnait encore comme le Vésuve au lendemain d'une éruption, ne désarmerait pas et ne démolirait pas les barricades tant qu'il se sentirait menacé par l'ennemi. On résolut d'envoyer des commissaires au roi, afin de lui persuader de s'éloigner, de l'accompagner, de lui servir de sauvegarde, et le prince désigna le maréchal Maison, avec MM. de Shonen, Jacqueminot et Odilon Barrot. Charles X refusa de les recevoir et les commissaires repartirent pour rendre compte au duc d'Orléans de leur insuccès. Arrivés à Paris vers quatre heures du matin, ils informèrent le lieutenant général qui réunit d'urgence son conseil, avec le général Lafayette d'un commun accord, on arrêta de faire une démonstration armée sur Rambouillet et l'ordre fut donné de faire prendre les armes à six mille gardes nationaux. Mais déjà les Parisiens ont pressenti et devancé le projet ; le bruit a couru que les commissaires ont été égorgés aux avant-postes. Les cris de à Rambouillet, à Rambouillet ! retentissent d'un bout à l'autre de Paris ; chacun s'arme comme il le peut, les uns de fusils, les autres de pelles, de bêches, même de broches de cuisine. C'est un pêlemêle, une cohue, un tohu-bohu indescriptibles, où tous les rangs, tous les âges, tous les costumes se rencontrent et se confondent ; on met en réquisition tous les véhicules, fiacres, charrettes, diligences. On partait avec cet enthousiasme naïf, cette ferveur absolue qui caractérisaient les chrétiens de la première croisade, alors que pèlerins, femmes et enfants s'acheminaient vers Jérusalem cette foule diaprée, multicolore et confuse, ressemblait à ces processions grotesques et carnavalesques par lesquelles les villes du Nord, celles de la Belgique fêtent encore des anniversaires locaux. Le général Pajol et le colonel Jacqueminot se mettent à la tête de cette armée prodigieuse et invraisemblable, pleine de ce courage, de cette gaieté gauloise qui courent les rues, dont une batterie d'artillerie eût eu raison, mais qui avait pour elle la force morale et la confiance, tandis que les troupes de Charles X étaient démoralisées, et la famille royale terrifiée en songeant à la destinée de Charles Ier d'Angleterre, de Louis XVI. Lorsqu'on atteignit Trappes, les commissaires avaient pris les devants et gagné Rambouillet ; cette fois, ils obtiennent une audience du roi, qui tout d'abord se montre très-résolu à se défendre ; puis il se ravise, prend à part le maréchal Maison et lui dit : Vous êtes militaire, par conséquent incapable de me tromper, combien sont-ils ? — Sire, je ne les ai pas comptés, mais par approximation ils sont bien de 60 à 80.000. — Cela suffit, reprit le roi, dans un quart d'heure, je vous ferai connaître ma résolution. Le maréchal Maison se trompait ou trompait le roi des trois quarts, et l'on aime à penser qu'il n'a agi de la sorte que pour éviter de grands et terribles malheurs à la famille royale, à la France ; car il avait été comblé de faveurs par les Bourbons, et leur devait son titre de maréchal ; c'est lui qui en 1816 avait donné la main à Louis XVIII pour débarquer à Calais par une bizarre coïncidence, c'était lui qui allait donner la main à Charles X pour l'embarquer à Cherbourg. Au bout d'un quart d'heure, le roi fit informer les commissaires qu'il était résolu à partir et qu'il agréait leur intervention, malgré les conseils du duc de Raguse qui l'engageait à se retirer derrière la Loire. Comme son malheureux frère, l'infortuné Louis XVI, Charles X ne savait plus que se résigner ; il désigna Cherbourg comme point d'embarquement et annonça qu'il irait coucher cette nuit à Maintenon chez le duc de Noailles. M. Odilon Barrot informa le duc d'Orléans de la grande nouvelle par cette lettre assez cavalière : Mon prince, le roi Charles X se décide à quitter Rambouillet. Vous n'avez plus désormais de compétiteur pour le trône. Le seul héritier que vous puissiez avoir, c'est la république. Tout le monde ne partageait pas les terreurs du roi et le
duc de Luxembourg ne put s'empêcher de dire à Odilon Barrot : je ne suis pas
sûr que vous ne nous ayez pas fait faire une grosse sottise. Comme son
interlocuteur lui représentait que le mouvement était irrésistible, que les
campagnes s'apprêtaient à se soulever et qu'un succès contre l'armée parisienne
ne servirait de rien : C'est égal, répliqua
le gentilhomme, convenez qu'en balayant cette
canaille, nous aurions rendu un grand service à votre Louis-Philippe. Alors commença cette douloureuse et poignante étape de la famille royale vers l'exil qui dura du 4 au 16 août. A Maintenon, on dut licencier une partie de l'armée, et la duchesse d'Angoulême, cette auguste princesse, fille de Louis XVI, l'orpheline du Temple, qui devait, elle aussi, boire le calice de toutes les douleurs, adressa de pathétiques adieux aux soldats Ce n'est pas ma faute, mes amis, leur dit-elle, le visage plein de larmes, je ne suis pour rien dans ce qui s'est fait. A Dreux, l'accueil des habitants fut défavorable ; là comme dans plusieurs endroits, ce ne fut pas trop de l'énergie, du sang-froid des trois commissaires pour calmer les populations hostiles, qu'irritait la présence autour du roi d'une escorte trop nombreuse et de l'artillerie. Au milieu de cet immense désastre, l'étiquette seule semblait conserver ses privilèges ; le roi se préoccupait encore d'emporter avec lui l'éclat de sa race, quelques lambeaux de la royauté, ne souffrait pas une infraction au cérémonial habituel. C'est ainsi qu'à Laigle, les commissaires furent avertis qu'on était fort en peine de trouver une table carrée pour le dîner de Charles X : autour d'une table ronde, les convives sont tous au même rang, et la place d'honneur ne s'y trouve pas suffisamment indiquée ; on dut scier la table ronde et la convertir en table carrée. Les commissaires avaient pour instructions de hâter le terme de ce pénible voyage ; mais le roi paraissait ne pouvoir s'arracher de cette terre de France, il trouvait une amère douceur à y résider quelques jours de plus, et on n'osait guère lui refuser cette consolation suprême. Il apprit à Argentières la proclamation du duc d'Orléans comme roi des Français et ne manifesta ses impressions que par cette parole : Ce sont mes Cent-Jours qui commencent, mais ils ne dureront pas aussi longtemps que ceux de mon frère je n'ai pas affaire à un Napoléon. Les commissaires demandèrent à ce moment que la batterie d'artillerie et les détachements des différents corps de l'armée se séparassent du convoi ; Charles X résista, invoquant la dignité de son malheur, le respect dû à ses cheveux blancs ; ceux-ci tinrent bon, déclarèrent que les compagnies des Gardes du corps suffisaient pour une escorte d'honneur et obtinrent gain de cause. Comme Charles X manquait d'argent, Louis-Philippe lui fit avancer 600.000 francs sur ses propres deniers. Charles X, écrit M. Odilon-Barrot dans ses mémoires, fut touché de cet empressement, et nous chargea d'en témoigner sa reconnaissance à son cousin, mais la duchesse de Berry, plus vive et plus franche, ne put retenir ce trait sarcastique : Oui, Louis-Philippe a grand soin de nos nippes, et il nous prend notre couronne. A Carentan, le maréchal Maison et ses collègues eurent beaucoup de peine à calmer l'effervescence des gardes nationaux de Cherbourg et de la Manche, qui parlaient de refuser le passage aux Gardes du corps, et prétendaient se charger d'escorter seuls le roi mais lorsqu'on vit le duc de Bordeaux et sa sœur, l'hostilité fit place en un instant à un vif et universel intérêt. Ces enfants avaient, comme tous les enfants royaux, appris à saluer la foule, à lui montrer un gracieux visage, et l'attendrissement fut général lorsqu'ils mirent la tête à la portière, envoyant à droite et à gauche des baisers et des sourires ; les femmes pleuraient, les plus emportés se sentaient émus par cette grande infortune. Enfin le lundi 16 août à midi, le triste cortège traversait Cherbourg en bon ordre et entrait dans l'enceinte militaire. Charles X remit aux commissaires un témoignage écrit de sa satisfaction à leur égard ; il y eut une scène déchirante d'adieux, et à deux heures et demie, la famille royale avec sa suite composée d'environ cinquante personnes, monta dans un navire américain, frété par le gouvernement français, et se dirigea vers la terre classique de l'exil, vers l'Angleterre dont elle demandait à devenir l'hôte, comme l'avait fait en 1815 l'empereur Napoléon Ier, comme le firent en 1848 et 1870 Louis-Philippe et Napoléon III. |
[1] Louis Blanc s'étonne que le maréchal n'ait pas adopté une tactique atroce, telle que seul le cerveau d'un écrivain démagogue communiste pouvait l'inventer : ayant accepté la dictature, le duc de Raguse avait un moyen bien simple de dompter l'insurrection, c'était de menacer Paris d'un incendie. Mais il est des hommes qui n'ont ni le courage de la vertu ni celui du crime. Patience, monsieur Louis Blanc, votre conseil portera un jour ses fruits ; les scélérats de la Commune de 1871 pourront vous remercier de l'avoir suggéré.