Cléomène roi à Sparte. — La première lutte contre les Achéens. — Bataille
du Lycée. — Bataille de Leuctres (Ladocia). — Plan de Cléomène. — Réforme de
Cléomène. — Discordes intérieures de la confédération. — Aratos négocie avec
Antigone. — Bataille de l'Hécatombæon. — Les Achéens partisans de Cléomène. —
Efforts contraires d'Aratos. — La guerre recommence. — Défection des villes
achéennes. — Puissance dictatoriale d'Aratos. — Première campagne d'Antigone.
— Alliance de Cléomène avec l'Égypte. — Séleucos contre l'Asie-Mineure. —
Deuxième campagne d'Antigone. — Prise de Mégalopolis. — Soulèvement en Médie
et en Perse. — Guerre en Cœlé-Syrie. — Antigone cède la Carie. — Troisième
campagne d'Antigone. — Bataille de Sellasie. — La restauration à Sparte. —
L'unité de la Grèce.
— Cléomène en Égypte. — Conclusion.
Ce furent deux belles années pour Sparte, lorsque la
jeunesse laconienne, le roi Agis à sa tête, entreprit avec une joyeuse
confiance de rétablir l'antique splendeur de la patrie. C'est à cette époque
d'enthousiasme qu'appartiennent les premières années de la jeunesse de
Cléomène, et toute sa vie témoigne que les impressions au milieu desquelles
il avait grandi restèrent profondément gravées dans son âme. C'était son père
Léonidas qui avait, étouffé le mouvement et fait subir à Agis le sort le plus
terrible ; il avait forcé la jeune veuve d'Agis, Agiatis, qui ne put l'émouvoir
par ses supplications, à épouser son fils, et c'est ainsi que le petit garçon
qu'elle avait donné à Agis et qui portait peut-être le nom royal de la maison
des Proclides vint s'asseoir au foyer du jeune homme. Le souvenir du mort, de
ses desseins et de ses espérances, fut le premier lien qui unit par le cœur
ceux qu'avait rassemblés la violence ; avec Agiatis et avec sa noble mère
Cratésiclée, Cléomène déplora le nouvel abaissement de Sparte, plus profond
encore qu'auparavant, et qui était l'œuvre de son père. Sous le gouvernement
de Léonidas et de ses amis, les anciens abus se multipliaient en toute
sécurité ; la débauche, la licence, la rapacité des riches, la domination des
femmes étaient pires que jamais ; l'égalité constitutionnelle des citoyens,
l'ancienne communauté des exercices et des repas, l'époque héroïque de
Sparte, c'étaient là des souvenirs qu'on n'avait pas le droit de rappeler,
même d'un mot. Mais ces souvenirs vivaient dans l'âme de Cléomène ; si la
masse de la population avait été d'autant plus profondément abaissée par la
vaine tentative d'Agis et avait cessé d'espérer, l'enthousiasme de ces
années-là n'avait pas cessé d'animer la jeunesse. A Sparte vivait alors un
ancien disciple de Zénon, Sphæros, né sur les rives du Borysthène ; les
titres de ses écrits : Lycurgue et Socrate, sur la Royauté, sur
la constitution de Sparte[1], témoignent de la
direction qu'avaient prise ses études : c'est autour du viril enseignement de
ce stoïcien que se groupaient les éphèbes de Sparte, et celui qu'il s'attacha
avant tous les autres fut le magnanime fils du roi. Sphæros enflamma encore
davantage en lui le désir de faire de grandes choses.
Les sentiments intimes de Cléomène offraient donc le plus
frappant contraste avec les actions et les vues de ce père que les devoirs
les plus sacrés lui commandaient d'honorer ; on comprend comment put se
développer en lui cette espèce d'amertume concentrée que plus tard même le
sourire de la fortune n'a pu effacer. C'est par l'effet d'une violente
tension des forces morales que le caractère de Cléomène devint ce qu'il fut :
on vit rarement un tempérament plus vif et plus passionné gouverné par une
volonté plus puissante, des aspirations plus hardies dirigées par une
réflexion plus froide. Ce fut sa force morale qui justifia la hardiesse de
ses efforts.
Léonidas mourut. Avec quelle ardeur Cléomène, désormais
roi de Sparte, brûlait de commencer la grande œuvre qu'il avait depuis
longtemps méditée ! Il eut assez de force sur lui-même pour refouler ce désir
pendant des années encore ; avec circonspection, peu à peu, avec la plus
grande prudence, il prépara l'exécution de ses plans. Il avait dû reconnaître
qu'on ne pouvait plus sauver Sparte par les moyens dont Agis avait fait
l'essai : c'est en vain qu'Agis avait compté sur la puissante sympathie de la
masse qu'il avait affranchie et élevée ; elle avait vu sa chute avec
indifférence. Pour atteindre le but, il fallait briser l'autorité des
éphores, en qui l'oligarchie trouvait constamment un appui. S'il parvenait à
régénérer Sparte, Sparte à son tour était appelée, comme au temps passé, à se
mettre à la tête de la race grecque et serait assez forte pour la représenter
envers et contre toute puissance étrangère. La restauration intérieure de
Sparte, l'union de la
Grèce sous l'hégémonie spartiate, tels étaient les buts
élevés auxquels aspirait Cléomène. Pour y arriver, il devait chercher à
conquérir dans Sparte une situation personnelle telle que la royauté ne la
donnait plus. Il pouvait compter sur le dévouement des pauvres et de tous
ceux qui étaient privés des droits politiques, mais ils ne lui donneraient
pas ce qui lui était nécessaire ; il devait se créer, contre le pouvoir de
fait que possédait l'oligarchie, une puissance qui serait enchaînée à sa
personne, à sa volonté ; il fallait qu'une autorité militaire devînt le
fondement de sa réforme, et d'ailleurs l'établissement et la constitution de
l'État dorien à l'origine n'avait pas eu d'autre base. Les pouvoirs
oligarchiques existants devaient eux-mêmes lui donner le droit et les moyens
de se créer cette autorité : il fallait les tromper sur ses intentions,
jusqu'au moment où il serait certain de la posséder. Aussi Cléomène commença
prudemment, pas à pas, à engager l'État dans des complications qui rendirent
nécessaire une longue suite de combats.
L'adversaire le plus immédiat ne pouvait être que la
confédération achéenne. C'est à bon droit que le Mégalopolitain Lydiade
avait, en sa qualité de stratège, réclamé la guerre contre Sparte ; il
devinait l'avenir qui se préparait déjà dans cette ville. Mais il ne put
l'emporter sur Aratos ; Aratos aima mieux laisser tranquillement passer aux
Étoliens Mantinée qu'on venait à peine de gagner, et les Tégéates et les
Orchoméniens entrer dans leur Ligue. On ne comprend pas que les mesures
prises dans le sud de la
Thessalie n'aient pas ouvert les yeux à Aratos ; il ne
voulait sans doute pas s'avouer la transformation qui s'opérait dans les
dispositions de la Ligue
rivale et dans la situation des partis en Étolie, et il croyait avoir entièrement
gagné de nouveau les Étoliens à ses intérêts en leur faisant en Arcadie une
grande concession. Mais la faiblesse, la timidité que montrait alors si évidemment
la politique d'Aratos étaient tout ce qu'il y avait de plus propre à
affaiblir le parti qui lui était favorable dans la Ligue étolienne. Pourquoi
Aratos n'avait-il pas fait entrer Athènes dans la confédération ? Pourquoi ne
s'était-il pas jeté sur Thèbes pendant que les Étoliens s'établissaient en
Thessalie ? Quand on vit qu'il laissait les villes situées à l'est de
l'Arcadie se détacher de l'Achaïe et se tourner vers les Étoliens, son crédit
déjà ébranlé ne put que s'amoindrir encore. Ainsi naquit un plan que Polybe
expose dans sa brutale simplicité, en laissant de côté les facteurs
intermédiaires. Les Étoliens, dit-il, virent avec quelle rapidité Antigone avait pourvu à la
sécurité de la Macédoine[2] ; ils supposèrent comme certain que la Macédoine
n'avait pas oublié la prise de l'Acrocorinthe par les Achéens ; ils
espérèrent, en s'unissant avec Antigone et Cléomène, vaincre facilement les
Achéens et procéder ensuite au partage de leur territoire. On peut
admettre d'une façon certaine qu'Antigone rejeta ce projet comme
inexécutable, du moins pour le moment, non seulement parce qu'il entreprenait
alors son expédition de Carie, mais plutôt parce qu'il ne voulait pas se lier
les mains et devancer les complications qu'il entrevoyait déjà dans le
Péloponnèse, complications qui devaient lui donner de tout autres avantages.
Cependant, à cet instant même, à ce que dit Polybe, Sparte s'emparait soudain
et par violence des trois villes arcadiennes, sans que les Étoliens, toujours
prêts à saisir le moindre prétexte de représailles, élevassent même une
protestation ; bien plus, ils reconnurent formellement cette prise de
possession et furent satisfaits de voir Sparte se fortifier davantage pour la
lutte contre les Achéens. On est en droit de supposer que cette occupation
n'eut pas lieu sans un arrangement préalable avec les villes elles-mêmes :
elle dut être inattendue pour les Étoliens, malgré leur approbation
ultérieure ; s'il en était autrement, Polybe n'aurait pas manqué de le faire
entendre. Cette acquisition étendait le domaine de Sparte et le poussait
soudain en avant, fort avant dans le territoire de la Ligue achéenne ; celle-ci
dut s'apercevoir qu'elle était menacée de la façon la plus inquiétante. Le
péril fut reconnu dans une délibération des chefs de la Ligue, et on décida, non
pas de commencer la guerre, mais de s'opposer désormais à toute extension de
Sparte[3].
Sur la frontière de la Laconie et du territoire de Mégalopolis, au
pied de la montagne et dominant la route qui unit les deux pays, est située
la petite ville de Belmina, dont la possession avait été longtemps un sujet
de querelle entre les Mégalopolitains et les Spartiates[4]. Il devait être
facile de persuader aux éphores que la délibération d'Ægion serait suivie
d'un mouvement quelconque contre les trois villes arcadiennes, et qu'il était
nécessaire de s'assurer du point qui commande la route de Laconie avant
l'ouverture des hostilités. Les éphores donnèrent donc au roi Cléomène
l'ordre de prendre la ville, qui avait autrefois et incontestablement
appartenu à la Laconie. Cléomène prit la ville et fortifia l'Athénæon,
qui en est voisin. C'était au commencement de l'année 228, avant que la
neuvième stratégie d'Aratos ne fût terminée[5]. Aratos se tut.
Il avait noué de secrètes négociations avec Tégée et Orchomène ; il
s'approcha de ces deux villes pendant la nuit, pour les recevoir l'une et
l'autre des mains des traîtres ; mais ceux-ci perdirent courage et le
stratège se retira sans avoir rien fait. II pensait que cette opération
resterait inaperçue, mais Cléomène demanda des explications sur cette marche
nocturne des Achéens. Aratos répondit qu'il marchait contre Belmina pour
empêcher les travaux de fortification, explication dont Cléomène découvrit
suffisamment l'ambiguïté en répliquant : A quoi bon,
en ce cas, les échelles d'assaut et les torches ? Aratos semblait
vouloir éviter la guerre, et les éphores, contents d'avoir pris cette place
frontière, donnèrent à Cléomène, qui campait en Arcadie avec 300 hommes et
quelques cavaliers, l'ordre de revenir. Mais à peine le roi était-il parti
qu'Aratos s'emparait de Caphyæ, à l'extrémité occidentale du marais
d'Orchomène. Les éphores firent rebrousser chemin à Cléomène, qui prit
Méthydrion, au sud de Caphyæ, et fit une incursion sur le territoire de
l'Argolide ; on ne pouvait conserver plus longtemps une paix apparente[6].
La nouvelle élection qui eut lieu au printemps de 228
avait mis à la tête de la
Ligue l'ancien tyran d'Argos, Aristomachos. Il semble qu'à
la nouvelle de ;l'attaque de Cléomène, on ait, après les délibérations
préliminaires d'usage, convoqué en conseil fédéral la communauté achéenne et
résolu la guerre contre Sparte[7]. Aratos se
trouvait à Athènes : Aristomachos l'invita à revenir pour entreprendre avec
lui l'invasion de la Laconie,
qui devait avoir lieu immédiatement. Aratos s'efforça de toutes façons de
l'en détourner ; il n'y réussit pas. Il revint donc pour entrer avec lui en
campagne, et les Achéens, forts de 20.000 hommes d'infanterie et de 1.000
cavaliers, s'avancèrent contre Pallantion, tout près de la frontière de
Laconie, plus près encore de celle de Tégée. Cléomène y courut ; il n'avait
avec lui que 5.000 hommes, mais son armée et lui brûlaient du désir de se
mesurer avec l'ennemi, même supérieur en nombre. En présence d'un pareil
ennemi, Aratos crut qu'il ne fallait pas en venir à une bataille ; il fit
donner l'ordre de la retraite. Les Achéens manifestèrent tout haut leur
mécontentement : Cléomène avait, sans combat, remporté plus qu'une victoire[8].
Nous n'avons aucun renseignement sur ce qui se passa
jusqu'à l'élection du stratège suivant, mais il dut régner dans la
confédération une émotion assez vive ; elle renfermait des éléments
excellents, mais une pareille direction était faite pour la démoraliser, et
sa constitution ne permettait même pas à l'opinion, qui devait être, dans les
grandes villes surtout, tout à fait hostile à Aratos, de se soulever
efficacement contre lui. Lydiade l'accusa, mais vainement, et, aux élections
du printemps de 227, les intrigues électorales d'Aratos firent échouer le
noble Mégalopolitain c'est Aratos qui fut élu[9].
Nous voyons, très peu de temps après, Aratos revenir avec
l'armée achéenne d'une expédition contre Élis. Les Étoliens n'ont prêté aucun
appui à leurs vieux alliés. Aratos n'avait-il voulu que faire du butin ? Ou
avait-il essayé de forcer les habitants d'Élis à entrer dans la Ligue ? Cléomène accourut
au secours de la ville menacée ; il atteignit les Achéens qui revenaient déjà
au pied du Lycée, sur le territoire de Mégalopolis. Il les dispersa sans trop
de peine ; un grand nombre d'entre eux furent tués ou faits prisonniers, et
l'on répandit le bruit qu'Aratos était resté parmi les morts[10]. Il s'était
enfui ; il erra durant toute la nuit ; puis les fugitifs se rallièrent autour
de lui, et il courut avec eux tenter sur Mantinée un coup de main qui réussit
complètement et qui fit l'étonnement de la Grèce. La ville
ne fut pas pillée, elle fut de nouveau admise dans la Ligue ; mais un changement
intérieur de grande importance se produisit avant son admission. Les métèques
de la ville furent reconnus citoyens ; ce fut ainsi qu'on forma dans la ville
un parti dévoué à la confédération ; on y mit une garnison d'Achéens et de
mercenaires pour en assurer la défense[11].
L'oligarchie spartiate avait déjà montré l'année
précédente, par le rappel de Cléomène, qu'elle se tenait sur ses gardes
vis-à-vis de lui. Avait-elle jamais pu croire que le fils de Léonidas lui
serait dévoué, à elle et à ses intérêts ? Toute sa vie extérieure, qui
faisait le plus frappant contraste avec le luxe des oligarques, ses liaisons
avec Sphæros, avec la jeunesse qui pratiquait ainsi que lui les vieux :usages
spartiates, tout cela ne pouvait guère passer pour un engouement sans
conséquence. Une force militaire, composée d'indigènes et de mercenaires, se
formait déjà autour de Cléomène et lui était complètement dévouée ; c'est
vers lui que devaient se tourner les espérances des opprimés ; le souvenir
d'Agis n'était pas encore effacé et rappelait aux gens appauvris, déchus de
leurs droits, couverts de dettes, comme aux périèques et aux hilotes, qu'un
changement soudain de toutes choses était encore possible. Plus Cléomène,
déjà l'homme du peuple, se couvrait de gloire dans les combats, plus ce
mouvement de la masse, qu'il dominait avec une énergie à la fois si ferme et
si calme, devenait menaçant. L'oligarchie ne pouvait avoir aucune confiance dans
le jeune roi. Pourquoi ne s'est-elle pas débarrassée de lui ? C'est qu'il
était indispensable : qui aurait conduit la guerre contre les Achéens ? On
recrutait contre eux des troupes nombreuses de mercenaires, mais la foule qui
s'agitait à Sparte même faisait craindre aussi les dernières extrémités ;
sans Cléomène, la ville devenait la proie de la démocratie fédérale. La
politique de l'oligarchie devait donc consister à se servir du roi, mais à
l'entraver constamment. La chute de Mantinée fournit pour cela une occasion
des plus opportunes : on déclara la perte plus grande qu'elle ne l'était
réellement ; les éphores, à ce qu'il semble, conclurent un armistice avec les
Achéens[12]
et rappelèrent Cléomène à Sparte. Le jeune Eurydamidas, fils d'Agis, venait
de mourir, empoisonné, disait-on, par les éphores ; un bruit absurde attribue
cette mort à Cléomène[13]. Celui-ci invita
le frère d'Agis, Archidamos, qui vivait en exil dans la Messénie, à
revenir à Sparte et à prendre la royauté qui lui revenait. Phylarque, l'admirateur
passionné du roi, prétend que Cléomène espérait ainsi, avec une royauté
replacée sur ses bases constitutionnelles, combattre avec d'autant plus
d'énergie la puissance des éphores. Mais s'il est vrai, comme dit Polybe,
qu'Archidamos n'accepta l'offre de Cléomène qu'après une convention formelle[14], on peut en
conclure que la situation de Cléomène n'était pas encore dégagée de toute
équivoque. Cependant le retour d'Archidamos était extrêmement menaçant pour
l'oligarchie : elle avait assassiné son frère ; elle l'avait contraint
lui-même à prendre la fuite[15], elle avait des
motifs de craindre sa vengeance ; aussi, à peine fut-il rentré à Sparte qu'il
fut assassiné à son tour. Selon le témoignage de Phylarque, Cléomène n'eut
aucune part au meurtre ; selon Polybe, c'est lui qui l'a provoqué ; selon
d'autres, il a, sur le conseil de ses amis, abandonné et livré Archidamos[16]. Il n'est plus
possible de déterminer la vérité avec certitude ; mais le rappel d'Archidamos
jette sur la conduite de Cléomène un jour équivoque, et on se sera volontiers
servi de cet argument contre lui parmi ses adversaires, surtout dans la
confédération. Pourtant, s'il avait voulu se débarrasser d'Archidamos, il
n'aurait pas employé cette ruse misérable ; et même, s'il avait voulu faire
exécuter le meurtre par les oligarques, il aurait pu tout aussi bien les
décider à envoyer leurs assassins en Messénie. On voit très bien que le
meurtre d'Archidamos n'était désirable à aucun égard pour Cléomène : ce
prince ne pouvait devenir un péril, tant que la lutte serait engagée contre
les oligarques ; Cléomène était même sûr de son appui le plus actif dans ce
conflit. Peut-être se crut-il assez influent pour faire prévaloir le bon
droit d'Archidamos ; en le rappelant, il prenait ouvertement l'offensive et
portait un premier coup à l'oligarchie. Mais elle possédait encore l'autorité
; si elle avait résolu de s'en servir contre Archidamos, Cléomène n'avait
qu'un moyen de le sauver, la Révolution. Mais avait-il chance de faire
aboutir cette Révolution ? Devait-il appeler aux armes la masse de la
population qui dépendait à tant d'égards des riches, ses patrons et ses
créanciers ? Devait-il, sous les yeux des éphores qui n'avaient besoin que de
faire un signe pour le mettre à mort, lui aussi, devait-il exciter un
mouvement dont le résultat ne ferait, même en cas de succès, qu'amener un
désordre incalculable et déranger précisément ce qu'il avait reconnu comme
son but ? Certes, pour atteindre ce but, il aurait lui-même et de sang-froid
enfoncé le poignard dans le cœur d'Archidamos, s'il avait reconnu la
nécessité d'une pareille action ; il ne pouvait donc pas, pour sauver ou
venger Archidamos, abandonner le but auquel il tendait. Son heure n'était pas
encore venue : les oligarques exigèrent le meurtre ; Cléomène fit ce
sacrifice, quoi qu'il lui en coûtât ; il laissa même croire qu'il avait
trempé dans la trahison ; il consentit à paraître complice du crime de
l'oligarchie. Elle, de son côté, crut sans doute s'assurer entièrement de lui
en le laissant régner seul, par suite de l'extinction de la maison royale des
Proclides. Mais Cléomène n'entendait profiter de sa situation que pour hâter
l'acte décisif. Le meurtre d'Archidamos et les concessions qu'avaient faites
les oligarques avaient montré à nu leur faiblesse ; le roi réussit encore par
la corruption à les diviser entre eux. Sa mère Cratésiclée, confidente de ses
plans, se servit de son influence personnelle et de ses richesses pour
tranquilliser les timides et gagner les indécis ; sur le désir de son fils,
elle se remaria avec un Spartiate qui était par son crédit et sa fortune un
personnage important, Mégistonus, et qui devint entièrement dévoué aux
intérêts de Cléomène. Enfin, grâce à l'argent semé à profusion parmi les
éphores, le jeune roi reçut l'ordre de continuer la guerre. On était à peu
près dans l'automne de 227.
Le roi se tourna contre le territoire de Mégalopolis et
s'empara de Leuctres[17], localité
autrefois spartiate et située à deux lieues au sud de la ville. Cependant le
stratège Aratos était accouru avec l'armée achéenne pour défendre
Mégalopolis. Cléomène marcha à sa rencontre jusqu'à quelques stades au sud de
la ville ; il semblait chercher une rencontre décisive. Aratos, au contraire,
paraissait l'éviter : il n'avait plus une masse de troupes trois ou quatre
fois plus considérable à mener contre l'ennemi ; il craignait la fougue
irrésistible du téméraire Spartiate ; c'est en vain que les Mégalopolitains
demandèrent la bataille. Cependant les Achéens brûlaient du désir de sauver
l'honneur de leurs armes. Une attaque des troupes légères eut un complet
succès ; elles refoulèrent les bataillons ennemis qui leur furent opposés et
les poursuivirent jusque dans leur camp ; un mouvement en avant de toutes les
forces achéennes avait toutes les chances d'aboutir à une victoire. La
phalange &ébranla, mais à peine avait-elle atteint la ligne
ennemie.'qu'Aratos commanda de s'arrêter devant une dépression de terrain ;
il avait maintenant une position solide. Lydiade était hors de lui ; ses
prières, sa colère furent inutiles. Il se résolut alors à conquérir, à ses
risques et périls, la victoire déjà à demi gagnée. Il rassembla promptement
la cavalerie autour de lui, et, après lui avoir fait une petite allocution
pleine d'enthousiasme, il se jeta sur l'aile droite de l'ennemi qu'il
refoula. Il gagnait de plus en plus de terrain, mais, entraîné par la
poursuite, il arriva à un endroit planté de vignes et clos de murs ; un fossé
qui se trouvait là donna l'occasion à l'ennemi de repousser à son tour, avec
une vivacité sans cesse croissante, la cavalerie achéenne dispersée et arrêtée
par cet obstacle. Cléomène envoya ses Tarentins, ses Crétois[18] ; une lutte
violente s'engagea, et Aratos restait toujours tranquillement à l'abri de sa
position. Enfin Lydiade tomba blessé à mort ; ses cavaliers tournèrent bride
; les ennemis les poursuivirent en poussant des cris de joie ; les fuyards
jetèrent le désordre dans les lignes de l'infanterie ; bientôt la-confusion
fut générale et la défaite complète. Un grand nombre de morts couvraient ce
lugubre champ de bataille, qui s'étendait jusqu'aux portes de la ville.
Mégalopolis avait perdu son meilleur guerrier ; mais Cléomène honora Lydiade
et s'honora lui-même en se faisant amener le cadavre de son adversaire, qu'il
couvrit de pourpre, para d'une couronne et renvoya ainsi, en une procession
solennelle, aux portes de sa ville natale[19].
Cette défaite, cette mort arrachèrent enfin la
confédération à son aveuglement. L'exaspération contre Aratos éclata partout
; on répéta qu'il avait, de dessein prémédité, abandonné Lydiade ; que son
envie avait changé en un honteux désastre un combat où l'on était sûr de la
victoire. Oh n'écouta plus ses ordres ; on le força à retourner dans sa
patrie ; une assemblée de la
Ligue, tenue à Ægion, résolut de lui enlever les subsides
nécessaires à la continuation de la guerre. Que lui restait-il, après de
pareils incidents, sinon à déposer le sceau de la confédération, à abdiquer
la stratégie ? Il le voulait aussi, puis il réfléchit ; enfin il trouva qu'il
valait mieux rester stratège[20], résolution qui
n'aurait pas été possible, s'il n'y avait pas eu dans la Ligue un grand parti
prépondérant en vertu de la constitution et qui permettait à Aratos de braver
l'opinion publique, ou même qui l'y conviait. Quelles dissensions intérieures
ne durent pas alors se propager dans la Ligue ! A ce moment si difficile, et alors
qu'elle aurait eu besoin de la plus inébranlable union, elle était comme
paralysée ; on devait ressentir avec la plus vive amertume l'insuffisance
lamentable de sa constitution ; elle n'offrait plus ni protection ni égalité
de droits ; son prestige n'était plus. Et elle devait tomber plus bas encore
; elle devait courir de plus douloureux périls ; elle devait enfin être comme
trahie par Aratos[21].
La situation était bien différente à Sparte. Il est vrai
que l'opposition des partis on des intérêts n'y était pas moins vive : d'une
part, la masse des gens tombés dans l'indigence, privés de leurs droits,
dépossédés ; d'autre part, l'oligarchie qui tenait en son pouvoir la Gérousie, l'éphorat, bref, une autorité
absolue, de laquelle la royauté même dépendait entièrement. Mais Cléomène
avait résolu de délivrer cette royauté des chaînes de l'oligarchie ; il était
sûr de l'armée, et assez hardi pour mener à bonne fin et achever avec vigueur
ce qu'il avait déjà commencé. C'est après la victoire de Mégalopolis qu'il se
mit à l'œuvre. Il s'entretint avec Mégistonus, et tous deux convinrent qu'il
fallait abolir l'éphorat, faire une distribution de terres, régénérer Sparte
et la fonder pour ainsi dire à nouveau, lui rendre l'hégémonie de la Grèce. Deux
ou trois amis furent admis dans le secret[22]. Nous ne pouvons
plus, il est vrai, reconnaître dans les documents ce qui détermina Cléomène à
choisir précisément ce moment. Ce n'était pas, à coup sûr, par égard pour
certaines alliances politiques, que Cléomène ne recherchait pas et qui ne
furent elles-mêmes que le résultat des complications ultérieures. Peut-être
fut-il décidé par la situation intérieure. L'oligarchie avait-elle pu voir
sans soupçon, sans prendre aucune mesure, la transformation manifeste de
l'opinion publique ? Chaque nouvelle victoire de Cléomène ne devait-elle pas
augmenter la méfiance qu'il excitait ? Les promesses qu'il avait obtenues des
uns et des autres. à force de présents, pouvaient-elles le tranquilliser
autrement que pour un instant ? Mais ici les textes nous abandonnent
entièrement ; ils ne font que rapporter des détails insignifiants et en
partie faux. Selon l'ancien usage, un des éphores aurait dormi dans le
sanctuaire de Pasiphaé ; il avait vu en songe quatre des cinq sièges des
éphores renversés et entendu une voix qui disait qu'ainsi tout irait mieux à
Sparte ; il avait ensuite raconté son rêve au roi. Cléomène, craignant que
son plan ne fût trahi, qu'on ne le mît lui-même à l'épreuve, aurait sondé
l'éphore et se serait persuadé de sa véracité. Aussitôt il se serait mis de
nouveau en campagne ; il aurait emmené avec lui surtout ceux qu'il supposait
contraires à ses desseins ; il aurait enlevé aux Achéens Héra sur les
frontières de l'Élide, puis Asea sur celle de l'Argolide ; il aurait mis des
approvisionnements dans Orchomène, alors en danger ; il aurait assiégé
Mantinée ; bref, par tant de marches et de contre-marches, il aurait mis les
Spartiates sur les dents, puis, comme ils le priaient de leur accorder enfin
du repos, il leur aurait permis de rester en Arcadie, pour retourner lui-même
à Sparte et entreprendre avec les mercenaires l'acte décisif[23]. L'étrangeté de
ce récit est manifeste ; et, si enthousiasmé pour Cléomène que soit l'auteur
d'où il provient incontestablement, on reconnaît néanmoins ici encore son
incapacité à mettre en relief l'enchaînement réel des faits, ou en tout cas
sa manière, qui consiste à parler à l'imagination en ne donnant que des
motifs superficiels et tout en dehors. La partie da récit relative à
Orchomène contient probablement une allusion au fait essentiel. Aratos et ses
partisans devaient employer ;tous les moyens pour laver à tout prix la honte
de Mégalopolis. Le stratège avait réussi à surprendre un détachement de
Spartiates dans le voisinage d'Orchomène ; à ce qu'il semble, c'est aux Mémoires
d'Aratos qu'aurait été empruntée la mention des trois cents ennemis tués dans
cette rencontre et de la captivité de Mégistonus[24]. Si Orchomène a
été approvisionnée, c'est que cette ville courait un péril sérieux ; le
combat dont parle Plutarque a pu anéantir la troupe de Spartiates qui
couvrait le pays, ou du moins cette troupe a pu être refoulée dans la ville,
et Mantinée, une fois au pouvoir des Achéens, lui coupait ses communications
directes avec la cité. Cléomène, en s'emparant de-villes appartenant à la
confédération, cherchait donc peut-être à attirer Aratos loin d'Orchomène.
Mais l'éloignement du roi et la captivité de Mégistonus doivent avoir hâté
chez les oligarques de Sparte l'éclosion de résolutions dangereuses, et, pour
les mettre à exécution, ils auront décidé les éphores à user de leurs
pouvoirs officiels. C'est la seule façon de s'expliquer l'acte de violence
accompli par Cléomène.
Il s'était, avec ses mercenaires, séparé du reste de
l'armée ; il marcha sur Sparte. Près de la ville, il envoya en avant
Euryclidas porter aux éphores réunis dans le Syssition
des nouvelles de l'armée. Théricion, Phœbis, et deux mothaques (fils d'hilotes) qui avaient été élevés avec
le roi, le suivaient avec une petite troupe. Ils pénétrèrent dans le Syssition,
se précipitèrent sur les éphores et les abattirent sur place ; un seul, qui
gisait comme mort, recueillit ses forces, se releva et se réfugia dans le
temple de la Crainte.
Parmi ceux qui coururent au secours des éphores, dix
environ trouvèrent la mort ; les autres, qui prirent la fuite et quittèrent
la ville, ne furent pas poursuivis. La nuit se passa ainsi ; le lendemain
matin, Cléomène proscrivit quatre-vingts membres de l'oligarchie, renversa
les sièges des éphores, excepté un seul, celui qu'il réservait pour lui-même
en qualité de roi, et convoqua une assemblée du peuple pour se justifier de
ses actes, démontrer l'usurpation des éphores et annoncer un nouveau partage
des biens, l'extinction des dettes, une nouvelle organisation de la
bourgeoisie[25].
Le pas décisif était donc fait. Polybe, qui, bien que
défavorable à Cléomène, en sa qualité d'Achéen, ne peut cependant refuser sa
plus haute estime aux qualités élevées du prince, le désigne sous le nom de
tyran[26]. Et en effet, ce
fut par des moyens absolument violents que Cléomène commença et poursuivit
cette révolution. Il ne pouvait faire autrement. Agis avait cru pouvoir
opérer la réforme de Sparte par l'éphorat ; ce fut sa ruine. Cléomène
renversa l'éphorat par la force militaire dont il disposait ; il détruisit
l'oligarchie ; il rendit à la royauté une puissance absolue, qui devait lui
sembler antique et vraiment spartiate et qui pourtant ne faisait que
reproduire, sous une forme, il est vrai très pure et très noble, les
principes de la royauté tels que les avait développés l'époque récente. Il
est extrêmement significatif que le stoïcien Sphæros, d'après les historiens,
l'ait assisté dans ses efforts. La prédominance étroite de l'idée de l'État,
qui absorbait tous les autres aspects de la vie, était sans doute depuis
longtemps un trait caractéristique de l'État spartiate : mais, depuis
Philippe et Alexandre, les monarchies avaient cherché aussi à réaliser dans
leur évolution — en l'altérant, il est vrai, de bien des façons — cette idée
de l'État que les théoriciens mettaient de plus en plus en évidence. A
Sparte, elle se présenta sous le nom d'un rétablissement du bon vieux droit,
incarnée dans une personnalité extraordinaire et sous sa forme la plus
complète, on pourrait dire, avec la pureté du cristal. L'État fut renouvelé
d'une façon rationnelle ; tous les éléments individualistes qui s'étaient
attachés à lui dans le cours des temps et qui avaient déjà été ébranlés par
la tentative d'Agis furent éliminés : une forme fut créée qui devait exprimer
l'idée de l'État, et uniquement, :celle-là Seulement, ce que cette forme
recouvrait, la culture, les préoccupations, les privilèges de la nouvelle bourgeoisie,
tout cela était entièrement nouveau.
Telle est du moins l'opinion qu'il faut tirer des
documents malheureusement si rares relatifs à la constitution de Cléomène. Il
y a surtout deux points qui se présentent comme essentiels et qui
recommandent cette vue générale. Cléomène laissa subsister un des sièges des
éphores, pour l'occuper lui-même ; par là il revendiquait pour la royauté le
pouvoir absolu qu'avaient exercé ces magistrats, le droit de punir qui ils voulaient,
comme dit un ancien écrivain, une autorité pleine et entière sur tous les
fonctionnaires, la faculté de décider de la paix ou de la guerre, le pouvoir
exécutif dans la mesure la plus étendue[27]. Puis, nous
dit-on, il abolit l'autorité de la Gérousie et convoqua à sa place des patronomes[28]. Ce fait a paru
douteux, Cléomène, qui a cherché partout à rétablir l'ancienne constitution,
n'aurait pas, ce semble, abandonné cette antique institution véritablement
spartiate. Mais dans l'époque suivante il y a des patronomes
à Sparte, et un témoignage formel rapporte leur fondation à Cléomène. On ne
peut exactement déterminer leurs pouvoirs, mais, s'ils ont remplacé
nominalement la puissance bridée de la Gérousie, il s'ensuit que leurs pouvoirs
étaient infiniment moindres ; il semble que Cléomène ait cherché à effacer
tout degré intermédiaire entre la royauté et le peuple, et l'on peut penser
que cette idée était, elle aussi, empruntée à l'esprit de l'ancienne
constitution spartiate, telle qu'on la concevait à cette époque. Sparte, en
effet, était originairement une royauté militaire, telle que l'époque récente
l'avait de nouveau montrée dans tant de royaumes si merveilleusement
improvisés. Un conseil de vieillards, et, pour ainsi dire, un conseil de'
guerre entourant la royauté pouvait paraître chose logique, mais il ne
fallait pas lui concéder une puissance absolue ; il fallait que la
souveraineté fût représentée par la réunion de la royauté avec la communauté
des citoyens obligés au service militaire. On retrouve là une vieille forme
hellénique qui se répétait sous ses traits essentiels en Macédoine et dans
tous les États fondés par les Macédoniens.
Les autres renseignements que nous possédons sont tout à
fait insuffisants. Il est clair qu'il y eut, sous une forme quelconque, un
amortissement des dettes. Tous les biens furent de nouveau partagés ; des
lots furent assignés même aux proscrits ; lorsque le nouvel ordre de choses
serait assuré, ils pourraient revenir dans la ville ; mais on ne dit pas si,
et dans quelles limites, il fut pourvu au sort des périèques. Ensuite,
Cléomène compléta la bourgeoisie par des périèques, de sorte que l'armée
spartiate se composa désormais de 4.000 hoplites[29] ; il les arma,
selon la mode macédonienne, de la longue sarisse, et non plus de la pique.
Ainsi disparut le dernier reste de la vieille mora
spartiate devant la masse puissante de la phalange.
Il n'est guère douteux que, parallèlement à la réorganisation de la
bourgeoisie, il n'ait été fait une nouvelle division du peuple, une division
topographique. La Laconie
se trouve après cette époque divisée en cinq cercles ; au lieu des trois
races de l'ancienne Sparte, ce fut la division territoriale du pays qui
devint le fondement de tous les rapports politiques[30]. Partout, on le
voit, cette royauté s'entoure de formes qui ont quelque chose de démocratique
; mais cette démocratie n'est pas celle de l'ancien temps, c'est une autre
démocratie assise sur des bases rationnelles.
Ensuite on s'occupa spécialement de l'éducation de la
jeunesse : on la remit, avec l'aide de Sphæros, sur le pied antique ; les
exercices et les repas en commun furent rétablis. Enfin, pour ne pas blesser
les esprits par ce nom de pouvoir unique et absolu, Cléomène aurait, dit-on,
nommé son frère Euclidas deuxième roi. C'était ou une inconséquence commise
par égard pour une habitude déjà existante, ou une adaptation apparente du
nouveau régime à l'ancien, ou l'indice d'une conception particulière et pour
ainsi dire abstraite de la royauté. Il faut ajouter, pour la caractériser
encore, que Cléomène, bien éloigné de la brillante représentation et de la
majesté affectée et solennelle qui étaient de règle dans les empires des
successeurs d'Alexandre, n'avait ni cabinet ni cour et paraissait dans sa
simplicité de soldat, comme s'il n'était pour ainsi dire que le gérant de la
fonction royale[31].
Il recevait tout le monde dans son accoutrement ordinaire, libre dans ses
allures, ouvert dans sa conversation ; lorsqu'il voyait auprès de lui des
étrangers ou des ambassadeurs, il faisait ajouter au repas habituel des
Spartiates quelques plats un peu meilleurs ; il ne fallait pas trop laconiser, disait-il, devant les étrangers[32]. Polybe dit même
qu'il a été le plus aimable et le plus séduisant des particuliers[33] ; que la grâce
un peu âpre de son entretien, la sincérité libre et hardie de toute sa
personne étaient irrésistibles. Si jamais un roi parut digne d'être à la tête
de la race grecque affranchie, éclairée, bourgeoise, ce fut certainement
Cléomène ; et lui-même se préparait à fonder cette unité nationale qui était
l'aspiration de tous les patriotes.
Il avait pour antagoniste Aratos. Ce dernier avait bien
des motifs de craindre pour lui-même le roi de Sparte et l'admiration
grandissante qu'il inspirait aux Grecs. Partout où il l'avait rencontré, il
avait éprouvé les plus honteuses défaites ; c'est en combattant Sparte qu'il
avait montré au grand jour les faiblesses irrémédiables de la confédération.
Aratos lui-même avait perdu la meilleure partie de sa popularité ; il devait
sentir que l'appui des classes aisées, qui voyaient en lui lé défenseur de
leurs intérêts, ne le protégerait pas finalement contre le mécontentement
croissant de la multitude. A quoi avait servi l'attaque contre Orchomène en
228 ? Pendant que Cléomène transformait avec une rapide énergie la situation
intérieure de sa patrie, Aratos semble avoir supposé que Sparte, ébranlée au
dedans, serait incapable d'agir au dehors, et avoir tenté de nouvelles
attaques. Mais une soudaine invasion du territoire de Mégalopolis par
Cléomène, dans le printemps de, 226, put lui montrer combien Sparte était
plus hardie et plus forte qu'auparavant. Le pays fut entièrement pillé ; les
Spartiates se retirèrent avec un riche butin, et, pour montrer à l'ennemi le
peu de crainte qu'il inspirait, Cléomène ordonna un jour de repos, afin de faire
représenter des pièces de théâtre à ses guerriers par des artistes
dramatiques de Messénie qui passaient. C'est alors que Mantinée se souleva et
se sépara de la Ligue
achéenne. La garnison avait été renforcée de 300 Achéens et de 200
mercenaires, afin de protéger la nouvelle bourgeoisie et sur sa propre
proposition. Ce sont les anciens citoyens de la ville qui auront offert et
leurs personnes et leur ville à Cléomène. Il arriva la nuit, et, s'unissant à
eux, massacra ou chassa les Achéens, rétablit l'ancienne constitution, rendit
aux citoyens leur vieille municipalité autonome, et, revint aussitôt sur
Tégée[34]. Il montrait par
là que la nouvelle Sparte voulait, non pas conquérir et soumettre, mais
grouper sous son hégémonie des États libres 'et indépendants. C'était un
principe d'association qui s'opposait au principe de la fédération, lequel
absorbait l'autonomie libre et immédiate des cités. L'opposition de ce
nouveau principe était d'autant plus dangereuse que la protection accordée
par cette confédération d'États s'était montrée impuissante, et que
l'influence des classes aisées qui maintenait seule l'État fédéral avait comprimé
dans chaque commune les besoins, les prétentions et les sentiments hautement
exprimés de la multitude. Aratos ne pouvait se dissimuler les difficultés de
sa position ; il ne se sera pas avoué que la faute on était à lui-même et à
la direction qu'il avait donnée aux affaires de la Ligue. Il y avait eu
dans la confédération des éléments belliqueux de grande valeur, il les avait
refoulés ; il avait comprimé l'enthousiasme toutes les fois qu'il voulait
s'élever ; il avait brisé et comme émietté tout ce qui pouvait développer au
sein de la Ligue
la liberté des mouvements politiques ; il avait laissé l'influence à ceux-là
seuls qui possédaient et ;su, grâce à leur appui, tantôt avec, tantôt contre
la constitution, garder dans sa main la direction de la Ligue. Mais tout ce
que Cléomène, avec sa rapide et brillante hardiesse, créait pour ses
Spartiates, propriété et libération des dettes pour les pauvres, émulation
pour l'établissement d'un régime intérieur fortement constitué, enthousiasme
pour le combat et la victoire, gloire brillante des armes, tout cela manquait
à la populace des villes, tout cela lui manquait par la faute d'Aratos et de
son parti, et elle le sentait de la façon la plus douloureuse. Mais elle et
l'opinion publique pouvaient bien peu contre ce chef et tuteur de la Ligue ; l'insuccès de
l'indignation générale causée par la bataille de Leuctres l'avait bien
montré. Quelle exaspération devait s'emparer des esprits à la nouvelle
qu'Aratos, au lieu d'abdiquer après l'humiliante déclaration d'Ægion, était
resté stratège ; qu'il n'avait même pas pu défendre Mégalopolis ; que
Mantinée était perdue pour la
Ligue ! Un fardeau, une honte, voilà ce que devait sembler
cette confédération qui exigeait des cités des tributs et des prestations de
guerre sans accorder d'appui ou venir en aide au citoyen pauvre, qui
convoquait deux fois l'an durant trois jours une assemblée, pour ne présenter
en toute hâte que des questions déjà résolues à l'avance on pour faire des
élections, élections et questions où la décision suprême était toujours dans
les mains des classes aisées ! Enfin, cette confédération n'intervenait-elle
pas souverainement dans les affaires communales de chaque ville, et
n'ordonnait-elle pas, n'exigeait-elle pas ce qu'avait consenti, non pas la
ville elle-même, mais l'inaccessible Conseil fédéral, mais la voix toujours
décisive des riches ! Vraiment, l'espérance de s'unir librement sous
l'hégémonie brillante et protectrice de Cléomène, un prince admiré de tous,
ne pouvait que devenir plus tentante à chaque victoire qu'il remportait au
dedans et au dehors. Qu'arriverait-il, si le Macédonien profitait de
l'occasion pour rétablir l'ancien et horrible régime des tyrannies et des garnisons
? Plus on devait remarquer avec amertume, au milieu de pertes et de défaites
toujours réitérées, la faiblesse croissante de la Ligue, plus on était
exposé à cette effroyable calamité. Que faire et où se tourner, en qui
espérer ? Cléomène, et lui seul, avec ses Spartiates fiers de leurs
victoires, pouvait protéger la liberté ; que dis-je ? lui seul pouvait, à
proprement parler, créer la liberté.
Un autre motif agissait encore sur les esprits, motif latent,
caché dans ces dispositions de la foule. Je n'ose l'indiquer qu'avec
hésitation, mais il ne manque jamais dans les États où la culture sociale en
vient, après la destruction des anciens usages et de l'autorité, après la
reconnaissance de principes conformes au droit rationnel, à accorder à tous
la faculté de participer aux biens sociaux, sans pouvoir en même temps
fournir les moyens d'exercer les aptitudes qu'elle confère. La pauvreté était
depuis longtemps dans le monde ; elle était partout ; mais ce n'est que dans
les constitutions helléniques, là où on reconnaissait la liberté du citoyen,
qu'elle pouvait se montrer sous la forme du paupérisme. Déjà lorsqu'Agis
avait aboli les dettes, le paupérisme avait levé la tête ; l'exemple de
Cléomène, qui abolit aussi les dettes et partagea les terres, éveilla en tous
lieux de semblables désirs ; il provoqua des agitations au sein de ces masses
profondes et irritées, que la liberté proclamée par le droit fédéral avait si
parcimonieusement traitées[35].
Aratos devait voir qu'il n'était pas moins menacé à l'intérieur
qu'à l'extérieur, et que le soulèvement qui avait rendu Sparte tout à coup si
forte provoquait des mouvements au sein des villes achéennes. Il n'y avait
pour lui que deux partis possibles : ou bien de conclure la paix avec les
Spartiates, ou de poursuivre la guerre qu'il avait commencée contre eux en
cherchant un secours étranger. Mais Cléomène n'accorderait jamais la paix si
l'on ne reconnaissait sa propre hégémonie, peut-être même si l'on
n'amoindrissait considérablement le territoire de la confédération, si l'on
n'en détachait Corinthe et Mégalopolis ; et quels changements dans la Ligue auraient
inévitablement résulté du contact avec Sparte ! Aratos avait déjà pu
reconnaître, lorsqu'il avait rencontré Agis à Corinthe, le poison que
contenaient ces proches relations avec la nouvelle Sparte ; toutes ces idées
exagérées qu'Aratos avait combattues toute sa vie, à cause desquelles il
avait mis à l'écart ses amis, les philosophes de Mégalopolis, et contenu l'enthousiaste
Lydiade, elles seraient venues alors dans sa Ligue sous la forme la plus
irritante. Le partage des biens et l'extinction des dettes, tel aurait été le
premier cri : dès lors, c'en était fait de la juste supériorité des classes
aisées ; elles (levaient même craindre de perdre une partie de leurs biens ou
de leurs créances ; la vie calme et bourgeoise, la légalité, la régularité,
tout cela était perdu sans retour. Alors ce roi qui mettait son orgueil à
rivaliser de privations avec l'homme pauvre et d'endurance avec le guerrier
illettré, qui enthousiasmait la jeunesse pour la grossière vertu spartiate
des tempe passés, qui avait foulé aux pieds dans sa patrie le droit des
riches, il deviendrait alors le soleil vers qui se tournerait tout le monde
et l'exemple qu'on s'efforcerait d'imiter à l'envi, lui qui était prêt à
sacrifier aux vides théories des idéologues et des stoïciens l'heureux
confort d'une société où régnaient la culture de l'esprit et les jouissances,
et tout cela pour ne satisfaire, en somme, que son ambition ! Voilà ce que
devait penser Aratos ; mais ses pensées ne faisaient que parer de belles
raisons les secrets sentiments qui le tourmentaient. Ainsi donc, vingt ans
après avoir dirigé glorieusement — il en était du moins persuadé — la confédération,
il devait céder la place à un plus grand que lui, à un jeune homme qui
arrivait à peine à l'âge mûr, et dont il ressentait si amèrement la
supériorité en fait d'énergie de volonté, de talent militaire, de capacité
politique, à un roi qui d'un revers de main renversait ses finasseries de
diplomate et foulait sous sa semelle ses galeries de fourmi laborieuse, à ce
Cléomène qui le chassait, le poursuivait, le déconcertait, lui, le vieux
maître de l'art diplomatique, et qui finalement l'abandonnait comme un
écolier à la pitié ou à la colère de ses confédérés, autrefois si loyaux et
si patients ! On comprend fort bien qu'Aratos se soit laissé désormais
déterminer par des motifs qui doivent rester à tout jamais étrangers à l'âme
d'un homme d'État ; il regardait la
Ligue comme son œuvre, et il n'eut aucun scrupule à la
sacrifier à ses dépits personnels.
Il était 'résolu à poursuivre la guerre contre Cléomène,
mais où trouver du secours ? Le roi d'Égypte payait toujours sa pension
annuelle, mais l'occupation de la
Carie par Antigone lui liait en quelque sorte les mains. Du
reste, il n'était aucunement de son intérêt que Sparte et Aratos se fissent
la guerre. En tout cas, la politique égyptienne n'avait pas besoin d'un
succès immédiat des confédérés ; il lui suffisait de soutenir une puissance
ennemie des Macédoniens, et déjà les Achéens étaient trop impuissants pour
servir efficacement à cet égard les intérêts. de l'Égypte. Il n'y avait en
Grèce aucune puissance qui pût leur porter secours, sinon les Étoliens ; mais
ceux-ci n'avaient-ils pas cédé à Cléomène les trois villes d'Arcadie ?
N'avaient-ils pas proposé en Macédoine comme à Sparte de partager
formellement le territoire de la
Ligue ? Il faut dire que depuis, à ce qu'il semblait du
moins, ils ne s'intéressaient plus directement à ce qui se passait dans le
Péloponnèse. Si Cléomène avait secouru leurs amis de l'Élide, on devait
reconnaître qu'il ne l'avait pas fait pour être agréable aux Étoliens. Aratos
ne pouvait se dissimuler que les Étoliens devenaient plus réservés envers
Cléomène à mesure que grandissait sa puissance, et que le secours prêté par
le roi aux habitants de l'Élide devait plutôt les éloigner que les
rapprocher. Mais quel profit en retirait-il ? Lors même qu'il aurait gagné
l'appui des Étoliens, il fallait compter que la Macédoine se
déclarerait aussitôt pour Sparte et se jetterait avec toutes ses forces sur la Thessalie étolienne et
les Thermopyles ; les Étoliens auraient donc été occupés à la guerre contre la Macédoine, et
les Achéens auraient succombé sous les coups des Spartiates[36]. Il n'y avait
qu'une alliance qui donnât ce qu'Aratos désirait. Sans doute, il devait
s'attendre qu'on ne l'obtiendrait pas sans sacrifices considérables, qu'elle
surprendrait les confédérés, qu'elle offenserait la cour d'Alexandrie,
qu'elle l'exposerait lui-même à des jugements sévères, qu'elle compromettrait
sa liberté et l'indépendance de la
Ligue, et même qu'elle pourrait bien la dissoudre ; mais on
obtenait par là ce à quoi Aratos tenait le plus, la certitude de voir le fier
Spartiate terrassé. Et c'est ainsi qu'Aratos chercha à conclure une alliance
avec la Macédoine
!
Il y a de soudains dangers ou des complications
inattendues qui troublent même un homme d'honneur et peuvent l'entraîner à
une résolution précipitée ; la grande trahison qu'Aratos commençait à
préparer — il est vrai, avec sa prévoyance diplomatique habituelle — n'était
pas le résultat d'une avalanche de dangers soudaine, étourdissante,
précipitée. Il voyait nettement à l'avance que de maux il allait causer ; ce
fut par un calcul à froid qu'il prit la résolution qui livrait la
confédération, abandonnait la
Grèce déjà libre aux mains de l'ennemi et faisait de
lui-même, du fondateur de l'indépendance fédérale, le serviteur de la
monarchie macédonienne.
C'est dans l'automne de l'année 226, lorsque la réforme
constitutionnelle était déjà accomplie à Sparte et que Cléomène continuait la
guerre avec un redoublement d'énergie, qu'Aratos commença à nouer les
négociations. Mégalopolis servit d'intermédiaire. Depuis le temps de Philippe
et d'Alexandre, Mégalopolis avait entretenu des relations de toute sorte avec
la Macédoine.
Son entrée dans la confédération n'avait pas rompu ses
rapports avec les Macédoniens ; les hommes qui la représentaient avaient pu
reconquérir d'autant plus d'influence qu'au milieu des attaques sans cesse
renouvelées des Spartiates, leurs voisins, contre qui la confédération ne
fournissait déjà plus d'appui, la sympathie pour les Achéens devenait de
moins en moins vive. La pensée de se tourner vers la Macédoine et de
demander son secours s'imposait presque. Aratos avait dans la ville deux
amis, deux hôtes de son père, Nicophane et Cercidas, ce dernier peut-être le
descendant de ce Cercidas qui, cent ans auparavant, s'était montré fidèlement
dévoué aux intérêts de la
Macédoine et avait réglé la constitution de la ville. C'est
avec ces deux personnages qu'Aratos s'entendit dans le plus grand secret ; il
les détermina à faire dans leur commune la proposition suivante : à savoir,
que Mégalopolis demanderait à la confédération l'autorisation d'implorer le
secours de la
Macédoine. La ville accepta la proposition et envoya les
deux personnages susdits à la
Ligue, en les chargeant de se rendre aussitôt en Macédoine,
si leur demande était approuvée. Sans doute, ces négociations particulières
d'une seule ville ne compromettaient pas l'existence de la Ligue et sa constitution ;
du reste, Aratos conseillait d'accorder la permission ; on autorisa
l'ambassade. Les envoyés se rendirent en toute hâte en Macédoine ; ils
exposèrent au roi que l'association de Cléomène et
des Étoliens n'était pas seulement dangereuse pour les Achéens ; que ces deux
États ainsi alliés étaient trop forts pour que la confédération pût leur
résister ; que, celle-ci une fois anéantie, les Étoliens, toujours avides et
rapaces, s'en prendraient bientôt à d'autres voisins ; que Cléomène, de son
côté, aspirait à l'hégémonie de la race grecque et ne pouvait l'obtenir
qu'aux dépens de la Macédoine. Le roi devait comprendre qu'il n'aurait
bientôt plus d'autre alternative, ou de s'unir aux Achéens et aux Béotiens et
de vaincre Cléomène dans le Péloponnèse, ou d'attendre en Thessalie une lutte
douteuse contre les Étoliens et Cléomène, auxquels les Béotiens et les
Achéens seraient, eux aussi, forcés de se joindre. Les Étoliens — qui
se rappelaient encore le secours récemment prêté par les Achéens dans la
guerre de Démétrios et qui devaient conserver au moins un semblant de
reconnaissance — n'avaient pas encore engagé
ouvertement les hostilités ; la confédération espérait encore pouvoir se
défendre elle-même contre les Spartiates seuls ; mais, si elle était
impuissante, si les Étoliens intervenaient ensuite ouvertement, il serait
temps que la
Macédoine prit en main la cause des peuples menacés.
Antigone ne devait pas mettre en doute la parfaite droiture de la politique
fédérale ; Aratos lui-même ne manquerait pas, si la situation devenait à ce
point périlleuse, d'offrir et de donner les garanties nécessaires à la Macédoine ; il
espérait d'ailleurs, par des ouvertures faites à propos, pouvoir indiquer le
moment où le secours de la Macédoine deviendrait nécessaire[37].
Ces ouvertures montraient la justesse des calculs
d'Antigone. Les complications sur lesquelles il avait fondé ses combinaisons
étaient proches. En admettant que les vives craintes exprimées à l'endroit
des Étoliens dans les instructions qu'avait données Aratos fussent autre
chose qu'une phrase diplomatique, néanmoins Antigone jugeait trop clairement
la situation pour pouvoir se tromper sur le motif réel de ces avances
d'Aratos : plus il éviterait avec soin d'avoir l'air empressé et préoccupé de
ses intérêts, plus il pouvait compter sur le succès. Il répondit donc aux
envoyés de la façon la plus obligeante et leur donna une réponse par écrit
pour Mégalopolis : il était prêt à la secourir, si la confédération le
trouvait bon. Le rapport des envoyés excita à Mégalopolis la plus grande joie
et donna aux habitants une assurance nouvelle ; ils se décidèrent à proposer
aussitôt dans l'assemblée fédérale d'appeler les Macédoniens. Aratos reçut en
outre de secrètes communications qui le persuadèrent que le roi ne lui était
pas personnellement hostile, et il se réjouit d'autant plus d'avoir si bien
réussi dans sa campagne diplomatique, que le zèle des Mégalopolitains lui
enlevait désormais la tâche importune de proposer à la Ligue l'alliance de la Macédoine et
d'en être finalement responsable. En effet, ce furent les Mégalopolitains
qui, dans le Conseil fédéral, firent la proposition de demander au roi de
venir aussitôt dans le Péloponnèse ; ils montraient en même temps sa lettre
bienveillante et vantaient la noblesse de ses sentiments. La question devait
être, après une délibération préalable dans le Conseil, soumise à l'assemblée
fédérale. Les Mégalopolitains déclarèrent que la multitude était favorable à
la proposition ; Aratos s'exprima en termes approbateurs sur cette preuve de
bon sens 'et de sagesse que donnait la foule ; il loua la bonne volonté du
roi ; il exhorta la Ligue
à tenter d'abord tous ses efforts pour défendre les villes et le pays entier
par ses propres forces, et à n'accepter qu'en cas de défaite le secours
offert avec tant de grandeur d'âme par Antigone. Sa proposition fut transmise
à l'assemblée, qui résolut de ne pas donner suite provisoirement à l'offre
des Mégalopolitains et de soutenir encore avec ses propres forces la guerre
qui menaçait d'éclater[38].
Ces négociations avaient évidemment modifié la situation
politique, non seulement de la
Ligue, mais en même temps de toutes les puissances grecques
et de celles qui étaient en rapports avec la Grèce. Depuis
qu'il y avait une politique macédonienne, elle avait eu constamment en face
d'elle en Grèce une opposition où les forces morales de la race grecque
s'unissaient contre les forces matérielles du royaume, ou, pour mieux dire,
une opposition qui triomphait lorsqu'elle savait unir ses moyens d'action. Si
l'amphictyonie de Delphes avait pu se transformer en une constitution
nationale, Philippe n'aurait pas combattu à Chéronée ; mais cette ébauche
unique d'une Union nationale régulièrement constituée était si faible et si
misérable que Philippe lui-même avait essayé de fonder une nouvelle
confédération à, Corinthe, afin d'unifier la nation, ou du moins ses
principaux membres. Cette confédération finit par se dissoudre, et la lutte
contre la Macédoine
recommença. Les Étoliens en furent les premiers champions, mais ils
comprirent fort mal leur devoir. Ils s'emparèrent de l'amphictyonie, mais ils
en chassèrent les représentants des autres tribus ; la nation grecque
s'effraya de leur brutalité, de leur grossièreté, non moins que de la
puissance royale. C'est ainsi que les Achéens purent s'élever, se mettre avec
rapidité et décision à la tête de la Grèce, prendre à leur compte les idées dominantes.
Depuis lors, la politique étolienne désorientée ne fit plus que tâtonner de
côté et d'autre, mais la constitution achéenne n'offrit pas aux idées du
temps l'asile qu'elles réclamaient ; elle perdit ou plutôt elle ne trouva pas
son principe : elle commença à fonder l'unité non pas sur la force, mais sur
la faiblesse de la
Grèce. Alors se leva Sparte. Celle-ci grandit rapidement et
dépassa bientôt la confédération ; déjà elle se trouvait à la tête d'une
nouvelle opposition plus énergique, façonnée, il est vrai, à un régime résolument
monarchique, mais armée précisément de tous les moyens qui étaient alors
nécessaires à la fondation d'une unité nationale sincère.
Mais, au lieu de se rallier à l'opposition spartiate, la Ligue, complètement
aveuglée, se tourna vers la
Macédoine. La puissance de la Macédoine en
fut singulièrement accrue. Souvenons-nous qu'Antigone avait repris avec un
succès sérieux la politique asiatique qu'il avait à peu près abandonnée
depuis plus de dix ans ; l'Égypte était intéressée au plus haut point à
donner tout l'appui possible à l'opposition hellénique. En se rapprochant de la Macédoine,
Aratos avait donc compromis ses anciennes relations avec Alexandrie. Le
Lagide entra aussitôt en rapports avec Cléomène, le poussa à continuer la guerre,
lui fit espérer des subsides[39].
Cléomène lui-même était plein d'ardeur à poursuivre la
guerre. Il devait savoir qu'il n'aurait pas du tout à lutter contre toutes
les forces de la confédération ; il comptait à bon droit sur les dispositions
de la foule dans la plupart des villes ; certainement Aratos n'appellerait
pas les Macédoniens tant qu'il aurait encore quelque influence, et cette
certitude donnait les meilleures espérances de succès. Cléomène envahit tout
à coup le territoire de l'ancienne Achaïe, du côté de Phare ; s'il y battait
Aratos, comme il l'espérait bien, l'effet moral serait d'autant plus grand
que le parti d'Aratos avait précisément dans ces vieilles localités son
véritable point d'appui. Aratos n'était pas alors stratège, c'était Hyperbatas
; mais la direction de la
Ligue était absolument dans sa main. Il avait, avec toutes
les milices de la confédération, marché sur Dymæ, peut-être à cause des
Étoliens, de la part desquels il redoutait ou voulait paraître redouter une
attaque simultanée. Cléomène y courut hardiment, établit son camp entre la
ville ennemie et la position des Achéens, les attaqua et fut complètement
victorieux. Ce fut la victoire de l'Hécatombæon, qui eut lieu à peu près au
printemps de l'année 225[40]. Le nombre des
prisonniers et des morts que perdirent les Achéens fut considérable. Si
Cléomène avait voulu pousser plus avant, il n'aurait pas trouvé une vive
résistance ; il préféra se tourner vers l'Arcadie. Il se contenta de chasser
de Lasion la garnison confédérée et de rendre la ville aux Éléens[41]. Son dessein
était de laisser le mouvement qui existait déjà dans les cités se développer
davantage et se manifester par des avances aux Spartiates.
Les documents relatifs à ce qui se passa au sein de la Ligue après cette malheureuse
bataille ne sont pas suffisamment clairs. On est en droit d'admettre que la
colère de la multitude contre Aratos s'exprima peut-être avec plus de force
encore qu'après la bataille de Ladocia. L'époque de l'élection du stratège
était proche ; Aratos déclara qu'il ne voulait pas être nommé. Ce n'est pas
qu'il craignît d'échouer ; ceux qui faisaient l'élection étaient les
censitaires et il était sûr de leurs suffrages ; eux-mêmes le priaient de ne
pas refuser, mais en vain[42]. Ce n'était pas
non plus la colère de la foule qui l'effrayait ; il l'avait déjà bravée
autrefois dans des temps aussi mauvais. Ce qui le détermina, ce furent les
difficultés inattendues des négociations avec la Macédoine.
Aussitôt après la bataille de l'Hécatombæon, il avait envoyé
son fils Aratos à Antigone[43], pour mener à
bonne fin les négociations nouées dans l'automne précédent et relatives à un
envoi de secours. Le roi exigeait qu'on lui remit l'Acrocorinthe comme point
d'appui pour la guerre dans le Péloponnèse ; mais il semblait absolument
impossible de remettre les Corinthiens contre leur volonté à la discrétion
des Macédoniens. Les négociations furent provisoirement suspendues, afin
qu'on pût trouver, avant de les reprendre, d'autres gages pour la Macédoine. Cet
insuccès de sa diplomatie en ce moment mettait Aratos hors d'état
d'entreprendre quoi que ce fût contre Cléomène, et il préféra abandonner à un
autre, à Timoxénos, la responsabilité de la stratégie.
Dans une semblable situation, le parti opposé à Aratos
devait gagner du terrain. Après la défaite et certainement à l'instigation
d'Aratos, qui devait chercher à gagner du temps pour ses négociations de
Macédoine, on avait envoyé des ambassadeurs à Cléomène. Les exigences du roi
de Sparte étaient dures, telles qu'elles devaient l'être s'il y avait à
craindre une intervention macédonienne. Mais Aratos et son parti étaient
désormais sans espoir de secours ; ces négociations infructueuses étaient
pour lui une nouvelle défaite plus sensible. Cléomène n'avait plus à le
redouter. Aussi, il envoya le message suivant : il ne demandait maintenant
aux Achéens que de lui conférer l'hégémonie ; il ne serait plus question des
bases de la paix antérieurement posées ; au contraire, dès que ses conditions
seraient acceptées, il s'empresserait de rendre les prisonniers de guerre et
les places enlevées aux Achéens. Naturellement, ces ouvertures répandirent la
plus grande allégresse ; vainement Aratos parla contre ; il ne put empêcher
qu'on n'en décrétât l'acceptation. On invita le magnanime roi de Sparte à
Lerne, où l'assemblée fédérale avait été convoquée pour lui conférer
solennellement l'hégémonie. Déjà Cléomène renvoyait à l'avance dans leur
patrie les plus considérables de ses prisonniers de guerre, afin de donner,
de son côté, une marque de son entière confiance. Il était sur le point
d'obtenir le résultat décisif ; il courut à Lerne avec un joyeux
empressement. Malheureusement, un peu d'eau bue mal à propos en route lui
valut un coup de sang : il fallut le rapporter à Sparte[44].
Il guérit enfin ; une nouvelle assemblée fut convoquée à
Argos, pour remettre au roi l'hégémonie. Cléomène arrivait cette fois par
Tégée. Mais Aratos avait mis le temps à profit et osait déjà se présenter
devant les siens avec plus de décision[45]. Il envoya
au-devant de Cléomène, qui était déjà arrivé à Lerne, des messagers qui lui
dirent qu'il devait, puisqu'il venait trouver des amis et des alliés, laisser
ses troupes en arrière et entrer seul à Argos ; s'il le désirait, on pouvait
lui donner 300 otages pour sa sûreté personnelle, mais, s'il paraissait avec
ses troupes, il devrait s'arrêter auprès du gymnase de Cyllarabion devant la
ville, et c'est là qu'on s'aboucherait avec lui. Cléomène fut extrêmement
irrité : il échangea avec Aratos des lettres fort aigres sans aucun résultat
; il exposa dans un message à la confédération, sur un ton indigné et sans le
moindre ménagement, la conduite déloyale d'Aratos, qui violait la bonne foi.
Puis il quitta Lerne et envoya un héraut dénoncer de nouveau la guerre aux
Achéens, à Ægion, comme l'a dit Aratos dans ses Mémoires, et non pas à Argos,
où on aurait pu prendre aussitôt des résolutions en vue de la défense[46].
La nouvelle déclaration de guerre fit éclater le
mécontentement qui fermentait dans la Ligue. Si la constitution fédérale rendait
possible un abus aussi criant de l'influence personnelle, tel qu'Aratos se
l'était permis, qui voudrait lui appartenir plus longtemps ? Il est
expressément dit que même les principaux personnages se détournèrent en
grande partie d'Aratos. Ce qu'on lui reprochait, ce n'était pas seulement ce
mépris éhonté des résolutions décrétées par la Ligue et des traités déjà
conclus ; il avait bravé et défié l'opinion publique, qui s'exprimait
hautement en faveur de Cléomène, et si ses négociations antérieures avec Antigone
semblaient déjà équivoques au plus haut point, on voyait maintenant en lui un
traître manifeste, puisqu'il avait empêché, de son propre chef, la conclusion
d'une paix qui semblait garantir le Péloponnèse contre toute intervention
macédonienne. Les communes, dit-on, furent surtout exaspérées de se voir
arracher toute espérance de proclamer l'extinction des dettes et le partage
des biens ; elles auraient pu compter sur une réforme de la constitution
fédérale dès que l'hégémonie spartiate aurait brisé l'influence d'Aratos et
du parti des censitaires. Maintenant, elles n'avaient plus d'espoir ; elles
étaient prêtes à faire défection ; il suffisait que le Spartiate s'approchât,
et les villes se détachaient, l'une après l'autre, de la malheureuse Ligue[47].
Dès les premiers jours de cette fermentation des esprits,
Cléomène marcha en toute hâte sur Sicyone. Cette fois, il fut joué, et la
ville lui échappa. Il se jeta alors sur Pellène ; les bourgeois se
soulevèrent en sa faveur, et se réunirent à lui pour chasser la garnison[48]. Phénéos,
Pentélion, Caphyæ tombèrent de même au pouvoir des Spartiates[49]. Déjà les
territoires de l'est de la confédération se trouvaient ainsi tout à fait
séparés de ceux de l'ouest ; on craignait la défection de Corinthe et de
Sicyone. La Ligue
y envoya d'Argos des cavaliers et des mercenaires, pour tenir les villes dans
l'obéissance. On craignait même pour Argos, attendu qu'Aristomachos, élu une
fois stratège, puis visiblement mis de côté, était à même d'intriguer dans
une ville dont il avait été le tyran. On transféra à Argos la célébration des
Jeux Néméens. La ville se remplit d'étrangers. Pendant la fête, Cléomène
accourut, occupa de nuit les hauteurs de l'Aspis, au-dessus du théâtre. Il
n'en fallut pas davantage : personne ne prit les armes ; la ville accepta
volontiers une garnison spartiate. Cléomène évita toute espèce de poursuites
pour motifs politiques ; Argos dut seulement lui donner 20 otages et entrer,
comme ville libre, dans la fédération qui reconnaissait l'hégémonie de Sparte[50]. Cette conquête
n'était pas seulement d'une extrême importance au point de vue politique,
elle rappelait le souvenir de Pyrrhos, qui avait trouvé la mort en luttant
vainement contre la cité, et des vaines tentatives que Sparte avait faites
autrefois, et l'on comprenait, en faisant la comparaison, quelle était
maintenant la puissance de cette royauté spartiate qui savait représenter les
idées vivantes de l'époque[51]. Après la prise
d'Argos, Phlionte et Cléonæ ouvrirent leurs portes avec joie. A Corinthe, à Sicyone,
partout régnaient les mêmes dispositions. Des dix vieilles villes de
l'Achaïe, Pellène, la plus importante, avait déjà fait défection : c'était
une situation absolument désespérée.
Aratos s'était rendu à Sicyone, pour empêcher la défection
formelle de sa patrie. U prit, de sa propre autorité, les allures d'un
dictateur[52]
; il fit arrêter et exécuter ceux qu'il soupçonnait d'intelligences avec Cléomène,
puis il courut à Corinthe pour y découvrir et punir de la même façon les laconisants ; mais là il n'imposait déjà plus, et,
dans la population de cette riche cité commerçante, les esprits étaient en
proie à une surexcitation extrême. C'est alors qu'arriva la nouvelle de la
défection de Cléonæ et de Phlionte ; le peuple se réunit dans le sanctuaire
d'Apollon, près du Bouleutérion, en demandant à grands cris Aratos. Évidemment,
on avait l'intention de s'emparer de sa personne. Aratos ne pouvait plus
fuir. Il vint, tenant son cheval par la bride, calmer la multitude par un
semblant de confiance absolue. On le reçut avec des-cris et des injures ; on
voyait des gens bondir de leur place et courir pêle-mêle ; mais Aratos leur
parla avec un visage aimable et de douces paroles ; il les pria de s'asseoir
et de demeurer tranquilles, de faire moins de bruit et de laisser ceux qui
étaient dehors entrer aussi dans la salle ; puis il sortit d'un pas
tranquille, comme pour remettre son cheval, et invita tous ceux qu'il
rencontrait dans la rue à se rendre au sanctuaire, où les pourparlers
devaient bientôt commencer. Il quitta ainsi le quartier le plus animé : une
fois dans le voisinage de l'Acropole, il s'élança sur son cheval, monta au
galop, et, prenant avec lui pour escorte trente soldats de la garnison, il
arriva heureusement à Sicyone. Cependant les Corinthiens envoyèrent dire en
toute hâte à Cléomène qu'ils se rendaient à lui, eux et leur ville. Le roi
eut raison de se plaindre qu'ils eussent laissé échapper Aratos ; sans cela
on eût été hors d'inquiétude et l'Acrocorinthe ne serait pas restée plus
longtemps dans les mains de la garnison fédérale. Cléomène tenta vainement de
s'emparer de la forteresse ; d'Argos même il envoya Mégistonus à Aratos avec
des offres très brillantes pour négocier la reddition de l'Acropole ; il
s'engageait à lui payer douze talents de pension annuelle, au lieu des six
qu'il recevait d'Alexandrie. Aratos fit une réponse pitoyable, disant qu'il ne dominait pas la situation, mais que la situation
le dominait. L'assemblée fédérale fut convoquée à Sicyone ; elle
conféra à Aratos la stratégie avec un pouvoir absolu et dictatorial, tel
qu'il se l'était déjà attribué de son propre chef ; il se forma une garde du
corps avec les bourgeois qui lui étaient dévoués[53].
Cependant Cléomène avait quitté Argos ; sur son chemin,
Trœzène, Épidaure, Hermione se rendirent volontairement ; c'est ainsi qu'il
arriva à Corinthe. II commença aussitôt à investir la citadelle, que la
garnison achéenne refusait de livrer. Aratos avait des biens dans la ville ;
Cléomène commanda de les épargner, et invita les amis du stratège à en
prendre la gestion. De nouveau il envoya un message à Aratos : il offrait la
paix encore une fois, si la confédération reconnaissait son hégémonie et
accordait que la garnison de l'Acrocorinthe fût composée par moitié de
Spartiates. Aratos refusa tout. La défection de Corinthe l'avait débarrassé
de son plus grand souci ; ses Achéens tenaient encore la forteresse, et il ne
s'agissait que d'elle entre Aratos et Antigone ; un mot seulement, et les
secours de la
Macédoine se mettaient en marche[54].
Et pourtant, Aratos hésitait à prendre son parti.
Sentait-il enfin qu'appeler la Macédoine à son secours, c'était commettre un
suicide politique ? Mais plus il temporisait, plus était grande l'impuissance
de ce misérable débris de la confédération qui entrait dans l'alliance
macédonienne, plus complète était la nullité politique de son avenir. Et
cependant, Aratos tergiversa encore durant des mois. Espérait-il peut-être
que l'Acrocorinthe allait succomber, et que lui-même serait ainsi contraint
de ne pas exécuter ce qui devait ternir la plus belle gloire de sa vie ?
Mais, s'il sentait en lui le tourment intime d'une fatale erreur, il n'avait
pas l'âme assez courageuse pour en convenir. Il était vaniteux, mais non pas
un traître ; il était jaloux de Cléomène, mais il était Hellène pourtant ; il
ne pouvait songer qu'avec effroi aux images de sa jeunesse, aux tyrans et à
leurs garnisons, et il flottait, il hésitait dans une douloureuse
alternative, obligé de choisir entre un fier et audacieux rival et le
despotisme macédonien. Il tardait donc à prendre une résolution ; il laissait
au hasard le soin de décider, selon que l'Acrocorinthe se rendrait ou non ;
il cherchait de nouveaux tours et détours pour laisser toujours ouverte une
chance de capitulation, et la
Fortune lui refusa la légère faveur qu'il attendait d'elle
: elle ne voulut pas lui dicter le mot décisif qu'il n'avait pas le courage
de prononcer. Au milieu des péripéties les plus rapides, tout s'arrêta
soudain ; ce fut le dernier silence avant le terrible orage.
Aratos avait tourné ses regards de tous les côtés, comme
s'il était possible encore d'éviter le Macédonien. Il demanda du secours en
Étolie et fut repoussé ; à Athènes, où il rappelait qu'il avait délivré la
cité, mais on y soutenait les intérêts de Sparte ; il aurait même cherché un
appui en Béotie, si Mégare, en se détachant de la confédération, n'était pas
entrée dans la Ligue
béotienne[55].
Il avait rejeté les propositions de Cléomène ; le roi de Sparte parut alors
avec toute son armée devant Sicyone, ravagea la contrée, assiégea la ville :
durant trois mois, Sicyone fut investie, et Aratos hésitait toujours à
remettre l'Acrocorinthe au Macédonien. Lui-même a ainsi décrit la situation à
cette époque[56]
: il a voulu présenter sous un jour plus doux sa coupable action ; mais il ne
fait qu'amasser de nouveaux reproches contre lui. Tout ce qu'il y avait eu
dans la confédération de villes favorables aux Spartiates était maintenant du
côté de Cléomène, mais Stymphale[57], Mégalopolis,
les anciennes localités achéennes ou le parti qui y dominait encore, à
l'exception de Pellène, restaient toujours unies ; comment le stratège
pouvait-il les sacrifier à son irrésolution ? comment osait-il prendre cette
responsabilité ? L'Acrocorinthe n'était plus maintenant pour la Ligue qu'un poste perdu ;
il n'y avait aucune raison de tarder à le livrer à Antigone ; de plus longs
délais pouvaient faire tomber la forteresse aux mains de Cléomène, et alors
Mégalopolis et les vieilles cités achéennes tombaient sans retour sous la
domination de Sparte. Les intéressés se rassemblèrent donc à Ægion et
invitèrent Aratos à quitter Sicyone pour venir délibérer avec eux. C'est en
vain, comme il le racontait lui-même dans ses Mémoires, que les
citoyens de la ville assiégée le prièrent et le conjurèrent de ne pas partir,
lui montrèrent les dangers qui de toutes parts menaçaient son voyage : les
femmes, les enfants vinrent le trouver ; ils touchaient ses vêtements ; ils
embrassaient ses genoux ; ils cherchaient, tout en larmes, à le retenir,
comme leur père et l'unique sauveur de tous. Il leur donna des
encouragements, puis s'arrachant à eux, avec son fils et dix amis pour
compagnons, il courut à cheval jusqu'au rivage ; là, il monta sur un vaisseau
qui le conduisit heureusement à l'assemblée d'Ægion. C'est là que fut prise
la résolution d'invoquer le secours d'Antigone et de lui livrer
l'Acrocorinthe[58].
Aratos eut cette consolation que ce fut l'assemblée, et non lui, qui prononça
le mot décisif ; c'était la sentence de mort pour les espérances de ceux qui
rêvaient une Grèce libre.
Aussitôt la résolution prise, les otages convenus furent
envoyés à Antigone. Aratos y joignit son fils. Le sort en étant une fois
jeté, il ne pouvait plus avoir d'autre intérêt que de s'assurer par tous les
moyens la faveur royale. Il faut se rappeler combien la situation était
tendue pour comprendre l'exaspération que cette résolution dut provoquer chez
tous les partisans de Sparte. A Corinthe surtout, la fureur du peuple fut si
grande qu'on détruisit tout dans la propriété d'Aratos ; sa maison même fut,
par décret public, donnée à Cléomène. Ce dernier avait, à la nouvelle de la
négociation, abandonné aussitôt le siège de Sicyone pour courir à Corinthe ;
il établit son camp sur l'isthme, qu'il barra, du côté des monts Onéens, par
une suite de retranchements en apparence complètement suffisants pour rendre
le passage impossible aux Macédoniens.
Antigone depuis longtemps déjà était en Thessalie, prêt à
marcher, lorsqu'arriva l'ambassade des Achéens. Les nouvelles ultérieures
qu'il reçut lui firent supposer que Cléomène chercherait à pénétrer dans
l'Hellade et peut-être jusqu'en Thessalie. Ceci pouvait aisément décider les
Étoliens, qui ne possédaient que depuis peu le sud de la Thessalie, à sortir de
l'inaction factice où les avait réduits la politique macédonienne et à
attaquer de concert avec Cléomène. En outre, le roi avait un intérêt majeur à
s'emparer le plus tôt possible de l'Acrocorinthe. Les Étoliens lui ayant
refusé la permission de traverser, dans sa marche par l'Othrys et les
Thermopyles, leur propre territoire, Antigone courut par l'Eubée vers
l'isthme[59]
; il avait avec lui une armée de 20.000 fantassins et 1.400 cavaliers[60]. Aratos et les
damiorges de la confédération allèrent par mer jusqu'à Pagæ, sur le
territoire de Mégare, pour saluer le roi ; Antigone se montra extrêmement
prévenant et ouvert, surtout à l'égard d'Aratos. On convint de toutes les
dispositions ultérieures, et les hostilités commencèrent[61].
C'était à peu près dans l'été de 223. La position de
Cléomène était assez forte, et la valeur de son armée, le zèle des
Corinthiens assez sûrs pour qu'il pût repousser toutes les tentatives que
feraient les Macédoniens pour rompre sa ligne. La garnison de l'Acrocorinthe
ne lui inspirait pas d'inquiétude pour le moment. Mais, comme il ne s'était
pas emparé de Sicyone et ne possédait pas de flotte, Antigone pouvait aborder
et le prendre en flanc de ce côté ; dans ce cas, l'Acrocorinthe devenait très
redoutable. La position de Cléomène était donc, au fond, intenable ; mais l'honneur
et les égards qu'il devait aux Corinthiens lui commandaient de la défendre
aussi longtemps que possible. Antigone ne s'était pas attendu à une
résistance aussi sérieuse : les provisions commençaient à lui manquer ; il
échoua dans une nouvelle tentative pour s'avancer de nuit par le Léchæon. Il
lui parut impossible de franchir l'isthme par la voie de terre, et déjà il
s'était résolu à faire passer ses troupes à Sicyone, en lès embarquant au
promontoire Héræon, lorsque, contre toute attente, s'ouvrit un autre chemin
extrêmement commode.
Les intelligences secrètes avec les Achéens et Aratos
n'avaient pas cessé à Argos. Cléomène, surtout par le conseil de Mégistonus,
n'avait pris, à son entrée dans la ville, aucune mesure contre les suspects ;
il s'était contenté de vingt otages. Mais aussitôt les partisans de la Ligue avaient commencé
leurs intrigues occultes. La foule, elle aussi, était mécontente ; ; elle
attendait de Cléomène l'abolition des dettes et le partage des biens, et rien
de semblable ne s'était produit ; elle avait donc facilement abandonné la
cause des Spartiates. Un des amis d'Aratos, Aristote, dirigea l'entreprise
avec grand succès : il envoya par mer des messagers à Antigone ; il annonçait
que l'arrivée de quelques troupes suffirait pour tout décider. Aratos partit
aussitôt par mer avec 1.500 hommes pour Épidaure, afin de courir de là à
Argos. Il n'y était pas encore arrivé quand l'émeute éclata contre les
partisans de Cléomène. Aristote, à la tête du peuple, attaqua la faible
garnison de la forteresse ; Timoxénos était déjà venu de Sicyone avec une
troupe d'Achéens pour soutenir son assaut. La garnison courait le plus grand
danger ; elle dépêcha sur-le-champ des courriers à Corinthe, et Cléomène
reçut la nouvelle de l'insurrection à la deuxième veille de la nuit. En toute
hâte, Mégistonus avec 2.000 hommes marcha sur Argos, pendant que Cléomène
redoublait de prudence et observait les mouvements des Macédoniens. Mais
bientôt de plus mauvaises nouvelles arrivèrent d'Argos. Mégistonus était entré
dans la ville ; il avait succombé dans la lutte, et la citadelle, dans le
plus grand péril, ne tiendrait plus longtemps. Si Argos tombait, Cléomène
était coupé, menacé sur ses derrières ; car Stymphale, qui défendait résolument
la cause achéenne, touchait aux territoires de Sicyone et d'Argos, et la
marche de Timoxénos avait montré que cette ligne de communication était
complètement aux mains de l'ennemi. Antigone pouvait donc, par Sicyone ou par
Épidaure, tourner les retranchements de l'isthme, et la route de Sparte lui
était ouverte. Cléomène dut abandonner Corinthe. Il courut avec toutes ses
forces sur Argos. Dès son arrivée, il attaqua, fit heureusement sa jonction
avec la garnison qui résistait encore, repoussa des rues les plus voisines
les Achéens et la foule tumultueuse. Mais déjà Aratos s'approchait ;
Antigone, après le départ de Cléomène, avait franchi l'isthme, s'était fait
livrer l'Acrocorinthe, et il marchait avec toutes ses troupes sur Argos. Déjà
quelques-uns de ses cavaliers arrivaient au galop dans la ville ; sur les
hauteurs du voisinage paraissaient les phalanges. Cléomène reconnut qu'il
était impossible de tenir longtemps dans Argos : il se retira, dans le
meilleur ordre, par Mantinée, tandis que les alliés nouvellement gagnés à la
cause de Sparte s'empressaient de se soumettre aux forces supérieures de la Macédoine. Ainsi,
tout ce que Cléomène avait élevé s'écroulait derrière lui ; à Tégée, il reçut
la nouvelle que sa chère femme était morte. Il recevait coup sur coup ; tout
son bonheur, toutes ses espérances tombaient en ruines dans ce revirement
précipité des choses. Mais ses Spartiates lui restaient encore[62].
Aussitôt après le départ de Cléomène, la ville d'Argos,
devenue libre, avait élu Aratos pour son stratège ; mais, dit Polybe, ce fut
Antigone qui régla la situation de la cité. Sur la proposition du nouveau
stratège, il fut décrété que les biens des tyrans et des traitres seraient
donnés au roi en présent et comme marque de reconnaissance ; Aristomachos fut
mis à la torture, sous prétexte de certains incidents survenus à Cenchrées,
puis jeté à la mer. Il n'est que trop vraisemblable que ce fut Aratos qui
causa la mort de cet ancien stratège des Achéens ; du moins, c'est sur lui
seul que tomba le reproche hautement formulé par la nation grecque tout
entière[63]
Cependant le roi montrait déjà sans ménagement l'attitude
qu'il pensait prendre désormais dans le Péloponnèse : il faisait relever à
Argos les statues renversées des tyrans et renverser celles des Achéens qui
avaient pris l'Acrocorinthe ; seule, celle d'Aratos resta ; les
représentations qu'il avait faites avaient été inutiles. Ensuite, Antigone
partit pour Mégalopolis à travers l'Arcadie ; les forteresses que Cléomène
avait élevées sur le territoire de Belmina et d'Ægys furent détruites et ces
territoires eux-mêmes rendus aux Mégalopolitains. Ce furent les dernières
opérations de cette campagne. Antigone se rendit à l'assemblée achéenne qui
se tenait à Ægion, pour exposer aux confédérés ce qui s'était déjà fait et ce
qu'il fallait encore faire. On n'avait plus à délibérer beaucoup ; on avait à
obéir : de là un décret qui lui décernait l'hégémonie de la Ligue[64], et un autre,
portant que celle-ci ne pourrait envoyer de messages ou de députés à un autre
roi sans le consentement d'Antigone. ; ce fut encore la confédération qui dut
se charger du soin de nourrir et de payer les troupes macédoniennes qui
prenaient leurs quartiers d'hiver à Sicyone et à Corinthe. Qu'était devenu ce
beau soulèvement des Hellènes qui, trente ans auparavant, avait paru
inaugurer pour la Grèce
une ère nouvelle ! Quelle chute humiliante ! On est écœuré de voir les
honneurs que ces conférés autrefois libres rendaient à un roi qui, ferme et
clair en ses actes, ne daignait même pas les leurrer par des promesses de
liberté, lorsqu'ils lui faisaient présent de Corinthe, comme si c'était le
premier village venu, quand ils décrétaient en son honneur, comme s'il était
dieu, des processions, des jeux, des sacrifices[65]. Et c'était
Aratos qui les menait ainsi !
Mais Cléomène était encore à la tête de ses Spartiates.
N'y avait-il pas pour lui quelque part un appui, un espoir de secours ?
Souvenons-nous de la situation de l'Asie. En 225, Séleucos
Callinicos, qui avait passé le Taurus pour réunir de nouveau à l'empire
l'Asie-Mineure autrefois syrienne, avait succombé ; son armée avait été mise
en déroute ; tout l'intérieur du pays jusqu'au Taurus était tombé au pouvoir
du roi de Pergame, Attale, tandis que la côte de l'ouest-et du sud, de même
que Séleucie aux bouches de l'Oronte, demeurait sous la domination
égyptienne. Il est vrai que Ptolémée Évergète ne possédait plus cette
rapidité et cette vigueur des premières années de son règne, sans quoi,
comment aurait-il permis, lui dont les flottes dominaient les mers, que le
Macédonien se maintînt dans la
Carie qu'il avait audacieusement occupée ; comment
aurait-il laissé les troubles de la Grèce en arriver à ce point que le Macédonien
se chargeait de trancher le débat ? On semble, dans le cabinet d'Alexandrie,
avoir entièrement perdu de vue les Achéens, les Étoliens, les Spartiates, les
Épirotes : soudain Aratos, qu'on croyait le représentant de tous les intérêts
contraires à la
Macédoine en Grèce, et qui touchait une pension annuelle de
l'Égypte, avait entamé avec le roide Macédoine des négociations secrètes ;
c'était dans l'automne et l'hiver de la même année 225. Il fallait dès lors
chercher à regagner le plus tôt possible la position qu'on avait perdue dans
la politique hellénique ; on se mit en rapport avec Cléomène. On devait voir avec
plaisir ses succès rapides et brillants ; 'du reste, la Macédoine
elle-même, à ce qu'il semblait, restait indifférente à la prise de Corinthe.
Quels avantages Cléomène aurait pu remporter, si, au printemps de 223, une
flotte égyptienne avait couvert ses mouvements, ou si seulement elle avait
stationné dans les ports amis des Athéniens ! Il fallut le revirement complet
de toute la situation en Grèce, après la chute d'Argos, pour ouvrir, ce
semble, les yeux au Lagide. Non seulement Antigone avait occupé l'Acrocorinthe,
pris Corinthe à titre de cadeau, acquis dans Argus de grands domaines ; non
seulement il disposait de la confédération, mais à Ægion, à ce qu'il semble,
il s'était tenu un congrès officiel de peuples helléniques ; on y avait
institué une fédération qui comprenait, outre les Achéens, les Béotiens avec
Mégare, les Épirotes, les Acarnaniens, les Phocidiens, les Thessaliens, et
dont Antigone avait la présidence[66]. Les Étoliens
n'appartenaient pas sans doute à cette Ligue, mais ils étaient tellement
circonvenus ; tellement liés dans leur politique, qu'ils devaient s'estimer
heureux de pouvoir rester neutres. Si l'Égypte ne portait pas un prompt
secours aux Spartiates, tout le Péloponnèse allait tomber en peu de temps au
pouvoir des Macédoniens, et alors la domination égyptienne sur la côte de
Thrace courait le plus grand danger, l'occupation de la Carie commencerait à
manifester son importance.
Aussi le Lagide fit-il au roi Cléomène des ouvertures et
des offres, nous ne savons de quelle sorte. Il semble avoir stipulé en
échange que Cléomène ne ferait pas la paix sans son consentement[67] ; il exigeait
comme otages la mère du roi, Cratésiclée, et le petit garçon qu'Agiatis avait
donné à Cléomène. Le récit de Phylarque est fort croyable ; d'après lui, le
Spartiate rougissait de faire connaître à sa mère d'aussi indignes
propositions ; poussé par la nécessité de trouver du secours, il vint la
trouver à diverses reprises, mais jamais il n'osait se résoudre à lui parler.
Elle pressentit la cause de son inquiétude et essaya de la connaître en
sondant ses amis ; enfin, il se décida à parler, et sa noble mère ne répondit
qu'en le blâmant d'avoir hésité si longtemps. Bientôt tout fut prêt pour le
départ : la mère et le fils descendirent au Ténare ; toute l'armée spartiate
en armes les accompagnait. Là, dans le temple de Poséidon, Cléomène fit ses
adieux à Cratésiclée et à son enfant ; la foule ne devait pas voir leurs
larmes. Cratésiclée, tenant l'enfant par la main, courut au vaisseau et
partit[68].
Antigone devait présumer que l'Égypte projetait pour la
prochaine campagne une entreprise considérable en Grèce. Athènes serait alors
certainement à la disposition du Lagide, puisque les deux orateurs Euryclide
et Micion, qui décidaient de tout par leur influence, étaient très
favorablement disposés pour le riche souverain de l'Égypte[69]. Athènes, comme
puissance, ne comptait pas ; mais les ports et la situation militaire du pays
offraient à une intervention égyptienne des avantages décisifs. Plus délicate
encore était la situation d'Antigone vis-à-vis des Étoliens. Ils I s'étaient
éloignés de Cléomène en voyant ses conquêtes hardies, mais ils n'avaient pas
vu avec moins d'inquiétude l'intervention macédonienne ; ils étaient restés
neutres au moment décisif, mais si l'armée des Lagides, avec lesquels ils
étaient constamment en relations directes par leurs volontaires, se
présentait dans l'Hellade, ils avaient l'espoir d'enlever avec son appui
l'hégémonie à la
Macédoine, sans voir pourtant Cléomène trop puissant, et
ils étaient sûrs d'avoir pour récompense l'Acarnanie ainsi que l'Épire,
toutes deux jusque-là sous l'hégémonie macédonienne. Antigone dut comprendre
qu'il serait extrêmement menacé, si l'audacieux roi de Sparte était soutenu
dans sa lutte par des attaques qui viendraient de l'Attique et d'Étolie. Il
fallait à tout prix détourner ces dangers. Mais par quels moyens ? Il était
nécessaire de menacer la puissance égyptienne au loin, sur un point
quelconque, et de la forcer à tourner de ce côté des efforts considérables ;
elle serait obligée de faire de nombreux enrôlements, et l'Étolie était
toujours un : des pays où elle recrutait le plus de soldats ; sûrement, les
Étoliens répondraient en masse à l'appel de l'Égypte, qui leur promettrait
une forte solde et les attirerait par l'appât d'un riche butin à faire dans
une guerre en Orient, tandis que, chez eux, les Étoliens n'avaient peut-être
pas de guerre à attendre, et certainement, pas de guerre où chacun d'eux pût
espérer un butin considérable.
Ce qui prouve que la politique d'Antigone faisait de ces
calculs à longue portée, c'est qu'une nouvelle grande guerre éclata en Orient
précisément à l'époque où lui-même quittait ses quartiers d'hiver pour
marcher contre Tégée. Comment pourrait-on expliquer d'autre manière que
Séleucos Soter[70]
se soit décidé seulement alors, dans la troisième année de son règne, à
prendre les armes ? Les avant-postes du roi de Pergame étaient au Taurus, les
garnisons égyptiennes au pied du Liban et même à Séleucie, sur l'Oronte ; si
Séleucos, sans se soucier de la position menaçante des Égyptiens aux
embouchures de ce fleuve, jeta tout le poids de son attaque sur
l'Asie-Mineure, ce mouvement ne peut s'expliquer que par une entente avec la
politique macédonienne. S'il réussissait à refouler les soldats de Pergame,
ne fût-ce qu'au delà de la
Phrygie, la garnison macédonienne de la Carie lui offrait un point
d'appui et les troupes égyptiennes qui occupaient le sud et l'ouest de
l'Asie-Mineure étaient menacées de l'intérieur ; l'Égypte avait besoin de
tous ses efforts si elle ne voulait pas se laisser expulser complètement de
cette région ; elle devait évidemment renoncer à intervenir d'une façon
immédiate en Grèce, et Sparte ne pouvait être sauvée à la longue par de
simples envois d'argent.
Sans doute, ces considérations n'épuisent pas tout le
cercle des hypothèses possibles, mais les documents que nous avons sous les
yeux ne nous permettent pas d'aller plus loin. Polybe, qui se borne à résumer
sous forme : d'introduction les faits de guerre les plus importants jusqu'à
la lutte d'Hannibal, écarte à dessein ces vastes combinaisons ; il ne veut
que mettre en lumière la situation de chaque puissance à l'époque où commence
sa tâche d'historien. C'est ainsi qu'il passe également sous silence
l'histoire de la guerre qui commençait alors en Asie-Mineure, et qu'il se
contente d'en indiquer le résultat essentiel. Essayons donc de rassembler ici
le peu d'informations que nous avons sur cette guerre, jusqu'au début de
laquelle allait notre exposé de la situation en Syrie.
Le roi Séleucos Soter franchit le Taurus au commencement
de l'année 222 avec des forces très considérables ; le frère de sa mère,
l'audacieux Achæos, le même dont le père était prisonnier à Alexandrie,
l'accompagnait. L'armée des Pergaméniens fut repoussée ; déjà les troupes de
Séleucos étaient en Phrygie. Il est peut-être vrai que le jeune roi n'ait pas
su les conduire ; ce qui est certain, c'est qu'il fut assassiné par Nicanor et
le Galate Apaturios[71]. Un texte fait
supposer que le meurtre eut lieu à l'instigation de son entourage[72]. En tout cas, Achæos
n'y eut aucune part ; il fit aussitôt arrêter et exécuter les assassins ; il
refusa le diadème que lui offrait l'armée, absolument dévouée à sa personne ;
il poursuivit la guerre avec rapidité et décision. Il y avait un fils de
Séleucos, mais c'était encore un enfant[73] ; les troupes
restées en Syrie appelèrent donc au trône le frère du roi, qui résidait à
Babylone et qui avait eu jusqu'ici sous sa surveillance les satrapies
orientales[74].
Antiochos, qu'on regarde ordinairement comme le troisième roi de ce nom et à
qui de brillants succès devaient bientôt faire donner le surnom de Grand,
accourut de Séleucie sur le Tigre en Syrie et confia deux hommes, qu'il
croyait sûrs et fidèles, les deux frères Molon et Alexandre, les satrapies de
la Médie et de la Perse ; Achæos fut chargé d'administrer les
pays au delà du Taurus qu'il venait de reconquérir à l'empire[75]. En réalité, les
succès rapides d'Achæos dépassèrent toute attente : le château-fort de Sardes
tomba même en son pouvoir ; Attale fut rejeté dans le petit domaine
dynastique de ses prédécesseurs et même enfermé dans Pergame[76]. Les villes
libres d'Ionie et d'Éolide jusque dans le voisinage de l'Hellespont,
reconnurent le vainqueur, les unes volontairement, les autres par contrainte
; Smyrne même ne put se défendre[77] ; la domination
égyptienne ne se maintint qu'à Éphèse et à Samos. Nous ne savons pas ce que
fit Ptolémée pour résister au danger qui menaçait le reste de ses possessions
en Asie-Mineure. Bientôt Antiochos célébra à Séleucie près de Zeugma sur
l'Euphrate son mariage avec Laodice, fille de Mithradate du Pont, union qui
donnait à la puissance syrienne un nouvel et sérieux appui[78] ; une attaque
contre la Syrie
égyptienne fut préparée avec ardeur[79].
Dans une semblable situation, Ptolémée Évergète semble
avoir tourné toute son activité vers l'Orient. Du moins, rien ne nous fait
présumer qu'une flotte égyptienne ait paru sur les côtes de Grèce ou ait
entrepris quoi que ce soit en faveur de Cléomène ; le péril en Orient était
pressant, et les préparatifs que faisait Antiochos contre la Cœlé-Syrie étaient
menés activement. Si je ne me trompe, c'est la situation de l'Orient qui a
dicté à Antigone sa conduite dans sa campagne de cette année. On est surpris
de la lenteur de ses opérations ; il semble traîner à dessein la guerre en
longueur, non seulement pour fonder d'autant plus complètement sa nouvelle
suprématie dans le Péloponnèse, mais pour fatiguer le Lagide et le dégoûter
de ses paiements de subsides, pour le voir entièrement absorbé par les
nouvelles attaques qui se produisaient en Asie, pour accabler ensuite
Cléomène complètement épuisé et délaissé.
Antigone avait commencé la campagne de 222 de bonne heure
et avant le commencement du printemps. Il marchait sur Tégée ; les troupes
des Achéens avaient, elles aussi, reçu l'ordre de s'y rendre. Il entreprit
aussitôt le siège de la ville. Les Tégéates désespèrent de pouvoir résister
aux masses des assiégeants ; ils se rendirent. Antigone fortifia cette place
importante, qui avait surtout l'avantage d'isoler Orchomène et Mantinée ; il
y mit une garnison macédonienne, puis il s'avança vers la frontière de
Laconie. Cléomène l'y attendait ; les deux adversaires se trouvèrent en face
l'un de l'autre. Il y eut çà et là de petits combats ; Antigone évita une
bataille décisive. La nouvelle que la garnison spartiate d'Orchomène
s'approchait pour faire sa jonction avec Cléomène lui fournit un prétexte
pour décamper : il se jeta sur la ville et l'emporta au premier assaut ; puis
il se tourna contre Mantinée et la força à une prompte reddition.
On a reproché à Aratos et aux Achéens le traitement
effroyable que subit la malheureuse ville[80] ; il est
vraisemblable qu'Antigone, s'il n'abandonna pas aux confédérés le soin de
châtier cette ville pour ses deux défections, céda du moins aux exigences
d'Aratos et des Achéens, et voua Mantinée au sort que Thèbes avait subi
autrefois, lorsqu'Alexandre l'eut vaincue. Phylarque avait décrit avec les
plus vives couleurs l'exécution des principaux citoyens de la ville, et
montré le reste des habitants soit vendus, soit chargés de chaînes et emmenés
en Macédoine, les femmes et les enfants arrachés à leurs maris et à leurs
pères et condamnés à l'esclavage. Polybe essaie bien de défendre les Achéens
contre de semblables reproches et de démontrer que l'horreur qui remplit
toute la Grèce
l'empêcha de reconnaître la justice d'un châtiment exemplaire, mais il ne
peut nier lui-même qu'on exerça contre Mantinée beaucoup plus que le droit de
la guerre. Après l'anéantissement de la population, la ville fut pillée, le
reste des biens meubles vendu, un tiers du produit de la vente donné aux
Achéens, et les deux autres tiers à la caisse militaire des Macédoniens. Le
pillage et le sac de la ville furent horribles ; ce qui le prouve, c'est que
la vente tout entière, y compris celle des habitants devenus esclaves, ne
produisit que 300 talents[81]. Antigone donna
le territoire de Mantinée à Argos, et cette cité décréta qu'on y fonderait
une nouvelle colonie ; elle déféra à son stratège Aratos l'honneur d'être le
fondateur de la nouvelle ville. Aratos lui donna, en l'honneur du roi de
Macédoine, le nom d'Antigonia[82].
Polybe néglige de raconter ce que Cléomène essaya
d'entreprendre contre les mouvements de l'ennemi ; il ne fait que mentionner
superficiellement un fait isolé. Cléomène a-t-il fait des tentatives pour
dégager Tégée et Mantinée ? s'est-il senti trop faible ? a-t-il été empêché
par l'alliance égyptienne ? Tout cela est entièrement obscur. Il dut, après
la perte de Tégée, si cet effort lui était possible, chercher à pousser en
avant sur la seconde route qui mène d'Arcadie en Laconie. Mégalopolis avait
plusieurs fois tenté de hardies incursions sur le territoire spartiate,
surtout depuis qu'Antigone l'avait remise en possession des places
limitrophes qui commandaient les routes de la Laconie ; le jeune
Philopœmen commença à montrer dans ses expéditions ses brillants talents et
sa hardiesse[83].
Nulle part la haine contre les Spartiates et le gouvernement de Cléomène
n'était plus vive que parmi les hommes très instruits et éprouvés de cette
ville de Mégalopolis, et, quoiqu'une partie considérable de la population
valide eût succombé dans les combats du Lycée et de Ladocia, la cité se
sentait toujours assez forte pour jouer son rôle à côté d'Antigone et des
autres confédérés et inquiéter l'ennemi de sa propre initiative. Tous les
habitants ne partageaient pas, il est vrai, ces dispositions belliqueuses ;
les plus prévoyants ne pouvaient se dissimuler que de nouveaux succès
d'Antigone enlèveraient à la ville la forte et indépendante position qu'elle
avait eue jusque-là, comme boulevard de la Ligue contre la Laconie ; beaucoup
penchaient pour les Spartiates, et entretenaient avec eux de secrètes
intelligences[84].
Cléomène crut qu'une attaque directe contre la ville promettait un succès
favorable, attendu que la bourgeoisie, affaiblie comme elle l'était par ses
pertes antérieures, ne pourrait jamais suffire à défendre une longue enceinte
qui avait une étendue de quatre milles et demi[85]. Les gens qui
lui étaient dévoués à Mégalopolis s'engageaient à le faire entrer une nuit
déterminée, lorsqu'ils auraient la troisième garde au Colæon. C'était à
l'époque du lever des Pléiades, au mois de mai. Cléomène partit au coucher du
soleil ; il arriva trop tard à cause de la brièveté de la nuit ; il pénétra,
il est vrai, dans la ville, mais bientôt la bourgeoisie fut sous les armes.
Une lutte très vive s'engagea ; Cléomène dut se retirer, après avoir fait des
pertes graves[86].
Il est surprenant qu'après cet événement Antigone n'ait
pas envoyé à Mégalopolis une forte garnison ; il prit Héra a et Telphousa,
qui se rendirent toutes deux à son approche, termina dès le mois d'août la
campagne de cette année, fit retourner ses soldats chez eux en Macédoine, et,
ne gardant avec lui que les mercenaires, se rendit à Ægion, pour y négocier
et délibérer, dit Polybe, avec les Achéens[87]. Il est
impossible d'analyser à fond tous les motifs de cette conduite ; surtout, on
ne connaît pas assez dans le détail les événements d'Orient pour reconnaître
quelle a pu être leur influence ; niais on est involontairement amené à
supposer que d'autres raisons plus immédiates déterminèrent le roi. La
politique macédonienne ne pouvait fonder et assurer de nouveau sa domination
en Grèce qu'en brisant toutes les forces politiques qui tentaient de se
concentrer ; elle devait abaisser la puissance morale et matérielle des
républiques grecques. Déjà Corinthe avait été détachée de la confédération ;
il en était de même de la cité d'Argos, démoralisée jusque dans ses fibres
les plus intimes, et qui, par l'annexion de Mantinée, étendait sur un
important district de l'Arcadie la langueur et l'impuissance politiques. La
confédération elle-même était déjà dans une complète dépendance d'Antigone ;
Aratos en était le garant, et jamais la Macédoine n'a eu en Grèce un partisan qui
défendit ses intérêts avec plus de zèle. Est-ce lui ou Antigone qui laissa
Mégalopolis sans protection sérieuse, sous prétexte qu'elle était
naturellement assez forte pour se défendre elle-même contre l'audacieux
Spartiate et, en cas de nécessité, assez proche d'Ægion pour en recevoir du
secours ? Ce même esprit de noble indépendance, d'énergie et d'initiative
personnelle qu'y avaient réveillé Ecdémos et Lydiade et que représentait actuellement
Philopœmen, ce sentiment qui animait une population considérable encore et
qui devait exciter les craintes du Macédonien, était depuis longtemps déjà un
scandale aux yeux d'Aratos. On pouvait se croire, en somme, certain de
vaincre Cléomène ; qu'arriverait-il, si ces hommes incommodes de Mégalopolis
demandaient des comptes à Aratos ou si, faisant opposition à la suzeraineté
des Macédoniens, ils formaient comme un point de ralliement pour les
mécontents, comme il y en aurait infailliblement ? On n'aura pas dit tout
haut qu'on voulait livrer quelque peu Mégalopolis aux ennemis ; mais il est
parfaitement clair que ce fut la conséquence de tout ce que l'on fit et
négligea de faire.
Les pertes que Cléomène avait essuyées au mois de mai
devant Mégalopolis avaient été très considérables. On raconte qu'il permit
aux hilotes d'acheter leur liberté au prix de cinq mines attiques, et qu'il
recueillit ainsi 500 talents. Il est presque inimaginable qu'il y ait eu à
cette époque en Laconie une si grande somme d'argent comptant, et qu'elle se
soit trouvée précisément dans les mains des hilotes. Au reste, le but
principal de cette mesure ne devait guère être de faire une opération
financière ; il est plus probable que ces 6.000 hilotes furent incorporés à
l'armée, et c'est ce que semble confirmer le texte précité, car nous y lisons
que Cléomène avait encore armé 2.000 hommes à la macédonienne[88]. Si l'assertion
qui nous préoccupe était exacte — et, en réalité, nos doutes ne se fondent
que sur des inductions générales concernant l'état probable de la Laconie — nous en
tirerions des éclaircissements précieux sur la situation intérieure de cette
contrée. En effet, si des serfs possédaient des sommes aussi considérables
d'argent comptant, il était doublement important d'accommoder leurs droits
civiques à leur fortune. Pour qu'il y eût parmi eux 6.000 individus aussi à
leur aise, il faut que le nombre total en ait été fort grand : s'ils
pouvaient payer des sommes aussi élevées, leur émancipation ne devait avoir
pour eux qu'une valeur relative. Je ne pousse pas plus loin ces conclusions ;
on voit déjà se confirmer l'idée générale que nous avons donnée de l'époque
et de l'état de l'opinion publique dans le cours de notre récit.
A peine les milices macédoniennes étaient-elles congédiées
et Antigone parti avec ses mercenaires pour Ægion, que Cléomène renouvela son
attaque contre Mégalopolis. Il s'avança avec son armée par Sellasie, comme
s'il projetait d'envahir l'Argolide : puis, il tourna brusquement à l'ouest,
et dans la nuit il était devant Mégalopolis. La trahison lui ouvrit-elle les
portes ? La négligence de la garnison, qui avait à garder une ligne de
remparts trop étendue, lui permit-elle de pénétrer aisément dans la ville[89] ? Quoi qu'il en
soit, il occupa sans obstacle une partie des murailles, et pénétra jusqu'à
l'agora sans rencontrer de résistance sérieuse. Là enfin, pendant que la
masse de la population fuyait avec ce qu'elle avait de plus Précieux,
s'engagea un combat violent, dans lequel Philopœmen se distingua particulièrement.
Cléomène courut un instant le danger (l'être anéanti avec son armée : enfin
il réussit à forcer à la retraite ces bourgeois intrépides. Ils se retirèrent
lentement et en ne cessant de combattre, sous les ordres de Philopœmen, vers
les portes de l'ouest ; ils quittèrent la ville, se dirigeant vers la Messénie, qui
était un pays ami, avec les femmes et les enfants qui avaient pris les
devants et tout ce qu'ils avaient sauvé de leur avoir. Près de mille
personnes seulement restèrent, dit-on, dans la ville ; parmi ceux qui
portaient des armes, très peu furent faits prisonniers[90] ; d'autres
disent que les deux tiers de la population armée s'enfuirent heureusement en
Messénie[91].
En tout cas, Cléomène avait remporté un avantage d'une extrême importance ; il
tenta d'en tirer tout le profit possible en prenant une résolution aussi sage
que magnanime. Deux nobles Mégalopolitains, Lysandridas et Théaridas, qui lui
furent amenés prisonniers, lui suggérèrent, dit-on, ce dessein. Il les envoya
aussitôt en Messénie, vers les réfugiés, avec le message suivant : la ville
était complètement intacte ; Cléomène les invitait à revenir, sans aucun
risque, reprendre libre et entière possession de leur ville et de leur
territoire, sous l'unique condition qu'ils seraient désormais les amis et les
alliés de Sparte.
En réalité, les réfugiés, qui ne pouvaient attendre des
Spartiates que le pillage et la destruction de leur ville, justes
représailles de la ruine de Mantinée, durent trouver les propositions du roi
fort acceptables[92], mais Philopœmen
combattit la résolution qu'on allait prendre. Le Spartiate, disait-il, savait
bien qu'il ne pourrait défendre une ville aussi grande ; voilà pourquoi il
voulait ravoir les citoyens à tout prix ; c'était pour qu'ils lui assurassent
la possession de la ville ; mais on ne devait rentrer dans Mégalopolis que
les armes à la main, et non sous condition. Il sut si bien émouvoir la foule
que les messagers faillirent être lapidés comme des traîtres. II avait raison
: Cléomène ne pouvait garnir d'un nombre suffisant de défenseurs les murs si
étendus de la ville ; il devait s'attendre à une attaque des Achéens ; il ne
lui restait plus qu'à mettre hors d'état de lui nuire la ville qu'Épaminondas
avait autrefois fondée pour tenir en bride les Spartiates. Il fit transporter
à Sparte tout ce que Mégalopolis renfermait encore de précieux, meubles et
ustensiles, œuvres d'art, marchandises ; puis il en détruisit les murailles
et les édifices publics. Il agit si durement envers la ville, dit Polybe,
qu'il semblait impossible de la relever jamais[93]. L'Arcadie était
maintenant ouverte aux Spartiates, et il est vraisemblable que Cléomène se
porta rapidement dans ce pays pour y rallier ses partisans[94].
Quand à Antigone et aux Achéens, ils restèrent dans
l'inaction. Sans doute, lorsque Aratos reçut à Ægion la nouvelle de la
destruction de la ville et qu'il vint dans l'assemblée, il se tint longtemps
debout, versant des larmes et se cachant le visage ; lorsqu'il eut prononcé
le mot terrible, l'assemblée se dispersa épouvantée. Antigone fit aussitôt
réunir ses bandes de mercenaires ; il semblait qu'on voulût tenter quelque
entreprise : mais bientôt l'ordre parvint aux soldats de rester dans leurs
quartiers. Antigone lui-même se rendit, avec une faible escorte, à Argos ; tout
ce grand pays de Mégalopolis resta au pouvoir du Spartiate, ou du moins
ouvert à ses pillages désormais justifiés.
Durant l'automne et l'hiver, des négociations diverses et
importantes doivent avoir été nouées de près et de loin entre les puissances.
Le bruit courut une fois à Alexandrie que Cléomène avait fait faire aux
Achéens des propositions de paix, et on raconte que Cratésiclée, craignant
que son fils, par égard pour la sécurité de sa mère, n'osât terminer la
guerre sans l'assentiment du roi d'Égypte, écrivit à Cléomène pour le prier
instamment de ne se laisser déterminer par aucun autre motif que le bien et
l'honneur de Sparte. Puis ce sont des ambassades macédoniennes qui arrivent à
la cour des Lagides[95]. Un coup d'œil
jeté sur les affaires de Syrie nous révélera encore d'autres agissements.
Ce n'était pas l'ordre immédiat de succession qui avait,
après le meurtre du roi Séleucos III dans sa campagne en Asie-Mineure, appelé
au trône son frère Antiochos ; c'était l'appel des troupes restées en Syrie.
Séleucos avait, lors de son départ, confié à Hermias la direction des
affaires intérieures. Il n'est peut-être pas sans importance de remarquer que
cet Hermias était Carien, c'est-à-dire du pays que le roi de Macédoine avait
depuis quelques années arraché aux Égyptiens ; on peut croire qu'Hermias
avait particulièrement facilité l'avènement d'Antiochos. Polybe le représente
comme un homme cruel, méfiant, jaloux de son influence, plein de ruse et
d'intrigues, ennemi acharné de tous ceux dont il pouvait craindre une
rivalité quelconque et principalement du vaillant Épigène, un capitaine très
aimé dans l'armée et qui ramena précisément alors les troupes qui avaient été
en Asie-Mineure avec Séleucos[96].
Déjà les deux frères Molon et Alexandre, que le jeune roi
avait nommés satrapes de Médie et de Perse, s'étaient révoltés. Ils
méprisaient, dit Polybe, la jeunesse du nouveau roi ; ils comptaient sur la
coopération d'Achæos en Asie-Mineure ; avant tout, ils redoutaient la cruauté
de l'exécrable Hermias[97]. Mais comment
pouvaient-ils compter sur l'assistance d'Achæos ? Pourquoi, puisqu'ils
venaient d'avoir les plus brillants succès, ne prenaient-ils pas le diadème ?
La seule explication qu'on puisse trouver, c'est que le fils de Séleucos,
l'héritier du trône mis à l'écart par Antiochos, dut être le prétexte de leur
rébellion. A la nouvelle de leur défection, le roi Antiochos demanda dans le
synédrion l'avis de ses conseillers : que fallait-il entreprendre contre ces
rebelles ? Épigène déclara qu'il fallait recourir aussitôt à une action
décisive ; si le roi lui-même paraissait dans le pays avec des forces
suffisantes, les deux satrapes cesseraient sur-le-champ d'exciter des
troubles, ou bien, s'ils tentaient de résister, ils seraient abandonnés par
leurs sujets et livrés à un juste châtiment. Hermias parla avec vivacité
contre cette proposition. Épigène, disait-il, avait su assez longtemps
tromper les gens sur ses desseins perfides ; il fallait lui savoir gré de
déchirer enfin le voile, en ouvrant un pareil avis : que voulait-il, sinon
remettre ainsi entre les mains des rebelles la personne du roi ? De telles
paroles, prononcées par un homme si puissant, décidèrent l'avis du synédrion
; Xénon et Théodotos Hémiolios furent envoyés dans l'Est avec une armée, pour
y rétablir le calme[98]. Hermias
employait toute son influence à provoquer une guerre contre l'Égypte ; la
raison qu'en donne Polybe, c'est que Hermias n'avait pas d'autre moyen de
conserver son crédit et de se soustraire aux responsabilités de tout genre
qui pesaient sur lui que de susciter au jeune roi des guerres de tous côtés.
Il ne cessait d'avertir le roi que le moment favorable était venu de
reconquérir la Cœlé-Syrie
; il présenta même au souverain des lettres — que Polybe regarde comme
apocryphes — dans lesquelles Achæos disait qu'on l'avait invité d'Alexandrie
à s'emparer du pouvoir, et qu'on lui promettait tous les secours possibles en
argent, en troupes et en vaisseaux, s'il acceptait le diadème royal. Il était
trop naturel de la part de l'Égypte de chercher à gagner Achæos à tout prix
pour qu'Antiochos ne crût pas aux allégations contenues dans ces lettres.
C'est ainsi que Hermias parvint à faire décider une campagne en Cœlé-Syrie
pour le printemps suivant. La situation, il est vrai — abstraction faite du
soulèvement de l'Est — était telle qu'on pouvait se promettre un résultat
d'une attaque contre l'Égypte. Il n'y avait pas la moindre raison de douter
de la fidélité d'Achæos, quelque brillantes que fussent les offres venues
d'Alexandrie ; c'étaient ses succès en Asie-Mineure qui avaient enlevé à
l'Égypte toutes ses possessions de la côte occidentale à l'exception d'Éphèse
et de Samos, qui avaient refoulé Attale dans sa capitale et rendu les villes
naguère indépendantes à la domination syrienne.
Cependant, les événements avaient pris dans l'Est, avant
la fin de l'année 222, une tournure défavorable. Molon de Médie, fidèlement
soutenu par son frère Alexandre, bientôt assuré également de l'appui des
commandants des régions voisines par d'anciennes relations ou de riches
présents, avait marché à la tête d'une armée considérable au-devant des
généraux envoyés de Syrie ; il les avait forcés à reculer devant lui jusque
dans les places fortes du Tigre et à lui abandonner le pays d'Apolloniatide[99]. Déjà il
poussait jusqu'au Tigre, et il était sur le point de franchir le fleuve pour
assiéger Séleucie. La ville ne fut sauvée que par la prévoyance de Zeuxis,
qui avait fait retirer les embarcations. Mais Molon campait avec ses troupes
en face de la ville, à Ctésiphon, où il voulait établir ses quartiers d'hiver
; avec les forces dont il disposait, avec la confiance et l'audace qui
animaient ses troupes, l'issue de la prochaine campagne ne semblait pas
douteuse.
A la nouvelle de cette marche offensive des rebelles, le
roi Antiochos voulut abandonner l'expédition qu'il avait déjà résolue contre la Cœlé-Syrie, afin de
se rendre en personne sur les bords du Tigre, comme Épigène le lui avait
conseillé dès le début. Mais Hermias sut lui persuader qu'un roi ne doit
combattre que des rois et pour remporter de grands succès ; il obtint que
l'Achéen Xénœtas serait mis à la tête de nouvelles troupes avec des pouvoirs
illimités et envoyé contre les rebelles, pendant que les troupes destinées à
la campagne de la Cœlé-Syrie
sous lé propre commandement du roi se rassemblaient déjà à Apamée sur
l'Oronte[100].
Polybe doit avoir dépeint très exactement le caractère
d'Hermias[101].
Mais le reproche qu'il lui fait, d'avoir voulu entourer le roi de périls
toujours nouveaux et de guerres incessantes, semble vraiment très bizarre.
Antiochos n'était pas assez inintelligent pour ne pas pénétrer les desseins de
son ministre. On ne peut imaginer que deux partis : ou bien ce Carien,
investi par le roi précédent de la plus haute autorité au moment où il avait
fait au delà du Taurus cette expédition que nous avons supposée concertée
avec la politique macédonienne, ou bien, dis-je, Hermias était entièrement
dévoué aux intérêts d'Antigone, et il insistait toujours :sur cette agression
contre l'Égypte parce qu'elle devait être extrêmement utile à la Macédoine, qui,
dans cette même année, allait frapper dans le Péloponnèse le coup décisif, ou
bien il connaissait les négociations nouées par la Macédoine à
Alexandrie, négociations qui devaient dès le milieu de cette année produire
un résultat inattendu ; il voyait que la Syrie avait, à l'heure actuelle, une occasion
favorable, et qui peut-être ne reviendrait pas, de reprendre encore la région
du Liban ; il sentait qu'il fallait se hâter de la saisir, avant que la
conclusion d'un traité entre la Macédoine et l'Égypte rendit impossibles de
nouvelles entreprises. Polybe, il est vrai, qui ne parle de tout cela — et il
est le seul à en parler — qu'à titre d'introduction à son récit, ne s'occupe
pas des combinaisons de la politique générale ; il ne nous offre pas
davantage de matériaux assez complets pour nous mettre en état de pouvoir ici
encore suivre les agissements de la diplomatie raffinée de cette époque ;
mais on l'a déjà vue çà et là intervenir d'une façon assez évidente pour nous
faire supposer cette diplomatie à l'œuvre partout, et pour la considérer
comme l'élément essentiel et le facteur caractéristique de la politique de ce
siècle.
Au printemps de 221, les armées syriennes, partant
d'Apamée, se dirigèrent vers Laodicée du Liban. Le désert qui s'étend entre
cette ville et la vallée de Marsyas à l'ouest semble avoir formé la limite
entre le territoire de l'Égypte et celui de la Syrie. Antiochos
le franchit, pénétra dans la vallée de Marsyas et arriva, en soumettant l'une
après l'autre les villes de cette vallée[102], jusqu'à
l'endroit où le Liban et l'Antiliban, entre lesquels monte la plaine,
s'approchent si près l'un de l'autre que les deux forteresses de Gerrha et de
Brochi barrent entièrement le chemin. Elles étaient occupées par des troupes
égyptiennes que commandait l'Étolien Théodotos. Le roi essaya de forcer le
passage ; il trouva une résistance opiniâtre et se retira après avoir éprouvé
de grandes pertes.
A ce moment même arrivaient des nouvelles de la Babylonie. Le
stratège Xénœtas avait rallié à lui l'éparque de la Susiane, Diogène, et le
gouverneur du pays situé sur les côtes du golfe Persique ; puis, averti par
des transfuges de l'armée de Molon que les troupes du rebelle étaient
mécontentes et feraient défection en masse dès la première attaque, il avait
résolu de traverser le fleuve. Il laissa quelques troupes sous le
commandement de Zeuxis et de Pythiade, et avec le reste, qui se composait de
troupes d'élite, il opéra de nuit son passage à peu près à deux milles au-dessous
du camp ennemi ; il campa, couvert d'un côté par le fleuve, de l'autre par
des marais et des étangs. Les troupes de cavalerie que Molon envoya pour.
empêcher le passage ne purent s'orienter sur ce terrain difficile ; beaucoup
de cavaliers s'égarèrent au milieu des roseaux, s'embourbèrent ; le reste se
retira. Dès qu'il fit jour, Xénœtas s'avança, comptant sur les dispositions
de l'armée ennemie. Molon ne s'attendait pas à une attaque : il battit en
retraite par la route de la Médie ; son camp fut pris par les troupes
royales. Xénœtas courut au camp qu'il avait laissé de l'autre côté du fleuve
pour faire marcher avec lui le reste de la cavalerie ; il laissa à ses
troupes un jour pour se reposer et se restaurer, comptant poursuivre le
lendemain l'ennemi qui fuyait ; la riche Séleucie était assez près pour
fournir au camp le nécessaire et le superflu, et c'est ainsi que jusque dans
la nuit on but et festins selon la vraie mode babylonienne.
Cependant Molon, qui avait fait semblant de fuir, était
revenu à marche forcée ; au point du jour, il assaillit le camp de Xénœtas.
Il ne trouva pas la moindre résistance : ceux qui eurent le temps de
s'éveiller prirent la fuite ; un très grand nombre furent massacrés sur leur
couche de paille, les fugitifs se précipitaient vers le fleuve et cherchaient
à atteindre l'autre bord à la nage. Bientôt cette rivière rapide fut remplie
d'hommes, de chevaux, d'armes, de bagages, de soldats qui nageaient ou se
noyaient, de cadavres ; tout cela flottait pêle-mêle et dans la plus affreuse
confusion. Personne ne s'opposait plus au passage de Molon : le camp situé
sur l'autre rive, et que Zeuxis avait cru nécessaire d'abandonner, tomba en
son pouvoir ; il se jeta sur Séleucie, et, à la première attaque, cette ville
puissante se rendit. Dès lors, le sort des contrées avoisinantes était décidé
; la Babylonie
se soumit, ainsi que le pays riverain du golfe Persique. Puis Molon se tourna
vers la Susiane
; le stratège Diogène ne put s'y maintenir que dans la forteresse. Molon
laissa quelques troupes pour bloquer la citadelle et courut de nouveau à
Séleucie, pour occuper, en remontant le fleuve, la région d'alentour ; la Parapotamie jusqu'à
Europos et la
Mésopotamie jusqu'à Doura durent faire leur soumission[103].
La nouvelle des succès des rebelles parvint au roi
Antiochos lorsqu'il avait déjà abandonné en rétrogradant le défilé de Gerrha.
Il convoqua le synédrion, pour demander l'avis des grands de sa cour. Épigène
répéta qu'il fallait renoncer à cette malheureuse guerre contre l'Égypte et
marcher aussitôt vers le Tigre. Hermias le contredit avec vivacité et déclara
suspectes les vues d'Épigène ; il conjura le roi de ne pas abandonner la Cœlé-Syrie, et de ne
pas se laisser effrayer par une première tentative sans succès. Le roi
s'efforça de calmer la querelle de ses deux conseillers, et, avec la plupart
des assistants, il se rangea à l'avis d'Épigène. Hermias lui-même donna
aussitôt son assentiment et déclara que, quoiqu'il déplorât la résolution
qu'on venait de prendre, il la soutiendrait de toutes ses forces.
Les troupes furent rassemblées à Apamée ; elles
commençaient à se mutiner parce qu'on tardait à leur payer la solde. Bientôt
les désordres prirent un caractère fort alarmant ; le jeune roi se trouvait
dans un embarras extrême. Alors Hermias s'offrit à payer aux troupes tout
leur dû, mais à condition qu'Épigène ne se joindrait pas à l'expédition ;
après ce qui s'était passé, disait-il, il lui était impossible d'agir de
concert avec Épigène sans le plus grand dommage pour le bien public. Le roi
connaissait les qualités militaires d'Épigène ; il aurait voulu l'avoir à
tout prix à ses côtés dans cette difficile expédition ; mais il était
absolument obligé d'accepter l'offre d'Hermias à propos de la solde des
troupes, et d'ailleurs il se voyait encore tellement sous la main d'un homme
qui disposait des gardes, des fonctionnaires et de toutes les ressources de
l'administration, qu'il crut devoir céder. Épigène reçut l'ordre de rester à
Apamée, au grand effroi du synédrion qui s'imagina que la toute-puissance du
Carien était désormais établie pleinement et pour toujours. Les troupes
furent apaisées ; Hermias semblait pouvoir compter sur leur dévouement ;
seuls les Cyrrhestiens, au nombre de 6.000 environ, persistèrent dans la
révolte, et il se passa bien une année avant qu'on pût venir à bout d'eux.
Bientôt Hermias fit sentir son pouvoir à Épigène ; il trouva moyen de glisser
parmi ses papiers une lettre confidentielle de Molon. Le commandant de la
forteresse d'Apamée reçut ordre de faire des recherches, sous prétexte qu'on
avait eu vent de ces intelligences ; la lettre fut trouvée et Épigène exécuté
aussitôt comme coupable de haute trahison. Le roi était persuadé de
l'innocence du stratège, mais il n'osait rien entreprendre contre son
puissant vizir ; toute la cour devina le crime qui s'était accompli, mais la
terreur qu'inspirait Hermias réprima toute manifestation. C'est dans cette
situation qu'Antiochos entreprit l'expédition contre les rebelles. Il ne
franchit l'Euphrate qu'au commencement de l'hiver et prit ses cantonnements
dans Antioche de Mygdonie ; la dangereuse lutte devait commencer au printemps
prochain, l'année 220.
J'interromps ici le récit des événements de Syrie, parce
qu'une nouvelle phase commence avec la lutte couronnée de succès contre Molon
et Alexandre. Antiochos se délivre bientôt de la dépendance où le tenait ce
Carien ; il saisit lui-même et avec une heureuse résolution les rênes du
gouvernement ; en peu de temps, la puissance des Séleucides s'élève et
recouvre une énergie toute nouvelle ; d'ailleurs elle n'est pas moins
favorisée par les changements qui se font à la cour et dans l'empire des
Lagides.
Il ne sera pas possible de suivre à tout moment les
coïncidences et les rapports réciproques des événements de Grèce et de Syrie,
mais les points décisifs ne peuvent échapper à une observation attentive.
Nous avons vu qu'Antigone avait, dès le mois d'août de
l'année précédente (222), renvoyé ses
milices. La chute de Mégalopolis avait montré combien l'impuissance de la
confédération était complète sans l'appui de la Macédoine. Sans
doute, Cléomène avait de nouveau réussi à avoir ses coudées un peu franches ;
le butin fait à Mégalopolis et dans le pays environnant, et plus encore les
subsides et les ravitaillements envoyés d'Alexandrie, le mettaient en état de
faire toujours de nouveaux efforts ; il lui fut possible, au printemps de
l'année suivante, après avoir occupé les divers défilés de la Laconie, de conduire
encore à la bataille décisive 20.000 soldats, dont 6.000 environ étaient des
mercenaires, et l'on est en droit de supposer que la Laconie n'a fourni en
tout pour cette guerre que 14.000 hommes environ[104]. Si l'on veut
apprécier de tels efforts et leurs résultats, il faut se souvenir que le
territoire de la Laconie
n'embrassait pas alors tout à fait 90 milles carrés (4.950 kil. carrés), et que de pertes avait causées au pays
l'invasion étolienne, que de pertes aussi une guerre de plusieurs années, et
surtout la première et malheureuse tentative contre Mégalopolis ! La France avait, dans les
guerres de la Révolution,
à la première levée en masse, près de 1/25 de la population entière sous les armes
; pour la guerre de 1813, la
Prusse orientale jusqu'à la Vistule arma 38.000
hommes sur près de 900.000 âmes, soit un homme environ par 24 âmes, et
Gneisenau écrit dans une lettre au comte Münster : C'est
un chiffre énorme pour une province sans fabriques, où l'on ne fait que
cultiver la terre. Sans doute, on ne peut pas comparer de prime abord
cette situation avec celle de la
Laconie ; Cléomène aura certainement exigé de son pays de
bien plus grands sacrifices[105]. Mais de tels
efforts devaient causer au pays de cruelles souffrances ; l'admission des périèques
et des hilotes dans l'armée active devait enlever à l'agriculture un grand
nombre de bras, et déjà cette invasion des Étoliens avait décimé les forces
laborieuses, agissantes de la contrée. On arrive à cette conviction que, dans
une situation semblable, la
Laconie ne pouvait recevoir les subsistances nécessaires
que du dehors, et cette raison nous explique pourquoi la guerre, dès qu'elle
fut refoulée en Laconie et réduite à cette seule contrée, ne put être
continuée que par l'alliance de l'Égypte[106].
Antigone, qui, de l'été de 222 jusqu'au commencement de
l'été de 221, était resté avec ses mercenaires à Argos dans une complète
inaction, négociait à Alexandrie ; il s'efforçait de dissoudre cette
alliance. Peu lui importait que Cléomène, dans les premiers jours de ce
printemps, fît une soudaine irruption sur le territoire d'Argos ; que la
population de la ville éclatât en murmures à la vue de ses champs ravagés,
sans que lui, Antigone, osât même tenter avec ses mercenaires une simple
sortie. Il était déjà assuré probablement du résultat de sa négociation
lorsque ses troupes et celles des confédérés se réunirent pour une nouvelle
campagne[107].
Polybe ne dit qu'un mot en passant de ces négociations ;
il parle du chiffre exagéré donné par Phylarque à propos du butin fait à
Mégalopolis, et il ajoute que pourtant, d'après le même Phylarque, dix jours
avant la bataille décisive, Cléomène reçut d'Égypte un message : ce message
portait que le roi ne lui enverrait plus désormais de secours, mais qu'il
l'engageait à s'entendre avec Antigone. Par suite, Cléomène se serait résolu
à risquer une bataille avant que cette nouvelle ne se répandit parmi ses
troupes ; car, avec ses propres ressources, il lui était impossible de
continuer la guerre, et il avait toujours fondé son espoir sur l'appui de
l'Égypte[108].
Polybe ne contredit pas cette assertion de Phylarque ; c'est au sujet du
butin fait à Mégalopolis qu'il est d'un autre avis : par conséquent, on peut
considérer ce message, c'est-à-dire, à mon sens, le résultat des négociations
engagées par la
Macédoine, comme des faits certains, confirmés par
l'autorité de Polybe.
Mais par quels moyens Antigone avait-il pu décider le
cabinet égyptien à sacrifier Cléomène ? Nous avons vu que, l'année
précédente, la puissance des Séleucides en Asie-Mineure avait été rétablie
avec le plus grand éclat par Achæos ; qu'Attale, l'allié de l'Égypte, avait
été repoussé ; que l'Égypte elle-même avait été réduite à la possession
d'Éphèse et de Samos : nous avons dû admettre, par conséquent, que la Carie, conquise six ans
auparavant par Antigone, était encore au pouvoir des Macédoniens. Au
printemps de l'année 221 s'exécuta l'expédition de Cœlé-Syrie, que réclamait
instamment Hermias. Achæos victorieux menaça peut-être les dernières
possessions des Lagides en Asie-Mineure, Éphèse, la Lycie, la Pamphylie. Comment,
parmi de tels dangers, pouvait-on espérer à Alexandrie de pouvoir protéger
les côtes de Thrace, si Antigone les attaquait de la Macédoine ?
Dans cette situation, les offres du Macédonien, si elles facilitaient
singulièrement la tâche à l'Égypte, pouvaient bien amener en retour une
concession aussi importante pour les affaires de Grèce que l'était l'abandon
de Cléomène. Or, les événements ultérieurs démontrent que la Carie a été de nouveau
rattachée à l'Égypte. Il est dès lors naturel de supposer qu'Antigone
restitua la Carie
lice moment même, à la condition que Ptolémée Évergète cesserait de soutenir
les Spartiates. Est-ce la nouvelle des succès de plus en plus menaçants des
rebelles sur le Tigre, succès qui devaient nécessairement empêcher la Syrie de menacer l'Égypte
d'une façon énergique et durable ; est-ce la perspective de voir Achæos
établir tôt ou tard sa puissance en Asie-Mineure et y fonder un État
indépendant qui ferait certainement de lui l'allié de l'Égypte et rendrait
par suite la Carie
intenable aux Macédoniens ; est-ce cette suite de considérations qui amena
Antigone à abandonner la Carie,
ou bien est-ce cette idée clairement perçue, que la puissance de la Macédoine ne
pouvait être fondée que sur l'assujettissement complet de la Grèce, et que cette
considération devait primer toutes les autres, on ne peut le dire. Mais on a
droit d'affirmer avec pleine certitude qu'Antigone, qui avait le coup d'œil
large, suivait du regard les complications de l'Occident aussi bien qu'il
calculait celles de l'Orient. Il ne pouvait échapper à personne qu'une lutte
entre Rome et Carthage était imminente, et il est absolument hors de doute
que la Macédoine
était déjà engagée pour sa part dans les affaires de la politique romaine, si
l'on songe à Corcyre, à Apollonie, à Dyrrhachion, la situation de toute la
côte d'Illyrie, telle qu'elle s'était modifiée depuis huit ans. Antigone
tournait déjà les regards de ce côté ; on en pourra trouver la preuve dans
une alliance qu'il venait alors de conclure. Démétrios de Pharos avait, comme
on l'a dit, été institué par les Romains dynaste de la plupart des peuplades
illyriennes, tandis que la reine Tenta, au nom de son beau-fils et pupille
Pinnès, n'avait conservé qu'une faible partie de son ancienne domination.
Démétrios avait déjà, pendant la guerre des Romains contre les Gaulois (225-223), pris en face d'eux une attitude
plus indépendante ; c'est avec lui qu'Antigone conclut une alliance, et, dans
la guerre de 221, on vit environ 1.600 Illyriens, commandés par Démétrios,
marcher sur le Péloponnèse.
Outre les troupes macédoniennes et les mercenaires — 10.000
hommes de la phalange, 3.000 peltastes, 300 cavaliers, 1.000 Agrianes et
1.000 Galates, 3.000 fantassins et 300 cavaliers de troupes mercenaires —,
vinrent les contingents des confédérés ; les Achéens envoyèrent 3.000
fantassins, et 300 cavaliers, tous hommes d'élite ; les Mégalopolitains,
1.000 soldats commandés par Cercidas et qu'Antigone arma à la macédonienne[109] ; les Béotiens,
2.000 hommes de pied et 200 cavaliers ; les Épirotes, 1.000 fantassins et 200
cavaliers ; les Acarnaniens autant : à cette armée s'ajoutaient les Illyriens
de Démétrios[110].
C'est avec ces forces qu'Antigone s'avança par Tégée vers les frontières de
Laconie.
A la nouvelle de la marche des ennemis sur Tégée, Cléomène
doit avoir fait encore une pointe hardie sur Argos ; il aurait poussé
jusqu'aux murs de la ville, en ravageant tout sur son passage ; il aurait
marché ensuite par Phlionte sur le château-fort d'Oligyrton, chassé la
garnison ennemie de la forteresse, enfin regagné la Laconie en passant devant
Orchomène. Il est possible que, par ces marches audacieuses, il ait essayé
d'arrêter les renforts des Achéens ; mais il est certain que l'entreprise, si
elle a été tentée si peu de temps avant l'invasion des Macédoniens, ne
pouvait avoir de succès décisif. Il courut alors aux défilés du pays, pour y
attendre l'ennemi. Pendant qu'il fortifiait tous les autres passages de la Laconie par des
retranchements et des fossés, des abattis d'arbres et des garnisons
suffisantes, il concentrait ses principales forces, au nombre d'environ
20.000 hommes, dans les défilés de Sellasie.
Les routes de Tégée et de la Thyréatide à
Sparte se réunissent dans le voisinage de l'Œnonte, à un endroit où les
montagnes, à l'ouest de ce torrent, s'écartent un peu ; il se forme là, sur
la rive droite de l'Œnonte, une petite plaine, large à peu près de 1000 pas
et un peu plus longue, plaine au sud de laquelle coule un ruisseau, le
Gorgylos, qui va se jeter dans l'Œnonte. Cette petite vallée est dominée à
l'ouest par l'Euas, dont l'escarpement est inaccessible, du moins pour les
chevaux, lorsqu'on vient du Gorgylos, et à l'est, par une large hauteur dont
la montée rapide part des bords de l'Œnonte et, après s'être déroulée pendant
près d'une demi-lieue le long du torrent, va rejoindre là les sommets de
l'Olympe. Au sud de la plaine s'élève la crête qui s'étend vers le sud et sur
les hauteurs de laquelle, à une demi-lieue du Gorgylos, est située la
forteresse de Sellasie. Entre l'Euas et l'Olympe, à droite de l'Œnonte,
passe, dans toute la largeur de cette petite vallée et en traversant le
Gorgylos, la route qui conduit à Sparte ; cette route, après avoir dépassé le
Gorgylos, suit, en formant un grand arc de cercle sur le versant oriental de
la montagne de Sellasie, le cours de l'Œnonte, tandis qu'un chemin plus
rapproché et plus difficile monte lentement entre cette crête et l'Euas, jusqu'à
ce qu'il atteigne le sommet de la hauteur qu'il doit franchir et descende de
là vers l'Eurotas, en passant au pied et à l'ouest des hauts rochers de Sellasie[111].
C'est dans cette position que Cléomène résolut d'attendre
l'attaque. Il fit occuper l'Euas par les périèques et les alliés, sous les
ordres de son frère Euclidas : lui-même, formant l'aile droite avec les
Spartiates et les mercenaires, occupa l'Olympe. Les deux positions furent
couvertes par des retranchements et des fossés. Au bas, dans la plaine, sur
les deux côtés de la route, il porta sa cavalerie avec les troupes des
mercenaires armées à la légère. Lorsqu'Antigone s'approcha, il trouva la position
des ennemis tellement forte et menaçante qu'il n'osa immédiatement commencer
l'attaque. Il mit son camp en face de l'adversaire, en se couvrant par le
Gorgylos, et, durant quelques jours, il se borna à observer les ennemis, à se
rendre un compte plus exact de ses propres forces, dont la moitié environ se
composait de troupes fédérales. Nulle part l'ennemi ne laissait voir de point
faible ou d'inattention dans le service. Enfin Antigone se résolut à
l'attaque. Son dessein ne pouvait être naturellement de rompre le centre de
la ligne ennemie, puisqu'il était couvert de la façon la plus forte par les
deux montagnes ; il fallait plutôt chercher à forcer l'une ou l'autre de ces
hauteurs et finalement menacer en même temps l'ensemble des positions de l'adversaire.
Il plaça à son aile droite, en face de l'Euas, les peltastes et les Illyriens
par groupes alternés, puis les Acarnaniens et les Épirotes, et derrière cette
masse d'assaillants, en réserve, 2.000 Achéens : il destina à l'attaque du
centre toute sa cavalerie, avec 1.000 Achéens et autant de Mégalopolitains.
Enfin le roi lui-même se mit à la tête du gros de l'armée, formé par 15.000
Macédoniens, mercenaires et troupes légères, en face de l'Olympe, dont les
pentes tournées vers l'Œnonte offraient assez de place à l'attaque[112].
Dès la nuit qui précéda la bataille, sur l'aile droite des
Macédoniens, le Gorgylos et le pied de l'Euas avaient été occupés par les
Illyriens. Ils devaient, de même que la cavalerie du centre, attendre le
lendemain matin le signal de l'attaque qui serait donné par Antigone,
c'est-à-dire du côté de l'Olympe. Dès que ce signal eut été donné aux
Illyriens et à toute l'aile droite, ils commencèrent à gravir la montagne.
Euclidas resta sur la hauteur ; mais les troupes légères du centre, dès
qu'elles virent les assaillants s'écarter si loin des réserves fédérales,
coururent se jeter sur leur flanc et sur leurs derrières : un mouvement opéré
des hauteurs de l'Euas aurait en cet endroit décidé la bataille. Le signal de
l'attaque n'avait pas encore été donné au centre des Macédoniens, mais
Philopœmen reconnut que le moment était urgent. Il somma les généraux de
marcher en avant : sur leur refus, il se mit à la tête des cavaliers
confédérés et, à ses risques et périls, se jeta sur le centre des Spartiates,
déjà affaibli sur la gauche par ce mouvement en avant. Le combat qui
s'engagea à cet endroit força les troupes légères à abandonner l'Euas et à
regagner en hâte leur position. Les Illyriens et les peltastes, dégagés sur
leurs derrières, purent marcher en avant. Euclidas les attendait sur la
hauteur, afin de profiter de leur désordre et de les anéantir d'autant plus
complètement que, sur toute la pente de la montagne, ils ne pouvaient
recevoir de secours. Mais, dès qu'ils eurent gagné le sommet, la première
impétuosité de leur attaque le refoula lui-même ; il perdit avec ses
retranchements sa position dominante, qui passa à l'ennemi ; serré de près
avec une vigueur croissante, bientôt entièrement culbuté, il fut rejeté au
pied des hauteurs : l'aile gauche des Spartiates fut détruite, et Euclidas
lui-même trouva la mort. Cependant le fort de la bataille était au centre, et
Philopœmen surtout, avec les cavaliers des confédérés, y luttait avec la plus
vigoureuse énergie. Sur l'Olympe, le combat n'avait été engagé jusqu'alors
que par les troupes légères et les mercenaires, c'est-à-dire à peu près par
5.000 hommes de part et d'autre ; mais ils étaient aux prises sous les yeux
des deux rois et déployaient les plus grands efforts. Dès que Cléomène vit que
son frère avait été repoussé de l'Euas, que son centre ne résistait plus
qu'avec peine, que lui-même courait risque d'être tourné de sa position et
attaqué en même temps de tous les côtés, il résolut de risquer le tout pour
le tout et d'attaquer l'ennemi. Il ouvre ses retranchements, fait avancer en
ligne ses hoplites ; des signaux rappellent du combat ses troupes légères ;
la pente de l'Olympe est dégagée et les phalanges peuvent y manœuvrer.
Poussant le cri de guerre, elles commencent à s'entrechoquer avec force de
part et d'autre ; tantôt les Macédoniens reculent sous les hardis assauts des
Spartiates, tantôt ceux-ci se replient devant la masse puissante de la double
phalange ennemie. Enfin Antigone dirige une attaque décisive ; toute la masse
des soldats pesamment armés, compacte et formant un quadrilatère d'épais
bataillons, près de 300 hommes de front, les sarisses des cinq premiers rangs
tendues en avant, celles des rangs qui suivent appuyées sur les épaules des
files antérieures, pénètre de tout le poids de 10.000 hommes lancés au pas de
charge et s'enfonce dans la ligne ennemie, qui ne peut soutenir ce choc
redoutable et se disloque entièrement : la bataille est perdue[113].
Tel est le récit de Polybe. Phylarque avait prétendu que
l'Euas avait été tourné et enlevé par trahison, mais on n'a pas besoin de
tels commentaires pour expliquer la défaite de l'Euas. Cette position était
de beaucoup la plus forte, et l'ennemi n'aurait jamais pu la forcer, si
Euclidas ne s'était pas tenu trop minutieusement à l'ordre général de ne pas
quitter la défensive. La réunion des forces les plus considérables sous le
propre commandement de Cléomène montre qu'il regardait l'Olympe comme la
position la plus difficile ; c'était là qu'il fallait s'attendre à l'attaque
décisive, d'autant plus que l'ennemi concentrait là ses principales forces.
Les retranchements que Cléomène avait élevés en avant de sa ligne devaient
lui faire espérer une heureuse résistance ; et, même en cas d'échec ; si son
frère tenait toujours l'Euas, il pouvait opérer sa retraite sur la hauteur
que franchit la route partie de la plaine ; là, l'Euas à son aile gauche,
l'aile droite appuyée à Sellasie, il aurait encore été assez fort pour
arrêter l'ennemi une fois de plus dans une position non moins solide. Mais c'est
précisément pour cette raison qu'Antigone attaqua tout d'abord cette
montagne. Si cette opération ne lui avait pas réussi, il n'aurait
certainement pas osé combattre Cléomène plus longtemps ; il aurait peut-être
abandonné tout à fait ces défilés difficiles et trouvé d'autres voies pour
assaillir ou fatiguer l'ennemi. Mais, dès qu'Euclidas eut été battu — et ce
succès ne fut obtenu que par l'attaque audacieuse de Philopœmen, — tout était
perdu. On a blâmé Cléomène de ne s'être pas tenu sur la défensive après la
défaite de son frère et de n'avoir pas battu en retraite, mais ni l'un ni
l'autre de ces deux partis n'était plus possible : la route de Sparte était
aux mains de l'ennemi ; Cléomène ne savait plus où il pourrait se retirer. Il
lui était également impossible de laisser l'ennemi monter à l'assaut de ses
retranchements ; il courait le danger d'être tourné. Devait-il se laisser
enfermer là, sur ce plateau de rochers où il n'avait ni vivres suffisants ni
espoir d'être dégagé ? Il ne lui restait plus qu'à tenter la téméraire
entreprise, à se précipiter sur les forces supérieures de l'ennemi ; si par
impossible il réussissait, c'était le seul moyen qui lui restât de couper
l'aile droite victorieuse de l'ennemi et de lui arracher encore la victoire.
Encore n'aurait-il eu là qu'un avantage momentané ; c'étaient les derniers et
extrêmes efforts qu'avait faits la
Laconie, tandis que des ressources toujours nouvelles en
argent et en troupes s'ouvraient aux ennemis. Au pis aller, Antigone se
serait retiré sur Tégée, et en peu de temps, avec des troupes fraîches, il
aurait recommencé la guerre contre les restes de l'armée spartiate[114].
Les résultats de la bataille démontrèrent l'épuisement
complet de Sparte. On exagère évidemment lorsqu'on prétend que 200 Spartiates
sur 6.000, et 4.000 hommes seulement sur toute l'armée, échappèrent au
désastre[115]
; il est possible qu'à Sparte, après la défaite, on ait vu se manifester
cette fermeté, cette volonté résolue de faire de nouveaux efforts, que Phylarque
retrace avec enthousiasme[116]. Mais Cléomène,
qui arriva à Sparte en fugitif, avec une escorte de quelques cavaliers,
exhorta les citoyens à se soumettre sans délai à Antigone. Il ne mangea ni ne
but ; il ne s'assit même pas : après s'être appuyé un instant à une colonne
pour se reposer et se recueillir, il courut avec Inn petit nombre d'amis à
Gytheion, où depuis longtemps déjà les navires étaient préparés pour sa
fuite. On voit que Cléomène avait pleine conscience de sa situation
désespérée. Dans un moment où un parti grec avait appelé les Macédoniens dans
le Péloponnèse, où il ne pouvait plus asseoir ses chances sur le rôle de
représentant de la liberté grecque, il devait s'appuyer sur les subsides de
l'Égypte ; l'Égypte l'abandonnant, il ne lui restait plus qu'à soutenir et son
honneur et celui de Sparte jusqu'à la dernière extrémité. Polybe lui-même n'a
pas négligé de montrer que, peu de jours après la bataille, Antigone reçut la
nouvelle d'une invasion des Illyriens en Macédoine et que Cléomène n'avait
besoin que de retarder la bataille ou de rester en Laconie durant ces
quelques jours pour sauver son royaume et changer du tout au tout la
situation[117].
Cette opinion est bien superficielle. Cléomène était absolument vaincu, non
seulement au point de vue tactique et stratégique, mais au point de vue
politique. Étant donné la sûreté de vues et la circonspection que le roi de
Macédoine a partout déployées, on peut affirmer avec une pleine certitude que
cette invasion illyrienne ne l'aurait jamais déterminé à renoncer à des
opérations qui devaient décider définitivement de la situation de la Grèce, car, la
bataille eût-elle tourné autrement, il était certain de la solution. Il eût
été absurde de céder à la menace d'une irruption des Illyriens, qui ne
pouvait tout au plus qu'amener le ravage de quelques districts de Macédoine,
et d'abandonner un grand résultat, fruit de longs efforts, et qui devait
fixer d'une façon définitive la situation politique de la Macédoine.
Après la bataille, Antigone marcha sur Sparte ; la ville
fut prise à la première attaque. Il est certain qu'il la traita avec
modération et prévoyance ; il n'y eut ni pillage, ni destruction ou acte de
violence. Il avait fait la guerre à Cléomène, et non à Sparte ; ce serait
pour lui une aussi grande gloire d'avoir seul sauvé Sparte que de l'avoir
seul conquise ; il épargnait le sol du pays et les maisons de la ville,
puisqu'il ne restait plus d'hommes qui pourraient éprouver sa clémence[118] : telles furent
sans doute les expressions de la langue diplomatique de l'époque. L'essentiel,
c'est qu'il rétablit la constitution spartiate, ou, comme on dit alors, qu'il
délivra Sparte[119]. En d'autres
termes, il abolit le gouvernement militaire qu'avait fondé Cléomène et ramena
l'oligarchie, telle qu'elle avait existé avant les réformes de Cléomène.
Avant tout, on rappela ces quatre-vingts personnages de l'oligarchie bannis
par le roi, et avec eux revint la prétention de rétablir l'ancienne propriété
: il est vrai que les pertes énormes que la ville avait faites en hommes pouvaient
en donner l'occasion. Le rétablissement de l'éphorat est certain, celui de la Gérousie, vraisemblable[120] ; les patronomes, de même que les divisions
topographiques du pays, peuvent avoir été laissés en l'état. La royauté était
vacante par la fuite et, comme on peut le supposer, par la condamnation
consécutive de Cléomène et la mort de son frère, son collègue à la royauté.
Elle ne fut pas rétablie, peut-être sur l'ordre exprès d'Antigone, car Sparte
entra dans la symmachie générale hellénique[121], et le roi de
Macédoine établit comme épistate de la ville le Béotien Brachylle[122]. On voit que
véritablement l'oligarchie restaurée de Sparte a bien pu exalter
solennellement Antigone comme le libérateur et le sauveur de Sparte[123].
Antigone demeura trois jours à Sparte — c'est là qu'il
reçut la nouvelle de l'invasion illyrienne — et revint à Tégée ; là encore il
rétablit l'ancienne constitution et retira sa garnison. Mégalopolis devait
être relevée de ses ruines : le roi chargea Prytanis, le péripatéticien si
estimé, de réformer la législation de la ville[124]. Mais on devait
voir bientôt les difficultés surgir et la discorde s'allumer, surtout à
propos de la législation édictée par Prytanis et du partage de la propriété
foncière. Il est à remarquer que Philopœmen, à qui Antigone reconnaissait
devoir la victoire de Sellasie, refusa l'offre que lui fit le roi de
l'accompagner en Macédoine. Déçu dans les espérances qu'il nourrissait au
sujet de la liberté hellénique, il partit pour la Crète[125]. La ville
d'Orchomène, qui avait été conquise par Antigone, ne fut pas rendue à
elle-même ; elle resta au pouvoir des Macédoniens[126]. De même,
Mantinée, ou, comme s'appelait alors cette cité, Antigonia, fut laissée sous
la domination d'Argos. Taurion[127] fut laissé par
le roi dans le Péloponnèse pour veiller aux intérêts de la
Macédoine. Antigone célébra à Argos les jeux Néméens ; il y
reçut de la confédération comme de chacune des villes les honneurs les plus
exagérés, les actions de grâces les plus emphatiques : on lui décerna à
l'envi tous les honneurs humains et divins.
Le roi partit ensuite pour la Macédoine à
marches forcées ; il envoya dans le Péloponnèse son neveu Philippe, le futur
héritier du trône, qui devait s'y faire connaître des confédérés de la
péninsule ; il le recommanda surtout à Aratos. Puis il alla lui-même chasser
l'ennemi des frontières : il trouva les Illyriens encore sur son territoire[128] ; déjà malade,
il les attaqua et les défit complètement. Ce fut le dernier acte de sa vie.
Les efforts de la bataille, ses cris et les ordres qu'il donna à haute voix
durant le combat, lui causèrent un épanchement de sang ; il mourut peu de
temps après sa victoire[129].
C'est jusqu'à ce moment précis, c'est-à-dire jusqu'à la CXLe
olympiade[130],
que j'ai voulu poursuivre l'histoire générale de la Grèce et de la Macédoine et
celle du système des États hellénistiques, et je n'anticiperai un peu qu'à
propos de Cléomène. Il ne me reste plus qu'à marquer dans ses traits généraux
la situation telle qu'elle était à cette époque.
Commençons par la Macédoine et la Grèce. La fortune
du roi alexandrise, lui avait dit un flatteur
à Sparte. Il est vrai, Antigone, le prometteur,
comme on le nommait[131], avait acquis
en Grèce et vis-à-vis de la
Grèce une situation comme aucun roi de la Macédoine
depuis Alexandre, comme Alexandre lui-même n'en avait jamais eu de semblable.
Nous avons cru reconnaître comment, après les terribles agitations de la
période des Diadoques, après les invasions des Celtes et les conquêtes de
Pyrrhos, la
Macédoine avait été, pour ainsi dire, fondée à nouveau par
Antigone Gonatas et transformée en une monarchie telle qu'on l'entendait à
l'époque hellénistique. Les souvenirs d'un passé glorieux, l'étendue du pays
et sa situation dans le monde, appelaient la Macédoine à
devenir une grande puissance dans le système des États hellénistiques ; mais
elle ne pouvait acquérir cette situation prépondérante qu'autant qu'elle
disposait de la Grèce. Jusque-là, elle avait été
continuellement entravée par l'intervention incessante des Lagides, et toute
opposition faite à la
Macédoine avait trouvé un appui à Alexandrie. Mais alors
commença à se découvrir, pour qui savait regarder au loin, un péril nouveau
et menaçant. Rome s'était déjà établie de ce côté de la mer Adriatique ; déjà
elle possédait les points d'attaque le long de la côte, d'Issa à Corcyre. Un
conflit avec la politique romaine était inévitable, et cette prévision
faisait à la
Macédoine- un devoir impérieux de s'attacher aussi
fortement que possible tous les instruments de puissance qui étaient à sa
disposition et d'étouffer toutes les oppositions, sous quelque forme qu'elles
pussent se présenter. Ce n'est que par l'unification aussi complète que
possible de la Grèce
en deçà de l'Adriatique et avec le concours de la nation grecque qu'elle pouvait
parer à ce danger menaçant[132].
Mais comment unifier cette race divisée et fractionnée ? Ce
résultat ne pouvait être atteint que par sa faiblesse, et dans la mesure de
sa faiblesse ; mais le temps approchait où des forces puissantes et
puissamment unies auraient seules pu donner le salut. C'eût été un bonheur
pour la Grèce,
si Philippe et Alexandre avaient pu la fondre entièrement avec la Macédoine pour
en former un seul État. Sans doute, Démosthène appelait Philippe et ses
Macédoniens des Barbares, de même que, dans les petits États de l'Allemagne,
on appelle encore le peuple de Frédéric le Grand un peuple non-allemand,
parce que la plus grande partie des populations qui le constituent ont
abandonné, il y a des siècles, leur langue et leurs coutumes wendes pour les
coutumes et la langue de l'Allemagne, laquelle, en définitive, n'a jamais eu
depuis de champion plus fidèle. La race grecque, fractionnée en menus atomes,
était au temps d'Antigone, entre l'Égypte et Rome, ce qu'était l'Allemagne,
également fractionnée, entre la
France et la Russie. Antigone pressentit ce même danger
devant lequel notre patrie se sent impuissante et désarmée tant que d'une
union purement internationale elle n'aura point passé à une union
véritablement nationale.
Les fruits merveilleusement abondants que la vie
intellectuelle de la
Grèce aussi bien que celle de l'Allemagne a recueillis de
cette division peuvent, à vrai dire, être regardés comme un dédommagement des
résultats politiques qu'a eus ce déchirement intérieur ; seulement, nous,
nous nous consolons encore par l'espérance d'avoir dans les œuvres de
l'esprit un indestructible appui contre les malheurs politiques, un trésor de
biens de nature idéale communs à notre race tout entière. La Grèce, elle aussi,
avait un trésor semblable, un trésor infiniment riche en joyaux de l'art et
de la science, entretenu avec un juste orgueil, gardé avec une ingénieuse
vigilance, et ce trésor ne la sauva pas ! Il n'y a qu'à regarder ce qui
allait arriver. Rome, qui avait déjà absorbé l'Italie grecque et la Sicile, ces provinces Baltiques de la Grèce, foula
bientôt sous ses pieds la vieille gloire militaire de la Macédoine et
l'impuissance d'une liberté désunie ; elle traîna dans de grossiers triomphes
les dépouilles des villes helléniques sur les rives du Tibre, se para des colonnes
de leurs temples et des statues de leurs dieux, se donna le vernis de leur
civilisation, cette conquête la plus noble du plus noble des peuples, et
désormais les meilleurs des Grecs n'eurent plus que l'enviable profession de
servir dans les maisons des orgueilleux optimates, comme affranchis, comme
précepteurs, bibliothécaires et hommes de compagnie, d'assaisonner par des
entretiens esthétiques et littéraires leurs loisirs blasés et le repos qu'ils
goûtaient après les affaires politiques, ou bien encore de fournir aux vieux
et aux jeunes une pâture encyclopédique, de quoi défrayer la conversation à
la mode.
Antigone parvint, il est vrai, par la guerre contre
Cléomène à opérer une unification de la race grecque, autant qu'elle pouvait
être opérée dans de telles circonstances. Déjà Philippe et Alexandre avaient
cherché à fonder une confédération grecque qui,
pendant la durée de la guerre d'Asie, leur garantirait le calme et la paix
dans leur pays. Depuis, la vie intellectuelle de la Grèce avait subi des
transformations essentielles : des idées de constitution, des genres les plus
divers, avaient donné à l'esprit public de nouvelles excitations ; aux débris
laissés par les évolutions historiques antérieures s'étaient ajoutées les
conceptions que la science avait trouvées et qu'elle recommandait, les
principes et les germes d'organismes nouveaux. A mesure que, d'une part, les
situations de fait, les bases matérielles des choses, les croyances, les
mœurs, les usages, et, d'autre part, ces principes et ces aspirations
générales eurent conscience de leur écart irréductible, on sentit la
nécessité de donner à l'État et au droit de nouveaux fondements. Cet intérêt
élevé qu'inspirent les questions constitutionnelles est la manifestation la
plus remarquable du génie grec à cette époque : seulement, là où la
constitution n'est plus l'expression vivante de ce qui est et exprime ce qui devrait
être, là où elle apparaît non pas comme le résultat immédiat de la vie
collective, mais comme une sorte de postulat qui invite à perfectionner cette
existence commune, là, il n'est pas de forme sociale qui satisfasse toutes
les prétentions et tous les intérêts ; aucune ne mène à une situation
définitive et calme, mais chacune, n'exerçant qu'une action médiatrice,
agissant pour ainsi dire suivant la diagonale du parallélogramme des forces,
s'éloigne avec le temps de son point de départ, et par suite, des sources de
son énergie, des raisons de son efficacité. Puis ont lieu ces oscillations
désordonnées de la vie publique, qui ouvrent la voie aux plus grands dangers
lorsque l'unité nationale n'est pas fortement représentée au dehors ; alors
paraissent au premier plan les intérêts matériels d'une part, les idées de
progrès de l'autre, deux forces fatalement rivales, tantôt partiellement
unies, tantôt en lutte l'une contre l'autre, toujours appliquées à décomposer
ce qui existe, à le ramener à ses éléments artificiellement associés. Ce
n'est qu'en poussant les choses à l'extrême, soit d'un côté, soit de l'autre,
qu'on a quelque chance de rajeunissement énergique : si la rénovation échoue,
on voit durant quelque temps encore l'intérêt particulier et la théorie
multiplier leurs pousses pullulantes sur le tronc déjà mourant qu'elles
enserrent, puis finalement tomber avec lui, au premier choc, lorsqu'il
s'affaisse vermoulu et pourri.
On reconnaîtra dans ces traits généraux l'image de la Grèce de ce
temps-là et de la période suivante. C'est ainsi qu'Athènes avait fait ses
derniers efforts dans la guerre de Chrémonide ; ainsi que, depuis longtemps
déjà, la Béotie,
la Thessalie
s'affaissaient sur elles-mêmes ; que les Épirotes terminaient leur courte et
brillante histoire en fondant une liberté qui n'avait pas la force de se
développer et de s'organiser. Que de promesses avait données la Ligue achéenne à ses
débuts ! Mais, malgré les efforts sérieux et passionnés de quelques libéraux,
elle ne put se dégager de ses premières formes ; elle laissa toutes ses
villes, l'une après l'autre, passer à ce Cléomène qui, pourrait-on dire,
essayait de fonder une puissance conforme aux idées doctrinaires du temps
avec des formes empruntées à un passé admiré. Mais Cléomène, à son tour,
perdait tout en cherchant à faire triompher, non pas la constitution qu'il
avait créée, mais seulement l'hégémonie de Sparte, et en éloignant de lui
l'appui de ces forces qu'il avait su éveiller avec tant de succès dans son
pays. On sentait évidemment un instinct, une impulsion qui poussait aux
œuvres collectives. Ce qui fit la force des Achéens, c'est qu'ils associèrent
les républiques sur le pied d'égalité ; ce qui fit la faiblesse de Sparte,
c'est qu'elle voulut transporter la vieille idée de l'hégémonie dans le
mouvement nouveau. C'est ainsi qu'Antigone créa une forme nouvelle, une
confédération d'États qui pouvait s'appeler, au même titre que l'Allemagne,
un État fédéral, et dire aussi d'elle-même que son but était le maintien de la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur,
de l'indépendance et de l'inviolabilité de chacun des États. On
institua une trêve fédérale ; on établit un régime
de paix qui remplit les Péloponnésiens surtout de joie et d'admiration pour
le magnanime monarque ; on crut marcher vers un heureux avenir ; on renvoya
les troupes, on mit les armes de côté, on tourna toute son activité vers le
commerce, l'industrie, l'agriculture ; on voulait maintenant jouir d'une paix
durable et la savourer à longs traits.
La mort d'Antigone et les nouvelles complications qui la
suivirent n'ont pas laissé se développer entièrement la forme de gouvernement
qu'il avait rêvée, mais le principe fédératif qu'il avait apporté se montre
encore dans les événements ultérieurs. Son système se distinguait de
l'ancienne Diète de Corinthe, surtout par les traits suivants : ce n'était
pas une confédération formée avec et sous la Macédoine ; la Macédoine
n'était pas appelée à l'hégémonie, mais elle-même était un des États
confédérés et n'entrait dans cette association d'États souverains qu'avec un
droit formellement égal à celui des plus petits territoires. La Thessalie est citée
comme membre autonome de la confédération, et Sparte également, quoique
pourtant le roi de Macédoine commande en Thessalie, et un épistate macédonien
à Sparte. Il en est de même de la
Ligue achéenne, de la fédération des Épirotes, des
Acarnaniens, des Béotiens, des Phocidiens. Déjà la Messénie
elle-même demande à y être admise. On ne nous dit pas, mais on comprend de
soi-même qu'Argos, elle aussi, avec l'ancienne Mantinée, et Tégée, et
Épidaure, et les petites localités qui ne faisaient plus partie de l' Achaïe,
entrèrent dans la confédération, représentées peut-être dans leurs
obligations concernant la dépense commune par la Macédoine, que
la possession de l'Acrocorinthe et d'Orchomène intéressait d'assez près à
leurs affaires. Athènes, les Étoliens et les Éléens, qui étaient à la
remorque des Étoliens, manquaient encore : mais Athènes ne comptait plus
guère ; les Étoliens étaient toujours tenus en bride par la sage politique
d'Antigone, et il est très vraisemblable que le roi lui-même avait déjà formé
le plan de les faire entrer de gré ou de force dans l'Union, plan que son
successeur poursuivit, mais sans y réussir complètement. Voilà pourquoi fut
entreprise plus tard la guerre fédérale. Au moment où le jeune vainqueur de
Trasimène serrait Rome de plus en plus près, cette guerre se terminait par
une paix générale entre les États de l'Union et les Étoliens ; le but avoué
de cette paix, c'était d'unir les forces nationales pour la grande lutte
contré Rome[133].
Tournons-nous maintenant vers l'Égypte. Je ne veux pas
récapituler les actes de la politique égyptienne depuis l'avènement du
deuxième Lagide ; ce fut sous le troisième qu'elle atteignit son apogée.
Polybe témoigne de l'ardeur et de la prévoyance que montraient dans leur
politique extérieure ces rois. Sûrs de leur pays du Nil, entièrement ordonné
et florissant, maîtres de Cypre et de la Cœlé-Syrie, — il
aurait pu ajouter :possesseurs des bouches de l'Oronte — ils menaçaient la Syrie par terre et par mer
; ils dominaient les dynastes de l'Asie-Mineure et les îles, tenant sous leur
pouvoir les villes, les pays, les ports les plus importants, depuis la Pamphylie jusqu'à
l'Hellespont et à Lysimachia ; ils observaient la Thrace et. la Macédoine par
Lysimachia, Ænos, Maronée et les autres villes qu'ils occupaient sur les
côtes. De cette façon, ils avaient étendu la main au
loin, et ces possessions étaient comme des
ouvrages avancés, poussés à grande distance[134]. Mais, en même
temps que s'étendait leur domaine, s'augmentait la difficulté de le protéger.
Polybe oublie de faire observer que déjà, dans les dix dernières années de
Ptolémée Évergète, la puissance des Lagides commençait à expier la
disproportion de son étendue et de ses fondements naturels. Pour tenir les
Séleucides en échec, elle dut favoriser les entreprises du roi de Pergame et
le laisser attirer à lui les villes grecques, du Caystros à l'Hellespont ;
elle n'avait pu empêcher Antigone de s'emparer de la Carie ; les victoires d'Achæos
firent retomber au pouvoir des Séleucides toute la côte occidentale de
l'Asie-Mineure, à l'exception d'Éphèse, et, comme nous avons tenté de le
démontrer, Ptolémée, déjà attaqué par ces Séleucides dans la Cœlé-Syrie, acheta au
prix de ce qui lui restait d'influence en Grèce la possession de la Carie, sans laquelle il
n'aurait pu conserver plus longtemps ni la Syrie ni la Pamphylie.
Il est clair que l'Égypte n'aurait pu garder cette
possession difficile et excentrique qu'en imposant à ses forces de terre et
de mer un effort énorme et constant ; or, Ptolémée Évergète laissa déchoir et
dépérir avec le temps et son armée et sa flotte, pour les remplacer par la
diplomatie, qui cependant ne pouvait agir vigoureusement qu'avec leur appui.
Ce relâchement qui s'empara peu à peu de la puissance égyptienne doit être
attribué au caractère même du roi. Jamais l'empire n'avait été identifié avec
la personne du monarque comme il l'avait été en Égypte sous Ptolémée Soter et
Philadelphe. C'est précisément à l'époque de la guerre de Cléomène que les
deux rivales de l'Égypte, la Macédoine et la Syrie, prirent un nouvel
essor, et aux dépens de l'Égypte : si le roi vieillissant n'était pas
complètement affolé, il devait reconnaître qu'il était grand temps de se
redresser et de barrer le chemin à ses ambitieux adversaires.
C'est ce qu'il fit en effet, comme le montrent les
événements survenus à Alexandrie après la bataille de Sellasie. Cléomène
était arrivé en Égypte après son désastre ; il était complètement vaincu,
mais son âme forte n'était occupée que d'une seule pensée, celle de savoir
comment il pourrait reprendre la lutte contre Antigone. Le premier accueil
que lui fit le roi d'Égypte ne fut guère qu'indifférent ; mais bientôt la
hauteur, la volonté énergique, la prévoyance hardie du Spartiate imposèrent
au monarque : il le combla, lui et ses compagnons, de distinctions de toute
sorte ; il entra dans ses plans. Cléomène devait, avec de puissants
armements, retourner en Grèce pour combattre Antigone. Il est certain que la
cour d'Alexandrie était entrée en négociations avec les Achéens ; si elle
réussissait à les gagner, la
Syrie allait être de nouveau menacée sur le point le plus
vulnérable. Déjà l'attaque d'Antiochos sur la Cœlé-Syrie avait
échoué ; la révolte de Molon s'étendait sur les bords du Tigre ; Séleucie,
les bouches de l'Oronte, étaient encore au pouvoir des Égyptiens. Vraiment,
Ptolémée pouvait se flatter de l'espoir d'entreprendre une guerre non moins
brillante que l'avait été celle de ses jeunes années, alors qu'il s'arrachait
aux bras de sa hardie Bérénice pour marcher sur l'Assyrie.
Il mourut avant l'automne de la même année[135] ; le royaume
passa à son fils aîné Ptolémée, qui prit le nom de Philopator. Le nouveau roi
eut à craindre dès le début l'attachement des mercenaires à son frère Magas et
le caractère résolu de sa mère Bérénice ; on peut conclure de là qu'il avait
déjà passé sa jeunesse dans cette licence spirituelle et effrénée qui
florissait à Alexandrie plus que dans tout autre ville. On voit par une foule
de détails qu'il n'aimait pas le plaisir brutal et grossier ; il composa une
tragédie d'Adonis, et Agathoclès, qui plus tard avec sa sœur, la Pompadour de cette
cour, acquit la plus grande influence, écrivit un commentaire du poème[136]. Dans son dilettantisme
de lettré, il bâtit le superbe temple d'Homère, orné des statues des villes
qui se glorifiaient d'être la patrie du poète[137] ; il chercha à
attirer à sa cour le stoïcien Cléanthe, et Sphæros, que Cléanthe lui envoya,
reçut le plus bienveillant accueil[138]. Ce Sphæros
dit. un jour, en sa qualité de stoïcien, que le sage était roi. Mais, lui
répondit-on, Ptolémée, à ce compte, n'est pas roi. C'est
précisément parce qu'il est sage, répliqua Sphæros, que Ptolémée est roi[139]. On reconnaît
là les goûts du roi : il fallait jouir de la vie et savourer tous les
plaisirs, ceux de l'esprit comme ceux de la matière, et les festins des gais compagnons ne sont qu'un trait isolé de
l'existence voluptueuse à l'excès du roi et de sa cour[140]. Pourquoi se
serait-il soucié du sérieux et de l'ennui des affaires ? Il les abandonnait à
ses bons amis Sosibios et Agathoclès, qui avaient bien soin de ne pas
troubler les divertissements du jeune roi. Ils craignaient la reine-mère ;
celle-ci, qui avait reproché à son époux cette signature frivolement apposée
au bas d'une condamnation à mort, ne pouvait voir sans indifférence la vie
débauchée de son fils et le pouvoir croissant de ses confidents ; elle
fondait un plan sur l'attachement des mercenaires pour son second fils. Mais
Sosibios vit le danger qui le menaçait. Il fallait se débarrasser de Bérénice
; mais Magas était sûr des troupes. C'est alors que Sosibios se tourna vers
Cléomène ; il lui promit les plus brillants armements pour son retour en
échange de son appui. Cléomène s'y refusa ; mais tant que Magas vivrait,
disait Sosibios, on n'était pas sûr des mercenaires. Cléomène se porta garant
pour eux : il y avait là 3.000 Péloponnésiens et 1.000 Crétois ; ceux-là, il
les aurait en tous cas à sa disposition. Dans ces conditions, Cléomène
paraissait cependant une ressource. Magas fut tué ; Bérénice aussi ; enfin
Lysimaque, l'oncle du roi, reçut la mort sur l'ordre de Sosibios[141].
C'est alors qu'arriva la nouvelle de la mort d'Antigone et
des troubles qui venaient d'éclater en Grèce ; un roi, à peine sorti de
l'enfance, gouvernait la
Macédoine, et de Sparte Cléomène recevait de pressants avis
qui l'exhortaient au retour. Toutes les espérances s'éveillèrent avec une
force nouvelle dans l'âme de l'exilé ; il ne pensait plus qu'à la patrie.
Lorsque dans un banquet on récitait de beaux poèmes et qu'on lui demandait ce
qu'il en pensait, il répondait : Faites cette
question aux autres ; pour moi, toutes mes pensées sont à Sparte[142]. Il tenta de
gagner à son plan le roi et les seigneurs de la cour ; il montrait combien le
moment était favorable, et que de grands avantages on remporterait ; il
demandait qu'on lui donnât une armée, puis, qu'on lui permît au moins de
retourner dans sa patrie avec ses serviteurs. Mais qu'importait au roi ? Il
laissa Sosibios trancher la question. Celui-ci exposa son avis dans le
synédrion : la mort d'Antigone, disait-il, avait écarté tout danger en Grèce
; il était maintenant moins nécessaire que jamais de faire de grandes
dépenses en armements ; il était même dangereux de fournir un appui à un
homme si hardi et si admiré pour une entreprise dont l'issue ne pouvait que
faire de la Grèce,
réorganisée par Cléomène, une nouvelle rivale plus dangereuse pour l'Égypte
que n'avait été la
Macédoine, et même d'autant plus dangereuse que le roi de
Sparte avait vu de trop près la situation de la cour et du royaume. D'autre
part, se borner à congédier Cléomène, c'était risquer davantage encore,
attendu que ses succès certains lui offriraient l'occasion de se venger d'un
traitement si humiliant ; le retenir contre sa volonté était le seul parti
possible. Mais tous s'élevèrent aussitôt contre cette résolution : comment
garder le lion dans le bercail ? Sosibios lui-même rappela ce qu'avait dit
Cléomène de ses relations avec les mercenaires ; le seul moyen de se
garantir, c'était de se saisir de cet homme dangereux, avant qu'il pût
s'échapper, et de le traiter en prisonnier.
Une parole imprudente de Cléomène fournit le prétexte. Un
Messénien, Nicagoras, vint à Alexandrie. Cléomène le connaissait depuis
longtemps : c'était Nicagoras qui avait mené les négociations relatives au
retour d'Archidamos à Sparte ; il avait été témoin du meurtre de ce prince ;
il était convaincu que Cléomène avait été l'instigateur de l'assassinat[143]. Cléomène se
promenait sur le port avec Panteus et Hippotas, an moment même où Nicagoras
abordait. Il le salua et lui demanda ce qu'il amenait avec lui : des chevaux pour les vendre, dit le Messénien. Tu aurais dû amener de jeunes garçons et des joueuses de
lyre, répondit Cléomène, car le roi actuel ne
s'occupe pas d'autre chose. Nicagoras se mit à rire ; les jours
suivants, il fit des affaires avec Sosibios, le connut plus intimement, lui
raconta le propos du Spartiate. On le combla de présents et de faveurs ; on
lui témoigna grande confiance, et l'on convint avec lui qu'à son départ il
laisserait à Sosibios une lettre où il était dit que Cléomène avait le
dessein de provoquer un soulèvement, dans le cas où on ne lui accorderait pas
les armements qu'il demandait pour son retour. Sosibios présenta cette
dénonciation au synédrion et au roi, qui se convainquirent de la nécessité des
mesures à prendre ; on résolut de mettre Cléomène en état d'arrestation ; on
lui réserva pour son séjour ultérieur un palais qui serait pourvu d'une garde
suffisante. Le lion sentit qu'il était en cage ; tout espoir était désormais
perdu ; mais, pour risquer encore une dernière tentative, pour ne pas
souiller dans l'opprobre d'une captivité subie en Égypte la gloire d'une
digne et fière existence, Cléomène se résolut à une entreprise téméraire.
Le roi était allé à Canope. On répandit la nouvelle dans
le palais qu'un des jours suivants arriverait l'ordre de mettre les
prisonniers en liberté. La cour avait coutume, dans de semblables occasions,
d'envoyer des présents et de faire donner un grand repas aux prisonniers
d'État. Les Spartiates qui étaient venus avec Cléomène firent faire ces
envois, qui inspirèrent aux gardes une confiance suffisante ; on leur donna
abondante ration de vin et d'aliments. Puis, lorsqu'ils furent ivres, vers
midi, Cléomène, avec ses amis — ils étaient au nombre de treize — s'élance hors
de la prison ; tous étaient armés de poignards. Le premier qui se présente à
eux, Ptolémée, fils de Chrysermos, tombe frappé de coups : dans la rue venait
à leur rencontre le commandant de la ville, Ptolémée, monté sur son char,
entouré de serviteurs et de porte-lances ; sa suite est dispersée, et
lui-même, arraché de son char, est jeté dans la rue. Au cri de liberté ! les Spartiates parcourent la ville ; la
population s'étonne et personne ne se joint à ces téméraires. Ils tournent du
côté de l'Acropole ; ils veulent y ouvrir de force les prisons, mais les
portes sont déjà suffisamment gardées et leur attaque est repoussée. Que
faire ? Il n'est plus possible de se sauver ; des Spartiates doivent-ils
attendre la mort de la main du bourreau ? Ils se décident à mourir de leur
propre main ; le roi prie seulement le jeune Panteus de mourir le dernier ;
ses yeux, en se fermant, veulent voir encore une fois son favori. Chacun
tourne contre son propre cœur le poignard avec le même calme, la même sûreté
; puis Panteus va rendre à ses compagnons le dernier service de l'amitié ; il
les frappe l'un après l'autre de son poignard pour s'assurer qu'ils sont bien
morts. Sous le coup de son fidèle serviteur, Cléomène, tressaille une fois
encore, puis expire ; alors Panteus baise le corps de son roi, et se
transperce à ses côtés. Le roi Ptolémée et ses conseillers apprennent
l'événement ; la mère et les enfants de Cléomène sont encore là ; on peut se
venger sur eux. L'ordre est donné de les exécuter, ainsi que les femmes de
ces Spartiates. Parmi elles est la belle veuve de Panteus, qu'il avait
épousée très peu de temps avant la malheureuse bataille ; elle voulait alors
partager à tout prix la fuite de son mari, et ses parents l'avaient retenue
de force auprès d'eux jusqu'à ce que Panteus fût parti ; mais dans la nuit,
la jeune femme s'était enfuie, avait couru au Ténare et s'était embarquée sur
le premier navire venu pour Alexandrie. La voici maintenant qui, avec la
vieille Cratésiclée et la main dans la main, marche vaillamment à la mort. La
mère de Cléomène n'avait demandé qu'une seule grâce, celle de mourir avant
ses enfants, mais les bourreaux refusèrent d'exaucer sa dernière prière ;
elle voit mourir ses enfants ; puis c'est elle, puis les autres femmes
qu'atteint le coup mortel. La veuve de Panteus est la dernière ; elle
retrousse sa robe, ensevelit les cadavres des enfants et des femmes, puis
arrange ses vêtements et reçoit, d'un regard assuré, le coup du bourreau[144].
On n'a pas besoin d'insister pour caractériser davantage
le gouvernement de l'Égypte tel que l'inaugura Ptolémée Philopator. C'est aux
mains de la lâcheté, de l'infamie et de l'impuissance qu'était maintenant cet
empire que les trois premiers Lagides avaient fondé avec la plus grande
prévoyance et développé avec tant de circonspection et de prudence ; et cela,
à l'heure même où la
Macédoine commandait plus énergiquement que jamais dans
l'Hellade, où la Syrie
avait trouvé dans Antiochos III un prince jeune, hardi et heureux, qui
commençait à reconquérir dans toute sa plénitude la puissance de ses
ancêtres, où la nouvelle lutte entre Carthage et Rome et le combat qui
s'engageait entre Rome et la Macédoine auraient assuré à la cour
d'Alexandrie un rôle d'une incalculable importance, si maîtresses et
favorites, intrigants et fripons n'y avaient tenu le gouvernail. On devait
voir bientôt les effets produits à l'intérieur par ce régime dégénéré.
On a déjà indiqué précédemment comment la puissance des
Séleucides, après les malheurs indescriptibles des trente dernières années,
se relevait alors avec autant de rapidité que d'audace. Il est vrai que ces
nombreuses cités grecques à l'intérieur de l'empire, anciennement ou
nouvellement fondées, ne permettaient pas cette forte concentration de
l'autorité, cette énergie du pouvoir absolu qui pénètre sans résistance
jusque dans les masses profondes et que les trois premiers Lagides avaient su
employer à de si grands succès ; mais, en revanche, ces républiques
conservaient un esprit d'indépendance et une vitalité propre qui put se
maintenir alors même que les sommets de l'empire chancelaient et
s'écroulaient, et qui fournit un point d'appui tout prêt lorsque l'empire
commença à se relever. Sans doute l'empire des Séleucides avait, depuis la
mort de son fondateur, essuyé pertes sur pertes, tandis que l'Égypte
s'agrandissait de la façon la plus glorieuse ; mais ces agrandissements
affaiblissaient le royaume des Ptolémées, qui n'était sûr de sa propre
méthode qu'en Égypte même, tandis que la monarchie syrienne fut en partie, on
peut le dire, fortifiée par ses pertes mêmes. Ce ne fut guère, en effet,
qu'une faveur momentanée des circonstances qui rendit possible une réunion de
tous les pays compris entre l'Hellespont et l'Indus ; ce n'est que lorsque
l'empire fut ramené à un certain noyau compacte, et dont les limites étaient
comme tracées à l'avance par la configuration du sol, qu'il put commencer à
constituer une puissance forte et cohérente. Je n'ai pas à mettre dès
maintenant en relief ce côté négatif de la puissance restaurée des Séleucides
sous Antiochos III : l'histoire n'a pas tardé à le faire valoir avec toutes
ses conséquences. Au moment où nous interrompons notre récit, la puissance de
la royauté est représentée en Asie-Mineure par Achæos, et le jeune roi
lui-même est en train d'assurer de nouveau à l'empire, par sa lutte contre
Molon, les régions montagneuses qui dominent le continent au delà du Tigre et
jusqu'à l'Indus. C'est un prince capable de grands desseins, et qui possède
l'énergie nécessaire pour les exécuter. Mais, après de brillants succès dans
l'Est, sa force se trouva paralysée par les complications survenues dans
l'Ouest.
L'intervention du roi de. Pergame, Attale, a déjà marqué
une volte-face remarquable dans le développement du système des États
helléniques, la même que, de l'autre côté de la mer, Cléomène tentait sans
succès, que Rhodes poursuivait plus hardiment à mesure que la puissance
maritime de l'Égypte s'affaiblissait. La supériorité décisive des trois
grands États qui, pendant près de cinquante ans, avait seule donné à leur
politique sa forme et son allure, commence à baisser au moment même où se
prépare pour la
Macédoine et la confédération hellénique une nouvelle et plus
dangereuse rivalité, et à laisser le champ libre en Asie pour les États de
second rang qui s'y font une politique indépendante. Rhodes, Pergame
deviennent bientôt des centres autour desquelles se groupent une série de
relations politiques qui, de plus en plus, sans souci aucun des grandes
puissances, suivent leur voie particulière et souvent capricieuse ; dès les
années suivantes, la
Bithynie, Rhodes et Byzance, Sinope et le roi de Pont
agissent de leur propre initiative, et les Attales trouvent moyen de devenir
les amis de Rome.
Second point à observer. Les vieilles dynasties de
l'Asie-Mineure auraient pu rester fidèles à leurs nationalités, résister à la
nouvelle civilisation, mais on reconnaît à chaque trait de leur histoire
qu'elles sont de plus en plus saisies par cette culture exotique et
hellénisées. Nous pouvons, en remontant jusqu'en Arménie, suivre les traces
certaines de cette hellénisation ; seul, le royaume d'Atropatène semble
s'isoler avec un soin jaloux. Quel éclat ont les villes que fondent ces rois
asiatiques ! Ce ne sont pas les Attales seuls qui rivalisent avec les Lagides
et qui se font les protecteurs de l'art et de la science ; déjà ces princes
d'Asie-Mineure commencent à prendre goût aux exercices littéraires, et se
plaisent à orner leur diadème de la gloire enviée que donne le renom
scientifique.
Il faut réserver pour un récit ultérieur l'exposé continu
et complet de la littérature et de la science de cette époque. Mais il est
nécessaire d'indiquer dès à présent les progrès faits dans cet ordre d'idées.
L'histoire politique de ces États, telle qu'elle est arrivée jusqu'à nous, se
trouve dispersée en un nombre infini de fragments, et, bien loin de nous«
fournir un tableau complet et lumineux, elle pourrait peut-être nous faire
supposer qu'au milieu de ces luttes désordonnées et incessantes, toute autre
activité, toute autre aptitude humaine a dû disparaître sans laisser de
traces. Et pourtant, que de grandeur et d'étendue a montré, que de résultats
nouveaux et à jamais remarquables a obtenu l'activité scientifique de cette
époque ! Que ses rapports avec les idées et les convictions des contemporains
ont été rapides et profonds ! On les reconnaît et on en suit la trace dans
toutes les directions, jusque dans le commerce banal de tous les jours et
dans les opinions de la foule. On peut même dire, d'une manière générale, que
les goûts intellectuels n'avaient jamais été aussi répandus auparavant,
qu'ils n'avaient jamais été si vivants, de si haute importance pour tous et
pour chacun ; ils sont devenus le patrimoine commun du monde hellénique tout
entier. Ils semblent même gagner en vitalité, en intensité à mesure que la
lutte des peuples devient plus ardente, que la politique et ses résultats ont
moins de stabilité et de certitude. Qu'on n'oublie pas, en jetant sur cette
époque un coup d'œil d'ensemble, ses côtés brillants ; ne voyons pas
seulement les sombres images de guerres entre frères, de villes détruites, de
sanglantes tyrannies, de cours corrompues ; voyons aussi l'éclat
d'innombrables villes florissantes, la magnificence des œuvres les plus
diverses de l'art, les mille jouissances nouvelles dont se pare et s'enrichit
la vie, et parmi elles ces aspirations plus nobles qu'une littérature aussi
élégante que variée, pleine de sève et d'énergie vivifiante, cherche à
satisfaire. Tout cela se répand dans les vastes territoires qu'embrasse
l'hellénisme et les unit entre eux. Imaginez-vous ces troupes d'artistes
dionysiaques et leur vie joyeuse et nomade, ces fêtes et ces jeux des
anciennes et nouvelles cités grecques qui se célèbrent jusqu'au fond de
l'Orient et où se réunissent, pour concourir à la solennité, des théores
venus des points les plus éloignés. Jusqu'aux établissements des bords de
l'Indus et de l'Iaxarte, on a des parents, on trouve des compatriotes ; le
marchand vient chercher à la
Tour des Sères les denrées qu'il destine au marché de
Pouzzoles et de Marseille ; l'aventureux Étolien tente la fortune sur les
rives du Gange et à Méroé. Les hommes de science fouillent et sondent les
horizons lointains, le passé, les merveilles de la nature ; pour la première
fois se révèlent à l'étude patiente et méthodique les siècles antérieurs, le
cours des astres, les langues et les littératures d'une infinité de peuple
nouveaux que la Grèce
orgueilleuse méprisait autrefois comme Barbares, dont elle regardait les
vieux monuments avec surprise et sans les comprendre. Pour la première fois,
la science trouve dans les lumières fixes du ciel étoilé la mesure de la
terre, et la voici qui évalue à distance les dimensions du globe, qui
embrasse du regard le réseau de lignes grandioses dans lequel elle l'enferme
: elle tente même de grouper et d'élucider les souvenirs amassés depuis un
temps immémorial par les Babyloniens, les Égyptiens et les Hindous ; elle
cherche à les concilier, à en tirer des résultats nouveaux. Tous ces courants
isolés qui ont formé les peuples, les uns taris, les autres se traînant
débordés et vagabonds dans le désert, se trouvent maintenant réunis dans le
grand bassin de la culture et de la science hellénistique et sauvés pour
toujours de l'oubli[145].
On ne reconnaîtra certes pas dans ce brillant tableau
l'image sombre et désolée qu'on est accoutumé à se faire de la période
hellénistique ; mais ce préjugé si répandu ne doit plus avoir le privilège de
se soustraire à l'examen, et c'est en reconnaissant la source d'où il vient
qu'on pourra constater la fragilité des raisons sur lesquelles il s'appuie.
L'éclat artistique de la Grèce ancienne nous frappe d'un juste
étonnement, mais le point de vue auquel on se place est purement esthétique
et même pédagogique ; il a fait perdre, pour ainsi dire, à la science de
l'antiquité le sol de l'histoire. On s'est habitué à ne voir cette époque
qu'à la lumière de ses conceptions les plus idéales, au lieu de se la
représenter dans sa réalité ; on emprunte à la noblesse des héros de
Sophocle, à la beauté des images divines les plus parfaites, le type de ces
hommes dont on s'imagine que l'ancienne Grèce était peuplée ; on reporte sur
cette époque de floraison de la race humaine
tout ce qu'il y a eu de plus noble et de plus beau ; on épuise toutes les
épithètes suggérées par une admiration véritable ou factice ; on interdit
comme une profanation le doute, la placidité de l'observateur qui se contente
de regarder ; on en parle avec une sorte d'indignation de moraliste ; on ne
veut pas être troublé dans l'enthousiasme qu'inspirent les aimables chimères
de sa propre imagination ; on ne voit pas qu'on ne comprend pas du tout le
trait caractéristique de cette époque, ce qui fait ; son originalité la plus
profonde, ce qui la rend admirable et en fera constamment un objet d'étude
réconfortante pour le penseur, le plus noble enseignement mis à la portée de
chaque nouvelle génération qui grandit. Ce que nous montre cette époque, ce
sont les formes plantureuses et fermes de tout ce qui s'organise alors, c'est
la vivacité alerte et familière de toutes les relations, l'originalité hardie
et l'assurance que montrent tous les personnages dans tous les actes de leur
volonté, dans l'exercice de toutes leurs aptitudes. Quand on envisage la Grèce ancienne
d'une façon si contraire à l'histoire et si entachée d'utopie — c'est tout au
plus si on lui accorde une vie végétative, quand on vante comme un effet organique ce que l'on constate chez elle
d'expansion puissante, de luttes et d'efforts — on est absolument incapable
de comprendre ses rapports et sa connexion avec l'hellénisme. On croit que,
la fleur de la beauté attique une fois flétrie, il ne peut plus y avoir
qu'affaissement et décadence, qu'une époque de lugubre et écœurante
décomposition, que des siècles lamentables et mornes, sans autre noblesse que
le soin douloureux avec lequel ils ont conservé les souvenirs de ce glorieux
passé. Aussi se dit-on qu'il est bien inutile de dépasser la fin de l'époque classique ; on a à peine un regard de compassion
pour les temps prosaïques, sans élan, voués à l'érudition, qui viennent à, la
suite. A quoi bon prendre la peine de connaître aussi leurs coutumes, leurs
droits à l'existence, ce qu'ils ont fait et produit ?
Nous n'avons aucunement l'intention de parer l'époque de
l'hellénisme d'ornements qui ne lui conviennent pas ; il s'en faut de
beaucoup qu'elle soit de nature à éveiller une prédilection qui ajouterait à
l'attrait des études historiques un sentiment plus profond et un stimulant
plus actif ; mais il est certain que cette absence de sympathie, cette ombre
odieuse jetée de parti pris sur ce qu'on n'aime pas n'a que trop obscurci le
souvenir d'une époque à qui l'âge précédent avait légué de si grands devoirs
et qui eut de si grandes tâches à remplir. Ce n'est que lorsqu'on en connaît
les forces qu'on peut en remarquer les faiblesses ; il faut avoir apprécié
celles-là à toute leur valeur pour être juste envers celles-ci.
Avant tout, cette époque n'a plus cette vitalité souple et
forte des âges précédents qui a sa source dans l'énergie spontanée de la
nature ou qui vivifie par contact immédiat les éléments fournis par la
nature. Ce qu'elle en conserve encore n'est plus qu'un reste qui ne s'est pas
encore décomposé, mais qui n'a plus de lien organique avec le présent ;
l'existence d'autrefois est dépassée par d'autres produits de formation
récente, vers lesquels se tournent toute l'attention des contemporains et les
efforts des meilleurs d'entre eux.
Il n'y a plus dans les anciennes religions, dans la
grecque comme dans celles des peuples hellénisés, d'intimité tranquille, de
commerce sensible avec la divinité ; là où elles ne tombent pas en poussière,
là où elles ne s'évaporent pas, elles se réduisent à une doctrine, une loi
extérieure, ou s'étiolent dans la pratique d'un culte stérile et d'artifices
occultes. Mais déjà commencent à poindre des aspirations nouvelles et plus
profondes ; du chaos désordonné de ces influences mêlées et confondues
commence à surgir peu à peu, pour l'âme qui cherche la lumière, une vie plus
intime. On sent que l'humanité s'est donné pour tâche de trouver à la vie
religieuse une tout autre base ; ce n'est pas en vain que toute l'activité
philosophique, ou plutôt l'ensemble des intérêts supérieurs que ne peut plus
satisfaire la vieille croyance positive, se précipite avec une énergie
croissante sur le domaine de la morale : réaliser le type du sage, l'idéal
moral, voilà désormais le but de la vie, le centre de tous les efforts.
Nous avons vu dans ce qui précède comment cette même
tendance à développer la personnalité individuelle, tendance que les Hellènes
s'étaient appropriée et qui faisait leur immense supériorité sur les
Barbares, commençait déjà à détruire l'État hellénique en le minant au
dedans. Une révolution de cinquante années a travaillé le monde d'un bout à
l'autre. Tous les liens sociaux sont rompus ou transformés. Partout où la
conquête grecque a pénétré, et même au delà, l'ancien régime s'est écroulé
brusquement et tout d'une pièce ou s'est affaissé lentement ; les débris ont
servi à élever, souvent avec une précipitation brutale, de nouveaux édifices
construits tant bien que mal, qui manquent de solidité et dont quelques-uns
tombent déjà en ruines ou se délabrent avant d'être terminés ; nulle part les
États qui surgissent ne s'appuient sur la nature primordiale des populations,
et, là même où ce tempérament originel semble se faire jour, il n'est plus
semblable à lui-même. On sait les nouvelles et singulières créations que la Grèce a ainsi
tentées. Autant elles répondaient peu aux idées qu'on s'efforçait de
réaliser, autant elles montraient d'une façon nette le changement qu'avait
subi l'esprit du temps d'où elles sortaient. On y trouvait, il est vrai,
l'expression la plus énergique et la plus consciente d'une époque nouvelle,
mais cette époque, diversement interprétée, diversement traduite, en proie à
des discordes de plus en plus vives, semblait user sur place jusqu'aux restes
de l'originalité native qui vivait encore dans les couches les plus inertes
de la société. Ce n'est que dans les grandes masses groupées sous une
autorité monarchique qu'on pouvait espérer organiser un État compacte et
vigoureux ; plus les peuples soumis étaient au-dessous de leurs nouveaux
maîtres, qui avaient pour eux la supériorité intellectuelle, plus il était
facile de constituer, et de constituer solidement, à ce qu'il semblait, un
gouvernement absolu, disposant librement des forces matérielles de ses
sujets. Mais ce pouvoir fort ne l'était qu'en apparence, et c'est précisément
sous cette influence que se développaient inopinément, sur des points
éloignés ou dans un milieu étranger à l'État, des réactions qui commencèrent
bientôt à émietter ces constructions colossales ou à les désagréger au
dedans.
On comprendra mieux l'importance de ce grand mouvement, si
l'on songe aux analogies qu'il présente extérieurement avec ce qui s'est
passé depuis dans le monde chrétien : je veux parler d'un phénomène qui s'est
produit tard, mais qui a fait ensuite de rapides progrès et qui éclate en
plein dans notre siècle. Le temps présent est, lui aussi, malgré qu'il en
ait, poussé hors de son milieu originel, loin des fortes assises jetées par
la nature : il renonce aux bases historiques qu'on
a tant et si vainement vantées ; il en appelle au droit rationnel comme au
résultat le plus noble et le plus vivant du développement historique.
Au-dessus des réalités confuses ou maintenues par la force s'étend un large
réseau de théories et d'idées qui n'ont encore nulle part assez de force pour
se réaliser d'une façon durable, pour s'infiltrer dans toutes les fibres
populaires, pour pénétrer jusqu'aux dernières couches sociales et s'élever
jusqu'à elles. Dans la vie religieuse règne la même froideur ou routine
superficielle, la même prédominance de la doctrine et du culte extérieur tout
au plus ; seulement, notre foi embrasse encore l'ensemble des plus profonds
intérêts moraux et intellectuels dans leur expression positive, et, tant que
ces intérêts ne cessent pas d'être les moteurs de la vie spirituelle, après
toutes nos erreurs et nos égarements, nous nous voyons toujours ramenés à
cette croyance, et même, si nos erreurs et nos recherches sont loyales, nous
trouvons, nous conquérons sans cesse pour elle de nouveaux domaines. La
philosophie a dépassé de même, avec la plus admirable énergie, la foi purement
historique, la réalité purement empirique ; elle en est arrivée aussi à
exiger le concours subjectif et conscient de l'âme ; elle finit aussi par
s'acheminer vers une forme éthique qui peut seule faire disparaître ce
dualisme maladif dont elle se sent elle-même atteinte : seulement, la
religion, dans laquelle plongent ses racines, a déjà trouvé le secret de
cette réconciliation qui est pour elle une certitude absolue. L'État offre
les mêmes troubles confus et douloureux. On a brisé partout la continuité des
institutions et des principes d'origine nationale ; les formes accentuées,
cristallines, qu'aurait prises un progrès autonome et spontané ont été
également effritées, écrasées ; on ne voit plus à leur place que des agrégats
fabriqués par les hasards de la victoire, par des compromis arbitraires faits
à bonne intention par des gens pressés de mettre en tutelle des pupilles qui
se sentent majeurs et le disent bien haut ; partout des essais tentés par des
théoriciens et des doctrinaires, incapables de satisfaire les prétentions et
les besoins actuels, et, en face de ces États fondés sur des principes aussi
irrationnels, l'opposition des confessions, des classes, des nationalités on
révolte. Tous ces phénomènes ressemblent beaucoup à ceux que nous offre le monde
hellénistique. Il y a cette différence que, dans notre temps, c'est contre
les restes du droit privé, pour ainsi dire, les débris de la vie plutôt
sociale du moyen âge, classes, corporations, territoires, que s'élèvent avec
vigueur les tendances rationnelles de l'âge nouveau préoccupé de réaliser
l'idée pure de l'État, de fixer définitivement les rapports respectifs entre
le peuple, le gouvernement et l'Église, tandis que l'hellénisme a trouvé
debout devant lui l'État dans ce qu'il a de plus immédiat et de plus
original, l'État patriarcal, la théocratie, la cité indivisible, et il a
laissé leurs ruines pour héritage.
C'est là, en effet, son essence. Avec lui et pour la
première fois entrent dans le monde et se multiplient les situations
artificielles, les formes que crée l'arbitraire de la raison, les tendances
déterminées moins par ce qui est donné que par ce qu'on cherche. C'est une
époque où tout est prémédité, où l'on se rend compte de tout, une époque de
science d'où a disparu le souffle juvénile de la poésie, où le droit
historique est mis à néant. Telle est l'immense révolution étendue sur le
monde par l'esprit grec depuis Alexandre et Aristote. Le temps des sociétés
formées par la nature est passé ; le principe même qui les engendrait est
supprimé. C'est un phénomène analogue à ce qui s'est produit dans l'histoire
du globe terrestre ; la première enveloppe granitique de l'humanité, jadis
figée dans ses formes colossales, s'est dissoute et émiettée ; un nouveau sol
commence à se former, à faire naître une vie plus riche et plus étendue.
L'humanité a fini par se créer un nouveau mode d'existence, on pourrait dire,
un nouveau mode de groupement moléculaire ; il s'agit de donner à ce
tempérament nouveau une expression durable, une forme assurée, de le faire
pénétrer de plus en plus profondément dans tous les milieux.
Ici s'offre à nos méditations une nouvelle série de
rapports que nous avons coutume de désigner du nom général d'intérêts
matériels. Non pas qu'ils aient manqué auparavant dans le monde ; mais c'est
alors pour la première fois, à ce qu'il semble, qu'ils deviennent une
puissance et un des principaux points de vue de l'art administratif. Il
suffit de voir avec quelle suite dans ses desseins le cabinet d'Alexandrie
sait faire valoir et exploiter l'importance commerciale de la mer Rouge,
comment l'on projette d'unir la mer Caspienne et la mer Noire par un canal,
pour assurer à cette deuxième grande route du commerce international une
importance égale à celle qu'a prise la voie de la mer Rouge ; comment
Antiochos III, par sa brillante expédition poussée jusqu'en Arachosie et en
Carmanie, cherche à attirer le commerce de l'Inde vers le golfe Persique ;
comment, en guerroyant contre l'Égypte, il s'efforce de détourner vers ses
côtes de Syrie l'itinéraire des marchandises de l'Arabie, surtout de l'encens
et des épices, qui jusque-là allaient par Pétra à Alexandrie[146]. Il suffit de
voir comment l'agriculture perfectionnée devient une sorte d'économie rurale
rationnelle ; comment des rois, comme Hiéron de Syracuse, Attale III,
écrivent à ce propos des livres qui sont cités longtemps encore parmi les meilleurs
ouvrages sur la matière[147] ; comment les
Séleucides cherchent à acclimater en Arabie les plantes des Indes, et les
Lagides en Égypte celles de la
Carmanie et de la Grèce[148]. On sait à
quelle perfection s'élevèrent les arts techniques, la mécanique, par exemple
; il suffit de rappeler le vaisseau merveilleux de Hiéron, Archimède et sa
défense de Syracuse. Nous pouvons nous dispenser de plus amples détails et nous
borner à un seul fait, qui a d'autant plus droit d'être cité qu'il a aussi
son importance dans le cours de l'histoire politique.
L'île de Rhodes avait été éprouvée par un tremblement de
terre[149]
qui renversa le célèbre Colosse et détruisit les maisons de la ville, les
murailles, le chantier des navires. La situation particulière de Rhodes,
comme État libre et comme escale pour le commerce entre l'Occident et
l'Orient, ainsi que l'intérêt extrême qu'on lui témoigna à l'envi de tous
côtés, provoquent, ce semble, une comparaison instructive, sans laquelle on
ne sentirait pas aussi bien la portée du fait. Je veux parler du sort
analogue éprouvé par Lisbonne en 1755, et plus tard par le plus grand
entrepôt commercial de l'Allemagne dans les temps modernes. Les Rhodiens, dit
Polybe, surent représenter de la façon la plus saisissante le malheur qui les
avait frappés, et leurs ambassadeurs montrèrent, aussi bien dans leurs communications
diplomatiques que dans les réunions privées, la dignité grave de la douleur, telle
qu'elle convenait aux représentants d'une telle ville dans un tel malheur.
L'ardeur à secourir Rhodes n'en fut que plus vive ; princes et villes se
crurent plutôt des obligations envers la cité que des droits à sa
reconnaissance. Polybe cite les secours qui furent envoyés à Rhodes par les
princes les plus remarquables ; il y a là en effet des dons qui excitent
l'étonnement. C'est ainsi que le roi Hiéron de Syracuse envoya, soit
immédiatement, soit un peu plus tard, 100 talents d'argent[150], plus cinquante
catapultes ; en même temps, il exempta les Rhodiens de tout droit d'entrée
dans ses ports[151]. Enfin, comme
s'il avait lui-même à les remercier, il fit élever sur le Deigma du port un monument qui représentait le
Peuple de Rhodes couronné par celui de Syracuse. Ptolémée fit des dons d'une
magnificence extraordinaire, 300 talents d'argent, 100.000 artabes de blé, du
bois de construction pour 6 quinquérèmes et 10 trirèmes, et, outre une grande
quantité d'autres matériaux[152], 3.000 talents
de cuivre pour la restauration du Colosse, 100 constructeurs, 350 manœuvres
et 13 talents destinés à leur entretien pendant une année. La plupart de ces
dons furent aussitôt envoyés ; le tiers de l'argent comptant fut soldé
sur-le-champ. Antigone de Macédoine envoya 10.000 pieux (pour pilotis) de 24 pieds et plus de
longueur[153],
5.000 solives de 10 pieds, 3.000 talents de fer, 4.000 talents de poix, 1.000
mesures de goudron[154], 100 talents en
argent ; sa femme Chryséis y ajouta 100.000 mesures de froment et 3.000
talents de plomb. Le roi de Syrie (c'était
encore Séleucos Callinicos) accorda tout d'abord le droit d'entrée
gratuit dans les ports de son royaume et fit don de 10 quinquérèmes tout
équipées, de 200.000 boisseaux de blé, de 10.000 coudées de bois, de 10.000
talents de résine et de chanvre. Les rois Prusias et Mithradate, les dynastes
Lysanias, Olympichos, Limnæos[155], suivirent cet
exemple ; il est difficile, ajoute Polybe, d'énumérer les villes qui ne
firent pas moins que les rois pour secourir Rhodes selon leurs moyens. On regrette
que l'historien n'ait pas cité au moins quelques-unes d'entre elles avec
leurs dons ; ce serait pour nous une comparaison des plus instructives. Mais
on en sait assez pour tirer de cet événement plusieurs conclusions qui
éclairent d'une vive lumière la situation économique et le droit
international de cette époque et qui forment, par exemple, un contraste
piquant avec le deuxième livre de la prétendue Économique d'Aristote,
une anthologie de monstruosités économiques. L'exemple est assez probant pour
nous convaincre que le premier siècle de l'hellénisme était bien loin d'être
aussi rude et aussi grossier qu'on a coutume de le supposer. C'est d'abord,
il faut le reconnaître, une marque de haute philanthropie internationale que
différents rois, sans souci de leurs inimitiés et de leurs rivalités
mutuelles, sans chercher à tirer parti du malheur d'autrui, se soient unis
pour restaurer un État dont la politique était constamment celle d'une
neutralité énergique ; car la grande majorité des dons indiqués par Polybe
étaient destinés à l'État rhodien et aux institutions publiques. Voici, par
contre, une seconde circonstance digne de remarque. Le sort de Hambourg[156] excita surtout
l'intérêt en faveur des infortunes privées ; on laissa à l'État le soin de
réparer ses pertes par des emprunts. L'antiquité, elle aussi, connaissait les
emprunts publics et la dette d'État ; mais il lui manquait le développement
d'un système de crédit en vertu duquel le titre délivré par l'État pût
concourir comme valeur avec le métal qui était l'instrument habituel de
l'échange et produire, comme lui, des intérêts. Il y a encore un détail à
noter, c'est que l'Égypte est le pays qui envoie les dons de beaucoup les
plus riches, mais qu'elle n'accorde pas, comme Hiéron et Séleucos, l'exemption
des droits d'entrée ; or, c'est justement ce privilège qui, vu la situation
particulière de Rhodes, ville de commerce, aurait produit le plus d'effet.
Mais enfin, pourquoi les princes et les villes
envoyèrent-ils des secours si considérables ? Le roi du petit État de
Syracuse accorde l'exemption de la taxe douanière, et envoie, en même temps
que 50 catapultes, un présent en argent qui dépasse de plus de moitié le don
le plus riche qu'un roi ait fait à Hambourg ; et quand Polybe parle de la
foule innombrable des villes qui ont fourni leur appoint, cela ne veut pas
dire le moins du monde que le secours venu de ce côté fût médiocre, qu'il
fût, par exemple, aussi inférieur à celui des princes qu'il était supérieur
dans les contributions envoyées à Hambourg. D'où venait donc ce zèle à
secourir les malheureux ? On ne peut guère supposer, en fin de compte, que
l'antiquité païenne et même l'époque dont il est question aient eu un plus
grand amour du prochain que le temps présent. Que les pertes de Rhodes aient
été, comme il est vraisemblable, incomparablement plus grandes que celles de
Hambourg, il faut bien cependant qu'il y ait eu, pour stimuler les efforts
des rois et des villes, autre chose que le besoin d'exercer la bienfaisance,
des motifs déterminants de porter secours aux Rhodiens en détresse. On ne se
trompera pas si l'on cherche ces motifs surtout dans l'importance commerciale
de Rhodes, qui faisait en même temps l'importance politique de l'île. J'ose
dire que les présents des rois, tels que les énumère Polybe, donnent à peu
près la mesure de l'importance du commerce de Rhodes ; de même qu'à la
nouvelle du désastre de Hambourg, on aura craint un ébranlement possible de
toutes les relations commerciales et on aura cru devoir faire tous les
efforts possibles pour parer à ce malheur.
Si ce point de vue est juste, et même s'il ne l'est qu'en
partie, il nous renseigne d'une manière inopinée sur l'étendue des intérêts
commerciaux à cette époque. Sans doute, Rhodes doit avoir été une des
stations principales du commerce du monde, puisqu'on s'imposait partout de
tels sacrifices pour conserver cette seule place ; mais n'est-ce pas là une
preuve suffisante que l'activité commerciale de Rhodes était non pas
exclusive ou oppressive, mais bienfaisante, qu'elle :était une condition de
vie pour les États qui lui fournissaient un si grand appui ? La prospérité de
Rhodes témoigne de celle du commerce de la Méditerranée
à la même époque. Celle-ci est d'ailleurs affirmée par d'autres documents.
Sans parler de Carthage, à qui vingt années suffirent pour se relever des
pertes énormes qu'elle avait faites dans la première guerre punique,
Marseille, Alexandrie, Smyrne, Byzance, Héraclée, Sinope, étaient les centres
d'un commerce qui étendait ses artères vitales jusqu'aux côtes d'Arabie,
jusqu'à l'Inde opulente, et même, comme semblent en témoigner des monnaies
récemment découvertes, jusqu'aux rivages de la mer Baltique où l'on
recueillait l'ambre.
II faut se rappeler tous ces faits et les avoir présents à
l'esprit pour se faire une juste idée du premier siècle de l'hellénisme et
apprécier au vrai point de vue la place qu'il tient dans l'histoire
universelle. Ce sont de pareils résultats qui prouvent le rôle immense de
cette unité étendue au monde entier qui avait commencé à se développer depuis
la conquête d'Alexandre par le génie de la civilisation grecque, et qui,
dominant de bien haut la prospérité toute locale des anciens peuples
civilisés comme la stérile uniformité des nations courbées au même niveau
sous le joug des Perses, puisait son énergie surtout dans le caractère
cosmopolite de la culture grecque, habituée désormais à rejeter
l'orgueilleuse distinction faite jadis entre le Grec et le Barbare.
Quelque prétention que s'arroge à la cour des rois le nom
des Macédoniens, si rapidement que la royauté nouvelle ait dégénéré pour
rentrer dans la vieille ornière du despotisme oriental, si vide que paraisse
à notre esprit la vie des masses et des individus, si vouée qu'elle semble à
la triste anarchie des intérêts purement égoïstes et des puissances éphémères
fondées sur la force, pourtant on ne peut plus arracher à l'humanité la
grande conquête de l'histoire, et la dégénérescence, l'oppression, la ruine
ne serviront qu'à la développer avec plus de force, à la garantir plus
sûrement encore.
Encore un mot là-dessus pour conclure : la situation de
l'hellénisme dans l'Extrême-Orient nous servira de transition.
Au delà des Portes Caspiennes s'est formée déjà une série
de nouveaux États où l'hellénisme semble vouloir parcourir sa carrière avec
plus de rapidité, mais aussi d'une façon plus superficielle. L'hellénisme
est, en fin de compte, le mélange de l'élément hellénico-macédonien avec la
vie locale et ethnique des autres pays. Or il s'agit de savoir, à ce qu'il
semble, lequel des deux facteurs l'emportera, qui aura la prépondérance
définitive ; mais c'est dans cette lutte même que se produit l'élément
nouveau, celui qui s'affirme même dans les régions où ne peuvent se réaliser
les formes de civilisation élaborées par la race grecque.
Les Arsacides de la Parthie étaient peut-être, et les satrapes qui
se rendirent indépendants de l'Iaxarte à la mer des Indes étaient
certainement, avec toute leur puissance, des étrangers dans leur propre
domaine, des étrangers en face de la masse des habitants qu'ils gouvernaient.
Mais, tandis que les satrapes s'appuyaient principalement sur les éléments
grecs qui existaient dans leurs territoires et devaient les favoriser, les
rois parthes, au contraire, malgré leur titre de philhellènes et leur
attachement à certaines formes de l'hellénisme, avaient une sympathie plus
profonde pour l'élément national, et des récits ultérieurs montreront qu'ils
trouvèrent bientôt leur véritable rôle en représentant cet élément national
contre l'élément étranger. On peut même dire que les Parthes ne sont que le
premier flot de ces inondations touraniennes qui, dans le cours des trois
siècles suivants, submergèrent tous les établissements grecs situés entre
l'Iaxarte, le Gange et la mer des Indes ; inondations où, durant un certain temps,
les débris et les ruines de l'époque hellénistique flotteront, pour ainsi
dire, à la surface des eaux.
C'est qu'en effet, ici comme partout à la fin de
l'antiquité historique, se présente ce fait remarquable : ce n'est pas, comme
on pourrait le croire, le vieil élément national et indigène qui remporte la
victoire sur l'étranger. Les princes parsis de l'Atropatène ne peuvent rien
contre la puissance des Parthes et ses progrès ; les grands rois du Gange ne
peuvent soumettre les princes grecs des deux rives de l'Indus. Aussi loin que
se font sentir les pulsations de l'histoire ancienne, les populations ont
perdu leur énergie innée, la force particulière à leur race ; elles se sont
décomposées et comme dénaturalisées en se civilisant ; elles ont été incapables
de résister au choc puissant d'États, de peuples ou de hordes encore en
possession de leur vigueur native ; mais peu à peu elles sont à leur tour
victorieuses de leur ; vainqueur, elles le soumettent peu à peu, d'une façon
pour ainsi dire occulte, par une force qui n'est plus extérieure, mais qui
résulte de la décomposition de leur énergie ethnique et du ferment même qui
l'a décomposée. C'est dans les religions que se concentre de la façon la plus
frappante ce revirement d'un monde qui se métamorphose. Le bouddhisme sort de
l'ancienne doctrine des brahmanes ; il grandit, et, chassé de sa patrie après
une longue lutte et les plus terribles persécutions, il va parcourir le monde
oriental et le remplir de ses paisibles victoires. Un parsisme complètement réformé,
animé de pensées nouvelles, sort de l'ancienne doctrine de Zoroastre pour
donner encore une fois à tout le plateau de l'Iran le feu pur et sacré ;
puis, après s'être purifié et plongé dans les profondes spéculations, il
fondera enfin le royaume des Sassanides, des adorateurs
d'Ormuzd. Les illusions mathématiques de l'art des Chaldéens, les
sombres mystères de Sarapis et d'Isis se mêlent au système d'Évhémère, à ses
claires et prosaïques théories, pour former cette civilisation brillante,
mais semblable à un air empesté, que Rome victorieuse et toute-puissante,
Rome dans tout l'épanouissement de la force et l'éclat de la santé,
s'empressera de respirer avidement, jusqu'à ce qu'enfin, engagées dans une
lutte soudaine avec les puissances de l'hellénisme, les idées messianiques
sorties de l'ancienne doctrine de Jéhovah surgissent sous une forme de plus
en- plus épurée, avec une énergie de plus en plus pénétrante, proclamant la
venue du Sauveur et l'incarnation du Verbe
qui est Dieu même. C'est là une espérance qui n'est déjà plus fidèle à la
doctrine du Dieu unique et tout-puissant, et que vont confirmer les livres de
la Loi soumis à
une exégèse envahie par l'esprit hellénistique.
Voilà la première fois que nous avons l'occasion de
mentionner la doctrine de Jéhovah dans ses rapports avec le développement de
l'hellénisme : c'est là le moment où elle intervient dans l'histoire du monde
avec toute l'énergie de sa valeur intrinsèque. Depuis un temps immémorial,
elle est bornée à un étroit espace ; elle est isolée au milieu des religions
des peuples païens, seule formant centre, grâce à la conception puissante
qu'elle s'est faite de la
Divinité, par opposition à la multitude inquiète de celles
qui occupent la périphérie et qui embrassaient naguère du regard le monde
entier. Ce qui est pour les autres religions le résultat de leur
développement, ce qui, précisément pour cette raison, commence à tourner
d'une façon toute différente, la religion de Jéhovah le possède directement ;
c'est là son point de départ. Ce qui, au contraire, fait la force et
constitue le droit des autres religions, elle ne l'a pas ou le condamne, sans
pouvoir se faire écouter, comme une décadence, comme une sorte
d'abâtardissement. Alors enfin s'engage, front contre front, la lutte
provoquée par cet antagonisme, le plus profond qu'il y ait dans l'histoire
ancienne. C'est maintenant que commence le dernier travail, le travail
décisif de l'antiquité en train d'accomplir sa destinée. Sa carrière
s'achève, quand le temps fut accompli, dans
l'apparition du Dieu fait homme, dans la doctrine de l'Alliance nouvelle, au
sein de laquelle allait s'aplanir ce dernier contraste, le plus profond de
tous ; au sein de laquelle Juifs et païens, les peuples du monde entier, à
bout d'énergie ethnique et épuisés à en mourir, allaient enfin, conformément
aux promesses des prophètes, aux pressentiments des sages, aux appels de plus
en plus pressants des sibylles, organes des Gentils, trouver la consolation,
le repos et, en échange de la patrie perdue ici-bas, une patrie plus haute,
toute spirituelle, celle du royaume de Dieu.
FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.
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