HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 A 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II. — LA RESTAURATION.

 

 

Napoléon Ier un grand homme matériel. Causes réelles de sa chute et du retour des Bourbons. — L'œuvre de la Restauration l'âge d'or du régime constitutionnel ; la fondation du crédit, cette algèbre de la richesse. Expédition d'Espagne ; une renaissance littéraire. — Obstacles et difficultés que rencontrait la légitimité les émigrés et les acquéreurs de biens nationaux, les blancs et les bleus. Efforts de Louis XVIII et de ses ministres pour nationaliser le royalisme et royaliser la nation. Le parti libéral et l'extrême droite. — Les responsabilités de la gauche : le fantôme de la dîme et des droits féodaux ; conspirations et complots ; la politique des catastrophes et du désespoir ; la gauche renverse M. de Martignac ; la comédie des quinze ans. — Les doctrinaires, le canapé de la doctrine leurs qualités et leurs défauts Royer-Collard, le logicien de la Restauration, le Platon et l'Aristophane de la doctrine. — Fautes de l'extrême droite la royauté avait autant à craindre de ses amis les plus ardents que de ses ennemis les plus acharnés ; les ultra, leur rôle en 1790 en 1815, ils contribuent tout d'abord à fonder le système constitutionnel, objet de leur aversion. Mieux vaut des élections jacobines que des élections ministérielles ; MM. de Serre, le duc de Richelieu, de Villèle ils sont attaqués et renversés par les pointus. — Le roi Charles X ; le ministère du 8 Août ; MM. de Polignac, de la Bourdonnaye et de Bourmont. — La Charte surnommée par les ultra l'arbre-poison. — Impression produite en France par la formation du cabinet du 8 Août : un effet sans cause ; le Journal des Débats et M. de Chateaubriand ; le National. Le ministère gelé. L'adresse des C'est une vraie fête napolitaine, nous dansons sur un volcan. — Imprévoyance et béate confiance du prince de Polignac ; un illuminé politique. Le paradis des fous de Milton. L'article 14 la Charte consacrait l'équivoque, elle n'était qu'une formule pour dégager l'inconnu. — Les Ordonnances du 25 juillet 1830.

 

En 1814, la France gisait à terre selon la belle expression de Henri IV, lorsque les Bourbons se présentèrent à elle et qu'elle revint à eux, comme l'enfant prodigue revient à son père qu'il a abandonné dans un jour de folie et de passion. Napoléon Ier succombait alors sous le poids de l'Europe entière, et, malgré son génie extraordinaire, malgré ses victoires éclatantes, il attirait deux invasions sur notre patrie, la laissait moins grande que la Convention ne l'avait reçue de nos rois en 1792. Il avait essayé de se dégager des liens de son passé révolutionnaire, et semblable au héros de Shakespeare, n'avait pas réussi à effacer la tache originelle. Ce grand homme matériel avait ramené la sécurité, l'ordre, ce pain quotidien de la vie des peuples, et liquidé la banqueroute de la Révolution ; mais, dédaigneux des droits de la conscience et de la morale, il avait proscrit toutes les libertés, dévoré les hommes et les choses, transformé la France en une caserne, fait d'elle le moyen et l'instrument passif de son ambition gigantesque, et tenté de fonder à son profit la domination universelle. La guerre l'avait porté sur le pavois, la guerre l'en faisait descendre la guerre était sa nécessité, sa légitimité, son principe, et l'Europe se ruait désespérément à la conquête de cette paix que lui seul ne voulait pas, ne pouvait pas vouloir ; ce fut la cause de sa perle, ce fut aussi la cause du retour des Bourbons, qui apportaient avec eux une paix douloureuse, mais honorable et nécessaire, et nous préservaient du démembrement. Les souverains coalisés le comprirent, et la France acclama Louis XVIII, son libérateur.

La monarchie ne pouvait plus être, comme autrefois, un despotisme tempéré par des épigrammes ; elle devint un gouvernement mixte et libre, où la prérogative royale, les deux Chambres et la Charte formaient un tout harmonieux et concouraient ensemble au bien de la nation. La Charte, ce don de joyeux avènement de Louis XVIII, ce fond commun grâce auquel tous faisaient fortune en même temps, inaugurait le régime constitutionnel, cet équilibre, cette pondération des pouvoirs dont Dieu semble avoir fait la loi suprême et universelle seule dans le monde entier, elle proclamait l'égalité des sectateurs de toutes les religions devant la loi politique. Pour la première fois peut-être, un gouvernement prenait ses paroles au sérieux, et les actes suivaient de près les promesses. En moins de trois ans, le duc de Richelieu débarrasse de la présence des étrangers la France qui reprend sa place dans. le concert des puissances sans que le budget dépasse 950 millions, la Restauration paye deux milliards cinq cents millions de dettes contractées par l'Empire le baron Louis, véritable alchimiste de la politique, fonde le crédit public, cette algèbre de la richesse, qui va décupler nos ressources. Ce n'est pas assez d'avoir reconnu les engagements des gouvernements antérieurs une grande réparation est due à ceux dont les biens ont été confisqués, vendus pendant la Révolution : le milliard des émigrés purifie et libère le sol, c'est la purge de l'hypothèque morale qui grevait les biens nationaux ; il leur apporte une plus-value réelle par la confiance et la sécurité qu'il communique aux transactions. L'armée, la marine se relèvent comme par enchantement l'expédition d'Espagne démontre que la gloire militaire n'est pas seulement l'apanage de l'Empereur. La liberté politique fait son apparition ; après le silence des muets du divan législatif du premier Empire, la tribune retentit des discours des de Serre, des Royer-Collard, des Martignac. La liberté, la littérature et la pensée marchent de pair et de front ; nous assistons à une merveilleuse Renaissance des lettres ; la Restauration est comme le printemps libéral et intellectuel du siècle ; d'illustres écrivains, les Augustin Thierry, les Lamartine, les Victor Hugo, les Jouffroy, les Cousin, et tant d'autres noms glorieux, rappellent les grands hommes du siècle de Louis XIV et remettent en honneur le spiritualisme que le sensualisme matérialiste du dernier siècle a laissé tomber dans l'oubli. Bientôt l'expédition de Morée et la bataille de Navarin ressuscitent le prestige de notre marine, et ajoutent de nouveaux fleurons, une nouvelle page à l'épopée guerrière de la Royauté. Les Anglais, les Espagnols n'ont pu prendre Alger, ce nid de pirates qui depuis trois cents ans, lance ses forbans sur les vaisseaux de toute la chrétienté, et infeste la Méditerranée Charles X va venger les injures de l'Europe, s'emparer, en dépit des menaces, des jalousies de l'Angleterre, de cette ville qu'on croyait imprenable, jeter les premières assises de la plus magnifique de nos colonies. Poursuivant le cours de ses succès extérieurs, aidé de ses habiles diplomates, il contracte avec la Russie une alliance secrète qui donnera Constantinople à cette dernière, qui, nous rendant les frontières du Rhin, effacera à tout jamais les traces des traités de 1815. Soudain, au moment où la politique de Richelieu et de Louis XIV semblait revivre, au moment où la France parvenait à l'apogée de sa prospérité, la royauté s'affaisse et s'écroule comme un édifice qui n'a pas de fondements dans le sol. Quelles étaient les infirmités, les plaies de la Restauration[1], comment la catastrophe a éclaté, c'est ce que nous voudrions essayer d'analyser en peu de mots.

La France, à l'avènement de Louis XVIII, renfermait dans son sein deux partis, deux armées d'un côté les émigrés, qui revenaient, remplis la plupart de haine et de sentiments de vengeance, disposés à acclamer le roi absolu — el rey neto —, ne tenant aucun compte des faits accomplis depuis vingt-cinq ans, voulant recouvrer tout d'abord leurs propriétés, leurs prérogatives, traiter leurs adversaires comme des vaincus ; ils se soumettent en frémissant de colère à la politique conciliante de Louis XVIII, mais jurent de rester en armes, de prendre leur revanche. D'autre part, les acquéreurs de biens nationaux ; les hommes qui avaient servi Napoléon Ier ; ceux qui, imbus des principes de 1789 et de 1792, acceptaient la révolution tout entière avec ses conséquences, la croyaient ou feignaient de la croire sans cesse menacée ; les admirateurs du césarisme démocratique, qui trop souvent confondaient la licence et la liberté, prêts à employer tous les moyens pour défendre celle-ci. En face des Vendéens, des catholiques exaltés et ultramontains, les bleus, les gallicans, les sceptiques ou les athées en face des anciens propriétaires, les nouveaux possesseurs, tous également enflammés et convaincus de la légitimité de leurs droits. L'aventure déplorable de l'île d'Elbe vint surexciter les défiances et les rancunes les royalistes extrêmes crurent à un immense complot dont les promoteurs avaient voulu rappeler Napoléon Ier ; leur exaspération ne connut plus de bornes, et le fossé qui séparait les deux camps devint un abîme. De leur côté, les révolutionnaires, les esprits prévenus et chagrins, emportés par leurs craintes, méconnaissant les vérités les plus élémentaires, reprochaient à la royauté le désastre de Waterloo, l'occupation européenne, et tandis que Louis XVIII réparait les fautes et les aberrations de Napoléon Ier, tandis que par son attitude pleine de noblesse et de dignité, il contenait nos ennemis, les empêchait de se partager la France, les ultralibéraux prétendaient le rendre responsable de nos désastres, accréditant cette absurde légende du retour des Bourbons par l'étranger, légende dont l'histoire a fait justice, mais qui devait causer tant de mal à la Restauration.

Ainsi, loin de désarmer, les partis violents restaient en présence les uns des autres, se haïssant d'une haine semblable à celle des protestants et des catholiques au temps de la Ligue, cherchant à entraîner le gros du pays à leur suite, fomentant l'inquiétude et le malaise. Ce fut là l'écueil où vint se briser la Restauration elle ne put inspirer la confiance et la sécurité lui manqua. Cependant, au-dessus des partis, supérieure à leurs agitations, à leurs discordes, planait cette grande masse de la nation, qui travaille, qui amasse, dont les intérêts, les besoins moraux trouvaient leur satisfaction dans la Charte et les institutions qu'elle consacrait. Le roi, les ministres des centres et de la droite y puisèrent depuis 1816 à 1829 leur force, et cherchèrent à vivre en communion d'idées avec elle : ils sentirent qu'à une politique de haine et de rancune, il fallait substituer une politique. à la Henri IV, toute de pacification et de transaction, qu'il fallait, comme on l'a dit alors, royaliser la nation et nationaliser le royalisme, et ils souhaitaient la bienvenue à chacun, qu'on vînt au roi par la Charte ou à la Charte par le roi. Louis XVIII avait le sentiment le plus élevé et le plus net de la situation lorsqu'il écrivait : le système que j'ai adopté, et que mes ministres suivent avec persévérance, est fondé sur cette maxime, qu'il ne faut pas être le roi de deux peuples, et tous les efforts de mon gouvernement tendent à faire que ces deux peuples qui n'existent que trop finissent par en former un seul.

Les ministres de la Restauration n'ont pas appliqué ce système avec un discernement égal, avec un succès semblable ; mais, qu'ils s'appellent Decazes, Richelieu, de Serre, Villèle ou Martignac, tous ont reconnu la nécessité impérieuse d'y recourir les moyens ont différé, le but est resté le même, et l'éternel honneur de ces hommes d'État sera d'avoir deviné les besoins de la France moderne, essayé de les mettre en harmonie avec la royauté. Ce problème devenait la véritable pierre philosophale de la politique ; le résoudre était pour la légitimité une question de vie ou de mort. Mais les fautes du parti libéral avancé et de l'extrême droite devaient paralyser les meilleures intentions, les efforts les plus généreux, défaire chaque nuit l'ouvrage de la journée : ceux-ci ressemblèrent à ces sauvages qui coupent l'arbre pour avoir le fruit, qui mettent le feu à toute une contrée afin de faire cuire leur dîner ou qui incendient une maison dans le but de se chauffer à leur aise. Politique néfaste qui a trouvé de tout temps des imitateurs inconscients, qui donne la clef de bien des catastrophes et de mainte révolution

Le côté gauche, dit M. Guizot, représentait à cette époque, non pas les intérêts et les sentiments de la France en général, mais les intérêts et les sentiments de cette portion de la France qui avait ardemment, indistinctement, obstinément servi et soutenu la Révolution, sous sa forme républicaine ou impériale. Il y avait là contre la maison de Bourbon et la Restauration, une vieille habitude d'hostilité que les Cent-Jours avaient ravivée, dont les plus sensés du parti avaient grand'-peine à se dégager, que les plus habiles réussissaient mal à déguiser, et que les plus sérieux tenaient à honneur de laisser paraître comme protestation et comme pierre d'attente. Certes, des hommes tels que Casimir Périer, Benjamin Constant, le général Foy, monarchistes sincères, honoraient la gauche et lui apportaient un réel prestige, mais ils étaient en petit nombre, et se montraient souvent incapables de dominer les passions, l'ignorance de leur armée. Armée hybride, hermaphrodite, composée en majorité de républicains et de bonapartistes unis pour détruire et renverser la royauté A côté d'eux, MM. de Lafayette, Manuel et d'Argenson, organisaient des sociétés secrètes et conspiraient à ciel ouvert. D'autres, comme Armand Carrel, essayaient de détourner nos soldats de la fidélité à leur drapeau, et combattaient au besoin contre eux, mêlés au rang de l'ennemi nouveaux émigrés du parti révolutionnaire, qui n'avaient certes pas l'excuse de ceux de 1792. Des écrivains n'hésitaient pas à pousser l'armée à la défection : Braves soldats, demi-tour à gauche ! leur chantait Béranger, dans une odieuse pièce de vers. Au fond de toute opposition, il y a une vipère : cette pensée peut s'appliquer à cette opposition à outrance, sans merci, sans pitié, dont un article d'Armand Carrel, intitulé : la Comédie de quinze ans, et publié en septembre 1830, nous donne la clef : Contre le gouvernement des Bourbons, il n'y avait pour les cœurs indépendants qu'une seule attitude, l'hostilité. Toute la politique, pour les journaux comme pour l'opposition dans la Chambre, consistait toujours à vouloir ce qu'il ne voulait pas, à combattre ce qu'il demandait, à repousser tout bienfait offert par lui, comme cachant une trahison secrète, en un mot à lui rendre tout gouvernement impossible, afin qu'il tombât, et c'est par là en effet qu'il est tombé.

La Restauration s'était trop hâtée de croire au réveil de l'esprit religieux en France, et elle avait commis des imprudences. Ces fautes légères furent exploitées avec une incroyable perfidie on ne cessa de dénoncer la congrégation, le parti-prêtre ; on ressuscita le fantôme de la dîme, on inventa la légende des billets de confession obligatoires pour les fonctionnaires, on prétendit que Charles X était un jésuite en robe courte, qu'il disait la messe dans ses appartements secrets, et Paul-Louis Courier se fit, dans des pamphlets étincelants de verve et d'esprit, le propagateur de ces déplorables calomnies qui rencontraient tant de dupes et de complices. Lorsque MM. de Serre, de Richelieu, Decazes offraient à la gauche la paix, et lui apportaient comme gages de réconciliation la loi d'élection de 1817, d'excellentes lois sur l'armée, sur la presse, l'abolition des mesures d'exception, celle-ci se récriait encore, retournant contre les ministres, contre la royauté les armes dont elle venait d'être revêtue, et n'en profitant que pour envenimer les animosités, les ressentiments. La gauche, laissa tomber le gouvernement du centre ; elle se jeta tête baissée dans cette politique de catastrophes et de désespoir qui semblait avoir été jusqu'alors l'apanage exclusif des émigrés de 1790. M. de Martignac, le charmeur par excellence, cette sirène qui rendait la Chambre vaine de lui, pour se servir du mot de Royer-Collard, arrive aux affaires en 1828 il entre avec prudence, mais avec fermeté dans la voie des réformes et des sages concessions deux lois viennent assurer d'efficaces garanties à la liberté de la presse, à l'indépendance des élections il essaye de calmer les défiances et les préventions des gallicans par ces fameuses ordonnances de 1828 qui écartaient les jésuites des petits séminaires, et limitaient le nombre de leurs établissements ; il présente deux projets de loi sur l'organisation départementale et municipale qui paraissaient devoir satisfaire toutes les prétentions des libéraux ; repoussé par ceux-ci, il tombe, victime de son zèle, de son dévouement aux intérêts du roi et de la nation Les libéraux sincères et modérés s'associèrent à cette triste coalition plus tard, l'un des plus purs et des plus illustres, le duc de Broglie, reconnut en ces termes son erreur : Il fallait être d'accord avec le centre droit, et par notre adhésion entière et cordiale, mettre à la disposition du cabinet une majorité effective et bien liée ; rien n'était plus aisé que de prendre à notre compte le ministère Martignac qui ne demandait pas mieux ; il ne fallait pour cela que mettre de côté nos petites animosités et nos petites lubies. Et il fallait être aussi étourdis que nous le fûmes pour faire ce que nous fîmes.

Les doctrinaires, qu'on avait affublés de ce sobriquet, parce que le mot de doctrine revenait souvent dans leurs écrits et leurs discours, étaient des monarchistes constitutionnels sincères, des intelligences d'élite ; ils avaient salué avec joie l'aurore de la légitimité, et la Restauration avait été pour eux comme une patrie morale. Ils proclamaient dans le langage le plus magnifique le mariage des Bourbons et de la liberté, et dans les premières années, ils avaient contribué à affermir le trône et la prérogative royale. C'étaient les Royer-Collard, les Guizot, les Beugnot, les Camille Jordan, qui, après M. de Chateaubriand, avaient formulé avec le plus d'éclat et de précision la théorie de ce système représentatif que l'un d'eux appelait la justice organisée, la raison vivante, la morale armée. Ils formaient une petite phalange, et le mot de canapé de la doctrine était venu de ce qu'on prétendait qu'ils pourraient tous s'asseoir sur un canapé ; mais, par leurs grands talents, l'austérité de leur conduite et leur éloquence, ils décuplaient leur prestige et leurs forces, et le pouvoir était obligé de compter toujours avec eux. Ils oubliaient que l'inséparable condition du gouvernement constitutionnel est la discipline des partis, que les ministres se trouvaient contraints à des ménagements infinis pour ne pas froisser le roi, la majorité ; ils se montraient des alliés exigeants, ombrageux et méfiants, ils voulaient avant tout rester indépendants et se seraient bien gardés de sacrifier une nuance de leurs opinions ils ignoraient alors l'art des concessions, et s'imaginaient pouvoir traiter la politique, les philosophes comme les Péripatéticiens, les savants de Port-Royal, ou les grands seigneurs du dix-huitième siècle, qui causaient librement, et frondaient toutes choses, sans s'inquiéter de l'effet produit.

Les doctrinaires apportèrent plus de lustre et d'ornement à la monarchie que de force réelle ; lorsque M. de Serre se détacha de leur coterie pour entrer au pouvoir, ils le renièrent, le combattirent sans miséricorde, et affaiblirent trop souvent le ministère Decazes-Richelieu. A la tribune, leur chef, Royer-Collard, apparaissait comme le Platon de la doctrine dans ses conversations familières, on eût pu dire qu'il en était l'Aristophane, tant il maniait avec vigueur, avec âpreté le sarcasme et l'ironie. Au sujet du projet de concordat élaboré par le duc de Richelieu, il disait signer le concordat était un crime politique, le soutenir était une bêtise. A propos de deux autres ministres un tel n'a pas le sentiment du bien et du mal, un tel l'a mais il passe outre. Chacun de ses discours prenait la tournure d'un syllogisme mathématique, et il se cantonnait dans un dogmatisme sentencieux et raide qui n'admettait aucune transaction, aucun tempérament. Il était tout d'une pièce, ne savait guère se plier aux exigences du possible, et lançait ses aphorismes comme des oracles infaillibles. C'était un métaphysicien, un stoïcien politique, commentateur éloquent et convaincu de la charte de 1814 qu'il avait méditée dans ses profondeurs les plus intimes, dont il avait analysé le mécanisme et fait en quelque sorte l'autopsie. Ce Caton parlementaire se complaisait d'ailleurs dans son rôle d'observateur et de critique et reculait devant l'action plusieurs fois, on le mit au pied du mur, en lui proposant un ministère ; toujours il refusa. Lorsqu'il devint président de la Chambre, il prêta, il est vrai, un concours utile au ministère Martignac ; cet appui vint trop tard. A leur tour, après 1830, MM. de Broglie et Guizot comprirent leurs fautes d'autrefois et les confessèrent noblement mais c'est un grand malheur, et ce semble, une loi de l'humanité, que les hommes les plus distingués fassent leur apprentissage, leur éducation politique aux dépens des gouvernements qu'ils minent tout d'abord et diminuent par leur opposition ils s'exercent sur eux comme sur un corps vil, sur une matière inerte, et ils frappent au contraire un corps vivant et sensible, la société, dont le pouvoir est le symbole et l'image, à laquelle chacun de leurs coups inconscients porte de cruelles blessures ils méconnaissent la portée des enseignements que l'histoire, dans son panorama si varié, leur fournit sans relâche et à profusion, et paraissent ne pouvoir profiter que des leçons douloureuses qu'ils ont eux-mêmes reçues.

En résumé, la plupart des libéraux voulaient la Charte sans le roi, tandis que les ultra voulaient le roi sans la Charte ; les premiers reprochaient aux ministres de tout sacrifier au despotisme, les autres les accusaient de trahir la légitimité. L'historien hésite, interroge sa conscience avant de dire quel parti fit le plus de mal à la Restauration ; il constate avec douleur que la royauté avait autant à craindre de ses amis les plus ardents que de ses ennemis les plus acharnés.

 

Les ultra de 1815 étaient ces mêmes hommes qui avaient émigré en 1790, pensant que le bien sortirait de l'excès du mal, empêché les Malouet, les Mounier, les Clermont-Tonnerre de réhabiliter la royauté aux yeux de la nation, mis ces grands citoyens au niveau des jacobins, lancé le comte d'Artois et le comte de Provence dans des complots inutiles et extravagants, inspirant à ceux-ci des déclarations où les princes légitimes parlaient de pardon et de clémence, traitaient les Français comme s'ils étaient désarmés ou corvéables à merci, faisant en un mot tout ce qui était nécessaire pour éteindre les semences de la monarchie. La persécution les avait aigris, l'exil avait immobilisé et cristallisé leur esprit, l'absence leur avait fait perdre le sentiment exact de la situation. Vainqueurs, s'écrie l'un d'eux, nous balayerons les immondices constitutionnelles. Dans une de leurs brochures, on se vante d'avoir provoqué tous les excès des jacobins pour, déjouer les constitutionnels et les monarchiens, pour pousser la Révolution aux extrêmes, et armer les puissances. Montlosier, écrivait le comte d'Entraigues, me trouve implacable ; il a raison, je serai le Marat de la contre-révolution, je ferai tomber cent mille têtes, et la sienne la première. En vain, Mallet du Pan, publiciste royaliste plein de sens, ne cesse de dénoncer les illusions, les utopies de ces jacobins d'aristocratie, de ces révolutionnaires du drapeau blanc, qui selon une parole célèbre, ne sont qu'une poignée et travaillent à n'être qu'une pincée ; il prêche dans le désert, devient suspect par sa modération. En vain prédit-il ce qui résultera de cette politique d'énergumènes, et jette-t-il un coup d'œil prophétique sur l'avenir ; on l'insulte, on l'injurie, on lui préfère Joseph de Maistre, le théoricien de l'absolutisme, qui argumente par le miracle, et traduit dans un langage mystique et élevé les rêveries, les préjugés de l'émigration.

Hâtons-nous de le proclamer, un certain nombre de ces hommes se sont convertis plus tard, et comme Louis XVIII, ont loyalement conclu un mariage de raison avec la société nouvelle mais beaucoup restèrent fidèles à leurs visions, à leurs chimères ; on le vit bien en 1814. Les députés de la Chambre introuvable voulurent être plus royalistes que le roi, imposer à celui-ci leurs plans énergiques et irréfléchis. Louis XVIII avait inauguré le régime parlementaire ils le retournent contre lui, et c'est un des faits les plus curieux de cette époque que de les voir exalter la prépondérance des Chambres, contribuer ainsi à introniser le système constitutionnel, objet de leurs dédains, de leur aversion. Vive le roi quand même ! disait M. de Béthisy, organe de leur aristocratique fierté. Ils traitent Louis XVIII de jacobin couronné, comme Saint-Simon appelait le règne de Louis XIV un long règne de vile bourgeoisie. Ils firent plus de bruit que de besogne, mais par leur morgue, leur intempérance, leurs fanfaronnades provocatrices, ils commencèrent à semer l'alarme dans le pays, à répandre des doutes sur les intentions conciliantes de la royauté, et fournirent aux pseudo-libéraux le prétexte que ceux-ci recherchaient. MM. de Serre, Decazes reprennent l'œuvre interrompue des Malouet, des Lally-Tolendal, et luttent contre l'extrême droite, plus audacieuse, plus indomptable que jamais, malgré son échec de 1816 ; toutes les armes, tous les moyens lui sont bons ; ses journaux, ses revues redoublent de violences ; la Quotidienne soutient que des élections jacobines sont préférables à des élections ministérielles en 1819 les pointus, comme les nomma M. de Villèle, concluent avec la gauche un marché de dupes, donnent le premier exemple de ces coalitions monstrueuses, qui semblent inhérentes au parlementarisme, comme la maladie à l'homme, qu'on a vu se renouveler si souvent de nos jours, et qui sont le scandale de la saine raison. Ils préfèrent contribuer au succès de l'abbé Grégoire, prêtre régicide, que de laisser passer un royaliste du centre droit, et M. de Villèle répond à l'un d'eux : il faut conclure de tout cela, que pour faire du royalisme à votre guise, il faut en faire contre les royalistes des deux Chambres, les gens du Château, les membres de la famille royale et le roi. Il n'y a plus que vous et quelques journalistes qui entendiez quelque chose à la politique. L'assassinat du duc de Berry est aussitôt exploité par la faction, qui dans son délire et pour mieux assurer la chute de M. Decazes, l'accuse d'être complice du meurtre, et le traite de Séjan libournais. Chateaubriand écrit alors cette phrase cruelle le pied lui a glissé dans le sang, il est tombé.

Le duc de Richelieu consent à revenir aux affaires Monsieur, frère du roi, lui a promis son concours. MM. de Villèle et Corbière s'emploieront à faire de leurs amis les ministériels du nouveau ministère à réaliser cet accord du centre droit et de la droite qui aurait à jamais affermi la légitimité. Mais on a compté sans les ultra, qui veillent comme le mauvais génie de la France, dont l'insolence n'a d'égale que leur faiblesse, et qui, s'ils ne peuvent faire le bien, peuvent au moins faire du mal. Ils suppléent au nombre par l'audace, par l'intrigue, ébranlent la droite modérée, forment avec la gauche, le centre gauche une nouvelle et immorale coalition, et renversent le duc de Richelieu, sans se douter que l'arme dont ils se servent a deux tranchants, qu'ils frappent en même temps la royauté, les ministres et eux-mêmes.

M. de Villèle reste seul avec la droite il réussit à lui rendre sa prépondérance, à la discipliner, à en faire un parti de gouvernement ; le succès de l'expédition d'Espagne, la gauche réduite à l'impuissance, discréditée par des complots, par des insurrections avortées, le milliard des émigrés, la reconnaissance de la république d'Haïti, la présentation de la loi sur la conversion des rentes, tout semble concourir au triomphe de la politique de l'homme d'État habile et impartial qui pouvait avec raison se croire né pour la fin des révolutions. Mais dès 1824, il n'a plus affaire à Louis XVIII, prince modéré, conséquent avec lui-même, qui savait soutenir et faire respecter ses ministres il sert le roi Charles X, dévôt soumis et émigré fidèle, enclin à la bienveillance et à la faiblesse, trop porté à prêter l'oreille aux conseils pernicieux de ses anciens amis. Il perd brusquement l'appui de M. de Montmorency et de Chateaubriand qui ne peut lui pardonner sa disgrâce et qui va mettre au service de sa vanité froissée son immense talent de polémiste et d'écrivain. Pour satisfaire les pointus, les ultramontains, il présente des lois impopulaires et impuissantes les lois de justice et d'amour contre la presse, la loi sur le sacrilège, le projet de loi sur le droit d'aînesse seront le gage et la rançon de ces exigences mais celles-ci s'accroissent sans cesse, et M. de Villèle, qui leur a déjà trop concédé, prévoit le moment où il ne pourra plus y suffire. Il n'a pas d'ailleurs l'ambition, les hautes facultés d'un Richelieu, il a plutôt le caractère souple et rusé d'un Mazarin il montre plus de savoir-faire, plus de sens pratique que de grandeur et d'élévation ; comme l'a dit Canning c'est une grande lumière qui brille à peu de frais. Il ne sait pas dominer la situation à force de génie, il préfère la tourner avec de la dextérité. Dès lors, la contre-opposition a beau jeu contre lui MM. de la Bourdonnaye, Delalot lui reprochent d'être sans passion pour le bien, sans horreur pour les traîtres, calme par indifférence et modéré par faiblesse ; l'un d'eux vient déclarer à la tribune qu'il ne se déclare satisfait que si toutes les classes de la société sont remises dans l'état où elles étaient avant la révolution. Comme toujours la presse renchérit sur ces violences : la Quotidienne met le premier ministre au-dessous de Robespierre et de Bonaparte le Drapeau blanc avance qu'entre M. Decazes et M. de Villèle il y ajuste la différence qui existe entre un infidèle et un apostat. M. de Montlosier, le publiciste féodal, s'adressant à lui dans une brochure, le traite comme il suit je vous le déclare dans toute la sincérité de mon âme, au moment où il me faudrait prononcer sur votre accusation, je ne pourrais faire autrement que de vous condamner à mort. M. de Lamennais développe ses théories théocratiques, accable de ses superbes mépris le gallicanisme, le régime représentatif, dénonce le gouvernement hypocrite dans son langage, athée dans ses actes, soutient que MM. Laîné et Corbière sont les continuateurs de Henri VIII, et monseigneur Frayssinous un évêque schismatique, usurpateur des droits de Léon XII. On croit rêver en lisant ces écrits insensés.

La gauche avait été écrasée aux élections de 1824 et la droite comptait plus de 400 de ses membres députés ; la première profite de l'irritation, de l'effroi que cause dans le pays la polémique de la contre-opposition, et se relève peu à peu. Le ministère Villèle se sent affaibli ; les défections se multiplient autour de lui, il voit sa majorité divisée, disloquée par les ultra, et fait appel au pays. Alors renaît cette criminelle coalition qui a déjà renversé M. de Serre ces élections de colère et de vengeance donnent en 1827 la majorité au centre gauche, à la gauche, amènent la retraite de M. de Villèle, de celui que Casimir Périer proclamait le seul homme d'État qui eût paru depuis 1814. Il avait fait vivre six ans avec honneur et avec éclat le ministère le plus royaliste que la France pût accepter, et madame la Dauphine ne se trompait guère lorsqu'elle disait à Charles X : en abandonnant M. de Villèle, vous descendez la première marche de votre trône.

Le ministère Martignac, ce mélodieux chant du cygne de la monarchie, cette suprême tentative de rapprochement entre la légitimité et la nation, entre la liberté et l'autorité, ne peut, à plus forte raison, trouver grâce devant les ultra, qui possédés de la rage de détruire, se liguent de nouveau avec les libéraux et les révolutionnaires, et, suivis par une fraction de la droite, parviennent au bout de dix-huit mois à le jeter par terre. C'est le roi lui-même qui devient le complice de cette détestable entreprise ; Charles X a supporté, a subi ses ministres il se croit généreux s'il leur pardonne leur essai de politique libérale ; désormais l'ancien comte d'Artois reparaît tout entier avec ses errements d'autrefois, avec ses prétentions à la royauté de droit divin. Il disait naïvement que seuls M. de Lafayette et lui n'avaient pas changé depuis 1789 ; il voulait prendre sa revanche contre la révolution et mettre la royauté hors de page. Dès la chute de M. de Villèle, la pensée d'un coup d'État avait germé dans son cerveau, et il le regardait comme la chose la plus naturelle, la plus légitime du monde. Il se faisait une idée si exagérée de ses prérogatives, qu'il prétendait aimer mieux scier du bois que de régner à la façon du roi d'Angleterre. Il refusait, selon sa propre expression, de reculer d'une semelle ; bientôt hélas ! comme on le lui prophétisait, il devait reculer d'une frontière. Il citait souvent l'exemple de Louis XVI, oubliant que cet infortuné monarque avait péri non pas à cause de ses faiblesses, mais parce qu'il n'avait pas su faire de concessions à temps et à propos. Les triomphes éclatants de sa diplomatie, le prestige de la France qu'il personnifiait, l'enivraient ; il ne voyait pas qu'engager une lutte contre la Charte, c'était soulever la nation entière. Un jour, un personnage vint lui exprimer ses appréhensions au sujet du projet qu'on lui prêtait d'appeler M. de Polignac au pouvoir. Vous ne pouvez croire cela, répondit-il, pauvre Jules ! il est si peu capable ! Quelques mois après, le prince de Polignac arrivait aux affaires ; MM. de la Bourdonnaye et de Bourmont devenaient ses collègues.

Ces trois noms étaient les plus impopulaires de France M. de Bourmont avait quitté l'armée française où il commandait une division, quelques jours avant Waterloo, et l'opinion publique, toujours extrême et excessive, associait dans une égale réprobation son nom et le souvenir de la défaite. M. de la Bourdonnaye s'était montré en 1815, un des partisans les plus acharnés des proscriptions et des rigueurs impitoyables. M. de Polignac était le fils de l'amie intime de Marie-Antoinette lors de son élévation à la pairie, il avait longtemps refusé de prêter serment à la Charte il représentait le triple fanatisme aristocratique, royaliste et religieux, et apparaissait au pays comme le champion, le porte-drapeau de la contre-révolution.

La droite modérée, la France monarchique et libérale furent consternées lorsqu'on apprit la formation de ce ministère de provocation, qui portait dans ses flancs la ruine de la royauté seuls les libéraux révolutionnaires et l'extrême droite avec le haut clergé triomphaient ; un semblable rapprochement n'était que trop significatif. Les uns se confirmaient dans leurs projets de destruction et de renversement les autres, les ultra, proclamaient que tout était sauvé, qu'une nouvelle ère de grandeur, de gloire, allait s'ouvrir pour la légitimité régénérée et débarrassée de la Charte, appelée par eux : l'arbre-poison. Leurs journaux se distinguaient par une exaltation qui tenait du délire ; on lisait dans la Quotidienne : il serait plaisant qu'une boule de plus ou de moins fît la vérité d'une doctrine politique. Quand le roi parle, tout doit obéir avec joie dans un profond et respectueux silence. Quand il a dit à ses sujets je veux, la loi même a parlé. Le Drapeau blanc ajoutait : que le roi était la majorité et le pouvoir constituant et l'Apostolique, renchérissant sur ses confrères écrivait : On ne peut se refuser à le reconnaître, la source du mal vient d'une charte impie et athée, et de plusieurs milliers de lois rédigées par des hommes sans foi et par des révolutionnaires. La religion, la justice et Dieu même commandent d'anéantir tous ces codes infâmes que l'enfer a vomis sur la France.

Ces bravades, ces folles déclarations étaient reproduites avec empressement par la presse antidynastique qui en profitait pour rendre la royauté responsable des fautes de quelques-uns. Le mécontentement gagna de proche en proche toutes les classes de la société les cours royales elles-mêmes se firent l'écho de l'indignation publique et acquittèrent des journaux poursuivis par le ministère. Beaucoup de royalistes se laissaient aller aux plus sombres pressentiments. Madame la duchesse d'Angoulême, l'auguste fille de Louis XVI, disait avec une vérité saisissante : ceci est une entreprise, et je ne les aime pas elles ne nous ont jamais réussi. Un ami du roi lui écrivait aussitôt : Votre Majesté joue sa monarchie à quitte ou double, le double n'existe pas. Les voies où le roi s'engage n'ont qu'une issue, les coups d'État, et les coups d'État auront pour lendemain un 20 mars où le peuple jouera le rôle de Bonaparte. Royer-Collard, le logicien de la Restauration, appelait le ministère Polignac : un effet sans cause. M. de Villèle, le prince de Talleyrand, M. de Martignac, interprètes de la pensée universelle, prédisaient dans leurs correspondances et leurs conversations que le roi ne tarderait pas à se perdre. M. de Chateaubriand donnait avec éclat sa démission d'ambassadeur à Rome il comparait le prince de Polignac à un muet éminemment propre à étrangler un empire ; le Journal des Débats, son organe, exprimait son impression de douleur et de colère en ces termes fatidiques : Ainsi le voilà encore une fois brisé ce lien d'amour et de confiance qui unissait le peuple au monarque, voilà encore une fois la Cour avec ses vieilles rancunes, l'émigration avec ses préjugés, le sacerdoce avec sa haine de la liberté qui viennent se jeter entre la France et son roi. Que feront cependant ces ministres ? Iront-ils chercher un appui dans la force des baïonnettes ? Les baïonnettes aujourd'hui sont intelligentes ; elles connaissent et respectent la loi. Incapables de régner trois semaines avec la liberté de la presse, vont-ils nous la retirer ? Ils ne le pourraient qu'en violant la loi consentie par les trois pouvoirs, c'est-à-dire en se mettant hors la loi du pays. Vont-ils déchirer cette Charte qui fait l'immortalité de Louis XVIII et la puissance de son successeur ? Qu'ils y pensent bien La Charte a maintenant une autorité contre laquelle viendraient se briser tous les efforts du despotisme. Le peuple paye un milliard à la loi, il ne payerait pas deux millions aux ordonnances d'un ministre. Avec les taxes illégales, naîtrait un Hampden pour les briser ! Hampden ! Faut-il encore que nous rappelions ce nom de trouble et de guerre. Malheureuse France ! Malheureux roi !... Coblentz, Waterloo, 1815, voilà les trois personnages du ministère... Pressez, tordez ce ministère, il ne dégoutte qu'humiliation, malheur et dangers.

En face de cette immense clameur, les ministres s'arrêtent hésitants, interdits. Ils auraient peut-être réussi à accomplir un coup de force au début, mais embarrassés du fardeau de leur impopularité, ils se contentent de préparer en silence l'expédition d'Alger, et M. de Polignac croit calmer les esprits en protestant officiellement de son respect pour la Charte. M. de Polignac, écrivait Chateaubriand après une entrevue avec lui, me jurait qu'il aimait la Charte autant que moi, mais il l'aimait à sa manière et l'aimait de trop près. Malheureusement la tendresse que l'on montre à une fille que l'on a déshonorée lui sert peu. Les dissensions éclatent dans le ministère, où M. de la Bourdonnaye apporte son humeur insociable, son orgueil absurde, atrabilaire, et qu'il abandonne bientôt pour retourner à l'opposition. Il saisit le prétexte de la nomination du prince de Polignac à la présidence du conseil et s'empresse de se retirer ; quand on joue une partie où l'on risque sa tête, au moins faut-il tenir les cartes, dit-il pour se disculper. En fait, il sentait bien que sa véritable place était dans l'opposition, et qu'en dehors de son rôle agressif, il n'avait pas de raison d'être il montra par son exemple qu'un hardi chef d'avant-poste pouvait quelquefois n'être pas propre à la défense d'une ville assiégée. Tout le monde veut sortir de ce ministère et personne ne veut y entrer ; tant la confiance est ébranlée, tant la situation paraît grosse de menaces et de périls La monarchie, écrivait M. de Villèle, me fait l'effet d'une place minée et contre-minée dans tous les sens, que la moindre étincelle peut faire sauter.

A la vue de ce ministère coi et matamore, qui reste inactif et indécis, l'opposition redouble ses efforts ; elle le harcèle, le défie, l'injurie. L'audace des journaux ne connaît plus de bornes ; la nation tout entière s'associe à ce grand procès de tendance. Le National fondé par MM. Thiers, Armand Carrel, et Mignet, se promet d'enfermer le pouvoir dans la Charte comme dans une citadelle assiégée et de l'empêcher d'en sortir il célèbre chaque jour les avantages que la révolution conservatrice de 1688 a procurés à l'Angleterre, compare la situation où se trouvait alors ce pays à celle de la France de 1830, paraphrase ce fameux paradoxe le roi règne et ne gouverne pas, et fait entrevoir la possibilité d'un changement de dynastie au profit d'un nouveau Guillaume d'Orange. Partout se forment des associations publiques pour refuser l'impôt si le Gouvernement tente de le percevoir sans le vote légal des Chambres.

De leur côté, les journaux d'extrême droite gourmandent les lenteurs, les tergiversations du cabinet du 8 août ; M. de Lamennais le traite de ministère gelé ; il voit bien que M. de Polignac préside le conseil, mais il doute fort qu'il préside aux événements. Le Drapeau blanc l'avertit qu'entre son inaction et la trahison du ministère précédent, il ne voit pas une grande différence. Cependant, il devenait de plus en plus évident qu'un conflit éclaterait entre la vieille royauté et la jeune nation, qu'une question de dogme politique se dressait entre elles, et que dans ce duel une des parties succomberait. Mais le prince de Polignac ne voyait pas, ne voulait pas voir le danger il marchait vers l'abîme avec la sérénité extatique d'un somnambule, paraissant persuadé qu'un miracle et une intervention divine viendraient à son secours, se considérant comme l'élu du Seigneur destiné à remettre la France dans la voie de la vérité et de la félicité absolue. A ceux qui lui parlaient de la tactique qu'il faudrait employer pour obtenir une majorité suffisante, il répondait une majorité, j'en serais bien fâché ; je ne saurais qu'en faire. Toute la politique du coup d'État était contenue dans cette simple phrase.

Il ne restait plus au premier ministre qu'à provoquer les Chambres, à fournir le prétexte de la collision il n'y manqua point le 2 mars 1830, l'ouverture de la session fut le prélude définitif de ce drame rapide et poignant où se trouvaient en jeu les destinées de la France et de la légitimité. Le sort en était jeté : le discours du roi donna le signal de la crise ; il s'exprimait en ces termes :

La Charte a placé les libertés publiques sous la sauvegarde des droits de ma couronne ; ces droits sont sacrés ; mon devoir envers mon peuple est de les transmettre intacts à mes successeurs. Pairs de France, députés des départements, je ne doute pas de votre concours pour opérer le bien que je veux faire ; vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne peux ni ne veux prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l'amour qu'ils ont toujours montré pour leurs rois.

Les Chambres qu'on avait cru intimider, relevèrent le défi la réponse de la Chambre des députés, après avoir donné lieu à des discussions mémorables où MM. Berryer et Guizot, récemment élus, commencèrent à se révéler, fut votée par 221 voix contre 181. Cette célèbre adresse, inspirée, dictée par Royer-Collard, l'illustre janséniste monarchique, qui en pesa tous les mots avec une anxiété pleine d'angoisses, était aussi royaliste que parlementaire, faisait entendre la vérité à Charles X dans le langage le plus grave et le plus tendrement respectueux. Elle renfermait la quintessence de la pure doctrine de la monarchie constitutionnelle, et célébrait avec effusion les bienfaits de la légitimité qu'elle déclarait plus nécessaire encore aux peuples qu'aux rois.

Sire, ajoutait Royer-Collard, ce peuple chérit et respecte votre autorité quinze ans de paix et de liberté qu'il doit à votre auguste frère et à vous ont profondément enraciné dans son cœur la reconnaissance qui l'attache à votre royale famille ; sa raison mûrie par l'expérience et par la liberté des discussions lui dit que c'est surtout en matière d'autorité que l'antiquité de la possession est le plus saint de tous les titres, et que c'est pour son bonheur autant que pour votre gloire que les siècles ont placé votre trône dans une région inaccessible aux orages. Sa conviction s'accorde donc avec son devoir pour lui présenter les droits sacrés de votre couronne, comme la plus sûre garantie de ses libertés, et l'intégrité de vos prérogatives comme nécessaire à la conservation de ses droits.

Cependant, Sire, au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à jouir, altère les sources de sa prospérité, et pourrait, si elle se prolongeait, devenir funeste à son repos. Notre conscience, notre honneur, la fidélité que nous vous avons jurée et que nous vous garderons toujours, nous imposent le devoir de vous en dévoiler la cause.

Sire, la Charte que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur et dont Votre Majesté a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de franchir ; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas.

Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'administration ; votre peuple s'en afflige, parce qu'elle est injurieuse pour lui, il s'en inquiète parce qu'elle est menaçante pour ses libertés.

Cette défiance ne saurait approcher de votre noble cœur ; non, Sire, la France ne veut pas plus de l'anarchie que vous ne voulez du despotisme ; elle est digne que vous ayez foi dans sa loyauté, comme elle a foi dans vos promesses.

Entre ceux qui méconnaissent une nation si calme, si fidèle, et nous qui, avec une conviction profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de tout un peuple jaloux de l'estime et de la confiance de son roi, que la haute sagesse de Votre Majesté prononce ! Ses royales prérogatives ont placé dans ses mains les moyens d'assurer entre les pouvoirs de l'État, cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du trône et de la grandeur de la France.

Les Chambres exerçaient leur droit de remontrance, au nom du pays, au nom de leurs justes prérogatives en même temps elles offraient au roi de renouer l'alliance sur le terrain de la Charte. Certes, les paroles de Royer-Collard, qui depuis plus de trente ans professait le culte le plus sincère pour la légitimité, devaient calmer les susceptibilités les plus exagérées ; si le roi avait alors écouté ces conseils, s'il avait choisi un ministère composé d'hommes tels que Casimir Périer, Martignac et Guizot, la catastrophe eût été évitée. Mais, à l'instar de Charles Ier d'Angleterre, Charles X ne voyait plus dans les députés que des rebelles déguisés, que d'hypocrites factieux il se croyait diminué et humilié il retranchait de notre histoire quarante années qui avaient renouvelé la face du monde, et pensait que le moment était venu pour lui de monter à cheval ou en charrette ; il aimait mieux s'en prendre à la liberté de la presse, de la tribune, qu'à lui-même, à de fatales inspirations, et le vertige de l'absolutisme le possédait tout entier. Sa réponse aux députés fut celle d'un héritier direct de Louis XIV, non celle d'un successeur de Louis XVIII ; la. Chambre fut prorogée, bientôt après dissoute, et de nouvelles élections ordonnées.

Des deux côtés, la lutte s'engagea avec un incroyable acharnement le ministère ne craignit pas de mettre en cause le roi lui-même, de le faire intervenir dans le débat, de le découvrir en le compromettant. Charles X adressa une proclamation au peuple français, comme s'il eût voulu se couper le dernier moyen de retraite, s'enlever la ressource suprême, un changement ministériel en cas de défaite, indiquer que la question était à ses yeux posée entre la monarchie de droit divin et la république, que toute politique intermédiaire devenait impossible, qu'il en appellerait au besoin à l'imprévu, au hasard de la force. Au milieu de la crise électorale, arriva, le 5 juillet, la nouvelle de la prise d'Alger, qui ne fut pas accueillie comme elle méritait de l'être : l'honneur national venait de s'élever, la rente baissa ; les passions politiques transformaient en une question de parti ce qui n'était qu'une question de patriotisme, la victoire devenait impopulaire, car on craignait qu'elle n'augmentât la confiance de Charles X, ses chances de succès et ne le poussât aux dernières folies. La parole royale, la gloire militaire se rangeaient en vain du côté du prince de Polignac les élections donnèrent à l'opposition une énorme majorité, les 221 furent presque tous réélus.

Sauf Charles X et son premier ministre, presque tous avaient eu, dès les premiers jours, le sentiment de la gravité de la situation. Dans un grand bal donné le 31 mai par le duc d'Orléans en l'honneur du roi et de la reine de Naples, alors de passage à Paris, M. de Salvandy avait prononcé un mot qui fit fortune et qui résumait l'impression générale : c'est une vraie fête napolitaine, nous dansons sur un volcan. A côté des élections, ce suprême avertissement d'un peuple qui voulait maintenir la Charte dans toute son intégrité, les voix les plus autorisées faisaient entendre de sages mais inutiles paroles. Le czar Nicolas priait M. de Mortemart d'avertir le roi Charles X de l'abîme où de téméraires conseils paraissaient au moment de le pousser. Tout annonçait qu'un coup d'État se préparait, on en était instruit à Saint-Pétersbourg une fois le serment de Reims violé, il ne faudrait plus compter sur la Russie. L'Empereur déplorerait toujours les malheurs de l'homme, mais il abandonnerait la cause du Bourbon. M. de Metternich disait que les deux grandes plaies de la royauté étaient la loi électorale et la liberté de la presse ; toutefois il reconnaissait qu'on n'y pouvait toucher que par les Chambres, que l'Europe ne prêterait pas les mains à autre chose, qu'un coup d'État perdrait la dynastie. Et Charles X, pour se débarrasser de ces conseillers importuns, jurait qu'il ne pensait à rien de ce que ses ennemis se plaisaient à supposer.

L'imperturbable confiance du prince de Polignac ne se démentit pas un seul instant on eût dit qu'il était enchanté du résultat des élections et qu'il y voyait la confirmation de son système sur la nécessité de recourir à des mesures extra-légales. Chevaleresque et désintéressé, il appartenait en politique à l'école des illuminés et des mystiques il était doué de cette calme obstination qui ne recule jamais et qui caractérise les martyrs. C'est un phaéton qui conduit le pays, avait dit M. de Genoude. Le comte Pozzo di Borgo terminait un entretien avec le Nonce par ces paroles : Tenez, monseigneur, je vois venir la révolution comme je vous vois dans cette glace. Lord Stuart écrivait, le 1er juillet, à un de ses amis Chaque fois que je vais aux Affaires Étrangères, je crois entrer dans le paradis des fous de Milton. Ces fous sont dans une situation déplorable, mais ils se croient toujours à merveille. Cet entêtement prodigieux, cette insuffisance béate devaient résister aux leçons foudroyantes des événements eux-mêmes plus tard le prince de Polignac entreprit dans ses Mémoires l'apologie de sa conduite tout au plus reconnut-il qu'il s'était trompé sur la nature et l'étendue du péril qui menaçait la royauté. Il espérait s'entourer du plus profond silence, surprendre la France à l'improviste, l'intimider par un acte de vigueur. Aussi les mesures de précaution les plus élémentaires furent-elles négligées lorsqu'un de ses collègues, M. d'Haussez insistait sur la question des moyens de défense, il lui répondait vaguement qu'il aviserait, qu'il était l'homme aux difficultés, que tout irait le mieux du monde. Afin d'éviter les soupçons, il se gardait bien de faire venir des troupes autour do Paris, et écartait la proposition de chefs vendéens et bretons qui offraient d'organiser leurs amis et de les mettre à la disposition du roi. M. de Bourmont, ministre de la guerre, commandait l'expédition d'Alger, et on choisissait le moment où il était absent on n'attendait pas le retour de l'armée d'Afrique, qui fière de son triomphe, eût obéi au gouvernement et changé la face des choses. Ni M. de Bourmont, ni son suppléant, M. de Champagny n'étaient avertis. On demeure confondu en présence d'une semblable aberration, et l'histoire n'offre que bien peu d'exemples d'une telle cécité politique.

Ni Charles X, ni son premier ministre ne croyaient au surplus qu'ils allaient violer la Charte ils étaient fermement convaincus qu'ils ne faisaient qu'user d'un droit absolu, imprescriptible. Louis XVIII avait octroyé la Charte et Charles X n'admettait pas qu'elle fût un contrat synallagmatique passé entre la nation et son frère établir des analogies entre la constitution anglaise et la Constitution française était, à ses yeux, un paradoxe dangereux car selon lui, les Chambres anglaises avaient fait la part du roi, tandis qu'en France c'est le roi qui avait fait la part des Chambres. Avec la meilleure foi du monde il se proclamait libéral, et avançait qu'on pourrait broyer ensemble dans un même mortier tous les princes de la maison de Bourbon, et qu'on n'en extrairait pas un tyran.

Pourquoi d'ailleurs ne pas le reconnaître, cette œuvre du temps et de la nécessité, la Charte, qu'un des signataires des Ordonnances regardait comme l'arche sainte, comme son évangile politique, qui avait inauguré l'âge d'or du régime constitutionnel, à l'abri de laquelle la France avait repris ses forces, son ascendant, reconquis l'estime et le respect de l'Europe, la Charte créait sur un point l'équivoque et son auteur semblait avoir méconnu cette règle à la fois juridique et politique donner et retenir ne vaut. Tandis que plusieurs articles confirmaient les prérogatives du Parlement et les libertés nationales, l'article 14 par sa rédaction obscure, vague et ambiguë, paraissait être le refuge des prétentions de l'absolutisme, et justifier toutes ses entreprises. Il était ainsi conçu : Le roi est le chef de l'État ; il commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous les emplois d'administration et fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'Etat.

Les habiles, a dit lord Bolingbroke, savent toujours placer dans une constitution un paragraphe qui les autorise plus tard à la supprimer c'est ainsi que Charles X prétendait bénéficier de l'article 14 pour confisquer toute la Charte. Ce paragraphe apparaissait comme une épée de Damoclès suspendue sur la Constitution si Louis XVIII avait su, par sa prudence, écarter le conflit, Charles X voulait au contraire user à outrance des privilèges exorbitants qu'il déduisait du texte même de la loi. Dans la Charte, comme dans un arsenal, les partis opposés venaient tour à tour chercher des armes pour se combattre : celle-ci semblait donner à la fois tort et raison aux uns et aux autres. Au lieu de rester une œuvre de transaction, un terrain neutre, elle devenait un champ de bataille d'une part l'absolutisme royal, d'autre part l'absolutisme parlementaire s'y trouvaient consacrés la guerre devait sortir de là, le jour où ces deux absolutismes arboreraient leur drapeau. Tant vaut l'homme, tant vaut la chose ; la Charte n'était qu'un outil admirable, un instrument politique, que des ouvriers expérimentés amélioreraient, dont ils tireraient un merveilleux parti mais cette œuvre compliquée, aux rouages multiples, exigeait une prodigieuse dextérité, une longue pratique, un accord parfait des volontés, et ces conditions faisaient aujourd'hui défaut aux mécaniciens qui faussaient, brisaient enfin la machine, au grand détriment de tous. Ainsi la Charte, selon le mot de Ballanche, n'était qu'une formule pour dégager l'inconnu. Louis XVIII avait dégagé l'inconnue la monarchie constitutionnelle au lieu de s'en tenir là, Charles X désirait en faire sortir la royauté absolue, tandis que par d'autres elle allait aboutir à la révolution.

Un petit incident qui se passa après la prise d'Alger, accrut les inquiétudes du public ; des députations des dames de la Halle, des charbonniers vinrent féliciter le roi, et l'un de ceux-ci lui dit pour tout discours : Sire, charbonnier est maître chez lui, soyez maître aussi dans votre royaume. La presse libérale s'empara de cette phrase et dénonça avec fureur la prétendue alliance de la royauté avec la populace. Au même moment, on apprit que les pairs avaient reçu leurs lettres closes pour la session de 1830, et l'on se rassura l'immense majorité de la population voulait la paix, la conciliation ; la plupart des députés se seraient contentés de la retraite du cabinet. C'était trop présumer de la sagesse et de la clairvoyance de Charles X.

Depuis longtemps, ce dernier s'était, avec le prince de Polignac, habitué à l'idée de recourir à un coup de charte. La question ne fut portée que dans les premiers jours de juillet devant le conseil des ministres, qui après de graves débats, se rallièrent à la pensée du roi M. de Chantelauze rédigea un remarquable rapport destiné à exposer au pays les dangers que le Gouvernement croyait devoir conjurer. De nouvelles et vives discussions s'engagèrent alors sur les voies et moyens de faire réussir cette funeste entreprise. Il suffisait peut-être de l'avis d'un seul pour arrêter la monarchie sur la pente du précipice un faux point d'honneur empêcha MM. d'Haussez et de Guernon-Ranville de rétrograder, ils donnèrent à contre-cœur leur adhésion aux Ordonnances, sans se dissimuler qu'un péril suprême pesait sur eux. Ce ne fut pas sans hésitation que je me décidai, écrit M. d'Haussez au moment de voter, je portai mes regards autour de la salle avec une affectation qui fut remarquée par le prince de Polignac. Que cherchez vous, me dit-il ?Le portrait de Strafford, lui répondis-je.

Le 25 juillet au matin, les Ordonnances furent présentées à la signature du roi. La première suspendait la liberté de la presse périodique, rétablissait contre les livres et brochures au-dessous de vingt feuilles la nécessité d'une autorisation spéciale. La seconde dissolvait la Chambre des députés elle ne dépassait pas en apparence les droits de la couronne, mais la Chambre nouvelle n'étant pas constituée, c'était en réalité les opérations des collèges électoraux qu'on cassait et annulait, vu les manœuvres pratiquées pour tromper et égarer les électeurs ; on commettait donc là un véritable excès de pouvoir. La troisième avait pour but d'obtenir une Chambre composée au gré de la couronne elle modifiait le système électoral, remettait les élections entre les mains des dix mille propriétaires fonciers les plus riches du royaume. En haine des négociants et des industriels, l'impôt des patentes cessait d'être compté pour former le cens ; les préfets redevenaient maîtres absolus de la formation des listes électorales. Cette ordonnance était à ce point une œuvre de bon plaisir et de fantaisie qu'un des ministres, M. de Guernon-Ranville, avait ironiquement proposé au président du conseil de la remplacer par un seul paragraphe ainsi conçu : les députés de chaque département seront nommés par le préfet. La quatrième convoquait pour le 6 septembre les collèges d'arrondissement, pour le 18, les collèges de département, pour le 28, les deux Chambres. Deux autres ordonnances élevaient aux fonctions de ministres d'État et de conseillers d'État les partisans les plus avérés des mesures extra-légales.

Dans cette réunion solennelle, M. d'Haussez reproduisit les observations qu'il avait formulées la veille ; le prince de Polignac affirma que la population de Paris était calme et ne bougerait pas ; il donna contre toute vérité, l'assurance qu'il avait des forces suffisantes pour déjouer toute tentative de révolte. Charles X signa, tous les ministres contresignèrent en silence ; avant de se retirer, le roi leur dit : Voilà de grandes mesures ! Il faudra beaucoup de courage et de fermeté pour les faire réussir. Je compte sur vous ; vous pouvez compter sur moi ; notre cause est commune, entre nous, c'est à la vie, à la mort.

Le 25 juillet, à onze heures du soir, M. de Chantelauze fit appeler M. Sauvo, directeur du Moniteur, et lui remit le rapport avec les Ordonnances. M. Sauvo les parcourut rapidement et pâlit : Qu'avez-vous ? lui dit M. de Montbel. — Dieu sauve le roi ! Dieu sauve la France ! répondit-il et il ajouta : Messieurs, j'ai cinquante-sept ans, j'ai vu toutes les journées de la révolution, et je me retire avec une profonde terreur.

La Royauté avait eu le tort de désespérer la première de la légalité, de fournir à la Révolution un prétexte de collision. Quelques jours après, le trône le plus ancien de la chrétienté, ébranlé jusque dans ses fondements, s'écroulait sous l'effort du peuple de Paris, et Charles X reprenait pour toujours le chemin de l'exil.

 

 

 



[1] Pour bien connaître l'histoire de la Restauration, on peut lire avec fruit les beaux ouvrages de MM. Nettement, de Viel-Castel, Duvergier de Hauranne l'histoire du Congrès de Vérone par Chateaubriand, les mémoires de M. de Villèle, etc. M. Paul Thureau-Dangin a en deux volumes, retracé de main de maître, les fautes du parti libéral et de l'extrême droite sous la Restauration ces brillantes études le placent, avec le baron Ernoul, MM. Camille Roussel, Albert Sorel et Mazade à la tête du mouvement historique contemporain.