La paix. — Mort d'Antiochos II. — Meurtre de Bérénice. — La troisième
guerre de Syrie ; morcellement de l'empire séleucide ; Antiochos Hiérax en
Asie-Mineure ; la guerre entre frères ; paix de 239. — La liberté à Cyrène. —
La guerre entre l'Égypte et la Macédoine ; Rhodes contre l'Égypte. — La ligue
achéenne. — Première stratégie d'Aratos. — Prise de Corinthe. — Réformes
d'Agis. — Agis et Aratos contre Antigone et les Macédoniens. — Mort d'Agis. —
Paix en Grèce. — État de la
Grèce. — Mort d'Antigone.
Quarante années ne s'étaient pas encore écoulées depuis le
temps où la puissance des Lagides se limitait à l'Égypte, à Cypre et à
Cyrène, et où l'empire syrien s'étendait de l'Indus à l'Hellespont. Que la
situation des deux royaumes était changée, depuis qu'Antiochos Théos avait
conclu la paix avec Ptolémée Philadelphe vieillissant et avait accepté de
devenir son gendre ! La puissance des Lagides, formée, pour ainsi dire,
autour d'un noyau solide et agissant concentriquement à l'extérieur, avait
commencé à développer son énergique supériorité, tandis que l'immense empire
de Syrie, dépourvu de centre de gravité, de type uniforme, s'efforçait
vainement de garder une périphérie qui n'était pas déterminée par sa nature
intime. Les Perses avaient, il est vrai, possédé pendant près de deux siècles
la même étendue de territoire ; mais ils n'avaient dominé que grâce à la
lente agonie des peuples soumis, grâce à l'absence de rivalités
considérables, grâce à la rude simplicité de leur constitution antique et
demeurée patriarcale jusque dans sa décadence. Aucune de ces conditions ne
préservait l'empire des Séleucides. L'élément gréco-macédonien, sur lequel
ils devaient s'appuyer, avait disparu, et il ne restait plus rien de ces
liens naturels qui rattachent l'une à l'autre les diverses parties d'un
empire. Les peuples de l'Asie avaient été secoués par le contact de la race
grecque, et sur des points toujours nouveaux, sous des formes toujours
nouvelles, les vieux instincts nationaux commençaient à réagir, soit déjà
avec leur force propre, soit sous la forme de l'hellénisme local qui s'était
peu à peu développé ; enfin, la redoutable rivalité de l'Égypte donnait à
tous ces germes de dissolution intérieure l'occasion de s'épanouir rapidement
et sans obstacle sérieux. L'empire, tel que l'avait fondé Séleucos, était
intenable, et l'histoire exerça sa critique en luttes incessantes contre
cette impossibilité politique, jusqu'à ce qu'enfin, au bout de trente années
environ, l'empire, ramené à un territoire incomparablement plus étroit mais
plus conforme à la nature, commençât à développer sa vigueur et son activité.
La paix n'avait interrompu que pour peu de temps la lutte
des Lagides et des Séleucides ; aucun témoignage ne prouve qu'Antiochos en
ait tiré parti pour reconquérir les contrées d'Orient qu'il avait perdues. Si
ce n'est pas à cette époque qu'il se livra aux débauches et à l'ivrognerie
qu'on lui a reprochées, il semble avoir tourné son attention vers les régions
occidentales ; du moins il se trouvait en Asie-Mineure lorsque se joua
l'horrible tragédie qui termina sa vie.
D'après une vieille anecdote, Ptolémée aurait donné cent
talents de récompense au célèbre médecin Érasistrate, qui avait réussi à
sauver le roi Antiochos d'une maladie mortelle[1]. Peut-être
n'eut-il pas seulement l'intention de montrer la munificence de la royauté
égyptienne ; peut-être cette guérison délivrait-elle Ptolémée d'un grand
souci que lui inspirait la situation. Sa fille était arrivée à Antioche avec
une suite brillante. Laodice et ses enfants furent éloignés ; Bérénice, vu
l'influence égyptienne qui pénétrait avec elle en Syrie, sut écarter le frère
de Laodice, Andromachos, son père Achæos, tous deux jusque-là certainement
très influents à la cour, ainsi que leurs amis ; la cour elle-même dut se
transformer aussi bien que la politique syrienne, et plus cette
transformation fut rapide, plus tranchée dut être l'opposition entre le parti
qui venait d'être renversé, celui qui se groupait autour de la reine
répudiée, et le parti égyptien victorieux. Celui-ci n'avait pas en réalité
d'appui naturel dans la situation ; il ne pouvait être aux yeux des Syriens
que le parti de l'étranger ; il s'imposait sans être accepté, et la mort
d'Antiochos aurait produit une réaction qui eût fait courir de grands dangers
à Bérénice et au fils qu'elle avait eu.
Le péril n'était passé que pour peu de temps ; il se
renouvela d'une façon à laquelle le parti égyptien n'était pas préparé. Le
roi s'était rendu en Asie-Mineure ; Bérénice, à ce qu'il semble, était restée
avec son enfant à Antioche. La suite d'Antiochos se composait naturellement
de partisans de la coterie égyptienne ; parmi ceux qui formaient son
entourage immédiat était Sophron, commandant d'Éphèse, dont un hasard nous a
conservé le nom[2].
Mais Antiochos était maintenant éloigné de Bérénice et des influences qui
l'environnaient dans sa résidence. Ses anciennes inclinations s'étaient-elles
réveillées, ou les serviteurs qui l'entouraient autrefois trouvèrent-ils à ce
moment accès et faveur auprès de lui ? Toujours est-il qu'il appela à sa cour
Laodice et ses enfants.
Elle vint, résolue au forfait le plus horrible. Ne
devait-elle pas prévoir que le roi d'Égypte emploierait tous les moyens pour
faire valoir les droits de sa fille et les prétentions de son petit-fils ?
Pouvait-elle espérer alors qu'Antiochos, qui l'avait déjà abandonnée ainsi
que ses enfants, serait cette fois plus ferme ou assez fort pour protéger
ceux qu'il rappelait auprès de lui ? Tous ces motifs pouvaient, à ses yeux,
excuser sa soif de vengeance. Antiochos mourut empoisonné[3] ; à son lit de
mort, il avait commandé d'orner du diadème le fils de Laodice, Séleucos. La
reine put dès lors donner libre carrière à ses ressentiments ; les amis de
Bérénice qui avaient accompagné le roi furent ses premières victimes. La
confidente et l'auxiliaire de cette sanglante intrigue était Danaé, fille de
cette Léontion célèbre comme amie et disciple d'Épicure. Danaé désirait
sauver seulement Sophron, avec qui elle avait été en relations autrefois ;
elle lui révéla les desseins de la reine contre sa vie, et Sophron s'enfuit à
Éphèse. Ce fut la mort de Danaé ; la reine ordonna de la précipiter du haut
d'un rocher. C'est à ce moment, en face de la mort, qu'elle aurait prononcé
les paroles que lui prête un ancien écrivain : La
foule a bien raison de ne pas se soucier de la Divinité, car
j'ai voulu sauver l'homme que m'amenait la destinée, et voilà la récompense
que m'accordent les dieux, tandis que Laodice, qui a assassiné son propre
époux, a conquis de nouveaux honneurs et la puissance.
En même temps était porté à Antioche le coup que réclamait
l'ardente vengeance de Laodice : elle avait trouvé à la cour même, parmi les
gardes du corps royaux, les complaisants instruments de ses desseins
meurtriers ; ils tuèrent l'enfant de Bérénice. A cette terrible nouvelle, la
mère se jeta sur un char et voulut poursuivre l'assassin, les armes à la main
; sa lance le manqua, mais elle lui jeta une pierre qui l'étendit mort sur le
sol ; elle fit passer ses chevaux sur le cadavre et, sans se laisser effrayer
par les troupes de soldats qui s'opposaient à son passage, elle courut à la
maison où elle croyait caché le cadavre de son enfant. La foule se déclara
sans doute en faveur de la malheureuse mère ; on lui donna une garde de
mercenaires gaulois, et on fit avec elle, par les serments les plus sacrés,
une convention en vertu de laquelle, sur le conseil de son médecin
Aristarchos, elle se retira dans le château de Daphné. Mais ni les serments,
ni la sainteté du lieu consacré à Apollon ne la protégèrent ; les partisans
de Laodice ne tardèrent pas à pénétrer jusque-là et assiégèrent le château.
Enfin ils forcèrent l'entrée ; Bérénice fut tuée au milieu de ses femmes, qui
tentaient encore à cette heure suprême de défendre la vie de leur reine ; un
grand nombre de ses suivantes périrent avec elles[4].
Ptolémée Philadelphe vivait encore lorsqu'il apprit la
terrible destinée de sa fille[5] ; il mourut
précisément à cette époque, comme pour laisser à une main plus jeune et plus
énergique le soin de la vengeance en même temps que le gouvernement de
l'Égypte. A peine marié avec Bérénice de Cyrène, son successeur se hâta de
mener contre la Syrie
les armées égyptiennes, et la nouvelle reine promit aux dieux sa chevelure si
son époux revenait victorieux[6].
Il n'y a pas pour l'historien, au moment où il aborde de
grands événements qui ont eu de tous côtés des conséquences décisives, de sentiment
plus pénible que de se trouver en présence d'une lacune irrémédiable dans les
documents ou d'être obligé d'accepter des assertions qu'il sait
insignifiantes, altérées, dérangées, avec la conscience de suivre une lumière
trompeuse. La guerre ou l'amas de guerres dont nous avons à parler maintenant
est, à certains égards, le point culminant de la politique des grandes
puissances hellénistiques ; mais la tradition est si pauvre, si défectueuse,
si confuse, qu'il faut désespérer de signaler même la trace des rapports
qu'ont entre eux les événements. Essayons cependant de saisir, avec autant de
précision qu'il nous sera possible, les faits isolés dont nous trouvons
l'indication.
Le grand drame commença, dit-on, par le soulèvement des
villes de l'Asie. Lorsqu'elles apprirent que Bérénice était en danger avec
son enfant, elles armèrent une flotte considérable pour l'envoyer à son
secours ; mais les deux meurtres étaient commis avant l'arrivée de cette
flotte. Elles se tournèrent alors vers le roi d'Égypte[7]. Mais quelles
étaient ces villes de l'Asie ? Smyrne resta fidèle à Séleucos[8] ; les autres cités
d'Ionie crurent-elles assurer leur liberté à peine fondée en s'attachant à
l'Égypte ? Mais Sophron s'était enfui à Éphèse. Éphèse, Samos, Cos, la Carie, la Syrie, étaient ou
indépendantes ou soumises à l'Égypte ; si ces villes armèrent, ce n'était pas
là une révolte contre les rois de Syrie. Sur la côte syrienne, Orthosia
demeura fidèle ; Arados également se prononça pour Séleucos. D'autres cités
de cette région, puis celles de Cilicie, de Lycie, de Pamphylie, que Ptolémée
Philadelphe avait déjà possédées pendant quelque temps et qui étaient assez
voisines d'Antioche pour recevoir promptement la nouvelle et envoyer
rapidement du secours, peuvent bien s'être soulevées et ralliées aussitôt au
roi d'Égypte.
Sans aucun doute, à la nouvelle du danger de Bérénice,
l'Égypte mit aussitôt en mouvement ses forces de terre et de mer. De son
côté, le jeune Séleucos dut courir avec la même rapidité au delà du Taurus
pour s'assurer des points d'abord compromis[9]. Mais comme il a
dû y être accueilli par l'opinion ! Sa mère, et lui peut-être avec elle,
passait pour l'assassin de son père, pour l'assassin de la reine et de
l'héritier du trône. Lui-même pouvait paraître un usurpateur ; ne disait-on
pas que ce n'était point son père qui lui avait légué en mourant sa
succession, mais qu'un misérable, qui ressemblait à Antiochos et que Laodice
avait fait mettre sur le lit royal, avait prononcé les paroles en question
sous la dictée de la reine ? De Daphné se répandait la nouvelle que Bérénice
vivait encore, qu'elle commençait à guérir de ses blessures[10]. Déjà Séleucie,
sur les bouches de l'Oronte, était prise par Ptolémée ou ralliée
volontairement à sa cause[11] ; le Lagide
pouvait être arrivé à Antioche sans trouver de résistance ; le jeune fils de
Bérénice, disait-on, le légitime héritier du trône, vivait encore ; c'est en
son nom et au nom de sa mère que furent expédiés les ordres aux satrapes et
aux villes, et, comme le puissant roi d'Égypte s'approchait avec son armée
pour ; leur donner force de loi, qui aurait pu se lever en faveur de
l'usurpateur fugitif, du fils de la sanguinaire Laodice ?
Si la politique égyptienne avait eu l'intention de
troubler par le mariage de Bérénice la paix de la maison royale de Syrie,
elle n'avait réussi que trop promptement et au prix des plus tristes
sacrifices à y porter le plus profond bouleversement. Au moment où l'empire
n'a pas de chef reconnu, le Lagide ébranle sur terre et sur nier toutes les
forces militaires dont il dispose, afin de- cueillir d'une main hardie les
fruits soudainement mûris de la politique paternelle. Il ne songe à rien
moins qu'à détruire entièrement l'empire syrien, et il semble y avoir réussi
sans peiné. Tous les événements qui marquèrent Cette merveilleuse expédition
ont disparu sans laisser de traces, mais l'inscription d'Adule[12] en a proclamé
les résultats. On y lit, après l'énumération des pays que le grand roi Ptolémée a hérités de son père : Il partit pour l'Asie avec son armée à pied, à cheval,
avec ses escadres, avec des éléphants troglodytes et éthiopiens, que son père
et lui avaient été les premiers à prendre à la chasse dans ces contrées[13], et qu'ils avaient armés en Égypte pour qu'ils les servissent à la guerre. Il s'empara de tous les pays situés
en deçà de l'Euphrate, de la
Cilicie, de la
Pamphylie, de l'Ionie, de l'Hellespont, de la Thrace et de toutes les
armées qui occupaient ces pays et de leurs éléphants indiens ; il soumit tous
les dynastes de ces contrées[14], franchit l'Euphrate, se rendit maître de la Mésopotamie, de la Babylonie, de la Susiane, de la Perse, de la Médie et de tout le reste
du pays jusqu'à la
Bactriane ; il fit rechercher tous les objets sacrés que les
Perses avaient autrefois emportés de l'Égypte et les fit transporter avec
tous les autres trésors dans son royaume ; il envoya des troupes par les canaux[15].... C'est là
précisément que s'arrête cette inscription remarquable, mais heureusement le
dernier mot renferme une indication d'une importance décisive. Outre
l'Égypte, le bas pays où coulent l'Euphrate et le Tigre inférieur est coupé
par un réseau de canaux auquel peut s'appliquer cette dernière expression ;
ce réseau s'étend jusque dans le voisinage de Suse en remontant par Séleucie
et Babylone. C'est de là que Ptolémée envoya des troupes, soit pour une
expédition dans l'Inde, ce qui est à peine croyable, soit pour une expédition
en Arabie, peut-être contre la riche ville commerçante de Gerrha, ou bien
encore pour s'ouvrir par terre, à travers l'Arabie jusqu'à la mer Rouge au
sud du désert, ce chemin que Ptolémée Soter avait déjà utilisé. L'inscription
ne dit pas bien nettement si Ptolémée a marché sur l'Orient en franchissant
le Tigre et en passant par Suse : il serait possible qu'il y eût reçu
seulement les hommages des satrapes d'Orient, notamment d'Agathoclès de Perse
; cependant, étant au delà des montagnes, ils n'avaient guère de raison de
faire une soumission si empressée. Il est également possible que l'armée
victorieuse ait pénétré par les gorges du Zagros jusqu'à Ecbatane, puis par la Parætacène jusqu'à
Persépolis, pour descendre de là à Suse[16].
C'est la campagne dont parle le prophète Daniel : Il marchera contre les forteresses du roi du Nord, et il a
affaire avec elles, et il est victorieux ; leurs dieux aussi, avec leurs
images de bronze, avec leurs meubles précieux, leur argent et leur or, ils
les emmènera en captivité dans l'Égypte[17]. Il emporta en effet
un immense butin, 40.000 talents d'argent et 2.500 vases précieux et statues
; les Égyptiens le nommèrent Évergète
ou Bienfaiteur, comme le grand dieu Osiris, pour le remercier d'avoir rendu à
leurs temples des objets sacrés ravis autrefois par Cambyse[18].
Enfin une révolte ramena le roi en Égypte ; nous verrons
que ce fut probablement celle de la Cyrénaïque. Mais
le but politique de cette grande expédition, le but que la cour d'Alexandrie
s'efforçait depuis si longtemps d'atteindre, fut complètement rempli.
Évergète montra le même bon sens qui avait distingué le fondateur de la
dynastie et le fin politique Philadelphe. Il s'agissait de prendre, après des
succès extraordinaires, des mesures durables : un Démétrios, un Pyrrhos
auraient pensé à la conquête du monde ; mais la maison des Lagides n'avait
pas eu d'autre visée que de briser la puissance des Séleucides et d'élever
l'Égypte au rang, non pas d'une monarchie unique, mais de la première des
monarchies. Essayer d'occuper d'une façon durable les satrapies de l'Iran et la Bactriane et
l'Inde, c'eut été se condamner à perdre l'Occident. Nous montrerons plus loin
les complications qui naissaient déjà dans les régions de la mer Égée : les
forces navales de l'Égypte n'avaient pu occuper eu Asie-Mineure que les
côtes, et encore Smyrne tenait bon ; elle s'unissait à Magnésie du Sipyle
pour rester l'une et l'autre fidèles à la cause de Séleucos ; de même
Magnésie du Méandre et Gryneion en Éolide restaient, à ce qu'il semble,
indépendantes[19]
; dans l'intérieur de l'Asie-Mineure il y avait la Lydie avec son imprenable
forteresse de Sardes, la
Phrygie avec ses nombreuses villes grecques. C'est là que
Séleucos doit s'être retiré après la vaine tentative de 246, là qu'il doit
avoir rallié autour de lui les restes de la puissance des Séleucides[20]. Il épousa
Laodice, fille d'Andromachos, le frère de sa mère[21] ; union qui, à
ce qu'il semble, exerça bientôt une influence décisive sur la situation de
cette cour des Séleucides alors en désarroi.
Nous savons que Ptolémée, à son retour, conserva la Syrie et qu'il remit à son ami Antiochos le gouvernement de la Cilicie, à un autre général, Xanthippos, celui des pays au
delà de l'Euphrate. Ces sèches indications fournissent quelques conclusions
intéressantes. Xanthippos est, selon toute vraisemblance, le même Spartiate
qui, peu d'années auparavant, au moment où les Romains avaient passé en
Afrique et serraient de près Carthage, vint sauver la ville de la destruction
par son courage et son coup d'œil stratégique et la conduisit à de nouvelles
victoires. Redoutant avec raison la jalousie de ces fiers marchands, il était
parti richement récompensé, et maintenant, tandis que les Carthaginois
faisaient de suprêmes et inutiles efforts pour se maintenir en Sicile, tandis
que les Romains créaient rapidement une puissance navale avec laquelle
Carthage ne pouvait plus se mesurer et, se présentaient pour la première fois
en maîtres dans l'Occident, voici que la principale puissance de l'Orient,
alliée à ces mêmes Romains, remportait des victoires incroyables, et le
général qui avait battu les Romains et les avait chassés de la côte
d'Afrique, recevait de Ptolémée la garde de ses conquêtes d'Orient[22]. On comprend
maintenant que Séleucos se soit tourné vers le Sénat romain pour lui offrir
alliance et amitié. Le Sénat lui en fit la promesse dans une lettre écrite en
grec, à condition qu'il exempterait de tous impôts les habitants d'Ilion, ces
alliés et parents du peuple romain[23]. Ce sont des
combinaisons politiques gigantesques, qui percent à travers les misérables
débris de la tradition. Il est à peu près aussi vraisemblable que cet
Antiochos, à qui Ptolémée confia la Cilicie, n'était autre que le jeune frère de
Séleucos[24].
Les objections qu'on pourrait élever sur ce point ne sont que spécieuses[25]. Les Égyptiens
auront pu représenter d'autant plus facilement le meurtre de Bérénice et de
son enfant comme l'œuvre de Séleucos, que ce prince, étant l'aîné des fils
d'Antiochos, avait seul intérêt à se débarrasser du jeune et légitime
héritier du trône : si l'Égypte parvenait à rallier aux intérêts des Lagides
le frère de ce Séleucos, Antiochos, le dernier reste de la puissance des
Séleucides était désormais paralysé ; l'Égypte pouvait donc non seulement
abandonner la Cilicie
à Antiochos, mais lui permettre de faire valoir sur l'Asie-Mineure encore
attachée aux Séleucides les prétentions du fils de Bérénice naguère
assassiné. Antiochos était encore un enfant ; l'influence de l'Égypte sur lui
n'en était que plus sûre, et le reste de l'empire des Séleucides, te seul
débris que reconnût l'Égypte, d'autant plus impuissant. Mais cet enfant ne
pouvait encore prendre de résolutions par lui-même. Qui négocierait pour lui
ce triste diadème ? Personne autre, je pense, que Laodice sa mère. Dans la
longue guerre des deux frères, qui ne devait commencer que trop tôt, elle se
mit du côté d'Antiochos[26], de même que
l'Égypte le soutint constamment, pendant que le père de Laodice et son frère
Andromachos défendaient tout aussi vaillamment la cause du fils aîné[27]. Un autre frère
de Laodice, Alexandre, se décide aussi, après quelque hésitation, pour le
cadet Antiochos ; si je ne me trompe, c'est au milieu du désastre qui
détruisit l'empire des Séleucides et par suite de la catastrophe que la
famille royale elle-même se désunit et se divisa. Le jeune Séleucos ne
devait-il pas frémir devant une mère qui- avait assassiné son père, même alors
que ce meurtre lui promettait le diadème ? Quant au père de Laodice, Achæos,
et à son frère Andromachos, il est probable qu'ils regardèrent ce forfait si
précipité comme un acte de démence, ce qu'il était en effet, et Séleucos
épousa la fille d'Andromachos.
Prenons provisoirement l'année 243 comme celle du retour
de Ptolémée en Égypte[28]. Il pouvait
croire qu'il avait terminé son expédition par un arrangement qui garantissait
complètement l'intérêt de l'Égypte. La politique de tous les temps et celle
de ces derniers temps a démontré de quelle importance est pour l'Égypte la
possession de la Syrie
tout entière. Si l'Égypte veut s'élever, pour ainsi dire, au-dessus du rang
de province et prendre une situation dominante de tous les côtés, elle doit,
ce semble, regarder Tes monts de l'Amanos comme sa frontière naturelle. Aussi
Ptolémée Évergète fit-il de toute la
Syrie une dépendance immédiate de l'Égypte, et par cette
conquête, qui seule donnait tout son prix à la possession de la côte
méridionale et occidentale de l'Asie-Mineure, l'empire des Lagides atteignit
l'apogée de sa puissance. La force des Séleucides semblait détruite pour
toujours ; les derniers héritiers de ce nom se tenaient les uns les autres en
échec et paraissaient devoir s'user mutuellement et s'anéantir eux-mêmes ;
que Xanthippos de l'autre côté de l'Euphrate fût tributaire ou indépendant,
l'hellénisme dans les régions supérieures de l'Asie n'en était pas moins
abandonné à sa destinée. Il n'est pas douteux qu'Arsace, que le Bactrien
Diodotos n'aient été reconnus comme légitimes possesseurs de ce qu'ils
avaient usurpé ; Euthydémos, Agathoclès pareillement doivent être devenus
indépendants et n'avoir conservé que l'apparence de vassaux de l'Égypte ; il
en a été de même peut-être en Asie, en Drangiane, en Arachosie.
Mais l'Asie séleucide supportait-elle cette ruine et cette
destruction de l'existence qu'elle avait eue jusqu'alors comme État ? Ne
faisait-elle aucune résistance ? Les villes, les populations n'étaient-elles
pas indignées par le pillage de leurs sanctuaires, par les énormes
contributions qu'on leur imposait, par les méfaits des mercenaires étrangers
? Et surtout, les nombreux Macédoniens établis en Syrie, en Mésopotamie, à
Babylone, acceptaient-ils en silence les événements ? Souvenons-nous des
débuts de la guerre. Savait-on alors à qui appartenait le diadème, et cette
incertitude ne devait-elle point paralyser l'énergie des Macédoniens ? On les
avait trompés sur le nom de l'enfant royal, et cette supercherie ne les
avait-elle pas détachés de la cause de leur dynastie au moment même où il
aurait fallu se déclarer pour Séleucos ? Et pourtant, plusieurs places
s'étaient longtemps défendues contre les Égyptiens ; bien plus, les positions
les plus importantes, Damas et Orthosia[29], soutenaient encore
un siège alors que Ptolémée était déjà de retour en Égypte. Il était naturel
qu'après le départ de l'ennemi Séleucos n'eût besoin que de paraître au delà
du Taurus pour provoquer aussitôt un soulèvement général auquel des places
comme Orthosia' devaient offrir un point d'appui sérieux.
Nous trouvons dans l'inscription qui contient les traités
conclus entre Smyrne et Magnésie, qu'ils eurent lieu précisément à l'époque
où Séleucos était passé de nouveau dans la province de Séleucide. Ce fut ou
bien au moment où Ptolémée était encore en Asie, plus avant du côté de
l'Orient, ou après son retour : dans le premier cas, les nouvelles
dispositions prises par Ptolémée au sujet des provinces asiatiques n'auraient
été possibles qu'après une nouvelle défaite de Séleucos ; dans le second cas,
Antiochos, à ce qu'il semble, posté en Cilicie, fermait le passage qui menait
dans la
Séleucide. Le problème est tranché par un texte qui nous
apprend que Séleucos a fondé en 242 la ville de Callinicon sur la rive
mésopotamienne de l'Euphrate[30]. Séleucos avait
donc en 242 repris pied, pour ainsi dire, de l'autre côté du Taurus, et même
sur l'autre rive de l'Euphrate, dans le voisinage de Thapsaque, cet important
passage du fleuve ; sa deuxième expédition en Séleucide, que mentionne
l'inscription de Smyrne, aura donc réussi ; le retour de Ptolémée et les
nouvelles mesures qu'il a prises à l'égard de l'Asie ne peuvent avoir eu lieu
plus tard qu'en 243, et elles ont été édictées probablement dès 244 ; c'est
dans la troisième année de la guerre, et même dans la deuxième, qu'il aura
achevé, comme nous l'avions supposé, l'expédition poussée jusqu'à Ecbatane,
Persépolis et Suse[31].
Mais la
Cilicie ne fermait-elle pas déjà alors à Séleucos le chemin
de la Séleucide
? Si c'était le cas, si Séleucos tentait sa deuxième attaque après le
démembrement de l'empire par le Lagide, il restait encore au jeune roi un
autre chemin que les défilés de Cilicie. Sa sœur Stratonice était mariée au
prince héritier de Cappadoce, avec qui son tendre père partageait le pouvoir,
et peut-être était-ce pour la
Cappadoce non pas seulement un intérêt de famille, mais un
intérêt politique, qui lui commandait de favoriser le rétablissement de
Séleucos. Le jeune roi sera donc parti de la Cappadoce pour passer
dans la Séleucide.
La fondation de Callinicon montre qu'en 242 ses possessions
sur l'Euphrate s'étendaient déjà jusque-là et que Xanthippos était
entièrement coupé de ses communications avec l'Égypte ; sans aucun doute, la Cyrrhestique, la Chalcidique, la Piérie, la Séleucide,
s'étaient soulevées aussitôt en faveur du roi national ; Antioche se sera
également révoltée contre les Lagides, et Orthosia tenait toujours.
Nous possédons sur les événements ultérieurs une relation où
malheureusement le goût de la phraséologie vide de sens rend toute critique,
tout examen impossible. Justin dit : Après le départ
de Ptolémée, comme Séleucos équipait une grande flotte contre les villes qui
avaient fait défection, une tempête soudaine anéantit cette flotte, comme si
les dieux avaient voulu venger le meurtre d'Antiochos, et le roi ne put que
sauver sa vie. Mais les villes changèrent de sentiment et se déclarèrent pour
Séleucos ; il semble qu'elles aient été satisfaites par ce châtiment d'un roi
en haine duquel elles s'étaient ralliées à l'Égypte. Séleucos, joyeux de son
malheur, recommença la guerre contre Ptolémée ; mais, comme s'il devait être
le jouet de la fortune, il fut vaincu dans une bataille et s'enfuit à Antioche,
plus abandonné encore qu'après son naufrage. Il envoya des lettres à son
frère Antiochos pour implorer son secours, lui offrant comme prix de son
concours l'Asie-Mineure jusqu'au Taurus. Antiochos n'avait que quatorze ans,
mais il était déjà plein du désir de régner : il accepta les offres de
Séleucos, non par amour fraternel, mais par goût de rapine ; aussi reçut-il
le surnom de Hiérax, c'est-à-dire épervier. Alors Ptolémée, qui ne voulait
pas combattre les deux frères réunis, conclut avec Séleucos une paix de dix
années[32].
Comment s'orienter dans ce fatras ? Car, pour le dire à
l'avance, ce récit de Justin embrasse près de quatre années qui furent
remplies par les plus violentes agitations. Ce qui est sûr et peut nous servir
de base, c'est que, dans la 3e année de la CXXXIVe
Olympiade, c'est-à-dire en 252/1, par conséquent ou dans la
même année que la fondation de Callinicon, ou dans la première moitié de
l'année suivante, Damas et Orthosia furent débloquées par Séleucos[33]. Il est naturel
de penser que l'armistice de dix années, conséquemment aussi l'alliance des
deux frères et la défaite de Séleucos qui en fut l'occasion, eurent lieu plus
tard, c'est-à-dire après 251. Justin ne nous parle pas de cette délivrance
importante des deux forteresses ; il aurait dû la citer après le naufrage et
après le retour des villes qui avaient fait défection.
Mais quelles sont ces villes d'abord révoltées, puis
compatissantes ? D'où venait la flotte ? Peut-être Smyrne avait-elle envoyé
des vaisseaux, ainsi que les villes d'Ionie qui, en petit nombre, défendaient
encore leur liberté contre les Égyptiens, Lemnos, par exemple, qui était
dévouée à Séleucos[34] ; nous verrons
que Rhodes combattit heureusement pour la même cause[35] ; mais, plus
près encore, il y avait Laodicée sur la côte de Syrie et les autres villes
maritimes de cette région qui se déclarèrent certainement pour Séleucos, dès
qu'il fut arrivé. Arados reçut le privilège inestimable d'être un asile libre
pour les réfugiés politiques, précisément parce
qu'elle se déclara pour Séleucos II dans sa lutte contre Antiochos Hiérax[36].
Dans sa lutte contre- Antiochos ; c'est qu'en effet c'est
contre lui qu'est dirigée la guerre pour laquelle Séleucos équipe la flotte.
Essayons de suivre ici le cours de cette guerre entre les deux frères, autant
que nous le permettent les rares documents dont nous disposons. Les villes de
Cilicie sont celles qui se sont révoltées et qu'il faut reconquérir. Il y
avait justement dans cette région un grand nombre de cités nouvellement
fondées, et elles se rallièrent volontairement à Séleucos, sinon par pitié
pour sa destinée, du moins par une juste intelligence de la situation
politique[37].
Et Antiochos, à qui la
Cilicie avait été abandonnée par Ptolémée ? Sans aucun
doute, il s'était hâté de prendre pied dans l'intérieur de l'Asie-Mineure,
dès que son frère s'était dirigé vers la Séleucide, afin de faire triompher les
prétentions qu'il tenait de Ptolémée : lui et sa mère pouvaient compter en ce
pays sur des amis nombreux, et nous savons que le frère de Laodice,
Alexandre, qui commandait à Sardes, soutint Antiochos de tout son pouvoir[38]. Si Sardes, et
par suite la maîtresse place de l'Asie antérieure passait ainsi à Antiochos,
son frère aîné pouvait, malgré les succès qu'il avait remportés au delà du
Taurus, désespérer de se maintenir pour le moment en deçà de la chaîne ; il
était plus important d'assurer le plus possible du côté de la terre la Cilicie, qu'il avait
déjà reprise. C'est ici que se place une information d'après laquelle
Séleucos aurait marié sa seconde sœur (l'autre
avait déjà épousé le corégent de Cappadoce) à Mithradate de Pont, en
lui donnant en dot la Grande-Phrygie[39]. Séleucos devait
avant tout s'efforcer de profiter des heureux succès qu'il avait obtenus en
Syrie pour rétablir sa puissance au delà de l'Euphrate. Nous ne pouvons plus,
il est vrai, reconnaître les motifs qui déterminèrent le roi d'Égypte à ne
rien faire, à ne rien empêcher, et à laisser Xanthippos succomber tout à
fait. Mais tous ces événements sont attestés par le soi-disant prophète
Daniel, qui, écrivant près de soixante-dix ans plus tard, a certainement
reproduit avec exactitude les faits accomplis alors. Après avoir dit que
Ptolémée était revenu de son expédition de Syrie, il ajoute : et pendant des années, il reste éloigné du roi du Nord[40].
Si Séleucos n'avait rien de sérieux à craindre de
l'Égypte, s'il se sentait affermi par la possession des contrées qu'il venait
de reconquérir depuis le Taurus jusqu'au delà du Tigre, il pouvait
entreprendre une autre tâche, celle de reprendre à son frère les pays de
l'Asie-Mineure que celui-ci lui avait enlevés ; il était sûr d'ailleurs de la
sympathie des villes de l'Asie. Antiochos enrôla des mercenaires gaulois,
mais il perdit en Lydie une première, puis une seconde bataille contre son
frère. Il ne garda que Sardes ; le reste du pays, y compris la plus grande
partie des villes du littoral, échut au vainqueur ; Éphèse conserva sa
garnison égyptienne[41]. On peut croire
que Mithradate de Pont commença à craindre pour la dot de sa femme ; il
pouvait espérer maintenant, en soutenant Antiochos qui n'avait presque plus de
ressources, obtenir plus sûrement de lui la possession d'un pays qu'il avait
dû lui arracher, à lui et aux Galates. Il prit donc les armes ; la principale
partie de son armée se composait de Galates. Séleucos le rencontra à Ancyre
et en vint aux mains avec lui. Ce dut être une terrible bataille : 20.000
hommes, dit-on, tombèrent du côté de Séleucos ; on crut même qu'il était mort
: sa fidèle Mysta tomba entre les mains des Barbares ; elle n'eut que le
temps de se dépouiller de sa parure, et fut vendue comme esclave avec les
autres captives. A Rhodes, où elle fut vendue, elle fit connaître sa
condition, et on l'envoya à Antioche avec toute sorte d'honneurs[42]. Le jeune
Antiochos Hiérax avait lui-même pris le deuil à la nouvelle de la mort de son
frère et s'était renfermé dans son palais pour le pleurer : mais bientôt il
apprit que Séleucos était sauvé, qu'il était arrivé heureusement en Cilicie[43] et qu'il levait
une nouvelle armée : il offrit aux dieux des sacrifices pour leur témoigner
sa reconnaissance et ordonna aux villes de célébrer par des fêtes joyeuses le
salut de son frère[44]. C'étaient les
Galates qui avaient gagné cette grande bataille. On dit, et la chose est
parfaitement croyable, qu'ils se tournèrent dès lors contre Antiochos ; ils
trouvaient leur avantage à détruire l'ordre qui avait été si péniblement
établi en Asie ; dès qu'il n'y avait pas de prince puissant, ils pouvaient
continuer impunément leurs anciens brigandages. Ils commencèrent donc à
ravager de nouveau la contrée, et Antiochos ne put se défendre contre eux
qu'en leur payant tribut[45].
Après un tel résultat, Séleucos dut évidemment abandonner
l'Asie-Mineure. On lit dans le prophète Daniel : L'Égypte
s'éloignera pendant des années du roi du Nord ; celui-ci marche contre
l'empire du roi du Sud, mais il revient dans son pays. Après la perte
de l'Asie-Mineure, Séleucos, à ce qu'il semble, se tourna le plus tôt
possible vers le sud, peut-être pour se servir de Damas et d'Orthosia dans
une invasion qu'il méditait contre l'empire des Lagides. Je n'ose pas placer
ici le refus de tribut que fit le grand-prêtre Onias[46] ; mais cette
défaite décisive, à la suite de laquelle Séleucos s'enfuit de nouveau à
Antioche, plus abandonné qu'après le naufrage de sa
flotte, fait évidemment partie des événements de cette guerre. Le
moment était venu où il devait nouer des négociations avec son frère ; s'il
ne parvenait pas à le gagner maintenant, tout ce qu'il avait conquis avec
tant de peine était perdu sans retour. Il lui céda toute l'Asie-Mineure
jusqu'au Taurus. De son côté, Antiochos n'avait pas moins de motifs de
désirer une réconciliation qui pouvait seule lui assurer un règne tranquille
: le roi de Pergame avait déjà commencé à l'attaquer avec des forces toutes
fraîches qui lui avaient valu des succès considérables ; Antiochos, épuisé
par une longue guerre, par la solde et le tribut qu'il payait aux Galates, ne
pouvait tenir longtemps la campagne contre le roi de Pergame qui possédait de
riches trésors : il était donc disposé à la paix[47]. Cette réconciliation
des deux frères, dont la querelle avait déterminé dans les premières années
la politique de la péninsule, eut naturellement pour conséquence un
apaisement plus ou moins marqué dans les villes et les royaumes
d'Asie-Mineure. On ne peut plus reconnaître quelles en furent les conditions
particulières[48]
; on ne voit clairement qu'un seul fait, c'est que les Galates continuent
avec autant de violence que jamais les incursions et les pillages qu'ils
avaient recommencés depuis la guerre des deux frères.
La fin de cette guerre ne laissa pas l'Égypte
indifférente. La politique de la dynastie avait eu longtemps pour but la
destruction de la puissance des Séleucides ; nous verrons qu'en d'autres
endroits des révoltes éclatèrent contre la domination égyptienne ; depuis que
Séleucos avait entrepris avec une heureuse énergie de rétablir l'empire de
Syrie, l'Égypte ne pouvait espérer de mettre obstacle à cette puissance
régénérée qu'en opposant, comme auparavant, le cadet à l'aîné. Mais cette
politique ne pouvait ni être populaire, ni assurer la possibilité de
combinaisons durables, puisqu'elle était fondée sur un antagonisme contre
nature entre les intérêts de deux frères. Il ne restait donc au roi d'Égypte,
après la réconciliation des deux frères, qu'à conclure pour dix ans la paix
dont nous avons parlé et dans laquelle il dut naturellement se réserver la
possession des places et provinces séleucides qui étaient encore en son
pouvoir, la Pamphylie,
la Lycie, les
pays de Thrace, peut-être l'Hellespont et une partie des villes ioniennes[49]. La Carie, à ce qu'il semble,
resta également à l'Égypte, mais Stratonicée échut aux Rhodiens pour des
motifs que nous apprécierons ultérieurement ; avant tout, Séleucie à
l'embouchure de l'Oronte restait au Lagide, comme un signe de sa supériorité
sur les Séleucides[50].
Au moins, le royaume de Syrie proprement dit gagnait à cette
paix, qui dut être conclue vers 239[51], du repos pour
quelque temps, et l'infatigable Séleucos put entreprendre une expédition dans
l'Est, sinon pour rendre au royaume toute son étendue, du moins pour
reconquérir les contrées les plus proches et les plus importantes de l'Iran.
Qui peut envisager sans sympathie ces deux frères et leur
destinée ? Une fatale politique les a jetés, l'un à peine adolescent, l'autre
encore enfant, dans les bras d'un parti qui commet les crimes les plus
atroces le meurtre qui doit leur conserver le trône détruit toutes leurs
espérances ; à peine l'aîné, luttant contre la fortune, lui a-t-il arraché
ses premiers succès que son frère devient son ennemi, sa mère se ligue avec
son frère, et cette mère voit son père s'armer contre elle, son frère
combattre un autre de ses frères : on dirait que les sanglantes représailles
de cette reine vindicative ont mis la famille royale en délire. Et pourtant,
le jeune Antiochos prend le deuil du frère qu'il a vaincu et qu'il croit
mort. Mais la mauvaise fortune ne cesse de les poursuivre l'un et l'autre ;
on dirait que la constitution de cet empire qu'ont fondé leurs aïeux en dépit
de la nature trouve son expression dans cette querelle toujours renaissante.
Du moins. ils conservent, dans ces luttes continuelles que sait leur créer la
perfidie de la politique égyptienne, la noblesse de leur caractère ; ils
cherchent à agir aussi honorablement que possible dans les fausses situations
où les a jetés leur destin ; ce sont des natures douées de force et pour
ainsi dire d'élasticité, pleine de l'infatigable et virile énergie qui
distinguait leurs ancêtres. Et c'est ainsi qu'ils apparaissent — si l'on nous
permet, à défaut de textes, de nous servir au moins de ces témoignages — sur
les monnaies qui nous ont transmis leur image : leur visage est noble et
grave ; celui du cadet, plus hardi, celui de l'aîné, plus réfléchi ; mais
tous deux ont un trait commun qui les rapproche et montre qu'ils sont frères
: la générosité de la jeunesse.
Tout autre est le portrait de Ptolémée Évergète : il a le
front développé et méditatif des Lagides, les sourcils relevés ; mais dans
les traits de ce visage plein et charnu s'exprime un certain effort ; on
croit y reconnaître une énergie qui peut mollir. On a conservé une anecdote
qui semble caractériser ce Ptolémée : il jouait aux dés et se faisait lire la
liste des criminels qu'il devait condamner à la peine capitale ; mais
Bérénice, sa femme, entra, prit la liste des mains du lecteur et ne souffrit
pas que le roi prononçât d'autres arrêts. Ptolémée s'estima heureux de
l'opposition sensée de Bérénice, et depuis il ne prononça plus de condamnation
à mort en jouant aux dés[52]. Il se montra
des plus gracieux pour l'astronome Conon, quand celui-ci vint annoncer que la
chevelure de la jeune reine, qui avait été consacrée dans le temple d'Arsinoé
au Zéphyrion en reconnaissance des grandes victoires d'Asie et qui avait
disparu ensuite, avait été transportée parmi les étoiles. Il est vrai qu'en
même temps il accordait une pension de 12 talents à Panarétos, non parce
qu'il avait été le disciple du philosophe Arcésilas, mais parce qu'il avait
la taille d'un nain parfait[53].
Mais laissons de côté ces notices personnelles, d'ailleurs
fort sommaires, qui avaient autrefois, il est vrai, une plus grande influence
sur le cours des événements, lorsque les monarchies dépendaient exclusivement
de la volonté et du caractère de ceux qui détenaient le pouvoir. Rappelons-nous
qu'à la même époque un nouvel esprit de liberté commençait à se développer en
Grèce, et même à y prendre une forme. Les villes d'Ionie, elles aussi,
avaient reconquis une autonomie qui leur avait longtemps manqué ; la conquête
égyptienne en interrompit de nouveau la tradition chez la plupart d'entre
elles. Mais le besoin de liberté et de légalité constituée sur de nouvelles
bases, ce qu'on appellerait aujourd'hui le libéralisme, s'était éveillé ; il
grandissait avec la culture des esprits, et il ne cessait, enseigné et
célébré dans la mère-patrie, de pénétrer dans les villes grecques les plus
lointaines. Ainsi à Cyrène. Un renseignement succinct nous met une fois de
plus sur la trace de grands événements. On rapporte qu'Ecdémos et Démophane,
ces nobles citoyens de Mégalopolis, ces amis d'Arcésilas, délivrèrent leur
patrie et contribuèrent à la liberté de Sicyone ; qu'ils furent appelés par
les Cyrénéens, dont la ville était déchirée par des troubles intérieurs, et
qu'ils réglèrent la constitution de la ville, la gouvernèrent habilement et
défendirent sa liberté[54]. Vers 237, ils étaient
rentrés dans leur patrie arcadienne. Mais la Pentapole précisément
n'était-elle pas l'héritage.de Bérénice ? Le mariage de cette princesse
n'avait-il pas rendu Cyrène en 217 au royaume d'Égypte ? D'où venaient donc
ces dissensions intestines, et pourquoi cette liberté ? Si Ptolémée, vers 211
ou 213, revint en toute hâte d'Asie en Égypte pour étouffer une révolte qui
avait éclaté dans ses propres États, alors qu'il n'y avait en Égypte ni
prétexte ni occasion de s'insurger contre le gouvernement établi des Lagides,
il n'y a guère que Cyrène qui ait pu se soulever et alarmer Ptolémée. Les
Grecs de la
Cyrénaïque, riches, audacieux, maîtres de grandes
ressources, fiers de l'originalité bien caractérisée de leurs mœurs et de
leur culture, n'avaient pas consenti si facilement à dépendre encore de
l'Égypte ; peu d'années auparavant, ils avaient combattu contre elle de
concert avec le Macédonien Démétrios, et, s'il y avait à la cour d'Alexandrie
quelques-uns de ces hommes distingués dont la Pentapole avait
produit un si grand nombre, néanmoins les villes de la région entretenaient
des relations avec Athènes et s'imprégnaient des tendances élevées qu'y avait
répandues la philosophie. C'est là que vivait leur compatriote Lacyde, ami,
comme les Mégalopolitains Ecdémos et Démophane, d'Arcésilas, dont il devint
le successeur à l'Académie. C'est dans ce cercle de relations qu'il faut
s'imaginer la révolte de Cyrène. Il semble hors de doute que les autres
villes de la Pentapole
s'y associèrent ; seule, la foule énorme de Juifs qui était venue se fixer
depuis le premier Lagide dans ces contrées et y jouissait de l'égalité des
droits[55] put rester
attachée à la cause de la royauté. Les motifs de discordes intérieures ne
manquaient pas. Une des épigrammes de Callimaque représente un guerrier qui
consacre à Sarapis son arc et son carquois : mais,
dit le poète, ce sont les Hespérites qui ont les
flèches[56]
; or la ville des Hespérites sur le bord de la Syrie porta depuis lors le
nom de Bérénice[57].
Cyrène semble donc, à en juger par tout ce qu'y firent les deux citoyens de
Mégalopolis, avoir tenu tête au Lagide.
L'époque de Démétrios de Macédoine avait montré à quel
point il était important pour l'Égypte d'avoir sous sa domination la Cyrénaïque.
Lorsque Ptolémée Évergète courut ramener à l'obéissance le
pays soulevé, la situation était-elle si dangereuse qu'il dût redouter de
voir l'influence ennemie, surtout celle des Macédoniens, s'établir dans cette
contrée, et faisait-il d'autant plus de diligence pour assurer les
prétentions de l'Égypte ? L'analogie des luttes antérieures entre la Syrie et l'Égypte nous
fait supposer qu'Antigone, déjà vieux, ne vit pas avec indifférence le cours
que prenaient les événements en Orient. La destruction, momentanément
complète, de la puissance des Séleucides devait d'autant plus l'alarmer que
les Égyptiens occupaient aussi la côte de Thrace ; comment pouvait-il
demeurer tranquille alors que les Lagides, dont la prépondérance était déjà
si menaçante, s'établissaient tout près de la frontière macédonienne ? La Macédoine ne
devait-elle pas chercher à empêcher par tous les moyens cet établissement des
Égyptiens ? Aussi peut-on croire que l'occupation de la Thrace n'eut lieu que
lorsque la résistance tentée par la Macédoine eut été vaincue[58].
Il faut peut-être insérer ici un renseignement absolument
isolé et dont le sens incertain ne permet pas de savoir autre chose, sinon
qu'il y est question d'une bataille navale qui fut décisive et se livra près
d'Andros[59].
Dès l'année 244, nous verrons Antigone engagé de nouveau dans les affaires de
Grèce, et l'on devine à son attitude que sa puissance a dû subir un grave
échec. Cependant, depuis vingt ans, depuis la victoire de Cos, la flotte
macédonienne était l'égale de la flotte égyptienne, au moins dans la mer Égée
; la défaite d'Andros dut lui porter un coup terrible, en même temps qu'elle
donnait à l'Égypte la domination de la mer Égée et rendait possible cette
occupation de la Thrace
et de l'Hellespont dont parle l'inscription d'Adule. D'ailleurs, pour que la Macédoine ne
pût employer tous ses efforts à rétablir sa puissance navale et à continuer
sa lutte avec l'Égypte, le cabinet d'Alexandrie lui créait en Grèce de telles
complications que bientôt Antigone se vit attaqué au point le plus vulnérable
de sa puissance ; je rappelle ici par anticipation que Corinthe, la clef du
Péloponnèse, fut prise en 243 par les Achéens.
A la même époque où Ptolémée Évergète avait détruit
l'empire des Séleucides et pouvait disposer à sa guise de l'Asie, il avait
donc en même temps abattu la rivalité de la Macédoine ; et
quoique l'Égypte montrât, par les mesures qu'elle prenait en Asie, qu'elle
n'avait nullement l'intention d'établir une monarchie universelle, elle avait
néanmoins conquis une suprématie qui, après la ruine d'une des deux grandes
puissances et l'affaiblissement de l'autre, semblait devoir dominer
entièrement la politique hellénique. Il est vrai, les petits États de l'Asie
et de l'Europe avaient gagné diversement à ces défaites des grandes
puissances, dont le voisinage les avait jusque-là contenus ou gênés, et
l'avantage momentané qu'ils avaient acquis pouvait dissimuler provisoirement
le danger que faisait courir à tous la suprématie écrasante de l'Égypte.
Mais, s'il y avait des États menacés de perdre une indépendance politique
fondée jusqu'alors sur la rivalité des grandes puissances, ne devaient-ils
pas se soulever de toute leur énergie contre la prépondérance égyptienne et
mettre tout en œuvre pour ne pas laisser la Macédoine
succomber et pour aider Séleucos dans les tentatives qu'il faisait alors pour
relever son empire ? Et il y avait beaucoup de ces petits États : nous avons
déjà vu que Smyrne, quoique entourée de grands et nombreux dangers, selon les
propres termes d'un décret rendu par cette ville, était fidèle à la cause de
Séleucos, de même qu'Héraclée du Pont et Byzance ; les îles libres de Chios
et de Lesbos avaient pareillement toute sorte de motifs pour se déclarer en
faveur de Séleucos ; même l'ancienne clérouchie attique de Lemnos a dû ne pas
se contenter d'honorer Séleucos en rendant hommage à ses ancêtres. Mais la
ville qui se mêla de la façon la plus active aux événements fut Rhodes. Son
commerce incroyablement riche dépendait absolument de la liberté de l'île et
de la neutralité qu'elle avait constamment observée ; si l'Égypte faisait
prévaloir sa suprématie exclusive dans les eaux de l'Orient, Rhodes ne
pourrait plus à la longue conserver son importance commerciale. Le tact
politique qui distingue plus tard comme auparavant cet État si bien équilibré
nous autorise à supposer a priori que non seulement Rhodes fit ce
qu'exigeaient les circonstances, mais qu'elle chercha à rallier aux mesures
prises dans l'intérêt général les cités dont la situation était semblable à
la sienne.
Sans doute, il n'y a à peu près rien de tout cela dans les
débris de la tradition historique. Nous ne savons pas comment et dans quelle
mesure tous ces États se soulevèrent en faveur de Séleucos, et s'ils prirent
part à cet armement naval que détruisit la tempête. Une seule indication
égarée, qui s'applique d'une façon surprenante à la situation telle que nous
l'avons retracée par voie de conjecture, confirme la justesse des
suppositions que nous avons osé faire. On rapporte que les Rhodiens, dans la
guerre contre Ptolémée, étaient dans le voisinage d'Éphèse ; l'amiral du roi,
Chrémonide, sortit à leur rencontre en ordre de bataille, mais le Rhodien
Agathostrate, dès qu'il vit l'ennemi, fit rentrer ses vaisseaux, puis les
ramena de nouveau en pleine mer. L'ennemi crut qu'il refusait la bataille et
revint dans le port en chantant le péan de victoire ; mais, lorsque les
Égyptiens eurent débarqué et se furent dispersés, le Rhodien arriva, surprit
les vaisseaux et remporta une victoire complète[60]. C'est ce même
Chrémonide qui, vingt ans plus tôt, avait été à la tête du mémorable
soulèvement d'Athènes et qui, après la chute de sa patrie, s'était enfui à
Alexandrie. Quand Télès[61], dans son livre sur
l'Exil, écrit peu d'années après cette guerre de Rhodes, veut prouver que
la perte de la patrie est souvent le début d'une plus brillante fortune, il
cite comme preuve Glaucos et Chrémonide : Ne
sont-ils pas les conseillers et l'appui du roi Ptolémée ? Et dernièrement
Chrémonide n'a-t-il pas été envoyé avec une grande escadre et une somme
d'argent considérable, dont il pouvait faire l'emploi qu'il jugerait à propos
? Télès ne dit pas que Chrémonide essuya cette défaite à Éphèse, mais
il ne dit pas non plus qu'il remporta la victoire d'Andros, et pourtant il
aurait dû en faire mention expresse à l'appui de sa thèse ; on voit cependant
que de grandes sommes d'argent avaient été données à Chrémonide et qu'il en
avait le libre emploi, sans doute pour faciliter l'occupation des pays où il
devait mettre garnison, et ce fut peut-être lui qui eut mission de prendre
possession de la côte de Thrace, lorsque la puissance navale de la Macédoine,
détruite à la bataille d'Andros, n'offrit plus d'obstacle à la flotte
égyptienne victorieuse.
Quels qu'aient été les incidents de la guerre maritime où
les Rhodiens remportèrent cet avantage, elle dut avoir lieu en même temps que
le soulèvement de Cyrène et que les progrès rapides faits par Séleucos en
Syrie. Le roi Ptolémée dut se convaincre qu'il ne pouvait garder cette
suprématie exclusive qu'il pensait un moment avoir conquise ; et d'ailleurs
la réconciliation des deux frères Séleucides venait de cimenter une
opposition à laquelle l'Égypte pouvait ne pas se croire en état de tenir
tête. On ne sait si Rhodes joua, comme elle le fit souvent plus tard, le rôle
de médiatrice ; mais les services que cet État avait rendus aux Séleucides
étaient assez grands pour qu'il obtint en récompense la cession de
Stratonicée en Carie[62]. Les possessions
continentales de la république de Rhodes embrassèrent donc la côte depuis
Caunos jusqu'au golfe Céramique ; les deux villes de Caunos et de Stratonicée
seules payaient un impôt annuel de 120 talents. Grâce à cet agrandissement
extérieur, grâce surtout à l'importance politique que lui avait donnée son
intervention dans la guerre, Rhodes dut acquérir une influence qui s'étendit
au delà du cercle immédiat de ses propres relations et qui lui assura une
place dans le système général des États hellénistiques.
Comme Rhodes, le petit État de Pergame, qui s'était élevé
par la politique prévoyante de ses princes non moins que par les trésors
considérables qu'ils possédaient, avait commencé à se mêler à la politique
générale. Eumène, et après lui, dès 244, le fils de son frère, Attale[63], se tournèrent
après la bataille d'Ancyre surtout contre Antiochos ; ils prirent ainsi
décidément parti contre l'Égypte et jetèrent alors les bases d'une situation
politique qui accrut avec une extrême rapidité l'importance de leur rôle ; en
peu d'années, Attale trouva l'occasion de conquérir le diadème qui faisait
l'objet de toute son ambition[64].
Rhodes et Pergame n'étaient pas les seuls petits États qui
profitèrent des luttes difficiles des grandes puissances pour devenir
indépendants et accroître leur territoire ; on s'en apercevra à l'attitude
que vont prendre très prochainement un certain nombre d'entre eux.
D'ailleurs, on peut observer cette même évolution sur plusieurs points du
pays hellénique, et les événements qui se sont passés dans cette région jettent
quelque lumière sur la suite des faits qui se produisaient simultanément en
Orient.
Ce fut surtout la
Ligue achéenne qui, pendant les complications politiques de
la grande guerre, commença à grandir. L'accession de Sicyone et l'alliance
d'Aratos avec l'Égypte avaient marqué aux Achéens le rôle qu'ils devaient
jouer ; ce fut Aratos qui tourna vers l'extérieur l'activité de la Ligue, non sans trouver
quelque résistance peut-être chez les confédérés, qui n'avaient songé
jusque-là qu'à leur repos intérieur et à leur indépendance. Il était devenu,
même avant qu'on lui eût confié la première stratégie, l'âme de la
confédération ; on le voit par les efforts que fit Antigone pour le gagner ou
du moins pour troubler ses relations avec l'Égypte. Durant un séjour qu'il
fit à Corinthe et où il offrit des sacrifices aux dieux, Antigone envoya à
Aratos des présents solennels et s'exprima durant le repas en termes si
élogieux sur le jeune héros de Sicyone que la cour d'Alexandrie, qui sut ces
propos du roi, fit demander en toute hâte à Sicyone des informations[65]. Aratos n'avait
pas encore atteint l'âge légal de trente ans pour prendre part aux
délibérations ; il fut néanmoins, dans l'assemblée tenue au printemps de 245,
élu stratège : c'était une preuve qu'il y avait dans la situation quelque
chose qui exigeait qu'Aratos fût revêtu de la suprême dignité pour l'année
suivante. On peut croire que la politique égyptienne, à laquelle s'était
rallié Aratos, eut sur cette élection une influence décisive. La première
année de la grande guerre syrienne était écoulée ; Séleucos avait été
repoussé de la région située au delà du Taurus ; sans aucun doute, la Macédoine
s'empressait de prendre part à la lutte en faveur dès Séleucides ; l'Égypte
devait exciter en Grèce des troubles aussi sérieux que possible.
Avant tout, il importait de posséder Corinthe. Déjà Aratos
songeait à une attaque lorsque Alexandre de Corinthe trahit de nouveau la
cause de son oncle et s'allia à la confédération[66]. Si l'on admet
que la bataille navale d'Andros eut lieu dans cette même année 245, elle
coupait aux Macédoniens leurs communications par mer avec les points qui leur
étaient encore dévoués à l'est du Péloponnèse. Et déjà la Ligue se propageait an
dehors. Les Béotiens avaient été attaqués en pleine paix par les Étoliens,
qui venaient piller leur territoire[67] ; l'occasion
parut très favorable aux Achéens pour tirer vengeance des incursions
précédentes des Étoliens et pour prendre pied en même temps au delà de
l'isthme. La Ligue
fit alliance avec les Béotiens. Aratos courut au delà du golfe ravager les
campagnes de Calydon et d'Amphissa, puis, avec 10.000 hommes, il vint se
joindre aux Béotiens ; mais ceux-ci n'avaient pas attendu son arrivée ; ils
s'étaient fait battre complètement à Chéronée. Leur général Amæocritos et
mille d'entre eux étaient restés sur le champ de bataille ; leur puissance
était complètement brisée : ils durent entrer dans la confédération de leurs
vainqueurs[68].
Ainsi le premier plan d'invasion hardie conçu par Aratos
avait échoué ; son attaque même avait rapproché et uni les Macédoniens et les
Étoliens jusque-là opposés les uns aux autres. Ce fut pour Antigone un
soulagement considérable ; il avait d'autant plus besoin des Étoliens que
l'Égypte avait remporté en Asie de grandes victoires et menaçait d'occuper la Thrace : d'ailleurs,
quoique les Achéens fussent pour le moment tenus à l'écart de la Béotie, ils
gardaient une attitude extrêmement menaçante pour lui tant qu'ils auraient
pour allié Alexandre de Corinthe. Les principes que représentait la Ligue avaient
incontestablement la plus grande popularité, et leur influence devait causer
les plus vives alarmes à la (politique macédonienne en un moment où les
Lagides avaient déjà remporté à la guerre des avantages si marqués. Antigone
devait donc, à tout prix, s'emparer de Corinthe ; c'était le seul moyen de
sauver encore dans le Péloponnèse un reste de l'influence macédonienne et
d'arrêter au delà de l'isthme les progrès des Achéens, et par suite de
l'Égypte.
Alexandre venait justement de mourir, empoisonné par
Antigone, à ce que l'on dit, ajoute le
biographe d'Aratos, qui s'est surtout servi des Mémoires de ce
dernier. Sa veuve Nicæa devint maîtresse de la ville ; elle résidait dans la
citadelle, qui était soigneusement gardée. D'après le récit singulier que
nous possédons[69],
on ne peut guère admettre que les faits suivants : des négociations avaient
été nouées avec Nicæa en vue d'un prochain mariage avec l'héritier du trône
de Macédoine — on devait d'autant plus songer à cette alliance que Démétrios
n'avait pas eu d'enfants de son épouse syrienne, ou du moins qu'elle ne lui
avait donné qu'une fille[70] — et la première
condition du mariage était naturellement l'occupation de Corinthe par une
garnison macédonienne. En réalité, Antigone reconquit l'Acrocorinthe sans
qu'il y eût là une trahison inouïe. Son neveu
Alexandre l'avait lui-même trahi deux fois ; comment aurait-il concédé à la
veuve d'Alexandre un droit de possession qui pouvait évidemment donner
l'occasion au Lagide de prendre pied dans l'endroit le plus important du
Péloponnèse, en même temps qu'il pesait déjà de toute son influence sur
l'Achaïe et, comme nous le verrons, sur la Laconie ?
La prise de Corinthe donna à l'influence macédonienne un
nouveau point d'appui dans le Péloponnèse, et affermit du même coup la
tyrannie à Argos, à Phlionte, à Hermione, etc. C'est précisément à cette même
époque que Lydiade, à ce qu'il semble, usurpa l'autorité suprême à
Mégalopolis. C'était un jeune homme aux sentiments élevés, avide de renommée,
entièrement convaincu que le temps était venu d'établir le pouvoir d'un seul
et qu'il n'y avait pas de plus noble tache[71]. Antigone
s'était peut-être entretenu avec lui. Il comprenait la mission de la tyrannie
comme Lydiade ; elle ne devait pas être une domination sanguinaire et fondée sur
la violence ; ce devait être une garantie de l'ordre, affermie par une solide
concentration des pouvoirs, et qui paraissait d'autant plus nécessaire au roi
de Macédoine que cet appel à la liberté démocratique, partant, à ce qu'il semblait,
d'un petit nombre de rêveurs ou d'égoïstes, n'avait fait jusqu'alors que
provoquer dans l'intérieur des villes le trouble et le désordre, et les
oscillations les plus dangereuses en fait de politique extérieure. Les
maximes d'Antigone, quoi qu'on en ait dit, étaient si peu celles d'un despote
capricieux, qu'elles trouvaient leur point d'appui dans ce mouvement
intellectuel qui entraînait cette génération, aussi bien que les efforts du
parti contraire : l'école stoïcienne avait développé les idées qu'Antigone,
et vingt ans plus tard le noble Cléomène à Sparte, devaient tenter de
réaliser dans l'ordre politique. N'est-ce pas un fait significatif que le roi
ait confié le commandement de l'Acrocorinthe à Persæos, l'ami de Zénon, un
stoïcien des plus austères[72] ?
Au printemps de 243, Aratos fut, pour la deuxième fois,
élu stratège de la
Ligue. L'influence macédonienne, énergiquement rétablie
dans le Péloponnèse, devait inquiéter la confédération ; on avait à craindre
les Étoliens, qui chercheraient à se venger de l'invasion de Calydon et
d'Amphissa et qui venaient de pénétrer jusqu'aux frontières de la
confédération : on était menacé des dangers les plus terribles, si l'isthme
restait au pouvoir de l'adversaire.
Aratos tourna donc tous ses efforts vers la délivrance de
Corinthe. Le hasard lui offrit une occasion favorable. Il y avait à Corinthe
quatre frères originaires de Syrie, dont l'un, Diodès, faisait partie comme
mercenaire de la garnison. Les trois autres avaient volé le trésor royal et
étaient venus à Sicyone troquer leur larcin. L'un d'eux, Erginos, y resta et
raconta une fois au changeur, qu'Aratos connaissait, qu'il existait un chemin
secret menant à un endroit de la forteresse où la muraille était basse.
Aratos en fut aussitôt instruit dans le plus grand secret ; il promit 60
talents au Syrien et à ses frères s'il réussissait à entrer dans la
forteresse, et, comme Erginos exigeait que l'argent fût déposé à l'avance
chez le changeur, le stratège, qui ne voulait pas exciter les soupçons en
faisant un emprunt, donna comme gage sa propre vaisselle avec les bijoux de
sa femme. Erginos revint donc à Corinthe pour concerter avec Dioclès les
mesures nécessaires. Tout était convenu et préparé : Aratos avait choisi 400
Achéens qui tenteraient avec lui l'attaque pendant la nuit ; quelques-uns
d'entre eux seulement savaient le but de l'entreprise ; les autres avaient
reçu l'ordre de rester toute la nuit sous les armes. Il partit donc et se
dirigea vers l'ouest de la ville. On était au milieu de l'été ; la lune brillait
au ciel ; le brouillard qui s'élevait de la mer dérobait aux sentinelles
l'approche de la troupe. Erginos était à l'endroit convenu ; il s'avança vers
la porte avec sept Achéens déguisés en voyageurs ; les sentinelles furent
massacrées, le corps de garde emporté ; dans le même temps, Aratos escaladait
le mur au point qui lui avait été désigné ; suivi d'Erginos et de cent
Achéens, il montait vers l'acropole ; les autres devaient entrer par la porte
et le suivre aussi rapidement que possible. Aratos poursuivait sa marche dans
le plus grand silence, mais une ronde de nuit passa avec des torches ; on la
laissa approcher, puis on se jeta sur elle ; elle était composée de quatre
hommes ; l'un d'eux, blessé à la tête, parvint à s'enfuir et cria : les ennemis ! les ennemis !. En très peu de temps, la
trompette d'alarme retentit en bas dans la ville et en haut dans la
forteresse ; ici et là, c'étaient des torches, des appels des sentinelles, un
bruit toujours grandissant. Aratos, qui gravissait le sentier escarpé et
tortueux, n'avait pas encore atteint la citadelle ; les trois cents hommes
d'arrière-garde avaient bien franchi la porte, mais, au milieu de ces rues
étroites, de ces sentiers aux détours capricieux, ils ne purent se trouver à
temps au haut de l'acropole ; ils se cachèrent dans l'ombre d'un rocher qui
surplombait et formait saillie. Déjà Archélaos arrivait de la ville basse
avec les troupes royales pour fondre sur les derrières de la petite troupe
d'Aratos. Mais celui-ci avait enfin atteint la citadelle et commençait
l'attaque en poussant de grands cris, et, comme Archélaos passait devant le
rocher où s'était caché le reste de la troupe, il fut soudainement assailli ;
ceux qui marchaient en avant furent tués, les autres poursuivis et dispersés.
Les trois cents venaient de se rallier quand arriva Erginos, envoyé par
Aratos ; il devait les conduire au plus vite au haut de l'acropole ; ils le
suivirent en jetant des cris d'allégresse que répétait l'écho de la montagne
et auxquels répondaient les cris des combattants. La garnison de la
forteresse crut voir devant elle des forces imposantes auxquelles il était
impossible de résister ; elle ne résista plus que pour la forme : aux
premiers rayons du soleil, la citadelle était conquise. Cependant l'armée de
Sicyone était arrivée ; les bourgeois lui avaient ouvert les portes : les
troupes royales étaient prisonnières. Alors la foule se porta vers le
théâtre, pour voir son libérateur et savoir ce qu'on allait faire. Aratos
vint, accompagné de ses Achéens ; il s'avança sur le devant de la scène, tout
armé comme il était encore ; il fut accueilli avec une joie infinie, mais
lui, pâle, épuisé, appuyé sur sa pique, restait là comme affaissé ; enfin,
lorsque les applaudissements et les cris de joie eurent cessé, il rassembla
toutes ses forces et commença à parler. Quelle douceur devait avoir le mot de
liberté pour ces Corinthiens qui depuis un siècle n'étaient plus libres !
Aratos rendit au peuple les clefs de la forteresse, qui depuis le temps de
Philippe et d'Alexandre avaient appartenu à un maître étranger ; il se borna
à exprimer le vœu que les citoyens de Corinthe, eux aussi, voulussent bien
devenir Achéens. C'est ainsi que Corinthe entra dans la confédération.
Après la ville, le port du Lécha on fut pris immédiatement
; vingt-cinq vaisseaux du roi qui s'y trouvaient allèrent grossir la flotte
de la Ligue ;
les quatre cents mercenaires syriens, faits prisonniers, furent vendus comme
esclaves. Persæos s'était enfui de l'acropole à Cenchrées ; Archélaos fut
relâché sans rançon ; un autre chef, qui ne voulait pas abandonner son poste,
fut pris et exécuté. Une garnison achéenne occupa dès lors l'Acrocorinthe[73].
La délivrance de Corinthe dut produire sur le n'ornent une
impression indescriptible. Quelle importance la Ligue acquérait par là !
La clef du Péloponnèse était maintenant dans les mains des libres confédérés
; les Étoliens voyaient le chemin de la péninsule fermé à leurs incursions ;
la cause de la liberté et du régime démocratique faisait les plus brillants
progrès. Mégare se détacha aussitôt d'Antigone et se rallia à la Ligue ; de même Trœzène,
de même Épidaure. Déjà on tentait une surprise sur Salamine, qui
n'appartenait plus à l'Attique, et une expédition contre l'Attique même : les
prisonniers athéniens furent relâchés sans rançon ; on espérait que l'amour
de la liberté se réveillerait à Athènes, de même qu'à Argos, qu'on essayait
alors de surprendre[74]. On se croyait
pleinement autorisé à combattre les tyrans et la domination étrangère en
Grèce par tous les moyens, y compris la ruse et la violence. Cet enthousiasme
de la Ligue
pour sa mission, si elle le ressentait réellement, devait la rendre
irrésistible.
N'est-il pas singulier de la voir dirigée par Aratos ?
Celui-là n'était pas sorti cependant du mouvement qui avait saisi tous les
esprits en Grèce : il s'était formé à la palestre ; il avait vécu dans une
riche maison qui comptait des rois parmi ses hôtes ; sa haine des tyrans
venait, non pas de l'enthousiasme pour la liberté, mais des douloureux
souvenirs de sa jeunesse traquée, de la 'position influente qu'il aurait dû
avoir dans sa patrie et qui lui avait été enlevée, de la situation singulière
que lui avaient faite des circonstances inattendues ; il n'avait pas foi dans
les grandes pensées qui transportaient les cœurs ; il ne comptait que sur
l'habileté avec laquelle il saurait se servir des événements politiques, sur
les petits moyens et les chemins secrets que la foule ne comprend pas, mais
où elle suit aveuglément le chef qui possède sa confiance. Nous ne voyons
nulle part qu'il soit resté en relations avec ces nobles citoyens de
Mégalopolis qui l'avaient aidé à délivrer Sicyone, mais il avait recherché
l'amitié du roi d'Égypte. Il gardait les habitudes aristocratiques de sa
haute naissance, même dans cette association fédérale avec les petites gens
des localités de l'Achaïe ; l'homme de bon ton et de grande famille, habitué
au luxe des arts et de la société raffinée, lié avec les rois, était bien
au-dessus des autres ; il frayait bourgeoisement avec eux et comme leur égal
; il descendait jusqu'à eux, et il y avait là quelque chose qui leur
imposait. Mais lui-même, au fond, devait toujours se sentir étranger à ces
Achéens ; ils étaient dans ses mains un instrument utile au service des
projets philanthropiques, des plans d'organisation qu'il roulait dans son
esprit. S'il comptait sur ce mouvement des esprits au sein des villes
helléniques — et il voyait déjà clairement qu'il fallait en attirer le plus
possible dans le nouvel État fédéral, — il ne partageait pas lui-même cet
élan ; ce n'était pas par lui et en vertu de son principe qu'il voulait
constituer le nouvel État. Cet État fédératif fut son œuvre à lui, et son
ambition était de passer pour l'avoir fait ; il sut si bien l'attacher à sa
personne que, sans lui, la
Ligue paraissait n'être rien ; il ne put jamais cesser de
la tenir en tutelle. Il se méfiait de la jeune liberté, s'il ne la dirigeait
pas et ne la dominait pas lui-même. Son savoir-faire politique donna à la Ligue l'existence
extérieure, mais en même temps il arrêta son développement spontané, il
l'empêcha de grandir et de perdre son caractère d'État purement artificiel,
fait de main d'homme ; il refoula d'une main brutale et despotique sa
vitalité intérieure, toutes les fois qu'elle chercha à se donner libre carrière.
Aratos était donc, avec tous ses mérites, un petit caractère ; on peut le
louer d'avoir reconnu ce qui était pratiquement nécessaire, d'avoir compris
ce qu'il était possible d'atteindre immédiatement, d'avoir saisi l'occasion
avec le regard perçant de l'homme d'État, d'avoir créé par tous les moyens
ostensibles et secrets de la diplomatie de l'époque une base politique aux
idées nouvelles et de leur avoir donné l'espace dont elles avaient besoin
pour s'étendre. Mais ce qui faisait battre le cœur de cette nouvelle
génération qu'il se chargeait de conduire, c'était précisément ce qui lui
restait étranger ; il imprima dès le début une fausse direction à la Ligue, et plus les succès
qu'elle remporta grâce à lui pouvaient paraître importants, plus elle
s'éloigna de la source vive où elle aurait dû puiser sa vigueur[75].
C'est ainsi que, sur la proposition d'Aratos, la
confédération déclara le roi Ptolémée allié de la Ligue et généralissime de
ses forces de terre et de mer[76]. C'est au moment
où le Lagide cherchait à soumettre les villes de la Cyrénaïque,
où les villes d'Ionie lui arrachaient à peine leur liberté, où une troupe
d'Étoliens, alliés d' Antigone, abordait à la côte ionienne et brûlait ses
vaisseaux pour s'obliger à combattre et à vaincre avec les Ioniens[77], où Rhodes, une
ville libre, se soulevait contre l'Égypte, c'est alors qu'Aratos confiait au
Lagide le protectorat de la liberté qui renaissait en Grèce. Ce n'étaient pas
les principes, c'était l'évaluation des forces matérielles des États qui
réglait la politique de cette époque, une véritable époque de politiciens.
Nous ne pouvons reconnaître par aucun des renseignements
arrivés jusqu'à nous ce qu'entreprit alors le vieux roi de Macédoine pour
prévenir l'écroulement de sa puissance en pays hellénique. Nous ne savons que
ceci : un traité fut conclu entre lui et les Étoliens, en vue de conquérir en
commun et de se partager les territoires de la confédération[78].
C'est à ce moment que se produit dans la situation de
Sparte un changement remarquable, que nous ne connaissons malheureusement que
d'après les notes prises par Plutarque dans un intérêt biographique ; c'est à
peine si nous pouvons nous représenter avec quelque clarté les relations
extérieures de cet État.
Depuis que le roi Acrotatos est tombé devant Mégalopolis,
depuis que Léonidas, qui a longtemps vécu dans le royaume de Syrie, exerce à
Sparte une influence décisive, d'abord comme tuteur de l'enfant d'Acrotatos,
puis, après la mort de cet enfant, comme roi, l'État laconien semble se tenir
à l'écart des affaires d'intérêt général ; la riche et luxueuse aristocratie
qui dominait la ville croyait assez faire en jouissant sans trouble de son
bien-être. Pourtant le contraste entre ce qui était devenu le fait historique
et ce que réclamaient la raison et le droit n'était nulle part plus sensible
qu'à Sparte. La constitution de Lycurgue existait encore de nom ; mais,
complètement dégénérée comme elle l'était, ses formes ne servaient plus qu'à
maintenir debout les disparates et les inégalités les plus violentes, les
plus monstrueuses. La communauté noble des Spartiates était réduite à 700
hommes ; toute la propriété foncière se trouvait aux mains de cent familles[79] : les autres
Spartiates étaient appauvris, et, ne pouvant plus prendre part aux repas publics,
il étaient par là même incapables d'exercer les droits que leur conférait la
naissance. Si on y ajoute la masse des périèques, qui n'avaient aucun droit
politique, et la masse des hilotes,-qui étaient serfs dans toute la force du
terme, si l'on songe en outre que les périèques seuls exerçaient l'industrie
et le commerce et que beaucoup d'entre eux avaient ainsi acquis une grande
aisance, enfin, que les hilotes eux-mêmes pouvaient devenir propriétaires, on
admettra sans hésiter que Sparte courait plus de dangers que tout autre État,
à partir du jour où l'opinion publique se transformerait et réagirait aussi
énergiquement qu'elle le faisait alors dans les pays voisins.
C'est un spectacle saisissant que de voir la jeunesse de
toute la Grèce
s'ouvrir à la nouvelle vie qui s'épanouissait alors. A Sparte aussi, avant
qu'eût éclaté le péril que devaient faire courir à l'État les classes privées
de droits et de terres, il se forma ainsi un cercle de nobles jeunes gens,
chez qui la vue d'un présent dégradé et avili réveillait le souvenir du passé
et de sa grandeur. Parmi eux était le jeune Agis, fils du roi Eudamidas. Il
avait grandi au milieu de l'opulence et de la mollesse, occupé d'élégance et
de toilette, gâté par sa mère et sa grand'mère, qui devaient lui léguer leurs
immenses richesses ; mais, à peine âgé de vingt ans et dès qu'il eut hérité
de la royauté de son père, il renonça à toutes ses mauvaises habitudes et se
mit à vivre, à se vêtir, à s'exercer selon la coutume sévère des anciens
Spartiates. Il disait que la royauté n'avait pour
lui aucun prix, s'il ne pouvait rétablir avec elle les lois et la discipline
de Sparte.
Mais il fallait aussi rétablir l'ascendant militaire de
Sparte ; peut-être était-ce son dessein de conquérir par de grands succès au
dehors une situation qui le mit en état d'arrêter énergiquement la
dégénérescence qui régnait au dedans. Mais le biographe d'Agis n'a rien voulu
nous dire sur cette partie de sa carrière, et deux ou trois brèves
indications de Pausanias à ce sujet sont tellement discréditées, à cause
d'une erreur qu'elles renferment, qu'on n'ose guère s'en servir. Et pourtant,
avec quelle exactitude il décrit, à propos du trophée élevé près du temple de
Poséidon à Mantinée, la bataille livrée en cet endroit contre Agis ! Les
Mantinéens, suivant lui, formaient l'aile droite ; il y avait parmi eux un
devin d'Élis, un Iamide qui leur avait promis la victoire ; à l'aile gauche
étaient les Arcadiens, rangés par ville, et chaque ville commandée par ses
chefs ; les Mégalopolitains étaient venus aussi, sous les ordres de Lydiade
et de Léocyde ; au centre se trouvait Aratos avec les Achéens et les soldats
de Sicyone. Ce fut lui qui, par une retraite simulée, attira Agis entre les
deux ailes et décida ainsi la journée contre lui. Seulement Pausanias ajoute
qu'Agis périt dans cette bataille ; c'est là une légende postérieure,
recueillie par lui[80], et qui confond
notre Agis avec le roi Agis contemporain d'Alexandre. Mais on voit quelle fut
l'énergie de l'attaque conduite par le roi de Sparte et comme on la jugea
redoutable, puisque tant de forces s'unirent pour la repousser. Elle dut
avoir lieu avant que Lydiade se fût fait tyran de Mégalopolis, certainement
en 245 au plus tard. Ce combat semble avoir été suivi d'une tentative sur
Mégalopolis ; la ville faillit être prise d'assaut[81]. Une troisième
attaque porta Agis jusqu'au cœur du territoire achéen, à Pellène. Le roi, à
ce qu'il semble, ne se souciait pas des partis, soit de loin, soit de près ;
Sparte devait avoir une politique à elle ; elle devait reconquérir de haute
lutte son ancienne hégémonie sur le Péloponnèse. Déjà Pellène était conquise,
mais Aratos, s'avançant avec ses Achéens, le força à la retraite[82]. Il semble qu'un
traité ait été alors conclu entre Sparte et les confédérés, peut-être sous la
médiation de l'Égypte ; s'il fut conclu avant la délivrance de Corinthe,
l'union étroite des deux États contre la prépondérance de la Macédoine et
des tyrans nouvellement affermis n'en était que plus nécessaire. Peut-être
ces tentatives avortées à l'extérieur avaient-elles excité un grave
mécontentement chez les oligarques de Sparte ; ces guerres, qui en somme
n'amenaient aucun succès, ne pouvaient avoir assuré au jeune roi cet
ascendant militaire qu'il avait eu sans doute le dessein de conquérir. Il dut
lui paraître d'autant plus nécessaire de ne pas ajourner plus longtemps les
réformes intérieures.
C'est peu de temps après la délivrance de Corinthe, à ce
qu'il semble, qu'Agis commença la grande œuvre de la transformation
intérieure de l'État. On a déjà indiqué plus haut les raisons principales qui
rendaient la réforme nécessaire. Pouvait-on essayer de fonder une
constitution entièrement nouvelle, qui répondît aux idées de l'époque ? Une
révolution, partie de la masse opprimée de la population, aurait pu atteindre
ce résultat ; elle aurait détruit la petite oligarchie et établi par la force
une nouvelle propriété, une constitution façonnée au hasard sous la pression
des circonstances. Plus d'une fois dans le cours des siècles, Sparte avait
déjà été menacée de semblables révolutions de la part des hilotes, des
périèques, des citoyens appauvris et déchus. On peut déplorer qu'elles
n'aient jamais réussi. Ce fut le grand malheur de Sparte : c'est cette
immobilité rigide qui avait amené la décrépitude du corps social ; chacun de
ses éléments pouvait revendiquer jusqu'au bout tous ses droits historiques et
braver ainsi la saine raison non moins que l'esprit de la constitution de
Lycurgue. La démocratie, la tyrannie, la domination étrangère, la révolution
n'ont pas à Sparte, comme dans la plupart des autres États, balayé un amas
confus d'organismes irrationnels, n'ayant qu'une valeur de fait, et laissé le
champ libre pour une poussée nouvelle. Si le péril, si la dégénération du
présent exigeait des changements, si ou voulait faire une réforme avant que
la rage déchaînée de la foule la fît à sa fantaisie, si l'on voulait porter
remède à la situation par les voies constitutionnelles, on se heurtait à une
impossibilité : cette même oligarchie contre laquelle seule il fallait agir,
c'était elle qui avait dans les mains tous les droits constitutionnels, elle
qui seule représentait l'État ; jamais on n'obtiendrait d'elle l'abandon
volontaire du moindre «de ses droits et de la moindre de ses possessions. En
dehors de la révolution, le seul moyen de l'atteindre, c'était de montrer
qu'elle était contraire à la constitution de Lycurgue, qu'on regardait encore
comme existante, c'était de demander le rétablissement de cette constitution
même. Si vague qu'elle fût, et quoique sans aucun doute elle fût le produit
de plus d'un siècle de tâtonnements, elle avait du moins un principe reconnu
de tout temps, c'est que l'État avait seul plein pouvoir sur le bien et le
rang, sur la force et la volonté de l'individu ; qu'il ne permettait à ceux
qui voulaient être ses citoyens aucune espèce d'existence privée ; qu'il
déterminait conformément à l'intérêt général et avec une puissance absolue
non seulement l'éducation des enfants, mais encore la discipline des adultes.
La vieille Sparte avait été la réalisation la plus étroitement logique de
l'idée de l'État, et, depuis que le développement de la démocratie avait
élevé la dignité et les droits du simple citoyen à un si haut degré qu'elle
faisait courir un grand péril à la vieille idée hellénique de l'État, la
théorie politique avait cru, à diverses reprises, trouver précisément dans la
constitution spartiate un modèle de véritable organisation sociale. La
réalité ne répondait en aucun point à ce type traditionnel : ce même trait
caractéristique de l'époque, le souci de l'intérêt individuel, le désir et le
besoin de faire prévaloir le droit privé contre l'idée abstraite de la cité,
avait également transformé Sparte, mais d'une façon mesquine, exclusive et
pour ainsi dire accidentelle. Pouvait-on maintenant, si changés que fussent
les temps, rétablir purement et simplement cette ancienne cité de Lycurgue ?
Pouvait-on, à la place de la propriété telle qu'elle s'était développée déjà
depuis plus d'un siècle, à la place de la vie privée qui désormais abondait
en besoins et en jouissances et à laquelle on s'était accoutumé depuis
plusieurs générations, à la place de la direction désormais changée de
l'éducation, des opinions, des occupations, de toute la façon d'agir et de
penser, pouvait-on évoquer soudainement et comme par magie l'ancienne et
rigide discipline, le dédain de la propriété et de la vie de famille,
l'orgueilleux isolement de la cité d'autrefois ? En réalité, la restauration
n'était pas un procédé moins dangereux que la révolution, et le résultat
était douteux dans les deux cas.
D'ailleurs, ce ne fut pas la réflexion, le souci de
prévenir un danger menaçant, ce fut l'enthousiasme d'un jeune roi et de ses
amis qui choisit ce périlleux expédient.
Le récit détaillé que nous possédons provient, il est
vrai, d'une source dont nous avons plusieurs fois contesté la pureté.
Phylarque, à qui Plutarque a surtout emprunté les éléments de sa biographie,
semble, dans cette partie de sa narration non moins que dans le reste, avoir
recherché avant tout le pittoresque et la vivacité du récit ; il néglige
beaucoup de choses et renonce à décrire en détail les questions de droit et
de constitution. Nous ne pouvons pas le contrôler sur chaque point, puisque
nous manquons à peu près complètement d'autres informations ; nous n'avons
donc d'autre prétention, en exposant ce qui suit, que de rapporter tous lei
faits extérieurs, tels que Plutarque les a empruntés à son devancier.
Les desseins d'Agis n'étaient plus un mystère ; ses
allures, les exercices auxquels il se livrait, sa frugalité même, montraient
qu'en revenant aux anciennes mœurs spartiates, dont il proclamait d'ailleurs
la nécessité, il voulait lui-même prêcher d'exemple. Les vieillards blâmaient
hautement les nouveautés qu'il recherchait, mais la jeunesse l'imitait avec
joie, et l'esprit de l'ancienne Sparte semblait se réveiller. Il s'agissait
de préparer le grand coup. Les auxiliaires de ses desseins étaient, avant
tous les autres, Lysandre, descendant du vainqueur d'Ægospotamoi, du plus
grand homme qu'ait eu Sparte ; puis Mandroclidas, à la fois hardi et rusé,
initié aux secrets de la politique hellénique ; Hippomédon, guerrier éprouvé
dans beaucoup de combats, sûr de l'appui de la jeunesse, qui lui était
extrêmement dévouée : ce dernier gagna également son père Agésilas, oncle du
roi, riche mais endetté, et qui pouvait par son influence comme orateur
devenir très utile à l'entreprise. Mais on devait craindre les 'plus grandes
difficultés de la part des femmes. Elles avaient conservé tout l'orgueil d'une
noblesse très ancienne et glorieuse, et des prétentions exclusives au pouvoir
; elles veillaient d'un mil jaloux sur lés droits des vieilles familles ;
elles exerçaient sur leurs maris une influence d'autant plus considérable
qu'ils s'étaient plus éloignés des coutumes d'autrefois : en outre, par suite
d'un abus qui existait déjà depuis plus d'un siècle, plus des deux cinquièmes
de la propriété foncière avaient passé dans les mains des. femmes. Agis
chercha d'abord à gagner sa mère Agasistrata, qui, par sa richesse, par la
foule de ses amis, de ses débiteurs et de tous ceux qui vivaient de ses
secours, possédait une influence extraordinaire sur les affaires publiques :
ce ne fut pas sans peine que son fils et son frère Agésilas parvinrent à la
rallier à leur cause, mais elle en devint le champion le plus zélé. Agis
tenta vainement de se concilier les autres femmes ; la grande majorité
d'entre elles s'opposa de la façon la plus absolue à toutes les réformes,
intrigua par tous les moyens, somma le roi de l'autre famille, le vieux
Léonidas, fils de Cléonymos, de défendre l'État légal existant ; et pendant
que la foule mettait son espoir dans Agis et se réjouissait du salut qu'il
lui promettait, l'oligarchie ne voyait en lui qu'un égoïste, qui ne voulait,
en abolissant les dettes et en partageant les biens, que rechercher la faveur
de la foule et, par son appui, changer la liberté de Sparte en une tyrannie.
Dans l'automne de 243, le jeune roi réussit enfin à faire
nommer Lysandre parmi les éphores. Aussitôt celui-ci porta devant la Gérousie une loi
dont les points principaux étaient les suivants : toutes les dettes devaient
être abolies ; la propriété foncière serait de nouveau partagée, de telle
sorte que certaines parties du territoire, la plupart dans le voisinage de
l'Eurotas, formeraient 4.500 lots pour les Spartiates (le nombre primitif de Lycurgue) ; le reste du pays serait
divisé en 15.000 lots pour les périèques capables de porter les armes ; le
nombre des Spartiates devait être augmenté jusqu'au chiffre indiqué[83] par l'adjonction
de périèques et d'étrangers qui seraient sains, dispos et en état de faire le
service militaire, système de cooptation déjà employé dans les temps
antérieurs ; enfin les Spartiates, ainsi au complet, se diviseraient selon
l'ancienne coutume en phidities, en
petites associations qui se réuniraient tous les jours pour prendre leurs
repas et se livrer à leurs exercices en commun, et qui, soit à l'armée soit
dans la vie civile, formeraient les éléments constitutifs et comme les molécules
du peuple ; la discipline, les coutumes des anciens Spartiates devaient être
partout rétablies.
La
Gérousie était partagée ; l'éphore porta sa proposition à
l'assemblée populaire. Agésilas et Mandroclidas le soutenaient ; ils
rappelaient l'ancien oracle du dieu de Delphes : que
l'amour du luxe serait la ruine de Sparte ; ils rapportaient un oracle
tout récemment rendu dans le sanctuaire de Pasiphaé : que tous devaient être égaux selon la loi de Lycurgue. Puis le
jeune roi intervint ; il déclara en peu de mots qu'il abandonnait à l'État
toute sa fortune — il possédait de grandes propriétés et 600 talents d'argent
: — sa mère, sa grand'mère, ses amis et ses compagnons, les plus riches des
Spartiates, faisaient le même abandon.
Ces propositions, ces magnanimes sacrifices furent
accueillis avec, la plus grande joie, mais la résistance des riches n'en
devint que plus vive. La
Gérousie devait rendre un décret préliminaire ; elle rejeta
la proposition à la majorité d'une voix. Les deux rois y siégeaient ; si l'on
pouvait éloigner Léonidas et le remplacer par un partisan d'Agis, on
amènerait sûrement un autre résultat. Selon l'antique usage, les éphores
devaient, à chaque neuvième année, observer le ciel pendant la nuit, et, si
une étoile filait dans une certaine direction, considérer au nom de ce signe
les rois comme suspects de quelque faute, les suspendre et les soumettre à
une enquête. C'est ainsi que Lysandre agit alors contre Léonidas ; il disait
dans son acte d'accusation que Léonidas avait épousé dans le royaume des
Séleucides une Asiatique, qu'il avait eu d'elle deux enfants, etc.[84] En même temps,
il invita le gendre de Léonidas, Cléombrote, à revendiquer la royauté devenue
vacante. Léonidas s'enfuit dans le temple de Pallas Chalciœcos, et sa fille
Chilonis quitta la maison de son mari pour accompagner son père en danger ;
puis son procès fut instruit, et, comme il n'osait quitter le temple et paraître
devant les éphores, on prononça sa destitution et la royauté passa à
Cléombrote.
A la fin de l'été de 242, Lysandre se 'retira avec les
autres éphores. Les nouveaux éphores étaient dévoués à l'oligarchie ; ils
commencèrent par accuser Lysandre et Mandroclidas d'avoir proposé
illégalement l'abolition des dettes et le partage des biens. Les deux rois
devaient craindre le sort de Léonidas et pis encore, s'ils ne prenaient
rapidement leurs précautions ; ils ne pouvaient se sauver qu'en recourant à
la violence. Ils déclarèrent donc que les éphores avaient été établis
autrefois pour intervenir dans les cas où les deux rois ne seraient pas du
même avis et faire triompher l'opinion la plus juste et la plus utile ; tout
'autre pouvoir qu'ils s'arrogeaient était contraire à la constitution ; quand
les deux rois étaient du même avis, les éphores n'avaient pas le droit d'opposer
leur véto. En conséquence, les deux rois parurent, accompagnés de leurs
partisans, sur l'agora ; ils ordonnèrent aux éphores de quitter leurs sièges
; ils en nommèrent d'autres à leur place, et parmi eux Agésilas. Ils
élargirent les prisonniers détenus pour dettes ; ils se montrèrent entourés
de la jeunesse en armes ; l'oligarchie, craignant à tout instant l'explosion
de la fureur populaire, se tint à l'écart toute tremblante. Léonidas s'enfuit
à Tégée, et Agis prit des mesures pour le protéger contre les embûches qui le
menaçaient sur la route.
C'est dans ce même automne où l'État spartiate était agité
par les troubles intérieurs les plus dangereux que se produisit, à ce qu'il
semble, un incident effroyable, qui serait inexplicable si ces dissensions intestines
ne l'avaient pas rendu possible. Antigone de Macédoine, déjà allié avec les
Étoliens, avait perdu Corinthe et Mégare. ; il voyait la Ligue achéenne s'unir à
Sparte par le traité de Pellène ; son influence dans le Péloponnèse était ;
compromise ; il devait tout tenter pour empêcher les États péninsulaires de
se réorganiser. On a déjà dit qu'il avait conclu un traité avec les Étoliens
en vue de conquérir et de partager les territoires de la Ligue achéenne[85] ; le traité doit
dater de l'époque actuelle. Mais ce n'est pas aux Achéens seulement qu'il en
voulait ; si Agis réussissait, le danger qui venait de Sparte n'était pas
moins sérieux. On parle d'une grande expédition des Étoliens sous Timæos et
Charixénos ; ils auraient emmené en esclavage un nombre infini de périèques
laconiens, 50.000, dit-on ; ils auraient même essayé de s'emparer de Sparte,
d'y ramener par la ruse et la violence les fugitifs ; ils auraient pillé au
Ténare le temple de Poséidon, pillé aussi le sanctuaire d'Artémis à Lusoi en
Arcadie, tout près de la frontière achéenne. Ce n'était donc pas une de ces
incursions familières aux Étoliens ; toute l'armée avait fait campagne : il
fallait cette force énorme pour accomplir tant de ravages et justifier ce mot
assez amer d'un vieux Spartiate : cette guerre a
allégé la Laconie[86].
Si terrible qu'ait été cette campagne des Étoliens, elle
semble n'avoir pas eu d'autre résultat durable et utile aux intérêts
d'Antigone ; les forces de la Macédoine étaient peut-être occupées sur
d'autres points ou tentaient vainement de reprendre Corinthe. L'année
suivante, une nouvelle campagne devait poursuivre l'œuvre commencée.
Les ravages des Étoliens et la tentative qu'ils avaient
faite de ramener les bannis durent hâter à Sparte l'exécution des réformes.
Elles furent en effet accomplies précipitamment[87], mais dans un
tout autre sens que ne l'avait voulu le jeune roi et que ne l'avaient espéré
les classes pauvres. Agésilas abusa de la confiance qu'on lui avait accordée
: il possédait de nombreux et beaux domaines, mais il était criblé de dettes,
et l'éphore pensait ne tolérer d'autres réformes que celles qui tourneraient
à son avantage. Il persuada à son jeune neveu qu'il serait dangereux
d'entreprendre en même temps l'abolition des dettes et le partage des terres
; il lui conseilla de commencer par abolir les dettes. Lysandre, lui aussi,
se laissa persuader que cette opinion était juste. Toutes les créances furent
donc en un même jour entassées sur le marché et livrées aux flammes. On
attendit ensuite l'exécution très prochaine des autres mesures, et déjà les
rois avaient donné les ordres nécessaires ; mais Agésilas trouvait toujours
de nouveaux motifs pour en différer l'exécution. Personne ne pouvait encore
soupçonner de mauvaise intention.
Le printemps de 241 était arrivé ; Aratos, qui venait
d'être nommé de nouveau stratège de la confédération, envoya sommer les
éphores d'expédier au delà de l'isthme le secours promis par le traité, parce
que les Étoliens menaçaient d'entreprendre une nouvelle invasion. Le roi Agis
devait conduire l'armée auxiliaire. La délivrance des prisonniers pour dettes
et l'abolition des créances avaient été pour la foule des pauvres un grand
allègement ; les hommes appelés au corps suivirent volontiers le jeune roi ;
ils avaient l'espérance certaine d'être récompensés à leur retour par de
nouveaux domaines. Partout où passait l'armée, on admirait l'attitude et la
discipline des troupes, la gravité traditionnelle des Spartiates, et avant
tout le roi, qui, plus jeune que la plupart des soldats de son armée,
recevait de tous des marques de respect et de dévouement absolu, qui, même
dans ses armes et ses vêtements, ne se distinguait en rien des autres
guerriers, qui enfin partageait avec eux leur maigre pitance et toutes leurs
fatigues. On dit en propres termes que la foule accourait partout pour le
voir et témoignait bruyamment son admiration, tandis que les riches ne
voyaient pas sans alarmes l'émotion produite par l'apparition d'un homme en
qui les pauvres et les opprimés voyaient leur défenseur.
L'armée spartiate se réunit près de Corinthe à Aratos et
aux Achéens. Ceux-ci, de même qu'Agis, désiraient attaquer l'armée étolienne
avant qu'elle eût pénétré dans le pays de Mégare. Il ne fallait pas, pensait
Agis, laisser l'ennemi entrer une fois encore dans le Péloponnèse ; on
pouvait avoir assez de confiance dans l'esprit des troupes pour risquer une
bataille décisive ; cependant, il se soumettait volontiers à l'avis du plus
âgé. Seulement, ni le désir du roi, ni le mécontentement et les railleries des
soldats, qui ne regardaient pas comme simple affaire de prudence le refus du
stratège de faire un mouvement décisif, ne purent déterminer Aratos à quitter
sa position inattaquable. Bien plus, lorsque le temps de la moisson fut
passé, il congédia, à leur grand étonnement et en les comblant de louanges,
Agis et ses troupes. Quels motifs pouvait avoir Aratos d'agir ainsi ? Lors
même que, par suite de circonstances quelconques, on eût pu croire avec
certitude que les troupes macédonien es ne viendraient pas renforcer les
Étoliens ou pénétrer après eux dans le Péloponnèse, ces Étoliens, qu'Aratos
n'avait pas voulu attaquer avec toutes ses forces et celles de ses alliés,
n'étaient-ils pas assez hardis pour entreprendre une invasion et de nouveaux
ravages, que d'ailleurs ils accomplirent bientôt ? Il faut observer avec soin
chaque trait de ce stratège achéen, afin de reconstituer son portrait dans
tout ce qu'il a de compliqué et d'original. Nous l'avons vu engager bravement
le combat lorsqu'il délivrait sa patrie et Corinthe, mais sa bravoure est
toujours précédée de manœuvres secrètes et de corruptions ; elle compte sur
la surprise et l'étourdissement de l'ennemi ; elle se hâte de cacher aussitôt
l'épée sous le vêtement du citoyen, d'entourer des apparences de la légalité
tout acte de vigueur, toute marche en avant, de ramener à une sorte de
tranquillité normale, au calme qui sied à une confédération, les joyeux
transports qu'excite la liberté reconquise. Et pourtant, cette paix qui lui
est chère, il doit à tout moment l'interrompre : il va combattre sans cesse
des tyrans et encore des tyrans ; il tourne de côté et d'autre ses attaques
ouvertes ou secrètes ; il prépare toujours à ses confédérés du nouveau à
attendre, à faire, à craindre, comme s'il n'osait pas les laisser à leurs
affaires intérieures. On sent à chaque instant que, même stratège, même élu
par la confédération d'année en année, il ne se trouve pas à sa place au
milieu de la Ligue,
parmi les éléments de vie et de liberté qui s'y développent rapidement. Dix
ans ne sont pas écoulés que la foule des pauvres se soulève contre lui avec
la plus grande énergie, prête à se tourner vers un autre homme qui lui est
supérieur et qui reprend à Sparte les plans d'Agis. Voilà le point de vue
auquel il faut se placer pour comprendre le singulier renvoi des troupes
spartiates : l'enthousiasme qui régnait dans cette armée, les rapports des
Achéens avec la masse des pauvres et des endettés que l'audacieuse réforme du
jeune roi avait sauvés et élevés, voilà ce que le politique avisé et prudent
crut devoir éviter et éloigner des confédérés.
Les Spartiates sont partis ; Aratos laisse tranquillement
les Étoliens franchir les monts Géraniens ; il les laisse passer devant
Corinthe, se jeter sur Pellène, commencer le pillage de la ville ; puis,
pendant qu'ils se dispersent dans les maisons pour voler et détruire, il
accourt vers les troupes des villes les plus voisines, surprend les
sentinelles, les refoule, pénètre avec elles dans la ville et, après un
combat violent, chasse par les portes les Étoliens battus sur tous les points
: sept cents ennemis sont tombés dans cette mêlée[88].
Voilà tout ce que nous savons de la guerre de l'an 241 ;
ces informations sont d'autant plus insuffisantes qu'on ne peut s'imaginer
qu'Antigone et les tyrans attachés à sa cause, ceux d'Argos, de Mégalopolis,
pour ne pas citer ceux des petites villes, soient restés complètement
inactifs.
Cependant la situation avait pris à Sparte une tournure
qui devait exercer une influence décisive sur la politique générale de la Grèce. Agésilas avait abusé de la façon la plus
honteuse de l'absence de son royal neveu et de la puissance que lui assurait
l'éphorat. Avide et rapace, il alla si loin dans ses exactions qu'il établit
contre le règlement un mois intercalaire, afin de lever les impôts pendant un
mois de plus ; quant au partage des champs, il n'en était plus question. Afin
de se défendre contre la haine grandissante et déjà hautement manifestée de
la foule, il s'entoura de sicaires et ne parut plus à la maison commune que
dans ce cortège ; il se sentait déjà tellement sûr de sa puissance qu'il
déclara publiquement que, même après l'expiration de sa fonction annuelle, il
conserverait l'éphorat ; le roi Cléombrote ne semblait pas exister pour lui,
et il se conduisait à l'égard d'Agis, qui venait de rentrer à Sparte, comme
si le jeune prince devait non à la royauté, mais à sa parenté avec lui, le
reste de crédit qu'il jugerait bon de lui laisser. Les relations que nous
possédons encore nous font supposer que tout cela pouvait se faire, sans nous
montrer ce qui empêchait Agis de s'opposer aux excès de son oncle et de
poursuivre l'œuvre qu'il avait commencée avec de si nobles intentions. Agis
n'était-il plus sûr des Spartiates pauvres, des périèques ? Les oligarques
avaient-ils déjà réussi à rendre suspects ses desseins, pourtant si
désintéressés ? Craignait-il de recourir à la violence ? La force de la
classe des périèques avait-elle été brisée par l'invasion étolienne ? Les
adversaires de la réforme avaient-ils réussi à gagner les hilotes, dont le
jeune roi, à ce qu'il semble, ne s'était pas occupé d'une façon expresse ? Ce
qui est clair, c'est que la haine générale permit aux ennemis de la réforme
de faire revenir à Sparte Léonidas, le roi banni. Hippomédon put s'échapper, grâce
à la vénération qu'il inspirait à tous et à ses sollicitations en faveur de
son père Agésilas. Il réussit à obtenir pour lui-même et pour ce dernier la
permission de quitter Sparte sans obstacle ; il se rendit à la cour des
Lagides, qui l'envoya gouverner la côte de Thrace récemment reconquise[89]. Agis et
Cléombrote s'enfuirent dans l'asile des temples. Léonidas parut, avec des
hommes armés, dans le temple de Poséidon, pour se venger de Cléombrote ;
Chélidonis (Chilonis), qui avait
d'abord quitté son époux pour suivre son père, courut alors protéger son mari
contre la colère paternelle. Elle réussit, dit-on, à émouvoir Léonidas et ses
amis ; Cléombrote eut la permission de fuir, mais les prières du vieux roi ne
purent décider Chilonis à rester auprès de lui ; tenant un de ses enfants par
la main et un autre sur un bras, elle partit avec Cléombrote pour partager
son exil[90].
La suite du récit, rehaussé, il est vrai, de couleurs
crues et tranchantes, nous met sous les yeux le véritable type de la basse
fureur des oligarques triomphants. Léonidas, après avoir nommé de nouveaux
éphores, pris dans son parti, s'occupa de poursuivre Agis. On chercha d'abord
à l'attirer hors de son asile sacré par des offres amicales. On lui assura
qu'il pourrait venir exercer avec Léonidas ses fonctions royales ; que les
citoyens lui avaient tout pardonné en faveur de sa jeunesse, qui avait
fasciné Agésilas. Mais il resta dans le temple ; il ne sortait que de temps
en temps pour aller au bain, et se faisait accompagner de trois amis ; l'un
d'eux, Ampharès, était un des éphores récemment élus, mais Agis comptait sur
sa fidélité, et sa mère Agasistrata avait naguère prêté à ce personnage, en
témoignage de sa confiance absolue, des vases d'or et des habits de fête.
Mais Ampharès désira les garder ; il se résolut à perdre la mère et le fils ;
il poussa les autres éphores à une résolution violente ; il offrit de se
charger de l'exécution. Un jour, il accompagnait Agis au bain ; ses deux
autres amis, Démocharès et Arcésilas, qu'il avait déjà gagnés, étaient comme
d'ordinaire avec lui ; ils passaient au retour, riant, plaisantant, devant la
petite rue qui menait à la prison ; soudain Ampharès met la main sur le jeune
roi et l'emmène, en vertu de ses pouvoirs de magistrat, devant les éphores pour
répondre de ce qu'il a fait. Démocharès lui jette un manteau autour du cou ;
plusieurs hommes apostés se joignent aux traîtres ; on mène, on pousse, on
entraîne Agis à la prison, qui est aussitôt occupée de tous côtés par les
mercenaires de Léonidas. Bientôt arrivent les autres éphores, et avec eux les
membres de la
Gérousie qu'ils ont convoqués et sur l'approbation desquels
ils peuvent compter. Alors commença pour Agis l'interrogatoire criminel. Il
déclara avec le calme le plus noble qu'il n'avait été contraint par personne,
qu'il n'avait pas agi contre sa propre opinion, et qu'il ne se repentait pas
d'avoir fait ce qu'il avait fait. Aussitôt on vota et on le condamna à mort.
ll devait être mené dans la salle des exécutions, mais les bourreaux n'osèrent
pas toucher le corps du roi ; les mercenaires reculèrent avec respect ;
l'inquiétude croissante de la foule qui se rassemblait dans la rue, l'émotion
que devait produire l'intervention d'Agasistrata et de sa mère, conseillaient
de hâter le dénouement. Démocharès entraîna le roi dans la salle. Agis criait
à l'un des bourreaux qui sanglotaient de demeurer calme, qu'il était immolé
contre toute justice et sans avoir commis de crime, qu'il était donc plus
heureux que ceux qui l'assassinaient. Il tendit tranquillement son cou à la
corde qui devait l'étrangler. Pendant que tout ceci se passait à l'intérieur,
Ampharès avait couru à la porte, où la mère et la grand'mère du roi
réclamaient devant les citoyens, avec une vivacité croissante, une enquête
publique et la défense de leur fils. Il ne lui sera fait aucun mal, assura
Ampharès ; et il pria Agasistrata d'entrer, de venir auprès de son fils, et
de se persuader elle-même de la vérité. Elle lui demanda de permettre aussi,
par amitié pour elle, l'entrée de la prison à sa mère. Toutes deux entrèrent,
et la porte se referma. Ampharès conduisit d'abord la vieille Archidamia dans
la salle où était Agis ; elle fut aussitôt saisie, et on lui passa la corde
au cou. Puis Ampharès commanda à Agasistrata d'entrer à son tour. Elle vit
alors son fils étranglé sur le sol et sa mère déjà pendue ; elle aida le
valet du bourreau à détacher le corps d'Archidamia et à le placer à côté du
cadavre de son fils ; puis elle embrassa Agis et regretta qu'il eût eu l'âme
trop noble et trop douce ; il s'était ainsi perdu, lui et les siens. A ce
moment Ampharès entrait dans la salle : puisqu'elle approuve le crime d'Agis,
dit-il, qu'elle partage aussi son châtiment ; et il commanda de l'étrangler
pareillement.
Telle fut l'issue de la révolution. Jamais on ne commit à
Sparte de plus grandes horreurs ; mais la foule craignait tellement les
hommes investis du pouvoir qu'elle dissimula timidement sa haine pour
Léonidas, Ampharès et leurs compagnons. La victoire de l'oligarchie fut
complète. Léonidas resta-t-il seul roi ? On ne 'sait. Le frère d'Agis,
Archidamos, avait pris la fuite, et la veuve du jeune roi, Agiatis, fut
contrainte par Léonidas, qui voulait donner à sa maison le riche héritage des
Proclides, d'épouser son fils Cléomène, encore enfant. Le fils d'Agis, qui
venait à peine de naître, passa ainsi au pouvoir de Léonidas ; peut-être
l'enfant reçut-il le titre de roi[91].
Comme on l'a déjà remarqué, le récit donné ici est dû à
Phylarque, et il ne porte que trop la marque de sa manière. Mais nous manquons
d'autres documents pour tracer d'après eux, au lieu du caractère très
vaguement dessiné par Plutarque, une image plus claire et plus distincte du
roi Agis. Ce récit passe complètement sous silence les combats d'Agis devant
Mantinée, Mégalopolis et Pellène, combats qui semblent indiquer que le jeune
prince ne possédait pas seulement cette douceur pleine d'abandon et cet
enthousiasme facilement séduit dont son oncle Agésilas abusa si bassement. Il
semble même hasardé de croire que le grand dessein ait échoué par la faute
d'Agis ; les textes qui nous renseignent négligent de nous apprendre comment
les oligarques travaillèrent, séduisirent, éloignèrent de l'entreprise la
foule, par qui seule le plan d'Agis pouvait être exécuté. Le seul reproche
qu'on puisse faire au jeune roi, à la façon dont les choses nous sont
présentées, c'est d'avoir pu croire qu'il briserait l'oligarchie sans
résistance, et, au lieu de commencer par le bannissement et l'exécution des
principaux membres de l'aristocratie, d'avoir jugé la bonne cause assez forte
par elle- même pour triompher de toute résistance.
Nous avons dit que les bannis que les Étoliens, alliés de la Macédoine,
tentèrent de ramener à Sparte n'étaient autres que Léonidas et ses amis. La
victoire de ce parti était désormais pour la politique macédonienne un
avantage considérable. Non seulement Sparte fut par là enlevée à l'alliance
achéenne, mais les riches de Mantinée, d'Orchomène, de Tégée, de toutes les
villes où Agis avait passé dans sa marche sur Corinthe et où la nouvelle de
l'entreprise commencée par le roi avait excité parmi les pauvres une si vive
et si alarmante émotion, durent chercher des alliances qui les protégeraient
contre la fureur des indigents désormais sans espoir. Dix ans plus tard,
Mantinée est occupée par les Macédoniens[92] ; il est
probable qu'elle s'était ralliée dès le temps où nous sommes à Sparte et à la Macédoine. En tout
cas, l'influence de cette dernière puissance avait regagné dans le
Péloponnèse ce qu'elle avait perdu. Antigone dut comprendre qu'il n'était
plus possible d'abattre la confédération achéenne avec le secours des
Étoliens, comme il l'avait espéré ; déjà âgé comme il l'était, il se contenta
de voir ce nouveau revirement mettre un terme à l'extension de la Ligue ; ce qui lui importait,
c'était d'amener un état de calme extérieur, seul moyen d'étouffer peu à peu
l'émotion qui se produisait dans l'intérieur des cités et les désirs de liberté et de constitution qui venaient de
s'éveiller. II pouvait même prévoir que la confédération elle-même, si elle
était confinée, pour ainsi dire, dans ses affaires intérieures, ne manquerait
pas de se diviser en partis et s'affaiblirait de son propre mouvement. La
continuation de la guerre, que la Macédoine prolongeait au moyen d'une alliance
contre nature avec les Étoliens, ne pouvait plus lui donner aucun avantage ;
de grands succès auraient sans aucun doute déterminé le Lagide, protecteur de
la confédération, à intervenir directement dans les affaires de la Grèce, et Antigone
ne se sentait plus capable de lutter contre lui. C'est précisément à cette
époque que Séleucos fut, à ce qu'il semble, battu en Asie par les Gaulois ;
il n'y avait plus de secours à attendre de ce côté, si ce n'est l'appui compromettant
des petits États. Le vieux roi, qui avait du
coup d'œil, tint-il compte des événements qui se passaient en Occident
? Au printemps de cette année, les Romains avaient remporté sur les
Carthaginois leur dernière victoire décisive et obtenu une paix qui leur
donnait toute la Sicile,
à l'exception du petit royaume d'Hiéron ; or ces mêmes Romains, désormais si
voisins de la péninsule hellénique, étaient depuis trente ans en rapport avec
la cour d'Alexandrie, et, si les secours amenés par Xanthippos avaient causé
peut-être des dissentiments momentanés, pourtant, au cas où il faudrait
prendre mie décision, les intérêts naturels qui unissaient l'Égypte et
l'Italie devaient nécessairement faire pencher la balance.
Nous devons nous borner à ces considérations générales
pour expliquer la paix qu'Antigone conclut avec les Achéens. On ne dit pas à
quelles conditions ; en tout cas, le Macédonien reconnut à la Ligue le territoire
qu'elle avait déjà, et renonça ainsi à ses prétentions sur l'Acrocorinthe. On
ne sait s'il exigea de la confédération qu'elle cessât de reconnaître le
protectorat de l'Égypte et s'il conclut en même temps une paix séparée avec
l'Égypte. On ne sait pas davantage s'il traita avec l'approbation des
Étoliens ; ce qui se passa deux ans plus tard montre du moins qu'un parti
considérable parmi les Étoliens était hostile à la Macédoine. On devrait croire qu'Antigone reçut
de la Ligue
certaines garanties et surtout qu'il dut s'inquiéter de la sécurité des
tyrans, craindre pour eux les influences achéennes ; en effet, quelques
indications nous permettent de le supposer. Aratos avait fait une tentative
pour délivrer Athènes, et les Achéens le lui avaient reproché, l'avaient
blâmé de violer la paix ; lui-même déclare dans ses Mémoires qu'il est
resté complètement étranger à cette entreprise, qu'Erginos le Syrien tenta
de, son propre mouvement une attaque sur le Pirée et que, poursuivi parla
garnison, il cria son nom (le nom d'Aratos)
à plusieurs reprises pour faire croire qu'il était présent et tromper ainsi
l'adversaire[93].
Il en fut de même pour Argos ; à tout prix, Aratos voulait y abattre la
tyrannie, mais la paix lui aura lié les mains. Et pourtant, il ne cessa pas
d'intriguer secrètement à Argos. Une conspiration contre le tyran
Aristomachos éclata ; il avait défendu aux citoyens, sous les peines les plus
graves, d'avoir des épées ; Aratos fit venir des armes de Corinthe et les
introduisit à Argos en contrebande, mais une querelle divisa les conjurés ;
un des chefs les dénonça ; tout le plan fut déjoué, et les conspirateurs
s'enfuirent à Corinthe. Bientôt après, Aristomachos fut assassiné par ses
esclaves ; aussitôt Aristippos s'empara du pouvoir. A la nouvelle du meurtre,
Aratos avait couru à Argos avec tous les guerriers achéens qu'il avait pu
rassembler, dans l'espoir de trouver les Argiens prêts à recevoir la liberté,
mais personne ne se leva, et Aratos dut partir sans avoir rien fait ; il ne
recueillit que le reproche qui fut fait aux Achéens, d'avoir surpris en
pleine paix un pays voisin. Il est remarquable que la confédération ait été
pour ce motif accusée par Aristippos devant les Mantinéens, et, parce
qu'Aratos n'avait pas comparu, condamnée à une amende de trente mines[94]. On peut tirer
de ce fait deux conclusions : d'abord qu'Aratos, qui agit ouvertement en
cette circonstance comme stratège de la confédération — autrement sa
tentative n'aurait pas été reprochée à la Ligue —, prit des mesures que le Conseil
fédéral n'approuva pas et n'avait pas proposées, puisque, dans ce cas, il y
aurait eu nécessairement une guerre formelle ou du moins, au lieu de
l'enquête judiciaire, un débat diplomatique ; ensuite, qu'il devait avoir été
décrété que les querelles qui éclateraient en pleine paix entre les États
seraient vidées par voie juridique. Mais comment se fait-il qu'Aristippos
soit venu se plaindre précisément à Mantinée ? La Ligue et Argos
convinrent-elles de prendre cette ville pour arbitre, comme cela se faisait
en Grèce ? Ou bien, comme d'autres l'ont supposé, la cour suprême de
Macédoine dans le Péloponnèse était-elle établie à Mantinée, et les tyrans se
soumettaient-ils volontairement à cette cour[95] ? Cette dernière
hypothèse est insoutenable ; les confédérés n'auraient jamais reconnu un
pareil tribunal. D'autre part, on ne peut songer, d'après le texte du récit,
à un tribunal composé des divers États de la péninsule.
Deux ans environ après cette paix en Grèce, la paix se
conclut également en Asie. Antigone, à ce qu'il semble, vivait encore.
Prit-il part à la réconciliation entre les frères Séleucides et à la paix
avec l'Égypte, on ne le sait, mais on peut le supposer ; le trait
caractéristique de sa politique, lisons-nous, c'était l'activité la plus
vaste et la plus vigilante[96]. Il y eut donc,
lorsqu'Antigone mourut dans un âge très avancé[97], un moment de
tranquillité presque universelle en Orient et en Occident. Que de
vicissitudes dans la vie du vieux roi ! Que de grandes choses il avait
faites, pour aboutir, en somme, à un mince résultat ! Jetons un regard en
arrière. Sa part d'héritage, c'était son droit au diadème de Macédoine. Il
trouva ce pays ravagé par les Galates, troublé par les prétendants et les
usurpateurs, morcelé ou épuisé par les rois molosses qui ne cessaient de
l'attaquer. Par de longs et admirables efforts, il releva et fonda, pour
ainsi dire, de nouveau la
Macédoine ; il lui donna la sécurité au dehors et l'ordre
an dedans ; bien plus, il la tira de sa profonde décadence politique, l'éleva
au rang d'une puissance de premier ordre et, avec des ressources relativement
médiocres, la défendit sans cesse contre de nouveaux dangers. Grâce à lui,
une Macédoine devenue puissante protégea encore le pays hellénique contre les
Barbares du Nord. Mais bientôt il eut à soutenir, du côté où il devait le
moins s'y attendre, un combat auquel ses forces ne suffisaient vraiment pas.
Il avait lutté avec avantage contre les attaques de princes ambitieux et les
difficultés où l'enveloppait leur astucieuse politique, mais il ne pouvait
rien contre le mouvement qui entraînait les peuples du Péloponnèse. Ce
mouvement avait, du moins par ses aspirations les plus nobles, sa racine dans
le développement de la culture générale, et par là même il était irrésistible
; vaincu momentanément sur un point ou un autre, il ne pouvait cependant être
ni dompté ni refoulé. Il déchira donc avec une surprenante rapidité le réseau
dont la politique macédonienne avait, à force de temps et de soin, couvert la
plus grande partie de la
Grèce ; il trouva dans la confédération achéenne, sinon sa
vivante expression, du moins le commencement d'une organisation sociale qui,
pour la première fois, rendit possible l'association réelle et légalement
constituée d'un certain nombre de cités en un État fédératif. Cette
constitution fédérale devait être extrêmement séduisante pour les cités qui
se sentaient isolées ou impuissantes, on qui étaient dominées par des tyrans
ou des oligarques, d'autant plus qu'elle avait en elle-même l'instinct de
s'étendre de plus en plus, d'agrandir le domaine régi par le droit
égalitaire, par la logique de ses principes, de fortifier et d'assurer
l'exercice de ce droit. C'est ainsi que se leva, au milieu de cette race
grecque si longtemps impuissante et inconsciente, contre la Macédoine et
son influence jusque-là, prépondérante, une puissance nouvelle dont la force
ne consistait pas dans ses ressources matérielles, mais dans le principe
qu'elle renfermait en elle-même, si elle ne l'affirmait pas encore au grand
jour. Quel avenir attendait cette nouvelle organisation sociale ? Jusque-là,
c'était dans ses rapports avec les deux grandes puissances, la Syrie et l'Égypte, que la Macédoine avait
surtout fait sentir la place qu'elle tenait dans le monde ; elle avait
regardé les affaires de la
Grèce comme ses affaires particulières ; la Grèce faisait, pour
ainsi dire, partie du territoire macédonien. Et voici que soudainement elle
se voyait menacée par cette intervention significative de la Ligue ; voici qu'elle
était obligée de subir un antagonisme qui lui enlevait la grande situation
qu'elle avait prise jusque-là dans les affaires générales ; elle allait
s'embarrasser dans une foule de complications difficiles et très prochaines.
Antigone n'avait pu suivre en Grèce d'autre politique que la politique
conservatrice. Il avait besoin que la Grèce se tînt tranquille ; et, partout où il ne
pouvait étendre sa domination immédiate, il favorisait la formation d'un
pouvoir unique, d'une tyrannie qui, n'ayant qu'une existence de fait, lui
offrait la meilleure garantie du calme intérieur. Or, contre ce fait brutal,
contre le droit autoritaire de la domination étrangère ou de la tyrannie domestique,
s'élevait maintenant le droit inaliénable de l'autonomie et de la liberté
démocratique, et avec un tel dévouement, une telle abnégation, que cette
autonomie et cette liberté faisaient volontairement l'une et l'autre
l'abandon de leurs attributs essentiels à la communauté fédérale et à sa
souveraineté. Depuis Philippe et Alexandre, la monarchie avait cherché à
surmonter cette tendance des cités grecques à l'isolement, à les traiter
comme de simples communes comprises dans le cadre plus large de l'État, mais
jusqu'alors cette tentative n'avait réussi qu'en partie ; elle n'avait réussi
que par l'emploi de la force et tant que la force se faisait sentir.
Maintenant la même idée reparaissait par suite du nouveau mouvement qui
entraînait la race grecque, et elle devait devenir l'âme de la Ligue achéenne. Déjà, chez
les Achéens et les Doriens, des communes, grandes et petites, s'étaient
réunies pour confier chacune à la confédération qu'elles formaient leur
souveraineté, leur droit de faire la guerre, la paix et des alliances.
Égalité des poids et mesures, des monnaies, des droits commerciaux, une
constitution à peu près identique dans chaque ville alliée, la même autorité
fédérale, le même droit fédéral pour tous, voilà ce qui les unissait ; elles
étaient toutes protégées par une armée fédérale gouvernée par des magistrats
fédéraux. L'idée d'une organisation unitaire, mais combinée avec les
avantages de la liberté et de l'autonomie, avait été réalisée au sein de
cette Ligue plus complètement que dans aucune monarchie de l'époque, et, de
même que l'indépendance communale de chaque ville, ses droits locaux, ses
finances, son administration personnelle étaient sous la garantie de la
confédération, de même elle prenait part aux décisions de l'État tout entier
et votait sur le pied d'égalité dans l'assemblée de la Ligue[98].
Il est naturel que cette opposition une fois établie entre
la Macédoine
monarchique et l'État fédéral et libre que formait la Ligue achéenne, les
affaires du reste de la
Grèce se soient ressenties à tout propos de cette
polarisation nouvelle. La suite de ce récit montrera plusieurs phénomènes
fort remarquables en ce genre ; on a déjà parlé des événements importants de
Sparte, dont l'avortement devait amener bientôt une nouvelle tentative plus vigoureuse.
Une chose qui primait tout le reste en importance, c'est
la façon dont la Ligue
étolienne s'organisa au milieu de ce nouvel état de choses. Cette Ligue
était, il est vrai, à première vue, démocratique et, comme la confédération
achéenne, une réunion de tribus et de localités différentes ; mais il y avait
entre ces deux États fédéraux la même opposition absolue qu'entre les deux
plus grandes monarchies constitutionnelles de notre temps, dont l'une s'est
formée, pour ainsi dire, historiquement, et l'autre d'une façon antihistorique
et rationnelle[99].
En Étolie, l'union des communes en un tout qu'on peut, si l'on veut, appeler
démocratique était déjà ancienne[100]. Mais que cette
association était loin de former un État unitaire compact ! Les Étoliens
allaient, chacun de son côté ou par bandes, faire du butin ou le métier de
mercenaires, où bon leur semblait, à la façon des Klephtes, -lors même que la Ligue soutenait la guerre
la plus difficile et se voyait menacée sur ses frontières[101] ; tant l'État
avait peu de droits sur les facultés et la volonté de l'individu ! C'est à
peine s'il protégeait les alliés de la Ligue contre le pillage et la violence, ou s'il
leur assurait du moins des dédommagements. C'était encore la barbarie
primitive, la négation de l'État, la situation d'où le reste de la Grèce était sorti depuis
des siècles par l'organisation des cités. Quelques-unes de ces cités
entraient pourtant dans la
Ligue et devenaient étoliennes, comme Naupacte ou Amphissa[102], mais c'était
une dépravation, un retour au temps où régnait le droit du plus fort ;
c'était absolument le contraire de ce qui se passait dans la confédération
achéenne. On voit par des inscriptions que les Étoliens avaient mis la main
sur le tribunal des Amphictyons et qu'ils s'en servaient pour faire décréter
des exécutions qu'ils accomplissaient ensuite, sans aucun doute, à titre de brigandages
ordonnés par l'État[103]. Mais on ne
pouvait se protéger pacifiquement contre les incursions de quelques Étoliens
ou de toute leur communauté, par terre et par mer, qu'en entrant dans leur
Ligue ; à cette seule condition, le stratège était obligé de faire restituer
ce qui avait été pris, et les personnes lésées avaient recours aux synèdres étoliens[104]. On peut admettre
avec toute certitude que la
Ligue étolienne n'avait pas, comme la Ligue achéenne, uniquement
des membres jouissant de droits égaux ; un renseignement isolé nous apprend
que les Locriens d'Oponte, ne pouvant se refuser au
décret des Étoliens, prièrent le roi Antiochos de fixer le tribut que devait
envoyer la ville locrienne[105]. L'île de
Céphallénie[106]
doit avoir été tributaire de la même façon, et on ne peut guère supposer que
les villes béotiennes, vaincues en bataille rangée, puis contraintes de
s'attacher à la Ligue[107], y soient
entrées sur le pied d'égalité. Elles ont dû être considérées comme des
localités protégées, des métèques : du reste, nous ne savons rien de précis
sur ce protectorat. Nous verrons bientôt que des villes du Péloponnèse en
dehors de l'Élide, des îles aussi, et même, de l'autre côté de la mer,
Lysimachia, Chalcédoine[108], Cios,
appartiennent à la Ligue
étolienne et s'intitulent étoliennes ; elles conservent pourtant leur
ancienne constitution avec le Conseil et le peuple[109], et l'on ne
trouve nulle part que ces membrés lointains de la Ligue aient pris part aux
délibérations et aux élections de la communauté panétolienne, aux séances du
tribunal ou du conseil fédéral, y étant régulièrement et légalement
représentés ; ce ne sont pas des représentants, mais des ambassades qu'ils
envoient aux magistrats de la
Ligue, et on leur rend également réponse par des
ambassadeurs[110].
Ces quelques indications montrent déjà combien l'organisation politique de
l'ancienne Ligue était grossière et éloignée des idées constitutionnelles qui
avaient atteint en Grèce un si haut degré de perfection. C'est qu'autour de
la vieille communauté étolienne, comme autour d'un noyau, s'était déposée,
par une sorte de tassement tout mécanique, une masse inorganique de tribus et
de cités, voisines ou éloignées, les unes tributaires, les autres unies par
une amitié des plus élastiques, d'autres placées sous le protectorat de la Ligue, toutes ayant obéi
aux circonstances.
Pourtant l'Étolie, qui faisait la force et le centre de
cette confédération, était encore assez puissante et assez belliqueuse pour
donner à ses alliés et amis un véritable appui. Les guerriers étoliens
étaient sans contredit les plus redoutés dans tout le monde grec, et même au
loin, même au delà de la mer, on se croyait assuré contre tout danger dès que
l'on pouvait compter sur le secours toujours prêt de la Ligue ; celle-ci, aussitôt
que le besoin s'en faisait sentir, envoyait un corps de soldats commandé par
un stratège pour protéger la localité menacée[111]. On ignore si
les villes qui payaient tribut achetaient par là la protection constante de la Ligue ; en tout cas, les
Étoliens proprement dits formaient au sein de cette confédération la caste
guerrière, et l'on pourrait à certains égards comparer leur situation avec
celle qu'Athènes avait autrefois dans la confédération formée contre les
Perses.
Ces détails nous expliquent la politique extérieure de la Ligue étolienne. Les
Étoliens protègent tout d'abord leur propre territoire et les localités qui
se sont confiées à eux contre toute intrusion étrangère ; c'est ainsi qu'ils
combattirent sans cesse depuis le temps d'Alexandre l'ascendant de la Macédoine,
ainsi qu'ils avaient conservé jusque-là, sans la laisser entamer, leur fière
indépendance. Plus s'étendait le territoire placé sous leur protectorat, plus
ils percevaient de grands tributs et plus ils avaient d'occasions
d'entreprendre des expéditions lucratives. Des créations nouvelles, comme la
confédération achéenne ou la réforme d'Agis à Sparte, étaient donc
préjudiciables aux intérêts des Étoliens ; c'étaient de nouvelles puissances
capables de se défendre, capables de s'opposer à ce droit du plus fort que
revendiquaient hardiment les Étoliens et d'entamer le territoire qui
reconnaissait leur protectorat ; aussi recoururent-ils aux moyens extrêmes et
s'unirent-ils contre Agis et les Achéens au vieil ennemi de leur Ligue, à la Macédoine. Non
pas qu'ils voulussent désormais favoriser les agrandissements de la Macédoine ; ils
surveillent d'un œil jaloux la puissance de ce royaume et ne lui permettent
de s'arrondir que si la plus grosse part est pour eux. C'étaient eux qui
devaient le plus profiter au partage projeté de l'Achaïe. Ce partage avorta,
et deux ans s'étaient passés à peine que déjà les Étoliens s'unissaient aux
Achéens contre la
Macédoine. Ce n'est qu'en s'interposant ainsi entre les
deux États qu'ils se font enfin une politique, et, en réalité, leur politique
fut plus hardie, plus radicale que celle des Achéens, circonspecte et
bourgeoise ; ils se sentent assez forts pour grouper sans cesse de nouveaux territoires,
auprès et au loin, sous l'abri de leurs boucliers ; ils veulent être les
champions de la race grecque, et ce n'est pas le roi, ni ses tyrans, ce ne
sont pas les lois pacifiques et les traités des bourgeois de l'Achaïe qui
peuvent protéger comme leur bonne épée ; c'est devant cette épée que la Grèce doit
s'incliner et en elle qu'elle doit mettre sa confiance. Tel est le fier et
présomptueux sentiment qui anime la communauté et- ses chefs ; on voit à
chaque instant se manifester l'âpre énergie de cette race qui a gardé encore
son cachet primitif ; elle forme le contraste le plus complet avec l'Union
achéenne.
Mais revenons à l'époque où mourut Antigone. La Ligue achéenne commençait
à peine à se former, que déjà elle menaçait la Macédoine. Le
Péloponnèse était en paix, mais partout un danger sérieux et grandissant
s'amassait contre l'influence macédonienne ; en même temps la confédération
étolienne, dont la puissance n'avait subi aucune atteinte et embrassait déjà
la plus grande moitié de l'Hellade proprement dite, prenait l'importance la
plus alarmante. La
Macédoine, qui après la guerre de Chrémonide et après celle
de Cyrène était encore si fière et si humblement obéie, se voyait maintenant
au milieu d'embarras et de difficultés qui mettaient en question sa situation
de grande puissance.
Et la dernière et redoutable lutte qui avait éclaté en
Asie n'avait elle pas eu pour la monarchie syrienne des suites plus
désastreuses encore ? Il ne s'agit pas seulement des pertes immenses essuyées
dans l'Extrême-Orient ; mais l'Asie-Mineure en deçà du Taurus avait été
détachée de l'empire, et, dans l'Asie-Mineure même, le royaume séleucide d'
Antiochos Hiérax n'avait guère plus d'étendue que les pays de Bithynie, de
Pont et de Cappadoce ; il ne touchait déjà plus à la mer par aucun point. En
revanche, la supériorité de l'Égypte était devenue écrasante ; toutes les
côtes, depuis la Syrie
jusqu'à l'Hellespont et à la frontière de Macédoine, lui appartenaient,
formant une ligne à peine interrompue çà et là Mais la force intérieure du
royaume ne répondait pas à sa puissance extérieure. Il n'avait conquis cet
ascendant que parce qu'il avait reçu des premiers Lagides l'organisation
unitaire la plus compacte ; mais déjà les acquisitions nouvelles, Cyrène, la Syrie méridionale,
n'avaient pu être assimilées d'une façon aussi complète, anomalie qui devait
être d'autant plus dangereuse pour le royaume qu'il s'agrandissait encore par
de nouvelles et lointaines conquêtes, par celles-là précisément qui avaient
fourni jusque-là des points d'attaque si commodes contre la Syrie. La dynastie des
Lagides se contenta, dans ces contrées, d'établir des garnisons et de lever
des tributs ; mais, incapable, comme elle l'était, d'organiser et de
s'assimiler complètement les villes de la Phénicie, le grand pontificat de la Judée, les cités
grecques des îles, les côtes de l'Asie-Mineure, de la Thrace, de Cyrène, elle
n'avait fait que s'inoculer à elle-même la faiblesse dont avaient souffert
jusque-là la
Macédoine et la
Syrie ; elle était, comme ces deux puissances l'avaient été
jusqu'alors, forcée d'adopter une politique conservatrice, qu'une puissance
unitaire et vigoureuse par elle-même, un État formant un tout naturel, peut
seul pratiquer sans péril et même en y puisant un surcroît de force. Quelle
que fût la prépondérance de l'empire égyptien au moment où il avait remporté
ses plus grandes victoires et atteint sa plus vaste extension, ces causes de
faiblesse se manifestaient déjà Et quels sont ceux qui surent en tirer parti
? C'est un fait significatif que le petit État de Rhodes ait pu vaincre la
flotte égyptienne ; que les dynastes de Pergame, au milieu des troubles
provoqués en Asie-Mineure par la politique des Lagides, aient pu, tout en
combattant les Galates, non seulement amasser leurs grandes ressources
financières, mais encore conquérir une puissance morale grâce à laquelle ils
se tracèrent désormais leur propre voie ; que la Ligue achéenne ait grandi
d'abord à l'ombre du protectorat égyptien ; que l'Égypte enfin ait favorisé
dans le Péloponnèse cette même liberté qu'elle combattait à Cyrène et ne
pouvait terrasser en Ionie.
C'est ainsi que les luttes des trois grandes puissances et
la façon pour ainsi dire sommaire dont elles remaniaient les limites de leurs
domaines avaient fait naître partout de petits États d'un caractère local,
plus fermé et plus individuel ; ces petits États développèrent à leur tour
une énergie politique agissante et prompte, qui limita de plus en plus le
rôle des trois grandes puissances et multiplia presque à l'infini le
démembrement du système des États helléniques, tandis que le monde occidental
était déjà comme immobilisé tout entier dans l'antagonisme opiniâtre de Rome
et de Carthage.
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