Tarente et la coalition des Italiens. — Victoires de Rome. — Tarente
négocie avec Pyrrhos. — Arrivée de Pyrrhos en Italie. — Première année de la
guerre. — Victoire d'Héraclée. — Pyrrhos devant Rome. — Retraite. —
Négociations. — Deuxième année de la guerre. — Bataille d'Ausculum. — La Sicile et les
Carthaginois. — Pyrrhos en Sicile. — Siège de Lilybée. — Sédition. — Retour
de Pyrrhos. — Bataille de Bénévent. — Rentrée de Pyrrhos en Épire. — Romains
et Carthaginois devant Tarente. — Toute l'Italie devient romaine.
La coalition que les meneurs populaires de Tarente avaient
formée contre Rome comprenait les peuples les plus belliqueux de l'Italie,
les ennemis les plus acharnés de la république. C'étaient des alliés qui
avaient fait défection, qui avaient éprouvé déjà la dureté de la domination
romaine, qui devaient redouter le sort le plus ignominieux s'ils combattaient
sans vaincre : il y avait là de quoi les disposer aux plus grands efforts, à
la circonspection la plus mesurée, à l'accord dans toutes les dispositions à
prendre. En réalité, si toutes les forces se réunissaient pour porter coup en
même temps, Rome pouvait s'attendre aux pires extrémités.
C'est, à ce qu'il semble, par l'emprisonnement des
ambassadeurs romains que les Lucaniens avaient ouvert les hostilités. Les
Romains se hâtèrent de venger l'affront fait à leurs ambassadeurs, de porter
secours aux Thuriens[1]. Alors les villes
méridionales de l'Étrurie, Volsinies à leur tête, se soulevèrent ; les
Ombriens se joignirent à elles ; de chez les Gaulois Sennonais, qui pourtant
étaient liés à Rome par un traité, il vint une foule de gens de guerre leur
prêter main-forte à titre de mercenaires[2]. Ils marchèrent
sur Arretium, et firent le siège de la ville, qui tenait fidèlement pour les
Romains. Les Romains dépêchèrent le préteur L. Cæcilius Metellus pour la
débloquer, ce qui prouve que les légions consulaires étaient déjà occupées
d'un autre côté ; les Brettiens aussi et les Samnites se sont probablement
soulevés en même temps que les Lucaniens[3]. Toute l'Italie
était en armes. Le premier grand coup fut frappé devant Arretium ; le préteur
fut complètement battu ; lui-même, sept tribuns et plus de 13.000 hommes y
trouvèrent la mort[4].
Pour remplacer Metellus, on délégua comme préteur M'. Curius. Celui-ci envoya
une ambassade aux Gaulois pour demander la mise en liberté des prisonniers,
peut-être pour se plaindre en même temps de l'appui que les Sen-nouais,
malgré leur alliance avec Rome, prêtaient à ses ennemis. Mais, à
l'instigation de Britomaris, dont le père avait succombé en Étrurie, ils
mirent à mort les députés et coupèrent en morceaux leurs cadavres[5]. Déjà le consul
P. Cornelius Dolabella (283) était en
route pour l'Étrurie ; à la nouvelle de ce massacre effroyable, il laissa les
Étrusques, traversa à marches forcées le territoire des Sabins et des
Picentins, se jeta sur le pays sennonais, dont les défenseurs étaient pour la
plupart en Étrurie : ceux qui étaient restés dans leurs foyers furent
aisément vaincus ; il n'accorda la vie qu'aux femmes et aux enfants pour les
réduire en esclavage ; les villages furent mis à sac et réduits en cendres ;
toute la moisson fut détruite ; on voulait que le pays fût rendu à jamais
inhabitable Pour garder le désert, on fonda sur la côte la colonie de Sena[6].
Ainsi fut anéanti le peuple des Sennons qui, cent ans
auparavant, avait pris Rome ; mais, de cette race, il restait encore des
milliers d'hommes en état de porter les armes, maintenant sans foyer, sans
avoir, sans femme ni enfant, unis aux Étrusques. Un nouveau et formidable
renfort vint se joindre à eux. Les Boïens, qui habitaient au nord du pays
sennonais, se sentirent menacés du sort qu'avaient subi leurs voisins ; le
ban et l'arrière-ban de leurs forces réunies passa en toute hâte les Apennins
pour se joindre aux Étrusques et aux Sennons ; ces armées marchèrent
directement sur Rome. Déjà ils étaient arrivés au lac Vadimon ; là une armée
consulaire alla à leur rencontre et les défit complètement. Ce fut une
bataille d'extermination : la plupart des Étrusques furent tués ; des Boïens,
un petit nombre seulement échappa ; les Sennons qui n'avaient pas succombé
dans la bataille se donnèrent eux-mêmes la mort[7].
Que se passa-t-il du côté du Sud, pendant les victoires
décisives de cette année sur les Étrusques et les Gaulois (283), nous l'ignorons ; rien de bien
important sans doute, puisqu'on avait à faire tousses efforts pour se garder
des redoutables Gaulois[8]. L'année
suivante, nous trouvons les Lucaniens et les Brettiens réunis et faisant le
siège de Thurii. Les Étrusques aussi et les Boïens avaient redoublé d'efforts
pour s'armer après la défaite du lac de Vadimon ; tous les Boïens, même ceux
qui arrivaient à peine à l'âge d'homme, partirent pour combattre les Romains.
Le consul Q. Æmilius Pappus se tourna contre eux, pendant que son collègue C.
Fabricius Luscinus se mettait en campagne pour délivrer Thurii.
Æmilius alla au-devant des ennemis jusqu'à Populonia ;
quand il voulut descendre de la hauteur dans la plaine, il reconnut, en
voyant des bandes d'oiseaux s'envoler de la forêt, qu'il devait s'y passer
quelque chose ; les éclaireurs qu'on envoya annoncèrent que les Boïens s'y
tenaient en embuscade. Alors il tourna la position ; les ennemis furent
enveloppés et vaincus. Après cette défaite, les Boïens demandèrent la paix.
Les Romains jugèrent qu'aller leur faire la guerre chez eux, de l'autre côté
de l'Apennin, c'était s'aventurer trop loin pour le moment ; ils se
contentèrent d'avoir enlevé cet appui aux Étrusques. On accorda la paix aux
Boïens. Les Étrusques demeurèrent seuls en armes dans le Nord[9].
Pendant ce temps, Fabricius aussi avait combattu avec
succès dans le Sud. A la vérité, ses légions hésitèrent, paraît-il, à
attaquer les forces supérieures des Lucaniens et des Brettiens, qui se
tenaient en ordre de bataille devant leur camp retranché. Alors, dit-on, un
jeune homme de taille gigantesque était apparu au milieu d'eux ; il avait saisi
une échelle, couru aux retranchements à travers les ennemis, les avait
franchis, et, d'une voix tonnante, avait appelé les Romains : les Romains
s'étaient alors précipités avec une furie sauvage sur les ennemis découragés
; 20.000 ennemis avaient été tués, 5.000 faits prisonniers avec leur général
Statilius. Le lendemain, jour de la distribution des récompenses, ce brave ne
s'étant pas présenté pour recevoir la couronne murale, on avait reconnu que
c'était le Père Mars qui avait conduit l'armée à la victoire, et le général
avait ordonné qu'on lui fit une supplication solennelle[10]. En tout, cas,
Thurii fut délivrée ; il existait encore, longtemps après, une statue de
Fabricius, que les Thuriens lui avaient dédiée par reconnaissance et qui
attestait cette victoire[11]. D'autres
victoires sur les Lucaniens, les Brettiens, les Samnites, suivirent ce coup
décisif : beaucoup de villes furent prises et détruites, beaucoup de
territoires saccagés, et l'on fit un si riche butin que l'on put rembourser
aux citoyens le tribut de cette année et verser 400 talents dans l'ærarium[12].
Si formidable qu'eût été cette coalition des peuples
italiques soulevés de toutes parts contre Rome, elle était maintenant
dispersée : il y avait bien encore les Étrusques qui restaient en armes, mais
privés du secours des Gaulois ; les Romains avaient étendu leur territoire
jusqu'à l'Adriatique, fondé Sena ; le Nord et le Sud de l'Italie étaient
séparés. La campagne heureuse de Fabricius avait rompu la barrière de peuples
qui séparait le territoire romain de la mer de Tarente ; s'il n'avait pas
entièrement dompté les Samnites, Lucaniens et Brettiens, du moins il les
avait affaiblis par des batailles répétées et des dévastations, et on avait
laissé une garnison à Thurii sur la mer de Tarente. Thurii devait devenir au
Sud ce que Sena était au Nord.
Tarente avait laissé les choses en venir à ce point ; les
succès de Rome commençaient à devenir menaçants pour la cité elle-même. Déjà
une flotte de dix vaisseaux romains, sous le commandement du duumvir C.
Cornelius[13],
se trouvait dans le golfe de Tarente ; elle avait fait voile malgré les
traités au delà du promontoire lacinien : elle parut même devant Tarente et
jeta l'ancre en face de la ville[14]. Ceci se passait
au moment des Dionysies, alors que le peuple était rassemblé au théâtre, d'où
la vue s'étendait sur le port[15]. Était-il
admissible que la flotte fût venue sans arrière-pensée, ou Rome avait-elle
des intelligences secrètes dans la ville ? Y avait-il dans la place un parti
qui, ennemi de la démocratie, voulait livrer la ville aux Romains, comme cela
s'était vu déjà dans tant de villes grecques, et tout récemment encore à
Thurii ? La tradition romaine dit que le démagogue Philocharis saisit cette
occasion pour jeter le peuple dans un accès de rage furieuse : ivre de colère
et de vin, la foule se rua vers le port et monta sur les vaisseaux : la
flotte romaine, qui ne s'était pas préparée pour une telle attaque, chercha à
gagner la haute mer ; cinq vaisseaux échappèrent ; les autres furent cernés,
quatre coulés à fond, un pris à l'abordage ; le duumvir se noya, avec
beaucoup d'autres ; les capitaines des navires et les soldats faits
prisonniers furent mis à mort, les rameurs réduits en esclavage : Cette
conduite peut bien avoir été un coup de tête, mais la démarche de la flotte
romaine n'était-elle pas la plus brutale infraction aux traités, la plus
insolente manifestation de prétentions despotiques à l'égard de l'État libre
de Tarente ? Devait-on attendre ce que ces Romains, qui déjà s'étaient
solidement établis à Thurii, avaient dessein d'entreprendre sur Tarente ? On
était vraiment en droit d'agir immédiatement comme en présence d'une
agression hostile, et de considérer la paix avec Rome comme rompue[16]. On alla plus
loin dans ce sens ; des forces furent envoyées à Thurii : la garnison romaine
capitula avec promesse de libre retraite. On décida de punir sévèrement les
habitants : c'était trahison à eux, des Grecs, d'avoir eu recours à Rome et
d'avoir par là donné occasion aux Romains de se montrer dans les eaux de
cette région[17]
; les notables furent bannis, la ville livrée au pillage.
Rome n'a pas dû s'attendre à cette volte-face énergique ;
elle perdait d'un seul coup tout le fruit de la campagne précédente et un
point d'appui important dans le sud de l'Italie : les Lucaniens, Samnites et
Brettiens étaient libres sur leurs derrières, et l'adhésion de Tarente à la
guerre était à prévoir ; les grandes ressources de cette opulente ville
grecque devaient donner à l'animosité de ces peuples si durement éprouvés de
nouvelles espérances, et, dans le Nord, les Étrusques résistaient toujours.
Il fallait à tout prix détourner encore Tarente de prendre en ce moment part
à la guerre. Si irrité que l'on fût à Rome, on ne déclara pas immédiatement
la guerre ; on se contenta d'exiger que les prisonniers fussent rendus, qu'on
laissât rentrer les Thuriens exilés, que l'on réparât le dommage fait à la
ville, et que les instigateurs de l'entreprise fussent livrés sur les
vaisseaux romains : on envoya pour porter cette déclaration une ambassade
dont le chef était L. Postumius.
Mais, à Tarente, on était loin de se repentir de ce qui
était arrivé ou de redouter une guerre. Il se passa du temps avant que les
députés obtinssent la permission de répéter leurs propositions devant le peuple
: ils l'obtinrent, on le. comprend, car les amis de la paix auront fait dans
la ville les derniers efforts pour ramener encore le peuple à résipiscence ;
s'ils y réussissaient, le rôle des meneurs populaires était fini et le
gouvernail passait entre leurs mains. Selon la tradition romaine, c'était, de
nouveau, jour de fête ; la foule était rassemblée au théâtre : quand ces
Romains à mine austère parurent dans leurs toges bordées de pourpre, ils
furent accueillis par de grossiers éclats de rire. L'hilarité reprenait
toutes les fois que Postumius, qui avait la parole, laissait échapper quelque
terme impropre dans son grec ; on les appela Barbares ; on leur cria de
quitter l'assemblée, et, comme ils s'engageaient dans l'allée qui menait hors
de l'orchestre, un mauvais plaisant appelé Philonide, ivre encore du festin
de la veille, s'approcha de Postumius et souilla son vêtement de la façon la
plus ignoble[18].
Et le peuple de rire, de battre des mains, pendant que Postumius, avec une
solennité toute romaine, disait à Philonide : Nous
acceptons le présage ; vous nous donnez ce que nous n'avons pas demandé.
Puis il leva en l'air le vêtement souillé, le montra au peuple, et, comme la
risée et les cris d'applaudissement éclataient de plus belle, il dit : Riez, Tarentins, tandis que vous le pouvez encore ; vous
pleurerez assez longtemps après ; et comme on proférait des menaces
contre lui, il ajouta : Pour exciter davantage
encore votre bile, nous vous déclarons que, ce vêtement-là, vous le laverez
avec beaucoup de sang.
Il y a de cet événement une autre relation moins
dramatique, mais peut-être plus ; conforme à la situation. Quand les députés
furent introduits au théâtre, ils essuyèrent aussi, entre autres avanies,
l'outrage en question, mais, pour éviter de s'écarter en rien de leurs
instructions qui devaient leur avoir recommandé une extrême modération, ils
ne dirent pas un mot de l'affront et se contentèrent de faire connaître
l'objet de leur mission[19]. En tout cas,
l'opinion à Tarente était résolument hostile aux Romains ; quant à leurs
propositions, on ordonna aux ambassadeurs, pour toute réponse, de quitter
sur-le-champ la ville, et ils s'embarquèrent[20].
Ils arrivèrent à Rome peu de temps après que les consuls
Æmilius Barbula et Q. Marcius Philippus étaient entrés en fonctions (avril 281) : ils rapportèrent l'outrage
qu'ils avaient essuyé ; Postumius montra sa toge souillée. On était assez enclin
à la vengeance ; mais, dans la situation difficile où l'on se trouvait, on
avait cherché à prévenir une guerre avec Tarente : l'entreprendre on ce
moment dut paraître dangereux au dernier point. Le Sénat s'assembla durant
plusieurs jours pour délibérer : les uns disaient qu'il fallait différer la
guerre avec Tarente jusqu'à ce que les autres peuples, ou du moins les
peuples tout voisins de Tarente, Samnites et Lucaniens, fussent mis à la
raison ; les autres exigeaient que Tarente fût attaquée sur-le-champ et avec
toute vigueur. On s'arrêta enfin à la résolution suivante :pendant que le
consul Marcius marcherait sur l'Étrurie, Æmilius, au lieu d'attaquer le
Samnium, se dirigerait vers le territoire de Tarente ; il renouvellerait les
propositions de paix des ambassadeurs, et, si elles étaient de nouveau
repoussées-, il commencerait aussitôt énergiquement la guerre[21].
L'arrivée d'Æmilius sur le territoire tarentin dut
refroidir quelque peu l'ardeur présomptueuse de l'opulente cité ; le
renouvellement des offres romaines donna lieu à des délibérations plus
calmes. Sans doute, c'était trois ou quatre ans auparavant, quand la
coalition dès peuples italiens et gaulois s'était levée contre Rome dans la
plénitude de sa force, qu'il aurait fallu engager cette guerre ; maintenant,
les Sennons étant exterminés, les Boïens contraints à la paix, les peuples
voisins affaiblis par des défaites répétées, la jonction immédiate avec les
Étrusques, qui seuls résistaient encore avec énergie, étant impossible, on ne
pourrait faire la guerre qu'au prix de bien autres sacrifices et avec des
chances moindres. Des voix s'élevèrent aussi pour demander qu'on obtempérât
aux réclamations des Romains, lesquelles paraissaient, en définitive, assez
mesurées : on comprend que les vieillards et les riches désirassent maintenir
la paix[22].
Mais on objectait avec une parfaite justesse que livrer des citoyens pour
qu'ils fussent châtiés par les Romains, c'était déjà témoigner qu'on
reconnaissait leur suprématie[23] ; les Tarentins
devaient voir que, faire droit aux réclamations des Romains, c'était
s'assurer la paix pour l'instant seulement ; que les Romains ne cherchaient
qu'à gagner du temps, afin de soumettre entièrement les peuples voisins et
d'accabler ensuite Tarente isolée, et cela d'autant plus sûrement que
l'occasion présente était le dernier moment favorable pour résister aux
empiétements de la domination romaine. Mais aussi il fallait mener la guerre
avec toute la vigueur possible : il ne suffisait pas d'armer le peuple et de
le mener au combat ; on devait prendre à solde un général éprouvé avec son
armée, et lui confier au nom de la ville la conduite de la guerre. On ne
pouvait choisir d'homme plus qualifié pour ce rôle que Pyrrhos ; il était
connu entre tous les Hellènes comme le plus vaillant et le plus heureux des
capitaines ; précisément alors, il était libre. Seulement, on devait savoir
aussi que Pyrrhos n'avait pas seulement combattu maintes fois déjà pour la
possession de la
Macédoine, mais qu'il avait déjà fait une fois ses
préparatifs pour tourner ses conquêtes vers l'Occident : si l'on appelait ce
prince puissant, avide de conquêtes, il était à craindre qu'il ne voulût
mettre à profit cette occasion pour se créer un royaume en Italie, et c'en
serait fait de l'indépendance de Tarente. Dans les délibérations, ces
appréhensions furent exprimées par les gens sensés
; mais le parti qui voulait la guerre couvrit leur voix de ses clameurs ; ils
quittèrent l'assemblée. Pourtant, le jour du vote décisif, l'un d'eux, Méton,
fit une tentative qui, si la relation est exacte, nous donne une idée de
l'état de démoralisation du peuple tarentin. Avec l'allure d'un homme ivre, entouré
de compagnons de débauche, précédé d'une joueuse de flûte, une couronne en
tête et la torche à la main, feignant de revenir d'un festin nocturne, il
vint au théâtre où l'assemblée se tenait. Il est accueilli par une
acclamation générale : on exige qu'il s'avance au milieu de tous, et qu'il
chante avec accompagnement de flûte. Quand on eut fait silence, il dit : Gens de Tarente, vous faites bien de ne pas empêcher qui
se plaît à la ripaille et à la débauche, pendant qu'on le peut encore ; si
vous êtes sages, vous en ferez tous autant, car ce sera tout autre chose
quand vous aurez pris un roi et une garnison dans votre ville ; alors vous
serez tous esclaves. Ses paroles firent une profonde impression ; il
courut un murmure dans l'assemblée : Méton avait bien parlé ; on lui demanda
de continuer, et, tout en simulant l'ivresse, il continua d'énumérer les maux
que la guerre leur apporterait. Déjà on pouvait appréhender la décision du
peuple : si l'on n'appelait pas Pyrrhos, la paix avec Rome était inévitable ;
Philocharis et ses amis seraient alors livrés. Ils se hâtèrent de prévenir le
revirement de la foule ; ils gourmandèrent le peuple, lui reprochant de se
laisser si impudemment insulter par un homme ivre ; ils saisirent Méton et
ses compagnons et les traînèrent dehors. Alors le peuple vota et décréta
qu'on appellerait le roi[24]. Sur-le-champ
les Tarentins envoyèrent des ambassadeurs en Épire, et, outre les leurs, ceux
des autres cités grecques ; Rhégion seule s'était tournée vers les Romains.
La ligue des Italiotes subsistait donc encore[25] ? N'était-ce pas
peut-être au nom de cette association que l'on justifiait l'occupation de
Thurii ? Évidemment on dut penser tout de suite que la Grèce d'Italie
allait combattre contre les Barbares romains ; déjà l'idée de l'origine
troyenne de Rome était familière aux Grecs, et Pyrrhos, le successeur
d'Achille, pouvait paraître plus qualifié que personne pour faire cette
nouvelle guerre de Troie[26] ; du moins on
pouvait se servir de cela comme d'un bon présage, et c'était matière à beaux
discours. Outre les Grecs confédérés es les Brettiens, Lucaniens, Samnites,
encore engagés dans la lutte, les Messapiens[27] entrèrent dans
la ligue, de même les Salentins[28], que l'on
considérait, à cette époque du moins, comme des demi-Grecs[29]. En présence
aune coalition si étendue, la déclaration des ambassadeurs à Pyrrhos, à
savoir qu'on pouvait mettre sur pied en Italie 20.000 cavaliers et 350.000
fantassins, paraît à peine exagérée[30]. Ce dont on a
besoin, disaient-ils, c'est un général habile et renommé.
Tournons nos regards vers l'Épire. Il y avait peu d'années
que Pyrrhos, avec les rois de Thrace, d'Asie, d'Égypte pour alliés, avait
vaincu le roi Démétrios et occupé la Macédoine et la Thessalie ; bientôt
Lysimaque lui avait arraché cette conquête. Déjà commençait ce conflit entre
Lysimaque et Séleucos de Syrie qui, après la mort de Ptolémée Ier (283), éclata en hostilités déclarées.
Pyrrhos dut être l'allié de Séleucos ; a-t-il, lors de la pointe poussée par
celui-ci en Asie-Mineure, fait un mouvement correspondant, peut-être contre
la Thessalie[31],
c'est ce que les textes ne nous disent pas. Dans l'été de 281, Lysimaque
marchait à la bataille de Coroupédion. C'est avant la bataille que la
députation des Italiotes a dû arriver auprès de Pyrrhos. Un renseignement
isolé nous donne lieu de penser qu'il repoussa les premières propositions[32]. Tant que la
guerre d'Asie n'était pas encore résolue d'une manière décisive, il lui était
impossible de songer à s'éloigner de l'Épire.
Pendant ce temps, le consul Æmilius avait commencé les
hostilités avec vigueur ; il ravageait le pays découvert ; les Tarentins se
risquèrent à aller lui présenter la bataille. Ils furent battus : le consul
dévasta et pilla sans obstacles le pays ; il s'empara de plusieurs places fortes.
En même temps, à ce qu'il paraît, d'autres armées romaines pressaient vivement
les Samnites et les Lucaniens[33] ; partout les
armes romaines eurent l'avantage. Tarente décida de faire une nouvelle
tentative auprès de l'Épire ; une seconde ambassade partit, qui devait
négocier aussi au nom des Samnites et des Lucaniens : on n'avait probablement
pas grand espoir de réussir mieux. Pendant ce temps, le consul continuait ses
ravages, traînait de partout avec lui butin et prisonniers ; mais il traitait
les prisonniers avec une singulière douceur, et il relâchait sans rançon les
notables : on pensait qu'il était temps encore, et que cette douceur d'une
part, l'effroi de l'autre, décideraient la ville à traiter. Les mesures du
consul produisirent de l'effet ; déjà les Tarentins choisissaient Agis, qui
était connu comme ami des Romains, pour stratège avec des pouvoirs illimités[34]. C'est alors que
vint de l'Épire un message favorable et du secours[35].
Séleucos avait était vainqueur à Coroupédion ; partout
dans les villes les Séleucizontes relevaient
la tête. Quand il eut cédé à son fils Antiochos les pays asiatiques, quand il
eut déclaré qu'il voulait prendre lui-même le diadème de la Macédoine, son
pays natal, la
Macédoine dut se tourner avec une joie confiante vers le
vieux héros. Pyrrhos ne pouvait plus espérer de reconquérir la Macédoine et
d'acquérir par là, vis-à-vis de l'Orient, une position qui répondit à sa soif
d'activité et à sa renommée ; il lui fallut chercher un nouveau terrain pour
ses armes. Que pouvait-il y avoir pour lui de plus opportun que cette guerre
en Italie ? C'est de ce côté que l'appelait le souvenir d'Alexandre le
Molosse ; là il se présentait comme le défenseur de la race grecque contre
les Barbares, lui, le successeur d'Achille, contre les descendants d'Ilion ;
l'approbation de tous les Hellènes devait accompagner ses armes ; là il
trouverait ces Romains dont la bravoure et la réputation militaire étaient
telles qu'il valait la peine de les vaincre. Une fois qu'il aurait soumis
l'Italie, l'opulente Sicile lui revenait de droit, et avec la Sicile le fameux plan
d'Agathocle, le triomphe facile sur Carthage, la domination sur la vaste
Libye. De si grandes vues, une telle domination dans l'Occident pouvaient lui
paraître un ample dédommagement pour la perte de ses espérances en Orient[36]. Il accepta donc
l'invitation des Tarentins ; mais ce ne fut pas, ainsi que l'avait demandé
leur première ambassade, comme général seulement, sans ses troupes, qu'il
voulut venir. Les Tarentins, dans leur détresse, ont sans doute consenti
volontiers aux conditions que le roi dut imposer pour s'assurer le succès,
celles-ci notamment : il pourrait amener de ses troupes ce qui lui paraîtrait
nécessaire ; Tarente enverrait des vaisseaux pour le transport, l'élirait
stratège avec pleins pouvoirs ; la ville recevrait une garnison de troupes
épirotes[37]
; il fut ajouté cette stipulation, que le roi ne resterait pas en Italie plus
longtemps qu'il ne serait nécessaire[38], afin de
dissiper les craintes qu'on pourrait concevoir pour l'autonomie de la
république. Pyrrhos expédia à Tarente avec ce message le Thessalien Cinéas,
en lui adjoignant quelques-uns des ambassadeurs qu'on lui avait envoyés ; il
garda les autres, sous prétexte de recourir à leur assistance pour les
préparatifs ultérieurs, mais en réalité afin de s'en faire des otages et de
s'assurer par ce moyen de l'exécution des clauses consenties par les
Tarentins.
Toute inquiétude, toute tendance à la paix s'évanouit à
l'arrivée de Cinéas ; Agis fut destitué de sa stratégie, et un des
ambassadeurs élu à sa place. Déjà Milon[39] arrivait aussi,
avec 3.000 Épirotes : on leur confia la citadelle de la ville ; ils se
chargèrent d'occuper les remparts ; les Tarentins se réjouissaient d'être
délivrés du service pénible de la garde et supportaient volontiers les frais
d'entretien des troupes étrangères. L'hiver était venu ; le général romain,
qui jusque-là s'était tenu dans son camp, résolut de quitter la Lucanie pour venir
prendre ses quartiers d'hiver en Apulie. La route passait par un défilé le
long de la plage, non loin de la ville du côté de l'ouest. Les ennemis en
avaient occupé par avance les hauteurs et fait jeter l'ancre à leur flotte
près de la côte, pour attaquer, avec leurs machines de trait, la longue file
de l'armée romaine alourdie par le butin ; Æmilius paraissait ou bien exposer
son armée à la plus terrible destruction, ou devoir abandonner son riche
butin pour se jeter de côté et se frayer un passage par dessus les montagnes.
Il poussa en avant, mais il avait réparti ses nombreux prisonniers de telle
sorte qu'ils fussent les premiers exposés aux traits des ennemis. Les chefs
ennemis n'osèrent faire jouer leurs batteries, et Æmilius gagna sans encombre
ses quartiers d'hiver[40].
Au cours de cet hiver, pendant que Pyrrhos était déjà
occupé de ses préparatifs pour la campagne de l'année suivante, survint
inopinément dans les affaires d'Orient une grave complication qui dut faire
sentir ses effets dans toutes les directions. Le vieux Séleucos fut assassiné
au moment où il venait de passer en Europe pour prendre possession du trône
de Lysimaque. Le meurtrier était Ptolémée Céraunos ; en Égypte, il avait dû
céder l'héritage paternel à son frère cadet ; il espérait se dédommager, au
moyen de ce forfait, avec la couronne de Thrace et de Macédoine. La Thrace fut à lui tout de
suite et de bon gré ; mais, pour la Macédoine, Antigone éleva des revendications et
Antiochos vint avec une armée venger son père, pendant que Ptolémée
Philadelphe favorisait avec joie les nouvelles acquisitions de son frère,
afin d'être d'autant plus tranquille pour son propre compte en Égypte.
La situation était tendue au dernier point. Tout dépendait
de la manière dont Pyrrhos se déciderait. Sans doute, l'occasion était pour
lui plus favorable que jamais de s'emparer de la Macédoine ;
quant aux engagements pris avec Tarente, il pouvait ne pas se croire
précisément lié de ce côté, et un renseignement tout à fait isolé[41] nous apprend que
Pyrrhos engagea la lutte contre Ptolémée. Mais quel profit Antigone
tirerait-il d'une défaite de Ptolémée par Pyrrhos ? Antiochos devait
également désirer de voir ce roi audacieux, ce guerrier redoutable, éloigné
autant que possible des affaires d'Orient ; Ptolémée enfin ne devait épargner
aucun sacrifice pour l'écarter, lui, le plus dangereux de ses adversaires.
Les intérêts les plus divers se réunissaient pour favoriser la campagne de
Pyrrhos en Italie ; le roi lui-même dut reconnaître que ses chances de succès
dans le pays voisin n'étaient pas considérables ; il avait éprouvé peu d'années
auparavant l'orgueilleuse aversion des Macédoniens, et qu'était-ce que
l'acquisition de la
Macédoine, pays épuisé par tant de guerres et de
révolutions intérieures, devant ces perspectives ouvertes du côté de
l'Occident, ces opulentes villes grecques de l'Italie, la Sicile, la Sardaigne, Carthage,
la gloire d'avoir triomphé de Rome ? Pyrrhos conclut donc avec les puissances
intéressées des traités aux conditions les plus avantageuses. Antiochos
fournit des subsides pour la guerre ; Antigone donna des vaisseaux pour la
traversée d'Italie ; Ptolémée Céraunos s'engagea à céder pour deux ans 4.000 cavaliers
et 5.000 fantassins[42] ; il donna à
Pyrrhos sa fille en mariage et prit sous sa sauvegarde le royaume d'Épire
pendant l'absence du souverain.
Avant même le printemps de 280, ces négociations, ces
armements étaient terminés. Ce n'était pas la promesse de Dodone[43], mais bien le
sentiment de sa propre force et son armée d'élite qui donnaient au roi la
certitude du succès. Les vaisseaux des Tarentins étaient à leur poste ; il
avait hâte d'arriver en Italie. Il confia à son jeune fils Ptolémée
l'administration du royaume[44]. Sans attendre
l'époque des tempêtes du printemps[45], il embarqua son
armée : 20.000 hommes de pied, 2.000 archers, 500 frondeurs, 3.000 cavaliers,
20 éléphants[46].
Une tempête soufflant du nord assaillit la flotte au milieu de la mer
Ionienne et la dispersa ; beaucoup de vaisseaux échouèrent contre des récifs
et des bas-fonds ; seul celui du roi réussit, au prix des plus grands
efforts, à parvenir jusque dans le voisinage de la côte italique. Mais là il
fut impossible de gagner la terre ; le vent avait changé ; il menaçait de
repousser le navire tout à fait au large ; de plus, il faisait nuit ; on
jugea que le plus grand malheur serait de se laisser emporter de nouveau au
milieu d'une mer en furie, en plein ouragan. Pyrrhos se jeta alors dans les
flots pour gagner la terre à la nage : c'était de la plus folle témérité ; la
violence terrible des brisants le relançait sans cesse en arrière, jusqu'au
moment où, le jour commençant à poindre et le vent et la mer s'apaisant, il
fut roulé, exténué de fatigue, sur la côte de Messapie. Là il reçut un
accueil joyeux ; peu à peu quelques-uns des vaisseaux qui avaient résisté se
rassemblèrent, amenant environ 2.000 hommes de pied, un petit nombre de
cavaliers, deux éléphants. Avec ces forces, Pyrrhos marcha en toute hâte vers
Tarente. Cinéas vint à sa rencontre avec les 3.000 Épirotes qu'on avait
envoyés à l'avance ; le roi fit son entrée à Tarente au milieu d'une allégresse
universelle. Seulement, on dut attendre encore le retour des vaisseaux égarés
avant de mettre sérieusement la main à l'œuvre.
L'arrivée de Pyrrhos doit avoir fait en Italie une
impression indescriptible[47], et donné aux
alliés la certitude du succès. Depuis six ans qu'ils s'étaient soulevés, ils
avaient lutté sans cohésion, séparés par les légions, les colonies, les
garnisons romaines ; c'était là la cause de leur peu de succès. Maintenant
entrait en lice le plus grand capitaine de l'époque, l'héritier de cette
tactique macédonienne qui avait conquis le monde ; il avait avec lui une
armée peu nombreuse, mais excellente, et les animaux gigantesques de l'Inde ;
toute la haine amassée contre Rome, toute la rage de villes et de peuples
asservis ou maltraités allait pouvoir se grouper autour de son nom. Rome
avait en vain tenté de contraindre auparavant Tarente à la paix, de calmer
l'Étrurie, de soumettre le Samnium. Le consul Marcius Philippus avait bien
célébré un triomphe sur les Étrusques[48], mais Vulci et
Volsinies résistaient encore, et, maintenant que Pyrrhos était arrivé, elles
concevaient de nouvelles espérances. Les Samnites étaient encore sous les
armes ; on n'osait déjà plus se fier aux Apuliens ; jusque dans le voisinage
de Rome, l'effervescence gagnait de proche en proche et devenait menaçante :
dans combien de localités n'avait-on pas imposé le droit de cité restreint,
le titre humiliant de protégés du peuple romain ! L'irritation s'augmenta par
les mesures même que Rome dut prendre pour son salut, occupation militaire
des localités suspectes, amendes aux notables, levée d'otages. Parmi les
villes dont on avait conduit les otages à Rome, il y avait Préneste ; durant
la seconde guerre samnite, elle avait déjà : tenté de faire défection ; un
ancien oracle annonçait que les Prénestins auraient un jour à leur
disposition l'ærarium de Rome ; on
mena donc les sénateurs de Préneste dans l'ærarium,
et ils y furent plus tard mis à mort[49]. C'étaient là
des garanties bonnes seulement en cas de victoire Cette victoire, on fit tous
les efforts pour la remporter ; c'est chose surprenante que Rome, après dés
guerres si longues et si sanglantes — elles avaient duré cinquante ans avec
quelques rares interruptions — fût en état de faire de nouveaux armements
aussi considérables. Sans compter les garnisons mises dans les villes
suspectes, deux légions marchèrent sous le consul Ti. Coruncanius contre
l'Étrurie, deux autres, sous Æmilius, le consul de l'année précédente, contre
les Samnites, pour empêcher leur jonction avec Pyrrhos et maintenir le
passage libre au consul P. Lævinus qui, avec ses deux légions[50] et les alliés,
s'avançait vers la Lucanie
; deux autres légions restèrent à Rome à titre de réserve[51].
Il fallait avant tout réussir à rencontrer l'ennemi le
plus dangereux, Pyrrhos, avant qu'il ne fût renforcé par les troupes des
confédérés italiens, le prévenir par une attaque rapide et décisive, et tenir
la guerre aussi éloignée que possible de Rome. D'abord on eut soin de
déclarer la guerre à Pyrrhos avec toutes les formalités du rituel romain. On
mit en avant un transfuge épirote, que l'on obligea à acheter une pièce de
terre ; cela tint lieu de territoire épirote : sur cette terre ennemie le fécial lança le javelot
ensanglanté[52].
Dès lors, la guerre était bien et dûment déclarée ; Lævinus marcha en hâte
vers la Lucanie. Le
roi n'était pas encore entré en campagne ; Lævinus put traverser la Lucanie en la ravageant,
pour frapper de terreur les habitants et montrer tout ensemble aux autres le
sort qui les attendait. Chose non moins importante, Rhégion, par crainte de
Pyrrhos et des Carthaginois tout à la fois, avait demandé une garnison
romaine[53]
: le consul y envoya 4.000 hommes, la légion de Campanie sous Decius
Jubellius : par ce moyen, les communications avec la Sicile étaient dans la
main de Rome. Par Rhégion et Locres, qui fut pareillement occupée par des
troupes romaines[54], les Brettiens
eux-mêmes se trouvaient menacés sur leurs derrières. Le consul s'engagea sur
la route de Tarente.
Cependant, à Tarente, le roi Pyrrhos, dès l'arrivée des
vaisseaux dispersés par la tempête et portant les restes de son armée, avait
commencé à établir son régime militaire. Déjà, le fait que les troupes
royales furent logées chez les habitants souleva un grand mécontentement ; il
y eut un assez grand nombre de plaintes au sujet des violences que les femmes
et les enfants étaient obligés de subir. Puis il y eut une levée de citoyens
de Tarente, pour combler les vides qu'avait faits le naufrage et en même
temps pour garantir la fidélité du reste des habitants[55]. La jeunesse,
qui se sentait peu de goût pour la guerre, ayant commencé à s'esquiver de la
ville, les portes furent fermées ; lorsqu'ensuite les joyeux repas en commun
furent aussi interdits, que promenades et gymnases furent clos, tous les
habitants appelés sous les armes et exercés, que l'on continua les levées
avec la plus grande rigueur, qu'on alla jusqu'à fermer le théâtre et
suspendre du même coup les assemblées du peuple, alors les Tarentins se
trouvèrent en proie aux maux affreux qui leur avaient été prédits naguère ;
il leur sembla que le peuple libre était devenu l'esclave de celui qu'on
avait loué à prix d'argent pour la guerre ; alors on regretta amèrement de
l'avoir appelé et de n'avoir pas accepté les conditions modérées d'Æmilius.
Mais Pyrrhos se débarrassa des hommes les plus influents qui auraient pu se
mettre à la tête des mécontents, soit en les faisant disparaître, soit en les
envoyant sous divers prétextes en Épire ; seul Aristarque, qui avait alors le
plus grand crédit dans la ville, fut comblé par le roi de toute espèce de
distinctions ; mais, comme ce personnage conservait néanmoins la confiance de
ses concitoyens, il l'envoya aussi en Épire. Aristarque s'échappa et courut à
Rome[56].
Telle était la situation de Pyrrhos à Tarente. Comme il
devait mépriser ces bourgeois, ces républicains ! comme leur méfiance, leurs
lâches alarmes, l'orgueil sournois et ombrageux de ces industriels et de ces
commerçants enrichis devaient le gêner de tous côtés ! Déjà l'armée romaine
s'approchait rapidement du Siris, et pas un des confédérés italiens qui
avaient promis des levées si considérables n'était encore à son poste ;
Pyrrhos jugea que ce serait une honte pour lui, une tache à sa renommée, que
de rester plus longtemps à Tarente ; en Épire, on l'appelait l'Aigle, tant il
avait coutume de fondre d'un vol hardi sur l'ennemi, maintenant l'ennemi
redouté de tous était obligé d'aller le chercher ; on eût dit que cette
Tarente l'avait rendu infidèle à sa propre nature et l'avait placé dès l'origine
dans une fausse position. Il mena ses troupes à Héraclée, mais il chercha à
gagner du temps afin de permettre aux confédérés d'arriver ; il envoya des
députés à Lævinus : c'était comme arbitre, disait-il, qu'il voulait examiner
les griefs de Tarente contre Rome et en décider selon la justice. Le consul
répondit qu'il devait commencer par expier lui-même sa venue en Italie, qu'il
n'était pas besoin de plus longues négociations, car le Père Mars allait
décider entre eux[57]. En même temps,
les Romains s'avancèrent jusqu'au Siris et y campèrent ; des espions ennemis
ayant été faits prisonniers, le consul les fit conduire dans le camp à
travers les lignes de ses soldats, en leur disant que, s'il y avait quelque
Épirote qui eût du plaisir à voir son armée, il n'avait qu'à venir ;
après-quoi il les renvoya[58].
Pyrrhos campait du côté gauche du fleuve. En chevauchant
le long de la rive, et vit avec surprise le camp romain sur l'antre bord ; et
cela n'avait point l'apparence de Barbares ; en face d'un tel ennemi, il
était besoin de circonspection ; il attendait encore l'arrivée des
confédérés, et il supposait qu'en pays ennemi l'adversaire souffrirait
bientôt de la disette ; il résolut d'éviter la bataille. Pour la même raison
précisément, le consul cherchait à l'y contraindre ; attaquer paraissait être
la meilleure manière de rassurer le soldat contre l'effroi que répandaient le
nom de Pyrrhos, les phalanges, les éléphants. Le fleuve séparait les deux
armées : pendant que le passage des fantassins était empêché par la présence
d'un corps ennemi, le consul fit traverser sa cavalerie en amont pour
attaquer ce corps sur ses derrières ; culbuté, il battit en retraite et
laissa le libre passage du gué à l'infanterie romaine, qui sur-le-champ se
mit à passer. Rapidement le roi fit avancer son armée en ordre de bataille,
les éléphants en tête ; il s'élança à la tête de ses 3.000 cavaliers vers le
gué — qui était déjà sur cette rive aux mains de l'ennemi — contre la
cavalerie romaine qui s'avançait en lignes serrées ; lui-même galopa en
avant, ouvrit le combat qui devint bientôt terrible. On le voyait sans cesse
au plus fort de la mêlée, sans cesse ordonnant avec la plus grande prudence
les mouvements des escadrons, quand un des ennemis, monté sur un cheval noir
et qui avait essayé depuis longtemps de s'ouvrir un passage jusqu'à lui,
l'atteignit, transperça le cheval du roi et, au moment où le roi tombait à
terre avec l'animal, fut lui-même abattu et transpercé[59]. Mais une partie
des cavaliers avait fait demi-tour en voyant tomber le roi. Pyrrhos, sur le
conseil des amis, se hâta d'échanger son armure brillante contre celle de
Mégaclès, qui n'avait pas d'apparence, et, pendant que celui-ci, jouant le
personnage du roi, allait répandre d'un côté de nouvelles terreurs et de l'autre
côté un courage nouveau, Pyrrhos se plaça lui-même à la tête des phalanges.
Leur poids de géant s'abattit sur l'ennemi, mais les cohortes ne plièrent pas
; celles-ci alors se précipitent en avant, mars elles rebondissent sur les
phalanges compactes. Sept fois on avance et on recule alternativement :
pendant ce temps, Mégaclès, devenu le point de mire d'une grêle incessante de
projectiles, finissait par être atteint mortellement et dépouillé de son
armure royale. Celle-ci était portée avec allégresse dans les rangs des
Romains. Pyrrhos, disait-on, était tué. Le roi avait à peine calmé l'effroi
qui glaçait les siens, en découvrant son visage, galopant çà et là,
apostrophant tantôt l'un tantôt l'autre, quand la cavalerie romaine se mit en
mouvement pour appuyer une nouvelle attaque des légions. C'est alors que
Pyrrhos fit enfin donner les éléphants ; à l'aspect, à la fureur, aux cris de
ces monstres qu'ils n'avaient jamais vus, chevaux et hommes s'enfuirent
épouvantés ; les cavaliers thessaliens s'élancèrent à leur poursuite pour
venger l'affront du premier engagement. La fuite des cavaliers romains
entraîna aussi les légions ; un carnage épouvantable commença ; personne
peut-être n'aurait échappé sans un des éléphants qui, blessé[60], se retourna et
par ses hurlements porta le trouble parmi les autres, rendant ainsi
imprudente une plus longue poursuite. Lævinus avait essuyé la défaite la plus
caractérisée ; il dut abandonner son camp à l'ennemi. Les restes de son armée
dispersée s'enfuirent en Apulie ; la grande colonie romaine de Venouse
pouvait y abriter les vaincus, et rendre possible leur jonction avec l'armée
d'Æmilius dans le Samnium ; pour le moment, Lævinus dut se contenter de
gagner une position qui, on cas de besoin, pouvait être défendue[61].
Pyrrhos avait remporté une victoire, mais avec quel
effort, au prix de quels sacrifices ! Les meilleurs de ses soldats, environ
3.000 hommes, ses chefs les plus capables, avaient succombé ; il pouvait dire
de cette victoire à ceux qui le félicitaient : Encore
une semblable et je retournerai seul en Épire ![62] Quelque
redoutable que pût être le nom des Romains parmi les Italiotes, c'est dans
cette bataille que le roi avait reconnu toute l'énergie de leur tactique et
de leur discipline de fer ; quand il visita, le jour suivant, le champ de
bataille et qu'il promena ses yeux sur les files des morts, il ne trouva pas
un Romain qui fût tombé tournant le dos. Avec de
tels soldats, s'écria-t-il, le monde serait à
moi : il appartiendrait aux Romains, si j'étais leur général[63]. C'était
véritablement un autre peuple que tous ceux de l'Orient, un autre courage que
celui des mercenaires grecs, des orgueilleux Macédoniens. Lorsque, selon
l'usage des puissances militaires macédoniennes, il proposa aux prisonniers
d'entrer à sa solde, aucun n'accepta ; il les traita avec respect et les
laissa sans être enchaînés[64]. Il ordonna
d'enterrer les Romains restés sur le champ de bataille avec tous les honneurs
d'usage leur nombre est estimé à 7.000[65].
Telle fut la victoire signalée[66] par laquelle Pyrrhos
ouvrit sa campagne. Il avait justifié la grande attente que sa réputation
avait excitée ; pour combattre sous un tel général, les ennemis de Rome,
intimidés naguère, se soulevèrent avec joie. La manière dont il leur reprocha
de n'être pas venus plus tôt pour l'aider eux-mêmes à gagner le butin, dont
il leur donna une partie, lui gagna les cœurs des Italiens[67]. Les villes de
l'Italie méridionale lui ouvrirent leurs portes ; les Locriens[68] livrèrent la
garnison romaine. Le commandant de la légion campanienne accusa les habitants
de Rhégion d'un dessein semblable ; il montra des lettres d'après lesquelles
la ville s'était engagée à ouvrir ses portes aux 5.000 hommes que Pyrrhos
enverrait : elle fut livrée au pillage des soldats ; les hommes furent
massacrés, les femmes et les enfants vendus comme esclaves, la ville traitée
comme une place prise d'assaut. Les scélérats étaient encouragés par
l'exemple de ce qu'avaient fait à Messana leurs compatriotes campaniens, les
Mamertins. Cet acte de violence fit perdre aux Romains la dernière place
forte qui leur restât au sud. Pyrrhos put sur-le-champ pousser en avant, et,
partout où il alla, pays et population étaient à lui. Il prit, ce semble, la
route près de la côte pour marcher vers le nord. Son dessein dut être de s
approcher aussi vite que possible de Rome, d'abord pour produire par son
apparition de nouvelles défections parmi les alliés et sujets des Romains et
affaiblir ainsi les ressources militaires de la ville dans la proportion même
où les siennes s'augmenteraient, ensuite pour entrer en communication
immédiate avec l'Étrurie, où les deux villes précitées n'avaient pas cessé de
soutenir la lutte et où son apparition devait vraisemblablement avoir pour
conséquence un soulèvement général des autres villes qui, un an auparavant,
avaient conclu la paix : il ne resterait plus alors aux Romains d'autre
expédient que de demander la paix à n'importe quelle condition.
Comme il comprenait peu ces Romains qu'il admirait ! La
nouvelle du désastre d'Héraclée ne les découragea point ; elle ne fit que
susciter en eux celte plénitude de force morale que jamais peuple n'a
possédée à un plus haut degré. Certes, les Pères de la cité durent délibérer
avec une sérieuse inquiétude, mais non pas au sujet de la paix : Ce ne sont pas les Romains, dit, à ce qu'il parait,
C. Fabricius, le sauveur de Thurii, c'est Lævinus
qui a été vaincu. On ne destitua pas le consul : on résolut de lui
envoyer de nouvelles troupes. En ne lui retirant pas la confiance, on
relevait la confiance générale. On décréta la formation de deux nouvelles
légions : point de levées pour cela ; elles devaient être recrutées parmi les
volontaires, et, lorsque le héraut appela ceux des citoyens en âge de
combattre qui étaient prêts à donner leur sang et leur vie à la patrie, la
foule se pressa pour se faire inscrire[69]. On envoya en
toute hâte les nouvelles troupes à Capoue ; on mit la ville en état de
défense ; avant tout, on s'efforça de rendre libres les légions d'Étrurie ;
sans aucun doute, on offrit aux habitants de Vulci et de Volsinies[70] les conditions
les plus favorables ; on dut leur faire des offres telles que l'alliance avec
Pyrrhos et la possibilité de son succès ne les séduisirent plus. C'est ainsi
que le consul Coruncanius avec ses légions put revenir protéger la ville. On
était armé pour recevoir le roi sur les bords du Tibre.
Il faut dire qu'il marchait déjà sur Capoue. Lævinus,
pendant ce temps, parti des frontières de l'Apulie, s'était hâté de le
devancer vers le nord ; il incorpora à son armée les nouvelles légions et
occupa Capoue. Le roi attaqua la ville à la tête de ses troupes et des
bataillons confédérés maintenant joints aux siens, mais il ne put l'emporter.
Il se jeta sur Neapolis, sans obtenir un meilleur succès. Pyrrhos ne savait
encore rien de la paix faite avec les Étrusques ; il se hâtait pour entrer en
communication directe avec eux. Ravageant et pillant, il traversa la Campanie ; il évita la
route de Terracine, que Lævinus couvrait de Capoue ; il se porta par la voie
Latine vers le pays des Herniques. Les campagnes des bords du Liris furent
désolées et ravagées, Frégelles emportée d'assaut et mise à sac[71]. Il était dans
ces contrées qui, vingt-cinq ans auparavant, avaient expié leur terrible
résistance contre Rome par un châtiment aussi terrible ; leurs vieilles
communes avaient été disloquées, leur existence politique anéantie : les
Herniques durent saluer le roi comme un libérateur qui venait les affranchir
de la plus ignominieuse servitude. Pour savoir que le» choses se sont passées
ainsi, nous n'avons pas besoin qu'on nous le dise : Pyrrhos est entré sans
coup férir à Anagnia ; les villes plus petites, qui se trouvaient entre ce
pays et Frégelles, entourées de murs cyclopéens, les Romains ne réussirent
pas à les lui enlever au moyen de garnisons et. d'otages[72]. Il se porta
plus loin, sur Préneste : il y avait quelques mois que les sénateurs de la
ville avaient été conduits à Rome et mis à mort dans l'ærarium ; la citadelle de la ville passait pour
imprenable ; elle s'ouvrit au roi[73]. Déjà ses troupes
poussaient au delà de la ville ; la plaine s'étendait devant elles ; les
collines de Rome étaient à moins de quatre milles. C'est là qu'était le but
visé par l'armée grecque.
Pyrrhos avait appris que les Étrusques avaient conclu la
paix, que le consul Coruncanius était dans Rome avec ses légions. Devait-il
tenter une bataille aux portes de Rome ? Même s'il la gagnait, les murailles
de la ville offraient un abri à l'ennemi ; ensuite Lævinus, avec tous les
renforts qu'il avait pu appeler à lui dans les anciens cantons fidèles le
long de la voie Appienne, approchait pour débloquer la ville ; devant la
double attaque, devant la. lutte désespérée de tels ennemis qu'il avait
appris à connaître sur les bords du Siris, Pyrrhos put ne pas se croire assez
fort, et, s'il ne gagnait pas la partie d'un seul coup, il était perdu.
Peut-être, en s'approchant de Rome, avait-il proposé de négocier[74] ; certainement
le Sénat s'y refusa. Pyrrhos devait-il s'établir solidement dans ces contrées
montagneuses et, par le siège de places moins importantes, gagner encore plus
de terrain ? Cela n'eût guère été utile, et tout séjour prolongé en ces lieux
l'aurait exposé à un péril croissant : le pays était dévasté ; à la longue,
il ne pourrait plus nourrir l'armée, qui traînait avec elle une foule de
prisonniers[75]
; les Épirotes étaient las et mécontents de fatigues qui ne rapportaient rien
; ils avaient coutume de ne point ménager les propriétés des alliés ; si l'on
séjournait là longtemps, il y avait à prévoir des différends, même des défections[76] ; avec une armée
si diversement composée, la disette amènerait l'indiscipline, et, alors le
roi se trouverait entre les légions de Rome et celles de Campanie ; même
celles du Samnium pouvaient en cas de besoin se rapprocher, et Pyrrhos se
verrait cerné au milieu de l'Italie, coupé de ses communications avec le sud
comme avec la mer.
Pyrrhos dut se résoudre à la retraite. Alors, il est vrai,
les Prénestins, les gens d'Anagnia, les Herniques, tous les amis allaient
être abandonnés à la vengeance de Rome ; mais leur désespoir ne put changer
la résolution du roi[77]. Il ramena, par
la route qu'il avait prise pour venir — déjà les éléphants avaient été
renvoyés à l'avance — son armée chargée de butin vers la Campanie. Coruncanius,
avec ses légions, le suivit par la voie Appienne, qui était plus courte. On
devine, malgré le silence des auteurs, que de là il inquiéta sa retraite.
Quand le roi déboucha dans la plaine de la Campanie, il vit
Coruncanius et ses légions déjà réunis avec Lævinus. Combattons-nous
donc contre l'Hydre ? s'écria-t-il[78]. Il rangea son
armée en bataille, fit, selon la relation, pousser le cri de guerre et
frapper les boucliers avec les lances ; les sonneries des trompettes et les
hurlements des éléphants éclatèrent pour provoquer l'ennemi au combat ; mais
du côté des Romains un cri de guerre répondit plus éclatant encore et plus
hardi, et le roi jugea prudent d'éviter la bataille avec ses gens inquiets
pour leur butin ; on déclara que les sacrifices n'étaient pas favorables. II
est plus difficile de comprendre comment Lævinus le laissa passer
tranquillement, à moins que le souvenir terrible de la bataille d'Héraclée et
des craintes légitimes en songeant que les Italiens s'étaient joints depuis à
Pyrrhos ne l'aient engagé à la prudence la plus circonspecte. Pyrrhos continua
sa marche sans obstacles et prit ses quartiers d'hiver en Campanie[79]. Pendant que les
soldats du roi, selon la coutume de leur pays, avaient permission de dépenser
joyeusement le produit du butin de la campagne, le Sénat ordonna comme
d'Aliment aux légions vaincues sur les bords du Siris — les deux qui avaient
été récemment levées restant probablement à Capoue — de prendre leurs quartiers
d'hiver devant Férentinum[80], d'hiverner sous
la tente, de ne s'attendre non plus à aucun secours jusqu'à ce que la ville fût
réduite et prise.
Le temps du repos d'hiver fut employé tout entier à des.
négociations qui, si connues qu'elles soient de tout le monde, demeurent
obscures dans leurs détails, dans leurs relations réciproques, dans leur
chronologie. Ce sont les ambassades de C. Fabricius et de Cinéas. On trouvera
en note une discussion sur les principales difficultés[81] : le fonds
probable de ces traditions qui se sont surchargées de tant d'ornements parait
se réduire à ce qui suit.
Pyrrhos, au cours de la campagne, avait fait un grand
nombre de prisonniers romains, soit ceux de la bataille d'Héraclée, soit les
garnisons de places qui, comme Frégelles, avaient été emportées d'assaut ou,
comme Locres, avaient été livrées spontanément par les habitants. Le Sénat
décida de négocier leur échange ou leur rachat avec Pyrrhos[82]. On choisit pour
cette mission C. Fabricius, le sauveur de Thurii, P. Cornelius Dolabella qui
avait dompté les Sennons, Q. Æmilius Pappus qui avait contraint les Boïens à
demeurer en repos, tous trois personnages consulaires, dignes de représenter
devant le roi grec l'austère dignité du nom romain. Le roi les reçut à
Tarente avec les plus grandes marques de distinction ; il dut nécessairement
considérer cette ambassade comme une avance de la part de Rome ; il espérait
recevoir des propositions au sujet de la paix. Mais les ordres des
ambassadeurs ne portaient que sur les offres concernant les prisonniers.
Alors Pyrrhos délibéra avec ses familiers ; évidemment il était dans sa nature,
à l'égard d'un peuple qu'il admirait, de faire preuve d'une magnanimité
royale ; en même temps, cette première année de guerre devait l'avoir
convaincu que l'on ne venait pas à bout de Rome comme des républiques
grecques, par exemple, et qu'on ne l'anéantissait pas par un coup de main ;
qu'il gagnerait moins à prolonger la guerre qu'à faire la paix le plus tôt
possible. Milon était d'un autre avis : il ne voulait ni qu'on rendit les
prisonniers ni qu'on négociât pour la paix ; les Romains lui paraissaient
pour ainsi dire vaincus ; on devait poursuivre jusqu'à la fin la lutte
heureusement commencée ; il put faire valoir que les troupes italiennes,
pleines de haine et de fureur contre les Romains et exercées dans de longs
combats, jointes aux troupes qui avaient vaincu seules à Héraclée et placées
sous la direction d'un tacticien hellénique, devaient anéantir les Romains.
Cinéas le Thessalien fut d'un autre avis. Lui qui déjà en Épire avait
déconseillé l'expédition d'Italie, qui, à ce qu'il semble, joignait à une
connaissance approfondie des hommes la politesse éclairée de la culture
grecque, il conseilla de montrer par la restitution complète des prisonniers
la magnanimité du vainqueur, et en même temps de gagner par là un moyen
d'agir sur l'opinion du peuple romain ; conclure la paix, tel devait être le
but le plus immédiat. Sur la résolution du roi, les renseignements varient.
Toute cette ambassade a donné lieu à des traditions et fictions les plus
variées, où l'on voit toujours apparaître l'admirable grandeur d'âme de
Fabricius[83].
Soit pour l'honorer, soit pour suivre le sage conseil de Cinéas, soit pour
obéir à une impulsion de son cœur saisi d'admiration, Pyrrhos passe pour
avoir relâché tous les prisonniers, ou du moins leur avoir permis d'aller
célébrer à Rome les Saturnales[84].
En tout cas, qu'il l'ait fait, et cela dans le dessein de
préparer les négociations de paix, la chose paraît certaine. Ici nous
rencontrons un renseignement qui, tout isolé qu'il soit,' nous ouvre une vue
plus étendue sur la situation. Le général carthaginois Magon parut, dit-on,
avec une flotte de 120 voiles devant Ostie, et déclara au Sénat que Carthage
était désolée de voir une guerre suscitée contre Rome par un roi étranger,
qu'il était envoyé pour offrir contre un ennemi du dehors des secours venus
aussi du dehors. Le Sénat renvoya les secours avec ses meilleurs
remerciements, sur quoi Magon se tourna du côté de Pyrrhos pour deviner en
l'observant ses plans éventuels sur la Sicile ; mais à ce moment, ajoutent les
auteurs, les ambassadeurs romains seraient arrivés ; on aurait arrêté les
conditions de la paix avec Fabricius, et Cinéas aurait été envoyé à Rome pour
la faire ratifier[85]. Il serait
étonnant que la politique carthaginoise, à l'arrivée de Pyrrhos en Italie,
fût restée en repos ; si Pyrrhos venait avec une armée en Sicile, les dangers
du temps d'Agathocle allaient se renouveler et doublement plus graves. De là,
dès l'arrivée de Pyrrhos, la crainte qu'éprouvèrent les habitants de Rhégion,
alors asservis par la légion romaine, de voir Cartilage s'emparer de leur
ville qui commande le passage dans l'île ; de là le secours éclatant qu'on
offrit aux Romains : il s'agissait, en effet, de retenir le roi en Italie.
Mais il était naturel aussi que Rome fût extrêmement circonspecte à l'égard
d'une intervention punique ; il subsistait encore des traités d'après
lesquels il était permis aux Carthaginois, s'ils s'emparaient de villes de
l'Italie qui ne fussent pas soumises aux Romains, d'en emmener les habitants
et d'en emporter les richesses[86]. S'ils se
montraient maintenant comme auxiliaires de Rome, il était à prévoir qu'ils
chercheraient à s'établir solidement sur la côte italienne ; Rome devait,
étant donnée sa suprématie en Italie, éviter par-dessus tout de se mettre
dans une situation où elle jouerait simplement le rôle de puissance assistée.
Le Sénat répondit en ce sens ; il dit que le peuple avait coutume de
n'entreprendre que des guerres qu'il pouvait soutenir jusqu'au bout avec ses
propres forces[87].
Qu'après ce refus le général carthaginois ait cherché, en s'abouchant
directement avec Pyrrhos, à connaître les plans de ce dernier, c'était chose
naturelle ; précisément les Syracusains venaient d'être vaincus par les
Carthaginois ; les Sicéliotes devaient voir en Pyrrhos leur unique chance de
salut. C'est avec raison que le roi se hâta d'obtenir un traité de paix.
Cinéas fut envoyé à Rome : lui, de qui Pyrrhos aimait à
dire qu'il avait conquis plus de villes par sa parole que lui-même par l'épée[88], il devait
maintenant éprouver à Rome cet art de persuader dont il avait tant donné de
preuves. Il emporta avec lui de riches présents, surtout des parures de
femmes. Déjà, parle renvoi des prisonniers, l'opinion devait être quelque peu
gagnée ; la guerre pesait lourdement sur Rome ; que de terres communales, que
de champs assignés à des citoyens étaient tombés aux mains de l'ennemi !
combien avaient souffert de terribles ravages ! les impôts devaient être
accablants au plus haut point. De plus, jusqu'aux portes de la ville, des
pays dont la soumission avait été le prix de si longues luttes avaient fait
défection, et l'on ne s'était pas encore mesuré avec les forces réunies des
Grecs et des Italiens ; la suite de la guerre devait être encore plus
terrible qu'elle n'avait été durant la première année. Voilà l'état où Cinéas
pensait trouver l'opinion à Rome. Le jour qui suivit
son arrivée, dit-on, il salua tous les
sénateurs et les chevaliers par leur nom[89] ; il leur fit visite chez eux, en gagna beaucoup par ses
discours, quelques-uns peut-être par ses présents[90]. Enfin il fut
introduit dans le Sénat ; le discours solennel qu'il fit a dû exprimer
surtout l'admiration de son roi pour Rome et son vif désir d'entrer en
relations amicales avec ce noble peuple. Sur les conditions qui furent
proposées, les textes ne nous renseignent pas avec une précision suffisante[91]. Après les
offres de Cinéas, plusieurs jours s'écoulèrent en délibérations : évidemment
l'opinion de l'assemblée inclinait à une entente ; c'est alors qu'Appius
Claudius vint enfin provoquer une solution.
On sait avec quelle opiniâtre rigueur le vieux patricien
avait autrefois soutenu la dignité de son ordre et la grandeur de l'État ;
maintenant c'était un vieillard aveugle, paralytique, éloigné depuis des
années de la vie publique ; mais la nouvelle des propositions de Cinéas, de
l'hésitation des Pères Conscrits, le poussa à élever encore une fois sa voix
puissante. Ses esclaves le portèrent sur une litière à travers le Forum ; ses
fils et ses gendres le reçurent à l'entrée de la curie ; accompagné et
soutenu par eux, le Chatham romain entra dans l'assemblée qui gardait un
silence respectueux ; sa parole véhémente[92], gourmandant les
irrésolus, les ramena à la hauteur de leur mission, à l'orgueil de leur
devoir. Le Sénat décida[93] que Pyrrhos,
s'il désirait devenir l'ami et l'allié des Romains, devait d'abord quitter
l'Italie et envoyer ensuite des ambassadeurs ; aussi longtemps qu'il
resterait sur le sol italien, on ne cesserait de lutter contre lui jusqu'au
dernier homme[94].
Cinéas dut sur-le-champ quitter la ville ; et il la quitta avec admiration,
disant qu'elle ressemblait à un temple, et le Sénat à une assemblée de rois[95]. Les prisonniers
rendus, le Sénat ordonna qu'ils seraient dégradés pour s'être rendus les
armes à la main ; les chevaliers descendraient au rang de légionnaires, les
légionnaires au rang de frondeurs ; ils bivouaqueraient hors du camp sans
tentes et ne seraient relevés de leur châtiment qu'après avoir enlevé chacun
les dépouilles de deux ennemis[96]. On leva de
nouvelles légions, et chacun accepta avec joie de servir pour la patrie[97] ; le nouveau
consulat amena aux honneurs, comme collègue de P. Sulpicius Saverrio, P. Decius
Mus, dont le père s'était dévoué à Sentinum, le grand-père, à l'affaire du
Vésuve.
Pyrrhos, voyant ses offres rejetées, se prépara à une
nouvelle campagne. De nouvelles recrues lui étaient-elles vernies du pays ? A
la fin de l'année précédente, les Galates avaient fait leur première invasion
en Macédoine et tué le roi Ptolémée : ils ravagèrent des mois durant ce territoire
sans maître ; le frère de Céraunos fut impuissant à sauver le pays ; puis un
neveu de Cassandre fut déposé, jusqu'au moment où l'énergique Sosthène prit
enfin le commandement et chassa les Barbares ; mais, au retour du printemps,
on appréhendait de nouvelles attaques encore plus terribles. En Épire aussi,
on aura dû craindre leur invasion et se garder de dégarnir le pays de ses
défenseurs, surtout si, comme on nous le dit, des troubles avaient éclaté
chez les Molosses même[98]. Les enrôlements
ont dû être d'autant plus considérables chez les vaillants Italiens. Pyrrhos
changea même pour cela sa tactique ordinaire ; il donna à sa ligne de
bataille, appuyée au centre sur la phalange, la disposition en cohortes sur
les ailes ; cette manière de combattre, qui combinait l'action par masse avec
la mobilité, paraissait devoir donner les meilleurs résultats[99].
Le dessein de Pyrrhos dut être de contraindre les Romains
à la paix qu'ils refusaient ; la faute dans ses opérations de l'année
précédente avait été de s'appuyer sur une base insuffisamment étendue et trop
peu sûre pour marcher sur Rome, de s'être laissé menacer en flanc par les
légions de Capoue, sur ses derrières par celles du Samnium. En conséquence,
son plan dut être de s'emparer d'une ligne d'opérations qui s'étendît de la Campanie à
l'Adriatique, qui coupât les communications de Rome avec la position si
importante de Venouse dans le sud, et d'où il pût ensuite, libre sur ses
derrières, s'avancer à travers le pays samnite, qui partout venait à lui.
Dans cette vue, à l'approche du printemps, il fit sortir les troupes de leurs
quartiers d'hiver et marcha sur l'Apulie ; il pouvait compter sur la
défection des Dauniens et des Peucétiens. Déjà il avait poussé jusqu'à
Ausculum, qui, située au pied des montagnes, commande la plaine d'Apulie,
quand les deux consuls, avec leurs légions, se présentèrent sur son chemin.
Durant plusieurs jours, les deux armées restèrent en présence, sans tenter
une bataille. Dans le camp de Pyrrhos, le bruit se répandait que Decius, le
consul, se dévouerait aux dieux infernaux, comme avaient fait son père et son
grand-père, et qu'alors la perte de ses ennemis était inévitable ; le
souvenir des batailles du Vésuve et de Sentinum faisait frémir les Italiens.
Pyrrhos fit mettre l'armée au courant de ce procédé charlatanesque, et fit
connaître dans quel costume le dévoué paraîtrait pour chercher la mort ; il
ordonna qu'on évitât de le tuer et qu'on eût à le prendre vivant : en même
temps, il fit savoir au consul qu'il chercherait la mort inutilement et que,
lorsqu'il serait pris, il subirait le châtiment d'un magicien
qui fait usage de maléfices. Les consuls répondirent qu'ils n'avaient
pas besoin de semblables moyens pour venir à bout de Pyrrhos. Enfin l'attaque
commença du côté du roi, quoique la rivière, avec les marécages de ses bords,
rendit l'usage de la cavalerie et des éléphants difficile ; il continua le
combat jusqu'au soir avec des pertes importantes. Le lendemain, par d'habiles
mouvements, il gagna une position qui forçait, les Romains à s'avancer en
rase campagne. Une terrible lutte s'engagea. Les Romains cherchaient à rompre
la phalange ; l'épée à la main, ils se précipitaient sur les sarisses
hérissées, renouvelant sans cesse cet assaut inutile, jusqu'au moment où
Pyrrhos en personne fondit sur eux ; leur déroute commença alors, pendant que
la charge des éléphants achevait la victoire. Les Romains n'étaient pas loin
de leur camp, en sorte qu'ils ne perdirent que 6.000 hommes, tandis que
Pyrrhos fit mentionner sur les inscriptions royales 3.505 morts de son côté.
Ceci d'après le rapport de Plutarque, qui est emprunté à Hiéronyme de Cardia[100].
Depuis cette époque, la suite de l'histoire de la campagne
en Italie jusqu'au départ de Pyrrhos pour la Sicile en juin 278 est
tout à fait obscure. Ou nous dit que Pyrrhos retourna immédiatement à Tarente[101] ; mais il est
impossible de voir là un mouvement stratégique. Quand même il aurait, après
la bataille d'Ausculum, abandonné son plan d'une seconde marche sur Rome, il
ne pouvait cependant pas sacrifier ainsi sans plus de façons ses positions
avancées ; elles devaient lui être extrêmement importantes, s'il voulait
s'assurer la possession durable du sud de l'Italie et attendre au moins la
conclusion d'une paix avantageuse. Sans doute, c'est dans ce même automne 279
que les Gaulois poussaient une incursion en Grèce jusque sur le territoire de
Delphes, et qu'une partie des masses refoulées en arrière ravageait le
territoire des Molosses ; mais, si Pyrrhos s'était laissé déterminer par les
affaires de sou pays, c'est en Épire et non à Tarente qu'il serait retourné ;
il fit venir au contraire de là-bas de l'argent et des troupes[102] pour pouvoir
mener énergiquement la campagne de l'année suivante.
Mais quel plan pouvait avoir Pyrrhos pour la prochaine
année ? Les Romains s'étaient maintenus devant Ausculum, et avaient pris
leurs quartiers d'hiver en Apulie. Pour l'année suivante, on avait nommé
consuls Q. Æmilius Pappus, qui pendant deux ans avait fait heureusement la
difficile guerre du Samnium, et C. Fabricius Luscinus, que Pyrrhos avait
appris à admirer. Quand ils eurent rejoint l'armée dans son camp, Pyrrhos,
dit-on, songea à ne plus poursuivre la lutte. Vient ensuite le récit bien
connu du complot contre la vie du roi[103] ; les deux
camps auraient été à proximité l'un de l'autre ; quelqu'un de l'entourage du
roi — on l'appelle tantôt Nicias, tantôt Timocharès d'Ambracie, médecin,
majordome, ami du roi —, serait alors allé trouver les consuls et se serait
offert, pour une somme convenable, à empoisonner le roi ; il aurait été livré
au roi par les consuls, ou encore sur l'ordre du Sénat. Il est inutile de
relever d'autres divergences de détail dans les traditions, d'autant que, de
toute cette anecdote, le seul fait établi est tout au plus celui-ci : les
Romains ont refusé le meurtre qu'on leur offrait. Il est certain aussi qu'à
la suite de cet événement des négociations furent de nouveau nouées à Rome
par Pyrrhos ; il renvoya chez eux tous les prisonniers, à titre gratuit.
Cinéas les accompagna pour recommencer les négociations, apportant avec lui,
dit-on, des présents de plusieurs sortes, qui ne furent acceptés de personne
: Pyrrhos devait d'abord quitter l'Italie avant qu'on pût entamer aucune
négociation pour la paix. Cinéas serait revenu avec cette réponse et un
nombre égal de prisonniers, Tarentins et autres. Mais, comme les Romains
continuaient leurs attaques contre les villes alliées de Pyrrhos, une
invitation des Sicéliotes lui serait venue, dit-on, à souhait, et il aurait
quitté l'Italie deux jours et quatre mois après son arrivée.
Dans cet écheveau embrouillé de traditions, il est
impossible de démêler l'enchaînement des faits[104]. Un document
qu'on nous a conservé de cette époque nous met sur une tout autre piste.
Carthage conclut avec Rome un nouveau traité, dans lequel on avait ajouté aux
conventions antérieures ce qui suit : Si l'un des
deux États fait avec Pyrrhos un pacte d'amitié, il ne doit le conclure qu'en
y comprenant l'antre, afin qu'on soit autorisé à s'envoyer mutuellement des
secours en cas de guerre ; si l'un des deux États a besoin de secours,
Carthage doit fournir les vaisseaux nécessaires pour le transport et pour
l'attaque[105]. Quant à l'entretien des troupes auxiliaires, il est à la
charge de l'État qui les envoie. Carthage s'engage aussi à prêter main-forte
sur mer aux Romains, si besoin est, mais l'équipage n'est pas tenu de
descendre sur terre sans son consentement. Pour la première fois
alors, contrairement aux clauses des traités antérieurs, d'après lesquels les
Romains devaient se tenir éloignés de la Sicile et les Carthaginois de l'Italie, il fut
convenu qu'on se prêterait appui réciproquement au lieu où la guerre serait
engagée. Ce traité fut conclu entre la bataille d'Ausculum et la tentative de
meurtre sur Pyrrhos[106]. Au moment où,
de la Campanie,
Pyrrhos avait paru menacer Rome, les offres des Carthaginois avaient été
repoussées : quelle était la raison qui motivait maintenant les résolutions
du Sénat ?
Portons nos regards sur la Sicile. La mort
d'Agathocle avait amené dans ce pays un désarroi effroyable, et aussitôt les
Carthaginois, contre lesquels étaient dirigés les derniers grands armements
du vieux tyran, furent en mesure de mettre à profit cette confusion : son
assassin Mænon, qui s'était mis à la tête de l'armée de mercenaires, marchait
contre Syracuse ; ils lui prêtèrent assistance. Syracuse dut demander la
paix, fournir quatre cents otages, rappeler les bannis. A Agrigente, à
Tauroménion, dans la ville des Léontins, on vit surgir des tyrans ; à
Messana, les mercenaires campaniens fondèrent l'État des Mamertins, une
société de brigands ; à Syracuse même, Hicétas s'empara du pouvoir[107]. Sa victoire
sur Phintias d'Agrigente l'encouragea à s'essayer contre les Carthaginois,
mais il fut battu : il ne réussit pas à échapper à la prépondérance punique.
Les Hellènes de l'île, isolés et épuisés par les absurdes querelles de
quelques despotes, querelles fomentées par les Carthaginois, ne pouvaient
plus se sauver par eux-mêmes. Pyrrhos était leur dernière espérance. Déjà
Hicétas avait imploré son appui[108], mais Hicétas
fut ensuite dépouillé du pouvoir par Thœnon[109], et celui-ci
eut pour concurrent Sostrate, qui s'était emparé d'Agrigente et de trente
autres villes, et avait été chassé ensuite d'Agrigente par Phintias avec
l'appui des Carthaginois. Thœnon et Sostrate, avec leurs bandes armées,
étaient dans Syracuse même en lutte continuelle. Alors les Carthaginois
parurent avec cent navires devant le port, marchèrent avec 50.000 hommes
contre les murailles de la ville déjà épuisée, l'investirent étroitement,
ravagèrent le pays en tous sens : ils tenaient déjà Héraclée ; à Agrigente il
y avait une garnison punique. C'était le dernier moment où un secours pût
encore être utile : si les Carthaginois prenaient Syracuse, les villes plus
petites de l'île ne pouvaient plus tenir, toute la Sicile était la proie des
Barbares. Aussi les Sicéliotes envoyaient-ils à chaque instant vers Pyrrhos,
et il se rendit à leur appel dans l'été de 278.
Les Carthaginois n'avaient rien tant à redouter que
l'arrivée du valeureux capitaine ; ils firent alliance même avec les
Mamertins pour empêcher son passage en Sicile. S'ils avaient envoyé aux
Romains, sans en être priés, un si puissant secours, c'était pour enchaîner
Pyrrhos en Italie : Pyrrhos arrivant en Sicile, on était menacé jusqu'en
Afrique ; l'expédition hardie d'Agathocle en l'an 310 avait montré le chemin.
On comprend aisément que Carthage, à tout événement, ait conclu avec Rome
l'alliance en question. Rome elle-même, si peu désireuse qu'elle fût de voir
la puissance punique s'accroître en Sicile, ne pouvait douter un seul instant
que Pyrrhos, maître de la
Sicile, ne fût le plus dangereux des ennemis : il aurait
alors une position solide, qui lui permettrait de recommencer sans cesse la
lutte contre l'Italie, et les ressources inépuisables de l'île ; alors il
pourrait assurer un bien autre appui aux confédérés italiens ; il pourrait,
avec la puissance maritime de la
Sicile, commander la mer Tyrrhénienne, soulever de nouveau
l'Étrurie, et, appelant à l'attaque de Rome par terre tout le groupe des
peuples en révolte ou opprimés, assaillir par mer la côte romaine. En
réalité, le Sénat ne pouvait faire autrement que de conclure cette alliance,
pour empêcher avant tout le passage de Pyrrhos en Sicile, ou, si l'on
échouait, pour s'assurer l'appui d'une puissance maritime qui seule pouvait
rendre impossibles ces combinaisons menaçantes. Que Rome n'ait point, comme à
vrai dire on le rapporte aussi, conclu un traité avec Pyrrhos[110], par exemple,
pour hâter son départ de l'Italie, cela se comprend de soi-même ; au
contraire, il y avait une troupe de 500 Romains sur les vaisseaux
carthaginois qui passèrent de Syracuse à Rhégion pour emporter d'assaut la
ville alors aux mains de la légion campanienne révoltée. Du reste,
l'entreprise échoua ; on dut se contenter d'incendier le bois qui y était
accumulé pour la construction des navires[111].
Ces coïncidences semblent jeter quelque lumière sur les
affaires italiennes. Dès le début, le plan de Pyrrhos avait été d'acquérir la
domination sur le sud de l'Italie et la Sicile ; par sa marche rapide sur Rome, il
avait simplement cherché à imposer la paix aux Romains. La campagne
d'Ausculum avait fait échouer la seconde tentative. Pyrrhos put se convaincre
que ce n'était pas le moyen de venir à bout de Rome. Dès 279, Hicétas avait
imploré son assistance ; l'envoi de Cinéas auprès des Sicéliotes[112] doit avoir
suivi de près cet appel ; c'est alors précisément que Rome et Carthage firent
leur alliance. Aussitôt les Carthaginois avaient commencé à assiéger Syracuse
par terre et par mer. Pyrrhos ne pouvait tarder plus longtemps ; car,
Syracuse une fois prise, les vues sur la Sicile, la possibilité de défendre contre Rome
le sud de l'Italie, tout cela était perdu. Pyrrhos se rendait un compte exact
de l'importance de la Sicile,
cela se voit clairement par un autre fait encore. C'est à ce moment
précisément que, après Ptolémée Céraunos qui avait trouvé la mort, après
Méléagre et Antipater qui en peu de temps avaient perdu l'un après l'autre le
trône de Macédoine, le noble Sosthène venait de succomber à son tour sous les
assauts répétés des Gaulois (fin 279) ;
l'incursion sur Delphes avait échoué ; les Gaulois refluaient en arrière ; la Macédoine était
pour ainsi dire sans maître. Pyrrhos n'aurait eu qu'à paraître, et la
possession longtemps désirée de la Macédoine et de la Thessalie lui était
acquise ; mais il aurait fallu renoncer pour toujours à ce qu'il avait déjà
conquis en Italie, et il se décida pour l'expédition de Sicile.
Sur la
Sicile, Pyrrhos pouvait faire valoir une sorte de droit,
car enfin, c'était le royaume maintenant démembré et compromis d'Agathocle,
et il ne subsistait plus aucun descendant mâle d'Agathocle, tandis que sa
fille avait donné à Pyrrhos cet Alexandre qui se trouvait avec lui en Italie[113]. Aussi les
Sicéliotes lui avaient offert la souveraineté de l'île entière[114]. En présence
des dispositions incontestables des Sicéliotes, il pouvait se croire assuré
du succès, pourvu qu'il réussît à forcer le passage.
Mais comment trouva-t-il l'occasion de partir ? A ce
printemps de 278, son camp était certainement encore en face de celui des
deux consuls. Vraisemblablement, cette tentative de meurtre lui fournit un
prétexte pour entamer de nouvelles négociations ; on aura suspendu les
hostilités ; Pyrrhos aura ramené en arrière ses troupes disponibles et tout
préparé pour l'embarquement, pendant que Cinéas négociait pour la paix et
obtenait au moins l'échange des prisonniers[115]. Il est vrai
que les Samnites, les Lucaniens, les Brettiens allaient être privés de son
assistance ; le retour de leurs prisonniers ne pouvait les dédommager ; ils
durent aviser aux moyens de se défendre contre les Romains, et les Fastes
triomphaux des années immédiatement postérieures montrent qu'ils ne cessèrent
pas de combattre. Peut-être se persuadaient-ils que les heureux succès du roi
en Sicile ajouteraient à leurs chances de salut ; peut-être encore
s'attendait-on à ce que, conformément au pacte d'alliance avec Carthage, une
partie importante des forces romaines passerait en Sicile ; en tout cas,
Pyrrhos promit expressément de revenir de Sicile pour protéger ses alliés[116]. Dans les
villes peu belliqueuses des Grecs, il laissa des garnisons[117], spécialement à
Tarente, où Milon commandait. Il est vrai que les habitants en étaient peu
satisfaits : il devait, disait-on, continuer contre les Romains la guerre
pour laquelle on l'avait appelé, ou, s'il voulait laisser en souffrance les
affaires du pays, évacuer aussi la ville. On leur enjoignit de se tenir
tranquilles ; ils durent attendre le moment que Pyrrhos jugerait favorable.
Après Tarente, le point le plus important pour la défense de l'Italie était
Locres ; Pyrrhos en confia le commandement à un fils Alexandre.
Vers l'été de 278, Pyrrhos fit voile de Tarente avec ses
éléphants et 8.000 fantassins[118] ; il relâcha à
Locres ; le passage par Rhégion était barré par une partie de la flotte
carthaginoise, le débarquement à Messana empêché par les Mamertins. Pyrrhos
gouverna donc au sud du détroit et se dirigea vers le port de Tauroménion,
dont le tyran, Tyndarion, s'était déjà déclaré prêt à lui ouvrir les portes
de sa ville. Renforcé par les troupes que lui donna celui-ci, il remit à la
voile pour descendre à Catane ; il y fut salué avec allégresse et honoré
d'une couronne d'or. C'est là que son armée débarqua, et, pendant qu'elle
poursuivait sa marche sur Syracuse, la flotte, équipée pour la bataille,
longeait la côte. Les Carthaginois qui avaient envoyé trente vaisseaux de
leur flotte dans le Faro, reculèrent devant un engagement ; la flotte du roi
entra sans obstacle dans le port de Syracuse. Thœnon et Sostrate, qui y
bataillaient l'un contre l'autre, avaient tous deux appelé le roi à leur
secours. Pyrrhos les réconcilia ; leurs troupes — Sostrate avait à lui seul
10.000 hommes — les riches approvisionnements de guerre amassés dans la
ville, et surtout la flotte de 120 vaisseaux pontés et 20 non pontés, tout
fut mis à la disposition du roi ; il eut sous ses ordres une flotte de plus
de 200 navires[119]. En outre, le
maître de la ville des Léontins se hâta de se joindre à lui, de lui livrer sa
ville, ses forteresses, et de lui amener 4.000 fantassins et 500 cavaliers.
Les villes suivaient l'une après l'autre l'exemple donné ; c'était un
soulèvement général du monde grec en danger. Avant tout, il fallait sauver le
sud de l'île ; comme Pyrrhos s'y portait pour délivrer Agrigente, les envoyés
de la ville arrivaient déjà, annonçant que la garnison punique de la ville
était chassée. Sostrate la livra à Pyrrhos, avec les trente villes qu'il
avait ou prétendait avoir sous son commandement ; une armée de 8.000
fantassins et 800 cavaliers, qui ne le cédait en rien aux troupes épirotes,
se joignit au roi. Des engins de siège et des projectiles furent apportés de
Syracuse ; on devait se diriger sur les places fortes des Carthaginois.
Pyrrhos se mit eu marche avec 30.000 fantassins, 2.500 cavaliers et les
éléphants. Héraclée fut prise tout d'abord. Les villes grecques, et surtout
Sélinonte, Égeste, ouvrirent avec joie leurs portes au libérateur. Ensuite il
se jeta sur Éryx, position extrêmement solide et munie d'une forte garnison,
promettant à Héraclès des jeux et un sacrifice solennel, s'il le faisait
paraître un champion digne de sa race et de son bonheur. Pyrrhos lui-même
monta le premier à l'assaut ; après une lutte acharnée, la ville fut prise.
Puis on se dirigea à marches forcées sur Panormos, le plus beau port de la côte
septentrionale ; quand les Iætiens eurent ouvert les portes de leur ville,
Panormos tomba à son tour ; la montagne d'Hercté avec son château-fort fut
emportée aussi[120]. Les
Carthaginois ne tenaient plus que la forte position de Lilybée, à l'autre
extrémité de l'île. On attaqua aussi les Mamertins, qui avaient rendu
tributaires quelques villes des environs ; ils furent refoulés, leurs
citadelles rasées, leurs percepteurs exécutés : il ne leur resta plus que
Messana. C'étaient là des succès extraordinaires : les Grecs de Sicile
étaient sauvés, délivrés et réunis de nouveau en un même corps sous le héros
Pyrrhos. Pour célébrer cette union enfin rétablie, Syracuse frappa alors ses
monnaies, les monnaies du roi Pyrrhos, avec
la légende Sicéliotes, la tête du dieu de
Dodone et l'image de la Cora
sicilienne[121].
Lilybée était presque complètement entourée par la mer,
et, du côté étroit par où elle tenait à la terre, elle était couverte par des
murailles, des tours et des fossés. Les Carthaginois l'avaient munie de
troupes nouvelles venues d'Afrique[122] et pourvue en
abondance de provisions de bouche, de machines et de projectiles : la place
semblait imprenable. Toutefois, ils offrirent la paix au roi ; ils
demandaient seulement de rester en possession de Lilybée, moyennant quoi ils
s'engageaient à reconnaître Pyrrhos comme maître et seigneur de l'île, à
payer une somme d'argent considérable, à mettre leur flotte à la disposition
du roi. Leur offre ne pouvait viser que Rome, malgré l'alliance défensive qui
venait d'être conclue : les parties contractantes ne se fiaient pas l'une à
l'autre ; déjà le fait même que l'on n'avait pas su à Rome empêcher Pyrrhos
de quitter l'Italie pouvait donner à penser aux Carthaginois ; peut-être
aussi voulurent-ils simplement éviter ainsi d'appeler des troupes romaines en
Sicile. Rome s'était hâtée-de mettre à profit en Italie l'absence de Pyrrhos.
Le consul Fabricius put à la fin de l'année célébrer un triomphe sur les
Lucaniens, Brettiens, Samnites et Tarentins[123] ; et cette
ville d'Héraclée, près de laquelle deux ans auparavant les Épirotes avaient
remporté une victoire, fut gagnée à l'alliance de Rome[124] C'était une
acquisition importante : elle coupait en deux l'Italie méridionale occupée
par Pyrrhos ; elle devenait, après Venouse, le point d'appui le plus
important en vue d'entreprises ultérieures.
Il faut admettre, ce semble, que ces propositions de paix
ont été faites par les Carthaginois après la première campagne, vers le début
de l'année 277[125]. Elles étaient
réellement séduisantes : alors même que Pyrrhos ne voudrait pas mettre à
profit l'aide des Carthaginois, les forces maritimes de l'île lui
fournissaient l'occasion de poursuivre avec de nouvelles chances sa lutte
contre Rome ; en tout cas, l'Italie était alors sauvée, la Sicile jusqu'à la pointe
occidentale perdue pour les Carthaginois ; et, avec une organisation
nouvelle, sous un prince énergique, avec l'alliance des Italiens, l'île
devait s'élever à un degré de puissance qui exercerait une influence des plus
énergiques sur l'avenir de l'Occident. Mais, d'autre part, n'était-il pas à
prévoir que les Carthaginois resteraient aussi peu fidèles au traité signé
avec Pyrrhos qu'ils avaient été avec Rome pour celui qu'ils venaient à peine
de conclure ? Avec Lilybée, ils tenaient une position d'où ils pouvaient, si
Pyrrhos se tournait vers l'Italie, regagner du terrain en Sicile ; tant que
Carthage n'était pas humiliée, complètement refoulée en Afrique, on ne
pouvait sérieusement engager la lutte contre Rome : plus l'abaissement de
Carthage serait rapide et complet, plus la perte de Rome était assurée. Il
était à prévoir, il est vrai, que plus les Carthaginois seraient
vigoureusement assaillis, plus Rome mettrait d'ardeur à s'avancer en Italie,
à rompre les alliances de Pyrrhos, à mettre à la raison les Italiens, à
préparer les voies pour la défection des villes grecques, et comment être sûr
que l'offensive sur mer réussirait mieux que la première tentative par terre
?
Pyrrhos lui-même semble avoir balancé sur la décision à
prendre. Il délibéra avec ses amis et les Sicéliotes. Les Sicéliotes, ne
voyant que l'intérêt de leur île, demandaient qu'on arrachât aux Carthaginois
leur dernier point d'appui dans l'île ; quant aux amis, la perspective de
passer en Libye après la chute de Lilybée, de piller les riches campagnes de
Carthage, put leur paraître plus séduisante, plus propre à entretenir les
bonnes dispositions des troupes, que la lutte plus glorieuse, il est vrai,
mais aussi plus périlleuse et moins rémunératrice au point de vue du butin,
contre Rome et ses alliés. Les troupes épirotes qui formaient le noyau de
l'armée étaient fortement réduites ; les forces de terre que le roi avait à
sa disposition n'étaient certainement pas plus nombreuses que lors de la
dernière bataille contre les Romains ; avec les ressources de la Sicile, on viendrait plus
vite à bout de réunir une flotte supérieure à celle de l'ennemi ; Lilybée
semblait devoir céder à une attaque énergique. Les offres puniques furent
ainsi rejetées : on répondit qu'on ne pouvait faire de paix et d'alliance
avec Carthage avant qu'elle eût évacué entièrement la Sicile[126].
Aussitôt on mit la main à l'œuvre, pour chasser de leurs derniers
postes les Carthaginois. Pyrrhos établit son camp devant Lilybée. On donna
assaut sur assaut, mais des pierres, des traits, des projectiles de toute
sorte en quantités énormes pleuvaient sur les assaillants, et chacune des
attaques était repoussée avec de grandes pertes ; le matériel d'assaut qui
devait venir de Syracuse n'arrivait pas ; on dressa de nouvelles machines,
mais sans succès ; on essaya da miner les murailles, mais elles étaient
bâties sur le roc. Après deux mois d'efforts infructueux, Pyrrhos leva le
siège. On n'en dut mettre que plus de hâte à attaquer la puissance punique
dans sa racine ; c'est aux portes de Carthage qu'il s'agissait d'obtenir par
force la reddition de Lilybée et plus encore.
C'est ici la crise décisive de la vie de Pyrrhos. Il avait
bien de la hardiesse, de grands talents militaires, l'esprit chevaleresque,
l'admiration de tout ce qui était grand et noble ; mais à son activité
manquait ce qui jadis, dans cette même Sicile, avait fait obtenir à Timoléon
de si grands résultats, ce principe vivifiant qui circulait dans les veines
de Rome et la rendait invincible, le poids et le sérieux d'un grand but,
d'une haute mission morale. Ce n'est pas pour sauver les Grecs d'Italie et de
Sicile qu'il était venu ; s'il avait prêté à leur cri de détresse une oreille
favorable, c'est qu'il y 'voyait un prétexte et une occasion pour fonder une
souveraineté puissante qu'il avait vainement cherchée mainte et mainte fois
chez lui. Et encore cette souveraineté ne lui apparaissait pas comme un but
et une fin ; elle ne devait être pour lui qu'un moyen de plus de satisfaire
le besoin impérieux et incessant d'une activité toujours nouvelle. Ses plans
sont audacieux, grandioses, imprévus, mais il ne fait, en les exécutant, que
jouir de sa force ; la guerre avec ses fureurs est pour lui un jeu hardi, une
œuvre d'art où il se sent maître, et non un moyen sérieux d'atteindre en
dernier ressort aux fins les plus hautes ; il embrasse d'un regard sûr les
grandes idées d'affranchissement de la race grecque, d'union des Hellènes,
mais elles ne sont pas pour lui-même les dernières et les plus hautes raisons
d'agir : ce ne sont à ses yeux que des moyens stratégiques. Les Siciliens
l'ont reçu avec enthousiasme ; sa douceur, sa modération, sa confiance ouverte,
lors de son arrivée, les a enchaînés à lui de plus en plus étroitement ; ce
n'est pas que les anciennes vertus, le dévouement, la confiance,
l'abnégation, fussent tout à coup rentrées chez les Siciliens, mais il eût pu
triompher de la jalousie, de la défiance, de la discorde par une douceur
mêlée de sévérité, mettre un frein à cet esprit de révolte qui se réveillait
et en tirer de grands effets, s'il avait eu en lui-même cette force solide et
tranquille, cette fermeté morale dont l'absence fut, à vrai dire, la ruine des
Grecs, dont la possession fut la force irrésistible de Rome.
Il voulait passer en Afrique. Pour équiper les centaines
de navires, il fallait des matelots ; de tels enrôlements étaient
intolérables pour les libres démocraties des villes. Les moyens sérieux
auxquels recourut le roi ne firent qu'augmenter le mécontentement, la
résistance ; on put se plaindre que de roi il fût devenu despote, et en
retour, le mauvais vouloir des Sicéliotes l'obligea à prendre contre eux des
garanties, à confier la garde des villes à des hommes sûrs, à des gens de
guerre d'un dévouement éprouvé, à leur déléguer le soin de maintenir l'ordre,
à restreindre les franchises légales des démocraties. Il en vint bientôt,
toujours sous prétexte de les protéger contre les Carthaginois, à occuper
militairement les villes, à lever des taxes sur les fortunes, à surveiller de
près les mécontents ; on découvrit des complots, des relations avec les
ennemis dans presque toutes les villes ; des notables tombèrent comme
traîtres sous la hache du bourreau ; enfin, quand Thœnon lui-même, qui
s'était rallié à lui avant tous les autres, fut exécuté, que Sostrate aussi
allait être arrêté et trouva à peine son salut dans la fuite, alors la mesure
fut comble ; chaque ville chercha à se sauver du mieux qu'elle put, les unes
en invoquant la protection des Mamertins, les autres en se donnant aux
Carthaginois[127].
Ce tableau est le seul renseignement qui nous ait été
conservé touchant la conduite du roi en Sicile. Cette flotte destinée à
l'Afrique ne se constitua point ; les réfugiés de Syracuse se joignirent aux
Carthaginois, qui déjà regagnaient du terrain ; les Mamertins empiétaient de
nouveau aux alentours, et Pyrrhos ne voyait autour de lui que défection,
mutinerie, haine générale. C'est alors qu'arrivèrent des députés du Samnium
et de Tarente pour le supplier de revenir en Italie. Il savait ce qu'il
abandonnait quand il quitta la
Sicile : Quel champ de bataille,
dit-il, nous laissons aux Carthaginois et aux
Romains ![128] Mais, pour
partager son armée, il voyait des deux côtés les ennemis trop puissants[129]. Il se redressa
encore une fois de toute sa force contre les Carthaginois qui poussaient en
avant ; il les refoula[130]. Puis il quitta
la Sicile
pour sauver l'Italie.
Trois ans durant, les peuples d'Italie, surtout les
Samnites, avaient soutenu contre Rome une lutte désespérée ; non pas trois
ans seulement ; en deux générations à peine, les Samnites avaient eu près de
quarante années de guerre et de destruction ; puis, à peine s'étaient-ils
remis à labourer leurs champs ravagés pendant trois années qu'ils s'étaient
levés une quatrième fois à l'appel des Tarentins. Ils n'avaient guère eu
qu'un instant de calme et de sécurité[131], au moment où
Pyrrhos s'était avancé jusque dans le voisinage de Rome ; depuis son départ,
ils avaient de nouveau lutté contre leurs terribles adversaires, sans espoir,
mais inébranlables dans leur courage et dans leur haine. Les victoires à la
suite desquelles Fabricius obtint le triomphe en 278 n'avaient pas découragé
le Samnium ; dès l'année suivante, les deux consuls P. Cornélius Rufinus et
C. Junius Brutus parurent dans le Samnium, ravageant les campagnes par où ils
passaient, détruisant les bourgades où ils pouvaient pénétrer, abandonnées
qu'elles étaient par les habitants. Les Samnites avaient transporté à la hâte
femmes, enfants, pécule, dans les fourrés des montagnes : les consuls osèrent
les y attaquer, mais ils furent accueillis par la plus terrible résistance ;
un grand nombre de Romains furent tués ou pris[132]. Cette défaite
mit la désunion entre les deux consuls ; pendant que Brutus restait dans le
Samnium et y continuait ses ravages, Rufinus marcha vers le sud ; il battit
les Lucaniens, les Brettiens et se porta sur Crotone. L'exemple qu'avait
donné l'alliance d'Héraclée avec Rome devait faire naître en tous lieux des
partis favorables aux Romains. Il y en avait un semblable à Crotone, opposé à
celui des Épirotes ; pendant que celui-ci se tournait vers Tarente et
demandait du secours, le premier invitait le consul à paraître devant les portes,
qu'on devait lui ouvrir. Mais Nicomachos était arrivé avant lui de Tarente ;
une attaque du consul fut repoussée, et il commença inutilement à faire le
siège de la ville, protégée par de solides 'remparts. Il fit alors savoir
qu'il se dirigeait sur Locres ; comme il faisait semblant de partir,
Nicomachos prit rapidement les devants par un chemin plus court ; le consul
alors retourna sur ses pas, et, à la faveur d'un brouillard épais, prit la
ville. Nicomachos eut beau revenir en toute hâte ; il trouva la ville perdue,
les routes occupées par l'ennemi, et il perdit beaucoup de monde pour
s'ouvrir un chemin vers Tarente[133]. Après cela,
Caulonia fut prise aussi et ravagée par les Campaniens qui se trouvaient dans
l'armée consulaire[134]. Locres se
rangea du parti des Romains. L'année suivante (276), le consul Q. Fabius Maximus Gurges
continua la guerre contre les Samnites, Lucaniens, Brettiens ; ses opérations
s'étendirent jusqu'à Leucade. Plus que son triomphe, le cri de détresse
poussé vers Pyrrhos témoigne de ses succès : c'est à peine si l'on pouvait
encore tenir dans les villes contre les ennemis ; le plat pays était tout
entier en leur pouvoir, ou serait forcé de se rendre s'il ne venait point de
secours[135].
L'Italie était, autant dire, perdue quand Pyrrhos quitta la Sicile. En s'en
allant, il emportait comme d'un pays ennemi un immense butin ; 110 vaisseaux
de guerre escortaient une flotte de transport beaucoup plus nombreuse[136], mais
l'équipage avait été recruté de force en Sicile ; il savait que, s'il
arrivait à Tarente, il était destiné à ne jamais revenir au pays. C'est à une
telle marine que le roi était obligé de se confier ; la traversée était
difficile, car ni Locres ni Rhégion n'ouvraient leur port au débarquement, et
il fallait se hâter, car une flotte punique croisait devant le détroit.
Pyrrhos n'échappa point à celle-ci, et les Carthaginois remportèrent une
facile victoire ; 70 vaisseaux, dit-on, furent coulés à fond, 12 seulement
échappèrent sans avarie[137]. Et voici qu'un
nouveau danger attendait le vaincu ; 10.000 Mamertins étaient passés de
Sicile sur l'autre rive et avaient occupé les gorges que traversait la route.
Un terrible combat s'engagea en ce lieu ; pendant que l'avant-garde, sous la
conduite du roi, s'ouvrait un passage avec effort, l'arrière-garde était
attaquée : toute la colonne fut mise en désordre ; deux éléphants furent
tués, le roi lui-même blessé à la tête ; les vieux soudards de Messana n'en
attaquèrent qu'avec plus d'audace, jusqu'au moment où le roi, le visage plein de sang et lançant des regards effrayants,
fondit enfin de nouveau sur l'ennemi et, de la terrible force de son bras,
fendit par le milieu du corps le gigantesque chef des ennemis. Alors seulement
ceux-ci quittèrent la place[138].
11 se dirigea sur Locres, qui lui ouvrit ses portes ; une
attaque rapide sur Rhégion fut repoussée avec pertes. Il revint à Locres ;
c'est alors seulement que des amendes et des exécutions châtièrent les
partisans de Rome[139]. La malheureuse
bataille du détroit devait avoir fait sombrer la meilleure partie de sa
caisse militaire ; le manque d'argent le mettait dans le plus cruel embarras,
et les alliés refusaient de lui payer un surplus de contributions ; c'est
alors que quelques amis[140] lui conseillèrent
de piller les trésors sacrés du temple de Perséphone. Mais les dieux irrités,
dit-on, détruisirent dans une violente tempête la flotte qui emportait à
Tarente le produit du vol, et repoussèrent les navires, avec les ex-votos et
les richesses de la déesse, jusqu'au rivage et dans le port de Locres.
Pyrrhos lui-même, troublé, de ce miracle, aurait rendu les dépouilles et
tenté d'apaiser la déesse par des sacrifices solennels, et, comme ils
n'étaient pas favorables, il en aurait été encore plus saisi et aurait fait exécuter
ses mauvais conseillers[141] ; mais le courroux
de la ténébreuse déesse avait continué depuis lors à peser sur lui : son
bonheur l'avait ;quitté. On assure que Pyrrhos lui-même l'avait senti et qu'il
le disait dans ses Mémoires[142].
Pyrrhos avec son armée — 20.000 fantassins, dit-on, et 300
cavaliers — parvint sans encombre à Tarente, par voie de terre, ce qu'il
semble ; le parti épirote put encore une fois lever la tête dans les villes
du Brettium et de la Lucanie
; en route, l'armée put être renforcée de nouvelles recrues ; à Tarente même,
les hommes les plus robustes furent enrôlés pour le service. Pyrrhos put, au
printemps suivant, conduire à l'ennemi un nombre d'hommes suffisant, mais, au
lieu de ses vétérans épirotes, il avait des troupes de formation récente pour
la plupart, Grecs vagabonds et Barbares qui,
eussent-ils été braves, n'étaient ni exercés ni sûrs.
Et pourtant, la terreur précéda comme auparavant son nom ;
on fut troublé à Rome du nouveau danger qui menaçait. Une peste avait,
l'année précédente (276), sévi avec violence à Rome et sur le territoire
romain[143]
; de mauvais présages serraient les cœurs ; un ouragan avait précipité la
statue de Jupiter du haut du Capitole ; comme on ne trouva la tête nulle
part, cela parut présager la ruine de la ville, jusqu'au moment où l'art des
haruspices désigna dans le Tibre la place où on la trouva[144]. Et pourtant
l'effroi paralysait le peuple ; quand le nouveau consul, M'. Curius Dentatus,
qui en 290 avait glorieusement terminé la guerre du Samnium, commença
précipitamment les, levées, les hommes appelés ne se présentèrent point :
aussitôt on mit à l'encan les biens du premier récalcitrant ; il implora
vainement le secours des tribuns ; le consul le vendit, lui et ses biens ; ce
fut le premier exemple de cette sorte[145]. La levée
réussit par ce moyen ; Lentulus alla couvrir la Lucanie, pendant que
Curius s'établissait solidement dans le Samnium.
Pyrrhos devait tenter de porter autant que possible la
guerre au nord de l'Italie, pour soulager ses anciens alliés, surtout les
Samnites ; quelques bataillons de Samnites s'étaient bien joints à lui, mais
leur courage était brisé, leur confiance perdue ; et pourtant le roi devait
faire tous ses efforts pour les sauver. Il divisa donc ses troupes ; pendant
qu'une armée s'avançait en Lucanie, pour occuper le consul Lentulus, il
conduisit lui-même ses principales forces contre Curius. Le consul s'était
retranché sur les hauteurs qui avoisinent Bénévent. Il cherchait à éviter une
bataille avec les forces supérieures des ennemis[146] : les auspices
n'étaient pas favorables ; il attendait l'arrivée de son collègue de Lucanie.
Pour la même raison, Pyrrhos se hâta de frapper le coup décisif ; il fut
décidé que, pendant la nuit, un corps de troupes d'élite devait tourner le
camp ennemi pour gagner les hauteurs qui le dominaient. Un rêve, dit-on,
effraya le roi ; il voulut renoncer à cette difficile manœuvre, différer la
bataille ; mais l'avis de ses familiers et l'arrivée prochaine de Lentulus
fit décider la bataille. Dans les ténèbres de la nuit, les meilleures troupes
et les éléphants les plus vigoureux se mirent en marche pour gagner ces
hauteurs. C'était un long trajet à faire dans des bois sans chemin ; on dut
chercher le sentier à l'aide de torches ; le temps et la distance avaient été
mal calculés ; les torches ne suffirent point ; on s'égara ; il faisait jour
déjà quand on atteignit les hauteurs en question. Le camp romain vit avec
consternation les corps d'armée ennemis au-dessus et au-dessous de lui ; tout
fut en tumulte ; mais les présages étaient favorables, une bataille inévitable.
Curius marcha donc à l'ennemi, qui était paralysé par la fatigue et le
désordre, suites nécessaires d'une telle marche de nuit ; en peu de temps,
les premiers rangs et bientôt le corps tout entier furent culbutés ; un grand
nombre de soldats furent tués, une couple d'éléphants enlevés à l'ennemi. La
victoire avait fait descendre le consul, dans la plaine dite d'Arusia ; alors
Pyrrhos fit avancer les troupes restées en arrière ; il s'agissait de décider
du sort de la journée. D'un côté, les Romains furent vainqueurs et
enfoncèrent l'ennemi ; sur l'autre aile, ils furent refoulés jusqu'à leur
camp, surtout par les éléphants qu'on avait lancés en avant, mais là, ces
derniers furent accueillis par les troupes qu'on avait laissées pour défendre
le camp ; elles lancèrent contre eux des traits enflammés, les refoulèrent,
et firent tant que ces animaux, rebroussant chemin, épouvantés et furieux, se
ruèrent au travers de leur propre armée, répandant partout le désordre sur
leur chemin[147].
La défaite fut décisive et complète. Le camp du roi fut enlevé, deux
éléphants tués, huit cernés dans un terrain fermé et livrés par leurs guides
indiens ; ils firent l'ornement le plus admiré
du triomphe qui signala la rentrée de Curius à Rome, en février 274.
L'armée de Pyrrhos était si complètement défaite que
quelques cavaliers seulement accompagnèrent sa fuite vers Tarente. Il était
évident que les troupes envoyées en Lucanie ne pourraient plus tenir campagne
; du reste, on avait besoin de couvrir Tarente, en prévision d'une attaque
immédiate de la part des Romains.
Le premier péril était conjuré ; mais ensuite ? Pyrrhos
allait-il continuer la guerre ? Avec les ressources qui lui restaient, cela
ne paraissait pas possible. Devait-il, comme il avait fait l'année précédente
pour la Sicile,
abandonner aussi maintenant l'Italie, et, sans gloire, sans butin, comme un
fugitif, rentrer en Épire ? Avec quelles espérances il était parti ! Comme il
avait été près, à la tête de la confédération des Hellènes de Sicile et
d'Italie, de réaliser les anciens plans d'Agathocle, de Denys, d'Alcibiade,
grâce auxquels une nouvelle splendeur aurait commencé pour la Grèce ! Ces
espérances s'étaient évanouies avec la perte de la Sicile ; s'il quittait
maintenant l'Italie elle-même, alors l'Italie grecque, il devait le
comprendre, était perdue aussi et non pour lui seulement ; elle revenait
inévitablement, comme une proie assurée, à l'orgueilleuse Rome, et la Sicile serait sa plus
prochaine conquête. Comment la mer pourrait-elle ensuite être pour elle une
borne ? et dans la patrie de la race grecque, dans l'Orient hellénisé, il
n'était pas de puissance qui pût s'opposer aux vainqueurs des Gaulois et des
Samnites. Véritablement, Pyrrhos pressentit les voies obscures de l'avenir
quand il envoya près d'Antigone en Macédoine, près d'Antiochos en Asie, près
d'autres princes d'Orient[148], demander de
l'argent et des troupes pour continuer la guerre. Déjà le bruit courait que
des armées macédoniennes, asiatiques, allaient venir au secours de la Grèce italienne, et
les consuls n'osèrent pas s'avancer vers le sud. Lentulus, lui aussi, marcha
contre les Samnites pour mériter le triomphe en les combattant, mais sans
obtenir d'avantage décisif.
Mais les rois éloignés n'écoutèrent pas le cri de
détresse. Antigone avait la Macédoine à organiser et à protéger contre les
Galates ; toute l'Asie-Mineure tremblait devant ces bandits, ou se déchirait
dans les luttes sans cesse renouvelées des dynastes ; la Syrie se sentait paralysée
par l'artificieuse politique des Lagides, qui étendait ses empiétements ; la Grèce était un
mélange confus d'impuissance, de discorde et de haine. Le même émiettement
insensé, le même égoïsme, le même aveuglement qui avait amené successivement
la ruine des États libres de la Grèce et compromis radicalement le résultat des
merveilleuses victoires d'Alexandre, avait passé maintenant chez les Épigones
de son empire, chez les États hellénistiques. Pendant que la race grecque se
déchirait dans des désordres sans fin, se laissait enlever ses meilleures forces
pour helléniser l'Asie, et que l'énergie hellénistique de l'Orient
s'affaiblissait d'autant plus qu'elle devait embrasser un espace plus
illimité, dans le même temps, cette puissance de Rome se resserre de plus en
plus solidement en une centralisation plus étroite, poursuivant ses progrès
avec une formidable et irrésistible lenteur. Le roi d'Épire l'a vue combattre
; il comprend que les villes grecques d'Italie sont le boulevard de l'Orient,
mais on ne l'écoute pas.
Le retour de Pyrrhos quittant l'Italie passe pour avoir
été une fuite peu glorieuse ; après avoir reçu les messages des rois, où on
lui refusait les secours demandés, il aurait donné lecture des lettres aux
notables épirotes et tarentins, comme si elles contenaient des promesses de
secours, et, la nuit suivante, il aurait mis à la voile[149]. Il ramenait
avec lui 8.000 fantassins et 500 cavaliers ; il laissa à Tarente une garnison
sous les ordres de Milon, et même son fils Hélénos[150]. Cela ne
ressemble pas à une fuite : mais il ne lui restait plus qu'à garantir de son
mieux le dernier point qu'on pût conserver encore sur la côte italique et à
rentrer en hâte dans ses foyers, pour regagner dans de nouvelles luttes
quelque puissance, des ressources, la possibilité d'une nouvelle campagne en
Italie. Nous verrons comment il conquit la Macédoine
aussitôt après son arrivée ; puis il passa rapidement dans le Péloponnèse.
C'est là que la mort le surprit (272).
Son successeur Alexandre tourna bien ses regards vers l'Italie, vers la Sicile ; mais, de ce
côté, la situation se trouva en trop peu de temps radicalement transformée.
Rome, après une lutte de neuf ans, soutenue avec les plus
grands efforts, s'accorda un repos d'une année ; en 273, elle s'arma pour
entamer une lutte enfin décisive contre les malheureux alliés du roi d'Épire.
Une colonie établie à Posidonia assura l'entrée du pays lucanien[151] ; on remporta
des victoires sur les Lucaniens, Samnites et Brettiens ; il n'était plus
besoin, semblait-il, que d'un dernier effort, et ils allaient être sujets de
Rome. Tarente aussi en était au même point : on trouvait que Milon gouvernait
trop durement ; une conspiration éclata contre le commandant épirote, et on
l'attaqua sous la conduite de Nicon ; mais les conjurés furent battus. Ils se
jetèrent dans une forte position sur le territoire tarentin, envoyèrent des
ambassadeurs à Rome, conclurent la paix pour leur propre compte. Rome put
voir que Tarente était mûre pour la conquête.
L'an 272, la grande année des solutions définitives,
arriva. Au moment où Pyrrhos avait conquis la Macédoine :sans
avoir entrepris encore sa campagne malheureuse dans le Péloponnèse. on élut à
Rome pour consuls deux consulaires qui avaient célébré vingt ans auparavant
le triomphe le plus éclatant sur les Samnites[152], L. Papirius
Cursor et Sp. Carvilius Maximus ; on appréhendait probablement le retour de
Pyrrhos et on désirait vivement un résultat prompt et décisif[153].
Papirius était déjà en marche vers Tarente quand la
nouvelle de la mort de Pyrrhos y parvint. On redoutait les Romains ; on haïssait
les Épirotes ; on s'adressa secrètement aux généraux carthaginois qui étaient
en Sicile. Pour la politique carthaginoise, c'eût été un avantage sans pareil
que de prendre pied à Tarente et d'avoir là, sur la côte d'Italie, une place
forte comme elle en avait une en Sicile à Lilybée. Une flotte punique parut
dans le port, pendant que Papirius campait devant la ville. Milon se trouvait
entre les deux, trahi par ceux-là même dont il était l'unique appui. Aussi
les trahit-il à son tour. Il persuada aux habitants que Papirius, pour ne pas
laisser tomber la ville entre les mains des Barbares, inclinait à accorder
une paix tolérable ; il négocia, se réserva libre retraite avec ses soldats
et sa caisse, livra ensuite la citadelle au consul, et abandonna la ville à
son bon plaisir. Les murs furent détruits, les vaisseaux et les magasins
d'armes livrés ; le triomphe de Papirius fut orné de statues, de tableaux,
d'objets précieux de style hellénique[154]. La paix et la
liberté furent garanties à la ville, mais une liberté accompagnée d'un tribut
annuel et d'une forte garnison romaine dans la citadelle[155].
De tous les ennemis qu'avait Rome au sud de l'Italie, il
n'y avait plus debout que la légion révoltée dans Rhégion ; elle avait fait
alliance avec les Mamertins de Messana, et elle avait même pris d'assaut et.
saccagé Crotone. Enfin, en 270, le consul Genucius entreprit le siège de la
ville. Une guerre en Sicile enleva à Rhégion le secours des Mamertins[156] ; après un long
siège, elle fut emportée au milieu d'un carnage terrible ; le reste de ce qui
jadis avait été la légion romaine fut mené enchaîné à Rome et condamné à mort
par le vote unanime des tribus : ils étaient en 'tout cinquante, qui furent
battus de verges et décapités le même jour[157]. Quant à
Rhégion, elle fut rendue aux anciens habitants de race hellénique, à ceux du moins
qu'on put encore réunir après le coup qui les avait dispersés.
A la fin de 270, Rome avait achevé la soumission de
l'Italie. Carthage n'en avait pu faire autant en Sicile ; le noble Hiéron
s'était emparé du pouvoir à Syracuse. Il lutta non sans succès contre les
Mamertins, envoya aux Romains qui assiégeaient Rhégion des troupes
auxiliaires et des vivres. De nouvelles et terribles luttes se préparaient.
La grande faute politique de Carthage, c'était de n'avoir pas empêché la
chute de Tarente ; les traités subsistants interdisaient aussi peu son
immixtion dans les affaires italiques que celle de Rome en Sicile. Mais le
général carthaginois avait paru dans le port de Tarente sous sa propre
responsabilité : lorsque plus tard Rome s'en plaignit sérieusement à
Carthage, le Sénat punique se justifia en protestant par serment que cela
s'était fait à son insu[158]. Six ans
étaient à peine écoulés que Rome attaquait les Carthaginois en Sicile.
C'est ainsi que la guerre avec Pyrrhos fit entrer Rome
dans la sphère des grandes relations politiques qui, liées au nom des
Carthaginois et de l'hellénisme, s'étendaient depuis les Colonnes d'Hercule
jusqu'au Gange. Un an après que Pyrrhos eut quitté l'Italie, l'année même où
il faisait la conquête de la Macédoine, Ptolémée II envoya d'Égypte à Rome
des députés chargés de proposer de sa part amitié et alliance, et Rome
répondit à cette avance significative par la plus haute distinction qu'elle
ait jamais accordée à un prince étranger : parmi ses trois ambassadeurs était
le prince du Sénat, Q. Fabius Gurges. Les ambassadeurs furent reçus avec
éclat. Le roi leur fit offrir, à la mode grecque, des couronnes d'or : ceux-ci,
pour s'approprier le présage[159] et faire
honneur au roi, acceptèrent les présents, mais ils placèrent ensuite les
couronnes sur la tête de ses statues ; quant aux autres cadeaux honorifiques
qui ne pouvaient être refusés de la sorte, ils les donnèrent au Trésor, une
fois de retour, avant même de faire leur rapport sur l'ambassade ; mais le
Sénat les leur laissa chez eux à titre de souvenir honorable. Ainsi fut
inaugurée une alliance qui devait prouver, par sa durée de deux siècles,
qu'elle était bien appropriée à la situation.
Il se fit une seconde alliance qui n'était pas moins
importante. Déjà les Romains avaient occupé Brundisium, lieu où l'on
s'embarquait pour Apollonie. Cette vieille ville hellénique, florissante par
son commerce, renommée de bonne heure et plus tard encore pour sa
constitution sagement ordonnée[160], envoya en 270
une ambassade à Rome ; dans quel dessein, on ne nous le dit pas, mais on
devine encore la nature des dangers qui la menaçaient[161]. Le roi des
Dardaniens, Monounios, avait depuis une dizaine d'années, à la faveur des
troubles occasionnés par les invasions gauloises, étendu de plus en plus sa
puissance ; déjà Dyrrhachion était sous sa domination ; en ce moment même, il
se pouvait qu'il fit la guerre à Alexandre d'Épire ; à supposer que celui-ci
fût victorieux, Apollonie n'en était peut-être pas moins menacée. L'ambassade
des Apolloniates a laissé sa trace dans l'histoire, à cause d'un incident
survenu à cette occasion. Des Romains de distinction ayant insulté
grossièrement les ambassadeurs, le Sénat leur livra les coupables ; mais les
Apolloniates les relâchèrent sans les punir[162]. On peut
conclure de cet accueil fait à l'ambassade qu'Apollonie n'était pas en guerre
avec Alexandre, sans quoi la mission aurait été populaire ; il est probable,
au contraire, que la ville passait pour être attachée par des intérêts
communs à la cause de l'Épire. Mais l'importance de relations amicales avec
une ville comme Apollonie ne pouvait échapper à la sagacité du Sénat ; les
égards qu'il montra pour les ambassadeurs et la façon dont il leur fit rendre
justice prouvent que les Pères Conscrits savaient en apprécier la valeur. Il
y eut à coup sûr une alliance conclue alors entre Rome et Apollonie.
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