HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 A 1848

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION.

 

 

Le droit constitutionnel aux États-Unis, en Suisse, en Angleterre et en Belgique. — Républiques et Monarchies. — Les Républiques ont une tendance naturelle à se transformer en Monarchies. — Républiques italiennes. — Républiques de l'Amérique du Sud. — Obstacles à l'établissement du régime républicain en France. — L'exemple des États-Unis et de la Suisse ne contredit pas les prévisions de l'auteur.
Les Etats-Unis. — La Suisse. — Angleterre. — Belgique.

 

L'étude de l'histoire et de la philosophie politique nous enseigne qu'un peuple a pu remonter souvent de la république à la royauté, se retremper dans cette dernière, puiser dans cette métempsycose de longs siècles de grandeur et de prospérité mais que jamais un État de quelque étendue, n'a été de la royauté à la république, sans que cette évolution fût le signal de la perte de son prestige, de sa décadence, de sa ruine. Pour démontrer l'exactitude de cette loi, nous n'irons pas rechercher nos preuves dans les annales de ces grands peuples asiatiques, où l'histoire se confond avec la légende, la vérité avec les mythes sacrés et les fables poétiques ; nous nous contenterons de citer des exemples plus rapprochés, des faits certains, incontestables. Nous nous rappellerons ces républiques grecques qui vinrent se fondre dans l'empire d'Alexandre, ces républiques de l'Italie, de la Gaule, de l'Espagne, de Carthage, absorbées par la grande république romaine, qui bientôt après, devient un empire colossal, armé de son unité, de sa puissante centralisation. Au moyen âge, l'Europe est pour ainsi dire constellée de républiques, et M. de Sismondi a, dans un bel ouvrage, dépeint les traits distinctifs de ces turbulentes démocraties italiennes dont l'histoire peut s'appliquer à toutes les autres. Alors, comme dans l'antiquité grecque et romaine, ce n'étaient que dissensions intestines, guerres civiles, proscriptions de classes entières, dont on confisquait les biens ; l'ostracisme revivait dans toute sa cruauté, l'appel à l'étranger semblait naturel à tous les partis les luttes des Guelfes et des Gibelins sont restées l'éclatante et douloureuse personnification de ces conflits acharnés, qui font souvenir d'un mot du célèbre révolutionnaire Proudhon la démocratie c'est l'envie. A son tour l'empire russe s'est formé des débris de maintes républiques la grande république polonaise a succombé devant lui, sous le poids des vices de son anarchique constitution. L'indépendance conquise sur l'Espagne par les Pays-Bas, la création par ce peuple d'une industrie, d'une marine qui a longtemps dominé les mers, exercé le monopole du commerce, lutté contre la suprématie croissante de l'Angleterre, fondé d'immenses colonies, rien n'a pu assurer la stabilité de ses institutions républicaines et depuis quatre-vingts ans, cette nation jouit en paix de ses richesses et des bienfaits de la monarchie tempérée. Aujourd'hui nous avons sous les yeux le spectacle honteux des républiques de l'Amérique du Sud elles occupent de vastes contrées d'une fécondité admirable, où la nature a prodigué aux habitants ses dons les plus précieux, et cependant l'industrie, l'agriculture y végètent et languissent. C'est que leurs gouvernements sont atteints d'une incurable maladie des ambitieux sans scrupule se disputent tour à tour le pouvoir à main armée, mettent leur puissance éphémère au service de leur cupidité, de leurs créatures et de leurs factions, exercent quelques années une dictature désastreuse, puis disparaissent, déposés ou assassinés par d'autres aventuriers. Nul amour de la patrie, nul respect de la légalité, aucune intelligence du bien public et des conditions de la liberté politique. Les émeutes, les pronunciamientos, la violence sont considérés comme le seul moyen d'arriver, de gouverner, de se maintenir ; ces pays semblent se complaire dans le désordre chronique et l'anarchie, ils paraissent à la fois incapables d'être et de se transformer.

On ne peut, nous le savons, conclure toujours du passé à l'avenir, sous peine de nier le progrès, cette loi permanente de l'humanité, et nous ne prétendons pas contester la possibilité d'établir sur des bases inébranlables la république en France ; mais, si un gouvernement est le produit des habitudes, des traditions, de la civilisation, des croyances d'un peuple, et doit avant tout reposer sur des mœurs spiritualistes et religieuses, si des échecs multiples ont prouvé qu'on ne saurait impunément faire table rase du passé, renier ce patrimoine intellectuel, cet héritage des siècles qui nous a été légué ; si la république en France a été, jusqu'en 1871, synonyme de dictature ou de terrorisme, si, méconnaissant la prépondérance légitime des classes intelligentes et les conditions de la liberté, les théoriciens de la démocratie ont toujours sacrifié celle-ci à une fausse égalité, accordé au peuple l'exemption de tout droit et de toute morale ; s'ils n'ont, eux aussi, rien appris et rien oublié, si la masse de la nation répugne à les suivre dans leurs expériences, à leur servir de matière première, à adopter le syllabus révolutionnaire et l'évangile démagogique, si enfin les peuples qui ont su acclimater le régime républicain, se sont guidés d'après d'autres principes, tendent à un but différent, et forment avec nous un contraste absolu dans leur constitution politique et sociale, n'a-t-on pas le droit d'exprimer des doutes sur l'avènement définitif de la république, et de lui préférer la monarchie constitutionnelle, symbole de liberté, de paix, de prospérité et de grandeur ?

On nous objecte sans cesse les États-Unis et la Suisse ; mais ces exemples, au lieu de venir à l'appui des théories des radicaux, peuvent être revendiqués par nous et retournés contre eux l'étude des constitutions américaine et helvétique démontre que, par leurs origines, leur tempérament, leur âge national, leur géographie, leur histoire, ces peuples diffèrent profondément du peuple français, que leurs républiques fédératives et la république despotique unitaire, si chère aux Jacobins, ont seulement un nom commun, que tout les sépare, que celles-ci sont la négation de celle-là, comme la révolution de 1793 a été la négation de la révolution de 1789. Nous demeurons d'ailleurs convaincu qu'on a singulièrement exagéré les qualités de ces constitutions étrangères, que leurs apologistes ont de parti pris négligé de nous dire les dangers, les vices sociaux qu'elles ont engendrés, ou qu'elles n'ont pas su prévenir. On a vanté ces nations comme Tacite exaltait autrefois les vertus des Germains, déclarant celles-ci bien supérieures à la civilisation romaine elles ont eu beaucoup d'avocats, elles ont rencontré peu de juges impartiaux.

A côté des deux gouvernements démocratiques par excellence, nous mettrons en parallèle deux des principaux pays constitutionnels, l'Angleterre et la Belgique, et, après un court résumé de la Restauration, nous rentrerons dans notre sujet, nous arriverons naturellement à l'étude de la monarchie parlementaire de 1830 à 1848.

 

LES ÉTATS-UNIS[1]

 

La vie politique et administrative du peuple américain se concentre dans trois foyers d'action le gouvernement central, représenté par le Président et le Congrès fédéral, l'État particulier, la commune. Au pouvoir central, on a donné les lois, l'armée, les finances, ces trois points cardinaux de la politique ; il intervient aussi dans les affaires intérieures des États, lorsque ceux-ci compromettent par d'imprudentes mesures la sûreté de l'Union entière.

Le Congrès fédéral se partage en deux branches, le Sénat et la Chambre des représentants ceux-ci sont nommés pour deux ans, les sénateurs, pour six ans. Le dogme de la souveraineté du peuple et du suffrage universel prévalut pour la première Chambre ; on appliqua au Sénat l'élection à deux degrés ; ses membres sont élus, à raison de deux pour chaque État, par la Législature des différents États, renouvelés par tiers tous les deux ans. Ainsi le Sénat demeure la sauvegarde du droit des États, l'expression de leur souveraineté, puisque sa constitution méconnaît la loi du nombre, et qu'un petit État, comme le Nevada, avec ses 42.000 habitants, a la même influence que l'État de New-York dont la population dépasse quatre millions. Ce mécanisme fonctionne depuis quatre-vingts ans, et le Sénat est resté le balancier du gouvernement il partage les attributions législatives avec l'autre Chambre de plus il ratifie les nominations des principaux fonctionnaires et les traités internationaux. Grâce à ce dualisme, on a toujours su, dit Laboulaye, éviter la précipitation dans le vote des lois, on a écarté l'égoïsme législatif. C'est un principe constant que si le pouvoir est entre les mains d'un homme, il en tirera tout ce qu'il pourra. Donnez à une Assemblée un pouvoir illimité, soyez sûr qu'elle ne le limitera pas. Une Chambre unique a toujours la fièvre et la donne au pays. Voyez la Convention et toutes les Assemblées uniques que nous avons eues c'est une agitation sans fin ; le temps, cet élément nécessaire de toute chose durable, est supprimé. On change pour changer, par jalousie, par impatience, par inquiétude.

L'élection du chef du pouvoir exécutif est faite par des électeurs nommés tout exprès chaque État envoie autant d'électeurs présidentiels qu'il y a de représentants et de sénateurs au Congrès fédéral. Ces électeurs du second degré et les sénateurs ne représentent pas seulement la masse des citoyens, ils représentent aussi le principe fédératif. Aujourd'hui, on compte 292 députés et 74 sénateurs. En droit, les 366 électeurs conservent toute leur indépendance ; en fait, ils subissent un mandat impératif et toute leur mission consiste à déposer dans l'urne le bulletin que leur parti leur impose. Le Président est élu pour quatre ans, il a le droit de veto suspensif une loi votée par la première Chambre passe devant le Sénat qui la discute si les Chambres se mettent d'accord, le Président a deux partis à prendre ou bien il approuve dans un délai de dix jours et le bill devient loi de l'État ; ou bien il refuse et la loi est renvoyée de nouveau à la Chambre où elle a été proposée en premier lieu, avec les objections écrites du Président la discussion recommence dans les deux Chambres si le projet rencontre l'approbation des deux tiers des membres de chaque assemblée, le veto est considéré comme non avenu.

Le Président exerce des attributions plus étendues que celles des souverains constitutionnels de l'Angleterre et de la Belgique il a le commandement des armées de terre et de mer, des milices, désigne les chefs militaires et leur donne des instructions, conclut, avec le concours du Sénat, les traités. Il nomme les hauts fonctionnaires publics, ministres, ambassadeurs, consuls, membres de la Cour suprême ; toutefois le Sénat peut intervenir et s'opposer à la nomination de telle personne qu'il juge indigne ou incapable. Le Président n'a pas l'initiative des lois, c'est le Congrès seul qui les propose, les amende et les vote ; il communique avec les Chambres, lorsqu'il le juge convenable, par des messages ou des délégués. La responsabilité ministérielle n'existe pas aux États-Unis ; de tout temps les Américains ont considéré qu'elle aurait atténué la responsabilité réelle du Président devant la nation un de leurs plus remarquables publicistes explique cette opinion de la manière suivante : Le Président, c'est-à-dire le premier ministre du peuple souverain, est au pouvoir pour un temps limité durant lequel il est politiquement indépendant des factions, et peut envisager les passions étrangères du moment, avec le calme nécessaire pour les évaluer exactement, et les accueillir ouïes rejeter conformément aux exigences du devoir public ou aux prescriptions de sa conscience. Ni lui, ni aucun de ses ministres ne courent le risque d'être harcelés par des interpellations factieuses ou par des personnalités déraisonnables dans aucune des branches du Congrès.

En Amérique, le pouvoir législatif s'immisce souvent dans le pouvoir exécutif ; de son côté, le pouvoir judiciaire a une part de l'autorité législative. Seuls, les magistrats fédéraux sont inamovibles, et ne dépendent pas du suffrage universel recrutés parmi les citoyens les plus intègres et les plus savants, les membres de la Cour suprême ont largement contribué à maintenir jusqu'ici le fonctionnement régulier et l'harmonie de la Constitution. Ils prononcent sur des cas particuliers, non sur des principes généraux, mais lorsqu'ils sont saisis, ils s'interposent entre les lois du Congrès et la Constitution. Celle-ci est au-dessus de celles-là ; elle est lex legum, la loi des lois, celle qu'il faut toujours respecter, qui reconnaît les libertés individuelles, qui est fondée sur l'équilibre entre le pouvoir de l'Union et l'autonomie des États. La Constitution est loi suprême pour la loi elle-même ; la Cour fédérale a pour mission de la faire exécuter elle ne saurait être modifiée par les pouvoirs ordinaires de la société comme en Angleterre, elle est l'arche sainte, le palladium de l'Union, elle forme une œuvre à part, un contrat solennel qui oblige les législateurs comme les simples citoyens, et ne peut être amendée que par la volonté nationale, suivant une procédure très-compliquée et dans des cas prévus. Les Américains ont reconnu aux magistrats fédéraux le droit de fonder leurs arrêts plutôt sur la Constitution que sur les lois ; ils leur ont permis de ne pas appliquer les lois du Congrès, les décisions d'une législature qui leur paraîtraient inconstitutionnelles. Ainsi, les Chambres attentent-elles à là liberté individuelle, aux droits acquis d'un citoyen, celui-ci s'adressera à la Cour fédérale et fera déclarer par elle que la loi rendue contre lui est contraire à la Constitution. C'est ce qu'on appelle l'exception d'inconstitutionnalité, c'est là un des traits les plus originaux du système on a voulu élever un mur contre le despotisme des Assemblées législatives, contre les entraînements des majorités et du peuple.

Après le gouvernement central, l'État particulier ; nous y retrouvons un pouvoir législatif, confié à un Sénat, à une Chambre des représentants, et un gouverneur chargé de l'exécutif ; l'État est le microcosme du Congrès.

Chez les Américains, la commune est l'école primaire de la liberté ; ils sont aujourd'hui le premier peuple municipal du monde. C'est de la commune américaine qu'on peut surtout dire qu'elle est antérieure et supérieure à l'État ; un ingénieux écrivain l'a comparée à un polypier en grandissant, elle a poussé un bourgeon, une nouvelle commune s'est ajoutée à la première, tout en vivant de sa propre vie ; à son tour le bourgeon produit une cellule nouvelle, l'œuvre ne s'arrête jamais. Silencieusement, peu à peu, par un travail latent et irrésistible, le peuple a grandi, couvert le sol et transformé le nouveau monde. Toute l'histoire de l'Amérique se résume dans ces quelques lignes la commune est devenue république, et les républiques ont formé l'État.

Le principe général en matière d'institutions locales aux États-Unis, c'est la liberté la commune émancipée, majeure, capable d'ester en justice, d'acquérir, de vendre ses propriétés mobilières ou immobilières, de se taxer, d'emprunter, de se ruiner, ne connaît pas la tutelle administrative. Voilà pour le fond mais comme les institutions locales sont un des objets sur lesquels la souveraineté des États demeure entière, il règne une diversité infinie de formes, selon les régions, les traditions, la nature de la population. Les Américains ne comprennent pas cette manie d'uniformité qui nous a conduits à plier au même régime une ville de cent mille habitants, et un village de deux cents âmes presque partout la loi distingue deux catégories de communes, la grande et la petite commune la première s'appelle city, la seconde reçoit la dénomination de township, mot intraduisible dans notre langue, puisqu'il n'a pas d'équivalent dans les faits. Le township correspond un peu au canton français et à l'union de paroisses anglaises ; il compte généralement de 4 à 5.000 habitants, et ce nombre permet d'y trouver les éléments intelligents d'une bonne administration. Le township et la city ou commune urbaine, fondés sur les mêmes principes, revêtent des formes très-différentes : ici domine le système de la représentation et de la délégation ; là, le système du concours de l'universalité des citoyens appelés à la gestion des affaires communales, prêtant à l'État leurs propres agents, notamment en ce qui concerne l'organisation de la milice, la composition du jury, la confection des listes électorales, la perception de l'impôt. Ici la communauté se représente par une assemblée issue du suffrage universel, investie de tous les pouvoirs là, point d'assemblée de ce genre, point de conseil municipal, mais un grand nombre d'officiers, nommés d'habitude pour un ou deux ans, salariés, chargés d'accomplir des actes déterminés et limités, en dehors desquels ils n'ont aucune autorité, et doivent convoquer l'assemblée générale des habitants qui délibère et statue souverainement.

Le comté est un centre administratif intermédiaire entre la commune et l'État particulier ; il a une importance plus ou moins grande, en raison inverse de la commune. Ainsi, à mesure que l'on descend vers le sud, où celle-ci perd de son activité, où l'aristocratie dominait avant la guerre de Sécession, la vie communale passe en quelque sorte au comté. Au nord, l'importance du comté diminue beaucoup, et il offre quelque analogie avec notre simple arrondissement, tandis qu'au midi, il rappelle vaguement le département français. Comme la commune, le comté demeure chargé de veiller à ses intérêts spéciaux l'État y est représenté par un shérif qui a la direction de la force publique et une série d'attributions qu'exercent en France les magistrats du ministère public, les commissaires de police et les sous-préfets. Le comté a une cour de justice, une prison pour les criminels, des administrateurs pour construire et réparer les édifices nécessaires à cet usage. Dans les États du Sud, il est le centre de la vie locale, jouit d'une personnalité civile, et remplit de nombreuses fonctions administratives.

L'institution des Justices of peace est, comme on l'a dit, la clef de voûte de l'administration des campagnes dans la nouvelle Angleterre et dans les États du Sud ; les Américains l'ont empruntée aux Anglais, et dégagée du caractère aristocratique qu'elle conserve dans la métropole. Le juge de paix tient le milieu entre l'homme du monde et le magistrat, l'administrateur et le juge ; par la nature mixte de ses fonctions il imprime un caractère semi-judiciaire aux actes dans lesquels il intervient nommé autrefois par le gouverneur de l'État, soit à vie, soit pour une longue période, il est élu aujourd'hui pour un délai de trois ans par le vote populaire. En Amérique, on le rencontre partout, son influence se fait sentir à chaque instant, il a sa part d'action dans la plupart des nombreux offices municipaux. Il ne touche pas de traitement fixe, mais dans chaque affaire, il reçoit directement des plaideurs des émoluments que la loi détermine. La cour des sessions est formée de trois juges de paix désignés par le gouverneur. Elle s'occupe des intérêts collectifs de la commune et de ceux du comté, assure l'exécution des lois de l'État contre les communes, condamne leurs fonctionnaires à des amendes, s'il y a lieu ;. elle délivre les licences aux débitants de boissons dans beaucoup d'États, qui ont, à juste titre, enlevé ce pouvoir aux administrations municipales, suspectes de partialité et de tolérance excessive.

L'école, la presse, l'association, l'Église absolument libres, voilà les droits complémentaires du citoyen américain ; on trouve ainsi la liberté, au sommet, au milieu, à la base. On peut presque envisager l'Église et l'École comme des institutions communales, car l'État ne s'occupe d'elles en aucune manière. Ceux qui supportent la dépense de l'école la votent l'instruction est gratuite : on la considère comme le corollaire forcé du suffrage universel tout le monde sait lire, écrire, et faire la règle de trois, comme le demande le célèbre économiste Stuart Mill. La commune, les fidèles votent les sommes jugées nécessaires pour l'entretien du culte ; chaque confession religieuse se soutient exclusivement par les libres contributions de tous ses adhérents. Avec ce système, dit volontaire, l'Amérique est un des pays les plus croyants du monde ; partout les lois dispensent du service militaire les ministres du culte, partout elles accordent la personnalité civile aux paroisses et aux congrégations de toutes sortes il y a aux États-Unis 48.000 églises élevées par des particuliers on bâtit 1.200 nouveaux temples chaque année ; le salaire moyen des pasteurs est d'environ 500 dollars, ce qui porte en fait le budget des cultes à 120 millions de francs, le quadruple de ce qu'on dépense proportionnellement en France. Aussi a-t-on pu dire que l'Amérique est une confédération d'Églises et de communes souveraines. La liberté de conscience étant absolue, rien de plus fréquent que de voir pratiquer plusieurs cultes dans une commune et même dans une famille ; le mari sera catholique, la femme luthérienne, les enfants méthodistes, unionistes, presbytériens, quakers, etc.

On le voit, l'architecture du pouvoir paraît poussée à une haute perfection et bien conforme au génie du peuple américain on pourrait, au premier abord, comparer cette constitution à un temple grec, aux lignes harmonieuses, aux colonnes pleines de force et d'élégance. Regardez-le dans son ensemble, il n'y aura dans votre âme place à d'autre sentiment que l'admiration vous rapprochez-vous, des imperfections se manifestent, des lézardes profondes s'aperçoivent, les fondements ne sont plus d'une solidité à toute épreuve, le temps, ce terrible iconoclaste, a dégradé les autels, la voûte et les chapiteaux en quelques endroits le sol se trouve miné. C'est notre droit, c'est notre devoir de signaler ces lacunes, ces défauts de l'édifice social, afin de dissiper les illusions d'un libéralisme sincère, mais superficiel, qui, ne tenant aucun compte des lieux, des circonstances, de l'éducation de deux nations, prétend appliquer à une société vieille de quinze siècles, les principes qui régissent un peuple dont l'existence ne remonte pas à quatre-vingt-dix ans.

Les États-Unis, cette terre classique, cet Eldorado de la liberté, sont, depuis dix ans à peine, délivrés de l'esclavage, cette lèpre de leur société, qui, au dire de M. Laboulaye lui-même, les mettait au-dessous de l'Europe. Il a fallu une guerre longue et atroce, la mort d'un million d'hommes, une dépense de quinze milliards, pour contraindre les États du Sud à répudier une institution qui avait ses apologistes, ses admirateurs passionnés. En 1860, on entendait le gouverneur d'un État revendiquer l'esclavage en ces termes : Mieux vaut d'avoir nos charrettes conduites par des esclaves, le travail de nos établissements fait par des esclaves, nos hôtels desservis par des esclaves, nos locomotives manœuvrées par des esclaves, que d'être exposés à ce que s'introduise de tous les points une population étrangère à nous par la naissance, les habitudes, l'éducation, et qui, à la longue, amène ce conflit entre le capital et le travail, qui rend si difficile le maintien d'institutions libres dans toutes les nations riches et de haute civilisation. Les planteurs du Sud considéraient leurs nègres comme une espèce particulière de bétail ou d'animaux domestiques, et légalement l'esclavage était aussi rigoureux que celui des anciens Romains c'était le vieux droit quiritaire qui était reconnu dans toute sa barbarie ; l'esclave pouvait être vendu comme une bête de somme, soumis aux traitements les plus durs, séparé de sa famille ; un code draconien était édicté contre lui.

L'émancipation a été proclamée, on a accordé aux nègres les droits civils et politiques ; peut-on se flatter d'avoir résolu le problème ? La loi a consacré l'égalité des deux races, mais les mœurs la repoussent au nord comme au midi. Les blancs qui se regardent, non sans raison, comme une caste supérieure, ont pour les noirs le même mépris, la même aversion que les brahmanes professaient dans l'Inde envers les parias, les patriciens envers les plébéiens dans les premiers siècles de la république romaine. Leurs rapports se bornent aux relations qui existent entre le maître et le domestique, entre l'entrepreneur et l'ouvrier, mais un abîme intellectuel et moral les sépare. Chacun vit dans sa sphère naturelle ; dans beaucoup de villes et d'États du Sud, les noirs et les blancs ont une police, une milice, des églises, des cimetières, jusqu'à des omnibus distincts et spéciaux. On a presque ruiné les propriétaires, en abolissant l'esclavage par voie de confiscation, sans leur allouer aucune indemnité, lorsque les nègres représentaient pour eux un capital de 12 ou 18 milliards de francs. Pas plus que les Indiens, ceux-ci ne résistent au contact de la civilisation ils ressemblent à des enfants de huit ans auxquels on aurait octroyé le privilège exorbitant de nommer des députés, d'acquérir, de vendre leurs propriétés, de se conduire en un mot comme des hommes faits. Ils se gardent bien de s'approprier les qualités conservatrices des races civilisées, ils empruntent leurs vices et les ajoutent aux leurs. Incapables d'économie, de prévoyance, d'hygiène morale et domestique, paresseux, vagabonds et voleurs, ces bohèmes sont la proie naturelle de tous les exploiteurs, des juifs, des politiciens rapaces, et retournent à la barbarie africaine ; ils semblent condamnés à disparaître de la terre américaine, à périr par la liberté, comme d'autres races périssent par la servitude.

Et maintenant que reste-t-il du principe fédératif qui formait la base, le ciment de la constitution de Washington ? Où est le contrat synallagmatique qui avait réuni, il y a quatre-vingts ans, les colonies souveraines, de leur plein gré ? L'autonomie des États n'est-elle pas détruite par cette grave atteinte ; l'Union n'a-t-elle pas fait un pas gigantesque vers la centralisation ? On a pu respecter les formes extérieures, il est hors de doute que les actes du Congrès, depuis 1866, conduisent les États-Unis à la république unitaire, et M. Claudio Jannet a pu avancer sans exagération que les États ne sont plus en réalité, que des provinces, jouissant d'une décentralisation administrative très large.

Les onze États du Sud ont été traités en vaincus, ils ont subi le joug d'une véritable tyrannie ; gouvernés pendant plusieurs années par les généraux de l'Union, privés du droit de prendre part à l'élection présidentielle, de nommer des députés et des sénateurs, ils durent modifier leur constitution intérieure d'après la Volonté de leurs adversaires. On vit alors une foule d'aventuriers, de politiciens tarés et discrédités du Nord, se ruer sur ces beaux pays, les mettre en coupe réglée, dilapider leurs finances, s'élever aux plus hautes fonctions, exciter les noirs contre les blancs, semer l'anarchie économique et morale, rappeler par leurs exactions les plus fameux proconsuls romains. Grâce aux carpet-baggers, qu'on nomma de la sorte parce qu'ils n'apportèrent pour tout bagage qu'un sac de nuit, les assemblées législatives se composèrent en majorité de nègres et de mulâtres des noirs qui avaient été domestiques devinrent sénateurs et députés. En 1868, tous les membres du gouvernement et de la législature de la Caroline du Sud, ne payaient ensemble, sauf un sénateur, que 17 dollars d'impôt ; aussi la dette de l'État est-elle montée rapidement de 4 à 25 millions de dollars ; le gouverneur Moses qui fut poursuivi pour vol, avait fait voter des lois agraires contre les blancs en faveur des nègres ; en 1869, la législature de la Géorgie rendait une loi défendant de rechercher les vols de récoltes commis par les noirs. La situation de ces malheureux pays livrés aux carpetbaggers et à leurs auxiliaires et complices les scalawags, rappelle à M. de Molinari une caricature de Cham représentant un tribunal où trois forçats, le bonnet vert sur l'oreille, sont en train de juger leurs ci-devant juges, et la comparaison n'a rien de bien exagéré, puisque la législature de la Caroline du Sud vient de nommer à une des plus hautes fonctions de la magistrature un simple voleur nègre.

A la guerre de l'Arkansas, aux massacres de l'Alabama, succédèrent les troubles de la Nouvelle-Orléans ; on n'a pas oublié cette minorité factieuse soutenue par l'arbitraire de l'autorité fédérale, s'emparant à main armée du gouvernement de la Louisiane, écrasant d'impôts la population blanche, réduisant de 40 % toutes les dettes de l'État, intronisant ainsi la banqueroute et le vol officiel dans l'administration, achetant à beaux deniers comptants la faveur d'un certain nombre de membres du Congrès. Ces faits sont récents, et tous les journaux de l'Amérique ont retenti du récit des iniquités et des scandales commis, sous la protection du général Grant, par le trop célèbre noir Kellog. Au moment où nous écrivons, la crise présidentielle est terminée, l'élection du président Hayes a été validée, quoiqu'elle soit le résultat d'un de ces escamotages politiques devenus familiers aux républicains des États-Unis. Cependant la Louisiane a encore deux gouvernements et deux administrations : l'une, celle des nègres ; des carpet-baggers enfermés dans un bâtiment dit Maison d'État ; son pouvoir ne va pas au-delà des limites de cet hôtel, et l'intervention de l'armée fédérale le protège aujourd'hui ; comme en 1872 et 1874, contre la colère du peuple louisianais. L'administration des blancs fonctionne dans toute la ville et dans tout l'État mais elle n'a pas là sanction du pouvoir central, ce qui la réduit à la position d'insurgé ; son gouverneur a obtenu dix mille voix de majorité, mais toutes les élections restent soumises sans appel au returning board, nommé pour cinq ans par un sénat nègre. Ce dernier a le droit de rejeter le vote de toute paroisse où il juge qu'il y a eu irrégularité ou intimidation ; il peut, en fait, réviser le verdict populaire qui devient une simple formalité. Ce bureau des élections a eu l'effronterie, le cynisme d'annuler 13.000 voix, pour donner la majorité à Kellog et au président Hayes. On comprend l'embarras de ce dernier ; il a fait promesses sur promesses aux honnêtes gens ; s'il les tient, il abandonne les aigrefins politiques, les misérables qui ont fait pencher la balance en sa faveur ; s'il les méconnaît, il impose par la force armée un gouvernement de voleurs à la Louisiane qui le repousse, qui veut s'en débarrasser à tout prix, et recourra peut-être à la guerre civile.

Sauf la Louisiane et la Caroline du Sud, les blancs, dans la plupart des autres États, ont, à force de patience et de courage, reconquis la suprématie, mais il leur faudra beaucoup de temps pour réparer les désastres causés par le passage au pouvoir de tous ces maraudeurs, charlatans et flibustiers politiques.

Non-seulement les blancs ont supporté les conséquences d'une guerre impitoyable, barbare, pendant laquelle les armées fédérales brûlaient leurs villes, leurs plantations, détruisaient leurs marchandises, leurs manufactures de coton ; non seulement ils ont, par l'émancipation, perdu sans indemnité, un capital d'au moins douze milliards, et souffert avec l'invasion des carpet-baggers un fléau aussi terrible que la guerre elle-même, mais encore ils demeurent assujettis au régime douanier de leurs frères du Nord. Ceux-ci, dans le but de protéger le travail de leurs manufactures, ont établi à l'entrée des draps, des soieries, des vins étrangers, des droits prohibitifs qui varient de 40 % à 300 % aussi le Nord vend au Sud ses produits infiniment plus cher qu'ils ne coûteraient en Europe. C'est, disent les planteurs du Sud, un tribut pur et simple qu'il prélève sur nous, et un tribut sans compensation d'aucune sorte. Les manufactures de la Nouvelle-Angleterre nous achètent nos produits aux prix de la concurrence, ils nous vendent les leurs aux prix du monopole. C'est comme si le Nord prenait dans nos poches la différence qui existe entre les articles de consommation qu'il nous force à lui acheter et ceux des marchés d'Europe. Il nous traite comme ses tributaires il a aboli chez nous l'esclavage domestique qui obligeait les nègres à travailler pour nous, mais il ne se fait aucun scrupule de nous obliger à travailler pour lui ; il maintient à son profit et à nos dépens la servitude économique. Ces tarifs prohibitifs n'ont pas empêché l'industrie nationale et la marine marchande de subir depuis trois ans une crise des plus graves ils n'ont pas empêché les faillites de se multiplier d'une manière effrayante, le commerce de se démoraliser de plus en plus.

Le suffrage universel est le phare, l'alpha et l'oméga de la démocratie américaine ; mais ici comme ailleurs, l'élection se réduit à un escamotage, les votes s'achètent comme bétail au marché, et tout ce qui ne dépasse pas la limite extrême de la lettre de la loi rentre dans le domaine des agissements tolérés ; certaines élections se sont enlevées au moyen des couteaux et des revolvers. On ne respecte pas mieux la sincérité du vote populaire que sa liberté en fait, le peuple, la foule, demeure l'instrument inconscient et docile des deux grands partis qui sous le nom de républicains[2] et de démocrates se partagent la puissance. Ces partis ont une organisation permanente, une convention, des comités dans tous les townships, villes, comtés, États de l'Union ; ils déploient une activité infatigable, une persévérance prodigieuse, ne se découragent jamais battus sur une question, ils transforment aussitôt leur programme ou platform, à vue et sans le moindre scrupule. Les États-Unis, écrit un éminent économiste français, M. de Molinari, qu'on ne saurait suspecter de malveillance à leur endroit, sont, comme personne ne l'ignore, l'État le plus démocratique qui fût jamais tous les citoyens, les nègres compris, sont électeurs, éligibles, toutes les fonctions importantes, politiques, administratives et judiciaires sont non-seulement soumises à l'élection, mais encore renouvelables à court terme, un an, deux ans, quatre ans au plus. En droit, le gouvernement américain est donc, à tous ses degrés et dans toutes ses branches, la chose des dix millions d'électeurs américains, et jamais souverain plus absolu n'a régné sur les bords du Gange et de l'Euphrate. En fait, le gouvernement des États-Unis, à tous ses degrés et dans toutes ses branches, appartient à une classe de deux ou trois cent mille politiciens divisés en deux camps irréconciliables, et qui trouvent dans la politique et l'administration de l'Union, des États et des villes, leurs moyens d'existence. Ils font de la politique comme les manufacturiers font des étoffes de laine ou de coton, et comme les cordonniers font des souliers... Que dirait-on d'une manufacture de draps ou de souliers dont les consommateurs réunis dans leurs comices, se chargeraient tous les ans, tous les deux ans, ou tous les quatre ans de renouveler le personnel ? Il est vraisemblable que la fabrication de ces articles de première nécessité laisserait à désirer et que les consommateurs courraient même le risque de payer de plus en plus cher des habits et des souliers, de plus en plus mauvais. Tel est pourtant le régime politique des États-Unis, et n'en déplaise aux Smith et aux Jones des deux mondes je ne puis le considérer comme le dernier mot de la science politique et de la sagesse humaine.

Puisque la politique est devenue un métier et le moins estimé de tous, les politiciens veulent vivre de leur profession c'est pourquoi toutes les fonctions publiques, électives et autres, sont salariées, et l'on s'efforce de leur faire rendre le plus possible les traitements augmentent sans cesse et rien de plus original que la manière dont le président Grant réussit à faire doubler le sien. Le Congrès lui avait d'abord opposé un refus, se fondant sur le texte même de la Constitution, qui était précis, formel et ne se prêtait à aucune équivoque. Le général Grant ne se découragea point ses amis présentèrent un bill en vertu duquel les traitements des sénateurs, des députés et des ministres seraient augmentés en même temps que la liste civile du Président, avec effet rétroactif depuis deux années. Une si ingénieuse combinaison méritait sa récompense les scrupules de conscience, les objections constitutionnelles du Congrès fédéral se dissipèrent comme par enchantement, et le bill passa à une grande majorité. Aujourd'hui le budget des traitements est plus considérable dans la république américaine, que dans les monarchies de la vieille Europe.

Les honnêtes gens, le patriciat bourgeois, les propriétaires fonciers ne veulent plus ou n'osent plus guère affronter les chances du scrutin soit qu'ils aient préféré s'adonner au commerce et à l'agriculture, soit que la foule, par un sentiment d'ostracisme inhérent à toute démocratie, se défie d'eux, ils se sont éloignés insensiblement du terrain électoral ils ont abandonné la direction politique de la société, la composition des budgets de l'Union, de l'État et des villes, aux manieurs d'argent, aux politiciens, courtiers d'élections, entrepreneurs de corruption électorale, c'est-à-dire à un personnel inférieur, composé d'hommes de loi déclassés, intelligents, mais intrigants et dénués de scrupules. Cette émigration morale, cette abdication de l'élite de la nation a produit les résultats les plus fâcheux ce sont les politiciens qui ont exclu systématiquement de la Présidence des hommes d'État, tels que Henry Clay, Webster, Douglas, pour y appeler des personnages médiocres, comme Buchanan, Abraham Lincoln, Johnson et Grant eux qui ont étendu et élargi démesurément le droit de suffrage, qui le manipulent à leur gré, eux qui remplissent les conventions et les comités de chaque parti, et désignent à la masse électorale des candidats que celle-ci accepte les yeux fermés. Ce sont eux qui au lieu de voir dans la politique une science sérieuse, l'ont rabaissée au niveau d'un métier, d'une carrière industrielle, en ont banni toute conviction généreuse, tout sentiment chevaleresque, eux qui vendent leur influence, leur crédit, leur éloquence aux ambitieux, comme les pharmaciens débitent leurs drogues, les épiciers, leurs denrées. Pour séduire la foule, et continuer à la conduire, ce demi-monde politique ne recule devant aucune exagération, devant aucun moyen il répète sans cesse et sous toutes les formes au peuple, il lui persuade que la république modèle — the model republic — donne des exemples, des leçons au monde entier, et n'en reçoit pas, que la nation américaine est la nation prédestinée, la nation par excellence, la plus généreuse, la plus magnanime, la seule intelligente, la seule vertueuse, qu'elle a atteint les colonnes d'Hercule du progrès. Comme malgré tout, on craint que le peuple ne se désintéresse de la chose publique, et ne se dégoûte de venir continuellement voter, les candidats font pleuvoir sur lui une pluie de dollars ; on organise en leur faveur des manifestations qui ressemblent à des farces de carnaval. Great attraction ! A voir ces agents électoraux, ces clubs, costumés en garibaldiens, en Peaux-Rouges, en troubadours, parcourir les rues à pied et à cheval, avec accompagnement de torches, de bannières multicolores, d'étendards bigarrés, de musiques, de feux d'artifice, ces orateurs parlant au milieu de guirlandes de lanternes chinoises, la face illuminée par des projections de lumière électrique on se rappelle le cortège du Mardi-Gras, les parades des saltimbanques, les boniments des charlatans de la banlieue parisienne, et l'on ne peut s'empêcher de remarquer que ce n'est pas là l'idéal de la perfection politique et sociale. Les politiciens se sont souvenus du système de domination des Césars sur le peuple romain panem et circenses ; à défaut de pain, ils nourrissent leur troupeau de moutons de Panurge électoral de promesses, de compliments hyperboliques et de spectacles.

Les manieurs d'argent, les faiseurs d'affaires de New-York, de Chicago et de San-Francisco, les politiciens avec leurs variétés, les lobbysts et les carpet-baggers, voilà les maîtres du Congrès, voilà ceux qui font de cette démocratie nominale une véritable oligarchie, où le peuple règne et ne gouverne pas. Dix d'entre eux tenaient dernièrement ce langage au président Grant Nous sommes dix devant vous, monsieur le Président, mais nous représentons cent millions de dollars. Les députés, les sénateurs battent monnaie avec leur pouvoir, et reçoivent d'énormes pots-de-vin en échange des concessions d'argent et de terres publiques qu'ils font aux spéculateurs, aux compagnies de chemins de fer dès 1860, un des journaux les plus considérables de New-York caractérisait cette honteuse pratique de la manière suivante : Il y a une troisième maison au siège du gouvernement, où l'on vend la législation en gros ou en détail vous pouvez acheter de ces gens-là des lois à la pièce ou à l'aune carrée, à la grosse ou à la simple douzaine. Désirez-vous un statut à votre bénéfice particulier, ils sont prêts à le passer pour vous, moyennant qu'on le leur paye bien. Plus vous donnerez et plus vous promettrez sur vos gains futurs, plus vous serez sûr de réussir, plus les moyens seront grands de cajoler et de corrompre les membres. C'est qu'on a élevé l'Américain dans le culte du dieu dollar, du tout-puissant dollar il veut gagner de l'argent, honnêtement s'il se peut, mais à défaut des moyens réguliers et corrects, il n'hésitera pas, en général, à recourir aux autres l'argent lui tient lieu de probité, de considération, d'honneur politique et commercial ; l'Anglais commencera toujours par s'informer si celui dont on lui parle est noble ; le Français, s'il a du mérite ; l'Américain, combien il a de dollars.

Les concussions colossales, les scandales monstrueux commis par le parti républicain viennent d'être dévoilés, mis au jour par une enquête solennelle le général Belknapp, ministre de la guerre, le ministre des finances, ont été convaincus d'avoir effrontément volé et dilapidé les deniers de l'État un ambassadeur en Angleterre blâmé pour avoir pris part à des spéculations déshonorantes le président de la Chambre des représentants, des sénateurs, des députés, un attorney général pris en flagrant délit de corruption et de simonie. Partant de si haut, l'exemple a rencontré des imitateurs dans les législatures des États particuliers, dans la plupart des grandes villes, à Saint-Louis, à Chicago, à Cincinnati ; mais ce fut la ville de New-York qui présenta les scandales les plus effrayants. Achetant à deniers ouverts les juges, la presse ; dominant par son alliance avec les compagnies de chemins de fer, avec la Tammany, la législature de l'État ayant partout ses affidés, ses créatures, le conseil municipal de New York formait une vaste association d'escrocs qui accaparait tous les pouvoirs publics. 1.900.000 dollars avaient servi à corrompre une vingtaine de députés récalcitrants, qui, appartenant à un autre parti, avaient dû se faire payer plus cher. En 1869, la dette de la ville ne s'élevait qu'à 30 millions de dollars ; deux ans après elle dépassait cent millions de dollars ; on n'avait fait aucune dépense extraordinaire, mais les officiers municipaux, naguère aventuriers politiques sans fortune, étaient tous devenus riches à millions. Le public appelait couramment l'Hôtel de Ville, la caverne d'Ali-Baba et des quarante voleurs, et lorsqu'on voyait ceux-ci dans les rues, on disait plaisamment prenez garde à vos poches, voici messieurs les conseillers municipaux de New York. En 1873 seulement, cette immonde puissance fut brisée ; la plupart des officiers municipaux ont évité une condamnation et l'obligation de rendre gorge ; leur chef, William Twed, envoyé au pénitencier, a même trouvé le moyen de s'échapper ; la peine prononcée contre lui a été annulée pour vice de forme, et c'est encore une subtilité de casuiste, un prétendu vice de forme qui a empêché les ministres prévaricateurs de Grant d'encourir la punition de leurs forfaits. Triste indice du relâchement, de l'affaissement de la moralité publique !

Ce n'est pas impunément, dit avec raison M. de Molinari, qu'une nation abandonne la direction de ses affaires à une classe d'hommes au-dessous de leur tâche. Depuis que les politiciens gouvernent les États-Unis, les catastrophes ont succédé aux catastrophes ils ont déchaîné la guerre civile, ruiné le Sud par la confiscation et la rapine, élevé à un niveau fantastique le budget de l'Union, gaspillé les revenus publics et introduit jusque dans les sphères les plus élevées la concussion et le vol. Le budget des États-Unis, en y comprenant l'ensemble des dépenses de l'Union et des États particuliers, atteint aujourd'hui le chiffre énorme de trois milliards 500 millions de francs ; il dépasse pour une population à peine supérieure à celle de la France, de plus de 500 millions le budget français, quoique la dette américaine soit inférieure à la dette française, quoique l'armée permanente de l'Union ne soit que de vingt-six mille hommes, quoique aux États-Unis la plupart des travaux publics dont l'État est chargé en France soient exécutés aux frais et risques de l'industrie privée. En outre on peut évaluer, sans exagération aucune, au tiers du budget des dépenses, le coulage résultant des pratiques véreuses auxquelles le personnel gouvernant et administrant a recours pour suppléer à l'insuffisance des émoluments attachés aux fonctions publiques. Total, cinq milliards au bas mot. Voilà ce que coûte au peuple américain une classe dirigeante de qualité inférieure.

Nous sommes loin de cette virginité politique des États-Unis tant vantée par les faiseurs d'idylles parlementaires, par les abstracteurs de quintessence démocratique. En dehors des magistrats de la Cour suprême, tous les juges sont soumis à l'élection, et la justice est plus mal rendue en Amérique que partout ailleurs. Ajoutez que les lois votées au Congrès sont souvent en désaccord avec celles des législatures locales, que la manie de légiférer est universelle aux États-Unis, et vous aurez une idée de ce chaos judiciaire, de ce labyrinthe inextricable aussi l'Amérique est-elle la terre promise des avocats, mais les procès s'y éternisent au grand détriment des parties intéressées. Qu'attendre d'ailleurs de magistrats dont les procédés sont dilatoires et ruineux pour les plaideurs, et qui sont les hommes d'un parti ? Ils favorisent ou tolèrent ces malversations, ces fraudes dont nous venons de parler : un publiciste américain résumait cette situation, en écrivant que le criminel a neuf chances sur dix d'échapper au châtiment qu'il mérite. A côté de notre administration, de notre magistrature françaises, si intègres, si savantes, les fonctionnaires et les juges américains font une bien triste figure. De là ces terribles comités de vigilance qui ont pour but de suppléer à l'impuissance, à l'inaction d'une justice corrompue et vénale, qui, liés par des serments solennels, procèdent dans l'ombre et le silence comme les anciens tribunaux vehmiques et appliquent la loi redoutable de Lynch. Un individu est-il présumé coupable d'un crime, l'association mystérieuse se réunit, arrête, fait comparaître le prévenu devant un jury improvisé et après une défense sommaire, le juge, et s'il y a lieu, l'exécute. Cette odieuse pratique, dit M. Claudio Jannet, qui a pris naissance dans le Far-West et la Californie quand aucune justice régulière n'était constituée, va se propageant dans les États d'ancienne formation, précisément à cause des défaillances de la magistrature et du jury. Il y a peu de temps, dans le Missouri, le peuple a lynché un juge et un attorney soupçonnés de connivence avec une bande de voleurs. Des faits de ce genre se sont récemment passés dans la Louisiane, la Virginie, le New-York, le Maine, le Massachusetts lui-même, l'État modèle... Depuis 1851 l'institution des comités de vigilance, qui, tout en témoignant de la vitalité du peuple américain et de l'énergie des honnêtes gens, a des dangers immenses, est allée en se propageant. Elle s'est développée dans les États du Sud, où le règne des radicaux a amené une anarchie effrayante. En Louisiane, les comités de vigilance fonctionnent au grand jour et ont une existence presque officielle.

Les grandes associations financières, les compagnies de chemins de fer, sont fréquemment maîtresses des tribunaux et des parlements ; c'est avec la complicité de ceux-ci que la compagnie de Pennsylvanie s'est emparée de 7.000 kilomètres de chemins, possède de nombreux canaux, des districts houillers et règle souverainement ses tarifs. Il y a trois ans, toute la presse a parlé de ces deux compagnies qui avaient engagé une véritable bataille pour s'emparer d'une troisième. Le plus souvent elles se coalisent entre elles, exercent tous les monopoles, et créent une centralisation industrielle des plus dangereuses.

Tous les quatre ans, a lieu l'élection présidentielle : si un nouveau parti l'emporte, les quatre-vingt ou cent mille fonctionnaires dépendant du pouvoir exécutif, sont changés depuis le ministre jusqu'au dernier des bureaucrates on se demande comment l'Union peut résister à cette grande curée intermittente, à cette invasion périodique des Vandales, comme l'appellent eux-mêmes les Américains, et l'on est tenté de croire que pour retrouver la république de Washington, il faut l'aller chercher dans l'histoire de son passé.

La dépense du gouvernement fédéral décuplée la dette augmentée de douze milliards, les grandes villes devenues des foyers de corruption plus intenses que celles de l'Europe ; les classes élevées repoussées ou s'exilant volontairement du pouvoir et des emplois, l'abaissement des mœurs politiques et commerciales, la vénalité, l'improbité régnant sur les représentants de la nation, sur la justice et l'administration ; le suffrage universel faussé et dénaturé, voilà les conséquences de l'avènement du parti radical et des politiciens. Ajoutons que si tout le monde jouit des bienfaits de l'instruction populaire et moyenne, les hautes études, les sciences sociales et les arts sont singulièrement négligés aux États-Unis. Du côté des Chinois, du côté des Allemands se dressent des problèmes économiques, des problèmes politiques d'une gravité pénétrante. Les Chinois émigrent en masse aux États-Unis où le quinzième amendement constitutionnel leur accorde comme aux nègres le droit de suffrage ; loin de prendre les habitudes de la race anglo-saxonne, ils conservent leur langue, leur religion, leurs traditions immobiles, leur immoralité profonde, leurs idées si antipathiques au génie américain. Les fils du Ciel sont, il est vrai, patients, industrieux et sobres, se contentent d'une modeste rémunération, abordent les travaux les plus humbles et les plus pénibles ; mais si, grâce à eux, les spéculateurs, les industriels de la Californie, les planteurs du Sud peuvent ramener le taux des salaires à un certain équilibre, ils excitent la colère des ouvriers blancs qui redoutent l'importation de ces travailleurs à bas prix. D'autre part l'émigration germanique prend depuis trente ans des proportions extraordinaires ce sont les Allemands qui peuplent principalement les Etats de l'Ouest : investis de tous les droits des citoyens de l'Union, ils estiment l'Américain pur sang pour sa persévérance, son courage, son aptitude au self-government ; pour le reste, ils se croient supérieurs à lui, et leurs tendances antichrétiennes, matérialistes et autoritaires donnent lieu de craindre qu'ils n'altèrent profondément le caractère national.

Les penseurs les plus élevés, les hommes d'État les plus éminents de l'Union s'effrayent à bon droit de cet antagonisme d'intérêts et d'idées, de ces ferments de discordes qui s'accentuent de plus en plus entre les trois grandes régions de l'Ouest, du Nord et du Sud, déjà séparées par d'énormes distances ; la différence des climats, des conditions géographiques, des modes de labeur, des genres de production enfantent des dissentiments de jour en jour plus caractérisés. Beaucoup expriment les appréhensions les plus vives au sujet de ces différences profondes qui pourraient amener dans l'avenir la formation de trois grands États complètement distincts et indépendants. Le souvenir de la guerre de Sécession devrait rester présent à tous comme une leçon douloureuse et menaçant comme-une épée de Damoclès. En matière de relations extérieures, les Américains poursuivent un idéal politique qui atteste chez eux un grave défaut de prévoyance et de raison ils veulent l'extension indéfinie de leurs frontières, la réalisation de cette fameuse doctrine de Monroë : l'Amérique doit appartenir tout entière aux Américains ; ils n'ont pas respecté les règles du droit des gens et de la justice internationale dans les guerres qui ont amené l'annexion du Texas, du Nouveau-Mexique et de la Californie ils se flattent de réduire bientôt sous leur domination l'Amérique anglaise, le Canada et les Antilles : Ils ne voient pas, écrit M. Passy dans son beau livre sur les formes de gouvernement, qu'il y a pour toutes les agglomérations de peuples et de territoires un degré d'étendue au delà duquel aucun gouvernement ne saurait suffire à sa tâche, et il n'y à rien de trop téméraire à affirmer qu'il ne s'écoulera pas un demi-siècle sans que de nouvelles et sanglantes collisions ne viennent le leur apprendre.

On le voit, les points noirs ne manquent pas à l'horizon politique de l'Union et il eût été facile de charger davantage le tableau. La prédiction de M. de Maistre s'est accomplie, l'enfant est devenu un homme fait, et il a les défauts de la maturité. Cependant nous sommes bien loin de croire que l'Union soit impuissante à se relever ; les hommes comme les nations sont un composé de bien et de mal, les uns et les autres étonnent sans cesse par un mélange de qualités, de vertus, de vices, de passions contradictoires, qui se font contre-poids, se compensent. C'est dans cet amalgame étrange et surnaturel, dans cette fusion, que se forme cet ensemble puissant et bizarre, grandiose et parfois mesquin qu'on appelle une société ; l'histoire nous l'enseigne, il faut qu'un peuple commette de bien grandes fautes, il faut que sa religion, son patriotisme, l'abandonnent pour que Dieu permette sa décadence fatale et irrémédiable. Loin de là, l'Union demeure, en dehors des grands centres de population et malgré les défaillances de la politique, une puissante démocratie rurale, appuyée sur la propriété, le travail et la religion ; elle a rompu ouvertement avec le préjugé français, et ses fondateurs ont établi le siège du pouvoir exécutif, du Congrès fédéral, dans une petite ville, à Washington, donnant par là aux gouvernements européens une admirable leçon de sens pratique, et coupant court au fléau de nos vieilles sociétés, aux révolutions de la populace. Ne l'oublions pas, la race anglo-saxonne est la race individualiste par excellence et la plus propre à jouir de la liberté. Il faut louer encore dans le peuple américain ce patriotisme ardent, ce respect du droit des majorités, cet esprit énergique, actif, ingénieux, qui l'ont conduit si vite à une si haute fortune ; sa générosité est proverbiale, et le citoyen des États-Unis n'hésite jamais à faire les plus grands sacrifices pour la cause qu'il veut servir. Il a le culte de la femme et de la famille. Ses ingénieurs, ses mécaniciens, ses industriels, ses agriculteurs seraient partout au premier rang. L'Union ne renferme pas plus de 40 mil-. lions d'habitants, et elle possède un continent grand comme l'Europe où elle a créé de toutes pièces les assises et le matériel d'une civilisation ; il y a là des territoires aussi étendus que la France qui sont à peine explorés et qui renferment des richesses incalculables au point de vue agricole et industriel Après la guerre de Sécession, on a pu licencier du jour au lendemain un million d'hommes sans le moindre embarras, tant le pays est vaste, tant le champ offert au travail est varié. Aussi la question sociale n'existe pas aux États-Unis les relations du salaire et du capital ont lieu naturellement, pacifiquement, la moyenne des salaires est de deux à trois dollars, dix à quinze francs par jour, et l'on trouve tout simple de payer un haut prix les services de l'homme, auquel la propriété s'offre en quelque sorte presque gratuitement. Mais supposez ce continent habité par trois cents millions d'hommes, et, comme on l'a dit, le combat pour la vie — the struggle for life — y sera tout aussi terrible que dans l'ancien monde, plus dur même, à cause des habitudes de prodigalité et d'imprévoyance qui atteignent toutes les classes.

Il n'y a pas d'assimilation possible entre les États-Unis et la France ; les différences sont profondes comme l'Océan qui sépare les deux pays, et cette vérité jaillit, nous l'espérons, de notre court exposé. Vouloir appliquer à l'un de ces peuples les institutions de l'autre, c'est prétendre guérir indifféremment toutes les maladies avec le même remède et se vouer à l'empirisme politique. Les États-Unis, nés d'hier, grandissent et se développent sans craindre de se heurter à d'autres nations la faiblesse de leurs voisins vient encore augmenter leur force, leur armée permanente dépasse à peine le chiffre de vingt-cinq mille hommes. La constitution américaine est purement démocratique ; la race qui peuple cet immense territoire est surtout anglo-saxonne, c'est-à-dire profondément individualiste et propre au self-government ; le principe fédératif a été jusqu'ici la sauvegarde de son gouvernement et le contrepoids de la démagogie ; la religion est le protestantisme, avec ses innombrables sectes dissidentes, c'est-à-dire la raison opposée à la foi. Au contraire le génie de la France est essentiellement monarchique, centralisateur et unitaire, sa civilisation est franco-romaine et vingt fois séculaire ; le droit romain, la civilisation romaine ont laissé une profonde empreinte dans toute notre histoire, dans nos sciences, dans nos arts ; notre religion est le catholicisme avec sa majestueuse et grandiose unité, et cette religion est l'humiliation de la raison devant la foi. En face de grandes et puissantes nations, qui nous coudoient, nous jalousent et nous épient, qui voudraient nous appliquer la loi de Darwin ? la nécessité des armées permanentes s'impose fatalement à nous. Enfin la France a moins d'étendue que certains États de l'Union, et cependant sa population est presque aussi nombreuse que celle des États-Unis aussi les hommes s'y pressent, drus et serrés, se combattent pour l'existence, pour la propriété, et leur agglomération engendre ces terribles questions sociales, qui sont, en quelque sorte, la tunique de Nessus des vieilles sociétés.

 

SUISSE

 

A côté des infiniment grands, les infiniment petits ; le principe fédératif a rencontré une seconde application chez un peuple européen, voisin de la France, dont le territoire égale à peine celui de trois de nos départements. Cette énorme différence d'étendue suffirait seule pour détourner d'établir une comparaison entre les deux pays, et repousser les assimilations de nos docteurs ès sciences politiques, ingénieux mais chimériques, qui n'aperçoivent pas quels rapports intimes existent entre la constitution et la taille des sociétés. Comme l'écrit M. Guizot : si l'on adaptait une machine à vapeur de six cents chevaux à un petit bâtiment, elle le mettrait en pièces au lieu de le faire marcher ; il en est de même des constitutions c'est une erreur immense en théorie et fatale en pratique de croire que la machine qui convient à un grand État, convienne également à un petit.

A en croire certains observateurs peu réfléchis, la Suisse serait un véritable paradis, un empyrée politique et social ; l'harmonie el la confiance seraient sans cesse à l'ordre du jour, jamais de discordes, jamais de conflits dans les communes et les cantons le principe fédératif serait reconnu et respecté par tous. C'est là une véritable idylle, que les faits démontrent controuvée, c'est un portrait que les peintres ont singulièrement embelli ; en dépit de nos Shéhérazades idéologues, l'histoire de la démocratie en Suisse nous apparaît pleine d'enseignements contraires ; elle nous apprend combien le principe fédératif est de fraîche date en ce pays, quels échecs il a déjà reçus, s'il a pu garantir la liberté cantonale et individuelle, ce qu'il faut penser de la prétendue supériorité des Suisses à notre égard. Comme aux États-Unis, on trouve ici en désaccord le mot et la chose, les principes et leur application on voit l'orgueil, la passion, l'inconstance des hommes dénaturer les institutions les plus sages, les interpréter de manière à les détruire.

Rien de plus difficile que de fixer, de préciser les caractères de la constitution suisse ; pareille aux divinités hindoues, cette constitution change sans cesse d'aspect, de forme, de figure, et il devient presque impossible de la suivre dans ses avatars ; c'est encore pis, si l'on veut pénétrer dans l'imbroglio, dans le dédale des lois cantonales ; il est aussi téméraire de vouloir les analyser dans leur mobile complexité, que d'essayer de se faire jour au travers des forêts vierges du nouveau monde, tant elles se succèdent avec rapidité. Ceci peut s'accorder avec les vœux de l'école radicale, qui voit dans le provisoire perpétuel l'idéal du gouvernement, mais cette instabilité blesse un des sentiments les plus profonds et les plus légitimes de l'humanité, le besoin d'assurer la durée à ses œuvres, de pouvoir compter sur un lendemain. Au milieu de ces métamorphoses sociales, de ces transformations si rapides, peut-on cependant saisir l'idée dominante qui dirige le peuple suisse et l'entraîne d'une manière irrésistible ? Oui, ce semble, et c'est cette idée que nous essayerons de dégager en peu de lignes.

Avant 1798, la Confédération suisse n'est à l'intérieur qu'une alliance internationale et n'a de république que le nom sans gouvernement commun, sans pouvoir central, elle se trouve neutralisée par d'autres alliances avec les puissances voisines, dépouillée depuis le schisme religieux de sa force, de son antique prestige. Son indépendance, consacrée en droit vis-à-vis de l'empire d'Allemagne, n'existe guère de fait, et les rois de France ont conclu avec elle des traités léonins qui mettent à leur disposition une partie de ses troupes. Les cantons ressemblent aux républiques grecques de l'antiquité ils jouissent d'une autonomie complète et dangereuse, contractent des alliances, conservent le droit de faire la guerre pour leur propre compte. En face de ce spectacle, des dissensions et des luttes intestines de la Suisse, on se rappelle instinctivement ces nobles polonais, si fiers de leur liberum veto, de ces absurdes prérogatives qui enfantèrent la ruine de leur patrie. Ce n'est pas tout : les institutions des cantons offrent des divergences absolues, mais toutes aboutissent à une oligarchie démocratique, bourgeoise ou patricienne. Cependant la Suisse vit au milieu de cette anarchie sociale ses montagnes avec lesquelles, selon l'expression de Lamartine, elle a fait alliance, tracent alors comme aujourd'hui, à ce peuple, une limite presque infranchissable pour lui-même et pour les autres il leur a dû son indépendance grâce à elles, il peut s'enfermer comme dans une immense forteresse, rester étranger aux luttes des autres États, conserver la neutralité vis-à-vis de tous.

Les idées de la Révolution française pénètrent dans ce pays en 1798, le Directoire de la République dicte à la Suisse une constitution unitaire dont les principes étaient modelés sur la nôtre, et qui pour cette nation désagrégée, morcelée, émiettée, constituait un véritable bienfait. La guerre civile éclate et se complique de la guerre étrangère ; le Premier Consul intervient par l'acte de médiation de 1803, et rétablit le régime fédératif ; mais la Suisse subit dès lors la tutelle absolutiste et le protectorat onéreux de Napoléon Ier qui exige d'elle des contingents militaires, viole son territoire, et fait supporter à la Confédération les conséquences du blocus continental. Les désastres de la France en 1815, la médiation des alliés, la reconnaissance de la neutralité perpétuelle de la Suisse, sont le point de départ d'une longue période de calme et de prospérité. La nouvelle Constitution inaugure l'âge d'or du régime fédératif elle donne plus de force et de cohésion au pouvoir central, consacre dans une juste mesure l'autonomie des cantons, leur permet de réviser leurs institutions dans un sens plus libéral, fait un partage à peu près égal de l'autorité entre ceux-ci et la Confédération.

Les peuples, pas plus que les individus, ne savent jouir de leur bonheur ; dès 1833, sous l'influence des idées centralistes, l'esprit radical et révolutionnaire rentre dans l'arène, et gagne du terrain en 1845, éclate, avec la guerre civile, la crise du Sunderbund que nous raconterons dans le cours de cet ouvrage, et qui a pour résultat de porter une grave atteinte à l'autonomie des cantons, à la liberté de conscience. On reprend les projets de 1833 et la constitution de 1848 formule les principes démocratiques et unitaires qui récemment ont prévalu. A l'encontre du pacte de 1815 qui confiait les pouvoirs législatifs à une diète unique composée de quarante-quatre députés des vingt-deux cantons, elle fait une large concession au nombre, établit deux Chambres dont l'une est nommée en proportion de la population, dont l'autre respecte le système de la représentation égale entre les cantons. Il fallait, dit-on alors, faire une part entière aux faits historiques, aux mœurs du peuple et à la position topographique, sans préjudice de l'idée suprême de la nationalité. Les cantons se voient en même temps dépouillés d'une partie de leurs attributions, qu'on remet aux Chambres et au pouvoir exécutif. Enfin la défaite des catholiques est consacrée, et tandis que la Constitution proclame dans ses premiers articles l'égalité de tous les citoyens devant la loi, elle se donne un démenti à elle-même, lorsqu'elle déclare les seuls laïques éligibles au Conseil national, interdit aux jésuites l'entrée de la Suisse, organise ainsi une sorte de persécution officielle, et foule aux pieds le principe le plus respectable et le plus cher à l'homme, celui de la liberté de conscience.

Ce n'est pas encore assez pour l'école politique qui veut arriver au gouvernement direct, à la république une et indivisible, à la démocratie illimitée, sans frein et sans contre-poids ; elle trouve que les cantons possèdent des prérogatives beaucoup trop étendues, elle redouble d'efforts et après plusieurs échecs, obtient la constitution du 29 mai 1874. Le but de cette réforme apparaît tout entier dans ces lignes du préambule : la Confédération, voulant affermir l'alliance des confédérés, maintenir et accroître l'unité, la force et l'honneur de la nation suisse, etc. Centralisation de presque tous les services publics, limitation de la souveraineté des cantons, augmentation des charges militaires, voilà les principaux traits de cette œuvre, qui met les Suisses en possession, sinon du gouvernement direct, au moins du régime plébiscitaire. Ajoutons que loin de rendre aux catholiques la liberté de conscience, une loi récente enlève la tenue des registres de l'état civil aux ecclésiastiques de toutes les confessions, établit le mariage civil, autorise les citoyens à contracter mariage dès l'âge de vingt ans sans que le consentement des parents soit nécessaire, et institue le divorce comme loi fédérale.

Toutefois ces réformes n'ont pas encore produit leurs conséquences, et le peuple suisse trouve en lui même des éléments. de force qui le soutiennent et le préservent de la contagion démagogique les communes et les cantons jouissent d'une décentralisation administrative très-large les impôts sont peu élevés et peu onéreux ; la nation n'a pas encore ou n'a guère d'armée permanente et peut se livrer tout entière au développement de l'agriculture et de l'industrie elle conserve le respect de la légalité, l'esprit de self-government ; son caractère distinctif est, comme aux États-Unis, celui d'une démocratie rurale sans grandes villes sa situation géographique lui a procuré la neutralité perpétuelle, la paix avec ses voisins, et sauf à Genève, le socialisme, les doctrines communistes n'ont en Suisse aucune vogue, et ne rencontrent guère d'adhérents.

Mais que les Suisses prennent garde ! caveant consules ! les voilà engagés dans une voix funeste piqués par le moustique de la centralisation, ils imitent les Américains et sacrifient chaque jour une parcelle de la souveraineté des cantons, qui a reçu un échec irréparable dans la crise du Sunderbund, de même que l'autonomie des États de l'Union a disparu depuis la guerre de Sécession les constitutions qu'ils ont élaborées depuis 1848 témoignent de la tyrannie démocratique, comme avant 1798 leur régime intérieur témoignait de l'intolérance aristocratique. Ces chartes éphémères portent atteinte à la liberté de conscience, à la liberté d'enseignement, et la Suisse républicaine supprime des couvents, proscrit des catégories entières de citoyens à raison de leurs croyances. Ainsi les républiques aristocratiques et unitaires n'ont pu subsister dans le passé, et les républiques fédératives semblent avoir une tendance naturelle à graviter vers la centralisation, vers l'unité, vers la dissolution de leur propre principe.

 

ANGLETERRE.

 

La constitution anglaise, dans son développement historique, ressemble à un de ces vieux manoirs seigneuriaux qui n'ont pas été bâtis tout d'une pièce, d'après un plan uniforme et selon les règles de la moderne architecture, mais dont la construction se rapporte à différentes périodes, dont le style s'est modifié avec le temps, auxquels on ajoute, et que l'on répare continuellement, selon le goût, la fortune et la convenance des propriétaires qui s'y succèdent. Dans un pareil édifice, on chercherait vainement de l'élégance et de justes proportions, vainement cette harmonie entre les parties que l'on est en droit d'exiger d'une construction moderne. La symétrie extérieure, qui flatte l'œil du passant, sans toujours, il est vrai, contribuer à la commodité de l'habitation, y manque[3]. Ce dualisme de l'ancien et du nouveau, ce fétichisme des vieilles institutions, cette contradiction si fréquente du fond et de la forme, de la lettre et de l'esprit, forment un phénomène particulier à l'Angleterre et presque unique. Il faut remonter jusqu'à à Rome pour trouver quelque chose d'analogue. Là aussi, toute amélioration, tout progrès se trouvait enchaîné par des formules symboliques, hiéroglyphiques et sacrées, qui souvent faisaient de la loi la suprême injustice alors on rusait avec le texte, on le torturait, on le détournait de son véritable sens on introduisait furtivement, on généralisait des exceptions, qui, un beau jour, devenaient la règle ; on ne cessait de manifester une grande vénération pour les formules mais tout en les proclamant bien haut le soutien, le palladium de la société, on ne les appliquait plus guère. Les Anglais ont agi de même avec leur droit coutumier, avec leur droit public ils n'ont jamais fait table rase du passé, ils ont religieusement gardé les traditions. Chez eux, les réformes se superposent aux institutions, et le présent, appuyé sur le passé, le continue, le développe et l'agrandit. Rome a vu adoucir son vieux droit matérialiste et inflexible par le droit grec, plus spiritualiste et plus humain : de même ils ont mis d'accord les formules surannées, les ont adaptées aux besoins incessants et nouveaux de la civilisation. Aussi l'Angleterre est-elle le pays des institutions impérissables, le pays du bon sens définitif et souverain, du progrès lent et continu. La constitution actuelle, écrit Macaulay, est à celle sous laquelle l'État florissait il y a cinq siècles, ce que l'arbre est à la bouture, l'homme fait, au jeune garçon. Jamais il n'y a eu dans notre histoire un moment où le corps principal de nos institutions n'existât pas depuis un temps immémorial.

Ainsi, d'une part, le droit, de l'autre, les faits à côté de l'abus, le correctif ; cet antagonisme du mot et de la chose, nous le retrouvons à chaque instant. Légalement, le roi est tout-puissant, et réputé unique propriétaire du sol anglais seul il déclare la guerre, fait la paix et conclut les traités ; tous les autres fonctionnaires n'agissent qu'en vertu de la commission qu'ils tiennent du souverain ; toute juridiction émane de lui ; aucun acte du Parlement n'acquiert force de loi sans son assentiment il est généralissime de l'armée britannique et chef de l'Église ; il est parfait et irresponsable, he can do no wrong, il ne peut avoir de mauvais desseins ; il est l'âme du pouvoir législatif et une des parties constituantes du Parlement ; il peut dissoudre, convoquer à son gré la Chambre des communes. Voilà le mot, voyons la chose. La propriété de tout citoyen est inviolable ; my house is my castle, ma maison est ma forteresse, dit le vieil adage ; la prérogative de déclarer la guerre, de faire la paix, soumise à une restriction essentielle qui résulte du droit des Chambres de refuser l'impôt. Celles-ci ne peuvent être saisies d'aucun projet de loi, si ce n'est par l'intermédiaire des ministres aussi le souverain se voit-il obligé de souffrir que le cabinet fasse passer des mesures qu'il désapprouve ; son droit d'opposer le veto à un bill n'a jamais reçu son application depuis le règne de Guillaume III. Moralement, c'est la couronne qui choisit les ministres, par le fait c'est le Parlement qui les nomme, et la pression d'une majorité de la Chambre des communes peut forcer le souverain à procéder à des créations de pairs ; celles-ci en effet, n'ont jamais lieu qu'avec l'assentiment du cabinet, qui est lui-même un comité parlementaire, le délégué des Chambres, investi de toutes les fonctions exécutives. Le roi est le représentant de tous les pouvoirs, mais il règne, il ne gouverne pas, tout se passe en son nom ; la royauté, depuis l'avènement de la reine Victoria, devient de plus en plus une abstraction, un symbole, une fiction. Ce qu'on appelle le pouvoir du souverain, dit Bulwer, n'est que le cérémonial dont se drape la puissance réelle des magnats. Il jouit du privilège de contempler du haut de sa loge royale, la lutte entre les partis qui se combattent en champ clos, et de couronner le vainqueur. La royauté anglaise est moins une propriété qu'une fonction, moins une race qu'une magistrature, moins une superstition qu'un culte raisonné, et elle a pour principe véritable futilité. Elle plane comme un arbitre au-dessus des partis, et demeure aux yeux de tous l'incarnation suprême de la grandeur nationale, de la patrie, des idées d'ordre, de stabilité, de liberté. Avec un état de droit qui consacrait l'absolutisme, la pratique anglaise a su pousser le régime parlementaire jusqu'à ses limites extrêmes. Le centre de gravité des pouvoirs exécutif et législatif se trouve dans les Chambres, et celles-ci les exercent t par le cabinet, composé de ministres responsables, élus de la majorité. La Chambre des lords et la Chambre des communes, voilà le souverain de fait, qui ne règne pas, mais gouverne en réalité cela seul suffit pour changer le caractère de la centralisation. En France, l'intervention centrale demeure confiée au pouvoir exécutif, en Angleterre, elle appartient aux Chambres qui représentent le pays et l'opinion publique. La bureaucratie anglaise a gagné du terrain depuis trente ans on a pu centraliser l'administration des pauvres, amoindrir les privilèges des corporations municipales ; les plaintes qui s'étaient élevées justifiaient les mesures prisés ; ce qu'on ne détruira jamais chez les Anglais, c'est l'esprit d'initiative, le self-government, ce qui leur manque et leur manquera toujours c'est l'esprit hiérarchique, la domination des bureaux prétendant à la direction suprême de toutes choses, et au commandement dans toutes les sphères du droit ; cette influence occulte, dont les innombrables fils, comme ceux de la toile d'araignée, sont tendus et courent dans tous les sens, selon l'expression de Gœthe.

Le parlement anglais, ce souverain en trois personnes, le roi, les lords, les communes, le Parlement a la puissance absolue, il est omnipotent. On se sert d'ordinaire de cette dénomination pour désigner les deux Chambres, et c'est à elles que se rapporte cet adage si connu d'après lequel le Parlement peut tout faire, sauf d'un homme une femme, et d'une femme un homme. Aucune charte, aucune Constitution ne définit ses pouvoirs, qui ont un caractère multiple et universel ils sont à la fois religieux, administratifs, judiciaires, législatifs. C'est la royauté elle-même qui s'est adressée à lui pour l'investir des prérogatives les plus larges et les plus étendues il a déposé, flétri des reines, modifié plusieurs fois l'ordre de succession, il s'est transformé en concile et a fondé l'Église nationale anglicane, ce compromis entre le catholicisme et le protestantisme, comme la monarchie constitutionnelle est un compromis entre la monarchie absolue et la république à cette Église, il a donné ses dogmes, ses privilèges, sa richesse.

Jusqu'en 1832, la Chambre des lords a joué un rôle prépondérant, car la Chambre des communes ne faisait que refléter, enregistrer leurs opinions et leurs volontés. Avec le système des bourgs-pourris, des bourgs de poche, ces canonicats politiques, les grandes familles disposaient de la plupart des sièges, se transmettaient la puissance politique comme un héritage, et faisaient entrer dans la Chambre basse leurs parents et leurs créatures. Vous autres, écrivait Burke en 1772 au duc de Richmond, gens de grande maison et de grande fortune héréditaire, vous ne ressemblez pas à des hommes nouveaux comme moi. Quelque forts que nous puissions devenir, quelles que soient la dimension et l'exquise saveur de nos fruits, nous n'en sommes pas moins des plantes annuelles, nous naissons et nous mourons dans la même saison ; mais en vous, si vous êtes ce que vous devez être, mon regard se plaît à reconnaître ces grands chênes qui ombragent toute une contrée et qui perpétuent ces ombrages de génération en génération. Depuis longtemps, la Chambre haute est reléguée par l'opinion publique au second plan, elle se sent vaguement menacée par ces tendances niveleuses, subversives, qui envahissent les États les plus solidement constitués, et se fait un devoir, une nécessité de céder toujours à temps à la volonté de la nation, exprimée par les communes. La création de pairies viagères, repoussée en 1856, paraît aujourd'hui acceptée en principe ; ce serait là un premier pas vers la dissolution de cette Chambre qui a porté si haut la fortune de l'Angleterre. Les lords sont devenus plutôt des correcteurs de lois que des législateurs ; M. Laugel rapporte qu'on les a surnommés un jour des rétameurs de lois.

La Chambre des communes, cet archétype de toutes les assemblées représentatives des deux mondes, ce berceau de la liberté moderne, décide seule maintenant de la paix, de la guerre et de l'impôt. Composée de six cent cinquante-huit membres, elle est élue d'après ce principe fondamental et séculaire que les hommes ne sont point représentés, mais les corporations, les êtres moraux, villes, bourgs ou comtés ; les députés représentent des intérêts plutôt que- des personnes, ne subissent point le mandat impératif, et exercent gratuitement leur mission, ce qui ne contribue pas peu à exclure les aventuriers, les bohèmes et les déclassés de la politique. Les élections sont absolument libres, et l'État n'y intervient que comme témoin, comme spectateur impartial de la lutte ; mais, ce qu'on appelle en France la corruption électorale y fleurit et s'épanouit de la manière la plus Complète. La mécanique des élections est grossière et brutale un candidat loue une auberge, y tient table ouverte, soudoie des courtiers parlementaires, entrepreneurs d'élections à forfait, orateurs de taverne et d'estaminet on ne juge pas qu'il y ait corruption lorsqu'on ne dépasse pas cinq cents livres sterling ; en fait, rien de plus fréquent, de plus ordinaire que de dépenser cinquante ou soixante mille francs. Un candidat entrera chez un cordonnier, lui achètera une paire de bottines, valant quelques schellings, et la payera quarante livres. Conservateurs et libéraux, whigs et tories, se montrent aussi peu scrupuleux les uns que les autres, et par une sorte de pacte tacite, de tolérance mutuelle, on ferme les yeux presque toujours. La Chambre des communes fait parfois au pouvoir judiciaire l'abandon d'importantes prérogatives sa besogne est immense puisqu'elle administre le plus vaste empire du monde, et elle n'aime pas les discussions théoriques, les querelles oiseuses, les récriminations byzantines qui remplissent trop souvent les séances des Chambres françaises ; elle a décidé qu'elle ne connaîtrait plus des pétitions faites contre les élections entachées de violence ou de vénalité, et elle confie à des juges la vérification des pouvoirs contestés de ses propres membres. Cette mesure dont elle se trouve fort bien, et qui produit les meilleurs résultats, aurait de grands avantages en France, et nous formons des vœux pour son adoption. En Angleterre, les pouvoirs législatif, exécutif, et judiciaire se trouvent sans cesse confondus, à la stupéfaction des théoriciens absolus qui, comme Sieyès, ont voulu les parquer, les retenir éloignés les uns des autres, les maintenir dans une enceinte infranchissable.

Le bill de 1867 a apporté une extension considérable au droit électoral, et le législateur ne s'est arrêté qu'aux confins du suffrage universel il a accordé le droit de vote dans les bourgs à tout homme domicilié depuis un an, et payant la taxe des pauvres, quelque soit son loyer pour les comtés, il a exigé un loyer de douze livres. Cette réforme à élevé le nombre des électeurs au chiffre de deux millions cent mille, mais elle n'a pas encore changé le personnel parlementaire la terre et le capital immobilier se partagent la Chambre des communes ; la richesse et l'aristocratie restent souveraines, les élections ont consacré le triomphe des tories, et les mœurs demeurent plus conservatrices que la loi. Comme avant 1867, on continue à définir le Parlement un club d'hommes riches. Le peuple, écrit Laugel, considère comme ses amis, ceux qui s'efforcent de lui donner le pain, la viande, les vêtements à bon marché, qui protègent ses enfants contre la rapacité industrielle, qui lui promettent de les mieux instruire ; il se défierait de ceux qui lui diraient que l'ignorance et la pauvreté sont les seuls maîtres, les seuls juges légitimes, qu'elles seules doivent faire et appliquer les lois. L'esprit de réforme trouve ses instruments dans des partis parfaitement organisés qui se remplacent au pouvoir, comme des ouvriers qui descendent les uns après les autres dans une mine. Cette Chambre reste encore aujourd'hui le modèle des assemblées politiques son président a la gravité et l'impartialité d'un juge. Elle n'a pas de règlement écrit ; des précédents séculaires lui servent de loi.

Montesquieu l'a dit avec raison, les coutumes d'un peuple esclave sont une partie de son esclavage celles d'un peuple libre sont une partie de sa liberté les lois, les règlements ne forment que l'enveloppe visible, extérieure, en quelque sorte tangible d'une société. Il ne suffit pas de considérer cette enveloppe, d'examiner la forme d'un corps pour le bien connaître il faut encore le disséquer, faire son anatomie derrière les membres, les bras, les jambes on trouve les veines, les muscles, les nerfs ; après tout cela, il y a encore l'âme, le principe immatériel que seul l'esprit peut découvrir et apercevoir. La constitution de l'Angleterre, la royauté, les Chambres, les comtés, les villes, les corporations, ce sont les membres, l'enveloppe extérieure du corps social l'aristocratie, l'Église nationale et les Églises dissidentes, la justice, la presse nous représentent les muscles, les veines, les nerfs ; l'âme de la nation, ce sont ses mœurs, son génie, sa puissance conquérante et civilisatrice.

Qu'importent les anomalies, les incohérences de la constitution anglaise, cette mosaïque patiente des siècles, si celle-ci fonctionne bien ? Mieux vaut une constitution médiocre bien pratiquée, qu'une constitution régulière comme le développement d'un axiome mathématique et rectiligne comme un cordeau, mais qui serait mal appliquée, qui se heurterait sans cesse à des difficultés séculaires, historiques, à des préjugés supérieurs et invétérés. Une Constitution est comme un instrument de précision, comme une de ces machines aux mille rouages qu'on voit dans les grandes usines tout dépend des ouvriers qui la mettent en mouvement confiée à des mains habiles, expérimentées, la machine donnera les résultats qu'on attend d'elle sinon, elle ne produira aucun travail utile, s'arrêtera et se brisera. Si les lois exercent une influence naturelle sur un peuple, les mœurs jouent un rôle bien plus considérable, et bien autrement décisif.

Ce qui fait la force de l'Angleterre, c'est son patriotisme étroit, exclusif, plein d'une âpreté égoïste et barbare, mais énergique et jaloux ; c'est son dédain des théories cosmopolites et pseudo-humanitaires, cette croyance indélébile à son excellence morale, à sa primauté dans tout ordre de choses et d'idées, cette ignorance de l'envie, ce sentiment des inégalités nécessaires, ce culte de ses héros, sa reconnaissance toute royale et sans bornes envers ceux qui l'ont bien servie c'est qu'elle a voulu marcher au progrès par la liberté, non par l'égalité. Chez un peuple animé de patriotisme, l'individu songe moins à lui-même qu'à la nation ; la patrie est une sorte de Dieu vivant, visible, remuant, qui a besoin comme le corps humain d'organes divers pour des fonctions diverses. Les hommes n'aspirent qu'à travailler à la santé et à la beauté de ce corps immortel. Toutes les tâches sont bonnes ; on ne s'étonne pas que les pieds ne ressemblent pas à la tête ; les uns vivent d'une vie extérieure, épidermique, en pleine lumière d'autres roulent invisibles dans les artères du grand corps, ou se fixent à l'ossature lourde et solide qui donne la force et la résistance. Les membres d'une telle société ignorent l'envie, l'inégalité même leur semble nécessaire. Ils pensent bien moins à leurs droits qu'à leurs devoirs, ils trouvent leur grandeur dans la petitesse ; ils s'oublient, ils se font volontairement grains de sable ; tant qu'ils ressentent le vague contre-coup de toutes les émotions du corps, les atomes sont contents.

Ce qui fait la force de l'Angleterre, c'est cette aristocratie qui l'a gouvernée et la gouverne encore, qui forme en quelque sorte la quintessence et l'élixir de la nation ; moins militaire, moins marchande que politique et territoriale, elle a toujours conservé la prééminence intellectuelle et morale. Par son alliance, son mariage continu avec la richesse, elle possède la terre (le sol de l'Angleterre appartient à trente mille personnes, et il y en a la moitié aux mains de cent cinquante propriétaires) par son empressement à adopter, à faire entrer dans ses rangs tous les parvenus de l'intelligence et du mérite, elle évite de s'abâtardir, elle se retrempe, se rajeunit sans cesse, et demeure aux yeux de tous l'idéal qu'on veut atteindre, mais qu'on ne jalouse point pour le détruire. Ses cadets iront à la Chambre des communes, ses filles épouseront les marchands enrichis. La puissance politique reste son patrimoine, son héritage naturel. Le peuple anglais se rappelle que son aristocratie a conquis le plus vaste empire du monde, et ces souvenirs l'environnent comme d'une auréole de gloire, d'un nimbe lumineux et éclatant. Jetez les yeux, dit Donoso Cortès, sur ce patriciat expansif à la fois et résistant, flexible comme le roseau qui s'incline au moindre vent, patient et persévérant comme s'il avait fait un pacte avec l'éternité, et dites si ce n'est pas là le patriciat romain. Le peuple romain fut guerrier, théologien et légiste ; le peuple anglais est un peuple de commerçants, de jurisconsultes et de théologiens l'un et l'autre sont esclaves des formules religieuses et des formules légales, à tel point qu'ils n'osent former la plus légère entreprise sans leur appui. Le peuple anglais est le symbole de l'égoïsme humain en adoration devant lui-même, et élevé par l'extase à sa dernière puissance.

Ce qui fait la force de la nation anglaise, c'est son attachement pour les traditions, les vieux usages, l'esprit de famille, sa foi religieuse ardente et sincère c'est le sentiment du devoir, du sacrifice ; c'est le maintien de ces grands partis politiques aux opinions séculaires et inaltérables, qui gouvernent tour à tour l'État, dont les membres demeurent inébranlablement fidèles à leur cause ; c'est encore son respect de la légalité, c'est qu'elle appuie son gouvernement, tandis que nous subissons, dénigrons et renversons le nôtre c'est que la Constitution n'est jamais remise en question, c'est qu'elle n'a pas besoin d'être défendue contre les émeutes, les révolutions, cette éternelle plaie de la France ; c'est que les Chambres et la royauté peuvent se vouer sans aucune distraction aux intérêts commerciaux et extérieurs du pays ; c'est que tous les problèmes politiques sont résolus depuis longtemps, et qu'il ne reste plus en suspens que des problèmes économiques et sociaux. Jusque dans le radical anglais se cache un conservateur, et le socialisme lui-même reste chrétien en Angleterre. Les classes élevées conservent le gouvernement et l'administration ; on doit désirer que cet état de choses se perpétue, car il a fondé la grandeur du peuple anglais, et la monarchie constitutionnelle est avant tout un régime spiritualiste, le gouvernement des grandes intelligences.

Loin de nous la pensée d'admirer sans réserve l'Angleterre et son peuple, et nous ne nous ferons pas faute de signaler les imperfections, les lacunes du système et de la race ce qui lui manque, c'est la sympathie instinctive, le charme individuel et social, la bienveillance à l'égard des étrangers et des autres peuples elle n'a jamais vu dans ses alliés que des instruments, et quand on l'étudie, on songe involontairement à cet axiome brutal d'un de ses penseurs, le célèbre Hobbes qui résume toute une philosophie du désespoir en trois mots : homo homini lupus ; il semble que la nation anglaise se soit approprié cette devise, et dise à son tour, populus populo lupus, tout peuple est un loup dévorant pour un autre peuple. L'Angleterre s'imagine, dans son naïf et imperturbable orgueil, que tout lui est dû, et comme jadis les Romains dénonçaient la mauvaise foi punique, eux les trompeurs par excellence, de même elle accuse volontiers d'hypocrisie tous ceux qu'elle ne peut duper facilement et amener à ses fins. Elle adore le succès, divinise la richesse et la puissance, dédaigne la pauvreté, fait céder les intérêts politiques à son commerce, regarde le monde entier comme la matière exploitable et corvéable à merci de son trafic. Son système économique peut se définir ainsi trop de travail, et trop de dépense ; le socialisme a fait son apparition dans cette terre promise de l'économie politique ; le vice capital de l'ouvrier anglais est l'imprévoyance, mère de la misère ; le budget des pauvres grandit de jour en jour et prend d'effrayantes proportions ; ni l'ouvrier des villes, ni l'ouvrier des campagnes ne possèdent et n'amassent ; la terre reste concentrée, tandis qu'en France, le cultivateur arrive à la propriété par l'économie, par l'épargne persévérante, tandis que nos six millions de cotes foncières demeurent le fondement le plus solide de notre société. Sous l'influence des doctrines de l'école économique et radicale, l'Angleterre commence à se désintéresser des affaires du continent, elle se replie sur elle-même et se recueille dans sa richesse et sa prospérité ; sa politique mercantile devient celle d'un boutiquier qui se retire au fond de son comptoir, et dit qu'il n'a rien à voir aux querelles de la rue elle examine les plus graves questions au point de vue du doit et de l'avoir, elle paraît se réduire au rôle de banquier du genre humain. Elle semble oublier qu'une nation ne vit pas seulement de commerce et d'industrie, mais encore de grandeur, d'influence, de force morale et matérielle, comme les individus ne vivent pas seulement de pain et de viande, mais encore de principes, d'idées et de foi agissante. Le peuple anglais comprendra sans doute un jour que le système de la paix à tout prix, du chacun pour soi, chacun chez soi, ne convient pas à une grande nation, et il voudra garder sa place naturelle et légitime dans le concert des puissances.

De même que les chemins de fer sillonnent le territoire de l'Angleterre, mille gouvernements locaux couvrent la surface du pays ils sont entre les mains de l'aristocratie, de la bourgeoisie, de la richesse territoriale, du capital, qui remplacent ce que nous appelons en France l'administration. On peut définir le self-government anglais l'administration des comtés, des bourgs et des paroisses par les services honorifiques des classes supérieures et moyennes à l'aide de taxes locales sur le revenu des propriétés foncières. Nous allons entrer dans l'étude de ce mécanisme, et donner quelques détails sur l'organisation et le développement de ces institutions

Le Comté, le Juge de paix. — Les comtés sont des divisions de la période saxonne ; avant la conquête normande, ils avaient le caractère d'associations de communes. On pourrait plutôt les comparer à nos anciennes provinces françaises, qu'à nos départements actuels ; ils sont le grand pouvoir local, et l'ancien self-government reste dans cette sphère presque entièrement à l'abri des empiètements du pouvoir. Au premier rang de ses autorités, se placent le shérif, le coroner, le lord-lieutenant, le juge de paix.

Le shérif est nommé chaque année par le roi, et cette fonction est gratuite et obligatoire il faut appuyer son refus sur un titre légal d'excuse, tel que l'insuffisance de fortune, pour ne pas subir une forte amende. Les devoirs du shérif sont multiples, tantôt judiciaires, tantôt administratifs et de police. Comme magistrat, il n'a conservé qu'une très-mince autorité, encore la partage-t-il avec les juges de paix. Il convoque les jurés, assiste aux assises, fait exécuter les jugements. Réputé gardien de la paix du roi, il peut sommer tous gens des communes de son comté de lui prêter main-forte. Il nomme ses auxiliaires, les agents inférieurs de la procédure judiciaire, les gardiens de prison et l'exécuteur des hautes œuvres. Il est le gardien des biens et des droits de la couronne, intervient dans beaucoup de réunions publiques, dresse de concert avec les paroisses les listes d'électeurs, transmet officiellement à Londres les noms des représentants élus.

Les coroners sont élus à vie par les freeholders ou propriétaires fonciers ils interviennent surtout en cas de décès extraordinaires ; ils sont en quelque sorte les magistrats des morts, et font avec le concours d'un jury, les enquêtes si elles révèlent un coupable, ils l'envoient en prison pour être mis en jugement ; au besoin ils doivent assister le shérif dans l'exercice de ses hautes fonctions d'exécuteur judiciaire.

Le lord-lieutenant, chef des forces militaires, milice, yeomanry et volontaires, est un fonctionnaire aristocratique, investi de l'office honoraire le plus éminent du comté. Nommé par le souverain, qui peut le révoquer, mais qui n'use presque jamais de ce droit, il reste en charge, par le fait, sa vie durant. Depuis 1780, on ne cite que cinq destitutions, dont la dernière eut lieu en 1832 ; le caractère gratuit et purement honorifique de cet office assure une grande indépendance aux personnages qui en sont investis. Le lord-lieutenant est le premier juge de paix du comté, le gardien des archives locales, custos rotulorum. Il nomme le greffier de paix, clerk of the peace, son suppléant, les vice-lieutenants ou deputy-lieutenants auxquels il délègue une partie de son autorité, les officiers et commissaires de la milice. Organe habituel de la correspondance entre le ministre de l'intérieur et le comté, il accompagne le roi quand celui-ci visite le comté. Une loi de 1871 a transféré au commandant de l'armée, et au secrétaire d'État de la guerre, une partie des attributions des lords-lieutenants, en ce qui concerne la milice, la yomanry, et les corps de volontaires.

Les fonctions de juge de paix forment, dans leur immense sphère d'activité, le centre de gravité du self-government. Cette magistrature, on l'a dit avec raison, n'a pas sa pareille dans la chrétienté, elle offre dans une intime union le respect de la tradition, l'initiative du bien et un contrôle efficace conjurant toute déviation vers le mal. En France, rien de semblable il serait inutile de chercher des termes de comparaison. Le magistrate tient tout à la fois du préfet, du maire, du conseiller général, du ministère public, du juge correctionnel et civil ; pourtant il n'est rien de tout cela. Il est gentleman[4], il est indépendant, il juge, il administre d'après la commonlaw, d'après les statuts et la coutume, non d'après les instructions du pouvoir central. Il maintient à leur place le droit public et le droit privé, et sait ne pas sacrifier l'un à l'autre. Il appartient à l'élite sociale du comté. Ce n'est pas un fonctionnaire ayant besoin d'un emploi pour vivre, puisque sa mission reste honorifique et gratuite. Nous examinerons quelle autorité nomme le magistrate, quelles sont ses fonctions, quelle est la nature de sa responsabilité.

En Angleterre, quiconque est âgé de vingt et un ans et justifie d'un revenu foncier de cent livres sterling, peut se présenter devant le lord-lieutenant, qui le reçoit juge de paix et en réfère au lord-chancelier. Le souverain confère la nomination définitive par une commission délivrée sous le grand sceau ; il se réserve de suspendre ou révoquer selon son bon plaisir, mais il ne le fait jamais, sauf deux cas : lorsque le magistrat n'a plus de résidence dans le comté, ou enfreint les devoirs du gentleman, partout définis par les mœurs. Le cens légal a pour but d'assurer aux classes élevées un droit social de remplir ces fonctions. L'étendue des attributions dépend de la commission en certains cas, celle-ci est spéciale et contient la classe dite du quorum ou d'investiture de la juridiction criminelle, que l'on délivrait jadis de préférence aux légistes ; aujourd'hui presque tous sont juges du quorum et les propriétaires fonciers ont remplacé en général les hommes de loi. Le nombre des magistrates n'est pas limité, et il s'élève dans beaucoup de comtés au delà d'une centaine : en fait, la fonction est devenue une sinécure pour la moitié au moins des titulaires, et on distingue les juges de paix en activité de ceux qui ne le sont pas.

La mission des juges de paix a un double caractère tantôt elle s'exerce comme charge publique personnelle, tantôt elle revêt la forme collégiale tantôt le magistrate agit seul et individuellement, tantôt il agit collectivement avec- plusieurs de ses collègues. Dans ces deux alternatives, il reste à la fois juge et administrateur. Tous les juges de paix en activité sont tenus de pourvoir au maintien de la paix publique ils ont la police préventive, judiciaire et réglementaire, dirigent les constables[5] et officiers subalternes, font arrêter les coupables en flagrant délit, délivrent des ordres d'arrestation, mettent fin aux réunions séditieuses et illégales, débarrassent les routes des mendiants et des vagabonds, et peuvent exiger de toute personne qui menace autrui une caution, dite sûreté de paix ; sur son refus de la fournir, le magistrate décrète contre elle un emprisonnement qui ne doit pas dépasser un an. De même, il peut exiger une caution de bonne conduite des pamphlétaires, rôdeurs de nuit, voleurs notoires, ou habitués des maisons de prostitution. En matière de police correctionnelle, il jouit d'une juridiction pénale sommaire ; autrefois ses attributions étaient beaucoup plus considérables que de nos jours. On a réduit le taux de sa compétence, et permis le plus souvent au prévenu d'opter pour un jury. Le juge de paix ne connaît en général que d'affaires limitées à une importance de cinq livres sterling, ou de trois mois de prison il décide en audience publique et conclut en général à une amende, ou à un emprisonnement lorsque l'insolvabilité est constatée ou notoire.

Le juge de paix joue un rôle important dans l'instruction la procédure anglaise revêt les mêmes formes que le jugement ; le système de la publicité et de la protection du prévenu contre lui-même prévaut. Tout se passe oralement et contradictoirement entre l'accusateur et l'accusé, présumé innocent jusqu'à preuve contraire. Ici intervient le bill d'habeas corpus de 1679, en vertu duquel nul ne peut être emprisonné sans un mandat motivé, délivré par un magistrat, sur le serment du dénonciateur annonçant qu'un crime ou délit a été commis et qu'il y a lieu de croire que la personne désignée en est l'auteur. Le juge de paix est tenu, sous peine d'une amende de 500 livres sterling, de rendre alors l'arrêt d'habeas corpus, d'après lequel il est prescrit au geôlier de présenter immédiatement ou dans le délai de huitaine, le prisonnier devant un juge. Le plaignant et les témoins doivent, sous peine d'emprisonnement, donner caution de comparaître ; si le prévenu fournit une somme en rapport avec sa condition et la nature du fait incriminé, il est mis aussitôt en liberté. La loi va plus loin elle couvre ce dernier de cette maxime que nul ne peut être forcé de s'incriminer soi-même ; il n'a pas à subir d'interrogatoire, on doit s'en rapporter aux dépositions contraires. Un bill de 1848 oblige le juge à avertir l'accusé de ne pas déposer contre lui-même.

Dans la sphère administrative, l'ingérence du magistrate est multiple et s'étend chaque jour. Il participe seul ou avec un de ses collègues à presque tous les services du comté ; il a la police industrielle, notamment la surveillance des hôtelleries et tavernes, des routes et des côtes, de la chasse, de la pêche et du roulage. Il prend part à l'administration de la milice et de l'armée permanente.

En Angleterre l'action et la délibération revêtent très-souvent la forme collective ; de là l'importance des commissions à tous les degrés de l'échelle sociale ; ainsi le ministère le plus important, celui de la Trésorerie, est administré par une commission il en est de même pour le département du commerce, le régime des pauvres, etc. Dans un ordre moins élevé, nous trouvons les comités pour l'embellissement des villes, les syndicats des égouts, des grandes routes ; le bill de 1858 sur les corporations municipales confie la gestion de toutes les affaires urbaines à des commissions. Enfin les juges de paix réunis exercent leurs pouvoirs les plus importants. Ces magistrats tiennent des cours désignées sous les dénominations suivantes Petites sessions — petty sessions — ; sessions spéciales — spécial session — ; sessions générales ou trimestrielles — quarter sessions.

Les premières consistent dans la réunion concertée de deux juges de paix ; ils jugent habituellement les petits délits, tels que rixes, cas d'ivrognerie, etc., et la plupart des contestations entre patrons et ouvriers.

Les secondes sont les sessions de commande de tous les magistrates d'un district ou d'un bourg ; la présence de deux juges suffit pour la validité des décisions, dont on peut d'ailleurs appeler aux cours trimestrielles. Leurs attributions sont les suivantes ils nomment les constables d'ordre secondaire, vérifient les listes du jury, accordent des permis de chasse, des licences pour la vente du gibier et les débits de boissons, statuent sommairement sur les demandes d'aliments formées contre le père d'un enfant illégitime ; ils sont administrateurs de l'assistance — guardians of the poor —, confirment les inspecteurs des pauvres, contrôlent leurs comptes, approuvent les états de la taxe des pauvres, prononcent sur les réclamations élevées par les contribuables.

Les sessions trimestrielles ont lieu, comme leur nom l'indique, tous les trois mois ; elles constituent le troisième degré de juridiction, la représentation principale et la plus directe des intérêts du comté. Elles doivent se composer au moins de trois juges ; on peut ramener à trois groupes leurs attributions l'administration, la justice, la taxe. Comme administrateurs, ils nomment les hauts constables, les inspecteurs des poids et des mesures, des travaux de construction des ponts, les visiteurs ou surveillants des asiles d'aliénés statuent sur les constructions nécessaires pour installer des prisons et des tribunaux. En second lieu, ils fonctionnent soit comme chambre des mises en accusation, soit personnellement comme juges d'instruction avec le concours d'un grand et d'un petit jury ; connaissent de tous les délits ou crimes commis dans le comté, sauf les cas de meurtre, de haute trahison, de félonie, de parjure, de conspiration emportant peine capitale ou transportation à vie ; reçoivent les appels du degré inférieur. Enfin les magistrates dirigent et contrôlent les finances du comté ils nomment parmi eux une commission qui prépare et présente un budget des dépenses et des recettes présumées du trimestre d'après le rapport,, l'assemblée arrête les comptes du trimestre écoulé, et vote les dépenses à faire dans le trimestre qui commence. La taxe dite county-rent, fournit aux dépenses du comté pour le fonds du criminel, les prisons, les tribunaux, la police. La somma est répartie entre toutes les paroisses proportionnellement au revenu total des propriétés imposables. L'évaluation du revenu net des propriétés s'établit par une autre commission que l'assemblée des juges du comté nomme dans son sein ; la taxe a pour base le revenu annuel des terres, maisons, dîmes, houillères et bois taillis. La répartition demeure confiée à une troisième commission choisie parmi les membres de la session trimestrielle, qui vote définitivement en audience publique et statue sur les réclamations. Les marguilliers et inspecteurs des paroisses versent le produit de la taxe au high constable du canton, des mains duquel les fonds passent dans celles des receveurs élus par les magistrates. Inutile d'ajouter que ceux-ci sont secondés dans leur tâche par d'assez nombreux fonctionnaires salariés, choisis par eux, responsables devant eux ; le plus important est le clerk of the peace, intermédiaire placé par la coutume entre le corps dirigeant, les administrés et les chefs de service, qui prépare l'exposé des questions, notifie et exécute les décisions des magistrates.

On le voit, .les juges de comté ont en matière de taxe un pouvoir presque illimité, et agissent avec une liberté d'action bien plus grande que celle de nos conseils généraux les commissions jouent un rôle considérable dans les sessions trimestrielles il y en a pour la fixation du budget, pour l'évaluation des propriétés, pour surveiller les écritures des comptables, et on en nomme chaque fois que le besoin s'en fait sentir. Ainsi les juges de paix exercent une sorte de patronage traditionnel[6] ; ils représentent encore l'idée de gouvernement patriarcal, paternel... Ces maîtres du sol n'aperçoivent rien au-dessus d'eux, rien même à côté d'eux. Qu'est-ce qui viendrait leur rappeler.que toute puissance doit s'incliner devant l'inflexible justice ? ils sont juges devant la majesté de l'État ? ils remplissent eux-mêmes presque toutes les fonctions qu'ailleurs s'attribue l'État ; devant la majesté divine elle-même ? les ministres de Dieu sont leurs clients. La magistrature n'existe point à l'état d'un grand corps solitaire, sévère, aussi menaçant que protecteur. L'administration est comme un sable sur lequel marchent les individus ; ce n'est pas une montagne qui les domine. Les petites forces provinciales sont pareilles à des sources éloignées les unes des autres ; il n'y a pas de fleuve où elles aillent se mêler et se perdre. Les deniers des comtés, des villes ne passent point d'abord par les mains des collecteurs de l'État ; en France, même quand le département, quand la commune se taxe, c'est encore l'État qui semble lui faire l'aumône.

Le juge de paix demeure pénalement et civilement responsable pour tous les actes de son office, et porte la peine de ses fautes. Toutefois lorsque ses intentions sont pures, la loi ne l'atteint pas ; on ne regarde pas si ce qu'il a fait était réellement bien fait, mais quels ont été ses mobiles on ne veut pas punir à cause d'une erreur ou d'une méprise des hommes qui administrent gratuitement un office public. Le magistrate jouit d'ailleurs du bénéfice d'un jugement local par le jury et d'une prescription très-courte de six mois. Selon la gravité du délit, il peut y avoir lieu à la révocation de l'emploi, aux amendes ou à la prison. Ces voies de recours reposent sur cette idée fondamentale qu'un magistrat, hors des limites formelles de sa juridiction, doit être regardé comme un simple particulier, et par ce motif, directement responsable comme tout individu, vis-à-vis d'un autre, des atteintes illégales portées à la sphère des droits d'autrui dans sa personne ou dans ses biens.

Bourgs ou Corporations. — Les bourgs — boroughs — forment de véritables anomalies dans la constitution anglaise ce sont des localités qui tiennent d'une charte royale ou d'un acte du Parlement un certain pouvoir de se gouverner. Au dix-huitième siècle les corporations se trouvaient dans la plus fâcheuse situation une faction oligarchique et héréditaire les administrait sans contrôle, le commun des bourgeois n'était plus guère qu'une gent taillable et corvéable à merci ; le corps politique ne supportait pas de charges, les faisait retomber sur la masse des contribuables, exerçait le monopole du vote pour la Chambre des communes, et le mettait à l'encan. Une justice mal administrée et partiale, le gaspillage des deniers publics, le secret des actes et des procédures, souvent même la ruine, la décadence des villes, telles étaient les conséquences de ce régime. Le bill de 1835 vint donner satisfaction aux plaintes qui s'élevaient, et réduisit considérablement la prérogative des bourgs. Ceux-ci sont bien moins que les comtés, ils sont autre chose surtout ; au contraire de ceux-ci où les pouvoirs administratifs et judiciaires se trouvent la plupart du temps dans les mêmes mains, leur organisation repose aujourd'hui sur le principe de la division des attributions. Chaque ville possède 1° un bourgmestre ; 2° des conseillers — aldermen — ; 3° un conseil choisi par la bourgeoisie — comrnon council. On a voulu réunir complètement à l'association communale les habitants domiciliés, résidant, ayant pris part régulièrement aux fonctions de juré et aux impôts municipaux. Les conseillers sont élus par et parmi les bourgeois pour trois ans et sortent par tiers chaque année, ils nomment à leur tour les aldermen — sorte d'adjoints — pour six ans, et tous ensemble réunis choisissent le maire ou bourgmestre, dont les fonctions sont annuelles sauf réélection. Les conseils municipaux prennent dans leur sein un certain nombre de commissions, qui ont chacune la direction d'une ou de plusieurs branches de services, et qui administrent au nom et comme déléguées du common council.

On n'a pas obéi à une tendance unique dans la création des attributions des conseils ; tantôt nous voyons le principe centraliste dominer, tantôt celui du self-government l'emporter. La loi de 1833 ne se montrait pas favorable à leur indépendance, et ne leur reconnaissait que des droits élémentaires tels que : 1° l'administration des biens et revenus municipaux et des fondations d'intérêt local, à l'exception des fondations charitables ; 2° le service des cours de justice ; 3° la police. Mais nombre d'actes particuliers[7] ont ajouté à ces pouvoirs il existe à cet égard une grande diversité, d'une localité à l'autre. La plupart des bourgs sont chargés du service de la voirie, des égouts, de la police des constructions, des travaux d'amélioration, des ateliers insalubres. Un bill de 1858 a cherché à établir un peu d'uniformité et d'harmonie dans les incohérences de la législation précédente cet acte peut être considéré comme une sorte de charte générale proposée par le Parlement, soit aux localités qui n'en ont pas, soit à celles qui en ont une moindre ; il a pour principe fondamental que les corporations demeurent libres de l'adopter ou de ne pas l'adopter, et constitue un retour au système de la décentralisation administrative. Les conseils municipaux restent d'ailleurs saisis de tous les biens appartenant aux bourgs ; ils ont le pouvoir, sous certaines restrictions, de louer, de vendre, d'acheter, échanger, hypothéquer. Les revenus propres des villes consistent en rentes foncières, péages de marchés, loyers de terre et de maisons, droits de navigation, de port, de transit et autres. Lorsque ces revenus sont insuffisants, on pourvoit au déficit par une taxe nommée taxe générale de bourg ou de district, établie de la même manière que celle de comté ; en outre il peut être perçu d'autres taxes par les commissions locales, telles que la taxe de police, la taxe pour l'eau, celle des routes, celle pour l'éclairage des rues, celle des égouts. Ces taxes peuvent t se diviser en trois catégories les taxes directes et indirectes, les monopoles exploités par les administrations locales.

Les taxes directes forment la base principale et presque exclusive du système financier des comtés, des bourgs, des cités, des paroisses et des commissions chargées de services spéciaux. Elles ont, en général, pour type la taxe de comté et celle des pauvres, et se justifient par des raisons d'équité puisées dans la spécialité de la dépense à laquelle la taxe doit pourvoir. Comme l'État absorbe presque toutes les sources de revenus indirects, on comprend que les administrations locales aient dû se rabattre sur les impôts directs, dont le chiffre total est aujourd'hui de 400 millions de francs. Chaque besoin nouveau amène une loi nouvelle on trouve dans ce système des garanties sérieuses contre les dépenses inutiles qui compensent le défaut résultant de la difficulté de répartition et de perception. Les Anglais veulent voir clair dans leurs affaires, et les administrer eux-mêmes aussi ont-ils cru devoir affecter une taxe distincte à chaque spécialité de dépense. Toutefois les doctrines centralisatrices commencent à battre en brèche ce principe elles y ont introduit une première exception, elles se sont, pour ainsi dire, glissées dans la place du self-government à travers les corporations, et au moyen des paroisses. Un bill de 1871 sur les taxes et le gouvernement local a entrepris de priver les villes de certains privilèges, surtout au point de vue financier ; on n'a pas attaqué de front les corporations municipales, on leur a opposé les paroisses. Chacune de celles-ci ayant un inspecteur des pauvres, on lui adjoint un comité de paroisses électif, chargé dorénavant de percevoir l'impôt dit consolidé parce qu'il comprendra toutes les taxes locales. Ces conseils de paroisses devront soumettre leurs comptes à des agents de l'État, qui peuvent réduire, supprimer les dépenses exorbitantes ou illégales, inscrire d'office celles que la loi réclame. Les conseils nommeront des collecteurs d'impôts, dépendant d'un conseil central. Voilà un pas dans la voie de la centralisation toutefois on peut croire que les mœurs résisteront longtemps à l'invasion, à l'immixtion directe de l'État dans les institutions locales. Une taxe unique présente d'incontestables avantages, en ce qui concerne le contrôle, la facilité, la réduction des frais de perception, mais elle ne tient guère compte du profit particulier que chacun tire de la dépense, tandis qu'avec le système des taxes spéciales, chacun contribue à la fois en proportion de ses facultés et des avantages que lui procure l'emploi de la taxe.

Les taxes indirectes forment l'exception et n'existent que dans un petit nombre de localités ; parmi les plus notables d'entre elles, nous citerons les droits sur le bétail à Édimbourg ; sur les marchandises entrant et sortant par terre à Newcastle sur las grains, les fruits, les vins et les charbons à Londres ce dernier article rapporte annuellement plus de 5.000.000 de francs. En dernier lieu, les administrations municipales du Royaume-Uni tirent des revenus importants de certains services publics, tels que l'établissement des marchés, l'exploitation des abattoirs, les bains et les lavoirs publics, la fabrication et la vente du gaz d'éclairage accordé par des actes du Parlement à certaines villes. Manchester obtient annuellement plus de 1.000.000 de francs de ce dernier monopole.

Dans toutes ces lois et mesures d'intérêt local, nous voyons toujours intervenir le Parlement et nous n'entendons jamais parler du pouvoir exécutif. Presque tout ce qui fait chez nous l'objet d'arrêtés organiques, émanant du chef de l'État, est réglé dans le Royaume-Uni par acte de la Chambre des communes. C'est là un des traits distinctifs de la constitution anglaise, une des sauvegardes les plus précieuses du self-government. Une corporation a-t-elle besoin d'un impôt, d'un emprunt une compagnie d'une concession de docks ou de chemins de fer, elle doit se pourvoir auprès du Parlement pour en obtenir un bill privé — private bill. Ici la Chambre des communes procède comme une cour de justice elle a des comités faits comme des tribunaux et tout un code de procédure en sa qualité de chambre législative, elle pourvoit à ce qu'aucun bill contraire à l'intérêt public ne reçoive sa sanction elle statue en même temps comme arbitre des intérêts privés. On forme pour chacun de ces bills un comité spécial, et comme la Chambre elle-même se reconnaît insuffisamment instruite de l'affaire, elle se rallie d'habitude aux conclusions du rapporteur.

Paroisses. — A la base des pouvoirs que l'on vient d'indiquer se trouve la paroisse, circonscription territoriale constituée par la coutume et par des décisions émanant de l'évêque ou du conseil privé. Souveraine dans sa sphère, la paroisse constituait jadis une société ayant ses attributions propres, s'étendant sur toute la surface du pays, dans les comtés, dans les cités, dans les bourgs, dont elle est un fractionnement matériel, non une division politique. Le pouvoir réside dans l'assemblée de tous ceux de ses habitants qui payent la taxe des pauvres cette assemblée se nomme Vestry, et chaque contribuable a dans les décisions un nombre de voix proportionnel à la valeur locative des immeubles qu'il possède ou qu'il occupe, sans toutefois pouvoir aller au delà de six. Le Vestry élit les officiers da la paroisse, qui agissent comme mandataires gratuits, et lui doivent compte de tous leurs actes. Autrefois la paroisse rurale anglaise avait de nombreuses attributions, mais elle voit aujourd'hui diminuer progressivement son humble domaine ; avant i834, elle était chargée de l'assistance des pauvres on la lui a retirée. Elle ne dirige plus avec indépendance que trois services, le matériel de l'église, le cimetière et les chemins assistée, dominée, soit par les juges de paix, soit par les inspecteurs des pauvres et des grandes routes, elle semble de plus en plus réduite au rôle d'un agent-voyer, d'un agent répartiteur. C'est une combinaison bizarre du spirituel et du temporel les éléments qui la constituent se côtoient, se confondent, forment un amalgame, une mosaïque capable de stupéfier et de scandaliser nos modernes inventeurs de constitutions, fanatiques d'unité géométrique. Les marguilliers, qui sont la cheville ouvrière de l'administration paroissiale, ont des attributions de deux sortes au spirituel, ils sont curateurs du bâtiment de l'église, représentants de sa fortune mobilière, ils pourvoient aux besoins matériels du service divin, exercent la police du temple ; au temporel, ils font la répartition et la perception de la taxe d'église.

La loi de 1834 a placé l'administration des pauvres sous la direction et le contrôle d'une haute commission — poor law board —, qui siège à Londres ; elle a également innové au régime antérieur par l'introduction des unions de secours formées de plusieurs paroisses et rendues obligatoires. La haute commission déploie une grande activité, et fait les règlements nécessaires à la marche du service. On comprend bien ici l'ingérence du pouvoir central, car la question du paupérisme devient une question vitale en cette Angleterre qui, de tous les pays de l'Europe, est celui où l'assistance des pauvres absorbe les sommes les plus considérables, et prend au plus haut degré le caractère d'une institution publique.

Les membres du board of guardians, ou bureau dirigeant des administrateurs de chaque union, sont élus pour cinq ans parles propriétaires et les locataires de biens imposés à la taxe des pauvres. Quiconque a durant une année acquitté cette taxe dans l'union, devient électeur il a autant de voix qu'il a de fois un revenu foncier d'une valeur locative ou d'un loyer montant à 50 livres sterling, sans toutefois dépasser six voix ; nous avons retrouvé la même particularité dans la paroisse. Les guardians se chargent, avec le concours des inspecteurs des pauvres, de recevoir les personnes qui réclament des secours ils décident s'il y a lieu d'accorder l'assistance à domicile, ou dans les workhouses, ces hôpitaux officiels de la misère, ces couvents, ces prisons déguisées de la pauvreté, où l'indigent, asservi à des travaux humiliants, obtient le logement, la nourriture et l'instruction, à condition de casser des pierres, d'éplucher des étoupes, etc. Les guardians nomment les employés et agents salariés de ces établissements ils contrôlent la répartition de la taxe des pauvres, sont chargés de l'enregistrement des naissances, décès et mariages, et rendent des comptes à la commission centrale de Londres. La centralisation du département des pauvres a amené la création d'un nombre énorme d'employés rétribués on compte près de 60.000 agents de l'assistance publique il y a en Angleterre 15.000 paroisses environ, réparties en 627 unions. La taxe des pauvres absorbe la somme effrayante de 250.000.000 de francs ; le budget de la misère a sextuplé depuis un siècle, et l'on songe avec tristesse que le plus riche pays du monde est celui où la pauvreté se présente sous sa forme la plus navrante et la plus terrible.

 

LONDRES

La position de Londres a toujours été une anomalie dans la constitution anglaise ; sa grandeur démesurée, l'affluence du commerce et de l'industrie qui en firent de tout temps leur siège principal, contribuèrent à lui former un régime exceptionnel. Il faut distinguer avec soin la cité et la métropole : celle-ci désigne l'ensemble de la vaste agglomération de Londres avec sa banlieue ; celle-là est une corporation municipale qui seule a échappé à la réforme de 1835 et repose encore sur l'ancienne organisation des ghildes ou corps de métiers. Son luxe vulgaire, écrit Laugel, son désordre financier, sa détestable administration n'ont pas encore comblé la mesure de la patience anglaise. Mais toutes sortes de comités spéciaux se superposent à elle, et ne lui laissent plus guère que les apparences. On craint pourtant vaguement de municipaliser tout à fait Londres et de placer à côté du Parlement un gouvernement qui représenterait 3.000.000 d'hommes. Que serait la commune de Londres ? la cité n'est aujourd'hui qu'une sorte de principauté bourgeoise, la plus riche du monde, qui aime à donner sa fastueuse hospitalité aux rois, aux empereurs, ou à leurs ambassadeurs. Cette organisation multiple et singulière de la cité et de la métropole, cette diversité d'éléments qui la composent ont fait dire très-justement à un publiciste : ici tous les siècles, tous les systèmes contribuent par quelques traits à présenter une image qui ressemble assez à ces points de vue où une tranchée de chemin de fer découvre aux yeux des formations de tous les âges. Cette phrase peut s'appliquer au reste de la constitution anglaise, très-variable, très-bigarrée dans ses détails, bien que fixe dans son esprit.

Nous en avons fini avec l'étude des institutions locales en Angleterre ; nous avons vu se dégager le self-government tel qu'il se comporte aujourd'hui. Pour le résumer et le bien caractériser, nous reproduirons l'appréciation si nette et si exacte de MM. Fisco et Van der Straeten dans leur beau livre sur les taxes locales Il n'existe que de faibles liens hiérarchiques en Angleterre, entre l'État, les comtés, les bourgs, les cités et les paroisses chacun d'eux est en quelque sorte indépendant des autres dans le cercle de ses attributions. Le Parlement, il est vrai, décrète des lois pour tout le Royaume-Uni ; mais en général les autorités de l'État n'en suivent pas l'exécution... Ce n'est pas que les fonctionnaires manquent au Parlement, mais il n'a point d'action réelle al efficace sur eux, par deux raisons principales la première, c'est qu'ils remplissent communément des fonctions non rétribuées par le Trésor public ; la seconde, que, n'étant en général soumis à d'autre autorité que celle du Parlement, ils n'ont pas de supérieur administratif qui les dirige, les surveille, les approuve, les blâme, les récompense ou les punisse. Le Parlement exerce, à cet égard, la plupart des attributions qui, ailleurs, appartiennent au souverain il institue des agents, leur prescrit des règles, leur impose l'obligation de lui faire des rapports et de lui rendre des comptes par l'intermédiaire de l'un des principaux secrétaires d'Etat, mais le plus souvent il se borne à faire imprimer ces documents... Ainsi, dans la société anglaise tous les pouvoirs sont sans ordre hiérarchique entre eux, et chaque administration forme en quelque sorte un centre particulier. Suivant les circonstances et à mesure que l'intérêt public l'exige, on voit bien le Parlement retirer à la paroisse, à la corporation municipale ou au comté, l'une ou l'autre de ses .attributions, comme la charité, l'état civil, la police, etc. pour ̃en investir une commission siégeant dans la métropole on le 'voit bien créer de nouveaux centres administratifs mais on ne peut découvrir dans les lois qui décrètent ces mesures rien d'analogue à la centralisation telle qu'elle est établie dans plusieurs États du continent. Le gouvernement en Angleterre, quand il attaque un privilège du comté, de la corporation municipale, de la paroisse, ne le supprime pas tout entier ; il en prend seulement la part nécessaire pour exercer sa surveillance, et remet le surplus aux diverses classes de citoyens. C'est là ce qui caractérise ce système de semi-centralisation... Tous ces pouvoirs, toutes ces administrations abandonnées en quelque sorte à leur propre impulsion, se meuvent au sein de l'État dans la zone qui leur est propre, sans excéder leurs limites, sans se mêler jamais. Pourquoi ? Parce qu'ils sont soumis à un contrôle supérieur, celui de l'autorité judiciaire. Ce contrôle qui s'étend à tous les corps administratifs, est remis entre les mains de diverses cours de justice. Le tribunal qui possède sous ce rapport la plus vaste comme la plus puissante juridiction, c'est la Cour du banc de la reine. Quelques exemples feront comprendre la nature de ce contrôle... Deux comtés voisins, nécessairement égaux en droits, et n'ayant au-dessus d'eux aucun supérieur administratif, ne peuvent tomber d'accord sur le point de savoir qui doit faire les frais d'un pont ou d'une route limitrophe ; une autorité publique fait quelque acte nuisible à des particuliers ; les marguilliers d'une paroisse détournent à leur profit le produit d'une taxe votée par le Vestry l'assemblée des juges de paix vote un traitement pour le shérif, dont les fonctions, d'après la loi, doivent être gratuites ; le maire d'un bourg s'attribue le droit de nommer les officiers municipaux contrairement au statut : dans tous ces cas, c'est la Cour du banc de la reine qui possède le pouvoir d'anéantir et de châtier les excès commis.

L'Amérique est un pays entièrement démocratique et parlementaire, l'organisation du gouvernement anglais est une combinaison des formes monarchique, aristocratique et démocratique. Les Américains ont pu refaire une société à neuf, et la débarrasser de toutes ces anomalies, de toutes ces incohérences qui se rencontrent chez les Anglais. Rome a fait la grammaire du droit civil, l'Angleterre a fait la grammaire politique. Elle apprit à l'Europe, à l'Amérique, à l'Australie, au monde entier, à connaître, à envier un certain idéal do gouvernement qui met la force au service de la raison, qui livre le pouvoir à l'intelligence, qui en conciliant les besoins du présent avec les droits du passé, empêche les révolutions par les réformes, impose des réserves à toutes les impatiences et des freins à toutes les ambitions. C'est par là que l'Angleterre a bien mérité de l'humanité, de la civilisation, c'est en initiant les autres peuples au régime parlementaire qu'elle a apporté sa part de progrès, son contingent de lumières à l'Europe, à la chrétienté. Ne nous lassons pas de le répéter, l'aristocratie anglaise est une institution politique, non une caste ; elle est l'âme de la nation, elle est la nation elle-même. Elle a senti que l'égalité devait être la paraphrase de cette noble maxime à chacun selon ses œuvres ; aussi la puissance de la nobility et de la gentry se fonde-t-elle sur la propriété et sur la supériorité d'éducation. Quiconque a une importance et une valeur, tend constamment à sortir du cercle dans lequel il se trouve placé. Aucun des hommes réellement capables de ce pays n'a ses racines dans le peuple ; dès qu'il commence à se sentir, il franchit ce milieu, s'affilie à la classe au-dessus de lui, et ne tarde pas à abandonner ses anciens amis ; voilà la règle les exceptions sont rares. C'est l'aristocratie anglaise qui se ligua autrefois avec le peuple contre la royauté pour obtenir la liberté politique et l'égalité devant la loi aussi reste-t-elle populaire et en quelque sorte démocratique. En Amérique l'appareil a été simplifié il n'est pas sûr qu'il fonctionne aussi bien. Les Anglais ont un roi, des lords héréditaires, une Église officielle, une armée permanente, une propriété semi-féodale avec des substitutions et des droits de primogéniture, une demi-centralisation ; mais le roi se trouve placé dans l'impossibilité de mal faire, les lords se recrutent continuellement des hommes nouveaux qui sortis du peuple, se distinguent par leurs services, l'Église officielle n'empêche pas qu'on ait décrété la liberté des autres cultes, la centralisation trouve son contrepoids dans le self-government local, dans la Chambre des .communes, dans les ministres responsables et délégués du Parlement. En Amérique la commune est souveraine ; en Angleterre les administrateurs du comté exercent de fait une [sorte de souveraineté locale aux États-Unis on n'a pas d'armée permanente, pas de propriété féodale, pas de culte officiel ; le Président, les sénateurs, les députés, les juges sont électifs ; la décentralisation administrative y existe au plus haut degré, l'enseignement primaire est arrivé à une grande perfection mais les ministres ne sont pas responsables, l'esclavage a mis la confédération à deux doigts de sa perte, la liberté industrielle et commerciale est entravée par les tarifs ; les conséquences de la guerre civile se font douloureusement sentir ; l'émancipation complète et prématurée de la race noire, l'invasion de la race chinoise, l'antagonisme trop réel des États du Nord, de l'Ouest, et du Sud, menacent la paix, la prospérité, l'unité du gouvernement américain.

En résumé, les Américains sont des Anglais défroqués et incarnés dans une nouvelle forme de société ; chacun a conservé ou s'est fait le régime politique qui convenait le mieux à son génie, à son tempérament ; tous deux jouissent des mêmes libertés nécessaires ; les garanties politiques qui leur manquent trouvent jusqu'ici leur correctif dans les mœurs, les habitudes et réciproquement. En France, où pendant longtemps on a voulu la liberté sans vouloir des libertés, on a fait beaucoup de bruit pour rien, on s'est battu pour des abstractions chimériques, on n'a guère avancé depuis 1789 ; aussi un homme d'esprit a-t-il pu, avec quelque raison, définir notre liberté : Une tyrannie de la rue, avec accompagnement d'une marseillaise quelconque, toujours souverainement enrouée, et notre égalité un niveau abrutissant, que toute incapacité indique à sa taille pour y rabaisser ce qui est au dessus, sans vouloir y élever ce qu'elle croit au dessous.

 

BELGIQUE

 

L'étude de la constitution belge, de ses institutions provinciales et communales offre pour nous un haut intérêt il est curieux de voir comment la Belgique, conquise et gardée vingt ans par la France, a su, malgré la dictature de la Convention et du premier Empire, malgré la réaction semi-féodale de 1814, remonter jusqu'à ses antiques libertés, jusqu'aux principes de 1789, se les assimiler, les améliorer, établir le gouvernement représentatif dans l'État, la province et la commune, inaugurer et pratiquer la constitution la plus libérale de l'Europe entière.

Ce travail[8] portera donc sur les trois points suivants la province, la commune, l'État.

Jusqu'en 1792, les neuf provinces belges formaient, sous le gouvernement central autrichien, des corps politiques, des petits États presque souverains dans l'État ; elles jouissaient d'une législation sociale, possédaient des institutions particulières, avaient leurs officiers, leurs chartes, usages et privilèges. Avant d'entrer en fonctions, le prince prêtait serment aux États et recevait le leur. D'après la Joyeuse Entrée du Brabant, en cas de violation de la charte, les sujets n'étaient plus tenus de faire aucun service au prince, ni de lui prêter obéissance, dans les choses de son besoin, jusqu'à ce que le duc eût redressé l'entreprise et remis les choses en leur premier état. Tandis qu'en France les assemblées provinciales avaient presque partout succombé devant la royauté et partagé le sort des libertés locales et individuelles, les Belges avaient su les garder très-vivaces au seizième siècle, la révolution des Pays-Bas hollandais avait puissamment contribué à maintenir intact ce self-government quasi-féodal. Les États étaient investis d'attributions diverses dans l'ordre politique et administratif ; leur principale mission consistait à voter les impositions et subsides que le gouvernement demandait chaque année. Dans plusieurs provinces, les délibérations sur les subsides devaient être unanimes ; il fallait que les trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état eussent consenti séparément : deux États, disait-on, pas d'États, ou à condition que le troisième État s'ensuive, ou autrement pas. Ces assemblées veillaient à la conservation des lois fondamentales, des franchises et coutumes ; elles avaient l'initiative en matière d'administration, ordonnaient la création des routes, des canaux, des établissements publics ; sans elles, les domaines ne pouvaient être vendus ni hypothéqués. Les États avaient une députation permanente, dont les membres, choisis dans leur sein, composaient le pouvoir exécutif de la province, s'occupaient de l'administration ordinaire et courante, et rendaient ̃compte de leur gestion à l'assemblée générale ; cette députation était déjà la cheville ouvrière de l'administration provinciale, elle a conservé ce caractère dans les temps modernes.

Le 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795), la réunion du territoire belge à celui de la République française fut officiellement décrétée par la Convention. Cinq jours après, les neuf provinces furent placées sous le régime de la constitution de l'an III, et transformées en neuf départements, qui eurent chacun une administration dite centrale composée par voie d'élection privées de toute individualité, les provinces perdirent par la confiscation leurs biens, et leur personnalité s'effaça devant celle de l'État. Toutefois, dans cet effondrement, elles conservèrent un précieux vestige du passé elles ne subirent pas de démembrement, ne furent pas déchiquetées, arbitrairement découpées en morceaux et mutilées comme celles de notre ancienne France. En cela, le législateur de 1795 se montra plus sage que celui de 1790. La province s'était faite empiriquement, lentement, par l'instinct du peuple, par des nécessités géographiques et sociales plus que séculaires ; elle avait son sang, sa chair, une âme, un corps ; mais alors on voulait changer pour changer. Faire de toute pièce un chef-d'œuvre qui ne ressemblât à rien de connu, donner la vie à une Constitution par un décret, telle fut la chimère des Constituants de 1789 ; l'avis de Sieyès, ce transcendantal géomètre politique, avait prévalu. Henri Heine raconte qu'un mécanicien anglais, qui avait déjà imaginé les machines les plus ingénieuses, s'avisa à la fin de fabriquer un homme et qu'il y avait réussi. L'œuvre sortie de ses mains pouvait fonctionner et agir comme un homme il portait dans sa poitrine de cuir une espèce d'appareil de sentiment humain ; il savait communiquer en sons articulés ses émotions, et le bruit intérieur des rouages, ressorts et échappements qu'on entendait alors, produisait une véritable prononciation anglaise. Enfin cet automate était un gentleman accompli, et pour en faire tout à fait un homme, il ne lui manquait plus qu'une âme. Pendant bien longtemps, notre département a ressemblé beaucoup à l'automate de l'Anglais, il lui a aussi manqué une âme. Il n'y a d'existence véritable en fait de circonscriptions territoriales que là où les lignes de démarcation sont tracées par la nature, par la direction des montagnes et les bassins des fleuves, par la dissemblance des productions végétales et des conditions économiques ; que là où les habitants sont unis par la communauté d'origine, de race, de souvenirs, et d'intérêts, parla similitude des dialectes, des mœurs et des habitudes... Les distinctions départementales n'existent que sur les cartes et dans les cartons ministériels. Les provinces sont le produit du long travail des siècles et d'un grand nombre de circonstances indépendantes de la volonté humaine. Ni la fantaisie, ni l'esprit de système n'ont présidé à leur création. Elles sont nées comme d'elles-mêmes et en vertu de lois mystérieuses... C'est parce qu'il n'y a rien d'artificiel dans leur formation qu'elles sont de véritables organismes... elles sont des sous-nationalités qui résistent aux dissections des législateurs, comme les nationalités résistent aux morcellements des conquérants et des congrès diplomatiques. Les provinces belges avaient heureusement gardé la base fondamentale de leur autonomie, c'est-à-dire le sentiment indestructible, le souvenir inaltérable de leurs libertés ; et cependant la centralisation semblait alors maîtresse du terrain ; sous le consulat, sous l'empire, le département ne formait qu'un rouage d'administration placé sous l'impulsion discrétionnaire du gouvernement ; la loi du 28 pluviôse an VIII méconnut le principe électif que la Convention elle-même avait paru respecter ; les citoyens étaient faits pour les fonctionnaires ; les préfets, ces empereurs au petit pied, possédaient pleins pouvoirs pour tirer de leurs départements le plus d'argent possible et le plus d'hommes ; il y avait encore des officiers provinciaux ; il n'y avait plus de pouvoir provincial.

Les événements de 1814, l'annexion de la Belgique à la Hollande donnèrent le signal d'une réaction ; les provinces recouvrèrent leurs anciens noms et un peu de leur ancienne indépendance. La constitution de 1831 organisa définitivement la province belge telle qu'elle existe aujourd'hui, mit ses institutions en harmonie avec les conditions et les nécessités de la liberté moderne.

Il faut distinguer dans le code administratif des provinces deux éléments essentiels l'organisation, dans laquelle vient se résumer la composition des autorités les attributions, dont l'exercice se combine avec les règles qui concernent l'approbation ou l'annulation de leurs actes.

Chacune des neuf provinces belges possède une administration particulière composée d'un conseil, d'une députation et d'un commissaire du roi appelé gouverneur. Pas de conseil de préfecture, pas de conseil d'arrondissement, la députation et les tribunaux ordinaires tiennent lieu de l'un et de l'autre : Le conseil provincial est nommé par voie d'élection directe pour être électeur, il faut, entre autres conditions, avoir vingt-cinq ans accomplis, et verser au trésor de l'État, en contributions directes, patentes comprises, la somme de 42 francs 32 centimes. Pour être éligible, il faut réunir trois ordres de conditions d'abord être Belge de naissance ou par naturalisation, âgé de vingt-cinq ans, domicilié dans la province depuis le premier janvier au moins ; il faut ensuite n'avoir pas été condamné à des peines afflictives ou infamantes. Enfin on exclut un certain nombre de fonctionnaires, et chose remarquable, les membres du Sénat et de la Chambre des députés on craint qu'ils n'apportent dans le sein du conseil cette tendance à discuter des questions politiques qui domine dans les assemblées législatives, et qui détournerait le conseil de ses attributions propres, la tutelle des intérêts provinciaux ; on craint aussi que les membres de la Législative qui cumuleraient les fonctions de conseillers, ne se lient trop étroitement aux intérêts de leur province, et ne s'efforcent de les faire prédominer sur les intérêts généraux.

Le conseil s'assemble chaque année au chef-lieu de la province cette réunion a lieu de plein droit, sans convocation elle forme la session ordinaire dont le terme est fixé par la loi, dure quinze jours, et ne saurait être diminuée que d'un commun accord entre le gouverneur et le conseil. Le roi peut convoquer ce dernier en session extraordinaire pour le faire délibérer sur des questions spéciales. Lorsque le conseil est composé, il prête serment, nomme son président, son vice-président et un secrétaire pour toutes les sessions de l'année. De même que les chambres législatives, il subit la condition d'existence de toute assemblée élective ; ses membres sont élus pour le terme de quatre années, et se renouvellent par moitié tous les deux ans. Il délibère généralement en public et prend ses résolutions à haute voix ou par assis et levé. Le conseil jouit du droit de diviser et d'amender chaque résolution ; ses membres n'ont pas à référer de leurs votes à leurs électeurs ils représentent la province et non le canton, comme le député représente la loi, le pays tout entier, et non la fraction de territoire dont les habitants l'ont élu ; la théorie du mandat impératif n'est pas destinée à faire fortune en Belgique. Les fonctions sont gratuites ; la loi accorde des frais de route et de séjour, mais pas de traitement.

Comme le conseil provincial n'a en principe qu'une session annuelle, fixe et limitée, une institution d'un autre genre se trouve placée à la tête de chaque province ; c'est la députation permanente, dont la mission consiste à pourvoir aux besoins journaliers, au ménage de la province, et dans une certaine mesure à représenter le conseil. Elle procède directement de la députation des États avant 1789, et a servi de modèle aux commissions départementales instituées en France par la loi de 1871 elle se compose de six membres que le conseil choisit dans son sein le gouverneur la préside, prend part à ses délibérations, mais il n'a pas voix prépondérante. Cette agence collective ne constitue pas d'ailleurs le pouvoir exécutif de la province qui appartient au délégué du roi : elle a le caractère d'une autorité délibérante, comme le conseil lui-même qu'elle remplace dans les matières trop peu importantes pour être réservées à la session annuelle, ou pour motiver une session extraordinaire.

Le conseil et la députation belge remplissent chacun trois ordres d'attributions qui correspondent aux ordres de rapports dans lesquels ils se trouvent placés vis-à-vis du gouvernement central, de la province et des communes. Celles du conseil sont d'ordre général, d'ordre communal, et d'ordre provincial. Il exerce les premières par délégation, par mandat, comme auxiliaire du gouvernement il présente les candidats pour la nomination des conseillers des cours d'appel, des présidents, et vice-présidents des tribunaux de première instance, nomme les membres de la députation, correspond avec les fonctionnaires de l'État, fait des proclamations avec l'assentiment du gouverneur, donne son avis sur tout changement à la division du territoire, sur le classement des routes de l'État, etc. Comme pouvoir tutélaire des communes, il détermine leur part contributive dans la dépense occasionnée par l'entretien des aliénés indigents, prononce sur l'exécution des travaux qui intéressent à la fois plusieurs communes, sur l'établissement des foires et marchés ; etc. Le conseil règle toutes les affaires provinciales, et puise ce pouvoir dans la compétence qui lui est essentiellement propre. Il nomme les employés provinciaux, fixe leurs traitements fait les règlements d'administration intérieure autorise les acquisitions, aliénations, échanges, emprunts ; crée les établissements utiles statue, d'après la proposition du roi, sur la construction des routes, des canaux, vote en même temps les fonds nécessaires. Il fait des ordonnances de police ; la cour de cassation belge décide que celles-ci peuvent embrasser toutes les matières d'intérêt général : il n'est donc pas nécessaire qu'il s'agisse d'un intérêt exclusivement provincial, il suffit que ce dernier s'y trouve lié, mêlé ou engagé. Mais cette énorme prérogative rencontre son contre-poids et son correctif dans cette réserve que le domaine réglementaire du conseil ne s'étend pas au delà des limites territoriales de la province, qu'il ne comprend pas les matières mises par la Constitution sous la sauvegarde des lois, comme le système électoral, la comptabilité de l'État, le recrutement de l'armée, etc. de plus ses ordonnances demeurent abrogées de plein droit, si, dans la suite, il est statué sur les mêmes objets par le Parlement ou par le roi, il dépend ainsi de ces deux derniers de ramener partout l'unité et l'harmonie. Enfin ces règlements restent soumis à l'approbation du gouvernement et deviennent obligatoires le huitième j.our après celui de leur insertion au Mémorial administratif de la province ; pour en assurer le respect, le conseil peut établir des peines jusqu'à concurrence de huit jours de prison et de 200 fr. d'amende ; les juges de paix connaissent des infractions. Le conseil vote le budget des recettes provinciales qui se composent des centimes additionnels aux contributions directes, de centimes extraordinaires, du produit des barrières établies sur les routes, des taxes particulières autorisées par le gouvernement. Il règle enfin le budget des dépenses, les unes facultatives, les autres obligatoires, et arrête chaque année les comptes des dépenses de l'exercice.

Les attributions de la députation peuvent se diviser de la même manière que celles du conseil ; vis-à-vis du pouvoir central, elle donne son avis sur les affaires qu'il lui soumet ; vis-à-vis des communes, elle dirige en certains cas les élections et les annule pour irrégularité grave ; son approbation devient nécessaire pour que les bourgmestres soient pris en dehors du conseil municipal, et les échevins révoqués de leurs fonctions ; elle prononce sur les objets suivants séparation, réunion de communes, procès, fermages, nomination, traitement des secrétaires et receveurs communaux, refus de paiement des dépenses obligatoires, règlement des budgets et comptes, etc. Vis-à-vis de la province, la députation délibère sur tout ce qui concerne l'administration journalière et courante, et remplace le conseil dans les affaires réservées à celui-ci, lorsqu'elles ne peuvent souffrir de retard.

Malgré une très-large autonomie, l'autorité provinciale ne se meut pas dans une sphère complète d'indépendance ; à de si vastes attributions, il fallait un contrôle. Ce contrôle existe, et s'exerce de trois manières : par le pouvoir législatif, par le roi, par le gouverneur. C'est ainsi que la centralisation politique apparaît au milieu de la décentralisation administrative. La loi, le roi peuvent annuler les actes illégaux des conseils, de leur députation le gouverneur approuve leurs principaux actes, requiert les délibérations, les exécute, peut ne pas tenir compte de celle qui blessent l'intérêt général et dépassent leur compétence.

Le conseil et la députation étant les représentants des citoyens de la province, il fallait que le pouvoir central eût les siens ; ce sont le gouverneur et le commissaire d'arrondissement qui forment au-dessous des ministres les degrés de l'échelle hiérarchique. Le gouverneur nommé par le roi, exécute les lois, es arrêtés ministériels, veille à l'entretien des grandes routes, à la conservation du cours des fleuves, à toutes les parties du service de la milice, etc. Il est aussi coopérateur et modérateur des autorités provinciales et communales. Il y a pour chaque arrondissement un officier nommé par le roi qui porte le nom de commissaire ; ses attributions s'étendent sur les communes rurales et sur les villes dont la population ne dépasse pas 5.000 âmes ; il constitue le lien qui rattache les communes à l'administration supérieure, le rouage qui leur donne l'impulsion ; sa mission est de servir d'intermédiaire, de simplifier l'action centrale ; il joue le rôle d'une agence d'information, de consultation, n'a pas de pouvoir propre, se meut sous la dépendance du gouverneur et de la députation il transmet plutôt qu'il n'ordonne, il surveille plutôt qu'il n'agit. L'arrondissement belge est comme un milieu que l'autorité provinciale traverse pour pénétrer dans les communes ; il figure sur l'échiquier administratif du pays, mais il n'a qu'une existence artificielle il y a des intérêts provinciaux, il n'y a pas jusqu'ici d'intérêts d'arrondissement.

On le voit, l'étude des institutions provinciales belges est pour nous la source de précieux enseignements. Les provinces, restent, comme en Hollande[9], ce qu'elles étaient géographiquement il y a cinq siècles ; elles n'ont pas été départementalisées ; leur structure matérielle, et avec celle-ci, leur figure morale n'a pas varié ne demeurent-elles pas la réfutation vivante de cette accusation de fédéralisme, banale comme les grandes routes, imaginée par la Convention, et qui n'a plus de raison d'être ? Nous ne demandons pas la résurrection des provinces d'autrefois il est heureux qu'elles aient dépouillé leurs robes bigarrées et surannées, pour revêtir la robe française moderne, toute neuve et faite d'une seule couleur ; qu'on ait introduit l'unité dans cette diversité, rien de mieux. Mais on peut se demander si la division par départements est bien naturalisée en France, si ce système a poussé de profondes racines, s'il n'y aurait pas lieu de modifier sur certains points notre géographie politique. La révolution française a réalisé pour les droits abstraits de l'individu les plus grandes et les plus précieuses conquêtes ; mais en haine et par peur des privilèges, elle a hésité à constituer des groupes, à remplacer les corporations par des associations libres, et elle a délibérément écarté de son chemin les forces collectives intermédiaires, sans lesquelles il ne saurait y avoir de liberté stable, parce qu'il ne saurait y avoir de liberté coordonnée. A mesure que les individus, en devenant tous égaux, deviennent plus petits, l'image de l'État devient plus grande et les esprits plus disposés à l'investir de prérogatives plus étendues. Ne pourrait-on pas constituer le groupe, garder le département, lui adjoindre, lui superposer des unions de départements, prendre en considération l'origine, la communauté d'intérêts, l'industrie des habitants ? Il n'y aurait là rien d'exorbitant, rien d'anormal ; on ferait pour le département ce qu'on a fait pour notre organisation ecclésiastique, judiciaire, militaire, universitaire. Il faut former des pépinières de citoyens instruits, rendre à la vie provinciale son charme, son intérêt, créer des centres capables au besoin de résister à Paris ; il faut que Paris ne soit plus toute la France, que les départements ne soient plus une grande banlieue, un prolongement de la capitale, que nouveaux moutons de Panurge, ils ne se bornent plus à enregistrer docilement ce qui s'y passe, qu'ils commencent à se compter pour quelque chose, à se faire respecter. N'est-il pas honteux et déplorable qu'il ait suffi, jusqu'à présent, de s'emparer des télégraphes à Paris pour devenir maître de toute la France ?

En Belgique, le self-government féodal, le self-government moderne se sont fusionnés, amalgamés la Révolution française a tout fait plier un instant, mais, comme le roseau de la Fable, la Belgique n'a pas rompu. Le vieil homme s'est régénéré, il n'a pas jeté sa bonne vieille défroque par la fenêtre, il s'est composé un habit étrange et confortable, utile dans toutes les saisons, fait de deux couleurs artistement tissées et entrelacées l'une dans l'autre. Les Belges n'avaient pas, il est vrai, à supporter le lourd fardeau de l'ancienne monarchie ils ont pu conserver une partie du passé, tandis que, nouveaux iconoclastes, nous le renversions de fond en comble. Ils ont agrandi l'individu, ils ont maintenu le groupe, De là le Conseil provincial et la députation permanente. Le Conseil reste une espèce de parlement au petit pied il nomme son président, vérifie les pouvoirs de ses membres, statue sur la régularité des opérations électorales, et se déclare constitué. Il mande le gouverneur, et celui-ci peut réciproquement, comme les ministres, demander à être entendu, lorsqu'il le juge à propos. Nous le voyons édicter des ordonnances générales de police, intervenir dans la nomination des magistrats, correspondre avec les autres conseils, contrôler la commune, remplacer le conseil d'arrondissement, élire tous les employés provinciaux. Puis lorsque sa session annuelle et légale est terminée, il se survit à lui-même et se prolonge au moyen de la députation. Ses séances sont publiques, et la publicité est un des plus puissants ressorts de la liberté, un excellent moyen d'intéresser les citoyens à la chose publique. Par là les conseillers municipaux sont bien mieux en garde contre des défaillances ils savent qu'ils restent sous les yeux de leurs électeurs, que la presse, ce grand inquisiteur des temps modernes, rendra compte de leur conduite ils remplissent leur mandat avec plus de zèle, se pénètrent davantage de la gravité de leur mission, et apportent plus d'examen, plus de soin dans l'étude des questions. Le secret, d'ailleurs, a toujours un vague parfum d'intolérance, un arrière-goût de partialité ; aussi une chambre à séances secrètes demeure-t-elle une majestueuse inutilité.

La Commune. Après avoir étudié le gouvernement représentatif dans la province belge, il faut le voir fonctionner dans la commune.

Le décret du 14 décembre 1789 forme la charte des communes belges la distinction des intérêts généraux et locaux, le droit des communes de choisir elles-mêmes leurs mandataires, la division des municipalités en corps délibérants et en collèges exécutifs, la pluralité des officiers chargés de la régie journalière et des mesures d'exécution, tels sont les principes dont la Constituante donna la formule, et qui ont servi de base en 1831. La constitution de l'an III maintint une administration particulière pour les communes d'au moins 5.000 habitants ; quant aux autres, elle substitua le conseil cantonal au conseil municipal. Il restait encore une garantie, l'élection le Premier Consul ne voulut pas en entendre parler des soldats, des fonctionnaires, un corps législatif muet, un sénat servile, résumèrent toute la politique de l'époque. Quant aux citoyens, il n'y en avait plus depuis le coup d'État du 18 Brumaire les hommes fonctionnaient comme des machines et les machines comme des hommes ; chacun était en quelque sorte catalogué, poinçonné, étiqueté la France ne ressemblait plus à une nation, mais à un grand régiment, et l'on a pu comparer les communes de ce temps à des pelotons qui avançaient au commandement de marche ! et s'arrêtaient au commandement de halte ! Cette tutelle militaire ruina le protégé ; le gouvernement s'arrogea par de simples arrêtés le droit de disposer des finances des communes, qui durent verser à la caisse d'amortissement une partie de leurs recettes ; les fonds ne leur étaient rendus que sur décision du ministre de l'intérieur, et il arriva que la plupart des dépôts furent violés et détournés de leur destination pour subvenir aux frais des guerres de l'Empire. En l'an XII la commune de Varsy avait fait dans ses bois une coupe extraordinaire dont le produit, s'élevant à plus de 104.000 francs, fut versé à la caisse d'amortissement. Plus tard, elle reçut un décompte dont le solde à son profit s'élevait au chiffre dérisoire de cinq centimes le surplus demeurait absorbé par divers prélèvements opérés en vertu de décrets impériaux, de décisions ministérielles. On prenait directement aux communes, on leur prenait indirectement ; on grevait leurs budgets d'une foule d'articles parasites, tels que l'entretien des hôpitaux et bâtiments militaires, les dépenses du culte, même l'ameublement des palais épiscopaux. Le décret du 20 mars 1813 consomma la spoliation il cédait à la caisse d'amortissement tous les immeubles des communes, sauf ceux affectés à un service public, comme les églises et les casernes. Les désastres de 1814 suspendirent son accomplissement définitif, mais déjà plusieurs communes se trouvaient dépouillées et ruinées. Il n'y avait plus de communes, il n'y avait plus que de la poussière communale.

En 1814, les provinces belges ayant été réunies à la Hollande, on chercha à renouer la chaîne des traditions, en répudiant les importations révolutionnaires plus d'uniformité dans l'organisation communale, mais la renaissance des anciennes municipalités, avec leurs bigarrures et leurs incohérences. D'ailleurs les demi-libertés dont on les dotait, n'existaient qu'en apparence, et le roi de Hollande disposait d'elles comme de tout le reste. La révolution belge de 1830 se montra virilement pratique, dégagea les libertés de la liberté, et créa la commune moderne, fondée dorénavant sur un double principe elle est soumise à la direction de l'État, organe et régulateur des intérêts généraux ; mais l'action de celui-ci reste limitée par son objet même ; il doit laisser dans chaque localité la portion de pouvoir qui peut y rester, et ne lui enlever que la portion indispensable au maintien de la société générale pour la porter au centre, et l'y constituer sous forme de gouvernement central. Aussi la commune belge existe comme pouvoir distinct et indépendant des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ; pour tout ce qui concerne les intérêts purement locaux, elle conserve une large autonomie. Elle se manifeste à la fois comme association particulière et comme fraction de la grande unité nationale.

Il y a, dans chacune des 2.541 communes belges, un bourgmestre, des échevins, un conseil ; le bourgmestre est nommé par le roi, qui peut, avec l'avis conforme de la députation permanente, le choisir hors du conseil les échevins sont nommés par le roi, mais toujours dans le sein du conseil les conseillers, par le collège électoral qui lui-même représente l'universalité des habitants de la commune. Voilà les acteurs ; étudions leurs rôles et la manière dont ils le remplissent.

Le conseil délibère, le collège échevinal exécute et délibère, le bourgmestre exécute et agit aussi en vertu d'un pouvoir propre. Les réunions du conseil ne sont pas périodiques, il s'assemble toutes les fois que l'exigent les affaires comprises dans ses attributions les séances sont publiques, à l'instar de celles des chambres législatives et des conseils provinciaux. Toutefois la publicité demeure prohibée lorsqu'il s'agit de questions de personnes ; elle aurait eu pour effet d'étouffer en mainte circonstance la liberté des votes, ou d'engager les conseillers à flatter les passions du dehors plutôt qu'à s'éclairer avec impartialité sur les affaires soumises à leur examen aussi est-elle tantôt obligatoire, tantôt facultative, tantôt interdite. Le conseil peut être envisagé sous un triple point de vue ; comme représentant des intérêts civils, comme dépositaire du pouvoir communal, comme auxiliaire et agent du gouvernement. En premier lieu, il administre le patrimoine de la commune, délibère sur les acquisitions, aliénations, emprunts, baux, procès à soutenir ou à intenter, etc., ses résolutions constituent l'expression de la volonté de tous il fait les règlements de police, fixe la grande voirie, les plans généraux d'alignement, règle le budget et les tarifs relatifs aux places dans les halles, foires marchés, abattoirs, prononce sur l'établissement, le changement, la suppression des taxes, révoque les fonctionnaires et employés au service de la commune, tels que le secrétaire, le receveur, les gardes champêtres. Enfin il intervient dans la répartition des contributions directes, élit les membres des commissions hospitalières, vérifie, approuve leurs budgets, émet son avis sur les acquisitions, donations ou legs qu'elles se proposent de faire ; il crée, organise les écoles primaires, présente des candidats pour la formation du bureau des athénées et des écoles moyennes, etc.

Aux attributions du conseil se rattache la question des finances communales la constitution belge pose en principe qu'aucune imposition communale ne peut-être établie que du consentement du conseil. La loi détermine les exceptions dont l'expérience démontrera la nécessité. La loi, en effet, oblige le conseil à porter annuellement au budget un certain nombre de dépenses, telles que les contributions assises sur les biens communaux, les dettes liquides et exigibles résultant de jugements, les secours aux fabriques d'églises et aux consistoires, les frais d'établissement des écoles primaires et l'assistance publique ; cette dernière se trouve communalisée, et chaque commune supporte l'entretien des indigents qui ont leur domicile de secours sur son territoire. Le conseil est tenu de porter au budget, en les spécifiant, toutes les recettes dont les principales sont les fermages, revenus et rentes des biens immobiliers et des capitaux, les amendes de simple police, de grande voirie, de milice, les centimes additionnels, la quotepart dans le produit de certains impôts généraux. On a voulu remplacer ainsi les droits d'octroi, supprimés en 1791, rétablis en l'an VIII, définitivement abolis en 1860. Pour compenser la perte qui en résulte, le législateur a accordé une part de 40 % dans le produit brut du service des postes, de 75 % dans le produit du droit d'entrée sur le café, et de 34 % dans le produit des droits d'accise sur les vins et eaux-de-vie provenant de l'étranger, les bières, les vinaigres et les sucres. Il faut le dire, la mesure n'a donné que de tristes résultats économiques elle devient la source d'une flagrante injustice puisqu'elle oblige les habitants des campagnes à participer aux dépenses des villes, et des sommes considérables (4 millions par an) sont détournées de l'intérêt général pour subvenir à des besoins spéciaux. D'autre part on n'a pas satisfait les villes en prenant un peu du budget national pour les dédommager. Lorsque leurs dépenses augmentent, les impôts généraux ne leur fournissent pas des suppléments à volonté ; l'octroi au contraire leur permettait de subvenir à des besoins nouveaux.

Les communes tirent enfin d'importants revenus des taxes communales la Cour de cassation belge avait toujours décidé que le droit de les établir demeure illimité quant aux objets imposables, mais cette opinion rencontrait de nombreux adversaires. D'après M. Giron, le droit, même borné au territoire d'une commune, n'est pas purement local il peut préjudicier à des intérêts d'un ordre plus élevé et placés sous la sauvegarde du législateur autrement on arrive à ressusciter les abus d'un régime antérieur à 1789 ; chaque seigneur, se considérant comme souverain dans ses domaines, les grevait d'impôts locaux faisant double emploi avec les impôts généraux dès lors la législation était devenue un labyrinthe, un dédale inextricable, et l'exception détruisait constamment la règle. Il faut combiner toutes les parties d'un régime financier, laisser intact le capital national, ménageries sources de la production. Une loi de 1865 vint confirmer la doctrine de M. Giron le conseil prononce désormais sur l'établissement des taxes avec l'approbation du roi et de la députation l'avis de cette dernière suffit lorsqu'il s'agit de centimes additionnels au principal des contributions foncière, personnelle, du droit de patente, à moins que le nombre des centimes imposés ne dépasse vingt.

A côté du conseil, le collège échevinal et le bourgmestre ils font le ménage quotidien de la commune ils ont gardé leurs anciens noms ; leurs attributions amoindries conservent au fond le même caractère. Le collège des échevins doit avoir des réunions périodiques, présidées par le bourgmestre ; il forme une autorité mixte il est à la fois l'agent de la loi, du gouvernement, des autorités provinciales, et le dépositaire d'une portion de pouvoir communal. En cette dernière qualité, il a l'administration des établissements, des propriétés communales, la direction des alignements, de la grande et de la petite voirie, des actions judiciaires, la surveillance des hospices, bureaux de bienfaisance et monts-de-piété, la police des spectacles, des maisons de prostitution, etc.

Tandis que le collège échevinal n'a pas d'institution analogue en France, notre maire est représenté chez nos voisins par le bourgmestre. Celui-ci dirige exclusivement la police locale ; il est officier de l'état civil, officier de police judiciaire, préside les réunions des commissions hospitalières et exécute les lois. Telles sont la composition, les fonctions du corps communal elles peuvent se résumer en deux mots initiative et responsabilité. Mais l'intérêt communal peut se trouver en conflit avec l'intérêt général de là le contrôle. L'administration supérieure intervient de trois manières parfois elle approuve, parfois elle annule les actes des autorités locales, ou substitue son action à la leur. Les actes sujets à approbation doivent être ratifiés, tantôt par le roi, tantôt par la députation provinciale, dont une loi de f865 a étendu la compétence. L'homologation devient nécessaire lorsqu'il s'agit d'aliénations, de taxes, de donations, de grande voirie, etc. L'annulation est prononcée par le roi lorsque l'intérêt public l'exige, lorsque le conseil sort de ses attributions. Les délibérations des corps municipaux sont, en général, exécutoires par elles-mêmes. Enfin l'autorité supérieure supplée d'office à leur inaction, lorsqu'ils refusent de délibérer et de prendre des mesures sur les intérêts exclusivement locaux dont la loi leur confie la gestion.

En résumé, la commune belge constitue un quatrième pouvoir de l'État son conseil s'assemble lorsqu'il le juge convenable, sa compétence est bien plus étendue qu'en France ce n'est pas à dire cependant que le système demeure à l'abri de tout reproche en effet l'égalité entre les grandes et les petites communes devient la source d'une véritable inégalité dans beaucoup de celles-ci, on ne peut exécuter la loi qui exige que le corps électoral se compose d'au moins vingt-cinq électeurs si la commune est la miniature de la société civile, celles-là sont des réductions, des embryons de miniature. Vous avez un pouvoir communal dérisoire la maison communale est une chambre d'auberge qui sert en même temps à d'autres usages domestiques le mariage civil a lieu au cabaret chacun, le bonnet sur la tête, la pipe à la bouche, boit, parle, discute ses intérêts le maître d'école est à la fois sacristain, instituteur, secrétaire, etc. Ainsi du reste. Est-ce là le moyen de relever l'autorité civile, de lui conserver son prestige ? Peut-on trouver dans de tels centres des administrateurs capables, des hommes instruits en nombre suffisant ? L'esprit public peut-il s'y former, s'y développer ? Et ce n'est pas une nécessité matérielle, géographique et en quelque sorte physique, que l'établissement de ces diminutifs de communes lilliputiennes car, dans l'espace d'une lieue carrée, on en rencontre souvent plusieurs dont les clochers, à quelque distance, semblent unis les uns aux autres. En émiettant ainsi le pouvoir, on arrive à parodier les plus belles institutions. On pourrait remédier à cet inconvénient, par la réunion de toutes les communes dont la population n'aurait pas 500 habitants, et dont le territoire ne s'étendrait pas au moins sur 500 hectares. Chacune conserverait d'ailleurs ses biens propres, et la jouissance exclusive de ses revenus.

Nous adressons au législateur de 1831 une autre critique qui s'applique aussi au système général de la Constitution il n'a pas assuré les droits de l'intelligence, il les a sacrifiés à ceux de la fortune ; qu'on admette les gens aisés à élire les conseillers municipaux, provinciaux, les députés, les sénateurs, rien de plus légitime et de plus naturel ; mais qu'un docteur en droit, un savant demeure exclu du collège municipal faute de payer 52 francs 32 centimes de contributions, cela se conçoit moins bien. Et puis, quelle étrange anomalie ! Vous habitez un village de cent habitants, vous êtes électeur, en payant 15 francs d'impôts. Vous transférez votre domicile dans une commune de 2.000 habitants, vous devez donner davantage, sous peine de perdre votre droit. Ne voilà-t-il pas une présomption de capacité bien établie ? C'est, comme on l'a dit, une absurdité de faire dériver l'inégalité du cens, non d'un titre scientifique, ou d'une fonction sacerdotale, judiciaire, administrative, mais du fait seul. d'une résidence, et, chose remarquable, d'une résidence où les moyens d'instruction et d'éducation politique manquent bien autrement que dans tous les centres populeux. On a peine à comprendre un système d'après lequel l'habitant d'un petit village du Luxembourg et de la province de Namur a quatre fois plus d'intelligence politique que l'habitant d'Anvers, de Gand ou de Bruxelles.

L'État. — L'Assemblée constituante de 1789 se hâta de reconnaître la séparation, l'indépendance des pouvoirs, en circonscrivant par des formules générales la sphère dans laquelle ils devaient se mouvoir ; mais la ligne de démarcation que l'on avait tracée sur le papier ne laissa guère d'empreinte dans la législation. On craignit de retrouver les parlements dans les tribunaux, le spectre des parlements se dressa devant la Constituante, la vieille magistrature lui apparut comme un débris de la féodalité. Et pourtant, celle-ci avait été, en quelque sorte la presse de l'ancien régime, comme les prophètes en Judée, comme les philosophes à Rome avaient été la presse d'alors. En 1789, on ne songea qu'aux besoins et aux alarmes de la politique ; on commença par assurer l'indépendance de l'administration contre les invasions du pouvoir judiciaire. La Convention se méfia de la justice et la remplaça par les tribunaux militaires et par les commissions extraordinaires. Sous le premier Empire, la justice devint un rouage administratif ; le juge, un simple fonctionnaire. Pour s'excuser de ses usurpations multiples, le Premier Consul répondit à Lafayette, qui lui reprochait d'avoir démesurément agrandi le rôle de l'exécutif : Vous savez que Sieyès n'avait mis partout que des ombres ; ombre de pouvoir législatif, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement ; il fallait bien de la substance quelque part ma foi, je l'ai mise là. Que Sieyès fût un esprit faux, nous l'accordons volontiers ; nous ne défendrons pas ce savant surfait, cet idéologue, qui, dans sa folie mathématique, demandait qu'on désignât les départements et les villes par des numéros comme les régiments ; il n'aurait plus resté qu'à faire de même pour les individus. Toutefois sa Constitution de l'an VIII était une utopie relativement libérale, et Bonaparte en fit une réalité absolument despotique. Il ressuscita l'État-Providence et vampire ; l'organe de sa volonté devint l'administration ; on n'était plus jugé, on était administré ; le contentieux devint presque tout le droit. Pour ne citer qu'un exemple entre mille, un sénatus-consulte du 28 août 1813 remit en jugement des agents municipaux d'Anvers acquittés par le jury de Bruxelles. A de pareils empiétements de l'exécutif, un éminent écrivain assignait, en 1825, une double raison c'est d'abord la situation violente où se sont trouvés en 1790 jusqu'à nos jours tous les gouvernements qui se sont emparés de la France, situation qui les a contraints d'user de tous les moyens, pour soustraire leurs actes, de quelque nature qu'ils fussent, aux regards du public et aux procédés réguliers de la justice. C'est ensuite cette propriété qu'ont les mauvaises doctrines inventées à mauvais dessein de survivre aux circonstances qui les ont fait et vu  naître, de telle sorte qu'un sophisme, étant une fois mis en avant pour masquer quelque acte de fraude ou de violence, le sophisme devient principe, fait son chemin et ne tarde pas à trouver son application dans une foule de cas tout à fait indifférents en eux-mêmes. Le gouvernement impérial, trouvant les usurpations en bon train, et la brèche tout ouverte, ne s'est appliqué qu'à l'élargir et à la rendre praticable. Alors, ajoutait le duc de Broglie, on vit éclater sous mille formes bizarres, ce grand fait que nous avons indiqué, à savoir la métamorphose des expédients en principes, la généralisation indéfinie des exceptions. Déjà nous regorgions, nous crevions de règlements. La juridiction de l'administration, menaçait d'engloutir tout le droit civil, comme au moyen âge avait failli y réussir la juridiction ecclésiastique. Les grandes usurpations furent solennellement sanctionnées par la loi. Hâtons-nous de le reconnaître, la juridiction de l'administration française a été ramenée de nos jours à de justes limites ; on lui a successivement enlevé ses prérogatives les plus exorbitantes, et, si c'était ici le lieu, nous essayerions de prouver que, contenue dans une sphère convenable, elle présente d'incontestables avantages, et rend de précieux services.

L'indépendance du pouvoir judiciaire ne fut guère mieux assurée en Belgique sous le gouvernement des Pays-Bas. En 1830, les Belges virent dans la justice le palladium, l'égide de la liberté individuelle et politique ; aussi ont-ils fait le pouvoir judiciaire très-fort, et supprimé le contentieux comme incompatible avec leur régime constitutionnel. Ces attributions embrassent tout ce qui concerne l'état civil et politique des personnes, que les contestations s'élèvent dans l'arène judiciaire ou bien qu'elles surviennent à l'occasion d'actes administratifs. Toutefois le droit de juger demeura aussi exclusif du droit d'administrer que celui-ci est exclusif du droit de juger. L'État est à la fois une personne civile et une personne politique, c'est le Janus des anciens, au double visage. Considéré, soit dans sa totalité, soit dans ses subdivisions — les provinces, les communes —, il a ses champs, ses maisons, ses bois, ses rentes, il devient créancier, débiteur et s'incarne dans l'administration ; sous cet aspect, celle-ci reste judiciable des cours et tribunaux, elle n'agit pas comme pouvoir souverain, mais comme personne morale privée, et traite d'égal à égal avec les citoyens. L'État nous apparaît sous une autre face toute différente ; son action revêt un caractère plus auguste c'est le pouvoir exécutif pur ; dès lors, il ne relève plus des tribunaux, il devient le pouvoir réglementaire appelé à féconder les actes de la puissance législative, à imprimer aux lois le mouvement et la vie. Par exemple, le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique se trouve posé dans la Constitution le législateur détermine les cas et les formes dans lesquels elle peut avoir lieu, l'administration en fait l'application aux propriétés privées de même pour les impôts, le service militaire, etc. Ici elle se présente à titre de substitut, de suppléant, d'auxiliaire de la loi ses actes sont de quasi-lois. Dans les États fédératifs, tels que les États-Unis, la Suisse, la législature décrète les points les plus généraux de l'ordre politique ou social ; les difficultés locales sont réglées par la législature de chacun de ces États ; dans un pays monarchique, les choses devaient se passer autrement, la loi ne pouvait tout prévoir ; elle a délégué à l'autorité royale, provinciale, le droit de procéder par voie de règlements. Le législateur doit remplir sa mission dans les limites de ses forces. Partout où il voit clair, partout où il peut mesurer la portée et les conséquences de ses injonctions, il doit statuer lui-même. Là où sa vue se trouble, où les détails se pressent, où il risque d'agir au hasard, il doit s'arrêter pour poser les points fondamentaux, régler les précautions à prendre, indiquer les procédés à suivre, et cela fait, déléguer le surplus de ses pouvoirs, Partout, même dans les pays constitutionnels, où l'on comprend toute l'importance qu'il y a d'étendre autant que possible le domaine du pouvoir législatif, où il n'appartient qu'à ce dernier de constituer des droits, d'imposer des obligations, d'établir des peines, ce pouvoir, qui s'exerce à grande distance des personnes et des choses, s'est vu forcé de se démettre d'une partie de ses fonctions, de s'en décharger sur des auxiliaires, achevant l'œuvre commencée par lui, opérant en sous-œuvre la répartition de certains droits, de certaines charges, faisant œuvre des prescriptions, des défenses, et les sanctionnant par des peines. Dans différents pays, selon la nature des différents gouvernements, le domaine du législateur en titre, et celui du législateur en second ordre, empiètent plus ou moins l'un sur l'autre. En Belgique, on a su éviter ces extrêmes le Gouvernement y est sous-législateur, en ce sens que ses ordonnances ne peuvent être annulées, modifiées par le pouvoir judiciaire. Deux sortes de garanties font obstacle aux abus qui pourraient résulter de cette prérogative ; la première existe dans la responsabilité qui plane sur tous les actes de l'administration les fonctionnaires coupables d'un abus d'autorité contre les particuliers, ou contre la chose publique, en répondent civilement et pénalement devant les tribunaux. Les attentats à la liberté individuelle, à la Constitution, les violences contre les personnes, la partialité, la concussion, la violation du secret des lettres, du domicile — pauvre homme dans sa cabane était roi, dit une charte de 1198 —, sont punis de la même manière que les actes des autres citoyens. Les ministres eux-mêmes répondent de leurs mesures devant l'opinion publique par la voie de la presse, devant les Chambres, ou le cas échéant, devant la Cour de cassation. Celles-là les accusent, celle-ci les juge et peut les condamner à la peine de la réclusion. La seconde garantie réside dans l'article 107 de la Constitution qui a pour objet de renfermer et de contenir les organes de l'administration à ses trois degrés, dans le cercle qui leur est tracé par les lois. Les cours et tribunaux ne doivent appliquer les actes de l'administration générale, provinciale, communale, qu'autant qu'ils sont conformes à la loi ; s'ils outrepassent celle-ci, les tribunaux s'abstiennent d'y prêter leur concours. Il y a là quelque chose d'analogue à ce qui se passe aux États-Unis, où le juge peut se refuser de conformer sa décision à une loi qui lui paraît inconstitutionnelle. Le gouvernement puise dans ces refus de salutaires avertissements qui préviennent les perturbations et même les révolutions. D'ailleurs les tribunaux ne sauraient connaître spontanément de la légalité de l'acte ; il faut que celui-ci vienne en quelque sorte à eux, car ils ne peuvent l'évoquer, il faut qu'on l'invoque devant eux, ils n'ont pas le droit d'en prononcer l'annulation, ni d'y apporter aucune modification. Ils se contentent de le délaisser, de lui opposer une force d'inertie ; ils deviennent des arbitres de l'administration, non pour apprécier l'opportunité ou la valeur intrinsèque de ses actes, mais pour en examiner la valeur extrinsèque, l'autorité constitutionnelle ou légale.

Le peuple belge a adopté la monarchie constitutionnelle représentative et héréditaire ; c'est avec l'Angleterre, le pays où les faits correspondent le mieux avec l'idée, le fond avec la forme, les principes avec leur application. Autrefois le pouvoir, c'était un homme ou une famille, aujourd'hui, c'est un mécanisme il n'a plus le caractère d'un fait extérieur à la société, il ne constitue pas une sorte d'État dans l'État, de nation dans la nation, de caste ; il n'a plus rien de providentiel ; il ne réalise plus en quelque sorte sur la terre le rêve de la philosophie hindoue, l'absorption de tous les êtres dans un être unique, le Nirvana, l'anéantissement de l'humanité dans le sein de Vischnou. Le pouvoir se fait humain, de divin qu'il était ; il vit de notre vie l'utilité devient de plus en plus sa raison d'être et sa justification. Les Belges vivent sous le régime de la royauté, mais non sous celui de la monarchie ; leur royauté est une grande magistrature, qui partage l'exercice de la souveraineté, qui réunit comme en un faisceau tous les pouvoirs, et qui en modère l'action au double point de vue du maintien de l'ordre et du bien-être social. Le chef du cabinet propose en sa qualité de député ou sénateur, les mesures qu'il croit utiles, sans que le nom et le désir du souverain soient jamais invoqués devant les Chambres. Là où se trouve la responsabilité, là est l'action ; les ministres forment le trait d'union entre le Parlement et le roi ; ils complètent ce dernier, le garantissent, lui servent de paratonnerre contre la foudre de l'opinion publique, qu'ils détournent contre eux-mêmes. Aussi les arrêtés royaux restent soumis à la nécessité du contreseing ministériel ; aucun acte ne peut avoir d'effet s'il n'est contre-signé par un ministre, qui dès lors, s'en rend seul responsable.

Le Parlement se divise naturellement en deux Chambres la Chambre des députés et le Sénat. Au point de vue de la métaphysique politique, il ne peut exister que deux moyens de diviser le pouvoir législatif ; en certains cas, il y a là un principe d'organisation sociale, fondé sur l'inégalité des conditions ; d'autres pays voient dans un Sénat une règle d'organisation purement politique, un moyen de donner à la discussion plus de maturité, plus de garantie. La pairie anglaise est une réalisation du premier système, le sénat américain, le sénat belge représentent le second. En Belgique, pour être éligible au Sénat, il faut être Belge de naissance, résider sur le territoire de la province, jouir des droits civils et politiques, avoir quarante ans révolus et payer au moins 1.000 florins, ou 2.116 francs 40 centimes d'impositions directes, patentes comprises. Ces deux dernières conditions constituent des différences avec les députés, auxquels l'âge de vingt-cinq ans suffit, et que la loi ne soumet à aucun cens d'élection. Le système offre prise à la critique, mais tout est bien qui fonctionne bien, et les Belges n'ont pas à se plaindre de leur mécanisme constitutionnel. Les Chambres ont le droit d'initiative ; dans toutes les questions graves, elles peuvent faire échec à la volonté du roi ; en refusant les budgets, elles empêchent de déclarer la guerre, font de leur assentiment une condition sine qua non aux mesures du pouvoir exécutif. Elles jouent le même rôle qu'en Angleterre et en Amérique. Ainsi la royauté belge est une série de sous-entendus tout se passe au nom du roi, dont les pouvoirs sont exercés par les ministres, qui dépendent eux-mêmes des deux Chambres. Cela forme en quelque sorte la trilogie de Hegel, thèse, antithèse, et synthèse ; le roi, voilà la thèse, les ministres, voici l'antithèse l'une et l'autre viennent se fondre dans la synthèse, dans le Parlement.

A côté des garanties générales, la constitution belge a placé les garanties particulières, leurs accessoires et corollaires. Le Congrès national de 1831 prit pour mot d'ordre cette généreuse devise : Liberté en tout et pour tous. Il consacra de la manière la plus nette et la plus audacieuse ces quatre libertés cardinales qui n'existent chez aucun peuple européen à un degré aussi illimité liberté de la presse, liberté des cultes, liberté de l'enseignement, liberté d'association. C'est là le côté le plus original, le plus extraordinaire de cette constitution de 1831, votée dans un pays en voie de formation, au lendemain d'une révolution, et qui subsiste depuis bientôt cinquante ans grand espace, même dans la vie d'une nation : En Belgique, le droit d'association est absolu on peut se réunir en n'importe quel endroit, pour n'importe quel but, en n'importe quel nombre s'associer d'une manière permanente, se cotiser, former un budget, convoquer la foule, la haranguer, lui prêcher l'opposition au gouvernement, couvrir le pays de clubs ou de couvents, assembler des meetings, et répandre partout l'agitation ou le mécontentement ; tant qu'il n'y a pas révolte ouverte et voie de fait, le texte formel de la Constitution arrête toute intervention de la justice ou de l'administration. Chacun peut tout dire, tout écrire, tout critiquer, ouvrir une école, y enseigner ce qu'il veut, fonder une université catholique à côté de celle de l'État ; dans la sphère religieuse, plus de Concordat, plus d'investiture royale, plus de placet pour empêcher la publication des bulles romaines ; liberté pour l'association religieuse comme pour toute autre association un culte, aux yeux de la Constitution, n'est qu'une association jouissant de la liberté de penser, d'écrire et d'enseigner. Le clergé est rétribué, mais il reste complètement indépendant du pouvoir civil ; le pape nomme les évêques, ceux-ci nomment les curés sans aucun contrôle de l'État. Un demi-siècle de prospérité et de paix a justifié cette confiance généreuse et hardie dans la liberté ; la Belgique a vu doubler ses revenus agricoles, quadrupler ses produits industriels, elle a vu sa population augmenter d'un tiers, sa richesse générale s'accroître en proportion géométrique. Voilà une réponse décisive aux malintentionnés, aux ignorants qui prétendent que la religion ne peut s'accommoder de la liberté. Voilà la condamnation formelle de la conduite de la Suisse qui a banni les jésuites de son territoire, supprimé les couvents dans plusieurs de ses cantons, inauguré l'ère de la persécution religieuse les catholiques belges ont pris la principale part à la révolution de 1830, à la constitution de 1831, et la Belgique reste le pays le plus libre et le plus catholique de l'Europe entière.

A ces heureux et admirables résultats, il faut assigner leurs véritables causes. Si les Belges ont atteint leur état normal, s'il n'ont plus rien à demander aux théories politiques, s'ils ont pu faire marcher et fonctionner leur Charte, c'est qu'ils ont mis au service de celle-ci leur bon sens inaltérable, leur sang-froid politique, leur esprit de suite, un amour profond et raisonné de la patrie, une haine instinctive des émeutes, des révolutions, ce fléau permanent, cette épée de Damoclès de la liberté c'est que le gouvernement du pays par le pays n'était pas pour eux une invention moderne, mais que sorti des luttes du moyen âge, il avait sommeillé seulement sous la conquête française et la domination hollandaise, pour renaître après, sous une forme plus parfaite et plus nationale c'est que le premier roi de Belgique, Léopold Ier, a merveilleusement compris et pratiqué son rôle de roi constitutionnel, qu'il a eu soin de s'effacer devant ses ministres, de ne pas faire sentir son influence, qu'il a su, sans le paraître, amener les Chambres à ses vues en matière de politique extérieure, de réorganisation de l'armée, c'est qu'aux yeux des vrais connaisseurs, il reste l'idéal du diplomate belge. Rien n'a favorisé davantage le développement de la prospérité du régime représentatif en Belgique, que la formation de ces deux grands partis politiques, les catholiques et les libéraux, qui, rappelant l'exemple des Whigs et des Tories anglais, se disputent, se partagent tour à tour le pouvoir, savent accepter la défaite, se préparer à la revanche par la lutte pacifique et légale, sans jamais désespérer de la liberté, malgré ses dangers et ses excès inévitables : Le régime parlementaire, écrit M. de Laveleye, a essentiellement besoin pour vivre de discussions et de lumière dans le silence et les ténèbres, il languit et meurt. Qu'on ne s'effraye pas si les dissidences se dessinent dans toute leur âpreté, et si les opinions s'entrechoquent à grand bruit c'est seulement à cette condition que la liberté peut s'implanter et durer. Il lui faut cet air vif et agité qui trempe les caractères et affermit les convictions. Chez les peuples libres, dit Tocqueville, on ne gouverne que par les partis, ou plutôt, le gouvernement, c'est un parti qui a le pouvoir. Le gouvernement y est d'autant plus puissant, persévérant, prévoyant et fort, qu'il existe dans le sein du peuple, des partis plus compacts et plus permanents. A défaut de principes généraux et de grands partis qui les défendent, les Chambres législatives se divisent en de petites fractions, qui représentent des intérêts de localité, des opinions isolées ou des prétentions individuelles qu'il faut satisfaire ou endormir. Toute ambition personnelle est une voix avec laquelle il faut compter ou qu'on espère séduire. Ne pouvant s'appuyer sur aucun groupe permanent d'adhésions dictées par la communauté des vues, le ministère est réduit à mendier des votes, à s'humilier devant qui lui résiste, à combler de faveurs qui le soutient, et à diminuer ainsi et lui-même et ceux auxquels il s'adresse. Les cabinets naissent alors au hasard, vivent au jour le jour de concessions et de faiblesses, et tombent par surprise, sans qu'on sache pourquoi, ainsi qu'on l'a vu souvent dans deux pays d'ailleurs si différents, en Espagne et en Hollande. Au contraire, quand deux partis nettement accusés sont en présence, les hommes qui gouvernent, sûrs d'une majorité tenue de les soutenir sous peine de défection, peuvent dédaigner les exigences individuelles pour imprimer à l'administration une marche ferme et pour ne s'occuper que de l'intérêt général. Les questions sur lesquelles on se divise sont si clairement posées qu'on ne saurait passer d'un parti dans un autre sans avouer qu'on était extrêmement ignorant, ou sans donner lieu de croire qu'on écoute son intérêt plus que sa conscience. Aussi faut-il en Belgique rendre cette justice aux deux partis en présence, que les défections politiques ont été très-rares, toujours flétries par l'opinion, et mal accueillies par ceux-là mêmes qui en profitaient. Une lutte constante a porté si haut le niveau de la moralité des hommes publics des deux camps opposés, que jamais le moindre soupçon de corruption n'est venu effleurer le caractère de l'un d'eux. Loin donc de se plaindre de l'existence des partis, il faut reconnaître que c'est grâce à eux que le régime représentatif a réussi et que la vie politique s'est répandue dans ce pays.

Mais le régime parlementaire peut, comme les autres systèmes, être dénaturé et caricaturé, servir de prétexte, de manteau à une affreuse et impitoyable tyrannie, ou aux excès du pouvoir personnel et absolutiste nous l'avons vu sous la Convention de 1793, nous l'avons vu sous le second empire et en Prusse tout dépend de la nation, des hommes qui le mettent en œuvre. Ce régime vit de transaction, de prudence, d'harmonie entre les Chambres et le pouvoir exécutif il réclame les plus hautes vertus, les mœurs politiques les plus accomplies, la patience, l'abnégation, la fidélité la plus scrupuleuse aux traditions des partis, le tact gouvernemental le plus fin et le plus délicat pardessus tout, il exige de la part de tous, des plus grands comme des plus petits, un respect absolu de la légalité. A défaut de ces qualités si rares et si difficiles, une charte libérale devient pour une nation, une sorte de robe de Déjanire constitutionnelle qui la brûle et lui paraît intolérable ; ses essais de self-government aboutissent aux résultats qu'obtinrent les architectes de la tour de Babel, à la confusion des langues. Le régime parlementaires est l'antipode de ces gouvernements de coups de théâtre, de cette politique de steeple-chase que la France a trop souvent tolérés, subis et parfois applaudis et c'est parce qu'ils ont su l'appliquer avec sincérité, ténacité et modération, que les Belges ont conquis les sympathies et le respect de l'Europe représentative, libérale et conservatrice.

 

 

 



[1] Voir sur ce sujet : Tocqueville, la Démocratie en Amérique. — Laboulaye, Histoire des États-Unis. — Michel Chevalier, Lettres sur l'Amérique du Nord. — Béchard, Le droit communal en Suisse et en Amérique. — Claudio Jannet, Les États-Unis contemporains. — De Molinari, Lettres sur les États-Unis. — Ezra C. Seamen, Le système du gouvernement américain. — Bancrofft, Histoire des États-Unis. — Leplay, La réforme sociale. — Duvergier de Hauranne, Huit mois en Amérique. — M. de Sartige, Les mœurs électorales aux États-Unis. Revue des Deux Mondes 15 juin, 1872. Les partis politiques, les mœurs judiciaires aux États-Unis, Correspondant d'octobre 1867, et de juillet 1873. Hippeau l'Instruction publique aux États-Unis. Voir aussi le remarquable ouvrage de M. Cornélis de Witt, sur Washington.

[2] Les républicains américains représentent dans une certaine mesure nos républicains unitaires, centralisateurs et autoritaires ; les démocrates se montrent partisans du principe fédératif, de l'autonomie des États ; ils se rapprochent davantage des principes de Washington, repoussent le dogme de la centralisation aux États-Unis, les démocrates sont les conservateurs, les républicains sont les radicaux.

[3] Voir William Paley, Principes de Philosophie morale et politique. Voir surtout l'excellent ouvrage de M. Auguste Laugel, un de nos plus remarquables publicistes contemporains, intitulé L'Angleterre politique et sociale.

[4] Le titre de gentleman s'acquiert à bon marché en Angleterre ; quiconque a étudié les lois du royaume, s'applique au culte des sciences, des lettres et des arts, ou exerce une profession libérale, quiconque ne vit pas du travail de ses mains, mais a la tenue et la conduite d'un homme comme il faut, et se charge de remplir les devoirs de cette situation, est gentleman. On l'entendait ainsi dès le commencement du XVIIe siècle. La différence entre le gentleman et celui qui ne peut prétendre à cette qualification est donc sociale, aussi bien qu'économique de sa nature l'expression he is no gentleman ! implique toute une excommunication sociale. Un proverbe anglais dit Le roi peut bien faire d'un homme un noble, mais non un gentleman. Milton a admirablement caractérisé dans son Paradis perdu, cette conscience des distinctions sociales chez les Anglais :

If not equal, yet free

Equally free, for orders and degrees

Jar not with liberty, but well consist.

S'ils ne sont pas tous égaux, ils sont tous libres cependant, tous également libres, car les classes et les rangs, loin de jurer avec la liberté, s'accordent parfaitement avec elle.

Des privilèges et des préséances dont l'origine remonte à la féodalité existent encore en Angleterre. Sous ce rapport, la société anglaise se partage en deux classes la nobility et la commonalty ; la première se compose exclusivement des pairs et pairesses du royaume, des lords spirituels, archevêques et évêques de l'Église anglicane. La commotalty comprend la gentry et le peuple proprement dit. Les pairs d'après leurs titres particuliers se divisent en ducs, marquis, comtes, vicomtes et barons. A la gentry ou classe des gentlemen appartiennent : 1° les hommes bien élevés ne faisant pas partie de la noblesse, et n'étant ni artisans, ni négociants ; 2° Les baronnets dont le titre, bien qu'héréditaire, est seulement honorifique ; 3° Les chevaliers (knigt bachelors) dont le titre est personnel et conféré par la couronne ; 4° Les chevaliers des divers ordres nationaux. L'appellation de Sir est due aux baronnets et aux chevaliers. Il est d'usage de donner par courtoisie le titre de esquire, écuyer, aux membres de la commonalty.

[5] Ceux-ci se distinguent en hauts constables et en constables inférieurs (high constables, et enpetty constables) ; la police était autrefois leur principale attribution depuis 1835, la constabulary a été organisée sur de nouvelles bases elle est devenue peu à peu une sorte de gendarmerie nationale, salariée et payée par la propriété foncière ; elle reste d'ailleurs, soumise à la loi, c'est-à-dire aux juges de paix qui nomment et commandent les constables. Leurs fonctions consistent à concourir à la formation des listes électorales, à la convocation des juges et des jurés, au recouvrement des taxes, au recensement de la population, au recrutement de la milice, au maintien de la paix publique, etc.

[6] Laugel, l'Angleterre politique et sociale, p. 275.

[7] Voir Gneist : La Constitution anglaise, tome II. — Blackstone, t. I, p. 523. — Fischel : la Constitution anglaise. — Fisco et Van der Straeten : les Taxes locales en Angleterre. — Leplay, la Réforme sociale, La Constitution de l'Angleterre.

[8] Voir sur ce sujet Henri Maréchal, Études sur la commune belge. — Giron, le Droit communal en Belgique. — Britz, la Constitution belge et les lois organiques. — de Fooz, le Droit administratif belge. — Destrivaux, Traité de droit public. — De Bosh-Kemper, Droit constitutionnel hollandais. — Desmarest, les États provinciaux. — Stuart Mill, le Régime parlementaire. — Léonce de Lavergne, les Départements et les Provinces. — De Laveleye, Études et Essais. — Nothomb, Essai historique et politique sur la Révolution belge.

[9] La Hollande, après avoir imposé ses lois centralistes à la Belgique de 1814 à 1830, a librement adopté la plupart des institutions provinciales et communales belges en 1850 et 1851. Ses onze provinces ont chacune une représentation élective, qu'on appelle les états provinciaux, comme avant 1739 ce sont des sous-parlements locaux. Toutefois il faut signaler quelques différences avec la Belgique : ainsi, le roi est représenté par un commissaire qui préside les étals provinciaux ; les états députés qui remplacent la députation permanente font exécuter les délibérations des états provinciaux ils délibèrent et exécutent. Les attributions sont à peu près les mêmes, l'action du pouvoir central hollandais se fait sentir d'une manière plus directe. Pour la commune, on ne pourrait citer que des différences de détail ; la plus importante est celle qui permet au roi de choisir le bourgmestre et les échevins parmi les membres du conseil ou en dehors, à volonté. En 1848, la Hollande a procédé à la réforme de sa constitution, et la Belgique a encore servi de modèle et d'original. Les deux Chambres se nomment états généraux ; avant i848, la première se composait de pairs nommés à vie, par le roi aujourd'hui elle est élue pour neuf ans par les états provinciaux, compte 39 membres et se renouvelle par tiers tous les trois ans. L'autre Chambre se compose de 68 membres nommés pour quatre ans par les électeurs censitaires le cens varie suivant la province, entre un minimum de 20 florins et un maximum de 160 ; elle se renouvelle par tiers tous les deux ans. L'initiative des lois n'appartient qu'au roi et à la deuxième Chambre, qui discute la première les lois de finances ; en somme la Hollande est une excellente contrefaçon de la Belgique l'élève marche brillamment sur les traces du maitre, et le modèle vaut presque l'original.