L'invasion gauloise. — Antigone et Nicomède contre Antiochos. — Antigone
en Macédoine. — Victoire de Pyrrhos sur Antigone. — Pyrrhos contre Sparte. —
Sa mort devant Argos. — Pacification de la Grèce. — La guerre de Chrémonide. — La Macédoine au
rang de grande puissance. — Victoire d'Antiochos sur les Galates. — Ptolémée
Philadelphe. — Guerre de Cyrène. — Première guerre de Syrie. — Mort
d'Antiochos. — Coup d'œil général.
C'est un fait extrêmement important, aux yeux de
l'historien, que la coïncidence de la guerre de Pyrrhos en Italie avec
l'invasion celtique dans les pays de l'Hæmos et en Asie-Mineure. Pendant
qu'en Italie la race grecque prend enfin l'offensive contre Rome et commence
à réaliser ses plus grandes espérances, elle semble ici devoir succomber,
presque sans pouvoir se défendre, au choc soudain de ces Barbares du Nord qui
font irruption dans ce monde grec si raffiné avec la violence aveugle d'une
force naturelle, brisant les fils artistement. emmêlés d'une politique des
plus compliquées et des plus mobiles, menaçant de submerger et de détruire de
la façon la plus brutale la société tout entière.
Mais quelle différence dans le cours et les effets des
luttes livrées de part et d'autre ! En Italie, le plus grand général, l'armée
la plus éprouvée ne peuvent remporter aucun avantage durable sur cette force
démoniaque de la race romaine ; le bras qui a osé frapper le coup sur elle
retombe comme paralysé ; on dirait que son contact est suivi d'épuisement et
de frisson mortel ; sous son regard de Méduse, la race grecque chancelle, le
vertige la prend, et, comme effarée, elle s'éteint dans d'impuissantes
convulsions.
Plus soudaine, plus effroyable et inévitable est, ce
semble, la ruine qu'apportent avec elles les hordes gauloises ; elles font
irruption dans le monde hellénistique à un moment où tout est dans un état de
tension et de désordre extrême. Le vieux Séleucos, le vainqueur de Lysimaque,
a été assassiné par Ptolémée Céraunos ; frustré du royaume d'Égypte, que la
faveur et la prévoyance paternelles ont attribué à son plus jeune frère,
celui-ci songe à se dédommager par le double diadème de Thrace et de
Macédoine. Antiochos a beau envoyer ses armées pour venger le meurtre de son
père et sauver sa conquête ; Antigone Gonatas entre en lice pour revendiquer
par les armes des droits plus anciens sur la Macédoine. Mais
le jeune roi d'Égypte a le plus grand intérêt à tenir son frère éloigné en
lui assurant ces nouvelles acquisitions, et, d'accord avec l'Égypte, Sparte
se lève, adresse aux Grecs l'appel traditionnel à la liberté, les exhortant à
chasser les garnisons et les tyrans à l'aide desquels Antigone tient les
villes ; elle attaque les Étoliens, dont les milices sont allées combattre
avec Antigone contre la
Macédoine, pendant que Ptolémée, appuyé par la flotte
d'Héraclée, insurgée pour sa liberté, bat Antigone sur mer et que le roi de
Bithynie attaque à l'improviste et anéantit l'armée d'Antiochos'[1]. Ceci se passait
dans l'été de 280. On dirait qu'ici, dans l'Hellade, en Macédoine, dans toute
l'étendue du monde hellénistique, tout est encore une fois remis en question.
Pendant que Pyrrhos remonte vers le nord de l'Italie, les quatre villes
d'Achaïe font leur premier pas vers la liberté[2] ; dans le royaume
des Séleucides, Antiochos voit le sud de la Syrie assailli du côté de l'Égypte[3] et son pouvoir
chanceler en Asie-Mineure. Ce n'est pas tout : durant la guerre des deux fils
de Zipœtès en Bithynie, les Héracléotes se hâtent de poursuivre leurs
avantages[4] ; les villes
helléniques de l'Asie-Mineure, que le roi Lysimaque avait soumises, avaient
espéré recouvrer leur liberté à la faveur de sa chute, mais le Séleucide est
bien éloigné de vouloir sacrifier la moindre partie du pouvoir qu'avait eu
sur elles Lysimaque ; elles n'en cherchent qu'avec plus d'ardeur les moyens
de restaurer la liberté qu'Alexandre le Grand leur avait jadis garantie de la
façon la plus solennelle. Le secours le plus à leur portée eût pu venir de la Macédoine, mais
Ptolémée Céraunos songe à accroître sa puissance ; il se jette sur les
Dardaniens et le fils de Lysimaque, son concurrent au trône[5] : ce n'est
partout qu'agitation violente de côté et d'autre.
Et c'est alors précisément que commence l'invasion des
Celtes : nous n'en reprendrons le cours ici qu'autant qu'il sera nécessaire
pour l'intelligence de ce qui suit[6]. Avant la fin de
l'année 279, Ptolémée était déjà vaincu et tué par eux, la Macédoine
submergée, le plat pays dévasté de la manière la plus cruelle. Bientôt toute
organisation disparaît : Méléagre, frère de Ptolémée, est déposé pour
incapacité au bout de deux mois ; le neveu du roi Cassandre, Antipater, élevé
au trône, n'est pas plus en état de remédier au mal. A peine Sosthène, en
l'écartant[7],
avait-il réussi à grouper quelques milices autour de lui et à purger çà et là
le pays, que, dès l'été de 278, un nouveau et plus terrible essaim de
Barbares paraît sous la conduite de Brennos ; une bande, dirigée par
Loutarios et Léonnorios, s'est détachée de la masse dans le pays des
Dardaniens pour fondre sur la
Thrace et Byzance ; la masse principale se rue sur la Macédoine.
Sosthène se défend du mieux qu'il peut ; la sauvage
colonne, ravageant pour la seconde fois le pays déjà saccagé, arrive à
travers la Thessalie
jusqu'en Grèce. Une armée grecque se rassemble, il est vrai, aux Thermopyles,
mais Sparte n'envoie pas de secours ; elle refuse aux Messéniens la trêve qui
leur eût permis de partir ; les Arcadiens même n'osent participera la
défense, par crainte de Sparte[8]. Les
Péloponnésiens se contentent de déclarer que les Barbares n'ont point de
vaisseaux pour passer chez eux, et que l'on barrera l'isthme avec des
retranchements. Ainsi la
Péloponnèse n'envoie pas un soldat. Il n'en vient pas
davantage des villes dans lesquelles se tenaient encore des garnisons
d'Antigone, ou qui étaient gouvernées par des tyrans à sa dévotion ; ce
furent seulement les États exposés au péril, la Béotie, la Phocide, Oponte, Mégare,
Athènes et l'Étolie, qui fournirent des troupes. Le roi Antiochos aussi
envoie 500 hommes, Antigone un pareil nombre ; évidemment une sage prévoyance
lui fait ménager ses forces.
Les Celtes trouvent donc sans doute quelque résistance aux
Thermopyles ; une bande, qui s'avance vers l'Étolie, est anéantie par les
Étoliens et les Achéens de Patræ accourus au secours de leurs voisins. Quand,
à la fin, la trahison leur ouvre les Thermopyles, la défaite de Delphes
attend ceux qui poursuivent leur course ; Brennos lui-même succombe. Ce n'est
pas que les Barbares soient exterminés ; le flot est simplement arrêté.
Chargés de butin, ils retournent sur leurs pas, et, pendant que les uns s'en
vont vers la patrie gauloise, que d'autres, les Cordistes, sous la conduite
de Bathanatos, s'établissent en colonies sur le Danube d'où ils étaient venus[9], d'autres font
halte dans la malheureuse Macédoine. Sosthène est mort ; trois prétendants à
la fois revendiquent le pouvoir : à Cassandria, le terrible Apollodoros[10] s'impose pour
tyran ; la masse la plus dangereuse des Celtes, sous la conduite de
Comontorios, anéantit les Triballes, le royaume gèle de Dromichætès, et
pénètre en Thrace. Déjà les 20.000 hommes de Léonnorios et de Loutarios y ont
fait d'épouvantables ravages : les riches villes de la côte ont été mises à
contribution ; Byzance elle-même, si forte qu'elle soit, a payé tribut ;
Lysimachia est prise. De là, les Barbares voient au delà de l'Hellespont la
riche côte asiatique : ils veulent y passer ; ils exigent d'Antiochos,
lieutenant d'Antipater, qu'on les transporte ; les négociations traînent en
longueur, et, pendant que Léonnorios, fatigué d'attendre, fond de nouveau sur
Byzance avec une partie de leurs bandes, Loutarios s'empare des cinq
vaisseaux qu'Antipater, sous prétexte d'ambassade, a envoyés observer lés
Barbares ; il s'en sert pour passer son monde[11] et se jette
d'abord sur Ilion, qui doit lui servir de repaire ; bientôt il délaisse cette
place dépourvue de fortifications[12] et commence à
harceler les villes d'Asie. Comontorios consolide sa domination des deux
côtés de l'Hæmos, le royaume de Tylis, comme on l'appelle du nom de son
château-fort bâti dans la montagne.
Quant aux rapports existant à l'époque entre Antigone et
Antiochos, nous en connaissons mal les traits essentiels. En tout cas, ni
l'un ni l'autre ne renoncent à l'espoir de conquérir ce pays si riche en
prétendants et pourtant sans maître, la Macédoine et la Thrace.
Mais, tout d'abord, la Bithynie fait obstacle au Syrien. Après
l'agression de 280, qui lui a coûté une armée, il arme de nouvelles troupes
contre Nicomède, qui se hâte d'acheter le secours des Héracléotes en leur
cédant Tios, Ciéron et la région thynienne. Dans le pays des Thyniens, son
frère Zipœtès s'est emparé du pouvoir ; quand les Héracléotes arrivent pour
en prendre possession, il les bat[13] ; d'autres
parties encore de la
Bithynie viennent agrandir son domaine. Nicomède doit se
mettre en quête de nouveaux moyens s'il ne veut pas tout perdre.
Pendant ce temps, Ptolémée Céraunos, son allié et celui
des Héracléotes, a succombé ; la Macédoine a été inondée pour la seconde fois ;
déjà la Thrace
est au pouvoir de Léonnorios et de Loutarios. Peut-on admettre qu'Antiochos
ait tenté d'occuper les côtes de la
Thrace ? Au printemps suivant (278).
c'est le stratège de la côte asiatique qui négocie avec Loutarios ; on ne
rencontre aucune trace de garnison syrienne sur le rivage européen. Cependant
Memnon rapporte ce qui suit : A la même époque (alors qu'on se disputait le pays des Thyniens), la guerre éclata entre Antigone et Antiochos. On avait
mis sur pied de grandes armées des deux côtés, et la lutte dura longtemps[14] ; Antigone avait pour allié le roi Nicomède, Antiochos en
avait beaucoup d'autres. Antiochos attaqua Nicomède avant qu'il eût fait sa jonction
avec Antigone ; Nicomède rassembla des forces d'un autre côté, et en même
temps il dépêcha vers les Héracléotes et obtint d'eux 13 trirèmes. Il les
opposa avec le reste de sa flotte à Antiochos ; mais les deux flottes, après
être restées en présence un certain temps, se séparèrent sans tenter la
bataille. Peu de temps après, Nicomède prit à sa solde les Celtes. Le
roi de Syrie n'avait pu contraindre le Bithynien à la bataille ; cela
équivalait pour lui à une défaite.
Ici commence maintenant la relation de Tite-Live[15] : Nicomède manda de Byzance Léonnorios avec ses bandes et
les prit à sa solde avec celles de Loutarios, et alors Zipœtès fut vaincu
dans le pays des Thyniens. La chronologie de ces luttes est obscure ;
en tout cas, les Celtes vinrent des environs de Byzance en Asie vers l'été de
277[16], peut-être
seulement au printemps de 276. C'est donc avant cette époque que les flottes
de Syrie et de Bithynie étaient restées en présence dans l'inaction ; la
guerre d'Antigone et d'Antiochos, qui dura assez longtemps, n'avait pas amené
encore de rencontre décisive au moment où les Celtes pénétraient en Thessalie
; on comprend pourquoi Antigone, vers novembre 279, n'envoya pas plus de 500
hommes aux Thermopyles. L'armée d'Antiochos était assez rapprochée pour en
envoyer aussi un pareil nombre ; ces petits détachements arrivèrent encore à
temps pour combattre l'un à côté de l'autre.
Nous arrivons ainsi peu à peu à entrevoir l'enchaînement
des faits. Ce n'est probablement qu'après le reflux des Celtes hors de l'Hellade.
au printemps de 277, que la guerre entre Antiochos et Antigone fut poussée
activement. Ce dut être une guerre maritime ; Antiochos dut essayer de barrer
le chemin de la
Macédoine à la flotte ennemie ; il dut concentrer là toutes
les forces dont les troubles de Syrie lui permettaient de disposer ; on
comprend que la partie de la flotte qu'il put détacher contre Nicomède ait
été faible pour risquer une bataille. Nous n'avons aucun renseignement sur la
suite de cette guerre, qui avait pour enjeu la Macédoine ;
mais une bataille maritime, ce semble, décida en faveur d'Antigone[17]. C'est en Asie,
d'après un renseignement unique mais digne de foi, que la guerre se fit[18]. En tout cas, on
voit tout de suite après Antigone dans le voisinage de Lysimachia, avec une
flotte superbe. Des envoyés des Celtes (de
Comontorios) viennent l'y trouver[19] pour lui offrir
la paix à prix d'argent ; il les traite avec la plus grande magnificence : ;
il leur montre sa flotte, son armée, ses éléphants ; néanmoins les Barbares
accourent, avides de butin ; ils trouvent Lie camp vide, ils le pillent ; ils
vont au rivage pour s'emparer aussi de la flotte ; alors les équipes de
rameurs et la partie des troupes qui s'était réfugiée sur les vaisseaux avec
femmes et enfants se jettent sur les Gaulois déjà occupés à piller et les
écrasent. Antigone a dû accourir en toute hâte avec l'armée pour achever la
défaite[20].
Ce fut un brillant fait d'armes : le nom d'Antigone fut glorifié ; les
Barbares même le redoutèrent[21].
Il pouvait maintenant se tourner du côté de la Macédoine. Des
prétendants Ptolémée, Arrhidæos, il n'est plus question ; mais Antipater,
neveu de Cassandre, cherchait encore à s'y maintenir. Antigone prit à sa
solde les Celtes de Bidorios : c'était probablement la tourbe qui était restée
en Macédoine après le retour de Delphes ; ceux-là préféraient entrer à la
solde d'un homme contre lequel le terrible sort infligé à leurs frères sur le
bord de la mer pouvait les détourner de combattre. Ils étaient 9.000 en état
de porter les armes ; ils convinrent d'une pièce d'or par tête et se firent
donner des otages. Antipater fut bientôt abattu ; mais alors les Barbares
réclamèrent la même solde pour chaque femme et chaque enfant. Ce n'était pas
le moment de compromettre de nouveau ce qu'on venait à peine d'acquérir, ni
de montrer aux Barbares une condescendance qui eût été de la faiblesse.
Antigone leur fit dire qu'ils eussent à envoyer leurs chefs pour toucher
l'argent, et, quand ils furent venus, il leur déclara qu'il n'e leur rendrait
pas la liberté avant qu'on lui eût rendu les otages et qu'on eût accepté la solde
d'une pièce d'or par homme[22] : c'est ainsi
qu'il échappa au danger. Avant le milieu de l'été de 277, le royaume de Macédoine
était aux mains d'Antigone[23].
Ce fut après l'heureux essai d'Antigone et à son exemple
que Nicomède appela. de Byzance les Celtes de Léonnorios et les prit à sa
solde, avec ceux qui rôdaient çà et là à la suite de Loutarios. Le traité
conclu avec les dix-sept princes stipulait ce qui suit : Ils devaient en tout temps rester fidèles à Nicomède et à
ses successeurs, n'entrer au service de personne sans le consentement de
Nicomède, avoir mêmes amis et mêmes ennemis, et surtout être prêts à assister
les Byzantins, Héracléotes, Chalcédoniens, Tianiens, Ciéraniens et quelques
autres encore[24]. Ils n'étaient
pas plus de 20.000 soldats. Leurs premiers coups furent dirigés contre Zipœtès,
qui naguère avait battu les Héracléotes dans le pays des Thyniens, et en
faveur duquel d'ailleurs une grande partie de la Bithynie s'était soulevée.
Zipœtès fut vaincu, le pays bithynien réuni aux possessions de Nicomède ; la
côte promise aux Héracléotes leur fut cédée, les biens meubles des vaincus
abandonnés aux Barbares comme butin[25].
Ni Tite-Live, ni Memnon ne disent, comme on l'a admis dans
ces derniers temps, que Nicomède avec ces Galates ait fait la guerre à
Antiochos ; tous les deux rapportent au contraire, aussitôt après la guerre
de Bithynie, comment les Galates commencèrent alors leurs incursions
dévastatrices en Asie, répandirent la terreur dans toute la contrée située en
deçà du Taurus et se séparèrent pour tout de bon en Asie-Mineure, afin de poursuivre leurs brigandages avec
méthode, les Trocmes, se chargeant des côtes de l'Hellespont, les
Tolistoboïens de l'Éolide et l'Ionie, les Tectosages de l'intérieur du pays.
Quelques renseignements isolés montrent qu'ils poussèrent leurs incursions
jusqu'à Éphèse[26]
et Milet[27],
et même jusqu'à Thémisonion, sur la frontière de Carie[28].
Comment la guerre entre Antiochos et Nicomède finit-elle,
on ne nous le dit pas. En tout cas, à en juger par ce qui précède, il n'est
guère vraisemblable qu'après la lutte contre Zipœtès les Celtes aient encore
fait la guerre au roi de Syrie. Il est question d'une bataille dans laquelle
Antiochos aurait battu les Celtes[29] ; s'ils avaient
combattu là comme soldats de la
Bithynie, il est évident qu'une pareille défaite eût mis
fin à l'existence de ce petit royaume. En revanche, on nous dit qu'en Asie,
Antigone et le roi de Bithynie luttèrent contre les Celtes[30]. Il y a tout
lieu de croire qu'ils se sont soulevés contre celui-là même avec qui ils
venaient de faire alliance : peut-être ont-ils à ce moment exigé la cession
d'un territoire qui fût leur domaine propre. Antigone était l'allié de
Nicomède ; vraisemblablement, depuis sa victoire sur la flotte syrienne, il
avait aussi des possessions en Asie ; il pouvait, par exemple, disposer de
Pitane[31]. Son influence
secourable paraît s'être étendue jusqu'en Carie ; les Cnidiens fondèrent en
l'honneur du héros ami Antigone un sanctuaire
avec un stade, une palestre et une thymélé pour des concours artistiques, et,
dans le bois sacré, une statue de Pan jouant de la syrinx.
Le résultat de la lutte fut que les Galates prirent
possession d'une partie de la
Bithynie et de quelques contrées dans le nord de la Phrygie, du côté de l'Halys[32]. On se sera
accordé de toutes parts pour acheter enfin le repos par des sacrifices
volontaires, qui pourtant n'amenèrent pas de sécurité. Pour aboutir à ce
résultat, Antiochos a dû, soit alors, soit même auparavant, reconnaître le
roi de Bithynie ; il aura également abandonné ses prétentions sur Héraclée et
la Macédoine
: il est certain qu'à l'occasion de cette paix[33], il fiança à
Antigone sa sœur Phila[34]. Antigone, de
son côté, rendit probablement ce qu'il avait acquis au delà de l'Hellespont ;
peut-être, pour la Carie,
a-t-il exigé en échange la reconnaissance formelle et la garantie donnée aux
libertés et aux droits des villes helléniques qui s'y trouvaient[35]. On ignore s'il
y eut quelque stipulation au sujet des droits sur la côte de Thrace, dont
Comontorios, le fondateur du royaume celte de Tylis, cherchait déjà sans
doute à se rendre maître[36].
Si ces cessions ont été faites, on reconnaît là très
nettement cette intelligence lucide qui distingue en tous ses actes la
politique d'Antigone. Que lui importait une possession éloignée et
incertaine, qui l'entraînerait dans des guerres incessantes et d'issue
extrêmement douteuse ? En cédant ces contrées à Antiochos, non seulement il
jetait les bases de relations amicales avec ce prince, mais il lui
abandonnait en même temps le soin de protéger les villes de ce pays contre
les Celtes. Tenir les Celtes à distance était une tâche qui devait suffire à
occuper les forces de la Syrie
en deçà du Taurus, et garantissait par là indirectement la Macédoine
elle-même contre de nouvelles prétentions des Séleucides. La liberté de ces
villes helléniques créait une sorte de zone neutre entre les deux royaumes et
servait en outre de barrière contre les empiétements éventuels des Lagides,
et la garantie de cette liberté, si elle était spécifiée dans le traité de
paix, donnait à l'État macédonien la mission, importante et populaire au plus
haut degré, de surveiller de près la situation politique de ces côtes.
Pour le moment, la situation de la Macédoine et
des pays grecs était de nature à réclamer toute l'activité du roi et ne
pouvait être rétablie que par la plus vigoureuse concentration de ses forces.
Surtout en Macédoine, depuis l'invasion des Celtes, depuis l'anarchie, la
désolation, le désordre, la décomposition sociale devaient se manifester
partout ; il s'agissait de fixer les frontières, de rétablir l'ordre à
l'intérieur, de repeupler les territoires désolés, de réveiller le commerce,
l'activité, la confiance ; il fallait en quelque sorte créer à nouveau ce
royaume. Si l'on ne voulait pas que la Grèce entière fût, comme l'Asie-Mineure devait
l'être pendant plus de dix ans encore, ravagée par les hordes sauvages des
Barbares, il fallait une Macédoine puissante pour protéger les pays
helléniques comme un rempart, et Antigone, le vainqueur de Lysimachia, était
l'homme qu'il fallait pour tenir les Barbares à distance[37]. Il est vrai
que, dans les textes anciens, on ne trouve rien au sujet de ce rôle important
d'Antigone ; on nous renseigne seulement sur la manière dont il a fait cesser
la tyrannie d'Apollodoros à Cassandria[38]. Le tyran
s'était entouré de mercenaires gaulois ; quand Antigone se tourna contre lui,
Sparte se hâta d'envoyer des secours au despote en danger[39]. Il y avait dix
mois déjà que le siège se poursuivait sans succès : alors Antigone se retira
avec son armée ; il ne resta devant la ville que le chef de pirates Aminias
de Phocide, avec quelques Étoliens et 2.000 fantassins. Celui-ci offrit au
tyran de faire alliance avec lui, de le réconcilier avec le roi, de pourvoir
par de riches approvisionnements à la disette qui régnait dans la ville
assiégée. Pendant qu'il rassurait ainsi Apollodoros, Aminias préparait tout
pour l'assaut. Le coup réussit ; les murs faiblement garnis furent emportés,
la ville prise sans autre résistance et rendue au royaume[40].
Cet envoi de secours de la part des Spartiates n'est pas
peu surprenant ; on peut conclure de là que cet État avait repris sa
politique à grandes visées depuis qu'il avait trouvé un appui dans l'alliance
égyptienne, ou, plus exactement, que la politique des Lagides savait tirer
parti de Sparte. C'est, du reste, en vertu de ces combinaisons qu'avait été
entreprise, dès 280, cette Guerre sacrée qui
permit aux quatre villes achéennes de chasser les garnisons macédoniennes[41]. Dans l'automne
de 279, Sparte put mettre les Messéniens et les Arcadiens hors d'état d'aller
aux Thermopyles. A Argos même, il n'y avait plus d'épimélète macédonien ni de
garnison. C'est sans doute au moment où ils envoyaient des troupes à
Cassandria que les Spartiates sous Cléonymos se tournèrent contre Trœzène, où
se trouvait une garnison macédonienne sous les ordres d'Eudamidas. Cléonymos
investit la ville ; aux traits qu'il fit lancer étaient attachés des billets
où l'on annonçait aux Trœzéniens qu'il était venu pour les délivrer ; des
prisonniers, qu'il relâcha sans rançon, confirmèrent la parole du Spartiate :
une sédition éclata ainsi dans la ville ; pendant ce temps, il fut facile aux
assiégeants d'y pénétrer, de se rendre maîtres de cette cité, qui reçut
aussitôt une garnison spartiate et un harmoste[42].
L'influence d'Antigone dans le Péloponnèse déclinait d'une
manière évidente ; il avait conféré la fonction de stratège en Grèce et en
Eubée à son frère utérin Cratère[43], qui paraît
néanmoins avoir été incapable de tenir tête au mouvement de jour en jour plus
accentué. Les quatre villes de l'Achaïe occidentale, qui s'étaient
affranchies, ne furent pas replacées sous le joug. Alors Ægion se souleva
aussi (276), chassa la garnison
macédonienne, et se joignit aux villes déjà fédérées[44]. Il est vrai que
ce petit pays des Achéens, resté à l'écart des grandes luttes qui avaient si
longtemps ébranlé le monde, était entre tous les États de la Grèce celui qui
avait le moins souffert, et la peste qui avait désolé la Grèce avait presque
épargné ces rivages[45]. Quand Ægion,
elle aussi, la ville la plus considérable du pays achéen, celle qui avait sur
son territoire le sanctuaire fédéral de Zeus Homagyrios et le temple de
Déméter Panachæa[46], quand Ægion se
fut révoltée, le souvenir des temps meilleurs se réveilla, avec le désir d'en
assurer le retour et de recouvrer l'indépendance. C'est ainsi que ces cinq
villes, Patræ, Ægion, Dyme, Tritæa et Pharæ, rétablirent leur antique confédération[47] sur des bases
qui se trouvent indiquées par la situation du moment. Le but immédiat devait
être une assurance mutuelle contre les agressions du dehors ou les tentatives
de restauration du régime tyrannique : les cinq républiques formaient un État
fédéral, à titre offensif et défensif, ayant mêmes monnaies, poids et mesures
; pour tout le reste, chaque commune était indépendante et vivait de sa vie
propre.
Tel fut le germe d'une organisation qui devait avoir une
grande influence sur les destinées de la Grèce. C'était
le noyau d'un régime fédéral indépendant, auquel avait depuis si longtemps
mais en vain aspiré la
Grèce ; pour la première fois il arrivait que des
républiques helléniques, par une décision librement prise, renonçant à leur
autonomie jalouse et à leur isolement, se groupaient dans les cadres d'une
communauté politique au sein de laquelle chaque État ne conservait plus que
l'autonomie municipale, et qui était gouvernée non plus par le démos, soit celui des villes, soit celui de la
confédération, mais par un pouvoir élu dans l'assemblée générale de la Ligue.
Sans doute, ce n'est que plus tard que la Ligue arriva à une
organisation intérieure plus ample et par suite à une influence politique
plus étendue ; mais dès maintenant, à ses débuts, l'idée qui prenait forme en
elle exerçait une action vivifiante sur les villes de même race : les
confédérés brûlaient du désir de leur apporter, à elles aussi, la délivrance.
Avec leur appui, sous la conduite de Marcos de Cérynia, les Bouriens
massacrèrent le tyran de la ville et entrèrent dans la Ligue. Le tyran Iséas
de Cérynia, voyant ainsi autour de lui abandonner et massacrer lés tyrans,
renonça à son pouvoir, et, en échange de garanties pour sa sûreté
personnelle, il fit entrer la ville dans la confédération[48]. Bientôt les
autres villes du pays, Léontion. Pellène, Agira, furent délivrées à leur tour
; la Ligue
comprit, tout le petit territoire de l'Achaïe[49]. Elle avait à sa
tête deux stratèges, renouvelés tons les ans, puis des damiorges, à raison de un par cité, enfin le grammateus, qui était quelque chose comme le
président du Conseil fédéral. Ce fonctionnaire était pris dans chacune des
dix cités à tour de rôle ; c'était lui qui donnait son nom à l'année[50]. Enfin, deux
fois l'an, mais trois jours seulement chaque fois, il y avait assemblée
générale du peuple à Ægion.
Mais la Macédoine vit-elle d'un œil tranquille ces
changements ? Le royaume à peine reformé se désorganisait de nouveau. Au
commencement de l'an 274, Pyrrhos était revenu d'Italie. Après les pertes de
l'année précédente, il avait inutilement fait demander des secours à Antigone
ainsi qu'aux autres rois ; il avait dû abandonner l'Italie, sauf Tarente ;
les pays appartenant jadis aux Taulantins étaient pris par les Dardaniens ;
Corcyre était perdue ; l'Acarnanie s'était affranchie[51]. Il avait soif
de vengeance[52]
; il avait besoin de la guerre pour entretenir et augmenter son armée ; il
lui fallait regagner ce qu'il avait perdu. II rompit donc la paix avec
Antigone, après avoir enrôlé une bande de Galates, pendant que son fils, le
hardi Ptolémée, à la tète d'une poignée d'hommes, reprenait Corcyre[53]. Dès le début
des hostilités, les premières villes qu'il rencontra sur son chemin lui
ouvrirent leurs portes : 2.000 soldats passèrent de son côté. II se dirigea
alors vers le défilé qui du côté de l'ouest donne accès dans la Macédoine[54] C'est
là qu'Antigone vint lui disputer le passage, avec une armée dont les forces
principales consistaient en mercenaires celtes. Dès le premier choc, les
troupes légères d'Antigone furent refoulées ; en vain les Celtes firent-ils
la résistance la plus acharnée, ils furent taillés en pièces ; les éléphants,
auxquels on avait barré le chemin du retour, durent titre abandonnés ; on les
tourna sur-le-champ contre la phalange macédonienne, qui n'avait pas encore
donné. Celle-ci éprouva d'abord un moment de surprise et de confusion en
voyant l'ennemi se porter en avant ; mais Pyrrhos, à ce que l'on raconte,
ayant fait signe de la main et appelé par leur nom chacun des stratèges et
taxiarques macédoniens, tous abandonnèrent la cause du roi et se donnèrent au
vainqueur[55].
Quel qu'ait pu être dans le détail le cours de la bataille, l'armée
d'Antigone fut dispersée et surtout ses bandes celtiques anéanties ; il
s'enfuit jusqu'à la côte pour y faire, à Thessalonique et dans les villes
maritimes des environs, de nouveaux armements.
De quelle importance était cette victoire complète sur
Antigone, c'est ce que montrent les inscriptions par lesquelles Pyrrhos
consacra le butin fait sur les Gaulois dans le temple de Pallas Itonia en
Thessalie, et celui fait sur les Macédoniens dans le temple de Zeus à Dodone[56]. La Thessalie et ce qu'on
appelle les provinces supérieures de la Macédoine étaient en son pouvoir. Ægæ même, à
l'entrée de l'Émathie, le berceau de la royauté macédonienne, fut prise et
durement traitée[57] ; les 2.000
Gaulois que Pyrrhos y laissa pour garnison violèrent, avides de butin, les
tombeaux des anciens rois, les pillèrent et, pour parfaire le sacrilège,
jetèrent les cendres au vent. Et Pyrrhos ne les châtia point, malgré les
protestations des Macédoniens qui manifestaient à haute voix leur
mécontentement[58].
Antigone compta-t-il sur les dispositions du peuple ? Il avait enrôlé de
nouvelles bandes gauloises, et marcha avec elles contre les Épirotes ; le
fils de Pyrrhos, Ptolémée, qui ressemblait à son père pour l'audace et la
vigueur, en vint aux mains avec lui. Pour la seconde fois, Antigone fut
battu, son armée anéantie ; on dit qu'il en fut réduit à fuir avec sept
compagnons en tout et chercha à se cacher. Pour la seconde fois, les villes
de la côte durent lui assurer un asile ; Pyrrhos, il le savait bien,
ressemblait au joueur de dés qu'un coup heureux ne fait qu'exciter à courir
de nouveau et plus hardiment la chance[59].
Tel est, en effet, Pyrrhos, un véritable Épigone de cette
génération follement aventureuse des Diadoques ; plus que tous les autres, il
ressemble à Alexandre le Grand, si ce n'est qu'il n'a point comme l'autre une
grande idée qui le porte et dont il soit plein. Ce qui l'a poussé dès sa
jeunesse, c'est le désir insatiable d'oser et de lutter : partout où
l'occasion se présente, il la saisit, il y fait l'épreuve de sa bonne fortune
et de sa supériorité ; mais, le péril, le coup d'audace une fois passé, son
ambition et son ardeur tombe., comme s'il était indigne d'un roi de garder
une conquête ou d'avoir l'esprit à autre chose qu'aux armes. Il veut être
uniquement homme de guerre. Qu'a-t-il à faire d'un autre art, d'un autre
savoir ? La guerre n'est pas pour lui un moyen polie que. Sa politique est
bien simple : elle consiste à aller de l'avant, à prendre vite son parti, et
à tout décider par l'effusion du sang. C'est ainsi qu'il a, à deux et trois
reprises, gagné et perdu la Macédoine, ainsi qu'il marche sur l'Italie,
qu'il pense à soumettre la
Sicile, la
Libye, le monde entier. Il est vrai qu'il se trouve alors
en présence d'un peuple solide, vigoureux, soldatesque : vaincu, il n'est pas
abattu ; le péril croissant retrempe ses forces et son courage ; menacé de la
ruine, c'est alors qu'il se redresse dans toute son énergie ; il sait
pourquoi il combat. C'est alors que Pyrrhos se sent lui-même tenu d'avoir de
la constance, de la prévoyance, de l'opiniâtreté dans l'effort ; alors
s'éveille en lui l'idée d'un péril, le pressentiment d'un avenir qui commence
à diriger vers un but sérieux l'inquiétude brouillonne de son esprit
batailleur. Mais ce qu'il entreprend échoue, et son cri de détresse n'est
point compris. Il revient à la hâte d'Italie, tout plein encore de la grande
idée que le monde grec est en péril, décidé à lui servir de rempart et à
marcher encore à de nouveaux combats contre Rome ; mais, dès qu'il se
retrouve dans son entourage d'autrefois, les impressions d'Italie s'effacent,
le désordre de ce monde hellénique, toujours confus et désorganisé, le
ressaisit, l'attire, surexcite de nouveau sa témérité accoutumée, réveille
encore une fois chez lui le mirage des espoirs extravagants. D'un seul coup, la Macédoine est
terrassée, les redoutables Gaulois domptés ; il faut encore qu'en Grèce la
puissance d'Antigone, n'importe quelle puissance, soit écrasée — après quoi,
il fond sur l'Asie, et alors le monde lui appartient.
Antigone n'attend que le moment où Pyrrhos quittera la Macédoine pour
marcher sur la
Grèce. Antigone est l'antithèse parfaite de ce roi
chevalier. On dirait qu'il n'a rien hérité de son père Démétrios, tout de ses
grands parents, d'Antigone et d'Antipater ; du premier, la diligence
infatigable à atteindre par tous les moyens le but une fois fixé, de l'autre,
la sûreté judicieuse dans le choix des moyens, la constance qui ne se laisse
pas déconcerter même par les revers. Mais il a sur l'un et sur l'autre
l'avantage de posséder une éducation supérieure et de savoir l'apprécier ;
évidemment il juge sa situation avec cet esprit théorique qui est, aux yeux
de ses contemporains, la règle des actions. C'est aux hommes de la Stoa particulièrement qu'il
voue ses sympathies ; mais Euphantos le Mégarique, qui avait été son
précepteur, lui dédie aussi un écrit sur la Royauté[60]. S'agit-il d'un
travail poétique, il désire qu'on transforme, par exemple, l'œuvre
astronomique d'Eudoxe en un tableau à la fois agréable et instructif ;
l'agriculture attire particulièrement son attention. C'est un caractère sans
enthousiasme, tout de raison, instruit à fond, libre de préjugés religieux,
sans illusions, un homme à principes, plein du sentiment du devoir. Il
remplit son devoir filial à l'égard de son père avec énergie et respect : il
se conforme entièrement à ses ordres ; il s'offre en otage pour le délivrer ;
il est prêt même, pour le sauver, à renoncer à tout ce qu'il a pu conserver
encore, à toutes prétentions ultérieures. Il est aussi fidèle au devoir comme
père, sévère à l'égard de ses enfants, plein de soins pour leur éducation.
Mais il fait une distinction tout aussi tranchée entre sa situation d'homme
d'État et les devoirs moraux de sa vie privée : là, le but à ses yeux prime
les moyens ; les droits que son père lui a légués, le titre de roi qu'il s'est
abstenu de porter avant la mort de son père, il s'en saisit non pas avec
l'ardeur de l'ambitieux, mais comme un devoir auquel il faut se sacrifier ;
il appelle le pouvoir un esclavage brillant[61]. Partout où le
sort le jette, il a toujours l'œil fixé sur son but ; il ne se laisse ni
troubler, ni aveugler, et le succès même ne l'entraîne pas à de plus grandes
espérances ; même quand il semble étendre au loin la main, il ne prend que ce
qui s'offre, afin de le céder et d'obtenir en échange des concessions utiles
à ses desseins. C'est une de ces natures politiques qui se sentent aussi mal
à l'aise devant la faiblesse que devant l'enthousiasme. Pyrrhos disait de lui
que c'était un impudent, parce qu'au lieu du manteau de philosophe il voulait
porter la pourpre ; mais le temps de la chevalerie et des aventures était
passé, et ce n'est pas Pyrrhos, mais Antigone qui avait les aptitudes royales
de l'époque nouvelle. Leur lutte est celle de deux âges, et c'est à l'homme
d'État que reste en dernier lieu la victoire sur le héros.
Dans l'armée que Pyrrhos menait en Macédoine se trouvait
le spartiate Cléonymos ; la prise d'Édesse (Ægæ)
fut son œuvre. C'était le même Cléonymos auquel, trente-six ans auparavant,
les Gérontes, lors de la mort de son père, avaient refusé le trône pour le
donner au fils de son frère aîné, à Areus. Depuis ce temps, Cléonymos avait
mené une vie désordonnée, pleine de coups de tête et de coups de force : il
était resté quelque temps avec ses mercenaires au service des Tarentins et
avait séjourné en Italie ; il avait essayé ensuite de s'établir à Corcyre, puis
était retourné combattre en Béotie contre Démétrios. Enfin on le retrouve à
Sparte. On reconnaît clairement à quel point l'oligarchie de la ville est
travaillée de discordes intérieures. Areus a-t-il perdu son influence avec la
campagne malheureuse de 280 ? Son luxe et ses façons princières[62], son alliance
avec l'Égypte offraient assez de prétextes à des inimitiés ; dès 279, c'est
Cléonymos qui refuse aux Messéniens le libre passage pour aller aux
Thermopyles ; c'est lui qui bientôt après conduit l'armée à Trœzène et y
établit l'harmoste[63]. Son mariage
avec la jeune et belle Chélidonis, de l'autre maison royale[64], a dû faire
partie de ces agissements politiques : il gagne des adhérents dans les villes
de l'inférieur ; un soulèvement des masses contre l'oligarchie, le
bouleversement de la constitution, l'établissement d'une royauté véritable,
tel devait être son but. Mais sa jeune femme avait un commerce de galanterie
avec Acrotatos, le jeune fils d'Areus, et celui-ci se vantait publiquement
des faveurs de Chélidonis ; le mariage de Cléonymos devint un scandale public
: alors, plein de colère, paraît-il, il quitta Sparte[65]. Il est évident
qu'il fut expulsé par la réaction oligarchique.
Il alla trouver Pyrrhos ; il lui conseilla la campagne du
Péloponnèse : il lui serait aisé d'y prendre les villes ; déjà le terrain
était préparé d'avance ; il y avait çà et là des révoltes. Pyrrhos fut-il
séduit à l'idée d'entrer chez les Grecs en libérateur ? Comme, en Achaïe, les
derniers tyrans étaient chassés, le vieil esprit républicain devait en effet
protester partout contre les tyrans, les épimélètes, les garnisons
d'Antigone. Ou bien voulut-il s'interposer, avant que la liberté eût gagné
plus de terrain, pour jouer lui-même désormais le rôle de la Macédoine en
Grèce ? ou bien eut-il envie de fonder un royaume pour un homme courageux ?
ou pensa-t-il qu'il fallait d'abord anéantir le parti d'Antigone en Grèce
avant de l'écraser entièrement en Macédoine[66] ? Sa résolution
fut bientôt prise : il laissa la
Thessalie pour se tourner vers le Sud. Il avait avec lui
son vaillant Ptolémée, et Hélénos qu'il avait rappelé de Tarente ; il fit
passer par le golfe de Corinthe et débarquer sur la côte du Péloponnèse
25.000 fantassins, 2.000 cavaliers, 25 éléphants ; là il était attendu par
les députés des Achéens, des Athéniens, des Messéniens ; toute la Grèce observait avec
anxiété ce qui allait arriver[67]. Il marcha sur
Mégalopolis ; aux envoyés spartiates qu'il y reçut, il déclara qu'il était
venu pour délivrer les villes tributaires d'Antigone[68].
Les extraits de la description de Phylarque, les seuls
renseignements un peu complets dont nous disposions, laissent de côté des
points essentiels : ils ne disent pas que Pyrrhos, comme il a dû certainement
le faire, exigea qu'on accueillit Cléonymos et même qu'on lui conférât le
pouvoir ; que les Spartiates s'y refusèrent[69] ; que d'Argos et
de Messénie, où le parti jusque-là au pouvoir devait craindre le sort infligé
déjà à celui d'Arcadie, leur vinrent en toute hâte des secours[70]. Le roi Areus
était en Crète, où il combattait pour les Gortyniens, et les villes de
l'intérieur de la Laconie
virent avec une joie maligne la détresse de la ville seigneuriale et de son
oligarchie. Sans rencontrer d'autre résistance, pillant et ravageant, le roi
descendit jusqu'à l'Eurotas. Non loin de la ville, on en vint aux mains.
Pyrrhos fut vainqueur ; les Spartiates se retirèrent dans la ville[71]. Tout paraissait
terminé ; les amis et les hilotes de Cléonymos ornaient déjà sa maison et
apprêtaient un festin, comme si Pyrrhos devait y dîner cette nuit même ;
Cléonymos le pressait d'ordonner à l'instant l'assaut. Pyrrhos ajourna la
tentative : depuis l'agression de Démétrios, la ville était restée fortifiée
de fossés profonds et de fortes palissades, sans compter des retranchements
aux endroits les plus accessibles. La ville elle-même déploya la plus
étonnante activité ; le premier moment de stupeur une fois passé,
l'ajournement du péril rendit confiance et l'enthousiasme alla grandissant.
Dans la nuit, la
Gérousie délibéra ; on devait transporter les femmes et les
enfants en Crète, pendant que les hommes défendraient la ville à outrance.
L'épée à la main, dit-on, Archidamia entra dans l'assemblée ; c'était, à
l'entendre, un outrage aux femmes de Sparte que de vouloir les faire survivre
à la ruine de la ville[72]. On accepta donc
le concours des femmes et des jeunes filles. Tous, pleins de courage et
d'allégresse, se préparèrent à la plus vive résistance ; on éleva de nouveaux
retranchements ; on fit des barricades de chariots pour fermer la route aux
éléphants. Femmes et jeunes filles vinrent relever les hommes à la garde des
remparts, afin qu'ils pussent se reposer pour la lutte du lendemain. Quand
arriva le matin et que let troupes ennemies se déployèrent en ordre, les
femmes et les filles de Sparte remirent les armes aux hommes, leur disant qu'
il est doux de vaincre sous les yeux de la patrie.
Déjà Pyrrhos s'avançait ; la lutte la plus violente s'engagea. Tournant les
retranchements nouveaux, Ptolémée se porta jusque dans le voisinage du fleuve
: Acrotatos fondit sur lui, refoula ses Gaulois et ses Chaoniens ; couvert de
sang et salué par les cris de joie des femmes spartiates, il rentra et
traversa la ville pour retrouver ses compagnons, qui résistaient avec un égal
succès aux attaques de Pyrrhos. La lutte dura jusqu'à la nuit ; le lendemain
matin, elle recommença. Les femmes étaient accourues pour apporter des traits
aux combattants, aux hommes harassés de la nourriture et de la boisson, et
pour emporter les blessés eu lieu sûr. Les assaillants essayent de combler
les fossés avec des cadavres et des fascines, de manière à former un pont.
Pendant que la lutte est ici à son paroxysme, Pyrrhos a forcé le passage aux
barricades de chariots : monté sur son cheval, il se précipite en avant,
renversant tous les obstacles avec une vigueur furieuse ; il semble que tout
soit perdu. A ce moment, un coup de flèche atteint son cheval ; l'animal se
cabre et le jette à terre ; il se produit dans la marche des assaillants un
temps d'arrêt que les Spartiates mettent à profit : ils se rallient et
refoulent l'ennemi. Sparte est sauvée pour le moment, mais le combat a coûté
la vie à beaucoup de braves. Pyrrhos fait suspendre la lutte sur tous les
points : il pense que Sparte n'osera pas attendre un nouvel assaut et qu'elle
se montrera plus accommodante[73]
Le roi, à ce qu'il semble, tint bloquée la ville, dans
laquelle on continuait de renforcer les fortifications : de nouvelles
tentatives pour s'en emparer échouèrent ; femmes et vieillards prenaient part
à la défense. La guerre traînait ainsi en longueur. En Macédoine, durant ce
temps, Antigone s'était relevé et avait repris les villes de Macédoine : il
prévoyait que, si Pyrrhos soumettait Sparte et le Péloponnèse, il se
tournerait de nouveau contre la Macédoine[74] ; c'est dans le
Péloponnèse qu'il fallait sauver la Macédoine. Antigone
avait déjà préalablement envoyé de Corinthe à Sparte l'archipirate Aminias,
avec des troupes. Ce renfort arriva aux Spartiates au moment où le roi Areus
revenait de Crète avec ses troupes ; la garde et.la défense de la ville put
prendre désormais plus de régularité, pendant que Pyrrhos se préparait déjà à
prendre en Laconie ses quartiers d'hiver. Cependant Antigone était arrivé à
Corinthe. Son plan était de se diriger sur la Laconie par Argos ;
Sparte, qui en temps ordinaire n'était rien moins que liée d'amitié avec lui,
était en ce moment son alliée naturelle. Pyrrhos, de son côté, devait à tout
prix empêcher la jonction des forces ennemies ; il avait besoin de ne pas
attendre l'approche d'Antigone, afin de ne pas être assailli lui-même sur ses
derrières pendant qu'il l'attaquerait[75]. Une conjoncture
favorable s'offrit d'elle-même : à Argos aussi, il y avait des partis en présence,
et des partis exaspérés au plus haut point ; dans la masse dominait le désir
de l'indépendance, mais l'approche d'Antigone semblait donner la
prépondérance à ses alliés ; c'est contre eux qu'Aristéas appela Pyrrhos à
son secours.
Le roi décampa aussitôt[76] ; mais Areus
l'avait devancé et avait déjà occupé les hauteurs d'un défilé par lequel
l'armée ennemie devait passer : il attendit que l'arrière-garde de l'armée,
Gaulois et Molosses, y fussent engagés ; alors il s'élança de son embuscade.
Le roi envoya à la rescousse son fils Ptolémée avec les hétæres. Au plus fort
de la mêlée, Ptolémée tomba ; les vaincus s'enfuirent et se précipitèrent
pour sortir des gorges, poursuivis jusque dans la plaine par les Spartiates. A
la vue de cette défaite, à la nouvelle de la mort de son fils préféré,
Pyrrhos eut un accès de fureur sauvage : à la tête des cavaliers molosses, il
fondit sur les ennemis ; avec une violence irrésistible, plus terrible que
jamais, sans souci du danger auquel il s'exposait, il déchaîna sa rage sur
les meurtriers de son fils et rafraîchit sa douleur dans un épouvantable bain
de sang[77].
L'ennemi était anéanti ; la marche se poursuivit sans
encombre, mais. quand Pyrrhos déboucha dans la plaine d'Argos, Antigone avait
déjà pris une forte position sur les hauteurs derrière la ville. L'armée des
Molosses campa près de Nauplie ; Pyrrhos devait souhaiter qu'on en finît
rapidement. Dès le lendemain, à ce que raconte Phylarque, il envoya un héraut
à Antigone, le traitant de coquin et l'invitant à descendre dans la plaine
pour y livrer bataille et lui' disputer la couronne. L'autre lui fit répondre
qu'il avait coutume de choisir non seulement ses armes, mais aussi son temps
; si Pyrrhos était las de la vie, il avait devant lui plus d'un chemin pour
aller à la mort. Il ne quitta pas sa position. Des députés de la ville
allèrent trouver l'un et l'autre roi, demandant qu'il fût permis aux Argiens
de leur refuser à tous deux la ville et d'entretenir librement des relations
amicales sur le même pied avec tous les deux. Antigone promit et offrit son
fils en otage ; Pyrrhos se contenta de promesses générales. On pensa qu'il
fallait s'attendre de sa part aux pires extrémités. Des signes manifestes
annoncèrent que le conflit serait sérieux : comme Pyrrhos faisait un
sacrifice, les têtes des taureaux séparées du tronc tirèrent la langue pour
lécher leur propre sang[78], et, dans
l'intérieur de la ville, la prêtresse d'Apollon Lycæos se précipita dans la
rue, en criant qu'elle voyait la ville pleine de sang, pleine de morts,
qu'elle voyait l'aigle voler au combat puis disparaître. Pendant la nuit,
Pyrrhos s'avança sans bruit vers la porte de l'Est qui, comme il en était convenu
avec Aristéas, lui fut ouverte : il envoya en avant les Galates occuper
l'agora ; il voulut entrer après eux. Mais la porte était trop basse pour
laisser passer les éléphants ; il fallut enlever et replacer leurs tours, ce
qui fit perdre un temps précieux. Déjà la ville commençait à être en éveil ;
bientôt le tumulte fut général : les Argiens coururent vers la partie haute
de la ville, qui n'était pas encore occupée, vers les hauteurs fortifiées de
Larissa, d'Aspis, envoyèrent des messagers à Antigone, lui demandèrent du
secours. Il s'approcha en toute hâte, envoya quelques troupes dans la ville
sous la conduite de son fils Halcyoneus, pendant que lui-même se plaçait en
embuscade tout près de la ville. Areus arriva aussi, avec les Spartiates les
plus agiles et mille Crétois. Aussitôt on courut sus aux Galates massés dans
l'agora ; un engagement des plus vifs eut lieu. Cependant Pyrrhos avait
pénétré dans la ville jusqu'au gymnase de Cylarabis ; il devait entendre le
vacarme du combat nocturne qui se livrait sur la place du marché : à son cri
de guerre on répondit de ce côté, mais par un cri qui semblait découragé ; il
s'avança en toute hâte, cavaliers en avant, mais, entre les nombreux canaux
qui coupaient la ville, ils ne pouvaient avancer qu'avec lenteur ; on
s'égarait dans les rues étroites, et il ne fallait plus songer à opérer des
mouvements combinés. Les adversaires non plus n'osaient pas avancer, mal
renseignés sur le nombre et la position de l'ennemi. Des deux côtés on
attendait le lever du jour. Enfin le jour pointa. Pyrrhos vit les hauteurs
d'Aspis entièrement couvertes d'hommes armés ; il se dirigea sur le marché :
la première chose qu'il aperçut, ce fut l'image en bronze du loup luttant
contre le taureau, et un oracle lui avait prédit depuis longtemps qu'il
mourait quand il verrait combattre un taureau et un loup. Il résolut
d'évacuer la ville. Pour éviter du retard à la porte, qui était étroite, il
envoya à son fils Hélénos, qui avec le gros de l'armée se tenait devant la
ville, l'ordre d'abattre une partie des murs et de couvrir la retraite, au
cas où les ennemis inquiéteraient ce mouvement. Le trouble du messager fit
qu'Hélénos se méprit sur l'ordre ; il pénétra à son tour dans la ville —
c'est ainsi qu'il avait compris — avec le reste des éléphants et ses
meilleures troupes, pour prêter main-forte à son père. Pyrrhos rétrogradait
déjà depuis le marché, combattant sans relâche et rudement pressé de tous
côtés, quand arrivèrent à sa rencontre les nouvelles troupes ; il leur crie
de retourner sur leurs pas, mais, pendant que les premiers faisaient
volte-face, les rangs qui venaient derrière se mirent en désordre, et par la
porte entraient sans cesse de nouvelles troupes qui poussaient en avant. Ceux
qui, au contraire, se précipitaient vers la porte la trouvèrent barrée par un
éléphant qui abattu gisait hurlant devant l'entrée ; un autre animal, qui
courait çà et là furieux à travers les fuyards pour chercher le cornac
démonté, augmenta le désordre de la manière la plus effroyable. Se dégageant
de cette presse terrible et désespérée qui l'entourait, Pyrrhos, après avoir
enlevé et donné à un ami la couronne qui décorait son casque, se fiant à son
cheval de bataille, se jeta sur l'ennemi qui le poursuivait. Un coup de lance
l'atteignit ; c'était près du temple de Déméter. Le roi fondit sur son
agresseur. C'était le fils d'une pauvre vieille femme ; elle regardait, elle
aussi, du haut d'un toit, comme nombre de femmes ; elle vit son fils engagé
dans la mêlée la plus périlleuse ; dans son angoisse, elle saisit une tuile
et la lança de là-haut sur Pyrrhos. Le roi tomba de cheval sans connaissance
; le torrent des poursuivants lui passa sur le corps, jusqu'à ce que Zopyros,
survenant avec quelques Macédoniens, le reconnût et le traînât sous un
portique voisin, juste au moment où le roi commençait à reprendre ses sens.
Zopyros tira son épée pour lui séparer la tête du tronc : le regard terrible
du roi le troubla ; d'une main mal assurée, il l'atteignit entre la bouche et
le menton, et trancha ensuite avec peine et lentement le cou. La nouvelle se
répandit rapidement ; Halcyoneus arriva, se fit donner la tête du héros,
courut à toute bride vers son père-qui, entouré de ses fidèles, attendait
avec impatience sous sa tente ; et la lui jeta. Indigné de cette brutalité de
son fils, il le frappa au visage, le traitant de misérable et de barbare ;
pour lui, il se voila la face et répandit des larmes, en songeant, devant un
tel retour de la fortune, à son père mort en captivité, à son grand'père tué
sur le champ de bataille d'Ipsos. Et quand ensuite Halcyoneus amena au roi,
avec des marques d'amitié et de compassion, Hélénos capturé dans sa fuite, il
l'accueillit comme un fils de roi et l'envoya en Épire.
Tel est le récit de Phylarque[79] : les
invraisemblances intrinsèques, les contradictions dont il fourmille sautent
aux yeux. Peut-être faut-il en imputer une partie à Plutarque, dont l'extrait
nous est seul parvenu. Qu'on ne voulût avoir à Argos ni Pyrrhos ni Antigone,
cela se comprend ; mais il est tout aussi évident que, Antigone et Pyrrhos se
trouvant en même temps avec une armée sous les murs de la ville, celle-ci ne
pouvait plus penser à rester neutre. Si vraiment Pyrrhos commença en arrivant
par passer devant Argos et pousser jusqu'à Nauplie, au lieu de prendre à tout
prix possession sur-le-champ de cette place forte, on peut en conclure
qu'Antigone était déjà sûr d'elle, et même y avait déjà jeté une garnison.
S'il n'avait pas eu pour lui le bon vouloir de ceux qui lui étaient dévoués,
il lui aurait fallu le faire de vive force ; il s'agissait pour lui
d'acquérir une forte position dans laquelle il put attendre l'arrivée d'Areus
; il devait éviter la rencontre avec Pyrrhos jusqu'à ce qu'il eût reçu ce
renfort. Aussi trouvons-nous dans les textes plus anciens qu'Antigone fut enfermé
et bloqué dans la ville[80]. Enfin
l'engagement décisif eut lieu devant la ville et non pas dedans : peut-être,
dès que les Spartiates furent arrivés, fit-on une sortie ; c'est dans cet
engagement que tomba Pyrrhos, tué, d'après la légende universellement
répandue, par une pierre lancée du haut d'un toit'[81]. A Argos, on
était persuadé que c'était la déesse Déméter elle-même qui, sous les traits
de cette pauvre vieille, avait lancé la pierre[82].
La mort de Pyrrhos survint à la fin de l'année 272[83] A cette
nouvelle, comme nous l'avons dit plus haut, ses troupes évacuèrent le dernier
point qu'elles occupaient encore en Italie, et, les Romains s'installant à
leur tour à Tarente, l'Italie grecque devint romaine. Quant aux changements
que la mort de Pyrrhos amena en Grèce, il est plus facile de les deviner que
d'en donner la preuve.
Après ce désastre d'Argos, le camp de Pyrrhos tomba aux mains
des vainqueurs ; Hélénos fut pris dans sa fuite. Il n'est pas probable que
l'armée ait essayé de résister ou de se frayer un passage ; ces bandes,
composées de Gaulois, de Macédoniens, de Molosses, de mercenaires grecs,
n'ont de cohésion qu'autant que leur général et le succès les maintient unies
; après la défaite, tout se dissout ceux qui n'entrent pas au service
d'Antigone se réfugient probablement dans les montagnes et les vallées du
Péloponnèse, pour y faire le métier de bandits jusqu'à ce qu'une ville, un
tyran quelconque les enrôle ; ou bien ils vont à Athènes, à Corinthe, à
Sicyone, pour y dépenser avec des courtisanes et des parasites ce qu'ils ont
sauvé du butin de l'armée, puis, bernés et mis à sec, ils partent pour
chercher de nouvelles aventures, à Alexandrie ou en Syrie, partout où leur
bonne fortune les mène[84].
Antigone renvoya chez lui Hélénos, son prisonnier, après
l'avoir comblé de présents, et il. montra de la douceur à l'égard des amis du roi. L'idée d'Antigone devait être surtout
d'employer sa victoire à restaurer promptement son royaume[85] ; quoiqu'il eût
repris les villes de la
Macédoine, le haut pays par delà les monts et presque toute
la Thessalie
étaient aux mains d'Alexandre, auquel son père Pyrrhos, lors de son
expédition en Grèce, avait dû confier son royaume. D'autre part, celui-ci,
héritier du trône depuis la mort de son frère aillé, devait certainement, une
fois l'armée anéantie, les chevaux, les éléphants perdus, tout le matériel de
guerre sacrifié, accepter avec empressement une paix qui lui assurât du moins
les anciennes frontières de son pays. Deux ans plus tard, nous trouvons Alexandre
en guerre avec Monounios[86], le roi
dardanien ; cela même est une preuve de la paix intervenue entre l'Épire et la Macédoine, car
sans cela, étant donnée la situation politique, le prince dardanien aurait
été l'allié naturel d'Alexandre contre la Macédoine. On
en peut conclure aussi avec vraisemblance qu'Alexandre avait compris dans
cette paix les possessions si souvent contestées qui bordent le cours
supérieur de l'Aoos ; c'est là précisément que le voisinage du Dardanien et
son humeur envahissante devait être pour lui un danger, et c'est justement la
raison pour laquelle Antigone n'avait pas trop hésité à céder ces contrées,
où il n'aurait pu rester sans avoir à batailler contre les Dardaniens.
Quel cours prit cette guerre avec les Dardaniens, on ne
nous le dit pas. Le prix de la lutte, outre la région de l'intérieur, était
surtout la riche ville de Dyrrhachion. On pourrait croire que les Dardaniens
victorieux poussèrent en avant ; on a déjà remarqué qu'Apollonie, ville
située plus au sud, envoya des députés à Rome (270),
que ceux-ci furent insultés par des gens appartenant à la haute société,
probablement parce qu'ils pouvaient être considérés comme des alliés du roi
d'Épire, mais que le Sénat donna à la ville une satisfaction éclatante, afin
de ne pas sacrifier cette première alliance d'outre-mer, qui pouvait avoir
son utilité relativement à l'Épire. Quant à Alexandre lui-même, on ne reparle
de lui que quelques années après, au moment où la situation générale des
affaires en Grèce lui fit prendre de nouveau les armes contre la Macédoine.
Pour la
Grèce, la défaite d'Argos devait avoir les suites les plus
importantes. Plus l'arrivée de Pyrrhos avait fait naître d'espérances et de
mouvements, plus désormais la réaction allait être générale et violente. Elle
commença dans les villes par l'expulsion des adhérents du parti contre lequel
la fortune s'était tournée. S'ensuit-il qu'Antigone fut dès lors, sans plus
de difficulté, maître du Péloponnèse ? Son alliance avec Sparte ne pouvait
durer que tant qu'ils avaient tous deux à lutter contre Pyrrhos ; ensuite
leurs intérêts n'étaient plus d'accord, Antigone ne pouvait consentir à ce
que Sparte recouvrât sur la Messénie, sur l'Arcadie, l'influence que
Cléonymos avait exercée au temps de l'invasion gauloise, et Sparte devait à
tout prix empêcher une prise de possession immédiate de la part des
Macédoniens ; pour cela, elle pouvait compter sur l'appui de l'Égypte ; les
confédérés d'Achaïe devaient aussi, pour protéger leur jeune liberté, pencher
du côté de Sparte. II y eut des conflits de toute sorte entre les États du
Péloponnèse[87].
C'est alors que Sparte fit alliance avec un parti dans Élis, afin de lui
assurer la victoire sur celui qui depuis l'arrivée de Pyrrhos avait relevé la
tète, mais les Messéniens prévinrent les Spartiates ; ils trompèrent les
habitants en mettant sur leurs boucliers des insignes spartiates, obtinrent
d'entrer, puis ils chassèrent les partisans de Sparte et donnèrent la ville à
leurs amis[88]
; or, leurs amis étaient ceux d'Antigone ; avec son appui, Aristotimos obtint
la tyrannie. Il en était ainsi partout où Antigone étendait son influence ;
le résultat final de ces troubles était l'établissement de la tyrannie[89] : elle sortait
des luttes intérieures des villes dès qu'on remportait la victoire sur
l'ordre traditionnel et régulier que Sparte paraissait protéger ; elle se
maintenait contre les prétentions de la bourgeoisie aisée et ses droits
garantis par les vieilles coutumes, à l'aide de mercenaires et de mesures
violentes ; elle avait au dehors son appui dans l'alliance avec Antigone,
pendant qu'Antigone, à son tour, grâce à ces tyrans installés à Argos, à
Sicyone, à Mégalopolis, à Élis, etc., était assuré de son influence dans le
Péloponnèse[90].
A part Corinthe, il n'avait probablement en sa possession immédiate aucune
localité, si ce n'est peut-être Trœzène et Mantinée[91] ; mais la forte
garnison établie dans l'Acrocorinthe pouvait rapidement porter partout
l'appui nécessaire.
Tel était le Péloponnèse : l'influence de la Macédoine
prédominante, Sparte se débattant en vain, les confédérés de l'Achaïe sans
importance et sans relations au dehors. Cependant, dans l'intérieur de ces
petites villes achéennes régnait la légalité et cette démocratie modérée qui
les avait distinguées aux époques antérieures, pendant que Sparte, l'État
oligarchique, ne comprimait qu'avec effort l'aspiration croissante de ses
sujets vers une constitution égalitaire, favorisant toujours, même hors de
son territoire, le parti qui prétendait soutenir les anciens droits et les
anciennes institutions ou cherchait à les remettre en vigueur. L'influence de
la Macédoine,
au contraire, partout où elle s'étendait, tendait à tout niveler : aux mains
des tyrans, le pouvoir de fait, partout où, comme à Mégalopolis, il était
appliqué avec circonspection et pour le bien du pays[92], détruisait ce
qui s'était encore conservé de l'ancien régime. Ce travail intérieur, joint à
la dépendance commune de toutes les cités vis-à-vis de la Macédoine,
rendait possible une organisation plus large, l'absorption de ces républiques
jusque-là si divisées soit dans le royaume de Macédoine par voie de complète
assimilation, soit dans une communauté nouvelle qui sortirait spontanément de
la situation actuelle du Péloponnèse. La suite de l'histoire montrera comment
l'une et l'autre solution furent tentées et réussirent en partie.
Mais, tout d'abord, une puissance nouvelle s'immisça dans
les affaires du Péloponnèse ; Élis y donna occasion. Le pays était richement
peuplé, extrêmement fertile, garanti qu'il était jadis par la paix sacrée
d'Olympie contre la guerre et le pillage. Le souci constant de l'État avait
été de favoriser la vie à la campagne ; même pour les affaires de justice,
les gens de la campagne n'avaient pas besoin d'aller à la ville, et les
objets que d'ordinaire l'industrie urbaine est seule à fournir, on pouvait,
dans ce pays, se les procurer à la campagne. Malgré les troubles des soixante
dernières années, la population avait conservé. son humeur pacifique et sa
piété d'autrefois ; les gens aisés vivaient sur leurs terres, et l'amour pour
la vie rustique était si dominant que la plupart allaient rarement, beaucoup
durant toute leur existence n'allaient pas du tout à la ville[93]. On s'y occupait
sans doute moins que partout ailleurs des affaires politiques et des
mouvements qui jetaient la
Grèce tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; les campagnards
se souciaient peu des querelles des partis qui, à la ville, s'abandonnaient
tour à tour à l'une ou à l'autre influence étrangère, pourvu qu'on les
laissât en paix et qu'on ne les dérangeât pas dans leurs anciennes habitudes
rustiques. C'est alors que parvint à la tyrannie, grâce à la Macédoine, cet
Aristotimos sur le compte duquel on raconte les histoires les plus
scandaleuses. Insolent, violent, pillard, tel fut son gouvernement ; ses
mercenaires se comportaient à l'égard de ses paisibles sujets avec des
caprices et une insolence soldatesques ; un des chefs, en état d'ivresse,
voulut avoir à sa discrétion la fille d'un citoyen respectable, Philodémos ;
les parents n'osaient pas la refuser, mais la fille cachait son visage dans
le sein de son père. : c'est là qu'il la maltraita, là que l'infâme la
poignarda. Le tyran ne punit pas l'assassin, mais l'affaire eut pour résultat
l'exécution et le bannissement de quantité de personnes. Huit cents environ
s'enfuirent chez les Étoliens, et ceux-ci, sur leur prière, exigèrent qu'on
envoyât aux bannis leurs femmes et leurs enfants. Aristotimos fit semblant
d'y consentir, puis fit attaquer, piller, jeter en prison ceux qui partaient
avec leurs objets les plus précieux : en vain les prêtresses de Bacchos
arrivèrent en procession solennelle avec leurs branches d'olivier et leurs
bandeaux sacrés ; les mercenaires les laissèrent bien passer avec des égards
respectueux, mais, quand elles voulurent intercéder pour les victimes, le
tyran les fit emmener et expulser de force. Pendant ce temps, les bannis
réfugiés en Étolie avaient traversé le golfe et occupé une solide position
sur la côte. Beaucoup s'enfuirent des champs pour aller les retrouver ; le
tyran dépêcha vers l'Acrocorinthe, et déjà Cratère s'approchait avec ses
Macédoniens, déjà il était à Olympie. Mais, dans la ville même, Hellanicos
avait provoqué une conspiration ; un des amis du tyran, Cylon, était au
nombre des conjurés. Aristotimos ayant ordonné aux femmes des exilés d'écrire
à leurs maris qu'ils devaient quitter le pays, sinon leur vie à elles et
celle de leurs enfants était menacée, et la noble Mégisto s'y étant refusée,
le tyran vint lui-même et ordonna de lui amener l'enfant de Mégisto, qui
jouait avec les autres ; la mère l'appela elle-même, le livra ; il tirait
déjà son épée ; à ce moment, Cylon lui saisit le bras, le conjura de ne rien
faire d'indigne de lui, le décida à rentrer au palais. Dans la nuit, les
conjurés délibérèrent ; l'approche de Cratère les forçait à se hâter. Le
tyran s'étant montré le lendemain matin sur le marché sans gardes du corps,
accompagné de Cylon, Hellanicos cria de se mettre à l'œuvre. Cylon porta le
premier coup ; le tyran se sauva dans le temple de Zeus, mais il y fut
massacré. Les conjurés appelèrent la ville à la liberté ; la foule en
allégresse alla à la maison du tyran : déjà sa femme s'était donné la mort ;
ses deux filles furent traînées dehors par la multitude pour mourir dans les
tourments. Mégisto s'y opposa ; le peuple leur cria de choisir elles-mêmes
leur genre de mort, et, mettant une noble et touchante émulation à s'encourager
et à se rendre l'une à l'autre la mort plus douce, ces deux jeunes et
charmantes sœurs se pendirent[94].
La liberté une fois restaurée de cette façon, c'en était
fait de l'influence macédonienne à Élis ; les Éléens firent désormais cause
commune avec les Étoliens, et, pendant qu'eux-mêmes revenaient à leurs
habitudes paisibles d'autrefois, leur pays devenait pour les Étoliens un
avant-poste d'où ils se mirent depuis lors à harceler le Péloponnèse,
préparant par ces incursions les alliances durables qui furent plus tard
contractées avec eux dans l'intérieur de la péninsule.
Tel était à peu près l'état du Péloponnèse, quand une
nouvelle guerre éclata en Grèce contre Antigone. Une obscurité épaisse nous
cache le début et. les causes de cette guerre ; il est impossible de montrer
comment elle était le résultat de complications politiques plus amples, et la
seule chose qu'on puisse essayer de faire, c'est de déduire de renseignements
isolés relatifs à cette guerre des vraisemblances qui les dépassent[95].
On a dit incidemment plus haut comment l'Attique, lors de
la chute de Démétrios, avait tenté de se soulever ; comment le Musée fut
délivré de la garnison macédonienne ; comment, après le traité conclu entre
Antigone et Pyrrhos (287), les ports et
Salamine restèrent au pouvoir d'Antigone[96]. En de telles
conjonctures, on comprend que même des députés de l'Attique aient salué
Pyrrhos, qui venait de terrasser la Macédoine, au moment où il fit dans le
Péloponnèse cette apparition dont on attendait tout pour l'avenir (272). Mais les espérances d'Athènes ne se
réalisèrent point. Il est à remarquer qu'à cette époque précisément il n'y a
point dans les villes maritimes de phrourarques macédoniens ou de stratèges,
mais des tyrans[97]
; excepté l'Acrocorinthe, il n'y eut d'occupées, à ce qu'il semble, que
Chalcis et Démétriade[98] : c'est un
détail qui a sa valeur pour caractériser la politique qu'Antigone jugea
appropriée à l'état de la
Grèce. Le commandement du Pirée avait été dévolu à Hiéroclès[99], un homme qui
fut l'ami intime d'Arcésilas et pour qui cette liaison est une
recommandation. Plus tard, on trouve Glaucon nommé à sa place : au nom de ce Glaucon
se rattache un renseignement important, le seul grâce auquel il soit possible
de deviner jusqu'à un certain point l'historique de la guerre. Un moraliste
de ce temps, Télès, s'est efforcé, dans un Mémoire composé environ vingt ans
plus tard, de développer cette triste consolation : qu'être privé de sa
patrie n'est pas le pire des malheurs, et n'est même pas un malheur aussi
pénible qu'on se l'imagine ;' il cite alors une série d'hommes dont le
bonheur précisément n'a commencé à s'épanouir qu'après qu'ils eurent été
privés de leur patrie. Plusieurs de ces bannis,
dit-il, commandent les garnisons dans les cités au
nom du roi ; on leur confie des provinces, et ils reçoivent des présents
considérables et des tributs. Lycinos, un exilé d'Italie, n'a-t-il pas été
chez nous commandant de la garnison, placé là par la confiance d'Antigone ?
et nous, qui étions restés chez nous, nous faisions ce que Lycinos
commandait. Hippomédon, le Spartiate qui est maintenant préposé au
gouvernement de la Thrace
par Ptolémée, Chrémonide et Glaucon, des Athéniens, ne sont-ils point
conseillers du roi et vivant à ses côtés ? Tout cela pour emprunter des
exemples à notre temps, sans en aller prendre d'anciens[100]. Ainsi Glaucon,
jadis tyran au Pirée, et Chrémonide, favori de ce même philosophe Zénon[101] qu'Antigone
honorait pardessus tous les autres, avaient dû abandonner leur patrie ; ils
avaient trouvé asile et s'étaient refait une position honorée auprès du roi
d'Égypte. Ptolémée précisément avait soutenu Athènes contre Antigone au cours
de cette lutte que les Athéniens appelèrent depuis lors la guerre de
Chrémonide[102].
Ce fut la dernière tentative, mais la plus méritoire, que
fit Athènes pour recouvrer son ancienne liberté ; ce n'est qu'aux plus beaux
jours de son histoire qu'Athènes a supporté avec un pareil courage un effort
aussi persévérant et affronté de si près les angoisses de la détresse. On
sent qu'il s'est développé chez elle des sentiments nouveaux, complètement
étrangers à l'époque antérieure, une énergie morale qui, quelle qu'en fût la
source, donna au peuple la force de tenter un dernier et vaillant soulèvement[103]. Chrémonide est
peint dans une anecdote assis entre Zénon et Cléanthe, les fondateurs de
l'école stoïque, ayant avec tous deux le plus cordial entretien. N'est-ce pas
indubitablement cette doctrine de résolution virile et magnanime qui a exalté
Chrémonide et ses frères d'armes dans cette lutte hardie ? Et cette doctrine,
elle s'était propagée à Athènes dans l'espace d'une génération avec une
énergie croissante : à côté, les autres maîtres de la sagesse humaine,
surtout le magnanime Arcésilas, plus hardi dans le doute, aussi noble de
sentiments ; autour d'eux la foule innombrable de leurs élèves venus de près
ou de loin des pays grecs, et la jeunesse athénienne elle-même. Mais ce qu'il
y avait encore de vigueur et de ressort dans la jeunesse de la ville doit
s'être tourné vers ces hommes et s'être fortifié à leur contact. C'est de là
que sortit le soulèvement d'Athènes. Ce n'était plus le pieux et naïf courage
des temps de Marathon, ni le patriotisme surexcité et plein d'élan du temps
de Périclès, ni cet effort fait par la génération de Démosthène pour rétablir
l'ancienne hégémonie d'Athènes, ni la rage intérieure de Démocharès, qu'on a
bien pu appeler le dernier républicain d'Athènes[104] ; c'était le
relèvement moral d'un peuple tombé très bas ; les grandes pensées de la philosophie
en étaient le ressort, et la masse était échauffée par l'enthousiasme de ses
chefs. Jeux bizarres du destin ! Cet Antigone contre qui on luttait était
précisément un ami, un admirateur respectueux de ces mêmes maîtres ; il était
venu souvent et avec plaisir à Athènes pour s'entretenir avec eux ; ces mêmes
forces morales auxquelles l'histoire doit rapporter la plus noble part de sa
vie diversement agitée et souvent méconnue se tournaient maintenant contre
lui, alors qu'il croyait presque achevé le mécanisme délicat d'une politique
grecque ; elles se tournaient contre lui à Athènes même, où enseignaient son
Zénon, son Cléanthe, son Arcésilas.
Chrémonide devait, si l'on voulait tenter quelque chose,
s'être assuré, au préalable, l'adhésion de Glaucon au Pirée. Pythermos a pu
appeler Glaucon, par éloge ou raillerie, un buveur d'eau[105] ; ce n'était
pas, en tout cas, un de ces débauchés sans vergogne, comme il s'en rencontre
à l'état d'hôtes nomades dans mainte cour royale de l'époque, et, si un grand
savant a cru pouvoir conclure de son nom qu'il était apparenté à la maison la
plus illustre d'Athènes, celle de Solon et de Platon[106], nous pouvons
bien, sans tant de hardiesse, conjecturer que le buveur
d'eau devait être un émule de ce Cléanthe qui, mené devant le tribunal
pour justifier de ses moyens d'existence, fit certifier par un jardinier
qu'il lui tirait de l'eau la nuit, tandis qu'il consacrait la journée à
enseigner et à apprendre[107].
Ce n'est pas diminuer le renom mérité d'Athènes que de
chercher à démontrer, par l'état général de la politique, la possibilité de
cette tentative d'affranchissement et les facilités que lui offrirent les
circonstances. Nous aurons à exposer plus tard pourquoi l'Égypte, aussi bien
que la Syrie,
accordaient jusque-là ou paraissaient accorder aux affaires helléniques moins
d'attention qu'on n'aurait cru. Les relations amicales entre la Macédoine et la Syrie, relations
commandées par la force des choses, s'étaient consolidées par les alliances
de famille intervenues entre les deux cours, et, depuis la restauration de la
royauté macédonienne, elle avaient pris une importance inquiétante pour
l'Égypte. Il était impossible que le prudent Philadelphe vît d'un œil
indifférent la rapide reconstitution de l'influence macédonienne en Grèce ;
la situation d'Antigone vis-à-vis du royaume thrace des Galates faisait de l'opulente
Byzance son obligée, et la reconnaissance de la ville s'exprimait par des
distinctions de choix[108] ; il n'avait
pas encore pris pied dans les lies de la mer Égée, mais, par ses accointances
avec les pirates et la domination qu'il exerçait sur la plupart des ports de la Grèce continentale,
il avait à tout moment l'occasion de léser l'Égypte dans ses intérêts
politiques aussi bien que commerciaux ; la flotte d'Antigone avait déjà fait
ses preuves, assez du moins pour rendre indécis l'empire des mers
qu'ambitionnait l'Égypte. En voilà assez pour le moment : les autres
influences concourantes, les rapports de l'Égypte avec Cyrène, la Syrie et les petites
puissances d'Asie-Mineure ne peuvent guère être appréciées dans leur ensemble
qu'après examen fait de la guerre de Chrémonide.
Pour les raisons indiquées, l'Égypte devait chercher à
s'opposer à la puissance croissante d'Antigone. Huit ans plus tôt, Sparte
avait encore servi de cette manière les intérêts des Lagides ; mais
l'agression malheureuse tentée lors de la guerre Sacrée[109] et les
complications survenues à l'intérieur de Sparte, lorsque Cléonymos parvint à
l'emporter sur Areus, l'allié de l'Égypte, et à lutter avec succès contre
l'influence macédonienne dans le Péloponnèse, avaient amené nécessairement
dans la politique de Sparte une hésitation qui ne fit que croître lorsque
Pyrrhos, non content de son attaque heureuse sur la Macédoine, se
tourna contre le Péloponnèse, et, en prenant parti pour Cléonymos, amena cette
étrange alliance entre Areus et Antigone. C'était une raison de plus pour
Ptolémée de chercher à mettre dans ses intérêts un autre État hellénique et à
le pousser dans l'opposition vis-à-vis de la Macédoine. Les
Étoliens étaient peu propres à ce rôle, car, d'abord ils n'avaient pas de
motif d'attaquer avec persistance la Macédoine, et ensuite une levée de boucliers
chez eux ne paraissait pas devoir provoquer chez les autres Hellènes cette
sympathie qui pouvait seule promettre un grand et réel succès. A Athènes, les
deux conditions se trouvaient réunies : de plus, c'est au nom d'Athènes que
se rattachaient les souvenirs des luttes les plus sérieuses contre la Macédoine, et
le dessein de protéger la liberté d'Athènes était certainement le prétexte le
plus populaire dans le monde grec qu'un roi pût trouver : il mettait du coup
toutes les sympathies de son côté et obligeait son adversaire à jouer un rôle
qui n'était pas médiocrement odieux.
Comment ces visées de l'Égypte se trouvèrent-elles
d'accord avec celles d'Athènes, c'est ce qu'on ne saurait dire. En tout cas,
dès qu'Athènes eut ouvertement rompu avec la Macédoine et
que la démocratie eut de nouveau étendu jusque sur les ports la plénitude de
son autorité, Antigone parut avec une armée sur le territoire athénien, avec
une flotte devant les ports, dont il commença le siège et le blocus. Pendant
que les Athéniens repoussaient les premières attaques, la flotte égyptienne,
sous la conduite de Patroclos, avait aussi pris la mer. En même temps, le
soulèvement d'Athènes avait excité à Sparte un mouvement des esprits qui
évidemment entraîna malgré elle la politique circonspecte de l'oligarchie
dominante : les Lacédémoniens en masse demandaient à marcher au combat contre
Antigone ; ils brûlaient du désir de témoigner aux Athéniens leur
bienveillance et de faire quelque chose dont la postérité pût garder le
souvenir[110].
Et Sparte ne fut pas seule à se lever. On a encore le
texte d'un traité conclu entre Athènes et Sparte, document qui met en lumière
l'étendue du mouvement hellénique et en même temps l'état d'esprit des
parties contractantes. Le traité commence par constater que, dès les temps
anciens, Athènes et Sparte, ainsi que leurs alliés respectifs, ont toujours
lutté en fidèles alliées contre ceux qui ont voulu essayer de supprimer la
liberté hellénique ; qu'elles y ont gagné un renom glorieux et la liberté
pour le reste des Hellènes ; que des temps semblables sont revenus et que l'Hellade entière est menacée par ceux qui
voudraient anéantir dans chaque cité les lois et les coutumes des ancêtres ;
que le roi Ptolémée, suivant l'exemple de ses prédécesseurs et obéissant à
l'influence de sa sœur, fait ouvertement ses efforts en faveur de la liberté
commune des Hellènes ; que le peuple d'Athènes, faisant alliance avec lui et
les autres Hellènes, a résolu de convier ceux-ci aux mêmes efforts ; que, de
leur côté, les Lacédémoniens, amis et alliés du roi Ptolémée, avec les
Éléens, Achéens, Tégéates, Mantinéens, Orchoméniens, Phialéens, Caphyens,
Crétois, qui sont leurs alliés à eux, ont résolu d'entrer en alliance avec
Athènes et ont à cette fin envoyé des députés à Athènes[111] ; et l'alliance
est en effet conclue, non pas avec des engagements précis, mais sous cette
formule générale : que désormais il y aura entre les Athéniens et les
Lacédémoniens, y compris leurs alliés susmentionnés, amitié et alliance, afin qu'ils se montrent vaillants à la lutte contre ceux
qui actuellement dans les cités commettent des injustices et violent les
conventions, d'accord avec le roi Ptolémée et entre eux, et aussi qu'à
l'avenir ils vivent en parfaite concorde les uns avec les autres[112].
Ainsi, les États les plus importants du Péloponnèse
entrèrent à la suite de Sparte dans cette ligue. Il n'est plus possible de
reconnaître si Athènes a trouvé également des alliés dans la Grèce moyenne, en Étolie,
par exemple. Quant à ce qui se passa à Athènes même, une autre inscription
nous en donne au moins un exemple en petit[113]. Le Conseil et
le peuple décident d'inviter les citoyens et les
autres habitants de l'Attique à verser des contributions volontaires,
contributions devant servir au salut de la ville et
à la protection de son territoire ; on n'acceptera point de versements
au-dessus de 200 drachmes ni au-dessous de 50 drachmes. Nous possédons encore
une partie de la liste des versements effectués : sur soixante-dix-sept, il
n'y en a que deux à 50 drachmes et neuf à 100 drachmes ; les soixante-six autres
atteignent le maximum fixé[114]. On était plein
d'élan, de joie et d'espérance. Tout le reste,
disait-on, « est commun à tous les Hellènes, mais le chemin qui mène les
hommes au ciel, les Athéniens seuls le connaissent[115].
Pour la suite, on trouve quelques renseignements dans un
récit sommaire concernant la vie d'Areus : Quand
Antigone eut établi son camp autour d'Athènes et empêché les alliés des
Athéniens d'entrer dans la ville, Patroclos adressa un message à Areus et
l'invita à commencer la lutte contre Antigone : s'il commençait, lui-même
fondrait sur les derrières des Macédoniens ; il n'était pas juste qu'eux,
Égyptiens et soldats de marine, ils attaquassent d'abord les Macédoniens par
terre. Les Lacédémoniens étaient pleins d'ardeur pour combattre ; mais, comme
les provisions étaient consommées, Areus ramena son armée en arrière, car il
voulait réserver le courage du désespoir pour sa propre patrie et ne le point
sacrifier sans compter pour des étrangers. Mais Antigone fit la paix avec les
Athéniens, après qu'ils eurent fait une très longue résistance, et il plaça
une garnison sur le Musée[116].
Ce maigre résumé peut être complété par quelques autres
renseignements et des considérations générales. Patroclos avait posté sa
flotte près de la petite fie, voisine de la pointe méridionale de l'Attique,
qui depuis lors porte son nom, et il s'y était fortifié ; cela prouve, en
tout cas, qu'il lui était impossible de pénétrer dans les ports d'Athènes, et
il faut qu'il n'ait plus existé de marine athénienne si l'on n'était pas en
état d'effectuer par un coup de main hardi cette jonction de laquelle tout
dépendait. Areus s'était-il avancé jusque sur le territoire de l'Attique,
cela est douteux, car la forte garnison de l'Acrocorinthe pouvait bien barrer
l'isthme, et en outre Mégare, à ce qu'il semble, était occupée par Antigone.
C'est à Mégare, en effet, que les soldats gaulois du roi se révoltèrent[117]. Antigone se
hâta de marcher contre les rebelles avec toute son armée réunie, pendant
qu'un petit corps d'observation restait dans le voisinage d'Athènes[118] ; les rebelles,
après une résistance désespérée, furent complètement anéantis. Les
adversaires d'Antigone n'avaient même pas su mettre à profit ce moment.
D'après le récit qui vient de Phylarque[119], Patroclos et
Areus, après cette prompte victoire du roi, reculèrent tous les deux, pendant
que celui-ci se tournait de nouveau contre Athènes et redoublait d'activité.
Il est inutile de chercher à combler par voie de conjecture le manque de
suite que l'on remarque ici dans la conduite des confédérés, mais on peut
bien admettre que le roi d'Égypte avait compté sur une tout autre coopération
de la part des Hellènes ; que notamment du côté de Sparte il s'était attendu
à des actes décisifs ; qu'en outre Patroclos, même s'il se sentait supérieur
sur mer, ne pouvait essayer de débarquer sur la côte athénienne alors que
tout le pays était rempli des troupes d'Antigone et les postes assez près les
uns des autres pour écraser à l'instant sous la supériorité numérique de
bataillons rapidement groupés toute tentative de débarquement. La flotte
égyptienne devait se sentir supérieure, c'est ce que paraît indiquer
l'anecdote rapportée par Phylarque, à savoir que Patroclos envoya au roi de
Macédoine des figues et du poisson, et que, comme l'entourage du roi se
mettait l'esprit à la torture pour deviner l'allégorie, lui-même en riant
l'interpréta comme il suit : cela voulait dire qu'il lui fallait ou bien
gagner la prépondérance sur mer ou mâcher des figues[120]. Évidemment,
Antigone évita prudemment, avec ses forces maritimes, toute rencontre
décisive avec la flotte ennemie ; il se contenta de tenir ses vaisseaux
précisément aux lieux de débarquement, là où ils étaient suffisamment
couverts par les postes de terre ; et Patroclos, quand la défection si rapidement
arrêtée des Gaulois et la retraite des Spartiates eut détruit la dernière
espérance qu'on pouvait avoir de remporter quelque avantage sur Antigone du
côté de la terre, dut se borner à se maintenir dans son île jusqu'au jour où
de nouveaux renforts viendraient peut-être d'Alexandrie modifier la
situation.
L'Égypte, la lutte une fois commencée contre Antigone, ne
pouvait l'abandonner ; cela se comprend de soi-même, et les textes, si
mutilés qu'ils soient, nous laissent encore reconnaître qu'elle fit à ce
moment un nouvel effort et mit en jeu une combinaison politique des plus
étendues. Tout à coup un nouvel ennemi s'élève dans le Nord, tandis qu'en
même temps Corinthe est entraînée à la défection, Sparte se remet en campagne
et une nouvelle flotte égyptienne paraît dans la mer Égée.
Le roi des Molosses, Alexandre, avait déjà partagé avec
les Étoliens la malheureuse Acarnanie[121], et contraint
par la famine la forte ville de Leucade à se rendre[122]. Maintenant
lui, l'excellent général[123], il se jeta
tout à coup sur la
Macédoine. La misérable relation que nous avons à ce sujet
porte : C'est contre lui qu'Antigone, quand il fut
revenu de Grèce, abandonné par ses soldats qui passèrent à l'ennemi, perdit
son royaume et son armée ; mais, en l'absence du roi Antigone, Démétrios[124] ayant rassemblé une armée non seulement regagna la Macédoine
perdue, mais encore dépouilla Alexandre de son royaume. Ainsi Antigone
lui-même s'était hâté de revenir en Macédoine après la première attaque
d'Alexandre ; non, à coup sûr, sans laisser en Attique des forces
suffisantes. N'y a-t-il pas exagération à dire qu'il perdit son armée et son
trône, on ne peut plus le savoir ; mais le lieu où Démétrios remporta ensuite
la victoire qui le sauva[125] était
vraisemblablement dans la partie haute de la Macédoine ; ces
contrées et la Thessalie
avaient dû tomber au pouvoir d'Alexandre[126]. Mais pourquoi
le roi abandonna-t-il le salut du royaume à son frère ? Pourquoi est-il sorti
de Macédoine avant d'avoir la certitude que le cœur de son empire serait
sauvé ? C'est évidemment qu'un péril plus grand encore l'appelait ailleurs.
Ce péril était-il dans le Péloponnèse ? On lit dans un
sommaire : Comment Antigone tua le roi Areus à
Corinthe, et eut ensuite une guerre avec le fils de son frère Cratère,
Alexandre[127] ; et cet
Alexandre précisément nous apparaît non pas seulement comme prince de
Corinthe, mais aussi, durant un-certain temps, comme souverain de l'Eubée[128]. Que le fait se
soit produit à l'instigation de l'Égypte ou de Sparte, ou qu'Alexandre ait
agi de son propre mouvement, toujours est-il que le stratège de Corinthe
avait mis à profit les embarras de la Macédoine pour se rendre indépendant. C'était
pour Antigone une perte énorme ; la clef du Péloponnèse était perdue ; les
forces Militaires avec lesquelles il avait assuré là-bas son influence et
maintenu les tyrans qui lui étaient dévoués étaient maintenant du côté de
l'ennemi ; les tyrans eux-mêmes, isolés du secours de la Macédoine, sans
appui contre les brigandages des Étoliens, qui du reste étaient les alliés de
l'Épirote, contre les projets de domination des Spartiates, durent ou bien
céder la place ou tenter de se maintenir par tous les moyens dont ils
disposaient, et parmi eus, qui ne succombait pas devenait par suite un prince
indépendant ; c'est ce que fit Aristodémos de Mégalopolis, de même le tyran
d'Argos[129].
Mais ce qui était encore plus affligeant que cette perte dans le Péloponnèse,
c'est que le stratège de Corinthe avait eu en même temps le gouvernement de
Chalcis et que, par sa défection, il avait aussi arraché l'Eubée au roi de
Macédoine ; elle avait été jusque-là le point de départ de tout mouvement macédonien
dirigé vers la Grèce
centrale. Maintenant la voie par l'Eubée était barrée à. Antigone ; la Thessalie était
vraisemblablement occupée par Alexandre le Molosse, et ses alliés, les
Étoliens, tenaient entre leurs mains la ligne du Sperchios et surtout la
ville d'Héraclée, qui commande les Thermopyles[130]. Antigone était
entièrement coupé de la
Grèce ; la seule communication qui lui restât encore était
la voie de mer. Mais, sur mer, l'Égypte se sentait tout à fait supérieure ;
quoique jusque-là la flotte macédonienne postée à Salamine eût réussi
probablement à empêcher Patroclos de se mettre en communication immédiate
avec les ports d'Athènes, on pouvait s'attendre à voir une nouvelle escadre
égyptienne accourir pour réaliser la combinaison politique si heureusement
engagée et en recueillir les fruits. Si cette flotte ralliait celle de
Patroclos, Athènes était sauvée ; la flotte macédonienne ne pouvait plus se
maintenir à Salamine ; Antigone était hors d'état de se jeter par mer sur
l'isthme et de tenter la reprise de Corinthe ; bref, tout était perdu ;
Ptolémée était le maître de la mer Égée et des Cyclades, et la Grèce lui rendait
hommage comme à son libérateur.
Antigone devait attendre une nouvelle flotte égyptienne :
la rencontrer et la refouler à tout prix, tel devait être son premier soin ;
il lui fallait préalablement sacrifier l'Eubée, Athènes, Corinthe, le
Péloponnèse. S'il se tournait de ce côté avant de battre les Égyptiens,
ceux-ci, se hâtant de secourir ses adversaires, l'attaqueraient par ses derrières,
et il était perdu : il devait arrêter la flotte égyptienne le plus tôt
possible et le plus loin possible de la Grèce, de telle sorte que, si le coup
réussissait, les restes de la flotte vaincue ne pussent faire jonction avec
ses adversaires en Grèce et avec Patroclos. Tout dépendait du succès de ce
coup d'audace.
Plutarque emploie à deux reprises, dans ses fastidieuses
considérations morales, une anecdote dont voici le fond : Quand Antigone voulut combattre sur mer contre les
généraux de Ptolémée — c'était la bataille de Cos — un de ses amis lui dit : Ne vois-tu pas que les
vaisseaux ennemis sont en nombre bien supérieur ? Il lui répondit, lui
qui d'ailleurs était sans arrogance et sans orgueil : Combien de vaisseaux
comptes-tu que vaille ma présence ?[131] Ce doit être la
bataille au-devant de laquelle Antigone était obligé de marcher ; et, d'après
ce que le sens de l'anecdote fait présumer et ce que viennent confirmer les
événements ultérieurs, il l'aura gagnée[132].
C'est à grande distance, à l'entrée de la mer Égée, que la
flotte ennemie, quoique supérieure en nombre, fut vaincue. Cos, Cnide
tombèrent aux mains d'Antigone ; il voua à Apollon Triopien, dans le téménos
duquel se célébraient déjà des jeux annuels, sa trirème
sacrée[133]. Maintenant
qu'il avait enlevé à l'ennemi les côtes de Carie, Antigone pouvait retourner
avec sa flotte victorieuse dans les eaux de l'Attique[134]. Il est à
croire que Patroclos fut à ce moment délogé de sa station, ou qu'il
l'abandonna sans coup férir[135]. Que les
troupes macédoniennes se fussent ou non maintenues jusque-là en Attique, le
péril recommençait maintenant pour Athènes et plus sérieux qu'auparavant. Ce
n'est pas qu'Antigone se soit immédiatement jeté sur la ville : si les autres
alliés subissaient le sort de la flotte égyptienne et succombaient l'un après
l'autre, Athènes serait bien forcée de se soumettre aussi.
C'est ici que se placent les événements dont on a cité
plus haut la relation sommaire, la seule que nous en ayons : Antigone battit et mit à mort Areus à Corinthe, après quoi
il eut guerre avec Alexandre, fils de Cratère[136]. Les succès se
suivirent coup sur coup. L'accès du Péloponnèse fut ouvert de nouveau, bien
que Corinthe tint encore ; l'Eubée, et du même coup la position perdue à
portée de la Grèce
moyenne, fut recouvrée[137] ; dans les
Cyclades, l'influence du Lagide avait disparu avec sa flotte, et en
Macédoine, non seulement le jeune Démétrios avait sauvé le royaume par la
bataille de Derdia, mais Alexandre avait été expulsé de ses propres
possessions ; il s'était enfui en Acarnanie et mis sous la protection des
Étoliens de la contrée voisine. Même dans le Péloponnèse, les tyrans purent
respirer, et, bien qu'ils se trouvassent maintenant plus indépendants même
vis-à-vis d'Antigone, sa cause était, en fin de compte, la leur, et bientôt
le fils d'Areus eut à lutter contre Aristodémos de Mégalopolis[138].
Antigone se tourna alors contre Athènes : la ville fit une
très longue résistance[139]. Enfin, à ce
que l'on raconte, il conclut vers la saison d'automne un traité avec les Athéniens
: les Athéniens au printemps ensemencèrent leurs terres et ne gardèrent de
blé que juste ce dont ils avaient besoin jusqu'à la nouvelle récolte ; mais,
au moment où les moissons mûrissaient, Antigone fit invasion dans leur
territoire, et les Athéniens, après avoir consommé leurs maigres
approvisionnements, furent obligés de se rendre à discrétion[140]. Aussi bien ils
étaient abandonnés de tout le monde ; ils s'étaient défendus longtemps, au
prix des plus nobles efforts : ce fut le dernier jet de flamme d'un foyer
prêt à s'éteindre ; après, le peuple athénien s'affaissa pour toujours.
L'antiquité a pour ainsi dire symbolisé cette chute d'Athènes dans la
touchante légende de la mort de Philémon[141]. Philémon habitait au Pirée pendant que les Athéniens et
Antigone se faisaient la guerre. Il était alors extrêmement vieux, dans sa
quatre-vingt-dix-neuvième année, lorsqu'il vit en songe, ou dans une sorte de
rêve, neuf jeunes filles sortir de sa maison. Il leur demanda pourquoi elles
le quittaient, et elles répondirent qu'il leur fallait partir pour ne pas
entendre dire qu'Athènes était prise. Il raconta le fait au jeune garçon qui
le servait, se leva, acheva le drame auquel il travaillait, s'enveloppa dans
une couverture pour sommeiller et ne se réveilla plus. Ce n'était :pas d'un
poète qu'elles inspiraient rarement que les Muses prenaient congé, afin de ne
pas assister à sa mort ; mais, en emportant, pour le soustraire à l'heure
funeste où l'ennemi est le maître, un homme de bien qui était cher aux
Immortels, le dernier survivant de l'ancien temps, un homme qui avait vu
encore les beaux jours d'Athènes et Démosthène dans la plénitude de son
énergie, elles se servaient de lui pour annoncer à leur cité bien-aimée
qu'elles devaient maintenant, elles aussi, s'éloigner d'elle pour toujours[142].
La juste sympathie qu'inspire Athènes ne se tourne que
trop facilement en prévention contre Antigone. Il ne faut pas oublier que le
soulèvement d'Athènes et du Pirée avait allumé une guerre qui mit à deux
doigts de sa perte la
Macédoine péniblement réédifiée par lui ; que la politique
de la Macédoine
vis-à-vis de la Grèce
résultait de la force des choses et ne tenait pas aux inclinations ou
aversions personnelles du roi, et que lui, Antigone, ne devait se laisser
guider que par son suprême devoir, celui d'agir en souverain de son royaume.
Il n'avait ni ambition ni soif de lucre ; il ne briguait point la popularité
; il s'efforçait de satisfaire les meilleurs esprits de son temps : quand
Zénon mourut, il déplora la perte de celui dont il avait mis son amour-propre
à mériter l'approbation[143]. C'est dans cet
esprit qu'il agit. Il ne pouvait pas ne voir dans Athènes que la cité
maintenant vaincue et pourtant toute pleine des plus nobles souvenirs ; il
devait, dans la mesure où elle pouvait redevenir pour lui un danger avec
l'appui de l'Égypte — et déjà Glaucon et Chrémonide s'étaient réfugiés en
Égypte — il devait, dis-je, la rendre inoffensive, s'assurer d'elle
complètement. Il ne pouvait plus laisser subsister davantage l'ancien régime
de dépendance mitigée : il mit des garnisons macédoniennes dans les ports
d'Athènes, à Sounion, et jusque dans l'intérieur de la ville, sur le Musée[144] ; les Athéniens
furent obligés d'obéir aux ordres du phrourarque, l'Italiote Lycinos. Le roi
alla même, si l'on en croit une anecdote, jusqu'à affirmer son pouvoir absolu
sur Athènes en nommant directement des archontes[145]. Ce pouvoir, il
le garda huit années durant ; au bout de ce temps, l'état général des
affaires permettant des concessions, il retira ses garnisaires du Musée et
restitua à la ville sa liberté[146], sans les
ports, il est vrai, sans Sounion, sans Salamine ; même les Longs Murs, à ce
qu'il semble, furent rasés[147]. Cette façon de
restaurer la liberté acheva d'enlever à Athènes toute espèce d'importance.
Mais comment la puissante Égypte pouvait-elle laisser la
ville s'affaisser ainsi, et se rétablir de la sorte la domination si vivement
combattue d'Antigone ? Nous verrons à quel point, sur ces entrefaites
précisément, la politique de l'Égypte était embrouillée, et, d'autre part, si
Antigone avait regagné beaucoup de terrain, il s'en fallait de beaucoup qu'il
eût tout repris. La
Grèce, organisée conformément aux exigences de l'intérêt
macédonien avant la guerre de Chrémonide, avait été replongée dans le
désordre par cette guerre, et la surexcitation tumultueuse des passions
politiques dans les cités semblait préparer à la Macédoine une
longue série de luttes nouvelles où elle userait ses forces. Antigone devait,
en conséquence, agir avec plus de sévérité que par le passé ; sa politique,
comme le montrait l'exemple d'Athènes, était obligée de prendre des mesures
plus rigoureuses. Mais la sécurité immédiate dont jouissait autrefois son
autorité en Grèce n'existait plus ; bien que nombre de tyrans, en particulier
ceux d'Argos et de Mégalopolis, tinssent encore pour lui, leur situation n'en
était pas moins devenue plus dynastique, et la dépendance de ceux de
Phlionte, d'Hermione et autres petites localités, ne pouvait pas être une
compensation pour ce qu'il perdait ailleurs, à Corinthe, à Sicyone[148], où se
maintenaient des potentats qui manifestaient ouvertement leur hostilité à
l'égard de la
Macédoine. Enfin, Sparte s'efforçait de nouveau de
ressaisir quelque influence, comme le montre la lutte du roi Acrotatos contre
Mégalopolis, et Élis était intimement associée avec les Étoliens, dont les
incursions dévastatrices, sans souci de relations politiques quelconques,
malmenaient indifféremment amis et ennemis, pour compléter le désordre et
l'instabilité des affaires publiques dans l'Hellade et le Péloponnèse.
Quant à la Macédoine elle-même, elle parait avoir réglé
d'une façon plus stable ses rapports avec ses voisins immédiats. A la suite
de la victoire remportée par le jeune Démétrios sur Alexandre d'Épire, le
royaume épirote avait été, il est vrai, occupé en entier ; mais cette
conquête n'était pas définitive, et l'on peut se demander si Antigone avait
jamais eu l'intention de la garder. Le roi Alexandre fut, dit-on[149], ramené dans
son royaume par le désir des Épirotes et le secours de ses alliés (les Étoliens). Il dut acheter sa
restauration au prix de lourds sacrifices ; nous rencontrons une ville du nom
d'Antigonia bâtie au sud des défilés de l'Aoos et qui en barrait l'accès du
côté de l'Épire[150] ; par
conséquent, Alexandre céda le pays qui s'étend au delà des monts Cérauniens,
sur le versant nord de la chaîne.
Nous arrivons ainsi à nous faire une idée exacte de la
guerre de Chrémonide, et nous touchons au point vital de la politique
macédonienne. La grande œuvre d'Antigone, c'est d'avoir enfin assuré à la Macédoine le
rôle de grande puissance, et de l'avoir fait reconnaître comme telle. Sans
doute, les auteurs n'en disent rien ; mais la politique de l'époque, dont les
agissements nous font connaître ce résultat et sa valeur effective, se
rendait parfaitement compte de ce dont il s'agissait. Et de quoi
s'agissait-il ? A partir du jour où l'empire d'Alexandre se fut démembré, la
préoccupation constante des Diadoques, au milieu de leurs luttes incessantes,
était toujours de restaurer l'empire universel. Cette souveraineté, les Antigonides
avaient failli déjà s'en emparer, mais la bataille d'Ipsos avait mis à néant
leurs espérances, et les quatre rois s'étaient partagé l'empire. Ces
organismes nouveaux étaient comme l'œuvre du hasard : c'étaient des agrégats
de pays et de peuples rapprochés d'une façon arbitraire ; ils portaient
encore en eux le germe et la possibilité de changements énormes. De
merveilleux coups de fortune parurent un instant destiner au vieux Séleucos
la possession de tout l'ensemble : c'est alors qu'il tomba sous les coups
d'un assassin. Antiochos chercha à faire valoir les prétentions de son père,
mais la résistance qu'il rencontra an près et au loin lai fit sentir
l'impossibilité de les réaliser : la paix conclue par lui avec Antigone fut
le premier pas positif fait en vue de créer un système d'États hellénistiques
qui ne pouvait se constituer effectivement qu'à partir du jour où l'on
renoncerait absolument aux idées de domination universelle. Mais ces idées ne
reparurent-elles pas une fois encore dans les grandes victoires du troisième
Lagide ? Nous en parlerons plus loin : il est certain qu'il y a eu de ces
ambitions dans les visées de la cour d'Alexandrie[151]. En attendant,
l'Égypte avait un autre intérêt : vu sa situation, elle ne pouvait songer à
s'annexer un domaine aussi vaste et aussi compacte que celui des Séleucides ;
elle devait travailler à accroître ses forces en favorisant, en aidant toutes
les petites puissances qui prenaient leur essor, et en même temps, comme elle
ne pouvait elle-même s'agrandir qu'aux dépens du royaume des Séleucides, elle
devait empêcher la formation d'une puissance qui, assez forte pour tenir tête
même sans l'appui de l'Égypte aux rivalités de ses voisins, pût prêter aux
Séleucides. un appui décisif. Or, c'est en Europe seulement que pouvait se
former une puissance de ce genre : voilà pourquoi Pyrrhos fut renvoyé
d'Alexandrie en Épire lorsque Démétrios eut pris pied en Macédoine ; pourquoi
Pyrrhos demanda vainement du secours lorsqu'il essayait de se créer un empire
en Italie et en Sicile ; pourquoi Alexandrie préféra laisser la race grecque
succomber dans ces régions et conclut un pacte d'amitié avec Rome, à seule
fin de rendre impossible l'établissement d'une grande puissance grecque en
Occident. Pyrrhos revint : ses victoires en Macédoine, en Grèce, provoquèrent
de la part d'Antigone et de Sparte une réaction assez énergique. Mais dès
qu'Antigone eut reconquis son royaume et commencé à le consolider, l'Égypte
se hâta d'allumer une guerre des plus sérieuses ; au commencement de l'an
265, elle pouvait se flatter, non pas d'avoir anéanti la Macédoine, mais
de l'avoir réduite à un rôle insignifiant. C'est un fait d'une importance
inappréciable qu'Antigone, par une série de succès rapides et définitifs, ait
réussi à se relever et à assurer pour longtemps b. la Macédoine le
rang de troisième grande puissance dans le système des États hellénistiques,
un fait important non seulement à cause du dommage ou de l'utilité qui en
résulta pour les petits États grecs ou parce que, dans le nord et l'est, les
Gaulois, Dardaniens, Illyriens se trouvèrent contenus dans des limites fixes,
mais surtout parce que cette rénovation de la Macédoine
avait, pour la première fois et pour toujours, décidé la. grande question de
savoir si l'empire universel d'Alexandre serait rétabli ou s'il prendrait la
forme durable d'un système d'États assis sur la base commune de la
civilisation hellénistique.
Chose étrange ! c'est précisément à cette époque que la Grèce italique fut
subjuguée par Rome, que la lutte commencée alors avec les Carthaginois pour
la possession de la Sicile
fit disparaître la dernière chance qu'il y eût encore de fonder de ce côté
une puissance grecque de quelque importance. Le morcellement du royaume d'Agathocle,
l'échec de l'entreprise tentée par Pyrrhos permirent aux deux grandes
puissances occidentales qui faisaient contrepoids au système des États
hellénistiques de se dresser front contre front l'une en face de l'autre, de
se ruer l'une sur l'autre pour engager une lutte dont le mouvement tumultueux
allait gagner le monde hellénistique et entraîner pour lui de si graves
conséquences.
Il fallait indiquer ces traits généraux de la situation
pour rendre intelligibles les complications qui surviennent, parallèlement
aux luttes gréco-macédoniennes exposées jusqu'ici, entre l'Égypte, la Syrie et le reste de
l'Orient ; ou pour mieux dire, ce n'est qu'en 'éclairant par ces
rapprochements les misérables débris de l'histoire d'Orient qu'on peut leur
rendre leurs sens et leur valeur. Il est ici absolument impossible même
d'indiquer avec quelque apparence de certitude une manière d'enchaîner les
faits ; cependant, bien loin de voir dans la pauvreté des textes une preuve
qu'il y a là absence d'événements considérables et de grands intérêts, on
reconnaît encore çà et là que la mémoire des générations suivantes a dû
garder le souvenir d'une indescriptible variété de vicissitudes imputables à
la politique soit extérieure, soit intérieure ; seulement, tout cela n'est
plus pour nous qu'un amas de décombres. D'après les résultats exposés
ci-dessus, on peut déjà affirmer, sans recourir à l'hypothèse, que la haute
culture, le développement des facultés rationnelles, — qui était, dans
d'autres sphères, la marque caractéristique de l'époque et qui se révélait
notamment dans la curieuse littérature des publicistes du temps, comme nous
dirions aujourd'hui, — on peut, dis-je, affirmer que cet état d'esprit se
marquait aussi dans la politique extérieure ; que l'on savait agir avec une conscience
nette et une intelligence sûre du but que l'on poursuivait, des moyens dont
on disposait, des conditions et des difficultés auxquelles on se heurtait, et
cela soit eu matière d'organisation intérieure, soit dans la conduite des
affaires du dehors. Dans les conseils des rois, dans les cours des petits
princes, dans les assemblées délibérantes des républiques, il y avait
toujours assez d'hommes qui, par leur culture et leur expérience personnelle,
étaient en état de comprendre la solidarité de toutes les affaires
hellénistiques et de s'en inspirer au cours des négociations et des mesures
politiques : c'étaient des fugitifs chassés par la conquête des villes
grecques d'Italie et du Pont, des bannis de presque toutes les villes de
l'Hellade et de l'Asie-Mineure, des hommes qui, après avoir occupé chez eux
une haute situation, en avaient été précipités soit par un coup de bascule
des partis locaux, soit à la suite d'une lutte inutile contre des princes
voisins, soit pour avoir perdu les bonnes grâces d'un maître ; ou encore des
hommes de guerre, qui, soit dans une guerre, soit dans une autre, avaient
appris à connaître les ressources militaires des différents États, l'état de
l'opinion dans les pays et les villes ; des poètes et des penseurs, des
savants et artistes, qui étaient accueillis partout avec empressement et dont
l'influence personnelle se faisait sentir aussi bien dans les plus petites
républiques que dans les cours les plus brillantes ; des ambassadeurs qui,
avec les relations diplomatiques à la fois étendues et actives de l'époque,
fournissaient des renseignements sur Rome, Carthage, l'Inde, Méroé et les
pays du Tanaïs ; enfin, des négociants que le commerce cosmopolite mettait en
relation avec tous les points du monde, des mercenaires qui avaient à se
pourvoir tantôt en en Sicile et en Afrique, tantôt en Syrie ou en Bactriane,
des touristes, des amateurs, des archéologues, des hétaïres de choix et des
dandys à la mode, que leurs affaires particulières promenaient en tout pays.
C'est avec ces aperçus sommaires qu'il faut chercher à reconstituer l'aspect,
l'atmosphère de la société d'alors, et savoir suppléer au défaut de vie et de
relief qu'offrent les quelques événements, à la fois clairs-semés et
décousus, dont le hasard nous a conservé la trace.
Ce caractère des traditions historiques nous oblige
précisément à grouper les textes isolés dans l'ordre où ils paraissent le
mieux s'éclairer, se soutenir, se rectifier mutuellement : nous devons nous
interdire de disposer notre récit d'après des vues de haute politique, de
partir du conflit des ambitions les plus diverses et de la perturbation
soudaine que l'irruption des bandes gauloises apporte dans tout l'ensemble de
la politique soit macédonienne, soit orientale, pour dérouler le cours
ultérieur des événements. Ce n'est que quand la série des faits de détail
aura été établie avec toute l'évidence et toute la certitude possible que
nous nous hasarderons à jeter un coup d'œil en arrière et à signaler ici
aussi les points saillants de ce vaste réseau, dont toutes les parties sont
solidaires.
Partons de l'assertion d'un auteur ancien, qui a puisé ses
renseignements dans les récits d'un homme d'État presque contemporain et mêlé
de bien des façons aux affaires publiques. Il dit qu'Antiochos, fils de Séleucos,
réduit à faire tant de guerres pour conserver à grand'peine et pas tout
entier l'héritage paternel, envoya une armée contre Héraclée et d'autres
villes[152].
Déjà la première année de son règne avait été remplie de luttes de cette
nature ; nous avons eu occasion précédemment d'en mentionner une partie :
maintenant nous devons, autant que possible, chercher à les embrasser dans
leur ensemble, sans craindre de revenir au besoin :sur ce qui a déjà été dit,
car c'est de cette façon seulement qu'on peut jeter quelque lumière sur les
rares indications qui jalonnent le reste du chemin.
Sans doute, Antiochos avait, en montant sur le trône, les
prétentions les plus grandioses ; son vieux père, après sa victoire sur
Lysimaque (été 281), l'avait fait roi
de tous les pays compris entre l'Hellespont, l'Indus et la mer Rouge ; puis,
Séleucos avait été assassiné, et Antiochos fut poussé contre Ptolémée
Céraunos par le double devoir de venger son père et de faire valoir ses
droits sur la
Macédoine et la Thrace. Mais il se heurta de tous côtés à des
soulèvements et des dangers ; en Asie-Mineure, Héraclée, alliée avec Byzance,
avec Chalcédoine, avec Mithradate, le prince du Pont, maintint fièrement son
indépendance ; elle envoya même des secours à Ptolémée Céraunos ; le roi de
Bithynie était intéressé à faire cause commune avec les coalisés. Les forces
navales d'Héraclée notamment étaient considérables : la ville possédait des
navires à cinq et dix rangs de rames, et même un vaisseau à huit rangs, d'une
grandeur extraordinaire, monté par 1.600 rameurs. Les villes helléniques
s'agitaient aussi, depuis l'Hellespont jusqu'à la passe de Rhodes ; sans
doute, dans ces cités, les Séleucizontes avaient relevé la tète à l'approche
de Séleucos, avec le désir d'échapper à la domination oppressive de
Lysimaque, mais leur espoir ne s'était pas réalisé ; il ne fut plus question
de restaurer l'ancienne liberté, telle qu'Alexandre le Grand et Antigone la
leur avaient garantie[153] ; les villes
durent même, l'invasion des Celtes devenant de plus en plus menaçante,
fournir en sus des autres taxes une contribution spéciale pour la guerre
contre les Celtes. Nous avons vu comment Nicomède, pour se défendre contre
Zipœtès, appela les Celtes en Asie et les prit à sa solde. Pourquoi les
villes, avec l'argent qu'elles versaient au roi de Syrie à l'intention des
Celtes, ne prendraient-elles pas, elles aussi, des Celtes à leur solde, comme
avait fait Nicomède, pour restaurer leur autonomie ? Des événements
ultérieurs montrent que les plus importantes tout au moins, Éphèse, Smyrne,
Milet, les îles du littoral, gardèrent ou recouvrèrent leur liberté. Maître
de la citadelle de Pergame et possesseur des 9.000 talents dont Lysimaque lui
avait jadis confié la garde, Philétæros de Tios s'était fait une situation de
dynaste indépendant, encore qu'il se montrât complaisant pour le roi
Antiochos : à Amastris, Eumène agissait avec la même indépendance[154]. Il se trouve
que nous n'avons de renseignements que sur ces points particuliers, mais il
est probable qu'à la fin de 279, il n'y avait pas beaucoup de villes et de
contrées d'Asie-Mineure où Antiochos fût encore réellement le maître. Il ne
pouvait y envoyer de troupes en nombre considérable : il avait assez à faire
chez lui. Dans la province de Séleucide, il était menacé par des révoltes et
des usurpations[155] : nous ignorons
s'il y en avait également en Orient, en Arie, par exemple, où déjà
précédemment il avait fallu étouffer des soulèvements redoutables[156]. Le coup le
plus sensible qu'il eût reçu lui avait été porté par le roi d'Égypte (280) ; ces contrées de la Syrie méridionale dont
Séleucos avait eu tant de peine à s'emparer. Ptolémée II les lui avait
enlevées ; Damas elle-même était tombée en son pouvoir[157]. Ptolémée
fondait son droit sur le traité conclu entre Ptolémée Ier et Séleucos avant
la bataille d'Ipsos, traité qui avait assuré au roi d'Égypte cette partie de
l'empire d'Antigone comme prix de sa participation à la lutte contre le vieil
Antigone, tandis qu'un traité intervenu plus tard entre les rois d'alors sans
que l'Égypte eût été consultée avait adjugé ces mêmes contrées à Séleucos. En
dehors de son titre légal, Ptolémée comptait surtout, pour asseoir son
occupation, sur la sympathie des Syriens de Palestine. Outre le profit
immédiat et inappréciable que procurait au Lagide la possession de cette
province, son agression devait lui assurer encore un autre avantage ; c'est
que son frère aîné, n'ayant plus à compter avec Antiochos maintenant en
danger à son tour, pourrait s'installer définitivement en Macédoine et
trouver ainsi un dédommagement suffisant pour la perte de l'Égypte,
dédommagement sans lequel il n'eût probablement pas laissé son frère cadet
Philadelphe possesseur incontesté du diadème.
La chute rapide de Ptolémée- Céraunos dut raviver les
espérances d'Antiochos au sujet de la Macédoine et de la Thrace ; au milieu des
horreurs de l'invasion gauloise, il disputa à Antigone cette terre sans
maître, mais ce fut en vain : Héraclée, la Bithynie, étaient aussi
contre lui ; il n'eut de succès nulle part. Puis les hordes sauvages mirent à
leur tour le pied sur le sol de l'Asie ; après avoir un instant combattu pour
Nicomède, elles parcoururent d'un élan irrésistible, portant avec elles le
pillage et la dévastation, les riches contrées de l'Asie-Mineure ;
l'incommensurable butin[158] qu'elles y
firent pouvait attirer à leur suite de nouvelles bandes ; on ne pouvait
prévoir où se déverserait ce flot déchaîné, une fois que le pays en deçà du
Taurus serait complètement dépouillé. Sans doute Nicomède, et quelques villes
helléniques du littoral après lui, s'étaient imaginé qu'ils pourraient se
servir de ces auxiliaires :pour recouvrer leur indépendance ; mais maintenant
la détresse était si : grande et l'on voyait si bien que la puissance du
grand empire des Séleucides était désormais la seule chance de salut, que
tous probablement étaient disposés à faire leur paix avec Antiochos. De son
côté, Antiochos devait comprendre qu'il ne pouvait maintenir plus longtemps
la politique de son père à l'égard des villes grecques d'Asie-Mineure et des
dynastes de cette région ; que même la possession de la Syrie méridionale et des
satrapies d'Orient était pour lui chose moins importante que la nécessité de
retenir sinon sous la domination, du moins sous l'influence de la Syrie, la péninsule qui
forme comme un pont entre l'Asie et l'Europe.
Il s'agissait d'écarter pour le moment toute autre
préoccupation et de sauver l'Asie-Mineure en arrêtant ces redoutables
ennemis. La paix fut conclue, comme on l'a conjecturé ci-dessus, avec
Nicomède, avec Antigone : on accorda aux villes helléniques la liberté et
l'autonomie après laquelle elles soupiraient[159] ; même avec
l'Égypte, il semble bien qu'après un combat heureux, la paix fut également
conclue[160].
Le roi se hâta de marcher en personne sur l'Asie-Mineure, pour lutter avec
toute ses forces contre les Barbares.
Une brillante description de bataille est tout ce qui nous
est parvenu au sujet de cette guerre des Galates. Les
Galates, dit notre auteur, se trouvaient en
face du roi, ayant pour eux la supériorité du nombre : ils formaient une
phalange compacte de vingt-quatre rangs en profondeur, et les premiers rangs
couverts de cuirasses d'airain ; à chaque aile, dix mille cavaliers ; au
centre de la ligne de bataille, quatre-vingts chars armés de faux et attelés
de quatre chevaux, plus deux fois autant de chars à deux chevaux, étaient
prêts à s'élancer. Le roi faillit perdre courage à la vue de ce formidable
déploiement de forces ; il n'avait eu que peu de temps pour faire ses
préparatifs ; la majeure partie de sa petite armée se composait de peltastes
et d'hommes armés à la légère. Déjà il voulait négocier, mais Théodotos de
Rhodes releva son courage et lui traça un plan de bataille dans lequel les
seize éléphants que le roi avait avec lui devaient décider la victoire. Le
projet réussit à merveille ; les chevaux de l'ennemi, qui n'avaient jamais vu
d'éléphants, prirent peur, se rejetèrent en arrière à toute vitesse et mirent
toute l'armée en désarroi. La défaite des Barbares fut complète. Ceux des
Galates qui échappèrent au carnage tombèrent aux mains des vainqueurs ; un
petit nombre seulement se réfugia dans les montagnes. Les Macédoniens qui
entouraient le roi entonnèrent le chant de victoire, lui offrirent des
couronnes, l'acclamèrent comme un vainqueur glorieux. Mais lui, les larmes
aux yeux : Rougissons, s'écria-t-il, de devoir notre salut à ces
seize animaux ! Et sur le trophée il ne fit graver rien autre chose que
l'image d'un éléphant[161].
On reconnaît assez facilement dans cette description les
ornements de fantaisie ; cependant, comme sur un grand nombre de monnaies du
roi l'image d'un éléphant rappelle le souvenir de cette victoire, elle doit avoir
été un succès considérable[162]. Ce n'est pas
que les Gaulois aient été du coup anéantis ou expulsés de l'Asie, mais on pouvait
maintenant songer à les tenir pour longtemps à distance, à se garantir contre
leurs agressions. C'est peut-être ici qu'un singulier problème topographique
trouve sa solution. On rencontre sur la frontière occidentale et méridionale
du pays des Galates une série de localités dont les habitants ou bien se
distinguent encore au. temps des Romains par le nom de Macédoniens, ou
peuvent être reconnus, à l'aide d'autres renseignements, pour des Macédoniens
installés comme colons dans le pays ; les localités de cette espèce, autant
qu'on en peut encore juger, sont toutes situées dans les positions les plus
importantes, au point de vue militaire, de ce pourtour ; elles dominent
notamment les routes qui vont de la Phrygie aux riches cités du littoral. On reconnaît
dans la disposition d'ensemble de ces colonies une intention bien marquée ;
en admettant même que certains points isolés, comme Docimeion, Apollonia en
Pisidie, etc., eussent déjà été colonisés antérieurement, on n'avait pas
éprouvé le besoin d'établir une série si continue de postes jusqu'au jour où
les incursions des Galates eurent mis en danger à plusieurs reprises ces
riches contrées du littoral, et ce n'est que par une ceinture de villes
fortifiées qu'on pouvait espérer prévenir d'une façon durable leurs
impétueuses agressions. Le résultat de la grande victoire d'Antiochos fut, ce
semble, que les Galates, qui jusque-là pouvaient considérer la péninsule
comme une proie abandonnée à leurs appétits, se trouvèrent refoulés dans les
régions de l'intérieur. On peut supposer que Nicomède de Bithynie s'entendit
avec Antiochos sur les mesures à prendre ; déjà les Barbares s'étaient
installés dans le pays situé entre les sources du Sangarios et l'Halys ; on
devait se contenter de les restreindre autant que possible à ce domaine. Ce
n'est pas à dire que depuis lors ils se soient tenus tranquillement et
pacifiquement sur leurs terres ; nous les rencontrerons encore à plusieurs
reprises dans les expéditions qu'ils font comme pillards ou comme mercenaires
; même les rois de Syrie ont cherché à s'arranger avec eux an moyen de
présents[163].
Mais cette victoire et ce blocus de forteresses avaient délivré
l'Asie-Mineure de sa première frayeur, et les beaux pays d'au-delà du Taurus,
alors en pleine prospérité, étaient à l'abri de leurs atteintes[164].
Il serait intéressant de savoir où et quand fut remportée
cette victoire sur les Galates ; mais nos sources gardent là-dessus un
silence absolu[165] : peut-être le
cours ultérieur des événements nous permettra-t-il d'en déterminer approximativement
la date. Passons en terminant aux affaires d'Égypte, à propos desquelles il
nous faudra aussi revenir sur bien des points déjà traités.
Si jamais Ptolémée Soter a montré quelque part la
prévoyance qui le caractérisait en toutes circonstances, c'est bien dans le
choix de son successeur. Il se peut que son inclination pour Bérénice n'ait
pas été sans influence sur sa décision, mais le motif déterminant fut
certainement le souci de son royaume, qui avait besoin d'une direction des
plus habiles pour arriver au degré de puissance dont il avait posé d'une main
sûre les premières assises. Il ne-pouvait le remettre en de meilleures mains
qu'en celles de son fils préféré, et ses Macédoniens applaudirent avec
allégresse à sa résolution. Aujourd'hui encore, la figure de ce prince
remarquable nous apparaît avec des traits bien nets au milieu des débris de
la tradition. Il était blond, de complexion faible, d'une sensibilité
délicate et excitable[166], d'une
éducation accomplie ; sa cour était le rendez-vous de tous les arts et de
toutes les sciences, occupés ceux-là à ennoblir le luxe qu'il aimait,
celles-ci à donner du poids et de la valeur même à la société légère et
spirituelle qu'il avait su grouper autour de lui. L'atticisme avait trouvé là
une nouvelle patrie : il se forma dans ce milieu une courtoisie qui associait
les formes les plus gracieuses de la culture hellénique avec ses créations
les plus nobles et. les plus profondes, pour en tirer une éclatante variété
de plaisirs. Jamais on n'a su embellir la vie de plus de charmes, en jouir
avec plus d'esprit, jamais on n'a su flatter plus délicatement. qu'à cette
cour ; même le sérieux de la science se mêlait à cette élégance sereine, à
cette plénitude opulente d'une vie assise sur une base solide et entourée de
larges perspectives. Quel contraste entre Antigone de Macédoine, l'ami de nos
austères stoïciens, et ce Philadelphe ! Celui-ci n'a pas comme l'autre à
recommencer sans cesse une œuvre péniblement élaborée, et à l'achever enfin,
grâce à une volonté énergique et à un plan de conduite fidèlement observé :
il n'aurait rien fondé de grand, mais il s'entend à continuer une tâche
commencée[167].
Il est circonspect, défiant parfois, capable, le cas échéant, même des
résolutions les plus violentes, mais il sait les déguiser sous un sourire
gracieux ; il ne veut pas être redouté ; on ne doit voir autour de lui que
paix, déférence, bonheur parfait. Il ne cherche pas la gloire des combats ;
il évite la guerre jusqu'au jour où elle lui promet un gain assuré ; il ne
marche pas en personne à la bataille, mais ses ambassadeurs vont à la cour du
roi sur les bords du Gange et au Sénat sur les bords du Tibre ; ses flottes
se montrent dans les mers d'Éthiopie et sur les rivages du Pont, et, tandis
qu'occupé chez lui de creuser des canaux, de bâtir des villes, d'aménager des
ports, il semble n'avoir de goût que pour les affaires intérieures et ne
songe qu'à accroître la merveilleuse prospérité de son beau pays, il enlace
le monde entier, dans les trames secrètes de son infatigable politique. Puis
le voilà qui cherche de côté et d'autre des distractions nouvelles ; tantôt
c'est une nouvelle peinture, une gemme précieuse, tantôt des animaux rares
pour sa ménagerie, un nouveau manuscrit pour sa bibliothèque, des intrigues amoureuses
incessamment variées[168], une vie toute
en jouissances. Et cependant, cela ne lui suffit pas ; il n'arrive jamais à
se donner le sentiment de la force, de la force physique non plus ; au milieu
de toutes ses distractions et occupations, il ne parvient pas à oublier son
corps maladif ; même l'art des médecins ne lui inspire plus confiance ; c'est
à la science occulte qu'il demande des conseils ; cette science, on en
conserve le dépôt de temps immémorial dans les temples sombres de l'Égypte ;
il songe ainsi, caressant son rêve, à la coupe d'immortalité ; il espère
trouver bientôt ce mystérieux breuvage[169]. Un jour que,
malade de la goutte, il était resté longtemps cloué sur son lit de douleur,
et que, éprouvant un peu de soulagement, il regardait par la fenêtre de son
palais, voyant de pauvres gens manger d'un air réjoui leur maigre déjeuner et
s'étendre sur le sable ensoleillé, il s'écria : Hélas
! que ne suis-je l'un d'eux !
Tel était Ptolémée Philadelphe : il avait vingt-quatre ans
lorsque son père lui remit le royaume, qu'il gouverna durant deux ans encore
sous ses yeux et guidé par ses conseils[170]. Ptolémée
Céraunos, le fils aîné du roi, se voyant ainsi écarté du trône, avait quitté
Alexandrie et n'avait trouvé que trop souvent à la cour de Lysimaque
l'occasion de justifier la décision de son père : depuis son départ, la
maison royale d'Alexandrie semblait à l'abri désormais de toute
mésintelligence. Mais la mort du père (283)
provoqua des discordes de toute sorte. Le frère du roi, Argæos, conspira
contre sa vie et fut mis à mort ; un autre frère, né de la même mère que
Céraunos, essaya d'entraîner à la défection l'île de Cypre et fut
pareillement exécuté[171]. Le roi crut
sans doute reconnaître là l'influence de Céraunos, et Démétrios de Phalère,
jusque-là comblé des plus grands honneurs et admis à exercer sur la haute
direction du royaume une influence des plus actives, devint suspect pour
s'être prononcé jadis en faveur du droit d'aînesse et contre l'élévation de
Philadelphe ; il fut arrêté et bientôt mis à mort[172]. Céraunos
chercha à la cour de Lysimachia d'autres moyens de se dédommager de la perte
de l'Égypte : l'assassinat d'Agathoclès fut son œuvre, ainsi que la guerre
contre Séleucos, où périt Lysimaque. Le meurtre du vainqueur, la prise de
possession par Céraunos de la
Thrace et de la Macédoine affermirent en Égypte le trône de
Philadelphe ; aussi celui-ci employa-t-il toute son influence en Grèce pour
écarter Antigone de la Macédoine,
tandis que, par l'occupation de la
Syrie méridionale, il menaçait directement et par là
retenait chez lui le roi de Syrie.
Il n'est pas possible de suivre plus avant l'enchaînement
des faits ; nous ne rencontrons que de loin en loin quelque trait isolé. Par
une inscription ilienne en l'honneur d'Antiochos, nous pouvons présumer que
Philadelphe ne fut pas heureux dans sa lutte contre Antiochos, mais que
cependant il conclut une paix qui lui laissait une partie du territoire sur
lequel il avait élevé des prétentions. Un autre fait nous mène un peu plus
loin. L'épouse de Philadelphe était Arsinoé, la fille de Lysimaque : elle
aussi, à ce qu'il découvrit, en voulait à sa vie ; Amyntas et le médecin
rhodien Chrysippos, ses complices, furent exécutés, elle-même exilée à Coptos[173]. On ne peut
plus savoir si ce complot se rattachait aux intrigues antérieures, si Amyntas
n'était pas peut-être ce frère du roi, de nom inconnu, qui avait essayé un
soulèvement à Cypre. Ce qui est extrêmement singulier, c'est que le roi se
maria ensuite avec sa sœur Arsinoé. Épouser une sœur d'un autre lit n'était
pas contraire aux mœurs grecques, mais Arsinoé était du même père et de la
même mère que le roi[174]. Quel motif a
pu le décider à contracter un mariage qui n'était pas, il est vrai, sacrilège
suivant la coutume égyptienne, mais qui devait paraître répugnant à tout point
de vue et même incestueux aux Grecs et aux Macédoniens[175] ? Était-ce un
amour passionné pour cette sœur ? Elle était notablement plus âgée que lui ;
elle approchait de la quarantaine quand elle revint en Égypte, et ce qu'on
sait de sa vie antérieure ne nous donne pas précisément l'idée d'une personne
aimable. On sait quels malheurs ses intrigues avaient attirés sur la maison
de Lysimaque : le noble Agathoclès avait été victime de son amour et de sa
haine ; elle avait comploté la mort de ce prince avec Ptolémée Céraunos, son
frère consanguin, afin d'assurer le trône à ses propres enfants ; puis,
Lysimaque ayant succombé, elle s'enfuit à Éphèse, et de là dans sa ville de
Cassandria ; l'aîné de ses enfants essaie, avec l'aide des Dardaniens, de
s'emparer du trône de Macédoine, tandis qu'elle-même, cédant aux instances de
son frère Céraunos, célèbre avec lui ces noces qui finissent par le meurtre
de ses deux fils cadets. Véritablement, ce n'est pas plus le caractère que la
jeunesse de cette Arsinoé qui a pu engager le roi à l'épouser au mépris de
toutes les coutumes et de tous les préjugés ; s'il l'a fait cependant, s'il a
fait adopter officiellement par sa nouvelle épouse les enfants de celle qu'il
avait répudiée[176], on doit
supposer qu'il avait, pour agir ainsi, d'autres motifs sérieux. Or, nous
voyons précisément que Lysimaque a fondé Éphèse à nouveau et lui a donné le
nom d'Arsinoé[177] ; qu'il avait
donné à cette princesse Cassandria en. Macédoine[178] et même, sur la
côte du Pont, les villes florissantes d'Héraclée, Amastris, Tios[179]. Sans doute,
Éphèse, où elle s'était réfugiée en 281, s'était soulevée contre elle ;
Cassandria lui avait été enlevée par Céraunos et, après la mort prématurée de
celui-ci, était tombée aux mains de l'abominable Apollodoros ; les Héracléotes
avaient chassé le gouverneur nommé par la reine et rétabli leur liberté, ils
s'étaient même emparés, depuis 279, de Tios et de Cieros ; mais les droits de
la reine sur ses villes n'en subsistaient pas moins, et son fils aîné, celui
qui avait fait alliance avec les Dardaniens, avait figuré durant l'année de
l'anarchie parmi les prétendants au trône de Macédoine[180]. On voit quelle
importance avait pour le roi ce mariage, quel champ il ouvrait à sa politique
en quête de relations et de prétextes[181] ; et, bien que
les maigres renseignements dont nous disposons ne nous montrent guère cette
connexité entre les faits et le parti qu'en sut tirer le roi, ce qui s'est
passé atteste clairement qu'elle est réelle.
Cependant une guerre éclata qui était particulièrement dangereuse
pour le roi d'Égypte : celui qui l'avait allumée était Magas de Cyrène, un
fils que Bérénice avait eu d'un premier lit, avant de venir en Égypte.
Ptolémée Pr, devenu son beau-père, lui avait assigné ce domaine[182]. Magas se
considéra-t-il, aussitôt après la mort de Ptolémée, comme n'étant plus vassal
de l'Égypte, ou fut-il encouragé par les complications dans lesquelles il vit
le roi son frère embarrassé au cours des années suivantes, toujours est-il
qu'il essaya bientôt d'étendre sa domination même au delà des limites du pays
de Cyrène. Il franchit la frontière de Cyrénaïque à Catabathmos et marcha sur
Parætonion[183].
Ptolémée l'attendait derrière des retranchements élevés sur la frontière : ce
fut probablement à son instigation que la tribu bédouine des Marmarides se
souleva sur les derrières de son adversaire et l'obligea à rétrograder au
plus vite. Ptolémée ne put pas le poursuivre ; il avait dans son armée, entre
autres étrangers, 4.000 Galates qui, poussés par la folle cupidité de leur
race, ne songeaient à rien moins qu'à s'emparer de l'Égypte : ils furent
déportés dans une île déserte du Nil, et là on les fit massacrer[184].
Les premières hostilités n'avaient point amené de solution
: Ptolémée no désirait probablement pas continuer la lutte, pour ne pas
donner au Séleucide l'occasion d'assaillir la Syrie méridionale ; se
garantir complètement de ce côté était pour lui chose plus pressante que de
ramener par force Cyrène à la soumission[185]. Mais les mêmes
raisons devaient engager Magas et Antiochos à faire alliance entre eux :
Magas épousa la fille du roi de Syrie, Apama[186], et il poussa
dès lors son beau-père à la guerre contre l'Égypte. Du moment qu'il y avait
la moindre chance de succès, Antiochos ne devait pas hésiter à courir le
risque d'une guerre qui pouvait lui faire recouvrer la Syrie méridionale : il
avait des droits reconnus par traité sur ce pays, des droits qu'il n'avait
sacrifiés qu'à cause des embarras où il s'était trouvé au début de son règne
: non seulement ce voisinage était une menace constante pour la Haute-Syrie, mais
surtout la possession de cette côte ajoutait aux forces navales déjà si
supérieures de l'Égypte l'appoint considérable de la flotte phénicienne,
tandis que de Cypre, située à proximité, l'embouchure de l'Oronte, le golfe
d'Issos, les côtes de Cilicie, c'est-à-dire précisément les communications de
la Syrie avec
l'Asie-Mineure, pouvaient être à chaque instant mises en danger.
Le seul renseignement un peu précis que nous ayons sur
cette guerre nous apprend que, pendant qu'Antiochos essayait de se jeter avec
toutes ses forces sur l'Égypte, Ptolémée harcelait lei contrées appartenant à
son adversaire et les fatiguait de telle sorte, les plus faibles par des
incursions et des pillages, les plus fortes par une attaque en forme, qu'Antiochos
se trouva hors d'état de menacer l'Égypte elle-même[187]. Ptolémée
déploya toute la supériorité de ses forces navales ; il avait à sa discrétion
l'immense étendue du littoral asiatique. Un hasard nous fait connaître une de
ses stations à Caunos, sur la côte de Carie : c'est là que le stratège
Patroclos mit la main sur Sotade, qui s'était enfui d'Alexandrie à cause d'un
mot malicieux sur le mariage du roi avec sa sœur[188]. Si Caunos
appartenait, comme il y a apparence, aux Rhodiens, c'est qu'on ne tenait nul
compte de la neutralité de Rhodes en un moment où il importait de se procurer
la meilleure position offensive contre la Carie. Toute la
côte d'Asie-Mineure a dû être bloquée de la même façon. A Érythræ aussi, les troupes ptolémaïques étaient assez près de la ville
pour être en mesure de la protéger contre Léonnorios
et ses Celtes[189]. Déjà la
politique égyptienne faisait sentir son influence jusque dans le nord de
l'Asie-Mineure ; on en a pour preuve un exemple curieux. La ville de Tios sur
le Pont, située entre Héraclée et Amastris, cette ville dont les Héracléotes
avaient acheté assez cher la possession en 219, lors de leur alliance avec
Nicomède, Tios a porté un instant, c'est un texte isolé qui nous l'apprend,
le nom de Bérénice. Il y a encore un autre indice à recueillir : les Galates
nouvellement arrivés et entrés au service de Mithradate et d'Ariobarzane
combattirent contre les Égyptiens envoyés par Ptolémée ; ils les
poursuivirent jusqu'à la mer, s'emparèrent des ancres de leurs navires, et
fondèrent sur le domaine qui leur fut alloué comme récompense une ville à
laquelle ils donnèrent, en souvenir de cette victoire, le nom d'Ancyre[190]. Ainsi, la
guerre en question avait déjà commencé du vivant de Mithradate, qui mourut en
266, mais elle se continua sous son fils et successeur. A ce moment, les
Galates étaient depuis douze ans environ en Asie-Mineure ; ils n'avaient pas
encore de demeures fixes ; en tout cas ils n'étaient pas installés à Ancyre,
qu'on la place sur le territoire bithynien ou sur celui du Pont. C'est
l'armée égyptienne qui avait pris l'offensive ; elle n'était pas venue pour
combattre les Galates : ne se battait-elle pas peut-être pour le compte
d'Héraclée ? Mais alors, Amastris, dont la ville cherchait depuis si
longtemps déjà à s'emparer, aurait pu et dû être conquise : or Amastris était
sous les ordres d'Eumène de Tios, un ennemi des Héracléotes. On est en droit
de supposer que, si Tios a pris le nom de Bérénice, ce n'est pas qu'elle y
eût été décidée par des présents ou par quelque obligation de ce genre, mais
parce qu'elle a été occupée par les Égyptiens et renouvelée sous ce nom. En
ce cas, elle aurait été enlevée aux Héracléotes, alliés de la Bithynie ; de là,
l'Égypte aurait cherché à s'étendre plus loin, à entamer la Paphlagonie aux dépens
du roi de Pont ; cet Eumène lui-même doit ou bien avoir été installé à
Amastris par Ptolémée ou s'être allié avec lui ; la meilleure politique que
lui et Philétæros, l'ambitieux dynaste de Pergame, pussent suivre était de
faire cause commune avec l'Égypte. Telle était l'activité déployée par
l'Égypte ; elle a dû agir sur la côte occidentale de l'Asie-Mineure aussi
bien qu'à Caunos et à Tios ; Philétæros put déjà étendre sa domination sur la
région environnante : il est même à croire que des tentatives furent faites
pour occuper Éphèse et Milet. Toutes les côtes du roi de Syrie et de ses
alliés étaient à la merci de la flotte égyptienne.
Que faisaient les adversaires ? Ne connaissaient-ils pas à
l'avance la supériorité des forces maritimes de l'ennemi ? S'étaient-ils
engagés dans la lutte sans prendre la moindre précaution de ce côté ? Ne
cherchèrent-ils point d'allié qui pût occuper la flotte ennemie ?
Antiochos ne réussit pas, il est vrai, à s'emparer de la
frontière d'Égypte, mais il prit Damas[191]. Magas, de son
côté, prit Parætonion, s'y maintint et poussa en avant sans rencontrer
d'obstacle[192].
Pourquoi la flotte de Ptolémée, maîtresse de la mer, ne parut-elle pas sur la
côte de Cyrénaïque, pour inviter les villes à la défection ou les assaillir
brusquement et y mettre garnison ? Pourquoi Ptolémée laissa-t-il Magas
s'avancer sans résistance ? Il finit même par conclure avec lui une paix par
laquelle il lui reconnaissait le titre de roi et se contentait de réserver
pour un avenir lointain, en fiançant son fils avec Bérénice, la petite fille
de Magas, l'espoir de réunir de nouveau la Pentapole à l'Égypte[193]. Eut-il du
moins, à ce prix, d'autant plus de succès contre Antiochos ? Il ne put même
prendre ou garder Éphèse[194] ; Caunos, dont
il s'était emparé, fut rendue aux Rhodiens pour une somme de 200 talents[195]. Qu'était
devenue, en fin de compte, cette flotte égyptienne sans rivale ?
La simultanéité de la guerre de Chrémonide et de cette
guerre syro-égyptienne est d'autant plus vraisemblable qu'elle résout toutes
ces questions ; ce rapprochement peut seul faire comprendre toute
l'importance de la magnifique victoire remportée par Antigone à Cos : cette
bataille fut comme le coup de vent qui sépara ces deux orages grondant en
même temps.
Comme, au début de la guerre, ni la Syrie, qui avait perdu la Phénicie, ni
Cyrène n'avaient de flotte capable de se mesurer avec la flotte égyptienne ;
comme Rhodes, portée par ses intérêts à rester en paix et à commercer avec
l'Égypte, garda la neutralité suivant son habitude et ne prit même pas les
armes après l'occupation de Caunos, les coalisés, s'ils voulaient attaquer
l'Égypte avec succès, ne pouvaient faire autrement que de rechercher
l'alliance avec la
Macédoine, tandis que, de son côté, l'Égypte devait
susciter à Antigone, dans la
Grèce à peine réorganisée et pacifiée, des embarras qui le
missent dans l'impossibilité de prendre une part décisive à la lutte engagée
dans l'Orient. Où éclata la guerre ? La première attaque vint-elle de Magas
et d'Antiochos, ou est-ce Athènes qui se leva au cri de liberté ? On ne
saurait le dire ; mais toutes les forces d'Antigone furent aussitôt
paralysées et immobilisées dans le golfe Saronique, tandis que la flotte
égyptienne se répandait sans trouver de résistance le long des côtes
ennemies. En Étolie, on bâtit une ville qui prit le nom d'Arsinoé, la sœur et
épouse de Philadelphe[196] ; les Étoliens
avaient pour allié Alexandre d'Épire, qui se jeta avec un si formidable
succès sur la
Macédoine pendant que le roi de Sparte, avec le concours du
prince de Corinthe et de l'Eubée, s'apprêtait à ménager à la cause égyptienne
en Grèce un triomphe éclatant.
Mais la victoire de Cos transforma brusquement la
situation ; maintenant Magas pouvait s'avancer sans obstacle jusqu'aux abords
immédiats de la vallée du Nil. En combinant leurs mouvements, les alliés
auraient remporté peut-être alors des succès merveilleux, et que fût-il
arrivé si Rhodes, se levant à son tour contre l'Égypte, leur eût prêté un
concours actif ? Ce sont probablement les complications des affaires
d'Europe, tout autant que le tempérament politique d'Antigone, qui ont
empêché ce prince de se tourner davantage du côté de l'Orient pour utiliser
sa victoire et l'ont fait revenir à la hâte en Grèce, afin d'y rétablir la
situation aussi solidement que possible. L'Égypte ne pouvait réellement plus
menacer la côte occidentale de l'Asie-Mineure ; c'est alors précisément que
Ptolémée, pour se concilier Rhodes, a pu lui restituer contre une somme d'argent
l'importante position de Caunos. Peut-être est-ce pour isoler Antiochos qu'il
fit si vite la paix avec Magas ; et, si Amastris sur le Pont fut remise par
Eumène au prince du Pont, c'était peut-être dans le même but, pour susciter
aux Séleucides un nouvel adversaire dans l'intérieur de l'Asie-Mineure. La restitution
de Tios à Héraclée parait avoir eu lieu à la même époque et dans la même
intention[197].
Néanmoins, il est impossible de faire, un seul pas de plus
dans l'obscurité complète qui recouvre cette époque. Il faut se contenter
d'avoir saisi tout au moins.par quelques points saillants l'ensemble des
grands événements qui ont agité les dernières années d'Antiochos Soter[198]. Peu de temps
avant sa mort, il eut encore une lutte à soutenir contre le dynaste de
Pergame. Philétæros était mort en 263[199] ; il s'était
maintenu jusqu'au bout, à force de promesses et de complaisances à l'égard de
tous les potentats qu'il avait eus successivement pour voisins. Il eut pour
successeur le fils de son frère, Eumène. Celui-ci était déjà maître de tous
les pays d'alentour ; le Trésor de Pergame le mit à même de faire des
enrôlements en grand ; il battit Antiochos à Sardes[200]. Cette guerre
coïncidait-elle aussi avec la guerre d'Égypte ? ou Antiochos avait-il déjà
fait la paix avec Ptolémée au moment où il cherchait à mettre à profit la
mort du prince de Pergame, afin de réaliser ses prétentions sur ce domaine,
qui d'ailleurs avait été séparé sans droit quelconque des pays conquis sur
Lysimaque ?
Dans un panégyrique d'Antioche, d'une date bien
postérieure, il est dit du roi Antiochos : « Il n'a point fait de guerres,
car ses ennemis s'inclinaient en tremblant devant lui ; arrivé à la
vieillesse en pleine prospérité, il put transmettre à son fils son royaume
intact[201].
Ce n'est pas seulement dans sa première assertion que le panégyriste se trompe
: le vaillant monarque ne put maintenir sans de grandes luttes la cohésion de
son vaste empire, et pourtant cet empire s'était amoindri par la perte de
provinces considérables ; il était menacé sur celles de ses frontières qui,
au point de vue politique, lui importaient le plus. Damas avait été
reconquise, mais la côte de Phénicie et le pays du Jourdain restaient aux
mains de l'Égyptien : des pays enlevés par son père à Lysimaque, Antiochos
avait cédé complètement et par traité la Macédoine ; il avait pour ainsi dire abandonné la Thrace aux Galates ; il
n'avait pris et gardé qu'une partie de l'Asie-Mineure. Le désordre était
grand dans ce pays quand il monta sur le trône : l'invasion des Galates fut
cause que la situation s'éclaircit et se fixa. L'indépendance des princes en
Bithynie, en Cappadoce, dans le Pont, fut désormais un fait acquis ; du
moment que la Syrie
les reconnaissait et renonçait à toute prétention à la suzeraineté, ils
n'avaient plus aucune raison de garder vis-à-vis de cette grande puissance
une attitude hostile : la victoire d'Antiochos sur les Galates dut faire que
ces princes ainsi que les villes libres attachèrent plus de prix à leurs
rapports avec lui. Pour le moments il n'y a guère que les ambitieux dynastes
de Pergame qui paraissent avoir été encore accessibles aux suggestions de la
politique égyptienne : l'Égypte avait seule intérêt à remettre en question
dans tout le monde hellénistique le régime enfin constitué, et les dynastes
de Pergame ne pouvaient se ménager un avenir politique qu'en s'associant à
ces menées de l'Égypte.
Si nous embrassons du regard l'état du monde hellénistique
tel qu'il était à la mort du roi Antiochos, ce que nous y découvrons de plus
essentiel, c'est que le principe d'un groupement des États commence à s'y
enraciner. Lors des derniers grands succès remportés par Séleucos, le rêve
d'un empire universel avait paru bien près de se réaliser. La force des
choses contraignit son fils à abandonner la Macédoine, à
reconnaître l'indépendance de la
Bithynie, l'indépendance d'Héraclée, toute la série des
petits organismes politiques qui se formaient en Asie-Mineure. La Syrie appliqua de plus en
plus son système de politique conservatrice, le seul qui fût approprié au
caractère spécial de ce vaste empire composé des éléments les plus
hétérogènes. A l'intérieur, elle dut s'efforcer avant tout de faire pénétrer
dans les lointaines provinces de l'Asie, au moyen de fondations coloniales
prolongées, cette énergie qui faisait seule l'unité de l'empire ; pour
rattacher de plus en plus solidement à l'empire les provinces orientales par
les progrès de l'hellénisation et pour les protéger contre les invasions
toujours menaçantes des Barbares touraniens, elle dut chercher à se montrer
forte et à prendre une attitude parfaitement assurée vis-à-vis de ses voisins
d'Occident. Ses intérêts essentiels étaient compromis s'il survenait de ce
côté des complications de quelque durée, qui détournassent principalement du
côté de l'Occident l'attention et les efforts de la monarchie. En outre, elle
rencontrait là cette ample série de vieilles cités helléniques qui, attachées
à l'empire par des liens assez lâches, à titre de villes impériales pour
ainsi dire, et ayant à bien des égards leurs intérêts particuliers,
n'inspiraient pas une confiance suffisante dans leur fidélité en cas de
guerre ; et les petites puissances du voisinage, princes et républiques,
n'avaient alors que trop aisément l'occasion d'exploiter aux dépens de
l'empire leur autonomie politique.
C'est de cette façon que l'Égypte était redoutable pour la Syrie. Une marine
d'une supériorité reconnue, une situation extrêmement favorable et au point
de vue militaire et au point de vue commercial, une forte centralisation
disposant de ressources exceptionnellement abondantes, enfin, les souvenirs
d'un temps où ses possessions étaient plus vastes, rendaient la politique
envahissante de cette puissance inquiétante au plus haut point. Dès le début
du règne d'Antiochos, se fondant sur des droits contestables, elle avait
occupé la Cœlé-Syrie
et les villes de Phénicie : c'était une perte dans laquelle la monarchie
devait voir non seulement une diminution très sensible de son territoire, un
empiètement sur ses frontières naturelles et défensives, mais surtout une
atteinte portée à ses garanties de sécurité, un dédain insolent de sa force.
Et pourtant il se passa plus de dix ans avant qu'Antiochos pût essayer de lui
reprendre sa conquête ; cela seul était déjà un aveu compromettant de la
supériorité de l'ennemi ; ce qui fut pire encore, c'est que. malgré l'immense
effort fait de tous côtés contre l'Égypte, la Syrie du moins ne recouvra
qu'une faible partie de ce qu'elle avait perdu. Quant à l'Égypte, bien que,
dans cet enchevêtrement de guerres, elle eût été obligée de reconnaître à
l'avenir l'indépendance de la Cyrénaïque, d'accepter la chute d'Athènes et la
restauration de la
Macédoine et même d'abandonner sur la côte d'Asie-Mineure
des points déjà conquis, elle avait cependant pris vis-à-vis du grand empire
syrien, aux dépens duquel surtout elle visait à s'étendre, une position qui
compromettait de la façon la plus sensible la sécurité de l'État voisin. La
situation de l'Égypte comme monarchie mercantile, appuyée sur d'incomparables
acquisitions et relations dans la mer Rouge et la mer d'Éthiopie, exigeait
aussi impérieusement le maintien de sa supériorité dans le bassin oriental de
la
Méditerranée que la fermeture des voies commerciales dans
l'empire des Séleucides, lequel, par ses frontières orientales, détenait les
sources les plus abondantes du trafic. Le danger pour l'Égypte, ce n'était
pas la rivalité de Rhodes et de Byzance, c'était que les Séleucides eussent
en leur possession la
Phénicie et ces côtes de la mer Noire que Séleucos avait
déjà cherché à mettre en communication avec la mer Caspienne et le négoce
oriental. Voilà pourquoi, dans cette pénible guerre, Ptolémée avait cherché
avant tout à conserver la
Phénicie, et voilà pourquoi, si nos conjectures sont
exactes, il avait, au cours des hostilités, cédé Amastris au prince du Pont,
dans le but évidemment de le tenir, lui aussi, à l'écart des Séleucides.
C'est précisément dans ces guerres qu'Antigone trouva
l'occasion d'assurer d'une façon durable à son royaume de Macédoine la
situation qu'il avait été bien près de perdre par suite des efforts
simultanés de l'Égypte et des petits États de la Grèce. La Macédoine n'avait pas, comme la Syrie, de provinces
éloignées à helléniser, mais elle avait aussi à défendre ses frontières
menacées par les Barbares environnants ; c'était un royaume relativement
petit, faisant peu de commerce, et qui ne pouvait sauvegarder sa
prépondérance que par une politique constamment vigilante. La puissance de la Macédoine
dépendait absolument de la situation, de la supériorité politique qu'elle
saurait garder vis-à-vis des petits États grecs : il s'en fallait de beaucoup
que cette situation lui fût complètement assurée. Mais c'est précisément
cette tension constante de toute son énergie, cette multiplicité de ses
relations perpétuellement menacées, cette immixtion dans les affaires
minuscules, innombrables et pourtant mobiles à l'excès des cités helléniques,
qui a fait l'originalité et la force de cet État.
C'est seulement à partir du jour où ces trois grandes
puissances eurent réglé leurs rapports réciproques que les petites
principautés et républiques purent à leur tour prendre une consistance plus
ferme. Leurs rapports de dépendance et d'indépendance vis-à-vis des grands
États subissaient les modifications les plus diverses ; elles suivaient
l'impulsion du moment, obéissaient à l'influence déterminante de la puissance
de qui elles attendaient aide et protection : le moment n'était pas encore
venu où elles pourraient exercer en politique une action décisive. A ce point
de vue aussi, l'Égypte avait l'avantage, en ce sens que, dans le cercle de
ses possessions immédiates, elle comptait peu de ces États dépendants. En
effet, Cyrène pour le moment n'était pas à craindre ; la théocratie juive
n'avait encore que peu d'importance politique, et elle était rattachée aussi
solidement au royaume par une sympathie manifeste que les villes phéniciennes
par leurs intérêts commerciaux.
Il en était tout autrement du royaume de Syrie, du royaume
de Macédoine : tous deux offraient à une politique hostile quantité
d'amorces. L'Égypte n'avait-elle pas eu à la fois pour alliés dans sa lutte
contre la
Macédoine Athènes, Sparte, l'Épire, les Étoliens, le prince
de Corinthe ? Bien qu'Antigone les eût réduits, les uns comme les autres, à
une dépendance plus étroite, il restait cependant là assez d'inimitiés pour
confiner à jamais l'action de la Macédoine dans ce cercle restreint. Déjà se
formait de ce côté un nouvel organisme politique autour duquel une partie des
États helléniques allaient se régénérer, reprendre dans le monde une
importance nouvelle, se faire une vie particulière et autonome comme
puissances de deuxième et troisième rang, assumer enfin un rôle positif en
représentant l'élément hellénique dans le système des États hellénistiques.
C'était à peu près la situation des petits États qui se
trouvaient compris dans l'orbite politique de la monarchie syrienne. Les
anciennes cités grecques du littoral étaient bien pour la plupart réellement
dévouées, semble-t-il, au roi Antiochos, depuis qu'il avait cessé de suivre à
leur égard la politique de son père ; mais cependant elles étaient assez
libres pour prendre, le cas échéant, des décisions contraires à l'intérêt de
l'empire : c'était là une indépendance qui, lorsque, comme en Lycie, par
exemple, un nombre considérable de villes libres agissaient dans un intérêt
commun, pouvait devenir fort dangereuse.
La
Bithynie aussi, depuis qu'elle avait été formellement
reconnue par la Syrie,
était, à ce qu'il semble, en bonne intelligence avec l'empire ; les Galates
étaient une menace constante qui devait les amener à prendre leurs mesures en
commun. Le royaume du Pont également avait encore à compter avec les Galates
et avec les villes grecques du littoral. En général, ces hordes galates
étaient encore à l'état de masse inorganique roulée par le torrent au beau
milieu de l'Asie-Mineure ; ce n'est que peu à peu que la politique de la
péninsule y fit pénétrer un peu plus de vie. Le fait le plus important, sans
contredit, c'est que la dynastie de Pergame était devenue un nouvel agent
extrêmement énergique d'organisation et de vie politique ; c'était la
première petite puissance continentale qui, dans ces régions, sût se créer
une situation avec méthode et habileté et exploiter au profit de son
autonomie la rivalité des grandes puissances.
Outre Pergame, il y avait trois États maritimes qui
avaient pris rang à peu près de la même manière : Rhodes d'abord, cette cité
renommée depuis longtemps déjà, qui, au temps des Diadoques, avait donné
d'éclatantes preuves de prudence et d'énergie et qui, dans ces derniers temps,
au moment d'intervenir d'une façon décisive dans le conflit des grandes
puissances, agissant uniquement dans l'intérêt bien entendu de ses aptitudes
plutôt mercantiles que politiques, s'était contentée d'assurer ses
possessions sur la terre-ferme et s'était abstenue de prendre part à une
guerre où elle eût ruiné tout son commerce avec l'Égypte ; puis Byzance, qui,
quoique fort maltraitée par les Thraces et les Galates, avait su se maintenir
à un haut degré de prospérité, grâce à ses possessions sur les deux rives du
Bosphore et au commerce du Danube, où elle avait vaillamment défendu ses
positions[202]
; enfin Héraclée sur le Pont, une ville qui était alors pour la mer Noire ce
que fut jadis Lübeck pour la Baltique, tantôt alliée des princes du Pont
contre les Galates, tantôt aidant les villes assises sur la côte occidentale
du Pont-Euxin quand elles voulaient se débarrasser de leurs tyrans[203], puis prenant
en main la cause de la liberté du commerce contre les Callatiens, faisant
preuve en toute occasion d'indépendance et de circonspection. Ce sont ces
trois États maritimes qui, avec Pergame, ont accentué de plus en plus la
politique spéciale des petites puissances vis-à-vis des grandes. Le conflit
des grandes puissances, qui allait recommencer à ébranler le monde durant les
dix années suivantes, permit aux autres petits États ou les força de prendre
une part directe aux mouvements politiques ; ce fut le deuxième stade dans la
genèse du système des États hellénistiques, qui ne pouvait arriver que par ce
développement des puissances de second ordre à l'état d'organisme complet
assurant l'équilibre politique.
C'est alors précisément que commença la première lutte
entre Rome et Carthage, lutte qui, en Occident aussi, devait fixer la
situation définitive des deux grandes puissances et dont le résultat fut de
faire disparaître les petits États, les puissances moyennes de l'Occident,
juste au moment où celles de l'Orient commençaient à jouer un rôle politique.
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