Base géographique de l'histoire. — Évolution issue et affranchie du
milieu local. — La civilisation grecque. — Rôle d'Alexandre. — Fondations de
villes — Le royaume des Lagides. — Le royaume des Séleucides. — Chicle. —
L'Atropatène. — L'Asie-Mineure. — Les Galates. — La Macédoine. —
Les Grecs. — L'Épire. — Coup d'œil rétrospectif. Les Grecs en Sicile et en
Italie.
Si l'on embrasse du regard la vie historique du monde
ancien, elle se montre partagée, au point de vue de l'espace, en deux grands
cercles dont les centres sont de caractère aussi opposé que leurs
périphéries.
De la rive occidentale de l'Indus à l'Arménie s'étend un
vaste plateau, déprimé et désert à l'intérieur, entouré d'une enceinte de
montagnes généralement bien arrosées et habité par des montagnards
belliqueux. Dans l'angle nord-est, les montagnes qui bordent ce plateau se
relient aux montagnes gigantesques de la Haute-Asie, tandis qu'à
l'ouest, où elles sont comme ramassées en forme de nœud dans les régions de
l'Arménie, elles se ramifient vers le nord, l'ouest et le sud, en donnant
naissance aux chaînes du Caucase, de l'Asie-Mineure et de la Syrie. Sur les pentes
de ce plateau iranien se répète avec une remarquable uniformité le système
hydrographique des fleuves doubles avec leurs riches bassins : à l'ouest, les
pays fertiles de l'Euphrate et du Tigre, séparés de la péninsule Arabique par
un désert ; à l'est, l'Indus et le Sadlatj, artères principales du riche
Pandjab, également séparés du cœur de l'Inde brahmanique par un désert, —
deux bassins inclinés l'un et l'autre, l'indien aussi bien que l'araméen,
vers la mer du Sud ; — au nord, l'Oxus et 1'Iaxarte, qui, aux temps anciens,
versaient dans la mer Caspienne jadis plus étendue les eaux du bassin
bactrien, borné vers le septentrion par le désert des hordes scythiques ;
enfin, le bassin moins considérable du Kour et de l'Araxe, enclavé entre
l'Arménie et le Caucase, séparé de la mer Noire par un massif montagneux et
incliné vers le niveau plus bas de la mer Caspienne. Ainsi, ces quatre riches
bassins rayonnent autour de ce centre médo-perse qui semble disposé comme une
citadelle, une acropole, pour' commander les bas pays d'alentour. Un
caractère spécial à toute cette contrée, c'est le peu de développement des
relations maritimes : des estuaires envasés, des mers sans profondeur, des
côtes sablonneuses, empêchent le commerce d'outre-mer sur les rares plages de
ces pays ; aux endroits où se trouvent des rivages hospitaliers et riches en
ports, ces avantages demeurent sans emploi ; ce qui donne à l'Asie médo-perse
sa physionomie propre, c'est son caractère continental.
Bien différente est la région occidentale, domaine de l'ancien
monde historique. En Asie, le centre est formé par des massifs dont les
pentes s'abaissent tout autour en riches bassins ; ici c'est une mer ouverte
et hospitalière, et, tout autour, des contreforts montagneux qui s'y
enfoncent, soit avec le caractère monotone des hauts plateaux africains, soit
avec la riche variété des golfes et des îles de la Grèce : là les pays
civilisés sont séparés par une région intermédiaire, difficile à gravir,
hantée de tribus pillardes, et dont l'intérieur est désert ; ici tout
converge vers la mer qui est centre et lien, tout porte aux relations, au
mouvement de va-et-vient, à l'assimilation mutuelle. Mais les côtes
septentrionales de cette Méditerranée ont des formes infiniment plus variées
et plus découpées que les côtes méridionales, celles d'Afrique. Ici, dans le
Sud, à la saillie des montagnes fait suite le désert, la vaste et brillante
solitude qui parfois descend jusqu'à la côte même, ou bien un torrent isolé
bouillonne entre des rochers, au fond d'une gorge étroite qu'environne et
menace le désert, et arrive tari à son embouchure : là-haut, au nord de la
mer, derrière les vigoureuses saillies que forment les îles et presqu'îles,
derrière les échancrures profondes des golfes, s'étend une large zone
alpestre, barrière trouée çà et là par des cours d'eau, sillonnée de cols
élevés qui permettent de la franchir. Au delà, de nouveaux versants, des
fleuves innombrables qui descendent vers d'autres mers assez voisines : c'est
le théâtre réservé à une histoire future. De même que cette région centrale
de l'Orient dont nous parlions tout à l'heure s'adosse à un autre continent
oriental, plus vaste et plus compacte encore, à un pays sans histoire, pour
ainsi dire, de même la Méditerranée s'ouvre sur le vaste Océan
occidental, dont les golfes reçoivent précisément ces fleuves et baignent ces
pays de l'avenir.
C'est ainsi que les deux mondes de l'Orient et de
l'Occident se séparent, si on les envisage par leurs contrastes. Mais, à
l'endroit où ils se touchent, avec quelle cohésion merveilleuse ils
s'enlacent ! L'Égypte et l'Asie-Mineure, la côte de la Syrie et de la Grèce, voilà les
pays placés dans cette importante situation intermédiaire.
C'est sur la lisière des déserts africains, dans les
temples luxueux des fétiches égyptiens, que commence à poindre l'aurore des
souvenirs historiques. Les Pharaons ont poussé leurs victoires vers l'Orient,
vers la Colchide,
vers l'Hellespont ; d'antiques monuments en font mention encore : mais la
grandeur de l'Égypte est déjà passée quand la vie historique des autres
peuples s'éveille ; l'Afrique n'a pu faire surgir de son sein une nouvelle
force historique.
Comme l'Égypte tient à l'Afrique, l'Asie-Mineure se relie
à l'Europe. L'Égypte est uniforme et fermée ; l'Asie-Mineure, avec ses côtes
de formes plus riches, est ouverte et accessible ; à l'intérieur, elle est
pleine de chaînes de montagnes et de hauts plateaux, rendez-vous tumultueux
des peuples dont le flot roule entre l'Asie et l'Europe, morcelée entre des
tribus diverses, oscillant sans fin entre l'Orient et l'Occident sans pouvoir
s'affermir sur sa base et arriver à l'unité.
La côte de Syrie est toute à l'Asie ; toute à l'Europe est
la Grèce
: mais ces pays empiètent l'un et l'autre sur le monde opposé. Durant des
siècles, les Carthaginois dominent la Méditerranée ; Bédouins de la mer, ils
vagabondent et trafiquent sur toutes les côtes, voisines ou lointaines ; la Phénicie se
continue et refleurit dans ses colonies, à Carthage, en Espagne, dans les
fies, tandis qu'elle dépérit sur son propre sol. Et la Grèce à son tour,
tournant vers l'Orient comme vers l'Occident son indescriptible activité,
après avoir planté sur toutes les côtes d'alentour d'innombrables rejetons,
fait pénétrer ses armes et ses conquêtes jusqu'au plateau central de l'Iran, s'installe
sur cette haute forteresse comme dans les plaines basses qui les environnent,
remplit encore l'Asie-Mineure, la
Syrie, l'Égypte même, et, appuyée sur l'Asie et l'Afrique,
domine le bassin oriental de la Méditerranée, comme Carthage le bassin occidental.
Il y a là un croisement des plus extraordinaires ; le vieil antagonisme de
l'Asie et de l'Europe semble ici avoir échangé ses rôles ; la donnée
originelle, l'œuvre de la nature, est vaincue par le résultat de l'histoire
et ne compte plus.
Puis Rome s'élève à la domination de l'Italie ; elle
s'enfonce comme un coin entre l'Occident carthaginois et l'Orient
hellénistique. Quand enfin elle a remporté la victoire sur l'un et sur
l'autre, le massif central de l'Asie occidentale est, lui aussi, conquis de
haute lutte par un peuple nouveau : comme les Romains sur le bassin de la Méditerranée,
les Parthes règnent de l'Indus à l'Arménie. Voilà reformés les deux grands
domaines entre lesquels l'histoire se partage ; mais leur contenu comme leur
ressort est changé, et, après une longue et inquiète oscillation, du Nord se
ruent les Germains, du Sud les Arabes, pour déplacer entièrement le centre de
gravité de la vie historique.
Telles sont, considérées dans leur plus grande généralité,
les conditions géographiques qui servent de base à l'évolution de l'histoire
ancienne dans son ensemble. Mais les données géographiques, les
particularités locales, interviennent encore essentiellement d'une autre
manière. C'est sur elles que repose le caractère païen de l'antiquité.
En ces contrées dont on vient de parler, aussi loin que
puisse atteindre dans le passé le souvenir de l'histoire, nous trouvons les
peuples, les différentes races nettement séparées, indépendantes les unes des
autres, cantonnées dans des domaines circonscrits avec précision ; elles sont
comme un produit de tel pays, de tel sol ; elles lui sont, pour ainsi dire,
incorporées de par les lois de l'histoire naturelle ; l'existence humaine,
encore absorbée dans la vie de la
Nature, reçoit d'elle sa direction, son type. Qui pourrait
décrire le premier éveil de l'esprit ? Il est déjà présent dans le premier
mot ; dans le son même de ce mot se trouve pour lui une analogie toute
mystérieuse avec l'objet qu'il signifie ; l'esprit se forme à lui-même la
sphère où il affirme son existence. C'est ainsi qu'il commence à faire sienne
cette Nature qui l'environne et avec laquelle il est en rapport. Mais elle
est seule encore la source de ses acquisitions, le but de ses efforts. Entre
les dangers qu'elle présente, les besoins qu'elle éveille el les moyens par
lesquels l'homme y pourvoit, il y a une certaine ressemblance ; la
nourriture, la manière de vivre, la coutume, c'est elle qui les détermine ;
elle est le sol sur lequel l'esprit se développe, le sein maternel dont il travaille
à s'arracher. De quelque origine que vienne le pressentiment de puissances
supérieures et divines, il exige pour ces concepts un lieu, une forme, une
existence déterminée. C'est là, c'est dans l'activité créatrice de la Nature qu'elles existent
; c'est là qu'on les contemple, de là que vient leur nom, leur image ; en
elles-mêmes, elles ne sont qu'une conception, un mot pour désigner cette
Nature, cette sorte d'adaptation au milieu environnant. Et pourtant ce sont
ces puissances qui passent pour avoir établi la discipline de la vie, la
civilisation, elles qui ont donné les lois, fondé l'État ; l'État, comme tout
particulier, est placé sous leur sauvegarde ; le culte, qui réunit leurs
fidèles, pénètre à fond la vie de l'individu aussi bien que la loi de l'État
et l'organisme de la cité. C'est ainsi qu'à l'exclusivisme local s'ajoute la
fusion la plus intime de l'État et de la Religion ; c'est par là que s'achève la
séparation dédaigneuse d'un peuple à l'autre et que chacun d'eux se concentre
en lui-même. Replié sur soi, dans l'enceinte de son territoire, chaque
peuple, par sa force intrinsèque, développée sur un sol uniquement à lui,
élabore et manifeste réunis encore en faisceau les caractères immédiats de
cet être propre que la Nature
lui a assigné ; sa vie, celle que tonnait l'histoire, se passe à étudier,
pénétrer, exprimer cette Nature qui est son principe.
Qu'ils sont loin, ces débuts de l'idéal de l'Humanité une,
embrassant tous les peuples, d'un royaume unique qui n'est pas de ce monde, —
cet idéal qui trouve son expression complète dans l'apparition du Sauveur !
Voilà le point vers lequel tend l'évolution du monde antique, de la société
païenne ; c'est là qu'il faut se placer pour comprendre son histoire..
Il s'agit, au cours de cette histoire, de triompher de
cette division, d'employer ses efforts à s'élever au-dessus de ces conditions
locales et naturelles, de remplacer enfin l'évolution nationale par celle de
la personne et par le développement de l'humanité en général, qui en est la
conséquence. Le résultat le plus. considérable que l'antiquité ait pu
atteindre par ses propres forces, c'est la chute du paganisme.
Tout se précipite sans trêve vers ce but, avec une force
croissante. En Orient, nous voyons l'un après l'autre maint peuple entrer dans
l'histoire, se jeter sur ses voisins et les vaincre, dominer un certain
temps, puis succomber devant un ennemi nouveau et plus puissant, jusqu'au
jour où enfin les Perses subjuguent toute la partie de l'Orient quia subi à
fond l'élaboration historique. Là, ce n'est pas chez un seul et unique peuple
que se fait l'évolution vers des principes toujours plus hauts ; chaque
peuple parcourt la carrière que lui a assignée la Nature ; puis, quand il
est achevé en lui-même, entouré d'une riche civilisation nationale amassée
par ses efforts, arts, sciences, connaissances de toute sorte, il succombe
devant un autre peuple doté par nature d'un principe supérieur, et par
conséquent destiné à la victoire. Mais ce principe supérieur lui-même, en
tant qu'il est seulement national, ne peut pénétrer intimement et anoblir les
vaincus ; il ne réussit qu'à les asservir et à les réduire au silence. L'Asie
des Perses est un empire qui a de l'unité, mais cette unité réside seulement
dans le souverain et les agents de son autorité ; les peuples gardent leurs
dieux, leur langue, leurs usages et leurs lois, mais tout cela est tenu en
mépris et simplement toléré ; l'indépendance nationale, le courage que donne
la victoire, la sécurité et l'orgueil qu'inspire le sol natal, tout cela est
perdu, et c'est là cependant pour les hommes asservis le dernier bien, celui
qui leur appartient le plus en. propre ; ils s'y attachent avec d'autant plus
d'énergie.
Mais quelle transformation déjà ! Nous voyons pour ainsi
dire les entrailles des peuples se déchirer. N'avaient-ils pas commencé par
cette fusion intime ide la religion et de l'État, de Dieu et du monde ? Voici
que les deux éléments se séparent ; l'État antique est bouleversé ; ce n'est
pas à la Divinité
que les peuples renoncent, mais le monde n'est plus dans son sein ; il existe
sans elle ; c'est, en face d'elle, un pur néant. Avec la chute de l'État
sacré des temps anciens, sur les ruines de la théocratie se développe cet
acosmisme, cette mise hors le monde du sentiment religieux, qui, sous cette
forme, n 'est d'abord que l'expression de l'impuissance et du désespoir.
Mais ce n'est là pas uniquement l'effet de cette ruine. Ce
qui, on peut le dire, a, fait la supériorité de la puissance persane, c'est
que cette séparation a été chez elle le début et le principe originel ; c'est
que, chez elle, l'État n'est plus sacerdotal, qu'il est au contraire et veut
être royal ; c'est que, chez elle, on voit dans le monde une conquête à faire
pour le royaume de la lumière, et dans l'homme le collaborateur de la Divinité. Rudes,
sobres, vaillants, infatigables quand il s'agit d'accroître le royaume de la
lumière, les Perses marchent à la conquête du monde ; c'est la première force
morale de l'Asie, et aucun peuple de l'Orient ne peut lui résister.
C'est dans le monde grec qu'elle trouve sa limite. Un
second centre de vie a commencé de s'y développer, riche, original, presque à
tous égards l'antithèse la plus complète de l'Orient.
L'espace dans lequel se meut le monde grec n'est pas
précisément grand ; mais quelle multiplicité de formes, quelle variété dans
cette alternance de côtes et de régions intérieures, de vallées et de
montagnes, de terre-ferme, de golfes, d'îles ! On y rencontre, à distance
aussi courte que possible, le contraste le plus marqué des conditions
naturelles déterminantes. Tel le pays, telle la population ; une- infinité de
petites tribus, indépendantes et nettement séparées les unes des autres,
d'une mobilité extrême, toujours en querelle ou en lutte, dirigées uniquement
par les influences les plus individuelles de leur habitat en ce qui concerne
leur manière de vivre, d'agir, de penser, toutes repliées sur elles-mêmes. Ce
n'est pas un néant à leurs yeux que cette Nature avec laquelle elles sont
familières ; en elle vit et opère la Divinité, qui est sa vie, son épiphanie, sa
personnalité, la
Divinité, c'est-à-dire une légion innombrable de figures
divines, innombrables comme ces petites tribus et associations qui les
adorent. Et pourtant, dans toutes ces tribus, dans leurs cultes et usages locaux,
dans la variété de leurs dialectes, il y a une certaine parenté ; la
proximité, les relations indispensables avec les tribus voisines les obligent
à l'accord et à l'assimilation mutuelle ; les divinités de diverses tribus et
de divers lieux commencent à se grouper en cénacles divins, les légendes
sacrées à se relier les unes aux autres, à se fondre, à s'engager dans des
combinaisons nouvelles. Et à mesure que le symbolisme obscur des anciens
cultes naturalistes fixés en des lieux déterminés fait place au caractère
humain et moral, on voit se dégager de plus en plus nette et planer au-dessus
du particularisme des petites tribus et des dialectes locaux l'idée d'une
nationalité hellénique collective. Vers le temps où se crée l'empire perse,
cette idée est déjà toute formée, bien qu'elle n'ait pas encore pris son
ampleur définitive.
C'est ainsi que nous voyons, dès le début, les tribus
grecques s'élever au-dessus des influences naturelles qui tenaient enchaîné
le vieil Orient. Elles ne sont point fermées à la manière de castes, et le
culte des dieux n'appartient pas à une classe spéciale, à un ordre sacerdotal
; elles n'ont point de sainte Écriture qui serve de base ou de limite à leur
évolution ultérieure, point de hiérarchie qu'il faille conserver comme une
copie d'un ordre établi par la volonté divine, point de royauté commune qui
puisse imposer plus longtemps à leur développement une marche concentrique. A
mesure que devient plus large et plus libre la façon dont elles comprennent
le monde, leurs idées religieuses se transforment, et le sentiment de plus en
plus vigoureusement accusé de la personnalité détache les esprits, travaillés
par une métamorphose de plus en plus rapide, des coutumes indigènes et des
traditions léguées par les ancêtres. Autant les peuples de l'Orient restent
stationnaires et immobilisés à un certain niveau, autant la vie grecque est
mouvementée, variée, progressant à la fois par assimilation et par l'effet de
ses aptitudes innées. Et c'est un labeur infatigable, un déploiement incessant
d'initiative hardie et d'énergie pour la lutte, en tous lieux, en tous sens ;
ce n'est point ici ou là, sous telle ou telle forme, qu'apparaît le génie
propre de la race hellénique : la
Sicile, l'Ionie, les Doriens, les îles, tous ces groupes
prennent part à l'œuvre commune ; ce n'est qu'une fois unis qu'ils
constituent le monde grec, ce monde qui afflue en masse aux fêtes du dieu
d'Olympie pour contempler les jeux et se contempler lui-même.
Et quelle est cette œuvre commune ? C'est ce qui apparaît
pour la première fois en Grèce aux yeux de l'histoire, un mouvement qui y
acquiert une merveilleuse énergie ; c'est précisément l'expression de ce
progrès qui, dépassant toujours les données actuelles, le présent, le réel,
cherche à concevoir, à exprimer, à réaliser dans la pratique sa fin idéale,
pour partir ensuite des réalités transformées et commencer à nouveau le même
effort, avec l'ambition d'aller plus avant. Appelons cela civilisation.
A l'époque où commence la puissance des Perses, cette
civilisation traversait une crise importante et entrait dans une phase
nouvelle. Le fond naturaliste des religions helléniques avait été comme
étouffé sous les fictions poétiques, les mythes issus de l'épopée ; il était
devenu méconnaissable ; les forces naturelles avaient été transformées en
héros, leur action en exploits et en épreuves ; la mythologie, et jusqu'à un
certain point la religion, perdit la notion des rapports qui rattachaient les
puissances divines aux réalités naturelles ; la réflexion naissante commença
en même temps à collectionner ces mythes comme une histoire purement
extérieure et à les critiquer, à vouloir retrouver ces rapports oubliés et à
les chercher en dehors du domaine de la religion. C'est à ce moment que
naquit la prose : on commença à décrire les peuples et leur passé ; la
philosophie naturaliste fit ses débuts en Ionie ; Pythagore trouva dans le
mystère des nombres, dans les rapports de quantité, le principe des choses ;
les Éléates découvrirent le néant de l'existence. En même temps, la poésie
s'est enrichie d'une forme nouvelle, le drame ; tolites ces figures, qui,
jadis à l'état de concepts religieux, étaient devenues plus tard dans les
chants épiques des types créés par l'imagination éprise du beau, elle les
amène dans leur réalité palpable, comme personnes agissantes et souffrantes,
sous les yeux du spectateur : elle parcourt tout le cycle des légendes
sacrées, mais elle les groupe et les façonne d'après des points de vue
nouveaux, d'après des préoccupations morales ; elle en montre le résultat
dans les vieilles institutions religieuses, les temples et les fêtes des
dieux, les fondations archaïques des cités, les origines des tribus et des
peuples ; elle donne de ce qui existe, de ce que l'on croit, une explication
nouvelle, conforme aux exigences d'une conscience plus développée et d'une
morale plus haute.
On en est déjà là, en effet. Ce qui existe ne vaut pas par
le fait de son existence ; il faut qu'on ait conscience de son droit d'être
et d'être respecté, et la sophistique travaille à étendre cette exigence à
toutes les faces de la réalité, à scruter en toutes choses les causes et les
fins dernières. Appliqué à la politique, le même principe essaie de se
réaliser dans la démocratie d'Athènes, en opposition absolue avec Sparte et
son organisation fondée sur une tradition immuable ; l'Hellade prend parti
pour et contre ce mouvement ; une lutte s'engage qui, pour la première fois
dans l'histoire, suscite un conflit non pas simplement de peuple à peuple, de
masse contre masse, mais de principes contre d'autres principes. En
apparence, c'est bien Athènes qui succombe ; mais les idées de l'âge nouveau
se propagent en tous lieux avec une force d'expansion irrésistible ; la
démocratie, le libre examen, la science au service de la critique, commencent
à dominer le monde hellénique.
On voit encore debout les États helléniques avec leurs
formes multiples, en plein courant de tradition, attachés au culte de
divinités locales, tous vieux organismes qui n'ont plus qu'une existence de
fait ; l'État ne connaît nulle part d'autre forme que celle de la « cité » ;
aucune distinction entre le régime de la commune et celui de l'État. Mais
au-dessus d'eux s'élève, non sans prétendre à transformer la réalité dont
elle s'est déjà si fort éloignée, la politique spéculative qui fait invasion
çà et là et rencontre par moment le succès avec Critias, Épaminondas, Dion.
Comme on voit, à la place des vieilles villes tortueuses, telles que les
avaient faites le temps et le besoin, s'élever des villes neuves, avec de
larges rues droites et des quartiers régulièrement divisés, de même, dans les
constitutions, les nouvelles tendances rationalistes commencent à se faire
jour. C'est la phase la plus importante qu'il y ait eu dans l'évolution du
génie grec. Ne nous méprenons point sur cette époque : ce qui nous paraît, à
nous, le fondement de l'ordre social, la liberté et le droit de l'individu,
est apparu dans le monde grec comme une corruption des mœurs du bon vieux
temps. En ce temps-là, il allait de soi que les individus n'existent qu'en
vue de l'État et par lui ; ils s'absorbent complètement en lui ; aucune
possibilité pour eux d'arriver à- une existence indépendante, si ce n'est
dans son sein. De relations privées, purement humaines, il n'en est pas
question encore ; on est citoyen, et rien que citoyen. Alors commence cette
profonde transformation ; la sophistique et la démocratie des derniers temps
opposent au droit du citoyen celui de l'homme, à l'intérêt de l'État celui de
l'individu ; l'État n'a plus le pouvoir d'appeler entièrement et pleinement
siens des hommes qui acceptent simplement ses honneurs et ses devoirs. Et
cependant, il ne parvient pas davantage à se transformer en une simple
expression géographique ; entre les habitants du pays, la noblesse de
naissance, l'honneur d'être né citoyen de ce pays, confère seul, après comme
avant, le droit de participer à sa souveraineté, à ses droits régaliens, à la
jouissance de dignités souvent lucratives. Déjà l'on a perdu l'habitude
d'associer au droit de bourgeoisie le devoir de porter les armes ; on confie
le soin de défendre la patrie à des mercenaires, et l'intérêt privé des
citoyens associés, la crainte de prestations extraordinaires, d'efforts
exceptionnels, d'une rébellion possible des sujets que l'on continue à
opprimer sans scrupule à son propre bénéfice, voilà ce qui dirige la
politique de ces États républicains. Partout on sent l'antagonisme entre les
rapports fondés sur la tradition et des idées plus avancées, entre les
habitudes et les maximes de l'ancienne politique et les suggestions des
théories nouvelles ; au dedans comme au dehors, les États sont détachés de
leurs anciennes bases sans en avoir trouvé de nouvelles ; c'est un état
d'inquiétude et de faiblesse, la genèse d'un âge nouveau.
Cet âge nouveau, c'est la théorie qui cherche à s'en
emparer. Elle revient sciemment aux vieux principes qui servaient de base à
la vie sociale. L'État est l'être préexistant ; c'est pour lui et par lui
qu'existent les individus. Mais, par le fait même que cette entité générale
veut être telle et s'imposer pour telle, le concept de l'État, élevé à cette
hauteur, devient une puissance supérieure aux droits déjà reconnus des
individus, une abstraction supérieure à la société civile : il ne consiste
plus dans la libre et active coopération de tous ; il aspire à s'incarner
dans quelques hommes ou même dans un seul, en assignant aux autres le rôle
passif ; ceux qui exercent un métier vil doivent être exclus des charges et
des tribunaux ; on doit les considérer comme des citoyens incomplets ; il
faut appliquer la division du travail, non seulement aux besoins
indispensables de la vie, mais encore à l'administration de l'État et à
l'organisation militaire. Dans ces propositions et autres semblables de la
politique aristotélicienne, on sent la transformation qui s'est opérée dans
les idées de cette époque. La tendance est d'introduire dans les
constitutions des cadres dans lesquels les différences naturelles n'aient
plus d'effet par elles-mêmes le temps où « la cité » était la dernière unité
politique, la monade, pour ainsi dire, de la vie politique, ce temps n'est
plus, et l'esprit démocratique de l'époque, joint à l'exclusion des esclaves
et des étrangers, rend impossible le développement de nouvelles formations
organiques au sein de la bourgeoisie elle-même ; toute tentative dans ce sens
produit non pas des classes, mais des factions. La théorie, dérivée comme
elle l'est des anciennes institutions historiques, est partout insuffisante ;
les besoins 'éveillés aspirent à d'autres remèdes. Les tendances nouvelles
tournent leur énergie du côté opposé : ces unités politiques elles-mêmes
doivent être. absorbées par des collectivités plus larges et plus
compréhensives ; il faut que du régime de la cité on s'élève à celui de
l'État, et que, dans ces États, la cité se réduise à l'autonomie communale,
de façon cependant qu'elle trouve dans l'association générale son droit et sa
garantie.
Pour arriver là, il y a, ce semble, deux voies possibles,
le système fédératif ou le régime monarchique ; ce sont les deux principes de
l'époque hellénistique. Sans doute, dès le début de l'histoire grecque, la
tendance fédéraliste s'est manifestée sous les formes les plus diverses ;
mais le travail d'émiettement et d'isolement qui caractérise le développement
des institutions grecques finit par dissoudre les amphictyonies, les
associations et corporations qui avaient pour lien une fête religieuse ou la
communauté de race ; ou on ne trouva pas le moyen d'accorder la liberté des
républiques particulières avec les exigences d'une fédération, ou encore le
pacte fédéral fournit à une ville en particulier un prétexte pour s'emparer
de l'hégémonie, hégémonie qui réussit à substituer à l'égalité des droits la
domination et la sujétion. Telle fut Athènes sous Périclès, telle Sparte après
sa victoire sur Athènes, Thèbes une fois qu'elle eut pris son essor ; même la
seconde Ligue athénienne ne fut qu'une tentative faite par Athènes pour
recouvrer, aux dépens de ses nouveaux alliés, sa suprématie perdue. Ce goût
de domination, renaissant sans cesse, provoquait sans cesse de nouvelles
rébellions ; il n'y avait plus entre les États d'autre droit que les
conventions et la force ; l'absence d'un droit international réduisit la Grèce en atomes.
Or, à ce moment déjà, les tendances monarchiques avaient
pris une forme plus arrêtée. Elles aussi se sont essayées aux époques les
plus reculées de l'histoire grecque ; après la chute de la royauté héroïque
et mêlées aux premiers symptômes du mouvement démocratique, elles s'étaient
manifestées çà et là, plus tenaces et durables en Sicile que partout ailleurs
: le tyran n'était-que le premier, le plus riche, le plus puissant des
citoyens. Pour fonder ce qu'Aristote appelle la royauté absolue, il fallait
que l'État, en tant que puissance, fût aux mains d'un seul. Alcibiade
pressentit, Denys l'Ancien essaya d'appliquer ce régime : la Thessalie suivit à son
tour le mouvement. Mais ce n'est que dans le royaume de Macédoine, où s'était
implantée de longue date une dynastie héréditaire et où les vieilles coutumes
populaires n'avaient point été altérées par l'institution de cités
républicaines, que ces aspirations purent être complètement réalisées.
A ce moment s'ouvre une crise remarquable. Les deux
systèmes, monarchique et fédératif, semblent vouloir se fondre en un seul.
Philippe écrase les forces divisées de la Grèce, puis il ressuscite l'ancienne
amphictyonie ; il groupe les républiques grecques dans le synédrion de
Corinthe ; il se fait nommer généralissime des Grecs confédérés :
indépendants à l'intérieur, ils doivent former un tout pour lutter contre les
Barbares ; il semble enfin, que l'unité et la liberté, ces principes
antagonistes, vont se réconcilier. Mais la puissance de Philippe, d'Alexandre
est trop prépondérante pour que les cités ne se sentent pas menacées dans
leur autonomie intérieure, et leurs propres instincts trop impérieux pour
qu'elles négligent la première occasion de déchirer le pacte fédéral. Quel
acharnement dans les luttes de la Grèce au temps des Dia-dogues ! Sans cesse
retentit l'appel à la liberté ; mais la liberté n'a plus d'asile nulle part,
puisqu'elle a fait fi de son dernier recours et de sa dernière chance,
l'unité. Aux anciennes républiques disséminées et isolées il ne reste plus
que le sentiment de leur impuissance et de douloureux souvenirs : la vie de la Grèce semble
complètement éteinte. Mais de la racine du tronc desséché, selon l'expression
d'un auteur ancien, s'élance une pousse nouvelle : la Ligue achéenne réalise
enfin ces tendances fédératives. Égalité des droits entre les villes
confédérées, souveraineté collective de l'association et indépendance
communale de chaque associée, tels sont les traits essentiels de cette Ligue
qui, en opposition directe avec le particularisme multiple des époques
antérieures, représente non pas seule, mais plus complètement que tout autre
essai, une forme bien caractérisée de l'évolution politique propre à l'âge
nouveau.
En face de ce système apparaissent les tendances
monarchiques. Les conquêtes d'Alexandre en Asie leur ont donné de l'espace pour
se développer ; le démembrement rapide de son empire leur donne occasion de
revêtir des formes diverses. La littérature de l'époque qui suit
immédiatement sa mort a produit quantité d'écrits sur la royauté ; la
spéculation s'est exercée de mille manières sur les institutions nouvelles ;
elle domine les conceptions issues à cette époque de la fantaisie historique.
Ces conquêtes, c'est un roi à la tète d'une armée nationale, c'est le
stratège du monde grec à l'apogée de sa civilisation qui les a faites ; les
armes macédoniennes et la culture grecque sont les soutiens les plus
immédiats des nouveaux empires ; une infinie variété de droits, de
constitutions, de civilisations, de cultes, se trouve résumée dans un intérêt
nouveau, celui de l'État, qui, sans être issu de ces éléments préexistants,
sans être engagé avec eux dans des combinaisons naturelles, ayant son domaine
à part et concentré en lui-même, plane au-dessus d'eux, qui, entouré d'autres
États fondés de la même manière, prend pour règle de ses rapports avec eux
les intérêts de dynastie et de territoire, et pour base de son droit la
reconnaissance et la garantie réciproque de ses congénères. Tous ces royaumes
sont appuyés sur des armées permanentes ; au dehors et au dedans, ils
prennent la forme d'un corps social unique, qui absorbe tous les droits et
toutes les facultés de ses membres, régi par une administration centrale dont
le point d'attache est la cour et le cabinet du roi. Et ce roi lui-même, en
tant que personnification de l'État, est un objet de vénération et de culte,
comme jadis les divinités Poliades dans lesquelles les anciennes républiques
incarnaient l'idée de l'État et qu'ils révéraient comme une puissance réelle.
Il y a opposition absolue entre l'État et la Religion, qui étaient
pourtant complètement fusionnés jadis.
Le voilà bien loin maintenant de ses origines, l'État hellénique : il ne se ressemble plus à
lui-même ; mais cependant c'est spontanément, par son évolution propre, qu'il
en est arrivé à ces formes hellénistiques. Le temps n'est plus où l'on
pouvait n'être qu'Athénien, Spartiate, Tarentin, que citoyen enfin : il est
devenu possible de faire à la vie privée sa place, et le changement survenu
dans les idées trouve dans la doctrine d'Épicure son expression et sa
formule. Il y a même de plus larges brèches ouvertes dans l'exclusivisme
d'autrefois. Au début, c' étaient les villes, si minuscule que fût leur
territoire, qui s'enfermaient dans l'isolement le plus jaloux : le citoyen de
la ville voisine était déjà un étranger ; c'était un ennemi, si dos traités
spéciaux ou des associations religieuses ne garantissaient point la paix.
Plus tard surgit l'idée de la communauté de race entre les Grecs ; on sentit
alors d'autant plus vivement l'antagonisme entre Grecs et Barbares. Aristote dit
encore que ceux-ci sont nés pour être esclaves[1] : il conseilla à Alexandre
de traiter les Grecs en capitaine, les Barbares en maître : d'avoir pour
ceux-là la sollicitude qu'on doit à des amis et des parents, de procéder avec
ceux-ci comme avec des plantes et des animaux[2]. Cet antagonisme,
le dernier qui tint à une loi de nature, devait disparaître aussi. Alexandre
entreprit ce grand œuvre : il ordonna à tous,
dit un écrivain ancien[3], de considérer comme leur patrie le monde, comme son
acropole le camp, comme leurs parents les gens de bien, et somme étrangers
les méchants. Le plan de république dressé
par Zénon, le fondateur de l'école stoïcienne, et que l'on admire tant,
dit le même auteur, se résume dans ce point capital
: que nous ne devons plus habiter des villes et des bourgades régies chacune
par des juridictions spéciales, mais regarder tous les hommes comme autant de
compatriotes et de concitoyens ; qu'il ne doit plus y avoir qu'un même genre
de vie, un même ordre, comme si l'humanité était un grand troupeau, vivant
sur un pâturage commun. C'est la première fois qu'au-dessus des
peuples, Grecs comme Barbares, s'étend l'idée d'une communauté unique, la
première fois que les divers organismes politiques se sentent assis sur une
base commune et se reconnaissent mutuellement : on assiste aux premiers
essais d'un groupement d'États dont l'influence cherche à se faire sentir au
delà des frontières du monde hellénisé, jusqu'à ce qu'un jour ce système
rencontre dans les tendances cosmopolites de la République
romaine ses limites et finalement sa ruine.
Nous trouvons dans tous les sens une évolution parallèle,
une aptitude analogue de la race grecque à être la puissance universelle
destinée à grouper sous son égide tous les peuples.
Les religions, nous l'avons vu, étaient l'expression la
plus compréhensive des différences qui séparaient les peuples et les tribus.
Nulle part elles n'apparaissent de bonne heure plus variées et plus diverses
que chez les Hellènes. Le pressentiment de l'existence et de l'action de la Divinité, le
besoin d'une Providence divine compatissante, contemplée d'abord dans la Nature, s'exprima sous la
forme d'histoires saintes, d'événements analogues aux actes et aux épreuves
de la vie humaine. Puis commença cette association des tribus, cette
expansion des colonies helléniques, cette acclimatation de la race dans des
régions nouvelles : partout le sentiment religieux trouva des excitants
nouveaux ; la foi en travail accrut la masse vivante des croyances déjà
acquises ; ce fut comme une végétation pullulante qui étendit ses rejetons de
tous côtés et multiplia indéfiniment ses rameaux.
Mais c'est précisément cette poussée exubérante qui fit
naître le besoin d'en tirer et d'en ordonner le produit. Car enfin, toutes
ces histoires, ces généalogies et théogonies concordent-elles ensemble ?
Formulées comme faits analogues aux événements humains, elles sont examinées,
scrutées, rectifiées au même point de vue : le pragmatisme commence à
décomposer le côté historique de la religion ; les histoires jadis sacrées
apparaissent comme des jeux de l'imagination, comme de charmantes figures
poétiques, qui peuvent être employées en poésie à de nouveaux usages et subir
des modifications importantes. Jadis elles servaient à exprimer humainement
ce que l'on voyait et la façon dont on le voyait, le monde tel qu'on le
comprenait ; mais sont-elles une-réponse suffisante pour qui se-préoccupe des
fondements même de l'Être ? Déjà la philosophie naturaliste s'avance au delà
des anciennes cosmogonies : elle recherche les principes du monde, et par là
même des dieux ; elle trouve une puissance spirituelle qui façonne une
matière existante. Mais ce point de vue est bien vite dépassé ; on s'aperçoit
que l'être est un non-être ; c'est la seule constatation dont on soit sûr. On
est sur le point de nier les dieux, de rejeter avec eux ce qui n'a de valeur
que comme règle ou institution divine : l'homme est la mesure de toutes
choses. C'est la crise la plus périlleuse de cette évolution hardie. Mais
elle poursuit sa marche sans trêve ni repos : l'Être suprême, ce n'est pas
l'homme, c'est ce qui lui communique, par le fait qu'il y participe, sa
dignité et sa force, le Bien, la
Raison éternelle supérieure à tout devenir[4], l'Un,
éternellement vivant, absolument parfait, moteur universel qui est son propre
but à lui-même et la fin suprême de tout ce qui n'arrive à exister qu'en lui
empruntant son mouvement[5]. La philosophie
grecque aboutit au plus pur, au plus noble déisme.
Mais que devenait, en face de ce déisme, la religion
populaire avec ses dieux, ses mythes et ses légendes, ses sacrifices et ses
cérémonies ? Il était impossible qu'elle n'en sentit aucune atteinte :
l'atmosphère de la vie intellectuelle et politique était changée d'une
manière générale, et ce changement, à lui seul, devait influer de bien des
façons sur la religion. Mais distinguons avec soin les diverses étapes de la
vie religieuse. Sans doute, il y a là un fonds positif, dont on a conscience,
auquel on croit ; mais ce n'est pas simplement de cette connaissance que procède
le culte des puissances supérieures : ce culte est un besoin de l'âme humaine
; il ne trouve son repos et sa satisfaction que dans l'abandon dévoué à un
être supérieur, quel que soit le nom et le symbole sous lequel on l'adore[6] ; et ce sentiment
intime par excellence, inné, habituel, suit toujours sa voie, même alors que
l'intelligence commence à entrer dans des voies nouvelles et à s'éloigner de
plus en plus du point de départ. Les Athéniens rient des facéties
irrévérencieuses de la comédie et admirent les propos hardis de Diagoras,
mais ils célèbrent leurs Panathénées à l'ancienne mode, et les profanateurs
des Mystères n'échappent point au châtiment le plus sévère. La science
elle-même cherche toujours à concilier les résultats de ses recherches avec
la foi populaire, à les raccorder avec elle. Le soleil, la lune et les
étoiles sont des êtres divins, dit Platon, mais visibles et engendrés ; ce
sont les enfants du Père éternel : à côté d'eux, il y a d'autres dieux encore
dont nous ne pouvons, avec nos seules forces, connaitre et proclamer l'origine,
mais en qui l'on doit croire, parce que leurs fils et leurs petits-fils ont
enseigné et attesté aux hommes leur existence ; c'est seulement aux poètes et
à leurs récits déshonorants qu'il faut se garder de croire[7]. Aristote trouve
dans les sphères des étoiles, de celles qui sont mues directement par la
divinité éternelle et sont ainsi éternelles elles-mêmes, ces dieux multiples
dont les premiers ancêtres avaient eu connaissance ; seulement, il estime que
nombre de détails mythiques y ont été rattachés par la suite en vue de
persuader la multitude, dans l'intérêt des lois et de l'utilité publique ; on
a représenté les dieux semblables aux hommes ou à d'autres créatures, et l'on
a imaginé en conséquence d'autres attributs correspondants[8].
Ainsi, ce que la science rejetait, c'était précisément ce
à quoi la race grecque avait imprimé la marque la plus caractéristique de son
génie, c'était la richesse mythologique de la religion, la forme personnelle
des dieux. Sans doute, le Porque essaya, au moyen d'allégories
panthéistiques, de donner un sens au fonds positif de la croyance générale,
de démontrer à nouveau la sagesse empirique des histoires saintes en les
faisant entrer, à force d'explications et d'interprétations, dans la
construction scientifique du système ; mais elle ne put ni se défendre contre
l'effort de plus en plus pénétrant de la critique historique, ni se mettre
d'accord avec les résultats obtenus par le progrès des sciences naturelles ;
c'est par des dénonciations qu'elle cherchait à repousser un assaut
irrésistible[9].
Sans doute, Épicure, se confinant d'une manière absolue dans le quiétisme du
sentiment purement subjectif, essaya de laisser tel quel le fonds positif de
la foi et de lui laisser son crédit, sans se préoccuper des résultats de
l'évolution scientifique qui entraînait la pensée au delà, précisément parce
que c'était la croyance générale ; mais l'attitude abandonnée et indifférente
de sa doctrine vis-à-vis de la foi révélait à quel point, même dans les
croyances générale[10], le principe
formel de la religion grecque se trouvait désagrégé et décomposé par l'action
du principe matériel, celui du développement intellectuel[11]. Il était
inévitable qu'à la fin une main hardie fit crouler l'édifice déjà vermoulu et
miné en sous-œuvre de la tradition tout entière, et, quel que dût être
l'ébranlement causé par la chute de ces antiques et vénérables ruines, ouvrit
à ce prix une libre carrière au courant d'opinion qui s'était maintenant
établi. Ce fut le rôle considérable d'Évhémère et de son Histoire sacrée :
les dieux, assurait-il d'après une tradition parfaitement sûre et appuyée de
documents, avaient été des hommes : leur culte avait été ou bien motivé par
des inventions utiles qu'ils avaient propagées ou imposé par la force ; Zeus
était le roi puissant de son île natale, le conquérant du monde qu'il avait
parcouru cinq fois et rempli des monuments de ses victoires ; c'est à l'Éther
et à l'Éther seul qu'il avait offert des sacrifices, c'est à lui qu'il avait
donné le nom de son grand-père Ouranos, etc.[12]
Envisageons le résultat. Dans la religion, l'homme se met
en rapport par le sentiment, par l'intelligence et la volonté, avec la Divinité : le
païen a, lui aussi, cette piété qui consiste à absorber sa personnalité dans
son Dieu, à s'associer par la volonté à cette direction imprimée à son être,
à se rendre compte par l'intelligence de cette direction de sa sensibilité et
de sa volonté et à la retrouver dans tous les sens et sous tous les rapports.
C'est uniquement dans la totalité de ces actes intimes que consiste la
religion. Que va-t-il arriver maintenant qu'au sein du paganisme grec
l'intelligence tournée de ce côté se trouve en pleine contradiction avec le
sentiment ? Le sentiment lui-même perd son assiette précise ; il ne reste
plus que le besoin religieux, et ce besoin, ce ne sont pas, en fin de compte,
ces résultats abstraits de la raison qui peuvent le satisfaire. Les dieux des
ancêtres ne sont pas l'expression adéquate du divin ; ou les dieux des autres
peuples expriment aussi bien qu'eux une partie du divin ; ou encore les uns
comme les autres ne sont que des façons de comprendre la même puissance on
les mêmes puissances suprêmes ; ou enfin, il n'y a pas moyen de savoir si
l'on ne rencontre pas ici ou là la Divinité sous sa forme véritable. En ce cas,
Alexandre est en droit d'invoquer les dieux de l'Égypte et de la Babylonie tout aussi
bien que :ceux de son pays, et d'adorer dans le Dieu des Hindous la même
puissance suprême qu'Aristote a reconnue pour la Raison éternelle,
créatrice ; en ce cas, l'Hadès de Sinope peut être conduit à Alexandrie et y
obtenir un temple et un culte sous le nom de Sarapis la théocrasie a ainsi le
champ libre, et les religions du monde entier, jadis localisées chacune dans
une tribu, un pays, dont elles étaient l'expression la plus immédiate et la
plus topique, apparaissent maintenant comme des reflets d'une unité plus
haute dont le concept les embrasse ; elles ne séparent plus les peuples ; au
point de vue supérieur que l'esprit grec travaille à faire prévaloir, elles
les réunissent. Mais cette science supérieure satisfait-elle à son tour la
volonté et la sensibilité ? Depuis longtemps déjà la volonté et l'activité se
sont détachées du fonds sur lequel est assise la vie religieuse ; l'égoïsme
et l'intérêt personnel sont devenus, depuis le temps des sophistes, les
principes fondamentaux, intelligibles pour tous, de la vie active ; c'est la
philosophie occupée à creuser ses doctrines, et non pas la religion, qui
seule a pu créer une morale plus noble ; le savoir, le vouloir se séparent du
domaine de la religion traditionnelle. Et le sentiment ? A mesure que l'on
cesse de trouver la certitude sur le fonds indigène, le sentiment mal
satisfait se tourne avec une ardeur croissante vers ce qui est étranger,
obscur, incompris ; les cultes orgiastiques se multiplient ; les Mystères
d'Isis, de Mithra, pénètrent dans le monde grec ; l'astrologie, la magie, la
révélation sibylline recrutent des adeptes. Alors commence la période la plus
troublée qu'il y ait eu dans la vie religieuse de l'humanité ; on voit la
religion se décomposer en ses éléments. Les uns adoptent une morale commode,
jouir et éviter l'injustice, qui remplace pour eux la religion ; d'autres,
tout enorgueillis de leur gnose, n'en sentent pas la privation ; d'autres
étouffent, par des orgies extravagantes, des jeûnes et des mortifications, le
cri de leur cœur. La flamme paisible qui réchauffait le foyer intérieur est
éteinte, et l'on cherche en vain une lumière nouvelle pour éclairer la
solitude sombre qui s'est faite au dedans comme au dehors.
Mais, si la tâche la plus haute assignée au monde antique
fut de détruire le paganisme, c'est la race grecque qui la première a défoncé
sons ses pieds le sol où il s'était enraciné, et qui ensuite, transplantée
chez les Barbares et jouant au milieu d'eux le rôle de lumière, de ferment,
d'agent de décomposition, a accompli là-bas la même œuvre. Ainsi cette
civilisation hellénistique pénètre l'Orient dompté ; elle se fraye déjà un
chemin vers l'Occident ; Rome, qui déjà jette les bases d'un nouvel empire
cosmopolite, commence sa littérature par l'imitation des Grecs, des
Alexandrins, par la traduction d'Évhémère.
Voilà pour les deux grandes crises, la transformation
politique et. religieuse. Il nous faudrait considérer à part toutes les
formes de la vie pour comprendre comment la conquête d'Alexandre a pu
occasionner dans le monde une métamorphose aussi illimitée. Je ne veux
relever ici que quelques points de détail.
Partout dans le monde grec se manifeste le même
affranchissement de la patrie locale et des conditions posées par la nature,
l'acheminement à des formes générales et pour ainsi dire cosmopolites. Du
jour où s'écroule l'empire maritime d'Athènes, et avec lui sa politique
exclusivement commerciale, qui avait eu sur le cours de la guerre du
Péloponnèse une influence considérable, on voit déjà les relations et le
trafic se multiplier de la façon la plus merveilleuse au sein du monde
hellénique. A mesure que cette réaction l'emporte sur la puissance
athénienne, Byzance, Héraclée, Cyzique, Rhodes surtout[13], prennent une
importance toute nouvelle ; les Grecs d'Occident ont envoyé pour la première
fois leurs navires de guerre dans la mer Égée. L'esprit démocratique de
l'époque, agissant comme excitant, provoque une activité et une expansion du
négoce, une concurrence des nouveaux ports francs, une extension de leurs
relations avec des régions lointaines et des pays étrangers qui modifie d'une
manière très sensible le caractère politique de la vie hellénique ;
l'agriculture cède le pas de plus en plus au commerce et à l'industrie,
l'exploitation des produits naturels à l'exploitation de l'argent, et
l'indépendance due à une fortune considérable se fait une place à côté des
droits politiques fondés sur la naissance. Il faut ne pas perdre de vue cette
activité industrielle et commerciale pour apprécier à leur valeur les
nombreuses colonies d'Alexandre et de ses successeurs.
Partout l'on sent que, pour cette vie intense et
mouvementée de la race grecque, le sol natal devient trop étroit. Négociants,
aventuriers, voyageurs, médecins, mercenaires surtout, les Grecs sont
répandus dans le monde entier ; déjà, plus de dix mille d'entre eux ont fait
avec Xénophon une expédition contre Babylone au temps où le médecin Ctésias
était comblé d'honneurs à la cour de Suse ; depuis lors, les mercenaires
grecs sont généralement le noyau principal des armées perses ; ce sont deux
Rhodiens, deux frères, Mentor et Memnon, qui commandent l'armée perse dans
les guerres les plus difficiles ; trente mille Grecs combattent à Issos pour
le Grand-Roi, et, jusqu'au jour où il est assassiné dans les monts Caspiens,
il a encore autour de lui une escorte de quatre mille Grecs. Les temps
troublés que remplissent les luttes des Diadoques ne firent qu'augmenter ce
goût des Grecs pour la vie de mercenaires : nous les rencontrons partout ; à
Carthage comme dans la
Bactriane et l'Inde, ce sont les mercenaires grecs qui
constituent l'élite des armées, et les quatre-vingt mille hommes que Ptolémée
II fit parader lors de la fête des grandes Dionysies à Alexandrie[14] étaient presque
exclusivement des Macédoniens et des Hellènes.
La science elle-même a contribué pour sa part à entraîner
la race grecque hors des limites de son pays natal et à faire d'elle une
puissance universelle, agissant sur le monde entier. Depuis longtemps déjà on
a acquis la faculté de voir les réalités autrement qu'avec l'imagination et
sans les imprégner de poésie ; l'attrait de l'analyse rationnelle et de la
recherche a développé dans la même mesure le besoin d'élargir le cercle de la
science ; la différence entre les esprits cultivés et les esprits incultes,
différence qui, au début, au temps des sophistes, se bornait à la supériorité
obtenue par un développement formel de l'intelligence, s'est accentuée par
l'acquisition d'une masse sans cesse grossissante de connaissances positives,
et cette culture prend vis-à-vis de l'expérience vulgaire une situation
nouvelle et féconde en conséquences. Déjà Aristote n'est pas moins admirable
par son érudition que par sa profondeur philosophique ; on rencontre déjà
réunies chez lui toutes les branches d'études scientifiques que l'on a
coutume de considérer comme la marque caractéristique de l'époque dite
alexandrine, histoire littéraire, archéologie, philologie, critique,
grammaire, etc. En même temps, l'on est entré en possession d'un fonds qu'il
suffit de s'assimiler par l'étude pour s'élever au sommet de la civilisation
; car, enseigner, qu'est-ce autre chose que de faire parcourir en esprit au
disciple, ramenées à leurs points essentiels, les diverses étapes d'un
développement dont chaque progrès dans l'histoire a coûté de longs et
pénibles efforts ? La littérature grecque, avec cette merveilleuse série de
chefs-d'œuvre qui vont maintenant faire l'éducation des peuples de l'Asie,
renferme les échantillons de ce développement à l'état de types achevés.
Ainsi la civilisation grecque peut être employée comme objet d'enseignement ;
elle peut se transmettre. L'art de l'enseignement lui-même est déjà exercé
avec méthode. La race grecque est capable d'instruire et de former les
Barbares que les Macédoniens ont vaincus.
Ce que l'on vient d'esquisser en quelques traits rapides,
il faut se le représenter dans toute sa plénitude, sa vitalité, son actualité,
pour apprécier sainement le rôle d'Alexandre et trouver intelligibles les
conséquences de sa conquête. L'histoire n'a rien d'analogue à signaler.
Les Barbares qu'Alexandre subjugua n'étaient guère des
Barbares pour la plupart. Jusqu'au delà du Tigre, c'étaient des peuples dont
les souvenirs remontaient à l'antiquité la plus reculée, jouissant d'une
vieille renommée littéraire et artistique, dotés d'une civilisation
surabondamment riche et que même le joug de la domination des Perses n'avait
pas complètement étouffée. N'avait-il pas fallu beaucoup de peine et de temps
aux Hellènes pour réussir enfin à tenir tête sur mer aux habiles négociants
de Sidon et de Tyr ? Est-ce que leurs poids et mesures ne venaient pas de
Babylone, de cette Babylone dont Hérodote décrivait encore avec étonnement la
splendeur et l'opulence ? Est-ce que Platon et Eudoxe n'avaient pas fait
encore le voyage d'Égypte pour chercher auprès des prêtres de ce pays une
sagesse plus profonde ? Bien des gens assuraient que ce que les Grecs
savaient des choses divines et humaines leur était venu de là Et par delà le
Tigre, derrière une bordure de peuples indociles et restés insoumis dans
leurs montagnes, s'étendaient les vastes régions occupées par les Mèdes et
les Perses, à qui leurs anciens livres sacrés faisaient un devoir de se fixer
au sol, de travailler avec ardeur et de lutter pour fonder le royaume de la
lumière, auquel est promise la conquête du monde. Plus loin, les vieilles
civilisations implantées sur les bords de l'Oxus et de, l'Iaxarte ; plus loin
encore, l'étonnante magnificence du monde hindou avec son art, sa poésie, et
la multiplicité déjà inaugurée de ses spéculations philosophico-religieuses.
Alexandre a bien trouvé aussi nombre de tribus qu'il a essayé le premier d'habituer
à une vie sédentaire et régulière ; mais le fait qui prédomine, c'est que la
civilisation grecque n'arrive pas chez des Barbares incultes, mais chez des
peuples dorés d'une culture ancienne, originale ; qu'elle n'anéantit pas
cette culture, mais s'en empare avec étonnement et cherche à la mettre en
harmonie avec ses propres habitudes.
C'est précisément à cette situation que l'histoire des
temps postérieurs n'offre rien de comparable. En effet, quand Rome ne lutte
pas contre des Barbares, elle accepte elle-même avec empressement la
civilisation des vaincus, sitôt qu'elle on a reconnu la supériorité. Les
Germains entrent en Barbares dans l'empire romain ; avec le christianisme et
par le christianisme, ils reçoivent ce qui reste de la civilisation du monde
antique. De même les Arabes ne commencent à se développer qu'au contact de la
civilisation qu'ils rencontrent dans l'empire des Sassanides, dans les
provinces de l'empire grec, dans l'Inde. A plus forte raison les Mongols, les
Turcs, les Normands. Le chevaleresque Occident lui-même ne s'enflamme qu'en
se heurtant à la civilisation surabondante du monde sarrazin, et pourtant ces
deux éléments se pénètrent moins qu'ils ne se repoussent. En Amérique, la
population indigène disparaît devant les colons européens, et la situation de
l'Inde, celle où l'on trouve encore le plus d'analogie avec celle qui nous
occupe, en diffère par un point capital, c'est que la puissance conquérante
ne s'y dévoue pas corps et âme à sa nouvelle patrie, ne s'absorbe pas en
elle.
C'est là précisément ce qui n'est arrivé qu'une fois.
L'hellénisme, c'est-à-dire ce rapport curieux et spécial entre les vainqueurs
et les vaincus, donne lieu aux phénomènes les plus singuliers. Les suivre
dans le détail est chose d'autant plus difficile que, vu la pénurie
d'informations, on n'a même pas, pour s'aider, l'exemple instructif de
situations analogues. Nous serons bien des fois obligé de tracer des cercles
hypothétiques, heureux si, ici ou là, un renseignement isolé tombe en dedans
de cette ligne et la confirme.
La domination des Perses, qui a pesé durant deux siècles
sur l'Orient, avait avant tout ce caractère spécial, que l'unité de l'empire
était purement mécanique ; on n'exigeait que la soumission ; à part cela, les
nationalités subsistaient. La domination des Perses était juste assez
superficielle pour que leurs sujets ne se soient jamais consolés de la perte
de leur indépendance ; de là des révoltes continuelles en maint endroit, des
révoltes qu'on châtiait, il est vrai, par des déportations, par
l'extermination des peuples. Jamais il n'a existé de puissance plus incapable
de dominer que cette souveraineté militaire et patriarcale des Perses. C'est
le droit de la force seul, dans toute sa brutalité, qui l'a fondée ; c'est
uniquement la sobre énergie de la horde victorieuse et son dévouement sans
réserve à son chef, au Grand-Roi, qui la maintient. Bientôt cette royauté
dégénéra ; ce peuple des Perses s'amollit dans la jouissance de sa
souveraineté sans contrepoids[15] ; les satrapes
devinrent comme des rois dans leurs domaines ; ils régnèrent en despotes
absolus, sans responsabilité, n'obéissant qu'à leur bon plaisir et ne
relevant que de leur fantaisie. De nouvelles et plus violentes révoltes des
nations subjuguées furent réprimées avec plus de peine et coûtèrent d'autant
plus de sang. C'était une situation désespérée tant qu'il ne viendrait pas de
secours du dehors.
C'est alors qu'Alexandre parut. Avec sa petite armée, il
n'aurait, même vainqueur, obtenu aucun résultat, s'il y avait eu chez les
peuples le moindre dévouement à l'empire des Perses. Mais, pour cette raison
précisément, il était impossible que la victoire ne fit que changer le nom du
maître ; Alexandre dut prendre vis-à-vis des vieilles nationalités de l'Asie
une autre attitude, sortir du système négatif. L'ancienne indépendance
nationale ne pouvait plus être rétablie dans le nouvel empire ; c'était un
ressort brisé qui ne pouvait plus servir : il fallait trouver une forme qui
recueillit en elle ce qu'il y avait de vivant encore et lui assurât un
avenir. Nous voyons le roi sacrifier aux dieux, dans Babylone et Memphis,
suivant les rites indiqués par les castes sacrées[16] ; nous le voyons
s'allier par des mariages avec les princes de la Bactriane, avec la
maison royale de Perse ; à Suse, ses généraux et un nombre immense de soldats
épousent en même temps que lui des femmes asia1 igues. Grecs et Macédoniens
furent établis en colonies d'un bout à l'autre de l'Asie ; la jeunesse
asiatique fut exercée au maniement des armes macédoniennes et incorporée dans
l'armée. L'Occident et l'Orient devaient se fondre en un seul peuple, et,
dans cette union, chaque nation, participant selon sa nature au progrès
hellénistique, enrichie par l'activité nouvelle et la sécurité des relations
dans tous les sens, par la gestion régularisée et légalisée de son
patrimoine, assurée des fruits de son travail et de l'exercice de ses droits,
devait trouver là une compensation à la perte de cette indépendance et de cet
isolement opiniâtre d'autrefois, choses qui n'étaient plus faites pour le
monde transformé[17].
Mais la mort d'Alexandre interrompit l'œuvre commencée.
L'empire s'écroula au milieu de luttes colossales ; la maison royale fut
anéantie par l'assassinat ; les satrapes et les généraux cherchèrent à se
créer des souverainetés indépendantes ; ils succombèrent sous les coups les
uns des autres en des guerres pleines de vicissitudes sans fin ; la Grèce oscilla d'un
parti à un autre ; la
Macédoine changea de maîtres et les vit se succéder
rapidement ; l'invasion des Gaulois se rua en saccageant tout sur la Macédoine et la Thrace, et s'abattit sur
l'Asie-Mineure ; le berceau de la puissance qui avait conquis le monde, de la
civilisation qui l'avait transformé, était, au point de vue politique, tombé
dans l'impuissance : il ne comptait plus.
Mais parmi tous ces-désordres, et même favorisé par eux,
l'hellénisme gagna en étendue, en solidité, en variété. A la fin de l'âge des
Diadoques, nous voyons la fusion des civilisations gréco-macédonienne et
orientale apparaître avec ses traits essentiels, se fixer dans de nouveaux
centres de vie intellectuelle et politique ; la Macédoine se
relève, bien qu'en des proportions plus restreintes et en se conformant aux
habitudes nouvelles ; la
Grèce même s'essaie à créer le nouvelles combinaisons
politiques. Seulement, la
Grèce d'Italie et de Sicile, qui n'a presque ressenti
aucune atteinte des mouvements de l'Orient, baisse de plus en plus pour s'abîmer
bientôt entièrement, après l'échec des plans inefficaces mais réellement
grandioses d'Agathocle.
Entrons enfin plus avant dans le détail. Par quelle
entremise s'est opérée cette invasion du génie grec et macédonien en Orient ?
On peut signaler sans hésiter comme le procédé le plus
important employé par Alexandre et ses successeurs les fondations de colonies
: nous les trouvons en nombre surprenant jusque dans l'Extrême-Orient ;
Alexandre à lui seul fonda, si l'on s'en rapporte à une donnée qui
certainement n'est pas exagérée, plus de soixante villes[18]. On n'indique
que pour un petit nombre seulement, et en termes très brefs, la manière dont
il les peupla ; les données relatives aux fondations de ses successeurs sont
encore plus rares. Le résultat général qui s'en dégage peut être résumé à peu
près comme il suit.
Le trait de caractère particulier aux Barbares est de ne
pas vivre groupés en cités[19] ; ils n'ont point
de villes, mais des lieux d'habitation : quelque extraordinaire étendue
qu'atteignent ces centres, si puissamment fortifiés qu'ils soient et
florissants par l'industrie et le commerce, ils n'ont point de système
politique ; ce sont ou des cours devenus sédentaires, ou des masses entassées
autour de temples sacrés, ou des bourgades énormes, enfin tout ce qu'on
voudra sauf des villes comme les comprend le Grec. Le caractère distinctif de
la Grèce
est au contraire la cité, la πολιτεία[20] ; c'est sous
cette forme que s'était accompli le développement, indescriptible en sa
richesse, de la vie grecque pendant quatre siècles et plus ; chaque colonie
était une nouvelle cité organisée, le germe de nouvelles communautés aussi
vivantes. Ce fut cette forme qu'Alexandre adopta avant tout pour l'exécution
de ses plans, et c'est chose caractéristique qu'Aristote ait composé un
ouvrage intitulé : Alexandre ou des colonies[21].
Le dessein d'Alexandre, en fondant ces colonies, n'était
ni exclusivement, ni principalement militaire ; on voit s'affirmer chez lui
d'une façon tout aussi arrêtée le dessein d'imprimer, en instituant de
nouveaux marchés, une direction constante aux relations commerciales qui
s'étaient réveillées, de créer, au milieu de races encore dans l'enfance au
point de vue politique, des centres d'établissement fixe[22]. Les Diadoques
et les Épigones ont poursuivi l'œuvre en se conformant plus ou moins à son
esprit ; c'est dans les fondations de cités coloniales qu'est la vraie base
de l'hellénisation.
Ordinairement les fondations nouvelles viennent
s'adjoindre à des localités préexistantes ; souvent des villages voisins sont
groupés dans la ville nouvelle. En ce qui concerne la délimitation du
territoire des villes, les renseignements précis nous font défaut ; d'après
l'exemple analogue de Magnésie, il semble permis de conjecturer qu'on assigna
aux nouveaux citoyens des lots de terre exempts de dîmes[23]. Alexandre
installa d'abord comme colons les vétérans de l'armée, aussi bien les
Macédoniens que les Grecs, mais la population nouvelle ne se borne nullement
à ce personnel : on y fit encore entrer notamment des indigènes ; il est
certain qu'on accepta aussi des étrangers non-hellènes, de même que sous
Alexandre et après lui, les Juifs, par exemple, furent accueillis partout.
Sans doute, il se trouve quelques établissements qui se distinguent par
l'appellation de Macédoniens, d'Achéens, etc., mais ce qui domine, c'est une
population helléno-macédonienne mêlée à des éléments indigènes.
De nombreux exemples nous apprennent que, dans les villes
de cette espèce, il s'est formé par la suite un gouvernement autonome, à
l'instar de ceux des Hellènes[24]. On entend
parler du Sénat et du Peuple ; ils délibèrent
et rendent des décrets en imitant les formes et procédés en usage dans les
cités démocratiques de la
Grèce. On peut citer comme exemple Antioche sur l'Oronte :
le peuple de la ville est divisé en dix-huit tribus (φυλαί)[25] ; on se réunit
sur l'agora pour délibérer et faire les élections ; le roi Antiochos IV y
paraît même comme candidat pour y briguer la dignité d'agoranome, de démarque[26] ; le conseil des
Deux-Cents, au moins à une époque postérieure, est cité plusieurs fois[27].
Une question difficile, c'est de savoir quelle était dans
ces villes la situation des indigènes par rapport à la cité. Sont-ce des
citoyens comme les autres ? sont-ce des métèques ? ou bien forment-ils, comme
à Agrigente du temps des Romains, un genus
à part, en qualité d'incolæ distincts
des cives[28]
? Leur condition paraît n'avoir pas été partout la même. D'après les plans
d'Alexandre, on est peut-être en droit de supposer qu'il voulait les voir
traités sur le pied d'égalité, naturellement sous cette réserve qu'ils
adopteraient la langue et les coutumes de la cité ; c'est de cette façon
seulement que la fusion pouvait devenir complète. A Apollonie en Pisidie, les
citoyens s'appellent encore, jusqu'à une époque avancée, Lyciens et Thraces[29]. Pour les
fondations des Séleucides, Séleucie sur le Tigre est un exemple décisif :
beaucoup de Macédoniens y habitent, encore plus de Grecs, mais un certain
nombre de Syriens y avaient aussi droit de cité[30] : les chefs de
la ville sont les trois cents Diganes, un nom d'origine non pas syrienne mais
persane[31].
On trouve le contraire à Alexandrie d'Égypte ; là, la population se
composait, à l'exception des troupes fort nombreuses qui y étaient casernées,
des Alexandrins proprement dits, mélange d'émigrés venus des contrées les
plus diverses de la Grèce[32], divisés en
tribus et en dèmes, et du peuple égyptien indigène ; là, comme l'organisation
en castes resta en vigueur à titre d'institution civique, l'accès des
Égyptiens au droit de cité hellénique put paraître inadmissible. La preuve
qu'il n'y eut pas dès le début, à l'égard des habitants non grecs, une
exclusion plus marquée que partout ailleurs, c'est que le droit de cité hellénique
fut conféré aux Juifs[33]. Alexandrie
offre d'ailleurs d'autres particularités fort instructives : là il n'y a
point de Conseil à côté du peuple ; ce n'est pas le peuple qui discute sur
les intérêts de la ville ; le chef du gouvernement est l'exégète, qui est évidemment, ainsi que le grand
juge, un fonctionnaire royal[34]. Toutefois il
est très douteux que ce fût là la constitution donnée dès le principe à la
cité.
Il était naturel que la langue hellénistique fût dans ces
villes la langue officielle et celle des affaires ; qu'on ajoute à cela
l'effet de mesures administratives, comme nous en connaissons pour l'Égypte[35], et l'on
comprend que peu à peu l'idiome indigène ait été expulsé des villes, et, dans
les régions pourvues de colonies nombreuses tout au moins, ait été refoulé
dans le pays plat[36]. Dans les pays
jusqu'au Tigre, on peut constater, avec des nuances diverses, cette
répartition des idiomes. Plus loin dans l'Est, il n'y a en général que
certaines bandes de terre richement pourvues d'établissements de ce genre :
par exemple, la Médie
et la route qui se dirige à travers les Portes Caspiennes vers l'est,
certaines régions de la
Sogdiane, le sud de la Bactriane, le pays de Caboul, et, en général,
tout le pourtour des pentes du Paropamisos, enfin, le bassin de l'Indus.
Malheureusement, ces contrées se dérobent de bonne heure à une observation
précise. Toutes ces villes nouvelles, bien que même celles de l'empire des
Séleucides accusent nettement leur origine militaire et que les citoyens y
soient armés, durent prendre, dans la partie grecque de leur population, un
caractère surtout industriel et mercantile. Quand on voit, dans des pays
comme la Mésopotamie
et la Syrie,
une plantureuse poussée de cités remplacer les groupes instables et parfois
nomades à la façon des Bédouins qui y végétaient jusque-là ; quand on voit,
au sein des agglomérations compactes, se développer parallèlement la
multiplicité des besoins et la possibilité de les satisfaire ; quand on voit
la rapidité plus grande des échanges, et en même temps la masse,
incroyablement augmentée depuis Alexandre, de l'argent en circulation, d'un
numéraire ramené dans toute l'étendue de cet immense empire à un système
monétaire unique, accroître le bien-être en général, et ajouter par là à
l'agrément, à la valeur de l'existence, en changer toute l'orientation ; on
comprend combien a été profond le changement provoqué par les fondations
hellénistiques, et comment leur influence a transformé l'atmosphère de la vie
orientale.
Dans les villes se produisit alors spontanément cette
fusion des divinités, des fêtes, des cérémonies helléniques et indigènes, qui
devait peu à peu enlever aux unes et aux autres leur caractère spécifique.
Nous rencontrons partout un genre particulier de mythes destinés à relier le
présent au vieil ensemble des mythes helléniques. Tantôt c'est Io, qui, dans
ses courses vagabondes, est arrivée à Antioche ou à Gaza[37] ; tantôt c'est
Oreste dont le délire apaisé a donné à la chaîne de l'Amanos son nom[38] et qui a apporté
à Laodicée la pierre d'Artémis[39]. D'autre part,
les Évergètes de l'Ariane doivent être ainsi nommés parce que les Argonautes
ont trouvé près d'eux un abri paisible durant l'hiver[40], ou c'est
Triptolème qui a donné aux Gordyéens du Tigre le nom de son fils Gordys, ou
Arbélos l'Athmonéen, issu de la tribu Cécropide à Athènes, qui doit être le
fondateur d'Arbèles[41]. Puis c'est le
peuple arabe des Dèbes (près de Médine)
qui, hostile à tous les étrangers, fait une exception pour les Péloponnésiens
seulement, parce que de vieilles légendes de la tribu attestent l'alliance
qu'elle a contractée jadis avec Héraclès[42]. Partout on
cherche, au delà des origines historiques que l'on connaît, à découvrir des
relations immémoriales ; on refuse de voir dans le présent le résultat de
l'histoire réelle ; on cherche une autre sanction pour ce qui existe.
L'hellénisme même se localise ; dans la langue, la religion, les mœurs, il
commence à se différencier d'après les conditions et les proportions du
mélange[43].
L'État lui-même ne peut se dérober plus longtemps à ces influences ; plus on
va, plus la question ethnologique prend d'importance dans le domaine de
l'hellénisme. L'affranchissement même à l'égard des influences locales et
nationales, cette liberté d'esprit, ce cosmopolitisme intellectuel qui était
la plus haute conquête de la
Grèce, semble maintenant se donner pour tâche de faire
revivre, en lui infusant une énergie nouvelle, le vieux fonds national, le
génie païen. Nous verrons comment cette remarquable réaction, prenant les
formes les plus variées, détermine le développement des derniers siècles, ou,
pour mieux dire, est l'histoire intérieure de l'hellénisme même.
Ne nous y trompons pas ; la manière dont Alexandre
cherchait à fonder ses conquêtes, l'unité de son empire, rendait cette suite
inévitable. Déjà la dissolution de la monarchie, qui commença avec sa mort,
était déterminée, en fin de compte, précisément par l'impossibilité
d'arriver, avec un mélange d'éléments si divers, à une élaboration régulière
et homogène du nouvel état de choses ; la discorde de ses généraux et leurs
luttes pour la possession de l'empire entier ne furent que l'occasion
extrinsèque de ce développement divergent qui se manifesta ensuite — et ce
fut là sa première forme — dans l'antagonisme de l'empire des Séleucides et
du royaume des Lagides. Ce n'est pas que l'une ou l'autre de ces monarchies
ait pris un caractère national ; au contraire, elles s'amoindrissent toutes
les deux en étendue et en force intérieure à mesure que l'élément national
gagne du terrain ; mais, pour ce qui est de l'organisation intérieure et de
l'attitude de la royauté à l'égard des populations, elles offrent un
contraste qui domine et règle la politique du monde hellénistique tout
entier.
Considérons d'abord la souveraineté des Lagides. Elle
avait ce grand avantage que le fondement de sa puissance était un pays
nettement délimité et très favorablement situé pour le commerce
international, aussi bien qu'au point de vue politique et militaire ;
l'Égypte seule, dans les luttes effrénées des Diadoques, n'avait pour ainsi
dire jamais été atteinte par la guerre ; depuis la mort d'Alexandre, Ptolémée
avait possédé le pays sans interruption, et l'avait gouverné avec cette
extrême sagesse et cette large compétence qui le distingue ; il transmit à
son fils un royaume parfaitement consolidé, bien ordonné, et florissant au
dernier point.
Alexandre et Ptolémée avaient, en somme, laissé l'Égypte
en l'état où ils l'avaient trouvée : l'ordre hiérarchique, les castes
subsistaient toujours ; les anciens dieux étaient restés ; leur culte
demeurait intact ; de même pour la vieille division du pays en nomes, qu'on
disait avoir été instituée jadis par Sésostris et qui était étroitement liée
à la division agraire de ce pays peuplé. Mais en quoi consistait au juste cet
ancien état lui-même ? Déjà depuis le temps de la dynastie de Saïs, et plus
encore sous la domination des Perses, à l'occasion des révoltes répétées et
sans cesse étouffées des Égyptiens, l'ancienne hiérarchie avait dû commencer
à s'entamer sur bien des points ; le contact continuel et actif avec des
étrangers qui habitaient soit dans des villes à eux, soit disséminés dans
toute l'étendue du pays au milieu des Égyptiens[44], provoqua
nécessairement une dislocation progressive des anciennes institutions : il ne
reste plus trace des castes guerrières lors de la conquête macédonienne. Il
est hors de doute que le pays avait besoin d'une organisation absolument
nouvelle et poussée à fond.
Déjà Alexandre avait reconnu la nécessité de procéder en
Égypte avec une circonspection particulière ; plus l'ancienne hiérarchie
théocratique s'était montrée tenace et continuait à faire loi d'une manière
absolue pour tous les rapports religieux et sociaux, plus il fallait donner à
l'administration royale un caractère arrêté et énergique. Les nombreux
témoignages du temps des Lagides donnent un aperçu assez complet de la
nouvelle organisation qui fut introduite alors[45].
Le type de cette organisation est la monarchie militaire,
et, dans cette monarchie, la division systématique des fonctions officielles,
avec des degrés qui descendent jusqu'aux sphères les plus infimes. En
principe, l'administration, la justice, les finances, sont absolument séparées,
et c'est seulement au sommet que toutes ces branches se rejoignent dans le
pouvoir royal qui les concentre, et qui naturellement possède seul la
compétence législative.
Il est dans la nature des choses que les fonctions
militaires aient un rôle prépondérant. Les garnisons et colonies militaires
réparties sur toute la surface du pays servent principalement au maintien de
l'ordre intérieur, et leurs chefs sont par conséquent les fonctionnaires
chargés de la police. Au sommet de cette puissance militaire exécutive est l'épistratège, le général en chef ; il y en avait
un vraisemblablement pour la Thébaïde, un pour l'Heptanomide, un pour la Basse-Égypte,
etc.[46] L'épistratège a
le commandement suprême des forces militaires des nomes compris dans son
épistratégie ; le chef de sa chancellerie est l'épistolographe. Immédiatement
au-dessous de lui sont les stratèges de chacun des nomes, avec une compétence
administrative analogue, chaque stratège ayant à la tête de sa chancellerie le
greffier des troupes, sous son commandement les hipparques, les hégémons, les
phrourarques de son nome. Plus tard tout au moins, ces officiers, y compris
l'épistratège, sont fréquemment chargés d'autres fonctions, notamment dans
l'administration civile.
L'administration civile est, ce semble, concentrée aux
mains d'une seule personne pour l'épistratégie tout entière, de la même
personne qui a le commandement militaire supérieur ; au-dessous, les
fonctions se divisent. Dans chaque nome, nous trouvons le stratège pour les
affaires de police[47], le nomarque[48] pour
l'administration, l'épistate qui préside à la justice, le greffier royal à la
tète des services compliqués de la chancellerie et du cadastre, l'agoranome
enfin pour toutes les affaires concernant les transactions passées sur les marchés
publics, surtout entre les nombreux étrangers (Grecs)
qui se trouvent dans le pays sans appartenir ni à l'armée, ni à une cité
grecque, ni aux castes égyptiennes ; les Juifs seuls ont dans leur ethnarque
un magistrat spécial[49] A l'intérieur
des nomes, la division des fonctions se reproduit pour chaque bourg et chaque
district[50].
Nous trouvons l'épistate de la κώμη
(peut-être le juge de l'endroit), le
doyen de la κώμη, le
greffier de la κώμη. Des
districts nous connaissons au moins l'épimélète et le greffier.
La juridiction est, pour l'essentiel, fondée sur les
vieilles lois du pays ; celles-ci peuvent d'autant mieux rester en vigueur
que les étrangers sont les uns soldats, et par conséquent soumis à la justice
militaire du stratège et de l'épistratège, les autres domiciliés dans des
cités à part, les autres considérés précisément comme des étrangers. C'est
absolument le droit égyptien[51], dans la mesure
où celui-ci n'est pas modifié par des constitutions royales, qu'appliquent
les juges populaires ; naturellement, les procès civils seuls sont du ressort
de leur forum ; les Égyptiens ont pourtant la liberté de porter leurs
affaires devant les tribunaux grecs. L'épistate du nome, de la κώμη, a déjà été mentionné plus
haut ; dans un procès dont nous avons encore les pièces, c'est l'épistate du
nome qui juge avec ses assesseurs, tous non-Égyptiens ; les deux parties ont
chacune un procureur, et c'est après leurs explications que le jugement est
rendu, avec énoncé des motifs. Il y avait encore une institution particulière,
celle des chrématistes, fondée,
dit-on, par Ptolémée II[52] pour éviter les
lenteurs d'une convocation des parties à la métropole (du nome, à ce qu'il semble) ; c'est une cour de justice
ambulante, qui voyage et juge dans les nomes de son ressort ; les affaires
criminelles principalement ont dû être de sa compétence.
Les finances sont une branche absolument séparée du reste
de l'administration ; il y a comme chef de ce service dans chacun des nomes
un officier de haut rang. C'est lui qui perçoit les différents revenus, le
produit des domaines, des confiscations, du péage du Nil[53], le montant des
redevances et des versements faits par les fermiers des impôts ; toute
l'administration de la Table royale, comme on appelle la
recette générale, est sous sa direction. Il est subordonné au collège des
Trésoriers, à Alexandrie ; les paiements sont dans les attributions du διοικητής
à Alexandrie, et des ύποδιοικηταί
dans les nomes.
Naturellement, Alexandrie est le centre du gouvernement ;
un Synédrion ou Conseil d'État se réunit sur l'ordre du roi et le plus
souvent sous sa présidence ; c'est de là que les épistratèges, stratèges,
etc., reçoivent leurs ordres par l'intermédiaire des épistolographes royaux.
La volonté du roi n'est aucunement liée par des règles constitutionnelles ;
elle est le sommet de cette monarchie militaire. C'est seulement dans l'armée
permanente, chez les Macédoniens, que le
pouvoir royal rencontre une sorte de limite. Pris en masse, ils sont dans cet
empire, que l'on considère toujours comme une royauté militaire, ce qu'était
dans l'ancienne Macédoine l'armée assemblée vis-à-vis des rois ; ils ont le
droit et le devoir de servir dans l'armée ; l'héritier de la couronne n'est
reconnu pour légitime que par leur intronisation[54] ; ils ont leurs
assemblées et leurs délibérations ; ils maintiennent leur droit d'ίσηγορία
qu'Alexandre leur a concédé lui-même. Ils s'appellent et sont pour la plupart
Macédoniens ; s'il se trouve dans cette armée des Grecs, des Thraces, des
Galates, des Crétois, etc., ils forment des corps à part et ont
vraisemblablement un droit moindre que celui ;des Macédoniens[55]. Aux fêtes qui
inaugurèrent le règne de Ptolémée II, le grand cortège qui défila dans
Alexandrie se composait de 57.600 hommes de pied et de 23.000 cavaliers[56] : dans l'armée
qui, en l'an 200, devait faire la campagne de Syrie, sur 70.000 fantassins et
5.000 cavaliers, il y avait 30.000 fantassins et 700 cavaliers macédoniens.
C'est une combinaison des mœurs de cour macédoniennes et
perses qui a donné naissance à la curieuse hiérarchie de tous les
fonctionnaires royaux ; on ne trouve guère d'emploi quelque peu important,
dans le civil ou le militaire, qui soit mentionné officiellement sans la
désignation du rang occupé par le titulaire dans cette hiérarchie. La classe
la plus élevée est celle des parents du roi ;
les épistratèges, les épistolographes appartiennent à cette classe : viennent
ensuite les archisomatophylaques, les premiers amis, les amis, les diadoques
de la cour, etc.[57] Les Égyptiens,
sous les premiers rois, ont-ils été honorés de ces titres, cela est douteux.
Pour se faire une idée complète de la cour égyptienne, il faut se figurer
encore une série considérable d'officiers de cour, de grands échansons, de
grands-veneurs, de chefs des cuisines, de capitaines des chaloupes, etc., sans compter une étiquette spéciale, un
costume de cour caractéristique, et le reste[58].
Sans doute, le premier effet de ce système, c'est
d'introduire une distinction des plus tranchées entre l'élément
gréco-macédonien, représenté par la cour et l'armée, et l'élément indigène.
Mais déjà, dans l'organisation que l'on vient d'exposer, il y a certains
traits qui annoncent l'intention d'opérer partout ailleurs une conciliation
graduelle ; on sent un effort marqué pour effacer de plus en plus la ligne de
démarcation et gagner les Égyptiens aux intérêts de la race grecque. Le
nombre des nouvelles villes grecques en Égypte est peu considérable[59] ; on préfère
évidemment laisser les Grecs vivre librement et sans former de groupes
compactes au milieu des Égyptiens. Naturellement, le grec devient la langue de
tous les débats devant les autorités non égyptiennes, mais on se contente de
contrats, etc., écrits en égyptien, pourvu qu'ils soient présentés aux
autorités, en vue de la taxe à percevoir, et contresignés en grec[60]. Bientôt nous
trouvons.des Grecs qui apprennent l'égyptien[61], des Égyptiens
qui joignent à leur nom indigène un nom grec, qui sont admis dans l'armée
permanente[62],
qui s'élèvent aux plus hauts postes de l'administration.
A cet égard, l'attitude prise à l'égard du clergé et de la
religion nationale devait avoir une importance particulière. Les prêtres du
pays avaient déjà, sous la dynastie de Saïs, perdu beaucoup de leur influence
sur le gouvernement[63], et quand, sous
là domination des Perses, l'Égypte dut payer un tribut de 700 talents, une
fois autant que la Syrie
tout entière y compris la
Phénicie et la Palestine[64], ce furent sans
aucun doute les grands personnages du clergé, maîtres du tiers de la
propriété foncière, qui furent principalement imposés ; dans les révoltes
répétées, ils furent punis sans doute aussi par la diminution des biens de
leurs temples[65]
; le ressentiment contre les Perses vaincus en fut d'autant plus vif. Les
Ptolémées eurent là un moyen sûr de gagner, à l'aide du clergé égyptien,
l'esprit du peuple, et de compléter la domination militaire par la domination
théocratique. Ils n'allèrent pas jusqu'à rendre aux prêtres la plénitude de
leur influence politique d'autrefois ; ils n'abolirent pas ces prestations et
tributs ; les prêtres ont à fournir au Trésor des sommes d'argent ainsi que
des grains, du vin, des toiles[66] ; les familles
sacerdotales sont même tenues de se rendre tous les ans à Alexandrie pour y
apporter leurs prestations en nature[67]. Mais, d'autre
part, les rois ont pour les temples et les corporations sacerdotales des attentions
de toute sorte ; ils leur rendent, à l'occasion, des biens sécularisés ; il
les dispensent de redevances arriérées, leur assignent de nouveaux revenus ;
c'est seulement grâce à leurs allocations que le culte divin, très dispendieux
parfois, peut être entretenu[68]. Aussitôt qu'il
a pris possession de la satrapie, Ptolémée avance 50 talents d'argent pour l'ensevelissement
du bœuf Apis[69].
Au nom du roi Philippe, du roi Alexandre, il fit restaurer les temples en
partie saccagés par les Perses à Karnak, à Louqsor, et autres lieux : des
inscriptions hiéroglyphiques en témoignent[70]. Ses successeurs
suivent son exemple : Ptolémée III notamment bâtit ce temple magnifique
d'Esneh où figure le récit hiéroglyphique de ses grandes victoires. Comme
l'art des Égyptiens, leur science fut honorée aussi et encouragée. C'est sur
l'invitation de Ptolémée II que Manéthon l'archiprêtre écrivit d'après les
anciens monuments l'histoire de l'Égypte. C'est au même roi que Mélampus
l'hiérogrammate dédia plusieurs écrits, qui avaient été composés d'après les
archives sacrées des temples[71]. Déjà, sous
Ptolémée Ier, beaucoup de Grecs avaient fait le voyage de Thèbes et s'y
étaient livrés à des recherches sur l'histoire et les antiquités de l'Égypte[72].
Le couronnement de cette œuvre de concorde fut le
transfert du Zeus Hadès de Sinope à Alexandrie. Ptolémée Soter, à ce qu'on
raconte, vit en songe le dieu, qui lui ordonna de faire venir du Pont son
image ; les prêtres égyptiens ne surent pas expliquer le songe, mais
l'Eumolpide Timothée d'Éleusis, qui avait été appelé en qu'alité d'exégète à
Alexandrie pour y instituer les mystères d'Éleusis, déclara que le dieu était
adoré à Sinope ayant à ses côtés la statue de Perséphone. On envoya alors des
députés à Delphes, et le dieu ordonna d'apporter à Alexandrie la statue de
son père, et de laisser celle de sa sœur. Après une traversée merveilleuse,
le dieu arriva en Égypte ; Timothée l'exégète et Manéthon l'archiprêtre
reconnurent que le dieu était Sarapis, l'Osiris du royaume des morts[73] ; le nouveau
temple fut élevé avec une grande magnificence à la place même où, depuis les
temps anciens, Sérapis et Isis étaient adorés. Le dieu grec et la déesse
égyptienne furent désormais adorés ensemble. Rappelons-nous les derniers
jours d'Alexandre ; inquiets de sa maladie, plus d'un de ses stratèges et
amis s'étaient rendus au temple de Sarapis, pour y recueillir les avis du
dieu sur les remèdes à donner au malade. Le Sarapis de Babylone n'était-il
pas peut-être ce dieu Irkalla chez lequel descend la déesse Istar, le maître dans la maison des trépassés, la maison qui n'a
point d'issue, dont aucune route ne fait revenir ? Ou bien était-il
identique au maître sur la côte de Syrie,
Adonis ? N'est-ce pas de là peut-être que vient l'autre tradition, d'après
laquelle Sarapis serait venu de Séleucie en Syrie à Alexandrie[74] ? Les Milésiens,
qui s'étaient jadis établis à Sinope, peuvent bien avoir trouvé déjà en ce
lieu ce Baal ; ils peuvent avoir reconnu en
lui les traits d'un Asclépios ou d'un Pluton hellénique, et s'être habitués
aussi à trouver, à l'heure de la mort, consolation et salut dans ce Dieu Sauveur. Les éphémérides des derniers jours
d'Alexandre nous apprennent que le dieu, consulté sur l'opportunité de
transporter le malade dans son sanctuaire pour le guérir, répondit qu'il ne le fallait point, et qu'il se trouverait mieux où
il était[75].
On voit comment, par une parole douce, le dieu des ténèbres cherche à enlever
à la mort ses angoisses, ces affres du trépas qui sont les mêmes pour tous
les peuples et tous les hommes, pour les mendiants et les rois. S'il est un
dieu fait pour l'humanité entière, c'est bien celui-là Aussi, avec quelle
rapidité merveilleuse se propagea le nouveau culte, une fois fondé à
Alexandrie[76]
! Comme il pénétra, en le transformant, dans le vieux fonds égyptien[77] ! Dans l'antique
Sérapéon de Memphis, deux prêtresses desservent désormais le culte de Sarapis
et d'Isis, tandis qu'ailleurs l'Égypte n'a jamais eu de prêtresses ;
désormais les deux divinités ont parmi leurs attributs le calathos, emprunté au culte hellénique de
Déméter[78].
Bientôt le dieu est assimilé à Asclépios, à Hélios, à Dionysos ; il répond au
roi Nicocréon de Cypre que le ciel est sa tête, la mer son corps, la terre
ses pieds, et la lumière du soleil son œil qui regarde au loin[79]. La plaintive
Isis ne parait pas avoir moins de formes et d'aspects ; déjà sa fête est
associée au culte d'Adonis à Byblos en Phénicie ; bientôt ces cultes se
répandent sur les îles, dans les villes de l'Asie-Mineure et de la Grèce ; ils atteignent
l'Italie, ils pénètrent même à Rome[80]. D'autre part,
le culte des dieux rois, soit à partir
d'Alexandre, soit à partir de Ptolémée Ier, de Ptolémée II, fondé d'abord à
Alexandrie, se propage à Memphis, à Ptolémaïs, à Thèbes. A Thèbes les rois
sont adorés à côté d'Amon-Ra-Sonther, titre de σύνναοι
θεοί[81].
On se réserve de revenir plus loin sur ces transformations
religieuses ; il suffisait d'appeler ici l'attention sur leur importance
politique. Si nettement Macédoniens que se montrent les Lagides, leur effort
tend d'une manière très précise à poursuivre la fusion qui dès l'origine
entrait dans les plans d'Alexandre, et à faire de l'Égypte et d'Alexandrie le
centre de la vie intellectuelle sous la forme nouvelle qu'elle commençait
déjà à prendre, forme à laquelle naturellement la civilisation grecque
servait d'excipient ou, si l'on veut, d'exposant.
Ce n'est pas simplement l'amour des sciences qui porta les
deux premiers Lagides à fonder le Musée et la Bibliothèque,
à concentrer dans Alexandrie toutes les formes de la vie littéraire ;
l'intelligence sûre de leur époque et de la politique utile à leur royaume
n'a pas été un motif moins efficace, et l'on peut affirmer que l'événement
dépassa leurs prévisions. Alexandrie désormais domine et dirige la
civilisation de l'hellénisme qui, grâce à l'activité infiniment riche et
variée de ses poètes, critiques, compilateurs, investigateurs, inventeurs,
etc., arrive à s'épanouir complètement sous ses aspects les plus divers[82]. La vie
littéraire d'Alexandrie représente l'esprit de l'époque nouvelle presque dans
toutes les directions. Tout le passé de la littérature hellénique est là,
rangé dans les trésors des bibliothèques, objet d'une grandiose activité
scientifique ; la poésie acquiert de nouvelles formes, qui répondent à l'esprit
nouveau de la civilisation ; ce que les peuples étrangers peuvent offrir
d'œuvres littéraires est traduit et introduit dans le domaine de l'activité
scientifique ; les livres sacrés des Égyptiens, des Juifs, des Perses, on
peut les trouver dans les bibliothèques[83]. La science
commence à embrasser le monde ; recevant de tous côtés, s'étendant en tous
sens, elle prend un aspect entièrement nouveau. Alexandrie devient le foyer
d'une littérature universelle, d'une civilisation cosmopolite, dans laquelle
les résultats de toutes les évolutions nationales antérieures, jusque-là
dispersés, sont convertis en idées et réunis en un faisceau.
Il nous reste encore un fait remarquable à considérer.
Nous allons voir quelle étendue extraordinaire prend l'empire des Séleucides,
combien peu pourtant il est de force à se mesurer avec le royaume
incomparablement plus petit des Lagides. Lorsque Ptolémée Pr transmit le
trône à son fils, il ne possédait hors de l'Égypte que Cypre et Cyrène. Nous
devons chercher à nous faire une idée des forces matérielles de ce royaume,
pour comprendre la possibilité de cet état de choses.
Pour ce qui est des pays adjacents, on aura occasion d'en
parler plus loin : c'est l'Égypte qui est la base de la puissance des
Lagides. Sur la population du pays, nous n'avons pas de renseignements
certains[84]
; au temps du roi Amasis, alors que le royaume était
le plus florissant[85], dit Hérodote,
on comptait 20.000 villes, et plus de 30.000 villes et villages, à ce qu'on
prétend, sous le règne de Ptolémée Ier. Ainsi, au commencement de la
souveraineté des Lagides, l'Égypte était plus florissante qu'aux temps les plus
florissants des Pharaons. Il est reconnu que le pays possède une force
productrice extraordinaire ; plus la population est dense, plus le droit, la
propriété et le commerce se trouvent réglés et protégés[86], plus aussi est
considérable le revenu de l'État.
A la fin du règne de Ptolémée II, en un moment, il est
vrai, où le royaume s'était déjà annexé le sud de la Syrie et la côte
méridionale de l'Asie-Mineure, l'Égypte avait une armée de 200.000 hommes de
pied et 40.000 cavaliers, 300 éléphants, 2.000 chars de guerre, des armes
pour 300.000 hommes, 2.000 petits transports de guerre et 1.500 vaisseaux de
guerre qui avaient jusqu'à cinq rangs de rames, du matériel pour en armer un
nombre double, 800 yachts dorés à la proue et à la poupe ; on assure qu'il y
avait dans le Trésor 740.000 talents égyptiens[87] ; le revenu
annuel s'élève à 14.800 talents et 1.500.000 artabes de grains. Nous trouvons
une confirmation de ces chiffres si étonnants dans l'extrait d'une
description de la grande fête que le même Ptolémée célébra après la mort de
son père ; du moins les points plus importants de cette énumération peuvent
trouver place ici. Il y avait dans le cortège un char gigantesque chargé de
vaisselle d'argent : on y voyait, entre autres choses, un cratère contenant
600 métrètes, très artistement travaillé et couvert de pierres précieuses ;
deux buffets, dix grands bassins, seize cratères, une table de douze coudées,
trente autres de six coudées, quatre-vingts trépieds delphiques, et un nombre
infini d'autres objets, tous en argent massif. Venait ensuite le char aux
ustensiles en or, parmi lesquels vingt-deux réfrigérants, quatre grands
trépieds d'or, un autel de trois coudées de haut, surtout un écrin d'or garni
de pierres précieuses, haut de dix coudées, à six compartiments garnis de
nombreuses figures d'un beau travail, hautes de quatre palmes. Près des deux
chars marchaient 1.600 enfants, dont 250 portaient des conges en or ; 400,
des vases semblables en argent ; les autres, des réfrigérants d'argent et
d'or, etc. Sur un autre char était un thyrse en or de 90 coudées, une lance
en argent de 60 coudées ; sur un autre, un phallus en or de 120 coudées de
longueur, sans compter une infinité d'ustensiles en or, vases, armes (entre autres 64 armures complètes), couronnes
; enfin il y avait encore 20 autres chars chargés d'or, 400 chargés d'argent,
800 chargés d'épices. Dans la tente du roi, à l'endroit où le couvert était
mis, il y avait de la vaisselle d'or et d'argent pour une somme de 10.000
talents.
Et quelles étaient les sources d'une richesse si
extraordinaire ? Il va sans dire que l'impôt doit avoir été une charge très
lourde en Égypte[88] ; mais, malgré
cela, le pays était plus florissant que jamais, et nous trouverons plus tard
des preuves démontrant que c'est seulement un siècle plus tard, quand, par
suite des discordes fraternelles et de la mauvaise administration,
l'appauvrissement commença, que les impôts devinrent en réalité exorbitants.
Les causes de la prospérité de l'Égypte après l'époque des Perses ne sont pas
difficiles à trouver : c'était d'abord l'ordre introduit dans
l'administration, la paix rétablie dans le pays ; ensuite, l'accroissement de
consommation que dut occasionner le nombre de soldats, d'officiers, de
fonctionnaires ; la satisfaction à bon marché de tous les besoins,
l'impulsion donnée au petit commerce par le cours régularisé de la monnaie de
cuivre[89] ; le
développement des professions industrielles que devait provoquer
nécessairement l'intervention de la race hellénique. Mais l'innovation la
plus considérable, c'est que l'Égypte, jusque-là à peu près bornée à
l'exportation des grains, devint désormais la route du commerce
international. Les premiers Lagides s'appliquèrent avec le plus grand soin à
attirer vers l'Égypte le commerce de l'Arabie, de l'Éthiopie ; plusieurs
villes furent fondées sur la côte de la mer Rouge, les pirates arabes mis à
la raison[90],
l'ancien canal de Nécho rendu à la navigation, les routes de Bérénice et de
Myoshormos à Coptos ouvertes à la circulation. Il va sans dire que la plus
grande partie des importations venues de ces pays était acheminée plus loin :
des navires égyptiens allaient jusqu'à la mer Noire ; les chargements qu'on
en ramenait remontaient pour la plupart sans désemparer le cours du Nil, pour
être de là transportés vers la mer Rouge et continuer leur route vers les
pays du Sud[91].
Sans aucun doute, Alexandrie était déjà, sous Ptolémée II, le plus grand
marché du monde ; la
Phénicie, depuis l'invasion d'Alexandre et durant les
luttes incessantes de ses successeurs, luttes qui eurent lieu surtout en
Syrie, avait perdu son antique commerce d'expédition ; c'est par Alexandrie
que passait la route la plus courte et la plus commode pour aller des pays du
Sud à la Méditerranée. Voilà pourquoi Rhodes s'attacha
si étroitement à Ptolémée Soter ; Syracuse entretint des rapports amicaux avec
lui comme avec Philadelphe[92], qui, de son
côté, après la victoire de Rome sur les Tarentins, entra aussi en négociations
avec le Sénat romain[93] il y eut une
alliance semblable avec Carthage.
Autant la politique commerciale tient de place, ce semble,
dans les préoccupations de l'époque, autant nous sommes à court de
renseignements. On peut bien deviner quelle atteinte profonde le commerce de
Carthage dut recevoir de cet essor florissant d'Alexandrie ; dans les
relations extérieures des Lagides, on reconnaît encore çà et là l'influence
considérable d'un système commercial établi dans des proportions grandioses.
A ce point de vue, la possession de Cypre était pour les
Lagides extrêmement importante, sans compter que cette île opulente pouvait
fournir pour la construction des vaisseaux tous les matériaux dont l'Égypte
était à peu près complètement dépourvue[94]. Ptolémée Soter
avait eu bien raison de ne pas s'accorder de repos avant de s'être assuré la
possession de l'île. Il y avait là de vieilles villes helléniques ou
hellénisées qui, bien qu'assujetties à des rois jusqu'à l'époque même des
Diadoques, avaient cependant conservé leur constitution municipale. Des inscriptions
du temps des Lagides montrent que cette constitution subsista même par la
suite[95]. Ces petites
républiques se comportèrent avec les rois comme jadis les confédérés de la Ligue athénienne avec
Athènes ; elle restèrent absolument étrangères au régime et aux mœurs de
l'Égypte. L'île formait un petit royaume à part. Ptolémée la considéra
d'abord ainsi ; ce qui le prouve, c'est la puissance qu'il concéda au prince
Nicocréon de Salamine, puis au Lagide Ménélaos, comme stratège de Cypre[96]. Survint plus
tard, en 306, l'agression de Démétrios ; pendant dix ans, il se maintint en
possession de l'île ; enfin, lorsque Ptolémée la recouvra, en 295, la
stratégie fut rétablie, toutefois avec une moindre indépendance. Les
inscriptions parlent de nombreuses garnisons dans les villes, de phrourarques
commandant ces garnisons, et de préposés spéciaux pour Cition[97]. Mais
l'essentiel est que le stratège de l'ile a la double mission de recueillir
les tributs et de les envoyer à Alexandrie[98]. C'est un
système qui ressemble bien peu à la distinction rigoureuse des pouvoirs dans
l'administration égyptienne ; la situation de l'île, et la nécessité de
concentrer autant que possible ses moyens de défense, a dû rendre indispensable
ce cumul, qui assimilait le stratège à un satrape.
Cyrène se trouvait dans une situation analogue à l'égard
de l'Égypte. Après des combats répétés, Ptolémée Ier avait acquis vers 308 la
possession définitive de ce riche pays. Comme il avait confié Cypre à son
frère Ménélaos, il donna la Cyrénaïque à son beau-fils Magas[99] ; celui-ci, à
l'exemple du premier, frappa des monnaies :avec le nom et l'image du roi
d'Égypte et son propre monogramme à côté ; comme lui, il se trouva en
présence des vieilles cités helléniques du pays ; elles conservèrent leur
constitution municipale[100].
On a fait ressortir plus haut l'heureuse position de
l'Égypte. C'est chose importante à constater qu'il ne se trouve, ni du côté
du Sahara, ni du côté de la mer Rouge, aucune population organisée en État,
bien que l'existence d'une communauté entre les « Libyens » soit attestée par
des médailles. Il peut bien se produire des incursions.ide pillards sur les
oasis, sur les villes de commerce, sur les caravanes qui viennent de la mer ou
du Sahara, mais cela ne tire pas à conséquence ; comme les pirates de la mer
Rouge, ils sont repoussés sans grande peine. Dans le sud de l'Égypte, dans
l'ancien État sacerdotal de Méroé, il s'accomplit sous Ptolémée II une
transformation remarquable. Le roi Ergamène, élevé à la grecque, pénétra avec
des soldats dans le temple d'or, massacra les prêtres, et mit fin de la sorte
au régime qui depuis un temps immémorial tenait la royauté sous la dépendance
du sacerdoce[101].
On trouve aussi le nom de ce roi sur les hiéroglyphes de Dakkeh, à la
frontière méridionale du territoire de Dodécaschœnos, qui tombe plus tard
sous la domination égyptienne ; et nous savons que Ptolémée II pénétra fort
avant en Éthiopie[102]. Il est bien
question encore plus tard d'une expédition en Éthiopie, mais ni cette
campagne postérieure, ni celle de Philadelphe n'a dû avoir pour but de
protéger l'Égypte contre un danger venant de ce côté. Ce singulier royaume
grécisant de Méroé[103] a dû donner
d'autant moins de souci aux Lagides, qu'il avait été fondé sur le
renversement de la théocratie. Dans le sud non plus, le royaume des Lagides
n'a pas de voisins réellement dangereux[104].
Tout autre est la situation sur les côtes de la Méditerranée
; Cyrène et la Cœlé-Syrie
sont les avant-postes de l'Égypte contre de puissants voisins. Il n'y avait
pas encore longtemps que Carthage avait fait, pour une question de
frontières, cette guerre sanglante qui se termina par l'exploit héroïque des
Philènes et qui donna à ce puissant État marchand le territoire désert, il
est vrai, mais singulièrement important pour les caravanes, qui avoisine la
Syrte[105].
A l'époque où Agathocle de Syracuse débarqua sur la côte d'Afrique, Ophélas
de Cyrène, son allié, avait conduit devant Carthage une armée considérable :
il avait espéré joindre à ses possessions cyrénaïques la côte punique, mais
le Syracusain l'avait assassiné. Alors Cyrène était revenue à l'Égypte.
L'Égypte était maintenant la puissance qui commandait le grand commerce
indo-arabique, resté au pouvoir de la métropole punique jusqu'à Alexandre ;
il était naturel qu'une branche importante du commerce africain se dirigeât
pareillement vers les pays du Nil. Il pouvait n'être pas indifférent pour
Carthage que Cyrène, si voisine de ces entrepôts considérables et si
péniblement acquis d'Augilas et de la Syrte, fût devenue maintenant partie intégrante
de ce nouvel État marchand dont la prospérité prenait un essor si rapide.
Mais, pour le moment, il était plus important pour les Carthaginois de
recouvrer leur influence en Sicile ; seulement, avant de l'avoir raffermie et
d'avoir eu le loisir de songer aux affaires d'Orient, ils se trouvèrent
engagés dans un conflit avec Rome, conflit qui absorba dès lors toutes les
forces de la république marchande.
Ce que Cyrène était à l'ouest, par rapport à l'Égypte, les
côtes de Syrie l'étaient à l'est. De tout temps, ces côtes ont servi de pont
entre l'Asie et l'Afrique. Cyrus avait ramené les Juifs dans leur patrie pour
avoir en eux un avant-poste sûr dans une attaque contre l'Égypte ; lorsque
Perdiccas, lorsque Antigone avaient été en possession de ces pays, ils
avaient été en mesure de porter la main sur l'Égypte même ; malgré la force
défensive que donnait à l'Égypte sa situation particulière, elle ne pouvait
avoir une influence décisive sur le commerce du monde que par la possession
de cette contrée, de ce pont important. Déjà, après le meurtre de Perdiccas,
le premier Ptolémée avait cherché à s'établir solidement en Syrie : il
n'avait pas encore Cypre ; il comptait sur la Syrie pour fonder sa
puissance maritime. Mais, quelques années après, Antigone lui avait arraché
ces pays et les avait gardés jusqu'au jour où il trouva la mort à la bataille
d'Ipsos (301). Ptolémée s'était joint à
la ligue contre Antigone, à la condition qu'on lui céderait la Cœlé-Syrie ; mais
déjà Séleucos s'était fait attribuer ce territoire par les rois de Thrace et
de Macédoine, d'autant que le Lagide n'avait pas pris autrement part à la
formidable lutte qui venait de finir, et ensuite, pour éviter un conflit avec
l'Égypte, il avait cédé la côte de Phénicie et la Cœlé-Syrie à
l'héritier d'Antigone. Quand celui-ci eut fait voile pour l'Europe (296), Séleucos se hâta d'occuper ces
contrées, qui étaient pour lui d'un prix inestimable. C'est ainsi que
Ptolémée II reçut le royaume des Lagides sans la Syrie. Il dut même
renoncer à tout espoir de l'avoir jamais, à partir du jour où les Séleucides
eurent fixé leur résidence à Antioche ; on eût dit qu'ils concentraient là
toutes leurs forces, pour être à même de parer à toute espèce de danger
pouvant surgir du côté de l'Égypte. Mais la cour d'Alexandrie n'abandonnait
pas le moins du monde le projet d'acquérir au moins le sud de la Syrie ; elle n'attendait
que l'occasion favorable. On chercha d'abord à lier amitié avec la tribu la plus
proche, celle des Juifs. On ne se contenta pas, comme Séleucos lui-même
l'avait fait à Antioche et dans d'autres villes nouvelles[106], de leur donner
mêmes droits qu'aux Macédoniens et aux Grecs. Déjà Alexandre en avait
transplanté un grand nombre à Alexandrie, dans la Haute-Égypte
; sous le premier Ptolémée, leur nombre s'était extraordinairement multiplié
; une foule innombrable vint de son propre mouvement les rejoindre ; on leur
confia des places importantes ; on jugea que Cyrène principalement et les villes
de Libye pouvaient être tenues en respect par de fortes colonies juives[107]. A Alexandrie,
ils occupaient presque exclusivement deux quartiers sur cinq ; il y en avait
de disséminés dans toute l'Égypte ; ils avaient leurs ethnarques spéciaux[108]. Ce qui était
surtout important, c'était la tolérance, la faveur même que les Lagides
accordaient au culte de Jéhovah, les témoignages de distinction dont ils
honorèrent les livres sacrés des Juifs, l'intérêt qu'on montrait pour leur
histoire[109]
La Palestine,
quoique déjà sous la domination des Séleucides, pencha décidément vers une
alliance avec Alexandrie[110].
A ces possessions immédiates des Ptolémées, il convient
d'ajouter le groupe d'États moins puissants que dirigeait leur influence
politique, appuyée par la flotte la plus considérable qu'il y eût à l'époque.
Il y avait dans les darses de l'Égypte 112 vaisseaux du plus fort tonnage, de
cinq à vingt rangs de rames, et 224 navires de dimension ordinaire ; le nombre
des bâtiments détachés en Libye et dans les autres villes appartenant aux Ptolémées
montait à plus de 4.000[111]. Les Cyclades,
associées en une confédération, tenaient pour l'Égypte, ainsi que Cos et
l'ancienne fédération triopienne : Rhodes également était et demeura attachée
à la cause de l'Égypte, qui, par ses communications maritimes avec l'Arabie
et l'Inde, était la base du grand commerce. Si l'Égypte n'avait plus en sa
possession immédiate un seul point du continent hellénique, en revanche, elle
avait la haute main sur la politique de Sparte, et les villes de Crète
tenaient, comme Sparte, pour la cour où leurs aventuriers trouvaient la
meilleure solde.
Cela peut suffire à montrer le caractère du royaume des
Lagides[112].
C'est essentiellement un royaume égyptien ; c'est dans l'administration
sévèrement disciplinée et habilement organisée du pays principal, dans la
forte concentration d'une souveraineté monarchique et militaire, qu'est la
source de son énergie. La dynastie cherche, il est vrai, à se rapprocher de
l'élément indigène ; elle pousse à la fusion ; elle cherche aussi à faire
entrer le corps sacerdotal dans ses intérêts ; mais elle ne tient pas le
moins du monde à devenir nationale. On trouve réalisée là entièrement cette
notion abstraite de l'État qui identifie ce dernier avec la personne du
monarque ; le but unique de l'État est d'exprimer complètement et avec
énergie cette puissance au dedans et au dehors ; un Trésor rempli, une milice
toujours prête à combattre, une armée de fonctionnaires, la soumission des
sujets, la négation de toute autonomie communale ou corporative ayant quelque
capacité politique au sein de l'État, bref, cette puissance souveraine du
monarque qui régit toute la société, du sommet aux couche‘ les plus
inférieures, sans rencontrer de résistance, et en face de laquelle il ne reste
aux sujets que le droit privé, voilà le caractère de cette monarchie, telle
que l'a fondée le premier Lagide. Il en va tout autrement à Cyrène et à Cypre
; il y a là des cités helléniques ; elles ont leur indépendance et leur
autonomie communale, leur droit de battre monnaie ; le gouverneur royal dans
l'un et l'autre-pays est à l'égard de la monarchie dans une situation plus
indépendante, qui ressemble à celle d'un satrape ; ils diffèrent de la
monarchie par toutes leurs formes ; ce sont des pays limitrophes en rapport
avec le royaume proprement dit, des avant-postes pour sa politique étrangère,
politique qui ne peut aboutir qu'autant que l'Égypte tient constamment à sa
disposition des ressources absolument prêtes.
Tout autre est l'empire des Séleucides. Rien que par la
manière dont il s'était formé, il différait essentiellement de l'Égypte.
C'est depuis 312 seulement que Séleucos avait acquis la possession définitive
de Babylone ; ce fut le commencement de sa puissance : il s'empara ensuite
des satrapies supérieures ; son royaume s'étendit jusqu'à l'Indus et
l'Iaxarte. Mais sur sa frontière orientale s'élevait déjà la nouvelle
puissance de Sandracottos. Séleucos céda à son voisin le pays jusqu'aux
Paropamisades ; toutes ces petites souverainetés et républiques dont
l'éparpillement avait permis à Alexandre de conquérir l'Inde étaient
maintenant réunies en un grand royaume hindou, qui s'étendait du côté de
l'ouest à peu près aussi loin que la langue hindoue. Ensuite la bataille
d'Ipsos donna à Séleucos le pays depuis l'Euphrate jusqu'à la mer, jusqu'à la Phrygie ; il transporta
sa résidence de Suse et de Babylone à Antioche sur l'Oronte, avant-garde de
'défense aussi bien que d'attaque contre l'Égypte ; mais sur ses autres
frontières s'étendaient maintenant les royaumes indépendants de l'Inde, de
l'Atropatène et de l'Arménie, ceux de la Cappadoce et du Pont, dont les princes
faisaient remonter leur origine jusqu'aux sept princes des Perses. Puis vint
la lutte contre Lysimaque. La mort de ce prince fit tomber aussi la partie
occidentale de l'Asie Mineure aux mains de Séleucos. Quand il alla en Europe
pour acquérir encore la
Thrace et la Macédoine, il trouva la mort. C'était
réellement un empire colossal qu'il transmit à son fils Antiochos Soter, mais
un empire bien peu organisé pour l'unité au dedans, et dangereusement
entouré. C'était l'empire d'Alexandre presque entier ; il n'y manquait que l'Europe,
l'Inde et l'Égypte ; mais toutes ces difficultés, ces impossibilités qui
avaient déjà jeté une ombre importune sur l'éclat des victoires d'Alexandre
et à qui sa mort prématurée donna occasion de se manifester en plein, furent
l'héritage par excellence des Séleucides. La structure de leur empire les
força à suivre la politique d'Alexandre. A partir du moment où l'empire des
Séleucides est formé, le contraste entre son étendue et ses ressources
devient évident ; ce même progrès de l'hellénisme qui parait pousser la
puissance des Lagides à un développement croissant de ses forces et accroître
sa sécurité au dedans affaiblit de jour en jour celle des Séleucides, en rend
les jointures plus lâches et les défauts plus saillants. Les provinces se
détachent l'une après l'autre de l'empire.
La difficulté capitale contre laquelle l'énergique
Séleucos. avait eu à lutter, c'était la diversité des pays compris dans ses
possessions, la grande différence de leur culture, de leurs mœurs, de leurs
souvenirs. Tandis que les Lagides pouvaient travailler à une fusion avec un
seul élément, l'élément égyptien, Séleucos avait sous sa domination des
Perses, des Syriens, des Bactriens, des Babyloniens, et ni les uns ni les
autres ne pouvaient déterminer à eux seuls la nature de l'hellénisme
représenté par les Séleucides. Il ne pouvait pas, comme les Ptolémées dans le
culte de Sarapis, chercher à la fusion religieuse une expression unique ; il
ne pouvait pas, dans l'immense étendue de son empire, introduire cette
administration ramifiée jusque dans les couches profondes qui était possible
dans la vieille Égypte, façonnée au joug du sacerdoce et de la police.
L'administration à la manière des satrapes, que Ptolémée avait adoptée pour
des pays limitrophes, devint nécessairement la forme dominante dans le
royaume des Séleucides ; et, pendant qu'en Égypte l'élément gréco-macédonien
se réunissait à l'armée et à la cour ou se dispersait en colonies au milieu
de la population indigène, les Séleucides durent chercher à le grouper en
cités et à compléter leurs armées mêmes, dont les Macédoniens et les Grecs
formaient pourtant le noyau[113], avec des
Asiatiques capables de porter les armes[114]. Dès le début,
leur empire n'eut ni unité, ni force centrale, comme celui des Lagides ;
c'était un agrégat composé des éléments les plus divers ; point de centre
géographique : ils étaient vis-à-vis des Lagides dans la même situation que
la maison des Habsbourg, il y a deux ou trois siècles, en face des Bourbons.
Nous sommes si pauvres en renseignements précis sur l'état
intérieur du royaume des Séleucides que nous en sommes réduits à tirer de
documents isolés des inductions générales.
Soixante-douze satrapies,
dit Appien[115],
étaient sous la domination de Séleucos. Dans
le territoire qu'il gouvernait, il n'y en avait peut-être pas plus de douze
au temps d'Alexandre, et elles étaient alors gouvernées, comme on s'en
aperçoit de temps à autre, par des satrapes, des hyparques et des nomarques[116]. Évidemment
Séleucos avait jugé nécessaire de restreindre le domaine et par là la
puissance de chaque satrape[117] ; eux-mêmes
pouvaient avoir plus de prise sur de plus petits domaines, et ils étaient plus
faciles à maintenir dans les limites de la dépendance ; il devait être
conforme à l'intérêt du royaume de distribuer les nationalités particulières
entre plusieurs gouverneurs, et d'en affaiblir ainsi la cohésion. Les
successeurs immédiats de Séleucos sont, en général, restés fidèles à sa
politique : peut-être ont-ils reçu de lui une seconde institution que nous
croyons reconnaître encore, au moins dans quelques exemples. Déjà, aux beaux
temps de la domination persane, le commandement militaire dans les satrapies
avait été distrait des pouvoirs du satrape : la réunion des deux fonctions,
qui plus tard devint l'usage ordinaire, avait contribué à la ruine de
l'organisation du royaume. Dans la détresse des débuts d'Antiochus II, nous
retrouvons cette réunion en une seule main du pouvoir civil et militaire : Achæos
obtient la dynastie, c'est-à-dire toutes les
attributions de la souveraineté sur les pays en deçà du Taurus, les satrapes
de Médie et de Perse sur ces provinces de la Haute-Asie[118]. Quand ces deux
personnages se révoltent, le stratège envoyé contre eux avec pleins pouvoirs
mande les épargnes de la
Susiane et du territoire riverain de la mer Érythrée ;
après la répression du soulèvement, l'éparque de Susiane est aussitôt envoyé
comme stratège en Médie, et Apollodore le remplace comme stratège de la
Susiane[119].
Quoique Polybe emploie les deux expressions, épargne et stratège, comme
absolument synonymes[120], il parait
cependant y avoir entre elles quelque différence. Un rapprochement sur lequel
on reviendra plus loin permet d'inférer qu'au domaine de l'administration
militaire appartiennent aussi les villes qui ont leur gouvernement propre ;
nous trouvons mentionnés des épistates dans les villes de cette catégorie[121] ; il y eut
certainement dans plusieurs villes un acrophylax
spécial comme on en voit à Apamée[122]. On peut
conclure de la situation politique de ces villes que, abstraction faite des
questions militaires et des impôts dus au Trésor, elles administraient elles-mêmes
leurs propres affaires, au lieu que la population indigène était entièrement
sous la main des satrapes et, dans les subdivisions de la province, sous la
direction, à ce qu'il semble, des méridarques[123] et des préposés
aux nomes[124].
Néanmoins, sur ce point, tout est obscur.
Déjà, avant que Séleucos eût acquis l'Asie-Mineure, il
avait confié à son fils Antiochos les satrapies supérieures. On reconnaît là
la consécration officielle d'une division qui, cinquante ans plus tard,
devait avoir les suites les plus graves. Les pays en deçà du Tigre, habités par
des peuplades dont la langue était de même origine, lès religions semblables
dans leurs traits essentiels, l'antique culture plus accessible que celle de
l'Est à l'action du génie hellénique, se conformèrent avec une rapidité et une
aisance visibles aux mœurs de= l'époque nouvelle. Un nombre extrêmement
considérable de villes nouvelles furent fondées en Syrie, en Mésopotamie, et
jusqu'à la mer Érythrée au sud. La vie municipale commence à prendre le pas
sur les habitudes jusque-là familières à ces peuplades ; la langue grecque,
favorisée par l'activité multiple qui venait de s'éveiller dans les cités,
part de ces centres, de ces points de cristallisation, pour se propager au loin
sur le plat pays ; l'idiome indigène disparaît en partie, ou ne se maintient que
comme langue de la barbarie à côté de la civilisation hellénistique ;
Phéniciens, Chaldéens se conforment à l'esprit nouveau ; les Juifs eux-mêmes
ne peuvent s'en défendre. Partout, en Syrie et en Mésopotamie, on rencontre
des noms macédoniens ; les provinces, les montagnes et les fleuves empruntent
leurs dénominations au pays des conquérants ; le pays est comme une Macédoine
asiatique, c'est le centre de la puissance des Séleucides. Il en va autrement
dans. l'Est : là aussi les villes nouvelles sont nombreuses ; mais le tumulte
bruyant des luttes engagées entre les Diadoques a dû faire disparaître bien
vite les premiers essais tentés pour fixer au sol les bandes pillardes des
montagnards du Zagros et les pauvres Ichthyophages des bords de l'Océan Indien
: l'orgueil nobiliaire de l'aristocratie mède et perse, la grossièreté
patriarcale des Hales nomades n'a pas pu s'accommoder de la vie bourgeoise
des cités grecques. Ce n'est que dans les pays plats de l'Inde et de la Bactriane que les
mœurs hellénistiques pourraient jeter des racines plus profondes ; mais
l'Inde est déjà abandonnée, et la Bactriane se trouve séparée du reste de
l'empire par ce plateau de l'Iran sur lequel les villes nouvelles sont plutôt
des points d'appui pour la domination macédonienne que des centres capables
de provoquer autour d'eux une transformation effective. Là, il n'y avait pas
encore de place pour un régime autre que cette vieille constitution propre à
la race des Perses, constitution dont l'indigence intrinsèque se manifesta, dès
que les Perses étendirent leur domination sur des peuples plus cultivés, par
le genre d'oppression qu'elle fit peser sur eux et l'impuissance oh elle
finit par s'affaisser. Mais telle était la manière d'être des peuples de
l'Iran ; elle était d'accord, au fond, avec la forme originelle de leur
religion simple et élevée, qui était aussi éloignée du polythéisme ou de la
frivolité des Hellènes que de l'idolâtrie obstinée, égoïste, sans
imagination, des peuples de la plaine de Syrie, de cette religion de la lumière,
sortie en plein des besoins moraux de tribus nobles et énergiques dans leur
simplicité, religion qui subsista depuis lors, en gardant ses formes sévères
d'autrefois, chez les tribus des montagnes et des steppes, échappant à
l'éclat du pouvoir et à sa ruine, aux victoires des étrangers et à leur
civilisation.
A vrai dire, nous sommes ici en présence d'une lacune
considérable et complètement..obscure dans l'histoire ; nous n'avons aucun
renseignement sur la rencontre de la doctrine de Zoroastre avec les croyances
et les philosophies helléniques ; mais, après bien des siècles, la religion
des Parsis subsiste entière et solide en sa fraîcheur nouvelle. Ces peuples,
dans le fond de leur nature, ne sont pas entamés par l'hellénisme ; la
domination que les Séleucides exercèrent sur eux ne peut avoir été la même
que sur les peuples des bas pays ; à l'exemple des Grands-Rois, qui se
bornaient à leur envoyer des satrapes de race mède ou perse, les Séleucides
durent se contenter d'y installer des satrapes de la race conquérante, des
Macédoniens ou des Grecs, pour y lever les tributs et y maintenir leur
autorité, aussi longtemps que faire se put, avec l'aide des nouvelles cités.
C'est seulement à la mort de Séleucos que fut annexée
l'Asie-Mineure ; elle formait dans le royaume un troisième élément, d'un
caractère non moins particulier. La côte septentrionale et, à l'est ; la
région qui s'étend jusqu'à la
Cataonie et l'Arménie avaient leurs dynastes ou étaient au
pouvoir de tyrans[125] et de
républiques helléniques ; sur la Propontide et la mer Égée se trouvaient les
innombrables villes grecques, chez lesquelles l'époque nouvelle avait
réveillé le souvenir de leur ancienne indépendance ; des villes comme Smyrne,
Éphèse, Milet, revendiquèrent avec plus ou moins de succès cette même
autonomie politique que Cyzique, Rhodes, Byzance avaient su conserver ; le
sud aussi était plein de villes d'origine hellénique ; d'anciennes colonies
et de nouveaux établissements remplissaient déjà les bassins des fleuves à
l'intérieur du pays. Dans toute l'étendue de la domination des Séleucides,
c'est l'Asie-Mineure qui devint le plus vite grecque ; seuls les montagnards
d'Isaurie, de Pisidie et de Lycie échappèrent à l'influence hellénique tant
qu'ils purent se maintenir indépendants. Que d'éléments de résistance à la
puissance royale se trouvaient réunis dans la péninsule ! quel
entrecroisement compliqué faisaient toutes ces politiques diverses, celle des
républiques grecques, celle des anciens princes nationaux et, nous le verrons
bientôt, des nouveaux dynastes qui aspiraient à s'élever, celle des Barbares
du nord qui s'ingéniaient à pénétrer dans l'empire ! avec quel empressement
Rhodes, Byzance, les Lagides, Héraclée, soutenaient toute révolte contre la
puissance des Séleucides ! De la
Syrie, ils devaient surveiller l'Égypte, garder l'Orient,
retenir sous le joug l'Asie-Mineure, maintenir leur suzeraineté sur toutes
les anciennes dynasties, depuis la Bithynie jusqu'à l'Atropatène, et cela, de la Syrie, de l'Euphrate et du
Tigre, où pourtant ils n'avaient point de domination assise comme celle que
les Lagides possédaient en Égypte, où la Palestine obéissait comme autrefois à son
grand-prêtre et les Phéniciens à leurs autorités municipales, où les villes
nouvelles même, avec leurs gouvernements à la mode hellénique, n'obéissaient
pas sur-le-champ à la volonté royale, mais, au contraire, aussi longtemps
qu'elles conservèrent la force de leur jeunesse, eurent leur jugement à elles
sur ce qui se passait à la cour et agirent en conséquence[126] jusqu'au jour
où on les vit s'abandonner de plus en plus à la vie molle de l'Orient, se
remplir du vacarme des banquets publics[127], marcher en
guerre les unes contre les autres avec des files immenses d'ânes chargés de
vin, de pâtisseries, de fifres et de flûtes, comme si l'on partait, non pas
pour la guerre, mais pour la bacchanale[128]. Cette
dégénérescence des villes hellénistiques ne se manifesta, il est vrai, que
plus tard ; mais leur organisation intérieure, ou, si l'on veut, leur qualité
de villes relevant immédiatement de l'empire a été sans aucun doute établie
dès le début et caractérise le royaume des Séleucides. Là, le développement
doit être plus libre et pour ainsi dire plus hellénistique qu'en Égypte ;
mais la souveraineté des Séleucides, sans la concentration, sans les
principes d'unité sur lesquels était assise la puissance des Lagides, ne peut
naturellement pas, comme celle-ci, régler la vie sociale jusqu'aux sphères
les plus basses et la tenir dans sa main ; déjà elle se heurte dans les
villes — et rien qu'en Syrie nous en connaissons encore environ soixante-dix
— à une autonomie intérieure appuyée sur une constitution[129], et combien
plus grande devait être cette indépendance dans les vieilles villes
helléniques de l'Asie-Mineure, combien plus grande encore dans les colonies
de l'Extrême-Orient, qui, sentinelles perdues en face des peuples puissants
du voisinage, avaient droit à toute espèce d'égards !
Il y a ici une circonstance particulière à signaler. Quand
Antiochos le Grand veut marcher contre Babylone, ses troupes se révoltent à
cause du manque de subsistances ; elles s'apaisent quand les
approvisionnements arrivent : les Cyrrhestes seuls, environ 6.000 hommes, ne
se calment pas ; on est forcé d'en venir avec eux à une bataille rangée, où
ils trouvent en grande partie la mort. Achæos surtout, qui avait accepté le
diadème, avait fondé ses espérances sur leur rébellion ; mais ses troupes se
refusent à combattre leur roi légitime[130]. La Cyrrhestique est le
territoire situé entre Antioche et l'Euphrate ; nous y connaissons plusieurs
villes nouvelles qui portent des noms macédoniens. Ainsi une partie de
l'armée tire son nom d'un territoire d'appellation macédonienne, et dans
l'armée d'Alexandre aussi les phalanges étaient désignées d'après les régions
où elles avaient été recrutées. Il n'y a pas de raison de douter que ces
Cyrrhestes ne fussent précisément une partie des Macédoniens proprement dits,
qui dans l'armée formaient la phalange et nous avons vu que, dans les
nouvelles cités, il y avait des Macédoniens et des Grecs. Ainsi, c'est dans
les villes pourvues d'un gouvernement local que les rois complétaient
l'effectif de leurs troupes macédoniennes ; ainsi, les citoyens ont le droit
ou le devoir de porter les armes. Tandis qu'en Égypte les troupes forment une
classe à part, disséminée dans tout le pays, le noyau de l'armée des
Séleucides est formé des citoyens établis dans les villes nouvelles.
Peut-être y a-t-il là un moyen d'expliquer le nom des stratèges, par opposition aux éparques des satrapies. En tout cas,
l'inscription souvent citée qui concerne l'alliance de Smyrne et de Magnésie
confirme cette manière de voir : en effet, il y est question des colons de Magnésie, aussi bien les cavaliers et les
fantassins se trouvant dans la ville que les hommes en campagne et le reste
des habitants ; et on y spécifie notamment le
corps détaché de la phalange pour la garde de la ville[131].
Sans doute, l'empire des Séleucides est aussi une
monarchie absolue, mais plutôt par son origine que par son développe : ment
ultérieur ; sans doute il est aussi organisé de manière à concentrer dans la
personne du roi toute l'importance de l'État : mais, d'une part, il ne
parvient pas à absorber complètement les anciennes nationalités ; d'autre
part, là où il y réussit, les moyens employés font naître eux-mêmes de
nouveaux groupes autonomes qui ne manquent pas d'une certaine vigueur. Ici,
comme en Égypte, toute l'énergie du royaume reposant non sur le fonds
national, mais sur les ressources matérielles du souverain, le principal
souci du gouvernement est aussi de remplir le Trésor royal, d'accroître le
plus possible les ressources pour l'entretien des troupes et pour
l'acquisition d'un matériel de guerre ; seulement, on peut douter que dans le
vaste empire des Séleucides, avec le système généralement employé des
satrapies, en face de tant de groupes doués d'une vitalité propre, une organisation
financière semblable à celle de l'Égypte fût possible[132]. Les
municipalités helléniques, les villes phéniciennes, les États théocratiques
comme Jérusalem, etc., étaient-ils assez indépendants pour répartir à leur
gré entre leurs membres la somme des impôts exigés d'eux ? Cela paraît
inadmissible ; des inscriptions d'Issos nous apprennent que la ville peut
conserver l'exemption d'impôts pour tout ce dont
elle dispose[133] ; d'où il suit
que les citoyens pouvaient, pour tous les impôts ou pour quelques-uns
seulement, traiter avec le roi comme particuliers.
Partout nous manquons de données sur l'état intérieur du
royaume des Séleucides. Qu'il serait instructif de connaître leur
administration, l'organisation de leurs tribunaux, leurs revenus, leur
politique commerciale ! Séleucos Ier pensa à établir une communication par
eau entre la mer Caspienne et la mer Noire. Son successeur fit explorer de
plus près la mer Caspienne[134]. Ils se sont
donc occupés, en tout cas, du grand courant de marchandises qui, maintenant
que le pays de l'Oxus était entre leurs mains, pouvait se diriger avec plus
de sécurité qu'autrefois de l'Inde septentrionale et de la Tour-de-Pierre à la mer
Noire. Et bien que ce projet relatif à la mer Caspienne ait eu moins de
succès que la restauration du canal de Nécho par Ptolémée II, cette route
commerciale[135]
acquit cependant une haute importance, comme on le voit surtout par l'état du
royaume de Pont au temps de Mithridate le Grand. Pour ne citer qu'un fait, à la Tour-de-Pierre,
au-dessus des sources de l'Iaxarte, se trouvait le principal marché du
commerce de la soie, et, bien qu'une grande partie de la soie passât de là
dans les places commerciales de l'Inde, cependant la route principale par où
cet article s'écoulait en Occident fut depuis lors, même après que les
Parthes se furent installés sur le cours inférieur de l'Oxus, la route de la
mer Caspienne[136]. On ne peut
parler que sous forme dubitative d'une seconde entreprise de ce genre, le
canal entre l'Euphrate et le Tigre[137] ; en tout cas,
Séleucie, qui avait été fondée dans la région, offrait un centre extrêmement
important pour le commerce. C'est là que les Arméniens apportent leurs
marchandises en descendant le cours de l'Euphrate et du Tigre ; c'est
jusque-là seulement que les navires peuvent remonter le cours rapide du Tigre
; c'est de là que les Arméniens particulièrement transportent les cargaisons
au nord, au marché de Comana ou par delà le Caucase, de l'autre côté duquel
les Aorses du Tanaïs, avec les marchandises
indiennes et babyloniennes qu'ils reçoivent d'Arménie et de Médie, font
un commerce extrêmement lucratif[138]. C'est encore à
Séleucie qu'aboutissent les caravanes de la Perse supérieure et de l'Arabie ; et c'est sans
aucun doute de là, et non par la route d'Alexandrie, qu'arrivaient aux riches
et voluptueuses villes de la côte de Syrie, spécialement à Antioche et dans
le sud de l'Asie-Mineure, les approvisionnements considérables de marchandises
indiennes exigés par leur consommation. Mais de quelle manière les Séleucides
ont-ils favorisé et protégé ce trafic ? dans quelle mesure ont-ils tenu
compte des intérêts du commerce dans leur politique extérieure ? jusqu'à quel
point l'ont-ils rendu productif pour le Trésor, au moyen de douanes et
d'impôts[139]
? Sur tous ces détails, qui pourraient seuls nous mettre sous les yeux, dans
une certaine mesure, le trafic du royaume, on ne trouve pas le moindre
renseignement.
Les textes nous laissent également à court sur tous les
points : nous ne pouvons guère que poser des questions. Quelle attitude les
Séleucides prirent-ils à l'égard des religions indigènes ? Ce furent les
derniers seulement de cette dynastie qui pillèrent les riches temples d'Élymaïs
et de Jérusalem ; Séleucos Ier consulta les Chaldéens quand il voulut bâtir
sa ville sur le Tigre : il est vrai qu'ils le trompèrent[140]. Dans ces
fondations coloniales et dans celles de son successeur, toutes si nombreuses,
on eut naturellement l'occasion, la plupart du temps, de bâtir des temples et
d'instituer des cultes pour les divinités helléniques ; nous rencontrons du
moins les noms de ces divinités : mais rien n'était plus aisé que d'appeler
Astarté Aphrodite, Anaïtis Artémis ; et eût-on maintenu la différence du
culte, on ne pouvait plus empêcher les idées de se mélanger et de s'altérer réciproquement.
On échangeait ce qu'on avait ; déjà Bérose, un des prêtres chaldéens de haut
rang, qui avait vu Alexandre dans sa jeunesse et qui composa pour Antiochos
Ier une histoire de Babylone d'après les livres sacrés, se rendit dans file
de Cos et y enseigna l'astrologie[141] ; sa fille est
appelée la sibylle de Babylone[142] Nous verrons
plus loin quelle influence profonde acquit la révélation sibylline sur le
développement de la vie religieuse. La diffusion rapide des Juifs est encore
plus importante. Ils avaient au suprême degré l'activité industrieuse, l'art
de s'accommoder au milieu, le zèle pour convertir : dans les prosélytes de la
Porte et dans ceux de la Justice, ils
avaient des cadres tout faits pour la propagation d'une doctrine qui, avec sa
conception théiste, devait bientôt prendre vis à vis du paganisme hellénique
une position particulière. Nous les avons déjà trouvés à Cyrène et en Égypte
; ils étaient installés, depuis leur dispersion, à Babylone, en Mésopotamie,
jusqu'à Ragæ et plus loin encore ; dans les villes nouvelles fondées par
Séleucos, on leur donna des droits égaux à ceux des Macédoniens[143] et Antiochos le
Grand, pour affermir son pouvoir si souvent menacé en Lydie et en Phrygie, y
fit transporter deux mille familles juives de Mésopotamie et de Babylone[144].
Nous avons trouvé chez les premiers Lagides une
disposition marquée à encourager les établissements et les recherches
scientifiques à Alexandrie : les Séleucides n'ont-ils rien de semblable à
offrir ? Il y avait, il est vrai, à Antioche un Musée, mais il n'a été fondé,
si nous sommes bien informés[145], que par
Antiochos VII ; on fait mention d'une bibliothèque sous Antiochos III[146] ; il doit
s'être trouvé une autre bibliothèque à Ninive[147], etc.
D'ailleurs ces renseignements ne nous apprennent pas grand'chose ; pas un
seul indice qui nous montre que les Séleucides aient réellement pris part au
développement scientifique et littéraire de l'hellénisme. Ce n'est pas que
leur empire soit resté en dehors du mouvement ; au contraire, en Cilicie, en
Syrie, dans la
Décapole, même au delà de l'Euphrate, on voit bientôt
fleurir écoles et études littéraires, mais c'est sans le concours de la
royauté : l'activité intellectuelle est suscitée par les besoins de la
nouvelle vie municipale, qui se développe jusque dans ces régions.
C'est, en effet, l'attitude que gardent partout les
Séleucides. Tandis que les Lagides, après avoir commencé par être, comme eux,
des rois militaires à la tête de leurs troupes macédoniennes et helléniques,
s'efforcent ensuite de façonner l'élément égyptien par une accoutumance
graduelle, jusqu'à ce qu'eux-mêmes en subissent de plus en plus l'influence
et bientôt même consentent à être sacrés comme les vieux Pharaons par le
sacerdoce égyptien, les Séleucides demeurent, au contraire, réfractaires à
une semblable naturalisation ; leur royaume, en effet, se compose de beaucoup
de nationalités diverses, et les villes helléniques qui y sont disséminées
sont la puissance sur laquelle ils prennent leur point d'appui. Leur autorité
a et conserve un caractère plutôt militaire, et, aussi longtemps qu'ils
savent le maintenir, ils demeurent en état de faire face aux dangers qui
entourent leur empire, et même de se relever après de graves échecs. Mais la
réaction nationale ne tarde pas à se faire sentir aussi chez eux ; tandis
qu'en Égypte elle agit par le dedans et domine la royauté et l'État même en
les transformant, elle agit par le dehors sur la puissance des Séleucides
avec une énergie qui s'accroît sans cesse ; elle détache les provinces l'une
après l'autre d'un royaume qui précisément n'a d'autre appui que l'élément
hellénistique, cet élément qui se localise d'une façon de plus en plus
exclusive, et qui, ainsi disséminé, prépare de nouvelles scissions.
Reconnaissons-le : la royauté des Séleucides occupe une
position plus aventurée et plus périlleuse que celle des Ptoléméen ; elle a
des vicissitudes plus grandioses à affronter ; elle a à combattre sans trêve
contre des pays révoltés, contre des voisins ambitieux ; du royaume que
Séleucos a fondé sort un hellénisme multiforme et bizarre dans son
morcellement. Ses successeurs font longtemps, pour éviter ce morcellement, un
effort qui n'est pas sans gloire. Ils peuvent bien laisser aux Lagides
l'honneur de favoriser les lettres ou d'être eux-mêmes écrivains ; ils n'ont
pas une souveraineté si facile que la leur ; plus que les Lagides, ils
cherchent à rester macédoniens ; ce sont eux, et non les Lagides, qui ont osé
combattre Rome[148]. Il nous a
fallu anticiper de bien des façons pour grouper les documents, pour
caractériser dans une certaine mesure les deux royaumes qui, dans leur
opposition, déterminent principalement la situation politique de
l'hellénisme. Non seulement dans le sud de la Syrie, mais en Grèce, en
Macédoine, dans les royaumes riverains de la mer Noire, partout, nous le
verrons, jusqu'aux rivages de l'Italie et aux frontières de l'Inde, la
politique des Lagides et celle des Séleucides sont en lutte. Ce n'est pas que
les autres royaumes et républiques en Asie et en Europe n'aient subi d'autre
influence que la leur ; nous trouverons parlant, au contraire, l'effort le
plus marqué pour se séparer et se mouvoir dans des domaines indépendants ;
mais c'est précisément cette préoccupation d'indépendance, ce besoin de
s'agrandir aux dépens des voisins, qui provoque sans cesse de nouvelles
combinaisons politiques dans lesquelles l'antagonisme en question est à peu
près la seule chose qui demeure et persiste.
Commençons par l'Extrême-Orient. La souveraineté de
Sandracottos, d'après les traditions bouddhiques, était sortie de la partie
de l'Inde que les Macédoniens avaient traversée ; c'est de Taxila qu'était
originaire le ministre dont les efforts contribuèrent le plus à fonder sa
puissance. Avec une armée de 600.000 hommes, dit-on, Sandracottos fit des
conquêtes extraordinaires[149] ; c'est sous
lui que fut pour la première fois réuni aux mains d'un seul tout le domaine
aryen de l'Inde ; les dynasties plus petites se soumirent d'elles-mêmes ou
furent contraintes de le faire ; il régnait de Gouzourate aux bouches du
Gange et, au nord, jusqu'à Kaschmir : Séleucos fit bien campagne contre lui
et pénétra jusque bien avant dans l'Inde[150], mais il
conclut ensuite un traité de paix dans lequel il abandonnait les conquêtes
d'Alexandre même en deçà de l'Indus, jusqu'aux Paropamisades[151]. Ce fut le
premier fragment détaché du grand empire d'Alexandre, la première réaction
nationale.
En effet, c'est bien un grand mouvement national qui
semble être ici la cause première. Le bouddhisme commença après l'expédition
d'Alexandre sa lutte bientôt victorieuse contre le brahmanisme. La délivrance
de l'Inde et la réunion de tout le pays depuis les bouches du Gange jusqu'aux
monts Paravati ne vint pas des brahmanes, ni d'un prince de la vieille caste
des Kschatriyas, mais d'un homme de basse naissance,
sans caste, comme on appelle Tschandragoupta dans un drame : il dut
être pour les brahmanes un objet d'exécration, pour eux, les gardiens de la
vieille foi, les représentants de la rigoureuse répartition en castes et de
la séparation du pur et de l'impur. Sans doute, on avait déjà mis en branle à
côté d'eux la roue de la doctrine qui prêche
la pénitence et la sanctification, qui appelle tous les hommes à l'œuvre
sainte et veut anéantir la terrible oppression du système des castes, mais
c'est seulement depuis ce puissant prince que commence vraiment la
propagation de cette doctrine ; des dévots de toutes les castes, hommes et
femmes, affluent vers les cloîtres, et les impurs du pays de l'Indus, les
étrangers, les Barbares, ne sont plus exclus de l'espérance et de la
consolation que donne la doctrine sanctifiante ; les œuvres mortes et le
savoir orgueilleux des brahmanes ne protègent plus le droit héréditaire de leur
sacerdoce ; de tous côtés s'élève contre eux le zèle et la popularité des
prédicateurs bouddhistes. Chose étonnante ! la doctrine de Bouddha avait
commencé à se répandre au moment où enseignaient en Grèce Thalès et les sept
Sages, où en Égypte la dynastie de Saïs anéantissait la caste guerrière et
accueillait dans le pays des mercenaires grecs ; elle fit brèche dans la
doctrine des brahmanes et la hiérarchie des castes alors que l'hellénisme
s'était avancé jusqu'au delà de l'Indus et que, du pays de l'Indus encore une
fois affranchi, surgissait le roi sans caste,
pour réunir l'Inde en un royaume. C'est à sa cour que séjourna Mégasthène :
cet écrivain rapporte que les brahmanes ont pour
adversaires les Pramnes, grands disputeurs et ergoteurs, qui raillent les
brahmanes, les traitant de fanfarons et d'esprits obtus[152]. Quoi qu'il en
soit, la doctrine se fit des amis dans la classe méprisée des Panjanadas :
dès 292, des bouddhistes bâtirent un stoupa à l'ouest de l'Indus[153]. A la vérité,
Sandracottos et son successeur Bindousara, celui que les Grecs appellent
Amitrochatès[154],
purent bien conserver encore la doctrine des brahmanes, parce que, pour eux
parvenus, l'adhésion des castes supérieures leur devait être d'une plus
grande utilité, au point de vue du maintien de leur domination, que le zèle
des bouddhistes, bien que le nombre de ceux-ci allât croissant. C'est Açoka,
fils de Bindousara, qui, peu de temps après son élévation au trône, se
convertit le premier formellement à la doctrine bouddhique et, tout en ménageant
et tolérant l'ancienne doctrine, travailla très activement à la propagation
de la nouvelle. Il donnait à manger chaque jour, dit-on, à 60.000 croyants ;
dans 84.000 villes de l'Inde, il fit élever des temples bouddhiques ; parmi
les édits religieux qu'il a publiés, nous en possédons encore quelques-uns où
figurent les noms d'Antiochos, de Ptolémée, d'Antigone. Nous apprendrons plus
tard à les connaître. Il est hors de doute qu'il y a eu des relations entre
le lointain empire d'Orient et les grands empires de l'hellénisme. Il est
fait mention d'une ou deux ambassades aux Séleucides[155] ; non seulement
Mégasthène est envoyé par les Séleucides à Sandracottos, Dæmachos le Platéen
à Amitrochatès[156], mais Dionysios
a été délégué à cette cour par Ptolémée Philadelphe[157], et ce ne
devait pas être pour nouer des relations commerciales, car, en général, la
marine marchande de l'Égypte n'allait pas alors jusqu'à l'Inde : elle
achetait les marchandises indiennes sur les marchés de l'Arabie[158].
Nous devons, il est vrai, vu la nature de nos sources,
nous contenter de ces indications superficielles. Nos connaissances sont
encore moins précises en ce qui concerne le royaume dont il va être question,
celui de l'Atropatène. Déjà Alexandre avait abandonné au satrape de Médie,
Atropatès, la partie occidentale de l'ancienne satrapie ; cette province est
encore mentionnée dans la première et la seconde répartition des satrapies,
et considérée ainsi comme appartenant au royaume ; depuis lors, il s'y forme
une royauté particulière et entièrement indépendante[159]. Je ne suis pas
en mesure de préciser si le nom d'Aderbéïdjan est un nom ancien pour ces
contrées ; du moins, il ne figure pas dans l'énumération des satrapies que
donnent les inscriptions cunéiformes ; mais depuis qu'en ce pays, et là
seulement, subsista une souveraineté purement persane[160], la doctrine
des Parsis dut y trouver son véritable centre, et ses adhérents durent se
rallier volontiers au prince qui la maintenait à l'état de pureté dans son
domaine : la réaction nationale de la race perse contre l'hellénisme dut
trouver son point d'appui dans l'Atropatène. La preuve que cette réaction ne
demeura pas impuissante, c'est que (de 260
environ à 250) les peuples de l'Est, Parthes et Bactriens, profitèrent
pour se soulever du conflit survenu entre les rois de Syrie et de Médie[161] ; et, quand
Antiochos le Grand partit en guerre contre ce royaume, il poussa jusqu'aux
régions supérieures du Phase et jusqu'à la mer Hyrcanienne, à la tête d'une
armée considérable[162].
L'Arménie, voisine de l'Atropatène, n'arriva pas si vite à
jouer un rôle politique. Sans doute, durant les luttes des Diadoques, le
satrape perse Orontès avait su se remettre en possession du pays ; il faisait
remonter son origine à des sept grands de la Perse ; sa satrapie était le patrimoine
héréditaire de sa maison. Mais on nous apprend qu'il fut le dernier Perse qui
ait régné sur l'Arménie[163]. Sont-ce les
Séleucides qui l'occupèrent après la mort d'Orontès ? On peut douter que le
pays soit tombé dans un état de dépendance complète, ou que toute l'Arménie
s'y soit prêtée ; un prince de Bithynie s'enfuit vers 260 auprès du roi
d'Arménie[164],
et, trente ans plus tard, Antiochos Hiérax franchit les monts d'Arménie pour
se réfugier près, d'Arsame[165], qui porte sur
une monnaie le titre de roi[166]. Les deux
hommes qui, au temps d'Antiochos le Grand, s'emparent de la souveraineté de
l'Arménie, sont, il est vrai, appelés stratèges du roi ; mais leurs noms,
Artaxias et Zariadrès, montrent qu'ils étaient Arméniens[167], et les
Séleucides n'avaient pas précisément l'habitude de confier les satrapies à
des indigènes. Vers la même époque, Xerxès était dynaste d'Arsamosata, au
sud-ouest de l'Arménie, et tributaire des Séleucides[168]. Il est
probable que leur autorité en Arménie n'a jamais été bien effective ; et pourtant,
la sécurité de leur pouvoir en Asie-Mineure dépendait de la possession de
l'Arménie. Le fait que l'Arménie maintint son indépendance durant le temps
des Diadoques rendit possible en Asie-Mineure la fondation de deux
souverainetés solidement établies dont l'influence devait se faire bientôt
sentir dans le monde hellénistique, celle de la Cappadoce et celle du
Pont.
Au premier partage de l'empire, ces pays précisément
avaient été attribués à Eumène ; il avait vaincu et mis à mort Ariarathe ;
mais le fils de celui-ci, portant le même nom, s'enfuit en Arménie et revint
dans le pays de ses ancêtres quand Eumène eut été renversé et qu'Antigone eut
commencé la lutte contre Séleucos ; il chassa les garnisons macédoniennes, et
prit le titre de roi de Cappadoce. Ceci se passait vers l'an 301 ; Séleucos
avait provoqué lui-même la restauration de cette souveraineté nationale[169]. Bientôt elle
empiéta autour d'elle. Séleucos avait pu encore, dans ses négociations avec
le roi déchu, Démétrios, disposer de la Cataonie ; mais ce même premier roi de
Cappadoce, peut-être à la faveur des troubles qui suivirent la mort de
Séleucos, acquit ce fertile territoire qui rejoint la frontière nord de la Cilicie, et peu à peu
une fusion s'opéra entre la langue et les mœurs des Cataoniens et celles des
Cappadociens[170].
Désormais l'Asie-Mineure des Séleucides ne tenait plus que-par la côte de
Cilicie au reste du royaume, et l'on comprend parfaitement que la Cilicie précisément se
soit couverte de villes nouvelles jusque fort avant dans les montagnes. Cette
proximité était d'autant plus dangereuse que la Cappadoce maintenait
aussi tranché que possible le contraste de sa nationalité. Les rois du pays
se vantaient de descendre d'un des sept Perses[171]. Dès le temps
des Mèdes, la Cappadoce
avait été envahie par l'esprit iranien ; le pays était rempli de Mages et de
temples du feu[172] ; il y avait là
l'opulent État sacerdotal de la déesse lunaire de Comana, dont le prêtre, le
premier après le roi et ordinairement choisi dans la famille royale, était pour
les Cataoniens un objet de vénération extrême et avait autour de lui une
cohorte de 6.000 serviteurs du temple, hommes et femmes[173] : on y trouvait
encore les États sacerdotaux du dieu de Benasa, de Tyane[174], etc.
La dynastie des Mithradate prétendait aussi être de pure
lignée perse. Darius, fils d'Hystaspe, aurait donné à leur ancêtre Artabaze,
après avoir réussi à renverser les Mages, la souveraineté des pays du Pont[175]. Aussi
trouvons-nous cités à plusieurs reprises, dans l'histoire antérieure de
l'Asie-Mineure septentrionale, les princes de cette maison : ils entrent de
diverses manières en contact avec les Grecs ; l'un d'eux est signalé comme un
admirateur de Platon[176] ; un autre a
été honoré du droit de cité par les Athéniens. Puis vinrent les temps d'Alexandre
et des Diadoques, temps pleins de vicissitudes surprenantes 'pour cette
maison princière. Alexandre n'avait pas touché aux domaines qu'elle possédait
de toute antiquité : c'est un précédent que ne manquaient pas d'invoquer, à
une époque bien postérieure, les descendants de la race[177]. Elle se releva
lors de la lutte des rois contre Antigone. Mithridate II se rangea du côté
des coalisés. Lui-même ayant été mis à mort sur ces entrefaites, les alliés,
après la bataille d'Ipsos, reconnurent son fils Mithridate III, surnommé le
Fondateur, comme souverain du Pont des deux côtés de Molys. Il est impossible
de préciser davantage l'étendue du royaume ; nous ne savons pas même si la Paphlagonie tomba
sous sa dépendance[178]. Sur la côte,
toutefois, des villes grecques se maintinrent indépendantes avec leur
territoire : par exemple, Sinope, Tios, Amisos, Héraclée. Nous voyons bientôt
ces villes fortement engagées, aussi bien que Mithridate III, dans les
querelles qui, après la mort de Séleucos Ier, agitèrent les contrées des deux
côtés de l'Hellespont.
C'est la ruine du royaume gouverné par Lysimaque et
l'invasion des Galates qui provoquèrent ces désordres ; durant un certain
temps, tout resta en suspens de ce côté. La mort de Lysimaque avait livré
l'ouest de l'Asie-Mineure ainsi que la Thrace et la Macédoine aux
mains de Séleucos, son vainqueur ; mais Ptolémée Céraunos l'avait tué, et
s'était emparé de la Thrace
et de la
Macédoine. Céraunos succomba dans la lutte contre les
Galates ; il se passa près de dix ans avant qu'Antigone obtint la possession
tranquille de la
Macédoine. L'Asie-Mineure tout au moins paraissait devoir
rester à Antiochos ; mais le dynaste[179] de Bithynie fit
alliance avec Antigone, appela une partie des Galates en Asie, pour maintenir
et étendre sa souveraineté ; l'eunuque Philétæros, gardien des trésors de Pergame,
commença à jeter les fondements de la principauté, plus tard si énergique et
si entreprenante, de Pergame, et les vieilles cités grecques des bords de la Propontide et de la
mer Égée cherchèrent avec plus ou moins de bonheur à recouvrer leur ancienne
liberté, qui, supprimée en maint endroit par Lysimaque, était partout en
péril. Ainsi, dans ces- contrées, au moment où nous allons reprendre la suite
des événements, tout se trouve dans la plus grande agitation ; les
effroyables brigandages des Galates commencent à passer le détroit et à se
propager en Asie ; deux tribus y restent à demeure, faisant sentir dans
toutes les directions la redoutable supériorité de leurs forces et
s'abandonnant à leur insatiable rapacité ; toute résistance contre eux paraît
impossible ; pour le moment, toutes les affaires de l'Asie-Mineure semblent
être mises en question.
Le désordre est encore plus affreux à cette époque dans
les pays de l'Europe les plus voisins. Les possessions de Lysimaque en Thrace
sont déjà la proie des Galates, qui, sous Comontorios, fondent le royaume de
Tylis[180].
Les tribus thraces des deux côtés de l'Hæmos ont fait leur soumission ; le
royaume des Gètes, si florissant sous Dromichætès[181] et qui s'étendait
au nord au delà du Danube, a disparu ; il y a eu, ce semble, un
sauve-qui-peut général ; une troupe d'Eupatrides thraces, sous Dromichætès et
This, se rencontre, vingt ans après, au service des Séleucides[182], et on trouve
également des Thraces dans l'armée des Lagides[183]. Les villes
grecques de la Propontide,
du Pont, au sud et au nord des bouches du Danube, ne parviennent pas à
arrêter les terribles ennemis ; Lysimachia même tombe en leur pouvoir ; la
puissante Byzance se rachète par des tributs ; une curieuse inscription des
habitants d'Olbia nous apprend que l'effroi de leur nom et.de leurs
brigandages s'était répandu dans le Nord jusqu'à cette colonie[184] Toute la ligne
du Danube était occupée par les essaims redoutables de ces Barbares ; les
invasions en Thrace, en Macédoine, en Grèce, qui commencèrent à la mort de
Lysimaque, paraissaient n'être que le commencement de l'extermination
générale dont on était menacé ; le seuil moyen de salut, c'était le
rétablissement d'un puissant royaume de Macédoine, qui servît de digue contre
cette marée humaine.
Sans doute Antigone, fils de Démétrios, est allé en
Macédoine (277) et a recouvré le pays
que, dix ans auparavant, son père avait perdu. Mais quelle désolation, quel
délabrement complet dans l'état de ce pays ! Après les terribles discordes
survenues dans la famille d'Alexandre, après les guerres fraternelles des
fils de Cassandre, après le despotisme de Démétrios et les armements immenses
qu'il destinait à la conquête du monde, armements qui avaient épuisé les dernières
forces du pays, Pyrrhos avait fait la guerre à Lysimaque pour avoir ce
royaume ; puis, Lysimaque mort, c'est non pas son vainqueur Séleucos, mais
son meurtrier Ptolémée Céraunos qui s'en était emparé ; ensuite était venue
l'horrible période de l'invasion gauloise, de l'anarchie. Nous verrons
comment Antigone perdit encore une fois la Macédoine, pour l'assurer enfin d'une manière
durable à sa maison. La misère et le délabrement au dedans ont dû être
indescriptibles ; le peuple qui jadis avait conquis le monde a enduré pendant
quinze ans toutes les horreurs imaginables ; des milliers d'hommes ont péri
dans les luttes d'Alexandre, des Diadoques ; des milliers ont été dispersés
dans les nouvelles villes d'Asie, dans les armées de l'Égypte et celles des
Séleucides : le pays devait être dépeuplé, appauvri[185], atteint dans
sa force, dans le nerf de sa vie nationale. Les principautés autrefois
dépendantes de la Macédoine, celles des Péoniens, des Agrianes,
ont disparu ; les territoires thraces qui appartenaient jadis à la Macédoine au delà du Strymon sont en grande
partie incorporés au royaume celte de Tylis. Il n'y a plus qu'un reste de
l'ancien royaume, c'est celui que gouverne Antigone ; et quels voisins
dangereux il a de tous côtés ! A l'est, le puissant royaume galate de Tylis ;
au nord — pour ne pas parler des peuples galates qui campent plus loin le
long du Danube et qui menacent sans cesse d'invasions nouvelles — dans les
défilés où l'Axios prend sa source, la puissance ambitieuse des Dardanes, qui
s'étend bientôt jusqu'à la côte de l'Adriatique[186] ; à l'ouest, le
royaume des Épirotes, qui, établi par l'Égypte et parvenu à une rapide
prospérité sous Pyrrhos, essaie à plusieurs reprises de conquérir la Macédoine ;
dans les îles de la mer Égée, et bientôt même sur la côte de Thrace, les
avant-postes de la puissance égyptienne qui ne se lasse pas de travailler
contre les Antigonides en Europe, comme en Asie coutre les Séleucides. On ne
peut s'empêcher d'admirer la politique des rois de Macédoine qui ont pu, partis
de pareils débuts, s'élever à la puissance que nous leur verrons plus tard.
Mais il faut avouer que l'ancienne royauté populaire de Philippe et
d'Alexandre n'est plus. Les Antigonides n'ont pas une autre manière de régner
que les Lagides en Égypte, les Séleucides en Asie. Ils ont autour d'eux une
cour brillante, une hiérarchie de dignitaires décorés du nom d'amis et de
parents avec lesquels ils délibèrent[187], parmi lesquels
ils choisissent leurs gouverneurs, leurs capitaines, leurs ambassadeurs[188], etc. C'est une
noblesse de cour, en partie démesurément riche, en partie criblée de dettes,
formée au service de la royauté dans l'antique institut macédonien des pages
royaux[189]
et qui sépare le trône du peuple. De l'ancienne liberté macédonienne il ne
semble pas être resté grand'chose dans le peuple ; il est même obligé de
payer tribut[190].
Quand Antigone engage le philosophe Zénon à venir en Macédoine, il lui dit : Celui qui forme le souverain et le conduit à ce qu'exige
la vertu, celui-là évidemment infuse aussi à ses sujets des sentiments nobles
; car tel est le chef, tels deviendront naturellement aussi ses sujets[191]. On voit comme,
dans l'idée de ce grand souverain, le peuple entier est rivé à l'exemple, à
la volonté, à la personne du monarque : il est l'État ; son autorité est
illimitée ; il appelle le peuple ses sujets ; ce n'est plus l'ancienne
fidélité du cœur, c'est l'obéissance et la subordination qui est la règle de
ses rapports avec le souverain. Une seule chose, à ce qu'il semble, a
subsisté de l'ancien temps ou a été rétablie à nouveau ; c'est l'obligation
du service militaire pour tous[192] : les
Macédoniens conservent leur vieille renommée de bravoure aussi longtemps que
subsiste chez eux la royauté ; mais, à côté de cette milice nationale, le roi
entretient une armée permanente composée de mercenaires thraces, galates,
crétois, etc., une armée qu'il emploie comme garnison aux frontières et dans
les villes ou qu'il garde dans le voisinage de la cour, une armée dont la
fidélité dépend de la personnalité du souverain et des généraux, du taux de
la solde, des éventualités de la guerre, fardeau pour les villes et pour le
plat pays, plus d'une fois insolente et insoumise à l'égard des rois.
La
Macédoine a bien des villes : d'abord, les anciennes
colonies grecques du littoral, ensuite les villes indigènes, dont le roi
Archélaos avait le premier fondé bon nombre dans le pays ; enfin, une
certaine quantité d'établissements nouveaux destinés principalement à couvrir
les frontières exposées[193]. Elles avaient
une certaine autonomie communale ; les dernières vicissitudes du royaume en
témoignent encore[194] : mais, pour
donner une idée des atteintes qu'elles avaient à redouter de la part de
l'arbitraire royal, il suffit de citer un exemple. Comme on se défiait
quelque peu des villes de la côte, les plus notables habitants furent
transportés avec leurs femmes et leurs enfants en Émathie, et lés villes
furent données à des Thraces et à d'autres Barbares[195]. Il serait bien
instructif de connaître l'état du plat pays ; nous ne trouvons là-dessus
qu'une indication : quand les Romains démembrèrent le royaume en quatre républiques,
ils abolirent les fermages des propriétés rustiques[196]. Bien que la
liberté du paysan eût été dans les anciens temps le trait caractéristique de
la Macédoine[197],
cependant les rois avaient possédé naturellement des terres et des villages ;
une grande partie de ces terres domaniales avait été, suivant une tradition
suspecte, donnée en présent par Alexandre à ses grands lorsqu'il partit pour
l'Asie, et il avait remis à ses gens de guerre et à leurs parents quantité
d'impôts et de corvées. A la vérité, durant les luttes acharnées qui
suivirent sa mort, alors qu'une foule de Macédoniens étaient au service des
Lagides et des Séleucides, surtout par l'effet des attaques et des
dévastations des Gaulois, contre lesquelles les murailles des villes
pouvaient seules offrir un abri, la classe des paysans libres avaient dû se
trouver singulièrement réduite ; le système des fermages devait mettre tout à
fait les petites gens dans la main du propriétaire foncier. Et cette riche
noblesse de cour, n'aura-t-elle pas été apanagée d'une façon analogue ? Mais
les documents ne nous disent rien de plus : ce qu'on a indiqué suffit pour
faire constater à quel point l'ancien régime de la Macédoine a
disparu ; comme, là aussi, la royauté à la nouvelle mode est allée jusqu'au
bout de ses principes ; comme elle a concentré tous les droits, toutes les
relations politiques dans la personne du monarque, dans le concept d'une
puissance souveraine et absolue, qui répond aux notions du droit public de
l'époque.
L'aspect que présente la Grèce à la fin des luttes des Diadoques n'est
ni plus brillant ni plus consolant : dépopulation, misère, impuissance
politique, démoralisation, garnisons étrangères ou tyrans dans les villes ;
chez les particuliers, le sentiment douloureux du dépérissement général ;
relèvement momentané, mais comme prélude de nouvelles et plus âpres discordes
entre les États particuliers ; tels sont les principaux traits de ce tableau.
Les vicissitudes des affaires helléniques présentent une
confusion indescriptible depuis la mort d'Alexandre ; à l'exception de Sparte
et de l'Étolie, il n'y a pas de point où la constitution, l'autorité, la
politique n'ait changé à plusieurs reprises et de la manière la plus
violente. Après la chute de Démétrios (287),
son fils Antigone se maintint sur quelques territoires et dans quelques
places de la Grèce
; pendant qu'il partait de là pour marcher contre Ptolémée Céraunos, l'Égypte
avait poussé Sparte à prendre les armes contre les Étoliens alliés de
celui-ci ; mais la
Grèce ne se leva pas. Vint alors l'irruption (les Galates. La Macédoine,
la Thessalie
furent submergées par le flot, mais tous les Grecs ne s'unirent pas pour
combattre ; du Péloponnèse, personne ne vint ; seuls les pays tout voisins du
danger envoyèrent des troupes aux Thermopyles ; Antigone aussi expédia 500
hommes. L'année d'après, Antigone vint prendre possession de la Macédoine.
Maintenant, quelle était la situation en Hellade ?
La
Thessalie, courbée depuis Philippe sous la domination
macédonienne, avait fait inutilement des tentatives répétées pour recouvrer
son indépendance. La ville de Démétriade, fondée par le père d'Antigone,
assurait à qui la possédait la domination sur le pays entier. On ne peut
douter qu'en ce pays l'ancienne constitution tétrarchique n'ait conservé la
forme que lui avait donnée Philippe en la rétablissant ; la noblesse des
villes resta seule en possession des droits politiques, les pénestes ou serfs
cultivaient la terre pour elle. D'après un renseignement qui vient du temps
d'Antigone, les Thessaliens paraissaient avoir des lois constitutionnelles et
se distinguer beaucoup des Macédoniens ; il n'y avait pourtant point de
différence, et ils exécutaient absolument tout ce qui leur était ordonné par
les agents du roi[198]. Et lorsqu'en
194 ils furent soustraits à la domination macédonienne, il est dit d'eux : Il ne s'agissait pas seulement dans ce pays d'affranchir
les villes, mais de les dégager d'un ramassis de populace et de les tirer du
désordre pour les amener à un régime supportable. Elles étaient, en effet,
troublées non pas seulement par les vices de l'époque, par la violence et
l'arbitraire royal ; mais encore par l'esprit remuant d'une race qui, depuis
le commencement jusqu'à nos jours, n'a jamais pu faire aboutir ni comices, ni
réunion, ni délibération quelconque sans sédition et sans tumulte[199]. A quoi leur
servait, dans un pareil état de désorganisation intérieure, de former, quant
au nom, un État particulier[200] ; d'avoir un
roi à eux, qui était toujours, il est vrai, le roi de Macédoine[201] ; d'avoir leurs
assemblées particulières, qui, comme les diètes de la noblesse polonaise, ne
servaient qu'à rendre toute union impossible.
Une situation toute spéciale, c'est celle de la Béotie. Les
villes du pays étaient réunies en confédération de temps immémorial, mais les
appétits dominateurs de Thèbes avaient provoqué perpétuellement les luttes
les plus acharnées ; après l'époque brillante d'Épaminondas, la domination
violente de la Thèbes
démocratique accrut cette haine[202], jusqu'au
moment où la ville fut vaincue par les Macédoniens et détruite par Alexandre,
avec le secours des villes béotiennes. En quelle allégresse furent les Grecs,
lorsque Cassandre la rebâtit plus magnifique Elle ne devait servir que comme
forteresse, pour maintenir le pays dans l'obéissance. Après bien des
vicissitudes, Démétrios avait enfin soumis Thèbes et la Béotie ; lorsqu'il fut évincé du trône de
Macédoine et se réfugia en Grèce, il proclama la liberté de Thèbes ;
l'ancienne confédération put se relever ; on élut parmi les Thébains
l'archonte de toute la ligne ; sept béotarques furent placés à la tête de la milice
fédérale[203],
qui, lorsque les Galates parurent aux Thermopyles, comptait 10.000 fantassins
et 500 cavaliers. La ligue aurait pu, avec ses ressources matérielles, jouer
en Grèce un rôle important. Mais la violence grossière, la sauvagerie, le
dévergondage effréné qui régnaient dans ces villes, empêchaient tout
déploiement d'énergie. Nous possédons encore le tableau remarquable tracé par
un homme qui écrivait vers la fin de l'ère des Diadoques ; il dit : Les Béotiens énumèrent comme il suit les fléaux installés
chez eux : à Oropos habite le lucre malhonnête ; à Tanagra, l'envie ; à
Thespies, l'humeur querelleuse ; à Thèbes, la brutalité ; à Anthédon, la
cupidité ; à Coronée, la curiosité indiscrète ; à Platée, la forfanterie ; à
Onchestos, la fièvre ; à Haliarte, la stupidité. Tous ces maux se sont
déversés de tous les points de la Grèce dans les villes de la Béotie[204]. Leur politique
fut absolument inconsistante. Un échec (vers
245) suffit pour leur ôter tout courage, à tel point qu'elles ne
voulurent plus désormais prendre aucune part aux luttes de la Grèce ; elles
s'abandonnèrent entièrement à la débauche et à l'ivrognerie, et s'y perdirent
corps et âme[205].
Vers l'époque de la guerre d'Antiochos, dit
Polybe[206],
il n'y avait eu depuis vingt-cinq ans aucune
sentence rendue dans aucun procès palle ou privé, et les stratèges
employaient les deniers publics à acheter la populace, dont l'influence les
prorogeait à leur gré dans leurs fonctions ; cela était allé si loin que ceux
qui mouraient sans enfants ne laissaient plus leur fortune, d'après les
usages d'autrefois, à leurs plus proches parents, mais la léguaient à des
confréries joyeuses, qui se réunissaient pour boire et manger ; ceux même qui
avaient des enfants ne leur donnaient que la portion obligatoire fixée par la
loi et léguaient la plus grosse part à ces associations dissolues ; et il y
avait 'beaucoup de Béotiens qui comptaient à leur acquit plus de banquets
dans le mois que le mois n'a de jours.
Toutefois notre description anticipe trop ; nous n'avons à
parler que de l'époque qui suit immédiatement l'invasion gauloise. Les
Phocidiens aussi, les Locriens Opontiens, les Mégariens avaient envoyé des
troupes aux Thermopyles ; par conséquent, en 279 ils n'étaient plus sous la
domination macédonienne. Mais l'Eubée y était encore ; à Chalcis, à Carystos
se trouvaient des garnisons macédoniennes, et, bien qu'Érétrie fût appelée
ville libre, elle payait 200 talents de tribut, somme qui, par égard pour le
vénérable Ménédème, fut abaissée, paraît-il, à 150 talents[207]. Athènes avait,
il est vrai, en 287 chassé du Musée la garnison macédonienne ; mais Salamine,
le Pirée, Munychie, demeuraient au pouvoir d'Antigone[208]. Athènes, elle
aussi, avait envoyé des troupes aux Thermopyles, 1.000 fantassins et 500
cavaliers, sans compter des navires, autant qu'on en put équiper. Les
Athéniens étaient fiers de l'effort que la ville avait fait dans cette lutte
contre les Barbares[209], et il ne
manquait pas de gens qui rêvaient pour la cité le rétablissement de son
ancienne splendeur. Mais ceux qui s'étaient le plus signalés contre les
Celtes, c'étaient les Étoliens. Ils firent suspendre les boucliers pris par
eux aux Celtes à l'architrave des parois sud et ouest du temple de Delphes,
comme les Athéniens avaient appendu à la paroi est les boucliers enlevés aux
Perses à Marathon ; ils envoyèrent des députations aux États de l'Hellade
pour les inviter à fonder, de concert avec eux, de nouveaux jeux
panhelléniques, les Soteria. Athènes
se joignit à eux, bien qu'on y éprouvât un assez vif déplaisir en voyant les
Étoliens prendre la direction de l'affaire ; mais les ressources de l'État
étaient modiques, et la multitude n'était pas disposée à de grands
sacrifices. La vie privée n'en était que plus luxueuse et plus dissolue ; un
regard jeté sur les fragments de la comédie nouvelle montre à quel point la
bonne chère, les intrigues amoureuses, le parasitisme et le parfum de l'intelligence avaient le pas sur les questions
d'intérêt général ; on en viendra bientôt, disait un philosophe, à décorer de
peintures les tas de fumier. Il n'y avait qu'à voyager quelque peu sur la
route d'Athènes à Oropos pour rencontrer une foule d'élégantes hôtelleries,
avec toutes les commodités imaginables et un service excellent[210].
On no peut dire ici que quelques mots du Péloponnèse,
parce que, dans cette contrée, il n'y a de mouvements importants qu'à la
période suivante. La domination d'Antigone était, vers 279, resserrée dans un
petit nombre de points. Sparte, toujours sous la constitution de Lycurgue,
qui depuis longtemps était devenue un mensonge, vraie oligarchie de cent
familles à peine qui avaient mis la main sur toutes les propriétés, était
depuis quelque temps en relations avec Alexandrie et pouvait, avec cet appui,
songer à jouer de nouveau un rôle en Grèce. Lorsqu'Antigone était parti pour
la campagne de Macédoine coutre Ptolémée Céraunos, Sparte avait entrepris
cette guerre amphictyonique à laquelle les autres États refusèrent de
participer, par crainte d'une nouvelle hégémonie de Sparte. Contre les
Galates, en 279, la
Messénie et Mégalopolis n'envoyèrent aucun secours, parce
que Sparte refusa de leur donner des garanties par traité durant l'absence de
leurs soldats. Ainsi elles n'étaient plus en la puissance d'Antigone ; il
commandait encore à Trœzène, à Corinthe, dans quelques villes d'Arcadie ;
peut-être n'avait- il déjà plus Argos ni Élis. Mais qu'étaient-ce que de tels
affranchissements ? On chassait les garnisons macédoniennes ; mais, dans les
luttes violentes des partis, résultat infaillible de cet affranchissement, se
formait en règle générale une tyrannie qui ensuite trouvait naturellement son
compte à se rattacher de nouveau à la Macédoine. Seuls
les Achéens firent une exception glorieuse à cette règle ; leur ancienne
ligue avait été aussi dissoute aux temps de Philippe et d'Alexandre, et ils
avaient eu dans leurs villes tantôt des garnisons, tantôt des tyrans ; mais
la simplicité et la loyauté antiques s'étaient maintenues dans les montagnes
de ce petit pays. Dans les temps troublés de l'invasion des Galates, quatre
de ces villes chassèrent tyrans et garnisons, et restaurèrent l'ancienne
confédération. C'était le germe encore intact des antiques vertus qui
commençait à produire sur ce sol de nouvelles pousses, bien que ce mouvement
naissant fût encore insensible. Il se trouvait bien encore çà et là quelques
points où les mœurs du bon vieux temps n'étaient pas complètement dénaturées
et démodées : à Élis, par exemple, on menait toujours la vie large du propriétaire
foncier, et les Cynæthiens étaient et restaient comme autrefois des rustres
grossiers, absolument étrangers aux Muses. Mais, à tout prendre, chaque localité
perdait de plus en plus son caractère si marqué d'autrefois, sans qu'il se
formât nulle part quelque chose de national au point de vue politique, qui pût
compenser les effets (le cet émiettement devenu dans de pareilles conditions
la cause d'une impuissance encore plus complète.
La seule puissance en Grèce qui, vers l'époque de
l'invasion des Galates, ait quelque importance par elle-même, c'est celle des
Étoliens. Déjà les Locriens du Parnasse tiennent pour eux ; Héraclée sur
l'Œta a dû se joindre à eux. Leur force est d'être un peuple rude, neuf
encore, et qui entre pour ainsi dire dans la vie ; pendant que les autres
États ont derrière eux une longue série de vicissitudes historiques, font des
expériences avec des théories politiques, s'affaiblissent par l'effet d'abus
sans cesse renaissants et la peine qu'ils se donnent pour les abolir, ne
possèdent plus enfin dans leur présent lamentable qu'un amas de débris des
époques lointaines ou récentes, prospères ou malheureuses, le peuple étolien
vit encore dans la rude liberté de cet âge primitif où chacun mesurait son
droit à la longueur de son épée et où la rapine, franchement pratiquée sur
terre et sur mer, était le métier de l'homme de cœur. En Étolie, ni
l'invasion dorienne n'avait pénétré pour déchirer l'antique constitution de
la race et fonder un État militaire fortement organisé, ni l'époque
postérieure n'avait amené de colonies sur ses côtes. Les Étoliens étaient
restés éloignés des autres Hellènes ; les siècles pendant lesquels la Grèce se développait
et atteignait un degré de culture de plus en plus élevé avaient passé sur eux
sans laisser de traces. Ils passaient pour demi-barbares aux yeux des
Athéniens du temps de la guerre du Péloponnèse, mais, quand ceux-ci tentèrent
de les attaquer, en un instant le peuple étolien fut debout et les refoula,
en leur infligeant des pertes sanglantes, hors des montagnes. L'union de ces
cantons, de ces tribus montagnardes, a dû se faire dès la plus haute
antiquité ; niais le lien de cette association devait être bien lâche, à en
juger par ce fait que les cantons envoyèrent séparément leurs députations à
Alexandre après la ruine de Thèbes[211]. C'est
seulement durant les troubles de l'époque immédiatement postérieure que la
fédération commence à se montrer comme telle ; les vieux instincts
batailleurs, les incursions et coups de main improvisés par certains chefs[212] ou certains
cantons, le sentiment orgueilleux de la force brutale, tout cela donne
bientôt à cette fédération l'apparence et l'allure d'un État véritable, d'une
société de brigands organisée, avec laquelle il est impossible de s'en tenir
au droit des gens traditionnel. Cette sorte de liberté est à leurs yeux le
privilège de leur fédération. C'est à Thermos, tout en haut dans les
montagnes, que les cantons célèbrent leur fête fédérale et tiennent leur
assemblée ; c'est là aussi que sont les foires annuelles et les banquets ;
là, dans le temple et sous les portiques, sont près de mille armures, les
trésors, les vases de prix, les habits de fête, tout ce que chacun a de plus
précieux ; dans ces réunions et ces festins, on fait étalage de luxe, on
discute, on fait bonne chère, et, s'il y a guerre, de cette Diète et de ce
congrès de buveurs sort la milice nationale, sous la conduite du nouveau
stratège, qui aura pour récompense un tiers du butin[213]. On voit
combien cette confédération est primitive et grossière[214] : de politique,
de législation, d'art militaire, il n'est pas question en ce pays ; plus il y
a de désordre dans le reste de la Grèce, plus le métier de brigands devenait
commode, plus lucrative était la solde, tantôt ici, tantôt là, chez n'importe
qui, amis ou ennemis. Il n'y a pas de bravoure plus sauvage et plus
impétueuse que celle des Étoliens ; le fer ne quitte point leur côté, et,
comme en leur audace aventureuse ils sont toujours prêts à risquer leur vie,
il leur faut aussi les plaisirs les plus sauvages et les plus excessifs en
tout genre[215].
Cet État se trouve étrangement dépaysé dans la politique de cette époque qui,
pleine de formalités diplomatiques et de routine machiavélique, observe les
formes avec d'autant plus de soin qu'elle en prend plus à son aise avec le
droit, et que n'effraye aucune espèce de violence, pourvu que le coup de
force soit bien et dûment couvert par l'étiquette du droit des gens. Il forme
aussi un contraste étrange avec la
Ligue achéenne, qui, de tempérament tout opposé, loyale en
sa prudence, pleine de scrupules en son effort rénovateur, croit pouvoir
fonder sa puissance et le salut de la Grèce sur ce qui reste encore de patriotisme, d'abnégation,
de foi en la bonne cause.
Il nous reste encore une puissance à considérer pour avoir
parcouru tout le cercle de la politique hellénique, le royaume d'Épire.
Théopompe[216]
comptait quatorze peuples épirotes ; bien qu'ils fissent aussi aux Grecs l'effet
de Barbares, ils étaient pourtant au même titre qu'eux, si l'on peut
s'exprimer ainsi, de souche pélasgique, mais ils étaient restés en arrière du
développement hellénique. Chacun de ces peuples avait été indépendant, mais
l'un ou l'autre d'entre eux s'empara de l'hégémonie sur ses voisins. Tels
étaient les Chaoniens au temps de la guerre du Péloponnèse ; leurs magistrats
annuels, au nombre de deux, étaient choisis dans une certaine famille[217]. les
Thesprotes, sans rois comme les précédents, étaient soumis à leur autorité.
Chez d'autres, l'antique pouvoir des princes se maintint : chez les Orestes,
dans la famille de Perdiccas ; chez les Athamanes, dans celle d'Amynandros ;
chez les Tymphæens, peut-être dans celle d'Andromène. Il en fut des peuples
épirotes comme de ceux de la Macédoine, avec cette différence qu'ici la race
des Héraclides avait formé de bonne heure une puissance assez forte pour
rendre dépendants les petits princes du voisinage. Il y eut même un certain
nombres de tribus épirotes, comme les Orestes, les Æthices, les Tymphæens,
qui passèrent sous la domination macédonienne. L'évolution de la Macédoine se
répète en Épire, seulement plus tard. Ce fut le royaume des Molosses qui
chercha à réaliser la même unification. Chez les Molosses, il y avait une
antique royauté : c'est précisément parce qu'elle
était limitée, dit Aristote, qu'elle se
maintint, pendant que chez d'autres elle disparaissait. A Passaron,
pendant le sacrifice qu'on offrait à Zeus Areios, le roi promettait par
serment aux Molosses de gouverner selon les lois, et les Molosses juraient à
leur tour de défendre selon les lois la royauté[218]. Au temps où
Archélaos en Macédoine commençait à amener son peuple à un degré supérieur
:de culture, le roi Tharrybas — il avait été élevé à Athènes — mit en ordre
les lois et l'administration des Molosses, institua un Sénat et des
fonctionnaires annuels[219]. Il se passa
près d'un siècle encore avant que l'Épire jouât un rôle plus important. La Macédoine avait
à son actif l'époque glorieuse de Philippe et d'Alexandre ; la maison royale
des Molosses tomba même dans une sorte de dépendance à : l'égard de la Macédoine[220] Cette
vassalité subsista encore après la mort d'Alexandre : mais, lorsque le roi Æacide
mena les Molosses à la guerre contre Cassandre, ils trouvèrent le fardeau
trop lourd ; ils abandonnèrent le camp, déposèrent leur roi par plébiscite,
et Cassandre imposa à l'Épire un vicaire du roi de Macédoine. Mais quand
Démétrios prit les armes en Grèce et lutta pour la possession de la Macédoine,
Pyrrhos revint, soutenu par le roi d'Égypte, et inaugura cette mémorable
série de batailles qui devaient placer pour un certain temps l'Épire au
premier plan dans l'histoire de la Grèce. Il étendit sa domination jusqu'aux
frontières des Taulantins ses alliés et. sur l'Acarnanie ; il se bâtit à
Ambracie un palais magnifique ; à la suite de guerres répétées, la Macédoine, sans
être conquise pour tout de bon, fut néanmoins contrainte de restituer les
territoires jadis épirotes de Tymphæa et de Parauæa[221]. Pyrrhos fut le
capitaine le plus hardi et le plus heureux de ce temps ; ses peuples avaient
encore la force et la fleur de jeunesse qui en Macédoine avaient été usées
par Philippe, par Alexandre et ses successeurs ; ses provinces étaient encore
florissantes et bien peuplées, remplies de bourgades étrangères à la vie des
villes. La domination de Pyrrhos eut bientôt transformé ces mœurs paisibles
des Épirotes ; sa renommée, son courage héroïque, sa soif insatiable de
guerres enflammèrent le peuple ; on délaissait volontiers le foyer et la
charrue pour gagner sous lui solde, butin et renommée ; désormais les guerres
succèdent aux guerres ; on combat dans toutes les directions ; Pyrrhos n'est
plus qu'un chef de bandes, qui se jette dans toutes les aventures ; ce peuple
de laboureurs, libre et paisible jusque-là, se change en bandes guerrières,
avides de combats ; le roi, sa cour et son armée relèguent dans l'ombre la
nation elle-même et sa constitution patriarcale.
C'est au nom de ce roi que se rattache aussi la crise qui
décida des destinées de la
Grèce occidentale ; avec son expédition en Italie commence
une série de combats dont le contrecoup va atteindre et ébranler l'Afrique, la Grèce, la Macédoine,
bientôt aussi l'Asie, l'Égypte, tout l'ensemble du monde antique.
Les colonies helléniques de la Sicile et de l'Italie
s'étaient épanouies, on sait avec quelle exubérance ; il y eut un temps où
les côtes de la Campanie
jusqu'à l'Apulie, celles de Sicile, les Îles Lipari, étaient peuplées de
Grecs, où Massilia colonisait les côtes méridionales de la Gaule, où la Corse était occupée par les Phocéens et où Bias
de Priène pensait trouver avec les Ioniens d'Asie de nouveaux foyers en
Sardaigne. Au moment même où les Grecs d'Asie-Mineure succombaient sous les
armes des Perses, ceux de l'Ouest arrivaient à une prospérité indescriptible.
En vain les Carthaginois tentèrent, à l'époque de l'invasion de Xerxès, de
lutter contre la Sicile
; ils furent vaincus à Himère : la victoire de Cume acheva de garantir la
sécurité des Grecs d'Italie contre les entreprises de la puissante armée des
Étrusques, les maîtres de l'Étrurie, du Latium et de la Campanie. On
s'arrête avec étonnement devant le tableau de la civilisation en Sicile et en
Italie. Quelle plénitude de puissance ! quel éclat dans les cours princières
! quelle richesse dans les villes, quel noble élan dans leur vie politique et
intellectuelle ! C'est là que se formait cette association si remarquable des
Pythagoriciens, cette profonde doctrine des Éléates ; c'est là qu'Empédocle
écrivait ses vers, delà que venait aux Athéniens l'art de la parole. L'éclat
glorieux de ces régions éclipsait l'Ionie elle-même, tant il y avait
d'exubérance dans le luxe de leurs temples gigantesques, dans la population
de leurs villes, dans le rendement de leur commerce, dans leur vie, leurs
jouissances, leur poésie et l'essor de leur pensée.
Mais, suivant la coutume grecque, ces villes étaient
continuellement en lutte les unes avec les autres et avec elles-mêmes, et de
dangereux ennemis épiaient de tous côtés l'heure de leur faiblesse pour
fondre sur elles. La discorde des villes siciliennes, qu'Athènes avait espéré
mettre à profit, donna l'occasion aux Carthaginois de leur disputer la
domination de Ce qui avait été perdu de ce côté, Denys tenta de le regagner en
Italie : les Italiotes eurent beau se liguer, ils furent vaincus ; tout le
pays au-dessus de Rhégion perdit sa prospérité. Et déjà l'on sentait la
poussée d'autres ennemis ; la puissance des Étrusques avait succombé devant
le choc des Gaulois et l'élévation de Rome ; les valeureux Samnites
dominaient déjà entre les Grecs de la Campanie et ceux du Sud ; les Lucaniens, ligués
avec Denys, prenaient à revers les villes coalisées, et bientôt grandit dans
la personne des Brettiens un nouveau peuple, un nouveau danger.
Vint ensuite la terrible dissolution qui suivit la mort de
Denys Ier ; une fois encore, au moment où les États de la Grèce succombaient
définitivement devant Philippe de Macédoine, la Sicile se releva sous la
conduite de Timoléon ; elle chassa en maint endroit les tyrans, vainquit les
Carthaginois, fit reconnaître par force la liberté de toutes les villes
grecques de l'île : de nouveaux colons affluèrent en masse de la Grèce vaincue : les
villes désertes se repeuplèrent ; les excellentes lois (le l'ancien temps
firent renaître l'éclat d'autrefois ; les champs laissés en friche furent
rendus à la culture et récompensèrent le travail par un riche rendement ; le
commerce, qui était entièrement tombé, se ranima. Le bien-être croissant de
l'île est attesté par de nombreuses œuvres d'art, œuvres qui datent
précisément de cette longue période de tranquillité.
Presque en même temps, la Grèce d'Italie s'élevait encore, sur un point
tout au moins, à une grande puissance. On ne saurait admirer assez le
vénérable Archytas, le Périclès de Tarente ; sous sa direction, l'opulente
ville, la seule qui fût restée encore intacte parmi les Italiotes, avait
conservé une force et une cohésion intérieure qui la rendait digne de prendre
la défense des Grecs d'Italie et l'hégémonie de la ligue dont les membres se
réunissaient à Héraclée, ville des Tarentins[222]. C'est à cette
époque que la ville semble avoir atteint l'apogée de sa prospérité. Tarente
était, sur toutes les côtes méridionales de l'Italie, le seul grand port ;
tout le commerce de la Sicile
et de la Grèce
avec les villes et les peuples de cette côte et du littoral de l'Adriatique
jusqu'à Sipontum au nord se concentrait à Tarente[223] ; des vaisseaux
tarentins allaient jusqu'en Istrie et en Afrique, vers les riches marchés de
l'Illyrie, en Achaïe[224], à Cyrène, en
Asie-Mineure. Ce n'étaient pas seulement les gros bénéfices du commerce de
transit qui enrichissaient la ville ; ses riches champs de blé, ses
plantations d'oliviers, ses pêcheries offraient une exportation lucrative ;
son sel était de qualité supérieure et devait avoir, surtout dans l'intérieur
du pays, un fort débit[225] ; le travail
des métaux formait une branche d'industrie extrêmement importante, comme on
le voit par le passage unique qui en fait mention[226].
Mais la plus considérable de toutes les industries locales
était celle des tissus de laine, que l'on y fabriquait avec un soin et une
habileté exceptionnels. D'innombrables troupeaux de moutons étaient
entretenus sur le territoire de la ville ; par une grande attention donnée à
la nourriture et à l'installation des bergeries[227], par le
perfectionnement de la race et, grâce à un système excellent de lavage, les
Tarentins arrivèrent à produire une matière première qui dans l'antiquité
était renommée sous le nom de laine grecque[228]. En même temps,
le tissu tarentin était d'une beauté remarquable, et la teinture ne le cédait
qu'à celle de Syrie. Encore aujourd'hui, les belles monnaies de Tarente, avec
leurs emblèmes variés empruntés aux procédés du tissage et de la teinturerie,
témoignent de l'importance qu'avait cette industrie pour la ville. Le fait
que l'activité de Tarente était principalement tournée vers l'industrie et le
commerce, sources de sa richesse, a dû déterminer également le caractère
politique de la population : comme à Athènes après la mort de Périclès, la
démocratie perd ici sa solidité avec Archytas ; elle oscilla, avec des
vicissitudes pires encore, entre l'influence rétrograde des riches et la
jalousie toujours bruyante, rarement conséquente, du peuple. Le peuple se
déshabitua des armes ; il n'osa plus confier à un concitoyen la plus haute
puissance militaire ; comme dans les républiques italiennes de la fin du
moyen âge, on prenait à gages des généraux étrangers avec leurs mercenaires
quand il y avait une guerre à faire. A l'époque où Timoléon commença sa
grande œuvre en Sicile, le roi de Sparte Archidamos, appelé par les Tarentins
pour combattre les Lucaniens, vint à la tête de ces bandes rapaces de
mercenaires phocidiens qui, durant une dizaine d'années, s'étaient indemnisés
par le pillage du sanctuaire de Delphes ; le roi et son armée furent
anéantis. Précisément, à cette époque, les Romains faisaient leur première
grande guerre avec les Samnites ; il s'agissait de savoir lequel des deux
peuples étendrait sa domination sur l'Italie. Ils ne firent alors que mesurer
leurs forces ; ils conclurent une paix qui, par la nature même des choses, ne
pouvait durer.
La riche Tarente n'avait pas saisi le moment où il
paraissait possible encore de sauver la Grèce italienne. On ne fit attention qu'au
péril le plus proche, qui paraissait venir du côté des Lucaniens. Contre eux
elle appela Alexandre le Molosse, oncle d'Alexandre le Grand[229] ; bientôt il
devint évident qu'il voulait plus que combattre au service des Tarentins ; il
espérait, comme le Macédonien dans l'Orient, conquérir un royaume en
Occident. Des Lucaniens bannis se rassemblent autour de lui ; il conquiert
beaucoup de villes de la
Lucanie, du Brettium ; il débarque à Posidonia et y bat les
Lucaniens et les Samnites réunis ; les Romains font un traité d'alliance avec
lui. Alors les Tarentins l'abandonnent : Alexandre leur enlève Héraclée ; il
transporte sur le territoire de Thurii le centre de la Ligue[230] ; mais, comme
les Tarentins délaissent sa cause et celle des Grecs, son bonheur prend fin ;
les bannis lucaniens le trahissent ; entouré d'ennemis, il trouve la mort.
Quelques années après éclatait une seconde et plus
terrible guerre des Samnites (326) ;
elle s'alluma au sujet de la ville grecque de Naples. Les Samnites
s'engagèrent à protéger la ville ; les Lucaniens, dont la puissance avait
subi la plus profonde atteinte par suite des victoires de l'Épirote, se
joignirent aux Samnites. Tarente aurait eu intérêt, et elle pouvait le faire,
à intervenir entre les belligérants et à leur imposer la paix[231]. On dit que la
ville fit une tentative en ce sens ; mais les Romains, au lieu de s'y prêter,
ayant continué la lutte, la ville s'abstint de soutenir plus longtemps le
rôle de la neutralité armée : elle dut se contenter de voir que les deux
puissances italiennes, également ennemies de la Grèce en Italie, se
ruinaient réciproquement dans une lutte acharnée[232].
Pendant qu'on se disputait ainsi la domination de
l'Italie, une seconde lutte, non moins terrible, éclatait à propos de la Sicile. Après
la paix que Timoléon avait fait régner dans l'île, les anciens partis
s'étaient réveillés ; c'est à Syracuse qu'ils se déchaînèrent de la manière
la plus sauvage. Le parti oligarchique y avait enfin remporté la victoire :
il avait prêté secours aux Crotoniates opprimés par les Brettiens, mais
Agathocle, le hardi capitaine, offensé par les gouvernants, était allé à
Tarente pour se mettre à la solde de la république. Son audace avait éveillé
les craintes des habitants ; il fut congédié. Précisément les oligarques de
Syracuse assiégeaient Rhégion ; Agathocle fit appel aux bannis, les invitant
à s'unir avec lui pour défendre la liberté. Il débloqua Rhégion et se porta
devant Syracuse ; l'oligarchie succomba dans la lutte acharnée des partis ; Agathocle
fut rappelé, nommé général sans conditions, pendant que les oligarques se
rassemblaient à Agrigente, entraient en relations avec Géla, Messana, avec
les Carthaginois, pour lutter contre le despotisme sanguinaire d'Agathocle.
Les exilés de Syracuse envoyèrent des députés à Sparte ; Acrotatos, fils du
roi Cléomène, enrôla des mercenaires. Chemin faisant, il trouva à Tarente un
accueil amical ; les Tarentins équipèrent vingt trirèmes pour délivrer
Syracuse[233]
: c'était une grande combinaison politique qu'ils poursuivaient, mais l'œuvre
échoua contre la mauvaise foi du Spartiate avant que les Tarentins eussent
mis à la voile (314). La puissance
d'Agathocle s'étendit sans obstacles de proche en proche. Les Carthaginois
devaient redouter que la discorde soigneusement entretenue dans Ille ne prit
fin et que l'union ne se rétablit par l'intervention du hardi capitaine ; ils
craignirent de perdre leur influence et même leurs possessions dans l'île.
Ils se présentèrent comme les libérateurs des Grecs ; avec un armement
formidable, ils se jetèrent sur la Sicile. Bientôt l'île entière jusqu'à Syracuse
fut en leur pouvoir ; il semblait ne plus y avoir de salut pour Agathocle. Il
le trouva dans le plan le plus audacieux ; avec ses mercenaires, il monta à
bord des vaisseaux, se glissa heureusement entre les flottes carthaginoises
qui couvraient la mer, aborda en Afrique ; l'orgueilleux État marchand se
trouva à deux doigts de sa ruine.
Telles sont les deux grandes luttes qui remplirent
simultanément l'Occident ; combien différentes en leurs moyens et dans leurs
conséquences ! Ici mercenaires contre mercenaires, là peuple contre peuple ;
ici la stratégie la plus hardie contre la politique la plus astucieuse, une
politique de marchands, là le combat à outrance, envenimé par la haine,
poursuivi jusqu'à la mort, quelque chose comme la lutte de deux athlètes qui,
s'embrassant avec une égale force, rivés l'un à l'autre par les plus
terribles étreintes, fondus comme en un seul corps, paraissent devoir à la
lin tomber en même temps.
Mais Rome triomphe : les Samnites doivent reconnaître la
suprématie de Rome, renoncer à la domination sur les Lucaniens. Tarente,
assez follement, a laissé les Samnites perdre tout leur sang. A la vérité,
dans les dernières phases de la guerre, la ville — peut-être parce qu'elle se
sentait menacée par l'insolence croissante des Lucaniens, — s'était de
nouveau mise en quête d'un condottiere. Le Spartiate Cléonymos, frère
d'Acrotatos et encore plus brutal que celui-ci, encore plus audacieux, était
arrivé du Ténare avec cinq mille mercenaires, puis, sur le sol italien, il
avait grossi son armée de mercenaires qui étaient venus le rejoindre et de
milices qu'il enrôlait de force dans les villes, jusqu'au nombre de vingt
mille hommes de pied et deux mille cavaliers ; il avait forcé les Lucaniens à
faire la paix avec Tarente, soumis et pillé Métaponte, se préparant ainsi à
de plus grandes entreprises. Ce n'est pas seulement Tarente qui pouvait
ressentir de l'inquiétude devant ce téméraire aventurier et ses bandes ;
peut-être est-ce en pensant à lui que Rome avait accordé aux Samnites la paix
qu'ils demandaient ; peut-être le Sénat avait-il jugé à propos de chercher
aussi un accommodement avec les Tarentins, pour lui dérober le terrain sous
les pieds. S'il est fait mention d'un traité par lequel Rome s'engageait à ne
pas faire dépasser à ses vaisseaux le promontoire Lacinien près de Crotone,
ce peut avoir été le prix du congé que les Tarentins signifièrent à
l'aventurier et à son armée, chose que probablement ils n'obtinrent pas sans
de grands sacrifices[234]. Dans ses
propres eaux tout au moins, Tarente pouvait désormais espérer d'être garantie
contre les empiétements de la flotte romaine.
Carthage a, durant quatre ans, vu le puissant Agathocle
sur la terre africaine. Puis une sédition à Syracuse le force de hâter son
retour ; une paix rend aux Carthaginois même leur part de la Sicile : après une lutte
acharnée, les rebelles sont mis à la raison ; le pouvoir d'Agathocle dans
l'autre moitié de l'île est affermi.
Bientôt éclata une troisième guerre, la terrible guerre
entre Rome et les Samnites (298).
Ceux-ci avaient attaqué les Lucaniens ; les Lacaniens avaient cherché un abri
sous la suprématie de Rome, et Rome avait interprété cette attaque comme une
violation de la paix. Les Étrusques, les Gaulois se levèrent contre Rome ; de
nouvelles bandes de Gaulois franchirent les Alpes ; l'Italie entière devint
le théâtre d'une lutte acharnée, qui se continua huit années durant avec des
vicissitudes diverses. On vit se manifester avec plus d'éclat que jamais
l'énergie du peuple romain ; du bassin du Pô à la pointe méridionale de la Lucanie, il remporte
succès sur succès. La domination de Rome sur l'Italie était définitivement
assurée.
Mais les Grecs n'allaient-ils pas la lui disputer encore ?
Du côté de la Sicile,
c'était désormais chose impossible. Agathocle, après une tentative
malheureuse contre Corcyre, s'était emparé de Crotone ; il guerroyait contre
les Brettiens sans pouvoir les abattre ; ils trouvaient dans. les Carthaginois
des alliés. Contre ceux-ci, le tyran leva une nouvelle. armée plus
considérable encore ; avec deux cents vaisseaux de guerre, il songeait à leur
faire la loi même sur mer. C'est alors qu'il fut assassiné (288) ; les Carthaginois s'allièrent avec les
meurtriers ; des luttes sanglantes amenèrent le démembrement du royaume
d'Agathocle. Même à Syracuse, les habitants étaient contre les mercenaires ;
on obtint avec peine leur retraite. Campaniens pour la plupart, ils prirent
pour rentrer chez eux le chemin de Messana ; là ils massacrèrent les
habitants, prirent possession de la ville et fondèrent l'État des Mamertins,
une société de brigands. La
Sicile, en proie à la discorde, était entièrement
impuissante ; la prospérité qu'avait amenée le gouvernement rigoureux, mais
sage, d'Agathocle[235], disparut
rapidement ; dans toutes les villes, des tyrans s'emparèrent du pouvoir : la
politique de Carthage avait le champ libre.
L'état des villes grecques d'Italie était plus triste
encore. L'ancienne splendeur de la Campanie avait disparu ; les villes étaient
désertes ou peuplées de Barbares, de sujets des Romains ; les rares
descendants des Grecs qui restaient encore à Posidonia se réunissaient
secrètement une fois l'an, pour s'entretenir en pleurant des anciens temps où
ils parlaient encore la langue grecque et où ils étaient libres[236]. Les villes du
sud-ouest, le petit nombre de celles qui avaient conservé leur indépendance,
étaient tombées très bas ; l'élite de leur population s'était usée dans les
discordes intestines ou à lutter contre les tyrans siciliens, contre les
Brettiens et les Lucaniens. Dépouillées des vastes territoires dont elles
disposaient jadis, elle étaient réduites à leurs murailles, dans la vaste
enceinte desquelles la partie habitée se resserrait sans cesse. Maintenant
les Brettiens, dans leurs attaques sur Rhégion, n'avaient plus à craindre le
tyran de Syracuse, et les Lucaniens, libres depuis la défaite des Samnites,
tournaient de nouveau leurs brigandages contre Thurii ; Caulonia, Crotone,
Métaponte, bref, ce qui subsistait encore de villes grecques était impuissant
et avait besoin de protection. Cependant, Tarente était encore florissante ;
la ville devait paraître plus puissante que jamais, et son commerce,
maintenant qu'il ne pouvait plus être question des grandes villes grecques et
siciliennes, devait hériter de la meilleure part de ce qu'elles avaient
perdu. En outre, par son traité avec Rome, la ville avait garanti sou golfe
contre les empiètements de la première puissance de l'Italie ; elle s'était
assuré la reconnaissance du plus puissant prince qu'il y eût sur l'autre rivage
de la mer Ionienne, du roi d'Épire, en secondant son entreprise sur Corcyre,
et son amitié devait être pour elle un point d'appui en cas de malheur.
Elle avait besoin de paix, de stabilité, pour que son
industrie et son négoce prissent de l'accroissement, et il y avait dans la
ville un parti certainement considérable qui voulait voir sa politique
déterminée par ces considérations, et uniquement par elles. Naturellement,
c'étaient surtout les gros commerçants et industriels qui formaient ce parti.
Peut-être la ville dut-elle à leurs démarches le traité avec Rome. Leurs
adversaires pouvaient s'en prendre aux amis de Rome, leur faire un reproche
de ce que les valeureux Samnites, avec lesquels la ville avait fait
d'ailleurs des affaires si lucratives, n'avaient, dans leurs luttes longues
et difficiles, reçu de Tarente aucune sorte de secours ; de ce que maintenant
tout le pays au-dessus de Tarente, l'Apulie, le Samnium, la Lucanie, étaient perdus,
et que Rome était devenue le centre politique et économique de ces peuples.
Et ce qui devait paraître plus inquiétant encore, c'est que, depuis une
génération, la puissance romaine étendait ses conquêtes avec une rapidité
vertigineuse, qu'elle s'approchait de plus en plus du territoire des
Tarentins. Déjà elle avait fondé à Venouse, à deux journées de marche de
Tarente, un poste offensif, une colonie à la romaine, c'est- à-dire une
colonie militaire. Son ambition et sa soif de conquêtes paraissait ne plus
connaître de bornes, et, partout où elle mettait le pied, l'aisance et le
trafic s'en allaient avec l'indépendance. Il était naturel que Tarente se
sentit animée de sentiments hostiles à l'égard des Romains, qu'elle songeât à
utiliser la crainte, la haine, le ressentiment des peuples italiques, pour
constituer parmi eux une Ligue destinée à engager une lutte à mort contre la
despotique cité. Celle-ci se trouvait justement alors (287) en proie à de violentes querelles intestines, qui
s'étaient aigries au point d'amener la retraite de la plèbe sur le Janicule :
c'était, semblait-il, un signe que le régime aristocratique auquel Rome
devait sa prépondérance n'était pas du tout assis sur une base solide, et que
dans le peuple de Rome on pouvait trouver peut-être un allié.
On commença à ourdir un vaste réseau de négociations : des
ambassadeurs tarentins allèrent chez les Étrusques, les Gaulois, les
Ombriens, les exciter à se détacher de Rome ; les Samnites aussi
s'abandonnèrent avec joie à l'espérance qui leur souriait encore une fois ;
pour les Lucaniens, l'alliance inégale avec Rome, dont leur politique à
courte vue avait seule rendu les victoires possibles, devait leur paraître
intolérable. Tarente ne se fit aucun scrupule d'acheter leur coopération et
celle des Brettiens aux dépens des villes grecques en pleine décadence dont
la possession était depuis si longtemps l'objet des convoitises de ces
peuples italiques ; elle toléra que des villes grecques fussent mises en
péril par les Barbares. Deux fois déjà le général lucanien Stenius Statilius
avait attaqué Thurii, quand le tribun de la plèbe C. Ælius proposa contre lui
à Rome un projet de loi pour lequel les Thuriens lui décernèrent une couronne
d'or[237].
Le fait doit avoir eu lieu avant que la grande guerre n'eût éclaté ; les
Thuriens, privés de tout secours, doivent avoir cherché un appui à Rome.
Qu'on ait donné suite ou non à ce projet de loi (et la dernière conjecture est plus vraisemblable),
en tout cas, l'irritation contre Rome dut, chez les Lucaniens, chez tous les
confédérés, être portée à son comble. L'agitation de ces peuples n'échappa
point au Sénat. Il envoya C. Fabricius aux États confédérés pour les mettre en
garde contre les innovations[238] ; mais ils emprisonnèrent
l'ambassadeur, envoyèrent des députés aux Étrusques, aux Ombriens, aux
Gaulois qui, à leur instigation, firent défection, les uns sur-le-champ, les
autres peu de temps après. En l'an 284, la guerre était engagée[239]. Cependant on
nous assure en termes exprès que les Tarentins, tout en ayant poussé à la
guerre, se comportaient toujours comme s'ils persistaient dans leurs
sentiments pacifiques à l'égard de Rome, et que les Romains, tout en
connaissant leurs menées, les laissèrent pour le moment en dehors des
hostilités[240].
Ainsi ce n'est pas en forme officielle, ce n'est pas au nom de la cité que
les Italiotes furent excités par Tarente à se lever contre Rome ; ils le
furent par les hommes qui, malgré l'humeur pacifique des riches, prirent sur
eux de risquer l'aventure, espérant, à la faveur de l'incendie attisé contre
Rome, accroître d'autant l'influence de Tarente en Italie et leur influence à
eux dans Tarente. Il ne fallait plus qu'une occasion pour faire éclater à
Tarente même l'incendie qui couvait dans les esprits ainsi surexcités. Nous
verrons que cette occasion se rencontra bientôt. Alors Tarente aussi se
précipita dans cette terrible guerre ; le grand capitaine de la race grecque,
Pyrrhos, le roi d'Épire, fut appelé en Italie, et Rome fit une alliance
défensive avec Carthage[241].
A partir de ces débuts, les événements se développent bu
Occident avec une logique fatale, et ils ne se rejoignent que trop tôt avec
ceux d'Orient. Jetons un regard anticipé sur leur cours. Bientôt la puissance
des Grecs succombe en Italie ; la
Sicile n'est plus en état de se relever ; Carthage et Rome
entrent en lutte l'une contre l'autre, avec toute l'énergie de principes
absolument opposés, avec toute la rage de prétentions menacées, toutes deux
avec le sentiment profond qu'elles luttaient pour l'existence. A la même
époque se déchaîne sur l'Orient le conflit si fécond en vicissitudes des
Lagides et des Séleucides, conflit à la faveur duquel les nouveaux empires
des Parthes et des Grecs en Bactriane se fondent, les dynasties nationales
dans le Nord se fortifient, les dynastes de Pergame acquièrent un royaume.
Entre l'Orient et l'Occident, les groupes de cités et les systèmes d'États de
la vieille Hellade prennent une importance nouvelle, parfois sous des noms
nouveaux. Déjà Rome, par suite de la guerre contre l'Épice, a des relations
avec ces contrées, mais la politique orientale exerce encore sur elles pour
le moment une influence plus énergique : par la Macédoine, elle
participent à toutes les oscillations de cette politique ; les affaires des
États helléniques et hellénistiques ont un cours constamment parallèle ; ce
qui les règle, c'est l'avantage du jour, le besoin du moment, le danger que
fait naître, tantôt ici tantôt là, une puissance qui prend le dessus, ce
n'est pas la nécessité intime de principes nationaux, mais simplement le
mouvement extérieur et tout mécanique d'une politique d'équilibre, politique
jalouse qui use ses propres forces dans une oscillation perpétuelle.
Tels sont les trois cercles dans lesquels s'agite, d'une manière
sporadique, suivant l'expression de Polybe[242], l'histoire des
deux générations suivantes. Puis Carthage, vaincue en Sicile, s'est tournée
vers l'Espagne ; elle y a fondé une puissance continentale, qui est en état
d'attaquer Rome sur son propre terrain ; elle a fait avec le roi de Macédoine
une ligue contre laquelle les Romains obtiennent l'appui des Étoliens, des
rois de Pergame ; par là ils deviennent les adversaires des Séleucides, de
cet Antiochos auquel ses campagnes dans la Bactriane et dans l'Inde ont valu le nom de
Grand et qui s'allie au roi de Macédoine pour partager l'empire des Lagides.
Ainsi une vaste solidarité embrasse et mène les événements politiques, des
Colonnes d'Hercule jusqu'à l'Indus ; pour Rome ou
contre Rome, tel est le cri de guerre qui emplit le monde.
Les soixante années qui s'écoulent de la guerre de Pyrrhos
à la guerre d'Hannibal, voilà cc qui
me reste à exposer dans le récit qui va suivre.
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