Le système des États de l'Occident. — Rome et Carthage. — Situation
politique de la Sicile
: Hiéron et les Mamertins. — La première guerre punique. — La politique
orientale. — Guerres de l'Égypte dans le Sud. — Mort de Magas. — Antiochos
II. — La guerre de la succession de Bithynie. — Antiochos en Thrace. — La
deuxième guerre de Syrie ; Démétrios à Cyrène ; situation de la Grèce ; la liberté
de l'Ionie ; la liberté à Mégalopolis, à Sicyone ; mort de Démétrios ; paix.
— L'Orient séleucide ; l'empire d'Açoka ; l'Atropatène ; fondation des
royaumes de Bactriane et de Parthie ; royaumes des satrapes.
En face du système des États de l'Orient, tel qu'il
commence à s'établir à latin du temps des Diadoques, apparaît le système des États
de l'Occident, qui en diffère singulièrement et dont cette différence même
nous permet à présent de bien marquer le caractère.
Rappelons-nous, dans ses traits essentiels, la situation
de l'Orient. Aussi loin que s'étendaient le monde grec et l'empire perse, le
développement direct et naturel des peuples était épuisé ou interrompu
lorsque les victoires d'Alexandre réunirent ces peuples sous un seul empire
et, suivant l'expression d'un auteur ancien, les versèrent pêle-mêle dans une
seule et même coupe. Il y eut alors comme une immense fermentation : en vit,
au milieu de brusques et incessantes vicissitudes, tantôt l'un, tantôt
l'autre des Diadoques tirer à lui un pays ou un autre, ou même des agrégats
de pays, et les perdre tout aussi vite ; on vit s'annihiler les dernières
forces que les États devaient à la nature, à la tradition ou à l'esprit
national, et qui jusqu'alors avaient maintenu la vie dans leurs organes ; les
derniers liens qui forment et consolident l'État naturel furent rompus : là
où il en subsistait des restes plus vigoureux, dans les cités grecques, en
Macédoine, en Épire, le changement n'en fut que plus rapide, la destruction
plus radicale, et il en résulta finalement la destruction de tout droit
historique, la ruine de tout ce qu'avait produit la Nature. C'était
un vrai chaos, mais qui portait dans son sein les germes féconds d'un temps
nouveau ; il fallait seulement trouver une forme qui pût débrouiller ce chaos
et lui offrir en quelque sorte des centres de cristallisation.
Or c'est précisément, comme nous l'avons vu, ce que
réalisa, au point de vue politique, cette formation des trois grandes
puissances qui fut le premier résultat des luttes du temps des Diadoques. Ce
n'étaient plus des formations dues au hasard, des agglomérations arbitraires
; c'étaient des États qui commençaient à prendre une forme et un caractère
individuels, qui cherchaient à s'organiser d'après des principes politiques
déterminés. Dès qu'ils se sentirent en possession de cette existence
personnelle, les populations qui les séparaient les uns des autres eurent
hâte de sortir aussi de leur chaos, de se rattacher à eux, ou, si elles s'en
séparaient, d'arriver comme eux à une organisation qui leur fût propre. Que
l'on considère la différence des États ainsi formés avec les États
d'autrefois ; ils ne sont pas nés, comme ceux qui les ont précédés, du
développement spontané d'une force autochtone, comme la graine devient un
arbre successivement orné de fleurs, de feuilles et de fruits, et n'est ce
qu'elle doit être qu'après s'être ainsi développée et transformée peu à peu.
Ce sont plutôt des édifices élevés sur un plan artificiel, charpentés avec
les tronçons de ces arbres abattus, avec les débris et les fragments de ce
monde d'autrefois maintenant détruit.
Ce sont des États faits de main d'homme : ceux qui les ont
fondés connaissaient les moyens et les fins de l'œuvre, se rendaient compte
de la position géographique du pays, des besoins et des forces de ses
habitants, de leurs intérêts matériels et de leurs relations politiques ; en
un mot, ils sont l'œuvre d'individus à l'œil clairvoyant et à la volonté
énergique, ou, pour mieux dire, du besoin qu'a le monde transformé d'organismes
politiques nouveaux, conformes aux données rationnelles. L'État n'est plus
l'expression collective de la volonté nationale, mais un postulat qui cherche
de plus en plus à se réaliser, un cadre qui cherche à embrasser un nombre
incommensurable de rapports, une volonté qui tend à pénétrer des matières
mortes et en quelque sorte inorganiques, pour se les assimiler autant que
possible.
A ce monde s'oppose le monde occidental. Que de richesse
et d'éclat avait eu jadis l'hellénisme en Sicile et en Italie ! presque en
toute choses la
Grande-Grèce avait devancé la métropole, mais aussi elle
avait éprouvé avant elle ces conséquences de la vie hellénique, cette
désagrégation de tout ce qui est fourni directement par la nature, ce pli
rationaliste de l'intelligence, et elle avait eu l'occasion d'en faire
l'expérience au milieu de mille circonstances heureuses ou malheureuses.
Quoique le royaume d'Agathocle ne fût pas issu des victoires d'Alexandre, il
avait les mêmes caractères que les royaumes éphémères des Diadoques, et, si
peu que les cités italiennes eussent été atteintes par les secousses qui
avaient ébranlé les républiques grecques, elles n'en étaient pas moins
inconsistantes, ébranlées dans leurs fondements, n'ayant plus conscience de
leur nécessité, de leur droit à l'existence, et ne se sentant plus ni énergie
propre ni sécurité.
Les Grecs de Sicile et d'Italie avaient ce trait commun
avec les Carthaginois et les Romains d'avoir gardé le souvenir de leurs
origines historiques ; c'est en quoi ils diffèrent de beaucoup d'États de la Grèce et de la
plupart des anciens États de l'Orient. Ce ne sont pas des produits
autochtones ; le lien. qui les attache à ce sol, au monde environnant, se
fait au jour le jour et règle leur conduite suivant l'idée variable qu'on
s'en fait.
Je passe les degrés intermédiaires. Ces villes grecques
dont nous avons parlé, malgré des mœurs et une civilisation communes, n'ont
jamais pu fonder une communauté politique qui fût durable ; de même que la Grèce, leur
mère-patrie, elles succombèrent parce qu'elles furent incapables de
s'arracher à cette vie particulariste et comme sporadique où l'État était
déjà détruit dans ses prémisses, et d'arriver à une organisation politique
qui ne fût pas seulement affaire de théorie. Il n'en fut pas de même de Rome
et de Carthage. Ces deux villes conservèrent avec autant de ténacité
qu'aucune des villes helléniques leur constitution, mais elles ont su se
développer sans interruption de vie et de progrès ; tout en se formant et se
transformant sans cesse, elles gardent leur principe national, et c'est même
au milieu de ces vicissitudes qu'elles en ont la vraie possession et la
pleine conscience. Ce sont des organismes qui ont en eux-mêmes leur principe
vital ; une sève vigoureuse les a fait croître lentement. Chez elles, l'État
n'est pas une institution divine, comme dans l'ancien Orient ; il n'est pas
tout, il n'absorbe pas tout, comme dans les cités de la Grèce ; il est
l'œuvre des hommes, dont il résume et sauvegarde les intérêts particuliers.
Mais la constitution des deux villes est bien différente.
Rome est un État tout à fait agraire, et elle garde longtemps ce caractère
primitif, précisément parce que toutes les formes de la vie publique ont de
la souplesse et se prêtent à un développement continu. Longue et tenace est
la lutte de la plèbe des paysans francs-tenanciers contre les privilèges des
patriciens, en matière de droit public aussi bien qu'en ce qui concerne la
jouissance des revenus et des biens de l'État, et la constitution de la
république n'est que l'équilibre approximatif de toutes les obligations et de
tous les droits individuels. On se représente volontiers ces Romains comme
s'acheminant dès leurs premiers pas à la conquête du monde ; on voit dans
leur politique un système suivi de mesures sages et prévoyantes qui tendent
toutes au même but. Ce fut bien plutôt la nécessité de se conserver eux-mêmes
qui les poussa à des guerres toujours renaissantes et de plus en plus
violentes. Les Étrusques, les Gaulois, les Samnites, les menaçaient de ce joug
qu'ils leur imposèrent. Tout s'agençait si fortement dans cet État qu'il ne
pouvait frayer avec ses voisins qu'autant que le voisin prenait place ou
était forcé de prendre place dans cet organisme de droits et de devoirs.
Aussi longtemps qu'il n'entrait pas dans ce cercle régi par le droit, tant
qu'il continuait à se mouvoir dans sa sphère propre, il ne pouvait assumer
par voie contractuelle les obligations que Rome croyait nécessaires à sa
sécurité. Ainsi se forma autour du droit de cité complet, celui des Quirites,
une variété de droits qui allaient s'amoindrissant de degré en degré et n'en
étaient pas moins de vivantes ramifications de l'État.
Il en est tout autrement à Carthage. Par son origine comme
par son développement ultérieur, c'est un état commerçant, et jamais
peut-être la politique commerciale ne fut si exclusivement et dans des
proportions si grandioses l'âme de la vie d'un État. Si le droit régnait à
Rome, les intérêts matériels dominaient à Carthage : ils y réglaient la
constitution, les traités de commerce et tous les actes de la vie politique.
La riche civilisation des Sémites, qui en Orient était déjà depuis des
siècles affaiblie et éteinte sous la pression des conquêtes étrangères, avait
retrouvé à Carthage une vitalité nouvelle. Une industrie incroyablement
avancée, un soin extrême et les méthodes les plus rationnelles appliquées à
la culture du sol et à l'élève des bestiaux, une activité répandue dans
toutes les classes, un trafic considérable avec l'intérieur de l'Afrique
comme avec les côtes occidentales de la Méditerranée et celles de ce côté-ci de l'Océan
: telles étaient les bases matérielles de cet État. Il avait à sa tête une
aristocratie de riches marchands qui appliquaient au gouvernement la
politique bien comprise des intérêts matériels. Il s'agissait d'étendre le
plus possible la sphère du commerce carthaginois, d'étouffer toute
concurrence sérieuse, avant tout d'empêcher une puissance maritime et
commerciale de se former dans les parages de l'Occident. Pour arriver à ces fins,
l'État ne reculait ni devant les plus grands sacrifices matériels, ni devant
les entreprises militaires les plus audacieuses ; il ne s'était pas arrêté
avant d'avoir imposé aux autres colonies phéniciennes une alliance qui les
mettait dans sa dépendance, avant d'avoir chassé entièrement de la mer les
Phocéens, les Massaliotes, les Étrusques, ou de les avoir resserrés dans les
limites étroites des côtes les plus voisines. Carthage avait ainsi conquis
les positions commerciales les plus importantes, les Syrtes, Malte, les
Baléares effile d'Elbe, la pointe occidentale de la Sicile, et surtout la Sardaigne ; une
puissance navale considérable lui assurait la domination de la mer : des
guerres et des conquêtes nouvelles ne pouvaient donc devenir nécessaires que
si la politique commerciale de Carthage les exigeait impérieusement. On
évitait aussi longtemps que possible la guerre, qui coûte cher et convient
peu au caractère d'un État commerçant ; mais, dès qu'on en avait reconnu la
nécessité, ce gouvernement réfléchi, pré voyant, calculateur, sacrifiait sans
compter des sommes énormes, déployait dans la mise en œuvre de toutes les
ressources matérielles une énergie, une circonspection, une persévérance dont
nous ne trouvons d'exemple que dans la politique anglaise du XVIIIe siècle.
Nulle part ce caractère de la politique carthaginoise ne
se montre plus clairement que dans ses rapports avec la Sicile. On peut
assurer qu'elle n'intervint jamais dans l'île lorsque la race grecque y était
affaiblie, mais qu'elle intervint toujours lorsqu'elle se relevait, et
surtout lorsqu'elle menaçait de s'unifier. La nature des choses excluait le
commerce carthaginois des parages orientaux et des ports de la Grèce : la
possession des ports qui faisaient le commerce avec ces régions n'avait donc
pour lui presque aucune importance ; aussi les Carthaginois n'avaient-ils pas
intérêt à subjuguer l'aile entière, sans compter qu'il leur était difficile,
avec les seules ressources d'un État commerçant, de soumettre un peuple
libre, très cultivé, et qui avait les passions politiques très vives. Il leur
importait seulement d'empêcher l'union des divers États, union qui aurait
provoqué une concurrence du commerce ski-lien et créé une nouvelle puissance
maritime dans les mers d'Occident. Mais cette politique devait prendre une
tout autre tournure, depuis que les Romains subjuguaient peu à peu les
peuples de l'Italie et qu'ils avaient en leur pouvoir non seulement la côte
du Latium, mais aussi celles de la Campanie et de l'Étrurie, avec leurs ports importants,
leur commerce étendu, leurs produits aussi variés que recherchés. Depuis la
troisième guerre du Samnium, et depuis que le sort réservé au reste de
l'Italie n'était plus douteux, tous les efforts des Carthaginois tendaient
visiblement à occuper aussi complètement que possible la Sicile et à la dominer
d'abord au point de vue politique. Mais n'offrirent-ils pas aux Romains un
éclatant appui dans la première année même de la guerre contre Pyrrhos ?
C'est que Pyrrhos avait débuté par des succès inouïs : il venait réunir en un
seul royaume tous les Grecs d'Italie ; la Sicile allait lui appartenir, et il se
fonderait alors une puissante Union qui menacerait Carthage dans son
commerce, dans sa domination sur mer et même dans ses possessions ; il
fallait donc arrêter Pyrrhos en Italie et prêter aux Romains un concours
efficace. Les Romains le refusèrent, et les Carthaginois n'en furent que plus
empressés à s'emparer de la dernière ville de Sicile qu'ils n'eussent pas
encore occupée ou dominée. Le sort de Syracuse était sur le point de se
décider, quand, au moment où la résistance était à bout, Pyrrhos apparut.
Soudain, tout fut changé : quand on vit les villes l'une après l'autre se
donner à lui, les plus énergiques efforts être impuissants à arrêter sa marche
victorieuse ; lorsque toute l'île, à l'exception de Lilybée, était déjà en sa
puissance, alors — il est vrai qu'à ce moment les Romains avaient déjà entamé
ses conquêtes en Italie — les Carthaginois lui offrirent la paix et
proposèrent de renoncer à à condition de garder ce Gibraltar de la Sicile. Pyrrhos
refusa : pour avoir voulu fonder une puissance maritime en Sicile et
s'étendre jusqu'en Afrique, il vit bientôt sa conquête éphémère lui échapper.
Il n'était pas plus heureux en Italie, où la puissance
romaine s'étendait déjà sur la moitié de la péninsule. Or, n'est-il pas
inconcevable que Carthage ait laissé les Romains s'emparer de Tarente et de
Rhégion ? N'est-il pas plus inconcevable encore qu'elle n'ait pas en même
temps soumis la Sicile
tout entière, qu'elle ait laissé Messana aux Mamertins, Syracuse à Hiéron ?
Oui, tout cela est inconcevable à qui ne se représente pas clairement les
moyens et les fins de la politique carthaginoise. Carthage ne : pouvait pas
ignorer ce que lui ménageait la réunion de toute l'Italie sous la domination
romaine, ni quel danger courait son commerce depuis que ces actives cités
grecques de la côte étaient sous la protection des Romains, ni quelle
rivalité menaçait sa puissance maritime, puisque la nécessité de protéger et
le commerce de ces côtes et les côtes lointaines devait, dans un délai plus
ou moins long, amener Rome à fonder une puissance maritime que des villes
comme Tarente pouvaient sérieusement contribuer à établir. Elle savait aussi
que sa flotte elle-même ne pouvait empêcher de passer d'Italie en Sicile :
Pyrrhos venait de le lui apprendre. Mais la politique de Carthage, comme
celle de tous les États commerçants, était plus positive que fière, plus
tenace et plus persévérante que prompte à agir ; elle aimait mieux avoir
l'air d'être dans son droit et de se défendre par nécessité qu'elle n'était
disposée à prendre hardiment l'initiative : aussi fut-elle devancée par les
événements. Lorsque Pyrrhos quitta la Sicile, Rome se vit de nouveau sérieusement
menacée, et la politique carthaginoise pouvait se contenter de regagner l'île
presque tout entière : Syracuse et les Mamertins, les petits États et leurs
éternelles dissensions lui offraient des occasions sûres d'intervenir à son
gré et toujours d'une façon décisive. Mais voici que les Romains triomphent à
Bénévent et que Pyrrhos quitte l'Italie ; seulement ces mêmes Romains se
reposent ensuite pendant toute l'année et laissent se passer une autre année
sans inquiéter Tarente et les brigands de Rhégion : ne pouvait-on pas se
tromper à Carthage sur les intentions de Home ? On se rend encore très bien
compte des opinions différentes qui étaient en présence dans le sénat de
Carthage. En effet, quand en 272 Rome se tourna contre Tarente, la flotte que
les Carthaginois avaient en Sicile se montra devant cette ville ; mais, les
Romains s'en étant plaints plus tard, on répondit que le général avait
entrepris cette expédition sans en avoir reçu l'ordre. Il fallait donc que la
question eût été discutée tout au long dans le Sénat carthaginois, et ce
général avait agi dans le sens de la minorité qui voulait que l'on garantit
aux Tarentins et aux brigands de Rhégion la même indépendance que Carthage
laissait en Sicile à la ville de Syracuse et aux brigands (le Messana. Mais
pourquoi cette opinion n'avait-elle pas prévalu ? C'est que la protection
accordée à Tarente engageait forcément les Carthaginois dans une guerre qui
eût attiré les Romains en Sicile, et Carthage ne voulait paraître à aucun
prix avoir commencé les hostilités ; cette guerre ne devait être entreprise
que si Rome essayait de fonder une puissance maritime, et alors en la ferait
avec toute la vigueur possible. En ouvrant maintenant les hostilités contre
Rome, Carthage serait obligée de combattre sur terre pour conserver Tarente,
et les pertes incalculables, les sacrifices pécuniaires qu'une telle guerre faisait
prévoir, ne semblaient pas en rapport avec les avantages qu'on en pouvait
espérer. Il ne fallait pour le moment que s'assurer d'une prépondérance
incontestée en Sicile ; enfin, on pouvait compter d'autant plus certainement
sur une reprise des hostilités en Italie de la part du roi d'Épire que, de
l'autre côté de la mer Ionienne, sa puissance prenait de jour en jour une
extension plus grande. Du reste, on était généralement disposé à considérer
le détroit de Sicile comme la limite naturelle entre les deux empires, et on
pouvait bien, au moment même où l'on déclarait impossible de ne pas
abandonner l'Italie aux Romains, se prononcer de la façon la plus décidée
contre une intervention éventuelle de Rome dans les affaires de la Sicile[1].
Mais quelle différence entre la situation des Romains eu
Italie et celle des Carthaginois en Sicile ! D'un côté, tous les peuples
nouvellement soumis subissant les effets d'une centralisation rapide et
énergique, des colonies romaines placées à tous les points stratégiques
importants ; de l'autre, les possessions carthaginoises voisines de deux
petits États qui n'étaient aucunement disposés à subir l'influence punique.
Tant que la légion révoltée put tenir à Rhégion, les Mamertins qui occupaient
Messana furent ses alliés et imposèrent tribut à bon nombre des villes de la Sicile. Carthage
ne tenta rien contre eux et ne protégea même pas ses propres possessions :
elle jugeait sans doute qu'il était de son intérêt de laisser Syracuse
s'épuiser dans sa lutte avec ces bandits. Syracuse était en proie à la
discorde ; l'armée des mercenaires se révolta contre les citoyens, alla
camper hors des murs, et choisit comme chefs Artémidore et Hiéron. Les auteurs
anciens s'accordent tous à louer Hiéron : son intelligence, la noblesse de
ses sentiments, l'énergie de sa volonté, l'estime dont il jouissait, tout
l'appelait à devenir le sauveur de Syracuse. Il quitta le camp et entra
discrètement dans la ville ; il désarma les conjurés et fit preuve, en
rétablissant l'ordre, de tant de modération et de largeur d'esprit, que les
citoyens à leur tour le nommèrent unanimement leur général[2]. Pour apaiser les
émeutes qui recommençaient dans la ville toutes les fois que les troupes s'en
éloignaient, il s'allia avec Leptine, un des hommes les plus braves et les
plus influents de Syracuse, et épousa sa fille, cette Philistis tant
célébrée. N'ayant plus rien à craindre des bourgeois, il songea à se
débarrasser de ces arrogants et intraitables mercenaires qui ne faisaient que
causer à chaque instant des désordres : il les mena contre les Mamertins, et,
formant l'arrière-garde avec les Syracusains qu'il avait armés à cet effet,
il les laissa attaquer l'ennemi, qui les battit et les écrasa complètement. A
son retour, il commença à recruter une nouvelle armée, tout en exerçant aux
armes les citoyens. Nous avons déjà dit qu'il envoya des vivres et des
troupes auxiliaires aux Romains, lorsque ceux-ci attaquèrent les rebelles de
Rhégion : ce fut une première et très importante tentative pour se soustraire
à la dépendance politique de Carthage. Pendant que les Romains assiégeaient
Rhégion, comme les Mamertins, enhardis par l'extermination des mercenaires,
recommençaient leurs incursions dans le pays des Syracusains et dans
l'intérieur de l'île, Hiéron marcha brusquement contre Messana. Les Mamertins
accoururent pour débloquer leur ville, mais Hiéron se jeta sur Mylæ, une
place qu'ils occupaient sur la côte septentrionale, et la prit d'assaut[3]. Ce fut, à ce
qu'il parait, l'année suivante (270)
qu'il se mit à attaquer les villes occupées par les Mamertins dans
l'intérieur de l'île ; elles furent prises l'une après l'autre. Déjà
l'occupation de Tauroménion, de Tyndaris et de Mylæ avait refoulé les
adversaires dans l'extrémité orientale de Ille, quand une bataille livrée sur
le Longanos, dans la plaine de Mylæ, trancha la question en faveur d'Hiéron :
les chefs des Mamertins furent faits prisonniers et leur puissance brisée du
même coup. Hiéron fut à son retour salué roi par les Syracusains et leurs
alliés, qui lui payaient ainsi leur dette de reconnaissance[4].
C'est à ce moment critique que nos renseignements manquent
de clarté ; il s'écoule ensuite cinq années sur lesquelles nous n'avons que
peu d'indications suivies. Voici les faits principaux. Pourquoi Hiéron, au
lieu de s'en retourner à Syracuse, n'essaya-t-il pas, après sa victoire, de prendre
Messana ? La chose eût été d'autant plus naturelle, que les anciens habitants
de la ville, expulsés par les Mamertins, n'a-raient pas peu contribué au
succès de la journée de Mylæ. Si Hiéron ne le fit pas, ce fut sans doute à
cause des Carthaginois, qui n'auraient pas pu laisser l'allié des Romains
délivrer aussi Messana et étendre sa domination sur plus d'un tiers de l'île.
Et d'ailleurs, son propre intérêt devait le dissuader d'une entreprise qui
aurait pu fournir aux Romains, ses alliés, une occasion de s'immiscer dans
les affaires de la Sicile
: il perdait son indépendance s'il ne savait pas tourner à son profit la
rivalité de Rome et de Carthage. Il jouait un jeu bien aventuré. Le plus
simple eût été de faire alliance avec les Mamertins ; mais c'est ce que
Carthage n'aurait pas laissé faire, ce que Rome n'aurait Pas approuvé, ce que
Syracuse n'aurait pas accepté sans répugnance ; d'ailleurs les Mamertins
eux-mêmes, indécis sur ce qu'ils devaient faire, n'étaient divisés que sur la
question de savoir s'ils allaient se jeter dans les bras de Rome ou de
Carthage. En un mot, dans de telles circonstances, tous les partis
imaginables aboutissaient à la guerre, sauf celui de ne rien faire ; et
encore la temporisation elle-même ne pouvait que retarder, sans l'empêcher,
l'explosion de cette lutte entre Rome et Carthage qui était devenue une
inéluctable nécessité.
A Rome aussi bien qu'à Carthage, on voyait clairement ce
qui devait arriver, et l'on fit de part et d'autre tous les préparatifs qu'il
était possible de faire. Carthage renforça sa station maritime près de l'île
Lipara et les contingents de son armée de terre dans ses possessions en
Sicile ; pendant ce temps, Rome se hâtait d'achever la pacification de
l'Italie et d'établir plusieurs colonies pour s'assurer de l'intérieur et des
côtes de la péninsule. On procédait avec les plus grandes précautions, et
chacun était attentif au moindre mouvement de l'autre.
Quelle fut l'occasion prochaine de la guerre, nous
l'ignorons ; Polybe ne le dit pas, et ce que d'autres rapportent d'une
nouvelle attaque d'Hiéron, qui aurait décidé les Mamertins à recevoir une garnison
carthaginoise, ne peut pas être exact ainsi présenté[5]. Les Mamertins
n'étaient déjà plus libres de prendre une décision ; leur sort dépendait des
négociations entre Rome et Carthage, négociations qui, sans aucun doute,
étaient alors conduites avec une grande activité. C'est maintenant que Rome
se plaignait de cette apparition, antérieure de quelques années, d'une flotte
carthaginoise devant Tarente. Le Sénat carthaginois affirma sous la foi du
serment que le général avait agi sans ordre, et se plaignit à son tour de
l'alliance des Romains avec Hiéron ; peut-être même demanda-t-il à Rome de
rompre cette alliance, ce à quoi Rome ne pouvait naturellement pas consentir.
C'est là que nous manque le fait décisif, qui n'a guère pu être autre chose
qu'une démonstration hostile des Carthaginois contre Messana, suivie
presqu'aussi nécessairement d'un mouvement menaçant d'Hiéron. Les Mamertins
virent qu'ils succomberaient inévitablement à une attaque soit d'Hiéron, soit
des Carthaginois. Ces derniers avaient bien un parti dans la ville, mais le
plus grand nombre les craignait. On finit donc par s'adresser aux Romains ;
on demanda des secours, et les consuls romains appuyèrent la requête.
Jamais le Sénat romain n'a tenu de séances plus
mémorables. Sans doute, ces Mamertins étaient des brigands, tout aussi bien
que les Campaniens de Rhégion qu'on venait de châtier si durement ; ils
avaient même pris part aux violences et aux pillages de ces derniers.
Accepter leurs propositions, c'était offenser brutalement Hiéron, cet allié
qui avait prêté un si vaillant concours au siège de Rhégion ; mais d'autre
part, les refuser, c'était jeter les Mamertins dans les bras des
Carthaginois, c'était non seulement abandonner à ceux-ci la Sicile entière, mais
encore leur livrer la position qui commandait le détroit et d'où l'on pouvait
à chaque instant envahir l'Italie. On délibéra longtemps ; enfin le Sénat
finit par rejeter la proposition des consuls. Les consuls la portèrent devant
le peuple. Durement éprouvées par les guerres antérieures, dit Polybe, et
sentant le besoin de tout faire pour se procurer plus de bien-être,
persuadées d'ailleurs du profit que l'État aurait à cette guerre et comptant
sur les avantages considérables et manifestes que chacun en particulier, au
dire des consuls, devait en retirer, les tribus décidèrent d'envoyer les
secours et chargèrent le consul Appius Claudius de se rendre à Messana. On a
vu dans cette décision une honte éternelle pour Rome, un premier symptôme de
corruption démocratique : ce fut un acte de nécessité politique, ce fut la
plus grande, la plus audacieuse résolution que le peuple ait jamais prise.
Est-ce ce vote du peuple, ou l'approche d'Hiéron, ou
l'appel du parti punique parmi les Mamertins, ou toutes ces raisons à la fois
qui décidèrent le général carthaginois ? Toujours est-il qu'il entra à Messana
et mit garnison dans la citadelle. Cela se passait vers le printemps de
l'année 264. Hiéron, que cette décision des Romains avait écarté d'une façon
si blessante, ne pouvait voir qu'avec plaisir l'arrivée des Carthaginois ; il
conclut avec eux une alliance défensive contre les Romains. Il se passa du
temps avant qu'on vit paraître les troupes romaines ; enfin le légat C.
Claudius, envoyé par le consul avec quelques trirèmes et un petit nombre de troupes,
arriva à Rhégion. La flotte carthaginoise l'empêcha de franchir le détroit ;
il essaya d'entrer en pourparlers et vint en canot à Messana : Hannon le
renvoya, mais ses communications n'en avaient pas moins mis les Mamertins en
grand émoi. Il revint une seconde fois ; il prit la parole dans l'assemblée :
il dit que les Romains voulaient délivrer la ville et n'avaient pas d'antre
intention ; que la possession de Messana ne pouvait pas les tenter ; que
lui-même s'en retournerait dès que les affaires de la ville seraient en
règle, mais qu'il était obligé de demander l'éloignement des Carthaginois ;
que si ces derniers se croyaient des droits si légitimes, ils n'avaient qu'à
les soumettre à un tribunal d'arbitres. Il termina en promettant des secours
aux Mamertins, et parce qu'ils étaient d'origine italienne, et parce qu'ils
avaient imploré la protection de Rome.
Hannon était dans une situation difficile : c'étaient les
Mamertins qui l'avaient appelé ; s'ils voulaient maintenant s'allier aux
Romains, il ne pouvait les en empêcher que par un coup de force, et il se
croyait obligé d'éviter à tout prix que les Carthaginois eussent l'air
d'avoir violé la paix. Le légat tenta de nouveau de passer avec ses trirèmes
: le courant et la violence du vent poussèrent plusieurs embarcations du côté
des vaisseaux carthaginois qui croisaient dans le détroit. Hannon renvoya
intacts les bâtiments et les équipages, en rappelant les Romains au respect
des traités. Le légat ne tint nul compte de cet avis : il fit moins d'attention
encore au serment fait par Hannon de ne pas même permettre aux Romains de se
laver les mains dans la mer. Cet essai infructueux n'avait fait qu'exciter
l'impatience du légat ; il le renouvela, aborda sans empêchement et fut reçu
avec enthousiasme par les Mamertins. Il les réunit en assemblée : Inutile, dit-il, de
recourir aux armes ; vous n'avez qu'à décider si vous voulez, oui ou non,
garder les Carthaginois dans votre ville. Hannon se crut obligé de
descendre de la citadelle et de venir se justifier devant l'assemblée de
s'être, comme on le lui reprochait, emparé par force de la ville. Après une
vive altercation, C. Claudius ordonna de le saisir et, au milieu des cris
d'approbation des Mamertins, il fit conduire en prison le général de
Carthage. Hannon ne fut remis en liberté qu'après avoir donné l'ordre à la
garnison carthaginoise d'évacuer la ville, et il s'en retourna dans sa
patrie, où il expia sur la croix ses demi-mesures.
Aussitôt les forces carthaginoises en Sicile reçurent
l'ordre de marcher en avant. Hannon, fils d'Hannibal, partit de Lilybée,
laissa dans le sud une forte garnison dans l'importante ville d'Agrigente,
longea la côte septentrionale et se dirigea vers Messana : il établit son
camp à Eunéis, pendant que la flotte jetait l'ancre près du cap Pélore. En
même temps, Hiéron, qui venait de conclure une alliance formelle avec les
Carthaginois, arrivait par le sud et allait camper de l'autre côté de la
ville sur le mont Chalcidique. Messana était entièrement investie ; les
vivres lui étaient coupés et elle avait à soutenir des attaques quotidiennes,
car on devait désirer de la prendre avant l'arrivée de l'armée consulaire.
Mais déjà Appius Claudius était à Rhégion ; il s'embarqua à la faveur de la
nuit : son arrivée à Messana fut aussi heureuse qu'inattendue. Mais que faire
? des deux côtés de la ville étaient établis des camps solidement retranchés
; et à l'intérieur les vivres manquaient ; on était coupé de l'Italie, et
l'ennemi était le maître sur terre et sur mer : le consul semblait être tombé
dans le piège. Il fit d'abord savoir aux deux camps que Rome ne demandait que
la cessation des hostilités contre les Mamertins. On repoussa ses
propositions : il ne lui restait qu'à vaincre sans retard ; les ennemis
n'avaient d'ailleurs pas encore opéré leur jonction. Il se jeta sur les
Syracusains ; la lutte fut longue et opiniâtre, mais les Romains finirent par
l'emporter et ils poursuivirent Hiéron jusqu'aux retranchements de son camp.
Soupçonnant sans doute une trahison des Carthaginois, qui n'avaient pas
empêché le consul de passer le détroit et n'avaient pas envoyé les secours
que le roi attendait pendant la bataille, Hiéron évacua son camp, passa les
montagnes et se retira à Syracuse. Cette fuite décida de tout. Le consul se
garda de le poursuivre et se tourna dès le lendemain contre les Carthaginois[6]. Il essaya en
vain de forcer leurs retranchements, mais, comme il se retirait et que les
ennemis s'étaient risqués à le poursuivre, il se retourna, tomba sur eux, en
tua un bon nombre et força les autres à s'enfuir dans leur camp.
Les Carthaginois paraissent avoir aussi abandonné leurs
positions ; le consul dévasta les deux territoires ennemis. Il s'avança
jusqu'à Égeste ; son intention ne pouvait être que de pousser à la défection
les villes grecques soumises aux Carthaginois. Il envahit ensuite le
territoire d'Hiéron : les villes demandèrent la paix l'une après l'autre ;
déjà l'armée romaine campait devant les murs de Syracuse, et les deux
nouveaux consuls arrivaient sans obstacle avec quatre légions (263). Hiéron se trouvait, au point de vue
politique, dans une position fausse ; les circonstances lui avaient imposé
l'alliance avec Carthage, et ses alliés ne le soutenaient pas ; quand leur
flotte s'approcha, il était trop tard ; les Sicéliotes avaient perdu courage.
Une plus longue résistance ne laissait pas entrevoir la moindre chance de
succès ; au contraire, Hiéron pouvait espérer que les consuls lui
accorderaient une paix acceptable, et parce qu'il avait été l'ami des
Romains, et parce qu'il pouvait contribuer à l'entretien de leur armée, que
les forces navales des Carthaginois rendaient extrêmement difficile. Il entra
en pourparlers : les consuls demandèrent la reddition des prisonniers
romains, une contribution de guerre, la cession des villes enlevées aux
Mamertins ; c'est à ces conditions que la paix se conclut et que Hiéron
devint l'allié des Romains.
Le cours ultérieur de la première guerre punique n'entre pas
dans le cadre de notre récit. Carthage déploya dans la lutte toutes ses
ressources matérielles ; Rome fit preuve de ressources morales encore plus
grandes : la guerre se continua pendant vingt ans, avec les vicissitudes les
plus variées et les plus étonnantes péripéties. Nous y reviendrons au moment
où elle touchera à sa fin.
Après la guerre avec Pyrrhos, les Grecs d'Italie étaient
devenus ou les sujets ou les alliés de Rome ; cette première guerre punique
ruina les États grecs de la
Sicile, à l'exception du petit territoire qui prospéra sous
la puissance tutélaire d'Hiéron[7] et qui n'avait
d'ailleurs d'autre importance politique que d'être utile à l'entretien des
armées romaines.
Mais comment se comportèrent les puissances orientales
pendant cette guerre mémorable ? La tradition nous fait ici entièrement
défaut : nous ne trouvons rien qui nous indique que ces États aient eu des
rapports avec l'Occident, ni qu'ils s'en soient souciés ; on pourrait croire
qu'ils assistèrent au spectacle de ses démêlés avec l'indifférence la plus
irréfléchie. Mais c'est ce qui est impossible, pour peu que nos observations
précédentes sur l'état politique de l'Orient aient quelque fondement. Sans
parler de Timoléon, d'Alexandre le Molosse ou des corps expéditionnaires
envoyés de Sparte, les événements du temps d'Agathocle, de Démétrios et de
Pyrrhos, aussi bien que l'alliance de Ptolémée Philadelphe avec Rome, nous
montrent clairement quels étaient les rapports de l'Orient et de l'Occident.
Les intérêts des États grecs d'Occident étaient à coup sûr assez vivement
défendus dans les différentes cours de l'Orient par les réfugiés politiques
qui avaient quitté l'Italie devenue romaine ou la Sicile redevenue
carthaginoise : qu'on se souvienne seulement de l'Italiote Lycinos, auquel
Antigone, après sa victoire, confia le commandement dans Athènes en qualité
de phrourarque.
Mais parmi les puissances orientales, lesquelles allaient
intervenir ? Le temps n'était plus où la ville de Corinthe pouvait secourir
et sauver sa fille de Sicile, où, en luttant glorieusement contre les
Carthaginois, elle aurait pu remplir ses devoirs de métropole et servir en
même temps les intérêts de son commerce. Sparte, toujours disposée autrefois
à envoyer à la Sicile
et à l'Italie des chefs et des soldats, était elle-même soumise aux épreuves
les plus diverses dans le Péloponnèse, et cela juste au temps où son
intervention eût peut-être été décisive (270-263).
Que si, dix ans plus tard, un Spartiate commande dans l'armée des mercenaires
grecs au service de Carthage, Sparte n'y est pour rien. C'est le fils de
Pyrrhos, Alexandre, qui aurait eu les raisons les plus pressantes de prendre
part aux événements de l'Occident ; à défaut d'autres preuves, l'alliance de
famille conclue plus tard avec Hiéron[8] nous montre que
ses regards étaient toujours fixés sur ces contrées où il avait fait ses
premières armes sous les yeux de son père ; mais il fut empêché de rien
entreprendre par les affaires de son propre pays, d'abord par sa lutte contre
les Dardaniens, ensuite par les vicissitudes de la guerre de Chrémonide, qui
paraissait d'abord lui assurer la possession de la Macédoine, mais
qui finit par mutiler son royaume et le réduire à un rôle presque
insignifiant.
L'Égypte était la seule puissance capable d'intervenir
d'une façon décisive dans cette lutte pour la possession de la Sicile. Les intérêts
de l'Égypte demandaient la plus grande extension possible du commerce, le
plus grand développement possible de sa marine, qu'elle avait besoin de
rendre supérieure à toute autre ; à l'un et l'autre point de vue, l'État
carthaginois était pour elle un obstacle d'autant plus gênant que, si les
villes phéniciennes sous la domination de l'Égypte prenaient de nouveau part,
comme on peut le supposer, au commerce du Sud, on pouvait aussi prévoir
qu'elles renoueraient leurs anciennes relations avec les contrées lointaines
de l'Occident. Le mariage de la sœur de Magas avec Agathocle de Syracuse nous
prouve que déjà le premier Lagide comprenait de quelle importance était pour
Alexandrie et Cyrène le commerce avec Syracuse, et néanmoins l'Égypte ne
pouvait avoir intérêt à favoriser la formation d'une puissance
italo-sicilienne de race grecque, d'une puissance indépendante qui aurait
tout au plus refoulé les Carthaginois pour s'agrandir à leurs dépens.
Ptolémée agit donc avec une parfaite clairvoyance, quand, après la retraite de
Pyrrhos, il conclut avec Rome une alliance qui naturellement ouvrait les
ports de l'Italie an commerce égyptien, dont Puteoli semble avoir été de
bonne heure la station principale. La concurrence de l'industrie italienne
était d'autant moins à redouter que presque toutes les cités grecques,
autrefois si actives, avaient été ruinées par les guerres des dernières
années ; en revanche, les matières premières fournies par l'Italie devaient
être d'une importance extrême pour la fabrication égyptienne, la laine surtout,
car en Égypte, à ce qu'il semble, la culture du coton ne faisait que de
commencer. On nous rapporte un trait bien significatif[9] : la guerre
durait encore et l'équipement des flottes nouvelles qu'on envoyait coup sur
coup en mer avait fortement compromis les ressources des deux États ennemis ;
Carthage essaya de négocier auprès de Ptolémée un emprunt de 2.000 talents.
Le roi entretenait de bonnes relations avec les deux puissances et essaya de
les amener à faire la paix ; voyant son intervention sans effet, il répondit
aux Carthaginois : « que c'était pour lui un devoir de défendre ses amis
contre des ennemis, mais non pas contre des amis ». On peut douter qu'il eût
appliqué ce même principe, si Rome avait été réduite à la même extrémité où
se trouvait déjà Carthage. Comme allié des deux États, il avait tous les
avantages d'une neutralité qui ouvrait aux vaisseaux de l'Égypte même la
partie de la mer où dominait Carthage ; la situation de plus en plus critique
de cette ville ne pouvait aboutir qu'à un affaiblissement de sa puissance maritime,
tandis que, vu la nature de l'État romain, il n'y avait pas lieu
d'appréhender sérieusement qu'il voulût s'emparer de la mer et devenir une
puissance commerciale. On pourrait même, à la façon singulière dont un des
poètes de la cour d'Alexandrie qualifiait les îles de Corse et de Sardaigne,
supposer qu'à Alexandrie l'attention était fixée sur elles[10].
Ainsi rattachés les uns aux autres, ces faits nous
expliquent l'attitude de l'Orient pendant la grande guerre qui divisait
l'Occident. Si, comme il n'y a pas en douter, la guerre de Chrémonide et la
mort d'Antiochos Jr furent suivies indubitablement de plusieurs années de
paix, ce répit dut servir les intérêts de Ptolémée et lui permettre de
reprendre ses expéditions en Arabie et en Éthiopie, expéditions qu'il avait
peut-être déjà commencées avant ce temps et qui étaient pour lui d'une
importance incalculable, non seulement parce qu'elles élargissaient son
empire, mais aussi parce qu'elles étendaient et protégeaient le commerce de
son pays avec l'Inde et le sud de l'Afrique. C'est Ptolémée II, nous dit-on
sommairement, qui a le premier découvert la côte des Troglodytes[11] : on fonda une
série de remarquables établissements sur les côtes de la mer Rouge pour consolider
cette nouvelle conquête[12]. Plus loin au
sud, on trouva des éléphants en grand nombre, et Ptolémée II commença à les
faire prendre pour s'en servir à la guerre[13] : sa puissance
militaire en devint plus forte, et l'on pouvait espérer d'avoir acquis la
supériorité que les éléphants de l'Inde donnaient aux armées syriennes. Ces
entreprises, autant que, l'on peut en juger par la présence de noms grecs
dans la région et par des vraisemblances suggérées d'elles-mêmes à l'esprit,
se sont étendues jusque sur certains points de la côte arabique[14] ; mais
l'expédition la plus remarquable est encore celle de Ptolémée Philadelphe
dans l'intérieur de l'Éthiopie[15].
Malheureusement, on ne trouve nulle part le moindre renseignement sur le
temps et les circonstances où se fit cette campagne. Nous avons déjà rapporté
qu'un homme qui avait reçu une éducation grecque, Ergamène, renversa l'État
théocratique de Méroé et fonda une puissance militaire. Le nom d'Ergamène se
trouve sur les hiéroglyphes de Dakkeh, et ceci nous montre que son empire
touchait de bien près à celui de l'Égypte. Est-ce contre lui que Ptolémée
dirigea son expédition ? ou n'entra-t-il en scène qu'après que cette
expédition du Lagide eut ébranlé l'État sacerdotal ? C'est à partir de cette
expédition que l'Éthiopie s'ouvrit à la science et à la civilisation
grecques. Les remarquables antiquités que Ferlini a trouvées dans les ruines
de la Pyramide
de Kourgos portent indubitablement le caractère d'un travail grec ; des
explorateurs grecs s'installèrent à Méroé et de là remontèrent dans les
contrées situées plus loin[16]. C'est en
partant en même temps et de ces contrées et des colonies de la côte que l'on
retrouva les descendants de ces guerriers égyptiens qui, quatre siècles
auparavant, au moment où Psammétique enrôlait des aventuriers grecs et les
installait en Égypte comme caste guerrière, avaient émigré et s'étaient fixés
dans ce pays ; c'est sur cette même côte que fut plus tard fondée Adule, où
un moine de l'époque byzantine copia une inscription grecque destinée à éterniser
le souvenir des immenses conquêtes de Ptolémée III. En un mot, les deux
expéditions de Ptolémée Philadelphe furent le point de départ de découvertes,
de conquêtes et de nouvelles relations commerciales que nous connaissons
imparfaitement sans doute, mais qui nous montrent quelle extension la
puissance égyptienne avait prise aussi de ce côté-là[17]. Solidement
assise et inattaquable dans le sud, l'Égypte avait dans la Cœlé-Syrie et dans
Cypre deux bastions avancés qui la protégeaient contre les Séleucides ; il ne
lui manquait plus que Cyrène pour arrondir le cercle de ses possessions, et
le traité conclu avec le roi Magas, traité d'après lequel la fille unique et
seule héritière de ce dernier était fiancée dès l'enfance au jeune héritier
du trône d'Égypte, assurait tout au moins la réunion éventuelle de cette
province, qui devait achever de consolider la puissance de l'Égypte, la
rendre absolument inattaquable et lui assurer la plus redoutable supériorité.
Tout l'intérêt de la politique internationale devait nécessairement se
concentrer sur Cyrène ; les cours de Macédoine et de Syrie devaient tout
tenter' pour faire échouer cette réunion de Cyrène à l'Égypte. Quand Magas
mourut, son héritière était encore une enfant, et il ne pouvait être avant
longtemps question de son mariage : l'autorité était pendant ce temps confiée
à ses tuteurs ; et l'on comprend quelle grande influence devait avoir la
reine-mère. Elle était de la famille des Séleucides ; les fiançailles et le
traité avaient été faits contre sa volonté. Si dans la Pentapole un parti
important désirait la réunion à l'Égypte, la politique anti-égyptienne de la Macédoine et de
la Syrie
avait un ferme appui dans la veuve du feu roi : cette reine était entièrement
dévouée aux intérêts de son frère et de son oncle ; à la première occasion,
ces relations que le vieux roi Magas avait nouées avec l'Égypte allaient se
rompre.
Mais quelle fut cette occasion ? Si les nouveaux
différends entre les trois grandes puissances sont assez motivés par
l'extension en tout sens de la puissance égyptienne et aussi par la situation
politique de ce pays, telle que nous l'avons exposée plus haut, l'histoire ne
nous dit pas cependant ce qui ralluma la guerre. Essayons de fixer les
différents événements qui la précédèrent.
Le changement de règne en Syrie ne lit pas cesser entre
cette cour et celle de Macédoine les relations amicales que leur imposait la
situation politique ; le fait est indubitable. Un nouveau mariage resserra
encore ces liens : Stratonice, la sœur du jeune roi de Syrie, épousa le neveu
de sa mère, l'héritier du trône de Macédoine[18]. Mais le nouveau
gouvernement ne parait pas cependant avoir gardé cette retenue el cette
mesure qui caractérisaient la politique syrienne sous Antiochos Ier et qui
seules pouvaient plaire à la cour de son allié, le roi de Macédoine.
Antiochos II nous est représenté, par deux historiens dont
on ne peut guère récuser le témoignage, comme un grossier ivrogne. Il lui
arrivait rarement, nous dit Phylarque, d'être à jeun ; le plus souvent, il
était complètement ivre quand il expédiait ses affaires : il en avait
d'ailleurs abandonné la direction à deux frères, Aristos et Thémison, qui
étaient natifs de Cypre et qui s'étaient, disait-on, tous les deux livrés au
roi pour de honteuses amours[19]. Pythermos d'Éphèse[20] racontait que ce
Thémison s'était fait appeler l'Héraclès du roi Antiochos, qu'il paraissait
aux fêtes et aux sacrifices avec la peau de lion, la massue et l'arc
scythique, et que les sujets de l'empire lui offraient à lui-même des
sacrifices, en l'invoquant sous le nom de Thémison-Héraclès[21]. C'est là un
portrait assez grotesque, mais dont tous les traits ne peuvent pas être faux.
D'autre part, les entreprises d'Antiochos II, celles du moins que nous
connaissons, nous donnent la preuve certaine qu'il ne s'est nullement
abandonné à un repos efféminé ; on serait plutôt tenté d'y reconnaître les
traces de cette effervescence déréglée et de cette brutalité qui semble aussi
se retrouver dans la grossière sensualité du monarque ; mais cette manière de
voir n'est pas non plus suffisamment appuyée par les témoignages existants :
il est bien possible qu'en somme nous n'ayons encore de ce prince qu'un
portrait tout défiguré. Peut-être est-il bon d'avertir aussi que Thémison
était également le nom d'un roi de Cypre ; c'est à un roi appelé Thémison
qu'Aristote avait dédié un de ses ouvrages[22]. Les descendants
de ce prince avaient été dépouillés de leur royaume héréditaire par les
Lagides. Ces deux frères dont nous avons parlé étaient peut-être ses
petits-fils, qui, au cas où ils auraient eu encore l'esprit de rentrer en
possession du trône de leurs pères, ne pouvaient réaliser cet espoir
autrement qu'en s'attachant au roi de Syrie[23].
Dès l'avènement du roi[24], à ce qu'il
semble, le repos de l'Asie-Mineure fut troublé par une querelle de succession
qui jette une vive lumière sur la situation politique. Nicomède de Bithynie,
qui dès 261 avait fondé avec tant d'éclat Nicomédie, sa nouvelle résidence
royale, venait de mourir. Cédant aux intrigues de sa seconde femme, il avait
fait un testament au préjudice des enfants déjà grands du premier lit et en
faveur des enfants mineurs du second mariage, et il avait confié aux rois
Ptolémée et Antigone, aux villes de Byzance, d'Héraclée et de Cios, le soin
de veiller à l'exécution de ce testament. Mais l'aîné des fils déshérités du
roi, Ziaélas, qui s'était enfui chez le roi d'Arménie, accourut à la nouvelle
de la mort de son père pour faire valoir ses droits et parut sur les
frontières du pays, avec une armée où se trouvaient aussi des Galates
Tolistoboïens[25]
Les Bithyniens se prononcèrent pour le testament du roi ; ils marièrent la
reine veuve avec le frère du défunt, et, secourus par les troupes des États
institués garants des dernières volontés de Nicomède, ils envoyèrent une
armée contre Ziaélas. Il y eut des revers et des succès de part et d'autre ;
les Héracléotes finirent par faire accepter un accord dont on ne nous indique
pas les conditions : toujours est-il qu'a partir de ce moment Ziaélas est
roi, et que, si ce n'est alors, du moins plus tard, nous retrouvons son frère
consanguin Tibœtès, auquel le trône avait été destiné, établi en Macédoine[26]. Ce testament
nous montre bien les procédés diplomatiques de ce temps. Nicomède le met sous
la garantie des trois villes libres voisines, puis sous celle de deux grandes
puissances, mais non de deux puissances amies entre elles. pour ne pas
ménager au prétendant l'appui de leur ennemi commun ; de même, il évite de
recourir aux trois rois à la fois, pour maintenir les grandes puissances garantes
sur le pied d'égalité et empêcher une majorité décisive de se former parmi
elles ; ce n'est pas la Syrie,
mais la Macédoine
qu'il associe à l'Égypte, parce que la Syrie confine immédiatement à la Bithynie et offre moins
de garanties de désintéressement. Que, parmi les troupes envoyées par les
États en question, il y ait eu aussi des soldats fournis par l'Égypte et par la Macédoine, cela
ne peut guère être mis en doute, si étrange que cela nous paraisse ; ce
furent d'ailleurs les Héracléotes qui envoyèrent les renforts les plus
considérables, et il arriva même que les Galates, trouvant la guerre trop
vite terminée, se retournèrent contre leur territoire et le pillèrent. Les
Héracléotes, nous dit-on, s'entremirent pour amener la paix ; et cependant
Tibœtès ne resta pas dans le pays : nous le retrouvons plus tard avec ses
prétentions au trône de Bithynie, et c'est en Macédoine qu'il s'est fixé.
Ceci nous montre assez clairement que les puissances garantes du testament
s'étaient divisées. Et en effet, cet arrangement, qui donnait le pouvoir à
Ziaélas, aboutissait juste au contraire de ce que le testament demandait aux
cinq États de garantir. Le séjour de Tibœtès en Macédoine est la preuve
certaine qu'Antigone reconnaissait les droits du jeune prince et qu'il
n'approuvait pas cet arrangement, qui, d'autre part, ne pouvait guère devenir
effectif et offrir dans la pratique une sécurité suffisante sans avoir été
pour le moins approuvé par l'autre grande puissance. L'Égypte, en
reconnaissant Ziaélas. acquérait en Bithynie une influence que, d'après le
testament, elle aurait dû partager avec la Macédoine ;
elle eut en même temps des intérêts communs avec Héraclée, une ville
importante par son commerce ; quant à Byzance, les relations amicales des
deux républiques ne permettent pas de douter qu'elle ne se soit ralliée à la
politique commune. Ptolémée s'entendait vraiment à étendre son influence
politique : la Bithynie,
Héraclée, Byzance, se joignirent à Rhodes, aux royaumes de Pergame et de
Pont, dont il s'était déjà concilié l'amitié : l'Asie-Mineure fut de plus en
plus soustraite à la politique syrienne.
Au nombre des fragments de ce sixième livre où Phylarque
avait dépeint le caractère du roi Antiochos, et qui allait sans doute jusque
vers l'année 258, il y en a deux qui se rapportent à Byzance : l'un nous dit
que les Byzantins exerçaient sur les Bithyniens la même domination que les
Spartiates sur les hilotes[27] ; l'autre
rapporte que les Byzantins étaient des voluptueux et des ivrognes, qu'ils
élisaient domicile à la taverne et louaient leurs maisons et leurs femmes aux
étrangers, qu'ils craignaient d'entendre même en songe le bruit de la
trompette guerrière[28]. C'était
évidemment à l'occasion d'une guerre qui menaçait les Byzantins que Phylarque
avait parlé de leur caractère anti-belliqueux, et ce qu'il en disait se
rattachait aux événements qui s'étaient passés de 262 à 258. Or, c'est
précisément cette guerre que mentionne l'extrait de l'histoire d'Héraclée par
Memnon, extrait où, immédiatement après la guerre de la succession de
Bithynie, nous lisons que, pendant la lutte d'Antiochos avec les Byzantins,
les Héracléotes leur envoyèrent quarante trirèmes, si bien qu'en fait de
guerre, on s'en tint aux menaces[29]. Il faut dire
que le siège de la ville parait avoir été commencé. Les Byzantins étaient
sans doute bien habitués aux attaques des tribus celtiques du voisinage : au
moment où leurs champs étaient couverts des plus belles moissons, elles
venaient les dévaster et y mettre le feu ; on ne s'en débarrassait qu'en
payant de nouveaux tributs[30] ; mais elles ne
pouvaient pas menacer sérieusement une ville entourée de fortes murailles et
encore moins se risquer à en faire le siège[31]. La mention d'un
siège en règle, et elle se trouve, ne paraît pouvoir se rapporter qu'à cette
tentative d'Antiochos. Les joyeux citoyens de Byzance n'étaient guère
disposés à monter la garde sur les remparts, que l'assiégeant menaçait par un
envahissement régulier ; ce métier était trop rude pour eux ; ils ne
pouvaient renoncer à leur habitude de courir les tavernes et les tripots : il
ne resta plus à leur général Léonidas[32] d'autre moyen,
pour ne pas laisser les remparts se dégarnir complètement, que de faire
installer des buvettes derrière les créneaux, et même ainsi il eut de la
peine à retenir sur les murs ces vaillants républicains. Ce ne fut donc pas
leur résistance, ce furent plutôt les secours importants des Héracléotes qui
décidèrent le roi à se retirer[33].
C'est ainsi que nous voyons Antiochos II faire la guerre
sur le continent européen, mais ce n'est pas par le Bosphore qu'il était
arrivé devant Byzance ; le royaume de Bithynie et les possessions d'Héraclée
lui barraient le passage : il n'a pu qu'entrer par l'Hellespont dans la Chersonèse. Il
rencontrait le long de sa route ces villes grecques de l'Asie antérieure que
la victoire de Séleucos sur Lysimaque avait fait échoir à la maison de Syrie,
mais que la Syrie
avait dû abandonner pendant la sauvage invasion des Galates et qu'elle ne
s'était de nouveau attachées que comme villes libres de l'empire, en
reconnaissant leur autonomie ; cette liberté ne les protégeait pas d'ailleurs
contre les incursions que les Galates entreprenaient de côté et d'autre. La
rapide extension de l'influence égyptienne en Asie-Mineure dut rappeler à la
cour d'Antioche que l'Égypte n'avait qu'à offrir son appui à ces villes sans
cesse menacées pour les détacher entièrement d'un royaume qui jusque-là, les
avait toujours laissées sans protection : or ni la Macédoine, ni la Syrie ne pouvaient penser
sans inquiétude à la possibilité de voir une puissance maritime comme
l'Égypte s'établir dans des pays qui confinaient à la Macédoine et
qui dominaient l'Hellespont. Ces motifs doivent avoir décidé la cour de Syrie
à se proposer sérieusement de prendre possession de la Thrace. Antigone
a-t-il pris part à cette guerre et quelle part y a-t-il prise ? On ne trouve
là-dessus de renseignements nulle part. Mais nous avons, par contre, une
indication précieuse concernant la guerre que firent les Syriens : Antiochos,
nous rapporte-t-on, assiégeait[34] la ville thrace
de Cypséla ; il avait dans son armée beaucoup de nobles thraces sous la conduite
de Tiris et de Dromichætès ; ces nobles vinrent au combat avec des chaines
d'or et des armures d'argent, et, quand leurs compatriotes de la ville les virent
ainsi chargés d'ornements, qu'il les entendirent leur parler dans la langue
du pays, ils comprirent tout l'avantage d'être au service des Séleucides ;
ils jetèrent leurs armes et devinrent les amis du puissant monarque. Ce n'est
donc pas avec les Galates qu'Antiochos eut à lutter ici ; le royaume de
Tylis, fondé par Comontorios, ne s'étendait pas si loin. Il y avait là des
Thraces qui avaient tenu bon[35], alors que la
plupart de leurs frères avaient été subjugués pendant l'invasion des Celtes ;
le royaume gétique de Dromichætès, qui avait jadis si glorieusement lutté
contre Lysimaque, n'existait plus ; peut-être que ce Dromichætès de l'armée
d'Antiochos descendait de la même famille ; les princes dépossédés et les Eupatrides de Thrace avaient sans doute quitté leur
patrie envahie par les Galates ; ceux qui étaient restés avaient été asservis
par les Galates ou avaient cherché à défendre leur liberté derrière les
murailles des villes fortes. C'était bien volontiers qu'ils se ralliaient
maintenant à ce puissant roi de Syrie, dans l'armée duquel la vieille
noblesse de leur pays servait avec tant d'éclat.
Ainsi nous pouvons déjà voir la puissance d'Antiochos
s'étendre depuis Cypséla jusqu'à Byzance. Les villes grecques de la côte,
comme Lysimachia, Ænos, Maronée ; etc., et peut-être aussi Périnthe, que les
affaires de Bithynie n'avaient pas mises vis-à-vis de la Syrie dans la même
attitude hostile que Byzance, ont dû faire cause commune avec Antiochos ; il
est également fort probable que l'on fit la guerre aux Galates de Thrace[36], car autrement
le siège de Byzance n'eût pas été possible. Toujours est-il que la Syrie prit enfin
formellement possession du sud de la Thrace, c'est-à-dire d'une région allant
jusqu'au territoire de Byzance d'un côté et, de l'autre, jusqu'aux frontières
de la Macédoine.
Après la guerre d'Antiochos en Thrace, les témoignages
nous font presqu'entièrement défaut ; pour une période de six à huit ans,
nous n'avons que ces maigres paroles d'un historien bien postérieur à ce
temps : Antiochos eut de nombreuses guerres avec
Ptolémée II et lutta avec toutes les forces réunies de Babylone et de
l'Orient ; enfin, après de longues années, Ptolémée, voulant mettre fin à
cette lourde guerre[37], etc. C'est là
une indication si isolée que des historiens sérieux ont pris cette guerre
pour une chimère[38]. Elle eut lieu
cependant, comme le prouve le témoignage d'un poète contemporain, si indirect
qu'il soit d'ailleurs. Dans une poésie de Théocrite en l'honneur du roi,
morceau composé pendant la guerre, au moment où les plus éclatants succès
avaient été déjà remportés[39], nous lisons ce
qui suit : Ptolémée est le souverain de la
magnifique Égypte et de ses villes sans nombre ; il prend à la Phénicie, à
l'Arabie, à la Syrie,
à la Libye et
à la noire Éthiopie[40] ; à un signe de lui obéissent tous les Pamphyliens, les
vaillants Ciliciens, les Lyciens, les belliqueux Cariens, les habitants des
Cyclades, car c'est pour lui que les meilleurs vaisseaux naviguent sur l'onde
marine ; Ptolémée est le souverain de la mer entière, comme aussi de la terre
et des fleuves murmurants ; bien des cavaliers, bien des soldats portant le
bouclier et cuirassés d'airain brillant font retentir leurs armes en son
honneur ; cependant ses peuples poursuivent en paix leurs travaux, car aucune
armée ennemie ne franchit le Nil et ne-traverse les villages avec des cris
tumultueux ; aucun ennemi ne bondit hors de son rapide esquif et ne vient
troubler le repos des bœufs de l'Égypte. C'est ainsi que le blond Ptolémée
veille sur les vastes campagnes, car il sait brandir la lance ; c'est ainsi
qu'en bon roi il défend avec sollicitude l'héritage de son père et que
lui-même l'agrandit[41].
En effet, il avait agrandi son héritage ; cette puissante
flotte de l'Égypte, qui dans la guerre contre Antiochos Soter avait si
sérieusement menacé les côtes de l'empire syrien, venait d'avoir des succès
décisifs et avait servi à prendre entièrement possession des pays du
littoral, et, si cette possession ne s'étendait pas bien avant dans
l'intérieur des terres, on visait cependant à garder ce qu'on avait pris :
c'est ce que prouve la fondation de Bérénice, de Philadelphie, d'Arsinoé en
Cilicie, de Ptolémaïs en Pamphylie, comme aussi celle d'Arsinoé Patara en
Lycie, qui est certainement de ce temps. Et Ptolémée n'eut pas seulement
recours aux armes : il donne largement, dit
Théocrite[42],
aux vaillants rois, largement aux villes. Son
or pénétrait partout où n'arrivaient pas ses vaisseaux et ses troupes : c'est
ainsi que Timarchos fut fait tyran de Milet[43]. Chose plus
importante encore, Éphèse tomba au pouvoir des Égyptiens ; le bâtard de Ptolémée
en reçut le commandement[44]. La prise de
Magnésie par Callicratidas de Cyrène[45] assurait même
les communications par terre d'Éphèse avec Milet ; les belles plaines du
Caystros et du Méandre étaient ouvertes aux armées égyptiennes, tandis que,
dans le voisinage, l'île de Samos était pour une flotte une station des mieux
situées.
C'est à peine si nous trouvons trace de ce que fit la Syrie pendant cette guerre
malheureuse. Est-ce Antiochos qui, après ses heureux succès en Thrace, avait
étourdiment commencé la guerre ? A-t-il comme son père, et sans prendre leçon
de l'expérience faite par lui, essayé d'envahir l'Égypte et de regagner ainsi
la Phénicie
et la Palestine
? Fut-il tenté de profiter de l'expédition de Ptolémée dans le sud de l'Éthiopie
? Fut-il poussé à l'attaque, en voyant l'Égypte étendre de plus en plus son
influence et l'enlacer partout dans ses trames ? C'est lui qui était
l'agresseur ; nous pouvons le conclure non seulement du caractère de
Ptolémée, mais aussi de la situation du moment, car l'Égypte, avant d'avoir
achevé de prendre possession de Cyrène, n'aurait pas pu commencer
opportunément une guerre qui ne promettait pas, en somme, d'avantages bien
sérieux et dont le profit était en tout cas moins assuré que cette
exploitation progressive des conjonctures politiques. Mais à toutes ces
questions nous n'avons point de réponse : il n'y a qu'un point sur lequel se
projette une faible lueur. Arados, la seule ville importante de Phénicie qui
fût restée jusque-là au royaume de Syrie, compte à partir de ce temps d'après
une ère nouvelle[46], dont la
première année est 239/8 avant notre ère : quelle autre raison à cela, si ce
n'est que la ville inaugura cette année-là sa liberté ? Conquise par
Ptolémée, elle n'aurait certainement pas eu cette liberté ; mais, étant
restée en bons termes avec les rois de Syrie, elle eut immédiatement après
des privilèges très avantageux[47] ; il faut
nécessairement supposer qu'Antiochos lui accorda la liberté complète et
l'autonomie, soit qu'il désespérât de pouvoir la défendre contre la puissance
maritime de l'Égypte, soit qu'il voulût ainsi faire naître dans les autres
villes de la
Phénicie les mêmes aspirations à l'indépendance. S'il y
réussissait, il portait un préjudice considérable à la puissance égyptienne
et, même sans regagner les possessions perdues, la Syrie trouverait là des
alliés avec l'aide desquels elle serait peut-être en état d'affronter sur mer
les forces supérieures de l'Égypte. Il y avait plus encore : des rapports
étroits et surtout des liens religieux unissaient toujours l'antique patrie
phénicienne à la ville de Carthage : on y avait envoyé les femmes et les
enfants pendant le siège de Tyr par Alexandre, on en avait attendu du secours
; depuis qu'Agathocle avait paru aux portes de Carthage avec sa puissante
armée, 'ces relations étaient devenues plus étroites encore ; on avait honoré
les dieux de la métropole de riches présents et du culte le plus zélé ; on
avait fait revivre à dessein ce vieux souvenir de l'origine commune et de la
parenté des deux peuples. Actuellement la défaite de Mylæ, l'invasion de la Sardaigne et de la Corse, venaient d'ébranler
dans ses fondements la puissance maritime des Carthaginois ; or, le roi sous
la domination duquel se trouvait la Phénicie était l'allié de Rome, et, quoiqu'il
fût resté neutre pendant la lutte, ses sympathies n'en étaient pas moins
ouvertement acquises aux Romains. Il n'est pas possible que la cour de Syrie
n'ait pas tenu compte de cette situation : elle devait l'encourager dans son
espoir de susciter dans les villes de Phénicie des révoltes contre l'Égypte,
d'autant plus que le rétablissement de la liberté à Arados ouvrait des
perspectives analogues aux vieilles familles des négociants sidoniens et tyriens,
dont l'importance politique avait été autrefois si considérable.
Il est possible que les affaires de Phénicie aient donné
assez de mal à l'Égypte pour justifier l'expression de saint Jérôme, qui dit
que la guerre de Syrie fut pour Ptolémée la source des plus grands ennuis ;
une chose importante, c'est que cette guerre fit naître sur un autre point un
conflit qui menaça la politique égyptienne d'un danger sérieux et faillit
compromettre ses brillants succès en Asie-Mineure.
D'après ce qui s'était passé lors de la grande guerre
précédente et d'après l'état général de la politique, on peut déjà supposer
qu'Antigone de Macédoine n'a pas chi assister sans s'émouvoir aux succès de
l'Égypte : il est impossible qu'un monarque si clairvoyant ait été indifférent
à la marche des événements en Bithynie et à l'extension de l'influence
égyptienne en Asie-Mineure avant l'explosion de la grande guerre. Qu'il
désirât ou non la guerre, il était bien obligé, du moment qu'elle devenait
inévitable, d'y prendre part sans tergiverser.
C'est ce qu'il fit avec autant de prudence que de succès,
et il sut trouver le point le plus vulnérable de la politique égyptienne.
Nous avons exposé plus haut la situation de Cyrène après la mort de Magas,
dont la fille toute jeune encore avait été fiancée à l'héritier du trône
d'Égypte. C'est alors que, suivant le seul témoignage que nous ayons, la
reine-mère Apama, qui était de la famille des Séleucides, fit offrir la main
de sa fille et le royaume de Cyrène à Démétrios le Beau, frère du roi Antigone[48]. C'était le même
Démétrios qui, suivant une conjecture proposée plus haut, avait, quelques
années avant, sauvé la
Macédoine en guerre avec Alexandre d'Épire. Sa mère était
cette Ptolémaïs d'Égypte qui avait vécu dans une sorte d'exil à Sardes, disgraciée
de son père, tout comme son frère Céraunos, à cause de la préférence dont
Philadelphe était l'objet. Le jeune Démétrios accourut, et ce ne fut certes
pas une folle équipée d'amoureux : s'il n'avait pas attendu que Bérénice fût
en âge, c'est qu'il avait pour venir si tôt des motifs politiques. Le fait
qu'Antigone le laissa ou même le fit partir, alors que la convention de Magas
avait suffisamment fixé l'avenir de Bérénice et de Cyrène, montre que c'était
bien un voyage entrepris dans un but hostile à l'Égypte[49]. L'envoi de
Démétrios était la diversion la plus hardie qu'Antigone pût faire contre
l'Égypte, et elle réussit à souhait. Ce jeune et audacieux Démétrios, que ne
rattachait à l'Égypte aucun autre souvenir que celui de l'affront fait à sa
mère et dont les espérances ne pouvaient aboutir que s'il parvenait à
anéantir celles de l'Égypte, devait bien autrement inquiéter le Lagide que le
vieux Magas. Ptolémée paraît, en effet, avoir tourné tous ses efforts contre
Cyrène ; la Libye
se trouve aussi mentionnée parmi ses conquêtes dans le poème de Théocrite
cité plus haut, et la Libye,
comme nous l'avons raconté, avait été conquise par Magas jusqu'au-delà de
Parætonion et lui était restée après la paix de 263[50]. Ce n'est que
dans une lutte sérieuse contre Démétrios que Ptolémée avait pu reconquérir ce
pays jusqu'à la frontière de Cyrène. Et cependant, l'Égypte ne parait pas
avoir remporté de succès durables ; du moins, on nous rapporte que Démétrios
« s'empara de toute la Libye
ainsi que de Cyrène, où il établit un pouvoir monarchique[51].
C'était pour l'Égypte une perte incalculable : elle ne
perdait pas seulement l'espoir de posséder la Pentapole, qu'elle
avait achetée par la cession de la
Libye, mais elle était encore menacée de perdre davantage,
depuis qu'un prince de l'odieuse famille des Antigonides s'était établi dans
ce pays. Pour comble de malheur, on ne pouvait plus, comme pendant la guerre
précédente, faire naître en Grèce des soulèvements contre la Macédoine, car
les États qui subissaient autrefois l'influence de l'Égypte restaient
maintenant étrangers aux agitations politiques. En Épire, Alexandre ne
régnait plus ; il avait été empoisonné[52] : son épouse et
sœur Olympias avait la régence comme tutrice de ses deux fils mineurs Pyrrhos
et Ptolémée, et elle pouvait d'autant moins songer à jouer un rôle dans les
guerres de ce temps que l'amitié protectrice de la Macédoine
pouvait seule lui assurer la possession de cette partie de l'Acarnanie qui
appartenait à l'Épire et que les Étoliens commençaient à convoiter. De même,
Sparte n'était pour le moment d'aucune utilité à l'Égypte : Acrotatos, le
fils de cet Areus qui, dans la guerre de Chrémonide, avait combattu contre la Macédoine,
avait succombé dans une lutte des plus sanglantes avec. Aristodémos de
Mégalopolis[53].
Sparte avait essuyé une grave défaite et fait une perte d'hommes irréparable
; pendant que, dans l'autre maison royale, l'insignifiant Eudamidas II
portait toujours le nom de roi, la tutelle du petit enfant qui venait de
naître au roi défunt fut confiée à Léonidas, le fils de ce Cléonymos qui,
pour s'emparer lui-même du trône, avait conduit des armées ennemies contre
Sparte. Dans son jeune âge, Léonidas lui-même avait vécu en Asie à la cour du
vieux Séleucos et de ses satrapes[54] : il suivit dans
les affaires une politique opposée à celle d'Areus et d'Acrotatos, en usant,
à ce qu'il paraît, de moyens violents contre ceux qui tenaient pour une
alliance avec l'Égypte. Y a-t-il quelque rapport entre ce qui s'est passé
alors à Sparte et l'apparition à Carthage en l'année 255 du grand capitaine
Xanthippos, c'est ce que nous n'examinerons pas[55] : nous
retrouverons dix ans plus tard ce personnage jouissant des plus grands
honneurs à la cour du roi d'Égypte.
Ainsi les deux États les plus importants de la Grèce n'étaient
plus d'aucune utilité à la politique de l'Égypte, et avec les autres on ne
pouvait rien tenter de décisif. Il y avait bien en Thessalie des adversaires
d'Antigone ; Théodoros de Larissa[56] est cité comme
tel ; mais, à Larissa même, l'influence macédonienne devait être affermie par
l'alliance de Polyclète avec la maison royale. Olympias, la fille de ce dynaste,
avait été l'épouse du Beau Démétrios, et
l'enfant né de ce mariage vers l'an 263, enfant qui fut plus tard roi sous le
nom d'Antigone Doson, était un lien de plus qui unissait la ville et le pays
à la Macédoine[57].
Les Étoliens étaient sans aucun doute hostiles à la Macédoine, et,
si tant est qu'ils fussent accessibles aux influences du dehors, ils se
tournaient plutôt du côté des Lagides ; mais leur Ligue n'était pas encore
assez forte pour jouer un rôle politique ; ils pouvaient bien envahir et
piller les territoires voisins, mais, sans le concours d'un autre État
hellénique, cette confédération ne pouvait avoir d'autre rôle utile pour
l'Égypte que de fournir à ses armées de vaillants mercenaires dans le cas
d'une guerre longue et difficile. Corinthe était encore aux mains d'Alexandre
; à Sicyone régnait encore Abantidas : mais ce dernier était trop faible pour
oser de grandes choses, et Alexandre s'était de nouveau réconcilié avec la
Macédoine[58].
Il est à remarquer enfin qu'en 255 Antigone retira la garnison macédonienne
qui occupait le Musée depuis la guerre de Chrémonide, et que, dans la ville
d'Athènes tout au moins, il rétablit la liberté[59]. Il est vrai que
cette guerre naissante avait encore une fois réveillé les espérances
d'Athènes : nous lisons que le vieux Philochore, qui servait si pieusement de
périégète à sa ville natale et qui, en qualité de devin et d'interprète de
prodiges, avait déjà autrefois défendu la cause de la liberté contre le père
d'Antigone, fut tué par ordre d'Antigone pour avoir penché du côté de
Ptolémée[60].
Le Macédonien eut sans doute facilement raison de quelques tentatives isolées
et impuissantes ; s'il retira ensuite sa garnison du Musée, c'est que ou bien
il se sentait assez sûr de la situation pour faire un acte de générosité qui,
dans les dispositions où était alors la Grèce, devait lui assurer l'approbation de tous
les hommes éclairés, ou bien il jugeait nécessaire de montrer aux Grecs que la Macédoine ne
songeait pas à les asservir, mais qu'elle leur demandait seulement de rester
en repos et de respecter l'ordre légal. Ce fut dans la même année que la
ligue achéenne, qui était toujours sans la moindre influence en fait de
politique extérieure, apporta à sa constitution une modification qui lui
donna plus de solidité et une direction plus ferme : au lieu de deux
stratèges, elle n'en nomma plus qu'un seul. Margos de Cérynia, le vaillant
libérateur de Boura, fut le premier chef unique placé à la tête de la Ligue[61].
Un tel état de choses en Grèce rendait impossible à la
politique égyptienne d'y susciter des troubles et de faire à la Macédoine le
même tort que la perte de Cyrène à l'Égypte. Ce que nous ne pouvons pas
savoir, c'est si les deux flottes opérèrent l'une contre l'autre sur la mer
Égée ; si Andros, qui en 251, est au pouvoir de la Macédoine,
était restée à Antigone après la guerre de Syrie ou venait d'être conquise
par lui ; si Ptolémée avait repris pendant cette guerre les Cyclades, dont le
poème de Théocrite lui attribue la possession, et si Andros seule n'avait pu
encore être enlevée par lui à son adversaire[62]. Ce qui est
certain, c'est que sur les côtes de l'Ionie l'Égypte éprouva une perte
sérieuse. A Éphèse commandait Ptolémée, le bâtard du roi : la grandeur et
l'importance de cette ville, sa position qui, si elle restait à l'ennemi des
Macédoniens et des Syriens, la leur rendait également redoutable, sa
situation au milieu des villes ioniennes, parmi lesquelles Milet tout au
moins avait été déjà détachée de la cause syrienne par le tyran Timarchos,
tout devait faire d'Éphèse un point stratégique important pour l'Égypte. Mais
voici que Ptolémée fit alliance avec Timarchos de Milet et abandonna le parti
de son père[63].
C'était agir en insensé : l'alliance avec le tyran de Milet rendait
impossible au rebelle de s'attacher à la Syrie, et, pour qu'il pût se conquérir une
position indépendante entre les deux puissances en guerre, il eût fallu de
grands succès, l'entier dévouement des mercenaires et un soulèvement
enthousiaste des villes ioniennes. Nous ignorons pendant combien de temps le
présomptueux bâtard sut se maintenir : les mercenaires thraces, que l'Égypte
avait sans doute gagnés, se révoltèrent contre lui à Éphèse ; il chercha avec
sa maîtresse Irène un refuge dans le temple d'Artémis où ils furent égorgés
tous deux[64].
Éphèse fut conservée à l'Égypte ; nous le savons, parce qu'il est fait
mention du gouverneur qui, peu de temps après, y commandait. Et que devint
Milet ? Antiochos, est-il rapporté, fut appelé Dieu par les Milésiens, parce
qu'il les avait délivrés du tyran Timarchos[65]. Ce n'est donc
pas l'Égypte qui put écraser le complice du rebelle et s'emparer de Milet.
Antiochos réussit à le devancer, et, s'il ne prit pas la ville, il s'acquit
du moins sa reconnaissance ; il aurait peut-être pu s'en rendre maître
facilement, mais il dut préférer proclamer son indépendance. Si donc on nous
rapporte que le roi Antiochos Théos a donné la liberté aux villes d'Ionie en
général[66],
cela nous montre avec quelle fermeté la cour de Syrie a su prendre son parti
et sacrifier une part réellement considérable de ses prétentions[67]. Une telle
proclamation ne liait pas seulement les intérêts des villes à la politique
syrienne, mais, chose plus importante, cette liberté de l'Ionie opposait une
barrière aux progrès de l'occupation égyptienne, et la ville d'Éphèse était
la seule où il restât encore une garnison ennemie[68].
Cette liberté nous parait assez étrange. Ce que nous
savons de ce temps-là est si maigre et si sec que nous sommes tentés de ne
voir dans le rétablissement de la liberté des villes qu'un pas de plus dans
la décrépitude, un désordre de plus dans cette époque troublée, et de passer
avec indifférence ; mais défions-nous de cette opinion préconçue. Ce n'est
plus sans doute l'ancienne autonomie dans sa male énergie ; mais quand dans
une ville la prospérité matérielle est en plein épanouissement, que le
bien-être général, fruit d'une industrieuse activité, fait rêver une
organisation sociale plus rationnelle, plus féconde en besoins et en
jouissances, cette situation éveille infailliblement un désir d'indépendance
politique qui peut bien être refoulé par des circonstances extérieures et
fortuites, mais jamais pour longtemps. D'ailleurs, l'exemple de Rhodes, de
Byzance, d'Héraclée, de Sinope, que les relations les plus diverses
unissaient à ces villes de l'Ionie, ne pouvait pas manquer, puisque la
situation intérieure était analogue de part et d'autre, de provoquer chez
elles des aspirations identiques, favorisées de la façon la plus opportune
par les nouvelles complications survenues entre les grandes puissances.
Partout dans la vie grecque on sentait un esprit nouveau et original, qui
n'était pas à l'état naissant, mais déjà complètement formé. La continuité
historique des civilisations avait été interrompue ; ce qui était antérieur à
Alexandre et à sa conquête du monde laissait la génération présente aussi
indifférente et froide que nous laisse le temps qui précède 1789 : dans la science
et dans la religion comme dans l'État lui-même, il s'était créé comme une
atmosphère absolument nouvelle. Il est vrai que cette action dissolvante ne
s'était pas étendue à beaucoup près jusqu'aux couches profondes de la
population hellénique ; de l'ancienne foi, celles-ci gardaient encore au
moins la superstition, et, des coutumes des ancêtres, il leur restait au
moins les formes traditionnelles. Si fortement d'ailleurs que le métier de
mercenaire ait contribué à propager jusque dans les vallées les plus écartées
et les communes les plus isolées tout ce qui tendait à établir un niveau
uniforme, on pouvait néanmoins, dans la vie de tous les jours, dans les
cérémonies de toutes les fêtes, dans le costume, dans le dialecte,
reconnaître le caractère primitif de cette nature grecque si infiniment
variée. Et cependant ce n'étaient là que les morceaux, les débris usés de ces
créations spontanées dont la végétation surabondante avait épuisé la sève de
la race ; on n'était plus au temps des organisations isolées, appropriées à
tel ou tel lieu et à telle ou telle tribu. Après avoir été la condition
essentielle et le principe même de la. vie hellénique, elles devaient être
absorbées et peu à peu remplacées ou intimement modifiées par des productions
nouvelles, aussitôt qu'on, aurait trouvé les formes appropriées aux besoins
des nouvelles générations.
Mais ces formes, ces principes, où les trouver, si ce
n'est dans les résultats positifs et dans l'esprit même des temps nouveaux ?
C'est l'État fondé sur la raison qui vient remplacer l'État d'origine
historique et naturelle. La philosophie avec ses innombrables nuances est la
véritable expression de cette époque : elle est répandue partout ; elle a des
maîtres et des disciples dans les plus petites villes de la Grèce ; elle domine
dans l'entourage des rois, dans les délibérations des sénats, dans les
nombreux écrits des publicistes et dans la société galante des hétaïres ; ce
sont des philosophes qui délivrent les villes de leurs tyrans ou qu'appellent
les villes redevenues libres pour recevoir d'eux une constitution nouvelle.
Dans toutes les créations de l'époque prédomine la tendance à remplacer des
institutions qui s'étaient développées d'elles-mêmes, mais qui, une fois
l'esprit ancien disparu, étaient devenues contraires à la raison et
intolérables, par des institutions qui répondaient mieux aux exigences de la
raison. Même là où l'on a conservé les vieilles institutions, en leur
laissant suivre le processus vital qui continue leur développement ou les
mène à la dégénérescence, là où l'on essaie de faire revivre celles qui sont
déjà mortes, parce qu'on leur croit une valeur supérieure, on ne peut pas
cependant résister au courant général de l'époque : en conservant ou en
restaurant, on suit la tendance du jour ; on ne sait rien faire sans cette
méthode rationnelle qui règne partout alors ; on obéit, comme nous dirions
aujourd'hui, aux principes du libéralisme. La tendance générale est donc
d'établir des institutions fondées sur la raison ; on abolit par des moyens
plus ou moins violents ce qui subsiste encore des différences de races, des
droits locaux, des privilèges de famille, des traditions et des habitudes
anciennes ; c'est maintenant l'opposition entre les pauvres et les riches qui
exerce son influence exclusive et souveraine sur la politique intérieure des
cités ; c'est aux intérêts matériels que cette conception purement
rationnelle du rôle de l'État donne une importance prédominante. Il est vrai
que c'est une plaisanterie de comédie, mais on reproche alors aux stoïciens
d'être de mauvais citoyens, parce que leur sobriété nuit au commerce[69]. L'opinion qu'on
se fait de la vie a tellement changé qu'on est généralement tout disposé à
affirmer avec Héraclide de Pont que le bien-être et le luxe rendent les
hommes vaillants et magnanimes, que la vaillance des vainqueurs de Marathon
était en rapport direct avec la splendeur et l'opulence de la vie dans
l'Attique ancienne[70]. Si les
Épicuriens furent chassés de Crète et de Messénie[71], ce n'est pas à
cause de leurs débauches ; à des hommes comme Arcésilas, Straton, Lycon, qui
étaient des philosophes d'une réputation non équivoque et d'une influence
très étendue, personne ne reprochait leur richesse, leur goût pour les objets
précieux, leur luxe, leur commerce avec les hétaïres et les jeunes garçons ;
ils devaient leur influence à leurs idées, à leur rationalisme libre-penseur.
Quant aux Épicuriens, ce qui les rendait antipathiques au milieu de ce
mouvement politique et social de leur temps, ce n'était pas leur immoralité
ou leur prétendu athéisme, c'était leur espèce de quiétisme, leur parti pris
de vivre à l'écart, en égoïstes, tout occupés de joies intimes, leur façon
indolente de prendre les choses comme elles étaient, et surtout l'obscurité,
l'indécision paresseuse, on dirait presque le tour eschatologique de leurs
idées. Aux aspirations du temps répondaient plutôt les hardiesses égalitaires
du doute pyrrhonien, les élans enthousiastes des idées platoniciennes, les
énergiques rigueurs de la logique et de la morale du Portique.
Cet esprit nouveau auquel la jeunesse s'abandonnait partout
avec enthousiasme, nous l'avons déjà vu apparaître lors de la guerre de
Chrémonide, et d'année en année nous le trouvons plus répandu et plus
accentué ; partout les gens éclairés aspirent à une constitution
indépendante, à une existence conforme aux principes de la raison. Le
relèvement de la ligue achéenne, les tentatives de réforme d'Agis et du noble
Cléomène, la constitution républicaine de Cyrène, le régime démocratique en
Épire, plus tard l'énergie créatrice de Philopœmen, enfin la république
établie en Macédoine et les idées qui provoqueront à Rome le mouvement mené
par les Gracques, tels sont, marqués à l'avance, les points les plus
saillants dans l'histoire de ce siècle mémorable.
L'insuffisance de nos documents ne nous permet pas de
suivre tout d'abord ce développement historique ailleurs que dans le
Péloponnèse. C'est là que, au cours de la grande guerre faite par Cyrène et la Syrie coalisées, nous
voyons les premiers effets énergiques de cet esprit nouveau ; ils se
manifestent au moment où Antigone croit devoir rendre aux Athéniens leur indépendance
et où Antiochos Théos proclame la liberté des villes ioniennes. Ce sont ces
commencements que nous allons suivre, sans sortir des limites de la guerre en
question.
Sicyone était peut-être alors la ville la plus brillante
du Péloponnèse ; ce n'était plus cette ancienne ville dorienne qui naguère
encore offrait partout aux yeux les souvenirs des puissants Orthagorides ;
depuis une cinquantaine d'années s'élevait une ville nouvelle, que Démétrios
Poliorcète, après avoir chassé la garnison égyptienne, avait construite sur
cette terrasse plus élevée où jadis :on ne voyait que la citadelle. Il l'avait
faite splendide et l'avait ornée des sculptures et des peintures des célèbres
artistes de Sicyone. Le territoire de la ville n'était pas précisément grand,
mais il était très fertile et bien cultivé[72], orné de jardins
et de vergers, couvert de petits villages et faisant un grand commerce que
protégeait une double muraille allant de la ville nouvelle jusqu'au port[73]. Leur richesse,
leur haute culture d'esprit, leur goût des arts, distinguait les habitants de
Sicyone. Sicyone avait dépassé Athènes dans les arts : elle était la Florence de ce temps.
Mais elle ne vivait plus sous l'abri solide et tranquille de son ancienne
constitution ; les tyrans se succédaient presque sans interruption :
c'étaient le plus souvent des hommes extrêmement cultivés, amis des arts, et,
s'il faut en croire un auteur qui écrivait plus tard et sans parti pris de
préférence aux témoignages moins impartiaux des contemporains, ils firent
preuve au pouvoir de qualités estimables[74]. Les révolutions
incessantes venaient de la rivalité entre les riches : dès qu'un nouveau
tyran s'emparait du pouvoir par un coup de force ou que la faveur du peuple
l'y élevait, il bannissait ses adversaires, confisquait leurs biens,
distribuait selon son bon plaisir les terres vacantes, faisait prendre au
peuple souverain les décisions les plus arbitraires : dans un tel État, les
bases du droit privé devaient être on ne peut plus chancelantes.
Nous ne suivrons pas l'histoire des tyrans de Sicyone
avant cette époque. On venait de se débarrasser de Cléon[75] et l'on essayait
de rétablir l'ordre légal : Timoclidas et Clinias furent élus archontes, et,
sous la direction de ces hommes influents et généralement estimés, l'ordre
public allait s'affermir. Mais en 264, à la mort de Timoclidas, Abantidas,
fils de Paséas, se révolta, tua Clinias, égorgea et expulsa un grand nombre de
ses partisans. C'est à peine si le fils de Clinias, le jeune Aratos alors âgé
de sept ans, put être sauvé par sa cousine, qui était la sœur du nouveau
potentat. Il fut conduit à Argos chez les amis de son père, qui veillèrent
sur lui et l'élevèrent. Abantidas resta longtemps au pouvoir. Dinias et
Aristote le Dialecticien vinrent à Sicyone ; ils enseignaient sur l'agora, et
Abantidas venait prendre part à leurs disputes : ce fut pendant ces exercices
qu'eux et les autres conjurés tuèrent le tyran. Mais ce fut en vain : le père
du tyran assassiné, Paséas, s'empara du pouvoir. Il fut à son tour mis à mort
par Nicoclès, qui devint le maître de la ville. Celui-ci se montra plus
violent que ses prédécesseurs ; en moins de quatre mois, il exila
quatre-vingts citoyens. Les Étoliens, faisant irruption sur le territoire de
Sicyone, essayèrent de le renverser et de s'emparer de la puissante cité ; il
eut bien de la peine à leur résister. Plus le tyran paraissait impuissant,
plus sa tyrannie devait peser à ses concitoyens et donner de l'espoir aux
nombreux exilés[76].
Mégalopolis venait d'ailleurs de donner un exemple bien
encourageant. Aristodémos y régnait depuis un assez long temps ; il avait
remporté une brillante victoire sur le roi de Sparte, et, rendant justice à
son mérite, ses concitoyens l'avaient appelé le Vaillant. Il n'en était pas
moins un tyran, et ce ne fut pas un calcul égoïste, ce ne fut pas la haine
pour sa personne, ce furent les idées mêmes du temps qui firent naître la
conspiration qui le renversa ; à la tête des conjurés se trouvaient les deux
Mégalopolitains Ecdémos et Démophane[77], qui, chassés de
leur patrie, avaient vécu auprès du grand Arcésilas et profité de ses leçons.
Le tyran fut tué ; un tertre non loin de la porte occidentale de la ville
marquait encore, de longues années après, l'emplacement de sa tombe. C'est
ainsi que la liberté et l'ordre légal furent rétablis dans la ville, et ces
deux hommes, qui plus que tous les autres, comme nous le dit un auteur
ancien, appliquèrent en ce temps-là la philosophie à l'État et au
gouvernement de l'État[78], furent comme le
centre d'une nouvelle évolution sociale dont on ne saurait mieux faire
l'éloge qu'en citant le nom de Philopœmen, de cet élève des deux libérateurs,
qui naquit au moment où elle commençait et grandit avec elle.
Que l'on juge de l'impression produite sur les pays de la Grèce lorsque la
plus grande ville de l'Arcadie, la ville fondée par Épaminondas, donna ainsi
l'exemple de la révolte ; quand un vaillant comme Aristodémos tomba victime
de l'idée qui exaltait la jeunesse grecque ; quand on vit cette ville oublier
l'amitié que depuis trois générations elle avait vouée à la Macédoine et
que lui imposait d'ailleurs le dangereux voisinage de la Laconie, ne plus écouter
que la voix de la liberté et de l'indépendance, se fier à la vertu d'un
principe avec l'espoir d'y trouver la force de braver le danger. Et ces
libérateurs de Mégalopolis n'étaient pas des hommes inconnus ; à Athènes,
dans ce foyer de la culture nouvelle, où de tous les points de la Grèce la jeunesse
accourait aux leçons des grands maîtres de la sagesse, on les connaissait
comme étant les disciples intimes d'Arcésilas ; leur action sortait
directement, pour ainsi dire, du Jardin de l'Académie ; elle était le fruit
de cette éducation généreuse et noble entre toutes, qui attirait l'attention
et commandait le respect des peuples et des rois. Cette délivrance de
Mégalopolis dut être regardée comme un événement d'une importance capitale.
Les libérateurs n'y voyaient d'ailleurs qu'un commencement, et déjà ils
avaient ourdi la trame d'une autre entreprise analogue ; il s'agissait de
délivrer Sicyone.
A Argos, dans la ville des tyrans, Aratos, le fils de
Clinias, avait grandi au milieu des exercices de la palestre et profité de
cette saine et forte éducation : les impressions de son enfance, cette riche
maison de ses pères, cette parenté avec les gens les plus puissants de la
ville, ces habitudes de luxe et de splendeur, tous ces souvenirs n'avaient
pas été effacés par le séjour auprès de ses riches hôtes de la ville d'Argos
; même dans son exil, il resta assez riche pour entretenir de nombreux
domestiques et satisfaire ses goûts d'amateur de tableaux. Il dut envoyer
plus d'un de ses tableaux au roi d'Égypte, qui aimait les arts[79], car il
entretenait avec lui aussi bien qu'avec Antigone les relations d'amitié que
lui avait léguées son père. C'est sur Aratos qu'étaient fixés les regards de
tous les exilés : il leur paraissait vigoureux et brave ; il était jeune,
mais d'un caractère réfléchi. On comprend les inquiétudes du tyran de Sicyone
; il le faisait surveiller par ses espions et craignait qu'Antigone ou
Ptolémée ne trouvassent en lui un instrument dont ils se serviraient pour
s'emparer de Sicyone. En effet, Aratos essaya de recourir à eux, mais Antigone
se contenta de belles promesses, et ce que Ptolémée lui faisait espérer était
bien incertain. Et cependant, il était résolu à rentrer de force dans sa
ville natale.
C'est un fait significatif qu'il ait d'abord communiqué
son projet à Aristomachos de Sicyone et à Ecdémos de Mégalopolis. Aratos
lui-même n'est pas encore gagné aux idées nouvelles des libérateurs de
Mégalopolis ; il ne sollicite leur assistance et celle des exilés qu'au
moment où il n'espère plus être secouru par l'un ou l'autre des deux rois ;
cette alliance donne même tout d'abord à son projet et à sa conduite des
apparences singulières, qui ne cadrent pas avec son caractère personnel.
C'est avec joie que les deux hommes dont nous avons cité
les noms reçurent la confidence du jeune exilé. On communiqua le projet aux
autres compagnons d'exil ; la plupart déconseillèrent une si folle
entreprise, les autres offrirent de la partager. On eut d'abord l'intention
de s'assurer d'un point fortifié sur le territoire de Sicyone et d'en faire
le centre de la lutte contre le tyran. Là-dessus arrive à Argos un Sicyonien
qui s'était sauvé de prison et avait franchi le mur de la ville ; il déclare
qu'il est facile d'escalader aussi extérieurement le mur à la même place. On
envoie un des conjurés explorer les lieux ; il revient avec de bonnes
nouvelles et dit qu'à l'endroit désigné le mur est sans doute facile à
escalader, mais que dans le voisinage demeure un jardinier dont les chiens
vigilants ne permettraient guère de s'approcher sans attirer l'attention. On
se décide à risquer l'aventure. On se procure en cachette des armes et des
échelles ; on loue quelques soldats à un chef de bande ; chaque conjuré
fournit deux esclaves, Aratos en fournit trente ; on les arme, on emballe les
échelles dans des caisses et on les fait sortir secrètement d'Argos sur un
chariot de transport. Caphisias et quelques autres prennent les devants ; ils
doivent se donner pour des voyageurs fatigués et demander à passer la nuit
chez le jardinier en question, afin de lui imposer silence au moment voulu, à
lui et à ses chiens. Les autres conjurés doivent sortir d'Argos l'un après
l'autre ; les routes sont si peu sûres que personne ne pourra s'étonner de
les voir voyager tout armés : c'est au pied de la tour de Polygnote, sur le
chemin de Némée, qu'ils doivent se retrouver. On en était là, quand Aratos
apprend qu'il y a à Argos des espions de Nicoclès ; pour les tromper, il
vient prendre part aux exercices gymnastiques et invite des jeunes gens de la
palestre à un festin ; on voit ses esclaves acheter des couronnes et des
torches sur la place du marché, engager des joueuses de lyre et de flûte. Les
espions rient des peurs de leur maître, assez naïf pour craindre un
jouvenceau qui égaie son exil et dépense son argent à boire avec des filles.
C'est ainsi qu'Aratos leur donne le change ; au matin, il sort de la ville,
et retrouve les autres à la tour de Polygnote. Il poursuit rapidement sa
marche ; une fois à Némée, il annonce aux mercenaires et aux esclaves ce
qu'on veut faire et quelle sera leur récompense si le plan réussit. On marche
à la clarté de la pleine lune ; vers le matin, ou moment où elle se couche,
les conjurés sont dans le voisinage du jardin, non loin de la muraille.
Caphisias vient au-devant d'eux ; il a enfermé le jardinier, mais les chiens
se sont enfuis. On craint d'être trahi par leurs aboiements, et la plupart
proposent de rebrousser chemin ; Aratos ne parvient qu'avec peine à leur
rendre courage. Ecdémos et Mnasithéos se disposent à appliquer les échelles,
mais pendant ce temps les chiens du jardinier poussent de grands aboiements ;
le jour commence à poindre, et, lorsque Ecdémos est au haut de l'échelle, il entend
la clochette de la ronde matinale ; il réussit néanmoins à échapper aux
regards des patrouilles qui là-haut passent et repassent. Dès qu'elles ont
disparu, Ecdémos et Mnasithéos montent les premiers et envoient rapidement
prévenir Aratos qu'il se hâte. Mais il y a dans le voisinage une tour où
veille un gros chien ; ce chien, entendant les aboiements incessants qui
partent du pied de la tour, finit par donner de la voix lui aussi ; les
sentinelles éloignées deviennent attentives ; elles demandent au gardien de
la tour ce qui se passe ; mais celui-ci répond qu'il n'y a rien, que c'est la
clochette de la ronde qui a éveillé les chiens. Pendant que les choses
s'arrangent ainsi pour le mieux, les gens d'Aratos escaladent la muraille ;
ils sont déjà plus de quarante, mais le temps presse ; les coqs des alentours
commencent à chanter, et déjà l'on voit de côté et d'autre des paysans se
diriger vers la ville pour aller au marché. Le plus difficile reste encore à
faire ; les mercenaires du tyran ont leur quartier dans le voisinage de son
palais : il faut d'abord les désarmer. Aratos y court avec sa troupe ; il les
surprend et les fait tous prisonniers, sans en tuer un seul ; puis il court
en toute hâte annoncer son arrivée à ceux qu'il sait être ses amis. La
nouvelle se répand rapidement dans la ville. Au soleil lovant, la foule,
pleine de joie et d'attente, se rend au théâtre, et, lorsque le héraut
proclame qu'Aratos, fils de Clinias, appelle les citoyens à la liberté, tout
le peuple vole au palais du tyran et y met le feu. Mais la flamme qui s'élève
dans les airs va être vue de l'acropole de Corinthe et suggérer au tyran Alexandre
l'idée d'envoyer de prompts secours à Sicyone. L'incroyable fortune qui a
présidé à toute l'entreprise détourne encore ce danger ; soldats et citoyens
éteignent le feu. Le tyran s'est échappé ; son palais est livré au pillage ;
ses autres propriétés sont abandonnées aux habitants. Sicyone est délivrée
sans qu'une goutte de sang ait coulé[80]. Tous les
souvenirs de la tyrannie, jusqu'aux célèbres œuvres d'art qui la
représentent, sont anéantis.
Les bannis revinrent aussitôt ; il y en avait quatre-vingts
à peu près qui avaient été exilés sous le court règne de Nicodès, et environ
cinq cents sous les tyrans précédents, depuis le temps de Démétrios. Mais
alors se présentèrent les plus grandes difficultés ; il s'agissait de
questions de propriété : ces bannis avaient presque tous appartenu à la
classe des plus riches citoyens et ils revenaient pauvres ; ils réclamèrent
leurs maisons, leurs jardins, leurs champs d'autrefois, et ces biens, durant
un si long intervalle, avaient déjà passé en grande partie aux mains d'un
troisième ou d'un quatrième propriétaire ; ils avaient été aménagés de
diverses façons, morcelés, transformés. Bientôt la plus vive agitation régna
dans la ville. On dut craindre qu'Antigone, à qui les troubles de Sicyone ne
pouvaient être indifférents, ne profitât de la circonstance pour réduire en
son pouvoir la ville à peine affranchie. Il fallait à tout prix sauver
l'indépendance, trouver contre le danger qu'on appréhendait le secours d'un
voisin désintéressé. Aratos eut la grande et très pratique pensée de faire
entrer la ville dans la confédération achéenne. La vieille et célèbre cité
dorienne prit le nom de ville achéenne et entra dans l'unité de cet État
fédératif qui venait d'accroître encore, en se donnant un stratège unique, la
concentration des pouvoirs constitutionnels. La Ligue sortait des étroites
limites de l'Achaïe pour assurer l'indépendance d'une ville menacée par
d'autres et y garantir contre tout empêchement la restauration de l'ordre
légal ; bornée jusque-là à un territoire resserré et pauvre, elle gagnait par
l'accession de Sicyone une ville riche et brillante, qui possédait un port
commode et des relations très étendues. Ce qui était particulièrement
important, c'est que la Ligue,
en accueillant Sicyone, prenait par ce seul fait une attitude politique
déterminée ; elle répugnait par ses institutions à la guerre, mais ses chefs
ne pouvaient se dissimuler que l'extension de la confédération et surtout le
principe qu'elle représentait leur créaient des rapports hostiles avec la puissance
dont toute la politique devait avoir pour but de maintenir la situation
présente en Grèce et d'y empêcher la formation de grandes puissances.
Pour les mêmes raisons, la Ligue devait naturellement
devenir l'amie de l'Égypte, amitié que pouvaient faciliter les relations
antérieures d'Aratos avec Alexandrie. Ce dernier était entré dans le corps
des cavaliers achéens ; il donna à ses concitoyens l'exemple le plus
courageux de l'obéissance et du dévouement, tout en apportant aux
délibérations de nouveaux et vastes projets[81], tels qu'on n'en
avait sans doute pas encore formulé jusque-là. De son côté, Ptolémée ne tarda
pas à venir au-devant d'une alliance qui promettait de donner un si grand
appui à ses intérêts contre la Macédoine. Il envoya à Aratos un présent de 25
talents, que celui-ci distribua aussitôt aux pauvres de la ville ou consacra
au rachat de Sicyoniens vendus comme esclaves. Les troubles dangereux
qu'excitaient les questions de propriété n'étaient pas encore apaisés ; on ne
pouvait calmer entièrement les esprits qu'en dépensant une somme suffisante
pour concilier tous les droits et toutes les prétentions. Aratos courut à
Alexandrie ; il obtint du roi ce qu'il désirait. Il put rapporter aussitôt 40
talents ; 440 autres furent envoyés ensuite par versements successifs. La
gratitude de ses concitoyens, son désintéressement bien connu, valurent à
Aratos la mission de régler seul et avec des pouvoirs illimités cet ensemble
compliqué de transactions. Il préféra s'adjoindre quinze de ses concitoyens ;
ces négociations délicates fuirent conduites avec le plus grand soin et une
prudence extrême et menées à bonne fin. Sicyone voua une reconnaissance bien
méritée au jeune homme réfléchi et actif qui avait délivré sa ville natale,
qui l'avait garantie contre tout danger extérieur, apaisée et réglée au
dedans[82].
On peut croire qu'Aratos entreprit ce voyage à Alexandrie
aussi vite que possible, c'est-à-dire sans doute l'année même où il délivra
Sicyone, en 254 : tout retard eût été un danger. C'est dans ce voyage que le
vaisseau qui le portait fut jeté sur la côte d'Andros. Cette île appartenait
à l'ennemi, et Antigone y avait mis une garnison. Aratos dut se cacher dans
les bois pour échapper aux recherches du phrourarque macédonien ; il réussit
à trouver un vaisseau romain faisant route pour la Syrie et qui le débarqua
en Carie ; il partit de là pour Alexandrie[83]. Il est
instructif de voir, dans cette circonstance, Andros considérée comme une lie
ennemie et Aratos poursuivi comme ennemi par le phrourarque. Ce n'était pas
la délivrance de sa ville natale qui valait à Aratos l'hostilité des
Macédoniens ; Antigone ne lui avait-il pas promis auparavant son appui ? Mais
l'alliance de Sicyone avec les Achéens entraînait Aratos à se tourner
ouvertement vers l'Égypte et devenait par là un acte hostile à là Macédoine.
D'ailleurs la guerre durait encore entre l'Égypte et Antiochos de Syrie uni à
Démétrios de Cyrène, et cette guerre, quoiqu'il ne soit pas question d'une
intervention directe et immédiate de la Macédoine, peut être considérée comme une
guerre égypto-macédonienne, puisque Démétrios avait occupé Cyrène. Nous avons
vu où en était cette guerre ; le Lagide avait occupé les côtes méridionales
de l'Asie-Mineure, mais reperdu l'Ionie sauf Éphèse, et les villes, désormais
libres, étaient ralliées aux intérêts de la Syrie. Celle-ci
était alors dans une situation difficile : pendant qu'elle faisait les plus
sérieux efforts dans sa lutte contre l'Égypte, ses frontières du nord-est
couraient un grand péril et la perte de vastes territoires semblait pour elle
presque inévitable[84]. D'un autre
côté, si Ptolémée avait conquis la
Libye, il n'avait plus Cyrène, et, vu l'importance de cette
place, c'était une perte irréparable ; le grand avantage qu'Antigone avait
remporté en faisant occuper Cyrène par son frère fut de même compensé, et au
delà, par les complications inattendues qui se produisirent dans le
Péloponnèse ; on ne pouvait prévoir encore le parti qu'en tirerait l'Égypte.
Les trois grandes puissances devaient donc désirer la fin d'une guerre où
chacune n'avait fait jusqu'alors que des pertes et semblait devoir en faire
de plus grandes encore. La marche que les événements prenaient à Cyrène
facilita la conclusion de la paix.
Nous n'avons malheureusement sur Cyrène que l'extrait emphatique
d'un ouvrage dont l'auteur a pris pour guide ce beau parleur de Phylarque. On
y lit que Démétrios, fier de sa beauté, qui n'avait
que trop plu déjà à sa belle-mère, avait dès le début traité les soldats et
la famille royale avec orgueil et sans ménagement ; qu'il avait eu des
relations avec sa belle-mère ; qu'il était devenu suspect à la fille du roi,
odieux aux citoyens et aux soldats ; que de tous côtés on avait tourné les
regards vers le fils du roi Ptolémée ; que la perte de Démétrios avait été
résolue. On avait envoyé des meurtriers dans la chambre à, coucher de sa
belle-mère ; celle-ci, entendant au dehors la voix de sa fille, demanda grâce
pour sa vie et tenta de faire à son bien-aimé un rempart de son corps ; mais
Démétrios fut assassiné, et Bérénice épousa celui à qui son père l'avait
destinée autrefois, le fils de Ptolémée[85]. Il n'est plus
possible de faire la critique de ce récit ; les vers d'un poète contemporain
démontrent que le meurtre fut commis par Bérénice : à peine sortie de l'enfance,
dit-il, elle a déjà montré un courage magnanime[86]. Elle avait
assisté en grandissant aux amours de sa mère et de son fiancé ; l'horreur
qu'elle en conçut fut probablement mise à profit par le parti qui désirait le
retour de l'alliance égyptienne.
Après ce meurtre, la jeune reine dut s'en remettre
complètement à la protection de l'Égypte, et Ptolémée put, en vertu du traité
conclu avec Magas, revendiquer la main et l'héritage de Bérénice pour son
fils, son futur successeur. Mais devait-on supposer qu'Antigone laisserait la
mort de son frère impunie ? Toute la Pentapole était-elle prête[87] à rentrer sous
la domination égyptienne ? Le moment était venu où une paix seule pouvait
mener au but ; Antigone ne devait pas être disposé à se mêler plus longtemps
à une querelle interminable ; la politique, grecque réclamait toute son
attention. Ptolémée voulait bien, en échange de la possession assurée de
Cyrène, faire des concessions à Antiochos, qui, de son côté, n'avait pu,
malgré des efforts constants, obtenir de résultats sérieux. La paix fut donc
conclue[88].
Nous n'avons sur elle que peu de renseignements précis. En ce qui concerne
Cyrène, le traité antérieur avec Magas doit avoir été reconnu, et nous voyons
en effet qu'une de ses clauses fut remplie quelque temps après par le mariage
de Bérénice avec le prince royal d'Égypte[89]. Prit-on
quelques résolutions au sujet des affaires de Grèce ? Reconnut-on, par
exemple, la liberté des confédérés achéens ? On ne trouve nulle part la trace
d'une pareille convention, mais ce n'est pas une raison pour en nier
l'existence. On dut également statuer sur les possessions de la mer Égée,
alors même qu'on aurait conservé le statu quo[90]. On retrouve à
peu près les conditions du traité conclu par Ptolémée avec la Syrie en comparant la liste
des pays que nomme le poème de Théocrite avec celle que donne l'inscription
d'Adule. On lit dans celle-ci que Ptolémée III a reçu, comme successeur de
son père, l'Égypte, la Libye, la Syrie, la Phénicie, Cypre,
et en outre la Lycie,
la Carie et
les Cyclades. Il n'hérita pas de Cyrène, qui ne figure pas, et avec
raison, dans ce dénombrement ; mais il l'acquit par un mariage avec la dame
du pays. Par conséquent, les contrées citées dans le poème de Théocrite, la Cilicie et la Pamphylie, étaient
revenues à la Syrie,
soit à la suite de batailles heureuses, soit par une paix. L'Ionie conserva
également après la paix la liberté que la Syrie lui avait reconnue ; mais on voit par les
événements ultérieurs qui Éphèse garda une garnison égyptienne. Enfin, le
mariage du roi de Syrie avec la fille de Ptolémée, Bérénice, fut une des
conditions de la paix. Elle reçut une dot magnifique et fut conduite par son
père jusqu'à Péluse[91] ; de là, elle se
rendit, suivie d'un grand cortège, à Antioche où eut lieu le mariage. Était-ce
l'intention du Lagide d'obtenir par ce mariage une paix aussi durable que
possible ? Voulait-il par là gagner à la politique égyptienne la Syrie, qui avait fait
jusque-là cause commune avec la Macédoine ? Les bonnes relations qui existaient
jusque-là entre le roi de Syrie et la Macédoine avaient-elles été altérées par
l'abandon de Cyrène, et Antiochos se croyait-il offensé dans la personne de
sa sœur, qu'Antigone aurait peut-être dû défendre à Cyrène, en se présentant
comme le vengeur de son frère ? Il fallait indiquer toutes ces possibilités
pour mettre en relief une remarque qui s'impose, pour ainsi dire, à l'esprit.
Antiochos, en épousant Bérénice, déclara que l'épouse qu'il avait eue
jusque-là, Laodice[92], était
illégitime, et il enleva du même coup aux fils qu'il avait de Laodice tout droit
à la succession royale[93]. Or le Lagide
aurait dû empêcher cette répudiation, s'il ne l'avait pas exigée comme
conditions de la paix ; c'est cette condition qui dévoile, ce semble, le
fonds de la politique égyptienne. On proposa le mariage, non pour, avoir la
paix, mais pour semer la désunion, et le roi de Syrie, soit aveuglé par la
richesse de la dot, soit déterminé par des raisons personnelles, soit effrayé
de l'épuisement de son empire, accepta ces fatales conditions. L'Égypte en
retirait un profit incalculable. Ou bien Bérénice ne trouverait aucune
opposition, et par elle, par la suite nombreuse qu'elle avait emmenée, par
l'héritier du trône qu'elle mettrait au monde, l'influence égyptienne
s'établissait décidément à Antioche ; ou bien les choses tourneraient
autrement. Comment supposer que Laodice et ses fils[94] allaient
accepter leur déchéance et abandonner sans plus de difficulté leurs
prétentions légitimes à l'héritage paternel ? Ces enfants étaient déjà grands
; le père et le frère de Laodice avaient eu jusque-là les postes les plus
importants auprès du trône ; il leur faudrait donc céder, eux aussi, à
l'influence de l'Égyptienne et de sa suite, dont l'apparition à Antioche
allait tout changer. On pouvait compter avec certitude sur de dangereuses
dissensions dans l'empire ; et, alors l'Égypte aurait tout droit d'intervenir
pour défendre les prétentions de Bérénice et de prendre en Syrie une
situation qui répondait à l'ambition de la maison des Lagides ; ce royaume,
déjà ébranlé par deux grandes guerres, déjà émietté par les usurpations qui
ne cessaient d'avoir lieu sur ses frontières, en viendrait peut-être à se
morceler ; l'Égypte occuperait les provinces les plus à portée ; le reste
serait facilement tenu dans la dépendance de la politique égyptienne.
En tout cas, les documents que nous possédons et le cours
des événements ultérieurs autorisent ces suppositions. Comment se fait-il
qu'Antiochos consentit à la paix et au mariage, que la Macédoine ne
fit pas tous ses efforts pour empêcher une si dangereuse combinaison, ce sont
là des questions que, faute de renseignements, nous ne pouvons élucider. Nous
ne sommes pas davantage en état de dire quelle a été durant la grande guerre
l'attitude des petits États de l'Asie ; la nature des choses voulut sans
doute que leur importance grandit à mesure que s'affaiblissait la puissance
de la Syrie.
Cette puissance ne s'était pas d'ailleurs amoindrie
seulement par sa guerre contre l'Égypte ; elle avait en même temps essuyé, à
l'autre extrémité de ses frontières, des pertes considérables.
On a dit dans l'Introduction qu'une domination purement
perse s'était maintenue dans le nord de l'Atropatène ; que l'Inde s'était
unifiée sous la dynastie des Mauryas, qu'ici le vieil et pur parsisme, là le
bouddhisme, auquel la royauté se livra enfin sous Açoka, rendaient possible
un soulèvement national, une réaction qui devait naturellement menacer
l'hellénisme. Un troisième danger à signaler dans ces régions de l'Orient,
c'était le voisinage des hordes touraniennes qui habitaient les vastes
déserts du bas Oxus et du bas Iaxarte et qui ne cessaient de faire des
incursions dans les provinces frontières, dans les riches territoires de la Sogdiane et de la Bactriane, de la Margiane et de
l'Hyrcanie.
Il est vrai que Séleucos Nicator avait déjà réglé sa
situation vis-à-vis du grand empire hindou ; il avait cédé les pays de
l'Indus, aussi loin, parait-il, que s'étendait le bassin du fleuve, à
Sandracottos, malgré le grand nombre d'établissements qu'y avaient fondés les
Hellènes ; seule, Alexandrie du Caucase, qui était l'entrepôt du commerce de
l'Inde et qui en même temps protégeait l'entrée des défilés allant du fleuve
Caboul à la Bactriane,
resta aux Syriens, à ce que disent les documents hindous[95]. Les sources
grecques, si brèves qu'elles soient, permettent de croire que la Syrie entretint désormais
des relations amicales avec les potentats hindous : des présents viennent de
l'Inde à la cour d'Antioche[96] ; des ambassades
syriennes se rendent à Palimbothra ; Amitrochatès demande une fois qu'on lui
envoie, entre autres produits de l'Occident, un sophiste habile à discourir[97]. On n'avait pas
à craindre évidemment d'invasions militaires de ce côté-là ; la douceur des
mœurs bouddhiques implantées dans le royaume de Dharmaçoka — qui abolit par
un édit royal même la peine de mort — éloignait toute pensée de guerre et de
conquête. Et pourtant ce voisinage exerçait une action dangereuse, lente, il
est vrai, mais efficace, qui menaçait l'intérêt le plus essentiel de l'hellénisme.
Il est hors de doute que la propagande de la doctrine bouddhique avait déjà
dépassé la frontière de l'empire hindou[98] ; les
missionnaires du bouddhisme pénétraient dans le Dekhan et lançaient déjà sur
Ceylan la roue de la doctrine ; ils s'avançaient
même en Occident, au delà de l'Indus. Il est peu probable que Candahar,
l'Alexandrie d'Arachosie, soit l'endroit où des pèlerins bouddhistes venus de
la Chine
signalent au Ve siècle un édifice bouddhique datant de cette époque. Mais les
inscriptions de ce même Açoka-Priyadarçin nous apprennent de façon certaine
que le bouddhisme s'étendait déjà à son époque sur les satrapies voisines appartenant
au royaume de Syrie. Partout, lit-on dans ces
inscriptions, après une énumération de plusieurs contrées de l'Inde, même dans le royaume d'Antiyaka, le Yavana, dont les rois
sont les généraux d'Antiyaka, ont été élevés les deux maisons de santé de
Priyadarçin aimé des dieux, l'une pour les hommes et l'autre pour les
animaux, et là où ne se trouvent pas les plantes salutaires qui sont
secourables et pour les hommes et pour les animaux, elles ont été partout
préparées et plantées sur notre ordre, et partout où ne se trouvent pas de
racines et d'herbes, elles ont été sur notre ordre fournies et plantées ; des
puits ont été sur notre ordre creusés au bords des chemins, et des arbres ont
été plantés sur notre ordre pour la jouissance des animaux et des hommes[99]. Une autre
inscription donne un exemple remarquable de cette propagande du bouddhisme et
de l'appui diplomatique que le pieux roi Açoka lui assurait jusque dans les
pays éloignés[100]. Or, partout où
cette doctrine trouvait des partisans, elle entravait les progrès de
l'hellénisme ; elle empêchait les populations de l'Est de s'unir et de se
fondre avec celles de l'Occident sous l'égide de la civilisation hellénique.
Mais l'hellénisme était précisément la base de l'empire syrien en Asie ; des
réactions nationales étaient donc plus dangereuses pour cet empire que la
supériorité militaire et politique des Lagides elle-même ; au moins contre
celle-ci on pouvait espérer un retour de fortune.
L'empire syrien était menacé à ce même point de vue par le
voisinage de la Médie Atropatène, où s'était maintenue dans la
plénitude de sa puissance une domination purement perse, et avec elle la
doctrine du parsisme et le pouvoir des Mages. Il est absolument impossible de
se rendre compte de la façon dont le parsisme se comportait dans les autres
pays de l'Iran envers l'élément étranger, dans quelle mesure il tolérait ou
persécutait la vieille religion de l'empire. Mais on a vu que partout dans le
monde hellénistique les religions nationales s'opposent à la culture grecque,
même modifiée essentiellement dans son esprit, et qu'elles acquièrent une
importance nouvelle ; ce phénomène devait se produire tout d'abord et plus
énergiquement que partout ailleurs dans le parsisme, qui trouvait précisément
dans l'Atropatène une base politique. Dans le sommaire — rédigé, il est vrai,
à une époque postérieure — des parties du Zendavesta, il est dit à diverses
reprises que, lorsqu'on rechercha après Alexandre les livres du Zend, on
trouva seulement tels et tels morceaux[101]. On aurait tort
de croire que l'expression après Alexandre s'applique
au temps où commençait à se former la puissance des Sassanides ; on est
aujourd'hui en mesure de prouver d'une façon péremptoire que les livres
saints s'étaient de nouveau répandus bien longtemps auparavant. Mais quel fut
le motif qui les fit recueillir après Alexandre
? Ils ne s'étaient pas perdus seulement à la suite des victoires gigantesques
d'Alexandre ; la décadence de la
Perse elle-même, dans le siècle malheureux qui amena la
dissolution intérieure de l'empire, et surtout l'invasion des cultes et des
religions exotiques (le culte d'Anahit, par
exemple), auront causé cette négligence et cet oubli des livres
saints, de ceux du moins qui n'étaient pas nécessaires au service religieux
de tous les jours[102], ainsi que l'abaissement
de la haute culture des Parsis. Mais la chute honteuse de l'empire devait
amener d'autant plus sûrement une régénération religieuse qu'une puissance
purement perse, quoique d'abord peu étendue, se maintenait définitivement
dans l'Atropatène. Ce petit royaume eut donc aussitôt conscience de son
opposition à la fois religieuse, nationale et politique à l'hellénisme, et il
trouva dans cet antagonisme précisément la force et le désir de s'étendre.
Les vaillantes populations de l'Atropatène et la richesse d'un pays qui
fournissait abondamment tout ce qui était nécessaire à la guerre[103] mirent le
souverain de la région en état de profiter immédiatement de tous les embarras
de la monarchie syrienne. La situation même de son pays le portait vers ces
contrées qui formaient la principale communication entre les provinces
orientales et l'ouest de l'empire ; toute la région qui s'étend des Portes
Caspiennes à Ecbatane de Médie était ouverte à ses invasions. Un
renseignement isolé confirme pleinement notre assertion : Pendant que les rois de Syrie et ceux de Médie,
écrit Strabon, luttaient les uns contre les autres,
les peuples au delà du Taurus se soulevaient et faisaient défection[104]. Strabon veut
montrer que la défection de la
Bactriane a été provoquée par le conflit dont il parle ;
donc Pette lutte entre les Mèdes et la Syrie a eu lieu déjà avant la mort d'Antiochos
Théos. Selon toute vraisemblance, le roi de Médie était alors cet Artabazane
qui, trente ans plus tard, et parce qu'il n'était plus alors qu'un vieillard,
prévint l'attaque d'Antiochos le Grand par des négociations. Il passait pour
le plus dangereux et le plus habile des dynastes de l'époque[105] ; et, lorsqu'il
était dans la force de la jeunesse, il doit avoir tiré parti avec assez de
hardiesse des embarras du royaume de Syrie. Nous savons qu'une ville
d'Héraclée, fondée par Alexandre dans le voisinage de Rhagæ, fut détruite, puis
rebâtie sous le nom d'Achaïs[106] ; elle porte,
comme une autre ville située plus loin encore à l'est, le nom de son
fondateur[107]
; c'est ce même Achæos, dont Laodice, l'épouse répudiée d'Antiochos, était la
fille. Or, d'après les événements survenus par la suite en Orient et en
Occident, il n'est guère admissible que cette contrée ait été reconquise et
la ville rebâtie à l'époque où nous sommes. Antérieurement déjà, à ce qu'il
semble, sous Antiochos Soter, l'invasion ennemie avait pénétré jusqu'à cette
entrée occidentale des Portes Caspiennes, et je ne doute pas que la
domination de l'Atropatène ne se soit déjà étendue jusqu'au delà du fleuve
Amardos, le Sefid-roud, jusque sur les côtes sud-ouest de la mer Caspienne[108]. La
communication que Séleucos et Antiochos Ier avaient tenté d'établir entre la
mer Caspienne — qu'on appelait mer de Séleucos et d'Antiochos — et le
Pont-Euxin fut rompue par cette prise d'armes de l'Atropatène ; par suite,
l'influence commerciale que les Séleucides exerçaient sur les villes du Pont
fut anéantie, et cette situation ne pouvait rester sans influence sur les
relations politiques du royaume de Syrie dans les régions du Pont.
La frontière de l'empire fut également menacée à l'est de
la mer Caspienne dès le règne d'Antiochos Ier Soter ; ce furent les Barbares
du désert qui surprirent et détruisirent Alexandrie sur le cours inférieur du
Margos, aux limites de la steppe. Antiochos Soter la fit rebâtir sous son
propre nom, mais plus grande qu'auparavant et mieux protégée ; on dirait
presque qu'il est venu lui-même dans cette contrée. L'empire aurait pu se
défendre contre ces ennemis s'il avait été sûr de la fidélité de ses propres
satrapes. Mais, dit Strabon, au moment où les rois
de Syrie et de Médie étaient en guerre l'un contre l'autre, les gouverneurs
de la Bactriane
appelèrent ce pays à la défection. Euthydémos souleva la contrée voisine ;
puis ce fut le tour d'Arsace, le fondateur de l'empire parthe.
Il est très difficile de retrouver les commencements de
ces royaumes de l'Orient. Strabon donne au gouverneur de Bactriane qui fit
défection le nom de Diodotos[109] et la forme de
ce nom est justifiée, au dire des numismates, par une monnaie d'or de ce roi,
où la tête même répond parfaitement à l'effigie d'une monnaie d'argent
d'Antiochos II et où le nom seul d'Antiochos a été changé en celui de
Diodotos[110]
: c'est un détail certainement propre à confirmer une opinion qui a d'autres
raisons à invoquer, à savoir que la Bactriane s'était déjà révoltée sous le règne
d'Antiochos II[111].
Cette opinion s'appuie sur ce fait que, suivant le
témoignage de Strabon, la rébellion de Diodotos a précédé la défection des
Parthes, et que cette défection peut être rapportée avec vraisemblance à
l'année 250.
Strabon n'avait déjà que des renseignements
contradictoires sur la fondation de l'empire parthe, ce qui prouve assurément
que les commencements de cette monarchie furent à peine remarqués. Il dit
qu'après la révolte de la
Bactriane, un Scythe, Arsace, vint dans le pays des Parthes
avec une troupe de Dahes qui portaient le nom de Parnes[112] et demeuraient
sur les rives de l'Ochos ; qu'il s'empara de toute la contrée ; qu'il fut
d'abord faible et dut lutter contre ceux auxquels il avait enlevé le
territoire ; que ses successeurs les plus immédiats eurent les mêmes luttes à
soutenir. Strabon ajoute : Quelques-uns pensaient
que ces Parnes étaient une branche de cette race des Dahes qui demeuraient
sur les bords du Palus Méotide et que la famille d'Arsace descendait de ces
Parnes ; d'autres font d'Arsace un Bactrien[113] qui avait fui devant la puissance grandissante de Diodotos
et qui provoqua le pays des Parthes à la défection. Ces renseignements
sur deux versions différentes sont par trop brefs : il est vrai que Strabon
avait traité des Parthes avec plus de détail dans son ouvrage historique, et
c'est une raison de croire que ses assertions sont appuyées sur des
recherches approfondies[114]. Il veut dire
probablement qu'Arsace s'était éloigné avec cette troupe nomade des bords de
l'Ochos depuis qu'on ne pouvait plus assaillir avec profit les frontières de la Bactriane, devenue le
royaume de Diodotos et défendue par lui avec plus de vigueur sans doute que
quand elle était simplement une satrapie. Strabon décrit, en effet, dans un
autre passage les coutumes de ces nomades[115] : Parmi les Dahes, les Aparnes habitent plus près de
l'Hyrcanie et de la mer Hyrcanienne, les autres s'étendent jusqu'aux contrées
situées en face de l'Arie ; entre eux, l'Hyrcanie et le pays des Parthes
jusqu'à l'Arie est un vaste désert où manque l'eau. C'est ce désert qu'ils
ont parcouru à marches forcées pour fondre sur l'Hyrcanie, sur Nisæa et les
plaines des Parthes. Ceux-ci leur ont alors promis le tribut, et voici quel
était ce tribut : les Aparnes pouvaient, à des époques déterminées, envahir
le pays et y faire du butin. Mais leurs invasions eurent lieu contre les
traités ; la guerre éclata ; puis il y eut de nouveaux traités et de
nouvelles guerres ; et telle est aussi la vie des autres nomades, qui se
passe à attaquer constamment leurs voisins et à faire avec eux de nouvelles
conventions[116]. La même
tradition fait évidemment le fond des phrases de Justin, un rhéteur qui se
trompe plutôt sur les faits que sur le choix de la couleur caractéristique ;
il dit qu'après la révolte de la
Bactriane, les peuples de tout l'Orient se révoltèrent
contre les Macédoniens ; qu'Arsace, un homme d'origine inconnue, mais d'une
bravoure éprouvée, accoutumé à vivre de pillage et d'expédients, envahit le
pays des Parthes avec une horde de brigands, vainquit le gouverneur
Andragoras et, après l'avoir mis à mort, s'empara du pouvoir, etc.[117] Tout autre est
le récit qu'Arrien a recueilli dans son Histoire des Parthes. Les Parthes, dit-il, sont
de race scythe ; soumis aux Macédoniens depuis la défaite des Perses et en même
temps qu'eux, ils se sont révoltés pour le motif suivant : il y avait deux
frères Arsacides, Arsace et Tiridate, descendants de Phriapitès[118] ; le satrape de ce pays, établi par Antiochos Théos,
Phéréclès, ayant voulu faire violence à l'un de ces deux frères, ils ne
supportèrent pas cet outrage, mais ils tuèrent le criminel, et, après avoir
communiqué leur plan à cinq autres, ils appelèrent le peuple à l'insurrection
contre les Macédoniens et s'emparèrent du pouvoir. Un chroniqueur de
la basse époque invoque également le témoignage d'Arrien, et. il appelle le
criminel Agathoclès, éparque de Perse, sous lequel les deux frères auraient
gouverné la satrapie de Bactriane[119].
On viendrait à bout de concilier ces données diverses, si
les noms d'Andragoras, de Phéréclès, d'Agathoclès, ne montraient pas qu'il y
avait sur l'origine des Parthes des traditions absolument divergentes.
Des textes anciens rapportent qu'à une époque immémoriale,
lorsque Sésostris avait conquis toute l'Asie, des tribus scythes avaient été
transplantées par lui dans le pays qui depuis porta leur nom, et que Parthes
est la traduction perse du nom de Scythes[120]. Le premier
document qui nous montre le nom des Parthes est l'inscription de Bisitoun ;
le roi Darius y dit que, dans le soulèvement général qui suivit la mort de
Cambyse, les Parthes (Parthva) et les Hyrcaniens se sont aussi
révoltés et ont pris parti pour l'usurpateur mède Fravarti ; que son père
Vistaçpa est allé dans le pays des Parthes et qu'il a vaincu les rebelles.
Aujourd'hui encore, l'extrémité septentrionale de l'Iran
est toujours menacée par les hordes mobiles du Tour= ; c'est de là que vient
une grande partie des Ilates, des hordes nomades qui font la force principale
des armées persanes ; aussi les appelle-t-on parfois les tribus guerrières du
schah de Perse. Il paraît probable que ces anciens Parthes appartenaient
aussi à la même race : l'Iran voit constamment se renouveler la métamorphose
partielle des nomades qui deviennent des populations de colons à
établissements fixes, et, selon les traditions sacrées des Parsis, l'origine
de la race pure de la région de l'Iran n'est pas autre que celle-là ; eux
aussi viennent en nomades des territoires du nord-est et remontent dans
l'Iran pour s'y établir, s'y métamorphoser, et y fonder un nouveau genre de
vie. On nous dit expressément que les Parthes qui habitaient de l'autre côté
des montagnes (du Khorassan) étaient
appelés nomades ; ces peuples du désert sont les alliés et les parents de ces
Parthes dont le pays, nommé Parthyæa, fut une des premières conquêtes de
l'empire des Arsacides. En ce qui concerne la parenté des langues, il est
impossible de se prononcer : les écrivains anciens se taisent sur ce sujet ;
à moins qu'on ne veuille attribuer à ces mots de Justin que leur langue tient le milieu entre le mède et le scythe
et n'est qu'un mélange de ces deux idiomes une certitude que la
linguistique de l'antiquité ne peut revendiquer[121]. Seulement, on
peut affirmer que la
Parthyène ne devint nullement parthe à l'invasion des
Arsacides et de leurs Parnes ; elle l'était déjà depuis des siècles.
On rapporte qu'Arsace ou Aschk, comme le nomment les
Orientaux, parut d'abord comme roi dans la ville d'Asaak, située dans le pays
d'Astabène, non loin de l'extrémité du désert et de la mer Caspienne[122]. Parthaunissa,
située plus à l'est, dut être conquise presque aussitôt ; c'est là que furent
désormais les tombes des Aschkanes. Ainsi,
c'est à la lisière du désert qu'ils se sont d'abord établis[123] ; c'est là
qu'ils étaient venus en quittant l'Ochos[124], lorsque
Diodotos de Bactriane se proclama indépendant. Que les deux frères Arsace et
Tiridate aient été Bactriens, qu'ils aient été des exilés Parthes, peut-être
de noble naissance, qu'une querelle personnelle avec le gouverneur de la Parthyæa ou avec
l'éparque des provinces supérieures ait été le motif de leur fuite vers les
tribus du désert, quoi qu'il en soit, ils commencèrent leur entreprise
lorsque la puissance grandissante de Diodotos en Bactriane devenait pour eux
un péril[125]
; ils réussirent à soulever la Parthyène ; bientôt ils occupèrent toute la
contrée, et ce fut à Hécatompylos que les premiers Arsacides établirent leur
résidence.
Les faits ainsi rapprochés permettent d'éclaircir, au
moins dans une certaine mesure, les difficultés chronologiques. Justin a
malheureusement enveloppé de phrases le point important et essentiel. Après
avoir parlé des Parthes au temps d'Alexandre et des Diadoques, il dit : ils eurent ensuite pour maîtres Séleucos Nicator et
bientôt Antiochos et ses successeurs ; mais sous le petit-fils d'Antiochos,
Séleucos, à l'époque de la première guerre punique, sous le consulat de L.
Manlius Vulso et d'Attilius Regulus[126], ils se soulevèrent, et leur révolte resta impunie à
cause de la querelle des deux frères Séleucos et Antiochos, qui négligeaient
de poursuivre les rebelles parce qu'ils voulaient s'arracher mutuellement
l'empire. Dans le même temps, Théodotos, gouverneur des mille villes
bactriennes, fit aussi défection, et, à son exemple, tous les peuples de
l'Orient secouèrent le joug de la Macédoine. C'est à cette époque qu'Arsace,
etc. On trouve dans ce récit une foule de données surprenantes. La révolte
des Parthes, sans doute de la province de Parthyæa sous son satrape, y
précède l'occupation d'Arsace, fait ignoré de Strabon ; ce n'est qu'à la
suite de ce soulèvement parthe que se révolte aussi le gouverneur des mille villes bactriennes, dénomination qui anticipe
ici de cinquante années[127] ; quant à Séleucos,
le successeur d'Antiochos Théos, qui était au moins un arrière petit-fils de
Séleucos Nicator, aucune des deux années 256 et 250, auxquelles peut se
rapporter le consulat indiqué, ne lui convient. Et pourtant, il faut accepter
avec confiance cette information, précisément parce qu'elle est affirmative
et caractéristique. Mais est-ce alors qu'Arsace prit à Asaak le litre de roi
? Ce n'est que quelques années plus tard, lorsque le roi d'Égypte anéantit
presque entièrement l'empire syrien[128], lorsque les
deux frères se disputèrent ce qui- en restait, lorsque Séleucos engagea une
lutte malheureuse en Asie-Mineure contre les Galates, que put être tentée la
conquête de la
Parthyæa, et bientôt après celle de l'Hyrcanie et des
autres contrées voisines. Enfin, ce qui est encore incertain, le choix qu'il
faut faire entre les deux années 256 et 250, est résolu pur une indication
des chroniqueurs qui placent le commencement de l'empire parthe à la 3e année
de la CXXXIIe olympiade, c'est-à-dire
précisément en 250/249[129] ; indication
qui démontre en même temps que Justin, ou plutôt Trogne-Pompée, ou mieux encore
les sources plus anciennes qu'il suivait, Posidonios notamment,
reconnaissaient cette année comme celle où avaient débuté les Arsacides[130].
Il reste à savoir si le passage où Justin assure que,
après la défection de la
Bactriane, tous les peuples de l'Orient
rompirent avec les Macédoniens est autre chose qu'une simple phrase. Comme
Justin n'a fait que retracer en traits généraux l'époque de la lutte entre
les deux fils d'Antiochos Théos, nous sommes obligés de remonter à dix ans et
plus avant le moment où la
Bactriane fit défection.
Le témoignage de Strabon prouve déjà que, dans les régions
voisines de la Bactriane,
Euthydémos de Magnésie se rendit indépendant ; nous le retrouverons vers 205
roi des territoires que gouvernait autrefois Diodotos et après lui son fils
Diodotos II[131].
Il est possible qu'Euthydémos fût satrape de la Sogdiane[132], de ces mêmes
contrées dont Démodamas de Milet avait été stratège sous Antiochos Ier,
lorsqu'il portait la guerre au delà de l'Iaxarte[133].
On n'oserait pas, vu le silence de Strabon, aller plus
avant sur la foi d'une simple indication de Justin, si la mention
d'Agathoclès dans le récit d' Arrien, qui se recommande à nous par la
citation caractéristique du titre d'épargne, ne nous rappelait qu'on
rencontre le nom d'Agathoclès sur des monnaies grecques, tétradrachmes,
drachmes et pièces de cuivre, provenant de cette région et de cette époque.
Ces monnaies sont du travail le plus achevé : elles montrent au droit la tête
d'un roi qui porte, sans doute en guise de diadème, une couronne de lierre,
et sur le revers une panthère qui tantôt marche, tantôt soulève avec sa patte
de devant une grappe de raisin ; d'autres monnaies représentent Zeus debout
et tenant dans sa main droite une Artémis tricéphale qui lève une torche de
chaque bras, dans sa main gauche une lance macédonienne. On a reconnu dans
cette Artémis la déesse perse, Aphrodite-Anaïtis[134] ; les symboles
dionysiaques trouveraient leur explication si l'on pouvait croire que la
domination d'Agathoclès s'étendait également sur la Carmanie, un pays de
vignobles voisin de la Perse,
par lequel Alexandre était revenu, dit-on, autrefois en cortège bachique.
Mais alors il faudrait admettre que, dans cette citation tirée plus tard
d'Arrien, le nom d'Agathoclès n'a été mis que par erreur en rapport si
immédiat avec le soulèvement d'Arsace, et notamment que le meurtre de
Phéréclès par les deux frères parthes lui a été faussement imputé ; il
faudrait admettre que cet assassinat a eu néanmoins une grande influence sur
les événements de cette époque et qu'Arrien en a parlé ailleurs à ce propos ;
enfin, que cet épargne des satrapies supérieures s'était rendu indépendant et
s'était maintenu tout au moins dans les satrapies de l'est, sans doute dans
l'Arachosie, la Drangiane,
la Gédrosie,
la Carmanie.
Cependant d'autres monnaies du même roi semblent réfuter
toutes ces vagues suppositions. Ce sont des monnaies de cuivre
quadrangulaires où l'on voit, sur l'un des côtés, la panthère en marche avec
la légende en grec du roi Agathoclès, et sur l'autre, une figure de femme,
entièrement habillée à l'indienne comme une bayadère et qui semble danser ; à
côté d'elle, on lit le nom du roi Agathouklayasa, transformé à l'indienne et
en caractères qui répondent absolument à ceux des inscriptions d'Açoka[135]. On a en outre
d'autres monnaies de cuivre de. forme polygonale, qui montrent sur un des
côtés l'image d'une stoupa et sur l'autre un carré grillé, avec le nom du roi
en écriture arienne : Akathoukrayasa[136].
Un autre détail, qui nous fait connaître en même temps un
quatrième usurpateur de ces contrées, rend la question encore plus
compliquée.
Il y a de beaux tétradrachmes, dont la face montre une
tête de roi avec la causia
macédonienne et le diadème, et le revers, un Poséidon tenant dans sa main
droite le trident et dans sa main gauche une branche de palmier ; la légende
porte : Du roi Antimachos Théos. N'est-il pas
singulier que d'autres tétradrachmes du même Antimachos Théos ne le nomment
que régent, tandis que la frappe est tout à
fait celle des tétradrachmes de Diodotos et que la légende porte ces mots
gravés autour de la tête diadémée du roi : « De Diodotos Soter[137]. Diodotos est
donc, pour ainsi dire, le suzerain, et la monnaie du roi vassal le désigne
comme Sauveur, parce qu'il a commencé la
délivrance des provinces[138].
Il est très remarquable qu'il y ait trois types de
tétradrachmes de cet Agathoclès où il se nomme également non pas roi, mais régent. L'un de ces types porte sur le droit,
autour de la tête diadémée, la légende De Diodotos
Soter ; le deuxième, une autre tête avec la légende D'Antiochos Nicator, et ces deux types montrent sur
le revers Zeus Promachos ; le troisième type a comme légende, autour de la
tête du roi, les mots D'Euthydémos Théos et,
sur le revers, un Héraclès assis, avec la massue : sur les trois on lit au
revers Agathoclès le Juste régent[139].
On ne peut décider avec certitude, d'après le type des
monnaies, si Agathoclès s'était d'abord désigné comme roi, puis simplement
comme régent ou inversement ; il a l'air d'un
jeune homme sur les médailles qui lui attribuent le titre de roi, mais ceci
peut induire en erreur. On peut admettre, en tout cas, que les tétradrachmes
qui donnent la première place
Diodotos, à Euthydémos, à Antiochos, sont d'époques très
différentes. Il est vrai qu'aucun des Séleucides ne s'intitule officiellement
Antiochos Nicator, mais nous possédons un témoignage qui prouve qu'Antiochos
III a reçu ce titre[140].
Nous verrons plus tard comment les Diodotides de Bactriane
furent renversés après 235 par Euthydémos, comment Antiochos III combattit
Euthydémos vers 212-205, lui laissa le titre de roi, puis parcourut les
satrapies situées plus loin à l'est et rétablit sa puissance en qualité de
Grand-Roi, car telle est bien la signification de son titre le grand roi. Agathoclès fut aussi l'un de ceux qui
se soumirent à sa suzeraineté, comme en témoignent ses tétradrachmes.
Si, dans les régions de l'est, les rois Diodotos,
Euthydémos, Antimachos, Agathoclès, apparaissent ainsi les uns à côté des
autres, et si bientôt après ces trois derniers princes acceptent la
suzeraineté du premier, Justin n'a pas tort de dire qu'après la révolte de
Diodotos tous les peuples de l'Orient se sont soulevés contre les Séleucides,
et en même temps on comprend cette expression de Strabon, que l'accroissement
de la puissance bactrienne sous Diodotos a déterminé Arsace à provoquer le
soulèvement des Parthes.
Avons-nous raison d'attribuer la Sogdiane au Magnésien
Euthydémos, c'est une question qu'on peut réserver ; mais Antimachos doit
avoir régné sur un territoire où l'on se servait de l'écriture arienne, et
Agathoclès sur des contrées où on. employait les deux écritures arienne et
indienne. L'Agathoclès des monnaies est-il le même que l'Agathoclès qui est
appelé épargne de Perse et qui se trouve en relation, d'une façon d'ailleurs
inintelligible pour nous, avec la
Parthie ? Son domaine d'écriture indienne était-il situé
vers le bas Indus, et son domaine d'écriture arienne, à peu près en Arachosie
et en Gédrosie ? Les monnaies ne nous renseignent pas encore à cet égard[141]. Quoi qu'il en
soit, le grand empire hindou d'Açoka s'affaiblit de plus en plus après sa
mort (226), et les nouveaux royaumes
hellénistiques purent ainsi s'étendre dans l'est et porter bientôt leurs
limites bien au delà de l'Indus.
Euthydémos, quels qu'aient été ses commencements, fut au
temps d'Antiochos III un puissant roi d'Orient : un des tétradrachme
d'Agathoclès nous l'atteste. On ne peut guère douter qu'il ait acquis cette
grande puissance en renversant les Diodotides. Cl. Ptolémée cite dans sa
géographie de l'Inde une ville de Sagala sur l'Hydaspe qui s'appelait aussi Euthydémia[142]. Le royaume
d'Euthydémos s'étendait donc jusqu'à l'Hydaspe, ou du moins il y eut des
villes qui lui firent l'honneur de prendre son nom.
Ces événements survenus dans l'Extrême-Orient ouvraient
une nouvelle phase dans le développement du monde hellénistique. II est
permis de citer en cet endroit l'opinion que les anciens historiens arabes
s'en étaient formée et qui marque en même temps avec précision les idées
qu'on se faisait en Orient de l'empire d'Alexandre.
Al-Bîrounî dit[143] : La troisième période de l'histoire des Perses s'étend
depuis Alexandre jusqu'à l'avènement d'Ardeschîr, fils de Bâbek (par conséquent jusqu'au commencement des
Sassanides) ; durant cette époque vécurent les
Moloûk-at-tavâ'if, c'est-à-dire les rois qu'Alexandre établissait comme rois
dans les pays qui lui étaient soumis : aucun d'entre eux n'obéit à l'autre. A
la même époque existait la suzeraineté des Aschkâniens ; ce sont ceux qui régnèrent
sur l'Iraq et le pays de Mâh, le pays des montagnes (al-Gibal).
Ils étaient une [des dynasties] des Moloûk-at-tavâ'if, et les autres ne leur
obéissaient pas, mais ne faisaient que les honorer grandement, parce qu'ils
appartenaient à la maison royale de Perse ; le premier d'entre eux fut
Aschk-bin-Aschkân, qui porta le titre
honorifique d'Afgoùr-Schâh[144], fils de Balâsch (Valagases), fils de Sâboùr (Schâhpoùr), fils d'Aschkân, fils (suit
un nom illisible), fils de Siyavousch, fils
de Kaikaùs.
Ainsi cette généalogie fait remonter la trace des rois
parthes jusqu'à Çyavarsna, le plus beau des fils de
Kava Ouç, jusqu'au temps mythique et héroïque de l'Iran, et leur
dynastie passe pour une de celles qui sont issues de l'empire d'Alexandre.
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