Le royaume égyptien. - L'empire de Séleucos. - Le royaume de Thrace. -
Coalition contre Démétrios. - Commencement de la guerre. -Démétrios chassé de
Macédoine. - Partage de la Macédoine. - Démétrios en Grèce. - Paix entre
Démétrios et Pyrrhos. - Expédition de Démétrios en Asie. - Agathoclès contre
Démétrios. - Négociations de Démétrios avec Séleucos. - Dernière entreprise
de Démétrios. - Captivité de Démétrios. - Pyrrhos chassé par Lysimaque. -
Mort de Démétrios. - Les héritiers du trône en Syrie et en Égypte. -
Caractère de Lysimaque. - Expédition de Lysimaque contre Héraclée. -
Assassinat d'Agathoclès. - Guerre entre Séleucos et Lysimaque. - Plan de
Séleucos. - Assassinat de Séleucos. - Ptolémée Céraunos roi de Macédoine. -
Areus contre les Étoliens. - Situation d'Antigone. -Les fils d'Arsinoé
assassinés. - Les Celtes sur le Danube. - Expédition de Brennus. - Antigone roi
de Macédoine. - Conclusion.
L'Orient avait joui d'une paix presque continue durant dix
ans ; l'expédition de Ptolémée contre Cypre ne l'avait interrompue que pour
peu de temps, et sans laisser derrière elle de nouveaux conflits avec le
voisin de Syrie ; cette belle île était maintenant au pouvoir du Lagide, dont
l'empire, dont les peuples s'élevèrent rapidement au plus haut degré de
prospérité. Les arts et les sciences brillaient d'un nouvel éclat dans ce
pays de civilisation immémoriale, et trouvaient des honneurs, des loisirs et
des encouragements à la cour très cultivée d'Égypte ; Alexandrie était le
centre du commerce du monde, et des navires égyptiens allaient aux rivages de
l'Inde et de l'Éthiopie, dans les eaux de l'Hespérie et dans le Pont ; des prostagmes royaux administraient les nomes de
Sésostris, qui commençaient à s'helléniser, et les lois des antiques Pharaons
étaient appliquées concurremment avec les nouveaux règlements du roi
macédonien. Les temps nouveaux avaient là leur plus bel épanouissement.
Dans les vastes territoires de l'Asie, on commençait aussi
à connaître les bienfaits de la paix ; on ne peut assez louer ce que Séleucos
vieillissant fit pour son empire. Il obéit à une inspiration de véritable
sagesse politique lorsqu'il modifia le système administratif de son immense
empire, qui jusque-là avait compris peut-être dix à douze satrapies à peine,
et le distribua en plus de soixante-dix satrapies : de cette façon, il ramena
la puissance. considérable et toujours menaçante des satrapes à des
proportions qui permettaient de les surveiller facilement et de les maintenir
dans l'ordre ; quant aux détails de cette organisation, nous ne les
connaissons pas. Il prit une autre mesure plus importante encore et plus
salutaire à l'État, mesure qui semblait indiquée par la nature du pays et sa
composition ethnologique. Les pays de la plaine du Tigre jusqu'à la mer
Méditerranée, habités par des populations dont les langues étaient de la même
famille, dont les religions se ressemblaient pour le fond et dont la
civilisation était plus apte que celle de l'Orient à recevoir des coutumes
hellénistiques, devaient devenir le véritable noyau de sa monarchie ; les
pays de l'Iran, sorte de forteresse élevée, avec leurs peuples guerriers et
pillards épars dans la montagne, les tribus nomades de l'intérieur, les
institutions d'une civilisation si originale en Médie, sur le fleuve Caboul
et dans les plaines de la
Bactriane, formaient un monde à part, qui, entraîné par
l'expédition d'Alexandre dans la grande lutte, commença bientôt à reprendre
ses coutumes particulières et semblait ne pouvoir se rapprocher de la vie
hellénistique que plus lentement et sous des formes bien plus profondément
modifiées. C'est conformément à ces indications que Séleucos divisa son empire
; tandis qu'il gardait pour lui la partie occidentale, il donna à son fils
Antiochos, qu'il avait eu de la Sogdienne Apama[1], les régions
supérieures. On raconte que l'amour d'Antiochos pour sa belle-mère
Stratonice, fille de Démétrios de Macédoine, fut la cause occasionnelle de ce
partage, fait dans des conditions qui sont caractéristiques pour le père et
le fils. Stratonice était jeune et belle[2] : Antiochos
l'aima, et, désespérant de combattre une passion sans espoir, résolut de
mourir de faim. Le médecin Érasistrate reconnut bien que le jeune prince
était en proie à une douloureuse maladie de l'âme : il remarqua combien il
restait paisible quand les beaux pages ou les femmes de la reine entraient
dans l'appartement ; mais, quand elle venait elle-même et s'approchait, en
silence et le visage affectueux, de son lit de douleur, il rougissait,
soupirait profondément, tremblait de fièvre, pâlissait et cachait dans son
oreiller son visage baigné de larmes. C'est en vain que le fidèle médecin
l'interrogea ; il comprit pourtant la cause des souffrances d'Antiochos. A
chaque instant le père, anxieux, l'interrogeait sur la cause du mal : à la
fin, Érasistrate lui déclara que son fils était gravement malade ; qu'il
était torturé par un amour qui ne pourrait jamais être satisfait ; qu'il
voulait se jeter clans les bras de la mort parce que la vie n'avait plus
d'espérances pour lui. Le roi lui demandant avec sollicitude qui était cette
femme et si elle ne pouvait pas être donnée à son fils, le médecin répondit :
C'est ma femme, seigneur. Tu es mon serviteur fidèle, reprit le roi, sauve mon fils : il est ma joie et mon espérance.
Alors le médecin changea de langage : Comment
pouvez-vous me demander cela, ô roi ? si c'était votre épouse, la
donneriez-vous vous-même pour l'amour de votre fils ? S'il était possible, répondit Séleucos, qu'un dieu ou un homme tournât vers elle les pensées de
mon fils, c'est avec joie que je la donnerais, elle et tout mon royaume, pour
le sauver. Eh bien ! seigneur, dit
Érasistrate, vous n'avez plus besoin de médecin ;
vous pouvez sauver votre fils : c'est Stratonice qu'il aime ! Séleucos
assembla son armée et déclara devant elle qu'il
avait fait son fils Antiochos roi des satrapies supérieures, avec Stratonice
comme reine ; il espérait que son fils, qui lui était soumis et fidèle en
toutes choses, n'aurait pas d'objections à faire à cette union ; que si la
reine répugnait à ce changement extraordinaire, il priait les amis de la
persuader.que ce qui est juste et beau, c'est ce qui est utile au bien général.
Telle est la tradition[3]. Il est bien
possible que cette conduite de Séleucos lui ait été dictée en partie par des
considérations se rapportant au père de la reine ; il venait justement
d'incorporer la Cilicie
à son empire, et ce n'est certainement pas sans son aveu que Ptolémée avait
occupé Cypre. Ce partage de l'empire ne devait pas en briser l'unité.
Pourtant il semble qu'il y ait eu des différences essentielles dans les
institutions et l'administration des deux moitiés : il est remarquable de voir
le grand nombre de villes hellénistiques qui s'élevèrent dans la partie
inférieure de l'empire ; les différentes provinces, avec des dénominations
tirées de la patrie macédonienne, semblaient constituer une sorte de
Macédoine asiatique ; la civilisation hellénistique se répandit peut-être
plus vite encore et plus profondément en Syrie que dans le pays du Nil, et,
avec elle, la prospérité du pays et le culte de l'art et de la science se
développèrent davantage et avec une plus grande activité.
Pendant que l'empire des Lagides et celui des Séleucides
commençaient ainsi à se fonder solidement et à se développer, le troisième
des grands empires, celui de Lysimaque, n'avait pas encore poussé de racines
aussi profondes dans le sol qui lui était assigné ; une série de villes
helléniques sur la côte, surtout Byzance du côté de l'Europe, Cyzique du
côté.de l'Asie, se maintenaient dans une complète indépendance ; la Pentapole de Thrace,
entre l'Hæmos et l'embouchure du Danube, était, par son alliance avec les
Gètes, les Scythes, les villes grecques de la côte scythique, assez puissante
pour conserver son autonomie ; la guerre entreprise contre les Gètes en 291
avait môme pu mettre pour un instant en question l'existence du royaume, et,
à l'issue de cette guerre, la puissance de Lysimaque était considérablement
affaiblie. Des conditions semblables ne pouvaient pas contribuer à la
consolidation des nouvelles conquêtes en Asie, d'autant moins que celles-ci,
remplies de nombreuses et antiques cités helléniques et liées à la Grèce par des
rapports étroits, devaient opposer au nouveau régime monarchique des
difficultés infiniment plus grandes que la Syrie ou l'Égypte. Lysimaque, lui aussi,
fondait des villes, ou, pour parler plus exactement, dépouillait d'antiques
cités de leurs noms et de leur constitution, pour s'assurer leur possession
par une nouvelle organisation municipale ; ainsi, Éphèse particulièrement,
qui avait conservé le plus longtemps ses relations avec Démétrios, fut réunie
aux cités de Colophon et de Lébédos, rapprochée de la mer et nommée du nom de
la reine Arsinoé ; un conseil non élu, et avec lui des magistrats appelés épiclètes, prirent la place de l'ancienne
démocratie. Il est très vraisemblable qu'on établit des constitutions
municipales de ce genre dans les cités helléniques et les nouvelles villes de
l'Asie-Mineure, partout où ce fut possible. Nous avons mentionné plus haut
que les dynastes de Bithynie inaugurèrent en 298/7 une ère particulière, sans
doute en prenant le titre de rois, ce qui permet de croire qu'ils avaient
agrandi leur territoire ; le royaume du Pont, qui inaugure également cette
même année une ère particulière, ne profita sans doute pas moins de la
faiblesse du royaume de Thrace. Quant à Héraclée sur le Pont, on raconte que
la reine Amastris, qui avait gardé des relations étroites avec Lysimaque, fut
assassinée par ses deux fils Cléarchos et Oxathrès ; c'était une sorte de
rupture avec Lysimaque.
Telle était à peu près la situation vers l'année 288, dans
le temps où se répandit la nouvelle des immenses préparatifs de Démétrios de
Macédoine. Ces armements menaçaient la sécurité de chacun des trois rois.
Lysimaque était le premier et le plus exposé, car ses possessions d'Europe
étaient les plus voisines de la Macédoine et les plus faciles à aborder de ce
côté ; le conquérant macédonien devait se tourner d'abord contre elles pour
gagner l'Hellespont, et l'Asie-Mineure aurait vite succombé devant une
attaque. Séleucos avait à craindre pour la possession de la Cilicie, et, lors même
que le téméraire et infatigable Démétrios ne s'emparerait d'abord que de l'Asie-Mineure,
c'en était fait de la tranquillité de l'Orient si péniblement rétablie. Enfin
Ptolémée ne possédait Cypre que depuis peu de temps : si Démétrios venait
dans ses eaux avec ses immenses forces navales, cette possession si
difficilement conquise était perdue pour lui et l'importance maritime de
l'Égypte remise en question.
Les trois royaumes, en face d'un danger égal à celui de la
dernière lutte contre le père de Démétrios, conclurent ou renouvelèrent la
même coalition, afin de pouvoir faire face à l'agression de celui dont le
despotisme menaçait les petits rois, les dynastes, la liberté des villes
helléniques, la liberté commerciale de Rhodes, de Cyzique, de Byzance, le
monde entier ; ils pouvaient espérer que tout le monde se joindrait à eux
pour défendre la liberté des États contre celui qui, avec une brutale
violence, songeait à rétablir l'empire et la monarchie universelle. On peut
rattacher à ces combinaisons politiques le fait que la veuve du jeune roi
Alexandre assassiné par Démétrios, Lysandra, fille de Ptolémée, fut mariée à
Agathoclès, le fils de Lysimaque ; depuis que Lysimaque avait renoncé
formellement aux droits de son gendre Antipater dans le traité de paix de
292, on pouvait prendre parti contre l'usurpateur Démétrios pour la veuve du
prince assassiné, comme la seule héritière légitime de la couronne de
Macédoine. En effet, Phila, l'épouse de Démétrios, n'était pas la fille d'un
roi de Macédoine ; c'est son frère Cassandre qui le premier avait obtenu le
diadème. Les alliés invitèrent Pyrrhos à se joindre à leur coalition, en lui
faisant observer que Démétrios n'avait pas encore terminé ses armements et
que son royaume était en proie au désordre ; ils ne comprendraient pas que
Pyrrhos ne profitât pas de cette occasion de s'emparer de la Macédoine[4] ; s'il la
manquait, le roi de Macédoine le forcerait bientôt de combattre dans le pays
même des Molosses pour les temples des dieux et les tombeaux de ses pères. Ne
lui avait-il pas enlevé son épouse, et avec elle l'île de Corcyre ?
N'était-ce pas une raison suffisante pour se tourner contre lui ? Pyrrhos
promit d'entrer dans la coalition.
Démétrios était encore occupé de ses préparatifs
d'invasion en Asie, lorsqu'arriva la nouvelle qu'une grande flotte égyptienne
avait fait son apparition dans les eaux helléniques et provoquait partout les
Grecs à la défection ; on lui rapporta en môme temps que Lysimaque s'avançait
de la Thrace
contre les provinces du nord de la
Macédoine. Démétrios courut sans tarder au devant de
l'armée thrace, chargeant son fils Antigone de la défense de la Grèce. Déjà
se montraient de fâcheuses dispositions dans son armée ; à peine fut-il parti
qu'arriva la nouvelle que Pyrrhos avait aussi pris les armes contre lui,
qu'il avait envahi la
Macédoine, que, s'étant avancé jusqu'à Bérœa, il avait pris
la ville et campait avec son armée sous ses murs, pendant que ses ! stratèges
parcouraient le pays jusqu'à la mer et menaçaient Pella. Le désordre ne
faisait que croître dans l'armée, irritée d'avoir à combattre Lysimaque, un
héros, l'un des fidèles d'Alexandre ; plus d'un rappelait qu'il avait avec
lui le fils de Cassandre, le maitre légitime du royaume.
Les dispositions des troupes et le danger que courait la
capitale décidèrent Démétrios à se retourner contre Pyrrhos[5]. Il laissa à
Amphipolis Andragathos pour couvrir la frontière[6], revint en toute
hâte avec l'armée, franchit l'Axios et vint camper près de Bérœa en face de
Pyrrhos. Un grand nombre d'habitants de la ville occupée par les Épirotes
vinrent rendre visite à leurs amis et parents : Pyrrhos, disaient-ils, était
aussi doux et humain que brave ; ils ne pouvaient assez louer sa conduite
envers les citoyens et les prisonniers. Des gens envoyés par Pyrrhos vinrent
aussi se mêler à eux : le temps était arrivé, disaient-ils, de secouer le
joug pesant de Démétrios ; Pyrrhos était digne de régner sur le peuple le
plus noble du monde ; c'était un vrai soldat, plein de condescendance et de
bonté, le seul qui fût encore parent de la glorieuse maison d'Alexandre. Ils
trouvèrent des oreilles bien disposées, et le nombre devint grand de ceux qui
désiraient voir Pyrrhos. Celui-ci mit son casque, qui était reconnaissable à
son grand panache et à ses cornes, pour se montrer aux Macédoniens.
Lorsqu'ils aperçurent le royal héros, entouré de Macédoniens et d'Épirotes
dont le casque était couronné de feuilles de chêne, ils mirent aussi des
feuilles de chêne sur leurs casques et passèrent en foule du côté de Pyrrhos,
le saluèrent comme leur roi, et lui demandèrent le mot d'ordre. C'est en vain
que Démétrios se montra dans les allées du camp ; on lui cria qu'il ferait
bien de penser à son salut, que les Macédoniens étaient las de coucher en
plein air pour son plaisir. Au milieu des cris ironiques de l'armée,
Démétrios courut à sa tente, changea de vêtements, et s'enfuit presque sans
escorte jusqu'à Cassandria. L'insurrection grondait dans le camp avec une
fureur croissante : on cherchait le roi qu'on ne trouvait pas ; on se mit à
piller sa tente, à s'arracher les objets précieux qu'elle renfermait, à se
frapper les uns les autres ; une véritable bataille s'engagea, et la tente
était déjà en pièces lorsqu'arriva Pyrrhos, qui s'empara du camp et rétablit
l'ordre en peu de temps[7].
Cette crise eut lieu la septième année après que Démétrios
était devenu roi de Macédoine[8] ; l'opinion était
tellement révoltée partout contre lui qu'il ne s'éleva pas une voix en sa faveur,
sur aucun point du territoire. Il s'était réfugié à Cassandria sur le golfe
Thermaïque, d'où il s'embarqua eu toute hâte pour gagner la Grèce. Phila,
l'épouse si souvent outragée du roi fugitif, désespéra de tout salut ; ne
voulant pas survivre à la honte de son époux, elle s'empoisonna[9].
Cependant, en Macédoine, Pyrrhos avait été proclamé roi du
pays. Eu ce moment, Lysimaque arriva à son tour[10], et, se fondant
sur ce que la chute de Démétrios avait été leur œuvre commune, il réclama le
partage du pays ; on se disputa, et on fut sur le point de décider la
querelle par les armes. Pyrrhos aima mieux proposer un arrangement, car il
n'était encore nullement sûr des Macédoniens ; il connaissait leurs
sympathies pour le vieux général d'Alexandre. Il abandonna à Lysimaque les
pays arrosés par le Nestos, et, à ce qu'il parait, les contrées que l'on
désignait sous le nom de Macédoine nouvellement conquise[11]. Comme
Antipater, le gendre de Lysimaque, qui avait espéré être enfin ramené dans
son royaume paternel, se plaignit amèrement avec son épouse Eurydice que
Lysimaque lui eût arraché lui-même la Macédoine, celui-ci le fit mettre à mort :
quant à sa fille, il la condamna à un emprisonnement perpétuel[12].
La chute de Démétrios excita chez les Grecs les mouvements
les plus divers : ils eussent été dès le commencement plus décidés si la
flotte égyptienne ne s'était pas contentée, comme il parait qu'elle le fit,
d'occuper quelques ports de l'Archipel. En d'autres endroits, les garnisons
macédoniennes et le voisinage du jeune Antigone empêchèrent des scènes plus
fâcheuses : le poste important que ce dernier semble avoir laissé à Corinthe
maintint sans doute l'ordre dans le Péloponnèse ; du moins, on ne nous parle
d'aucun mouvement dans la péninsule. Antigone lui-même, à ce qu'il parait, était
en route pour la Thessalie,
afin de porter secours, si c'était possible, au royaume menacé de deux côtés
à la fois. Il arriva trop tard : son père, en fugitif, avec un petit nombre
de compagnons, arriva, ce semble, incognito auprès de lui en Béotie. L'armée
de son fils, les garnisons de quelques localités, quelques aventuriers qui se
joignirent à lui, lui constituèrent une nouvelle petite armée : on eût dit
bientôt que son ancienne fortune allait lui revenir. Il s'efforça de gagner à
sa cause l'opinion publique ; il proclama la liberté de Thèbes ; par là, il
pouvait espérer s'assurer la possession de la Béotie[13].
Ce n'est qu'à Athènes qu'il se passa des événements
sérieux et de grande conséquence. Aussitôt après avoir appris la chute de
Démétrios, les Athéniens s'étaient soulevés pour rétablir leur liberté[14]. Olympiodoros se
mit à la tête du mouvement ; il eut la gloire, lorsque les meilleurs
citoyens, découragés par des tentatives manquées, n'osaient plus rien
espérer, de prendre une courageuse résolution et de se mettre en avant au
péril de sa vie[15].
Il appela sous les armes jusqu'aux vieillards et aux adolescents et les
conduisit au combat contre la forte garnison macédonienne[16] Il la battit et
la força à se retirer sur le Musée : l'assaut fut donné ; l'intrépide
Léocritos fut le premier sur la muraille, et sa mort héroïque exalta l'enthousiasme
de tous ; après un court combat, le Musée fut pris[17]. Puis les
Macédoniens, ceux de Corinthe, sans doute, s'étant empressés d'envahir
l'Attique, Olympiodoros s'avança contre eux, appela à leur tour les
Éleusiniens à la liberté, et, se mettant à leur tête, battit les ennemis[18].
Mais alors arriva la nouvelle que Démétrios avait fait sa
jonction avec son fils et qu'il s'avançait contre Athènes à la tête d'une
armée de plus de 10.000 hommes ; il parut impossible de résister à de telles
forces. Il est probable que les Athéniens tournèrent les yeux de tous les
côtés pour trouver du secours : des inscriptions parvenues jusqu'à nous nous
montrent qu'ils s'adressèrent même au roi Spartocos sur le Bosphore et à
Audoléon, le roi dos Péoniens ; nous apprenons ainsi que ces deux rois firent
les plus belles promesses et envoyèrent le premier 15.000, le second 7.500 médimnes
de blé[19]. Pyrrhos
surtout, auquel on s'était adressé, promit ses secours, et l'on résolut de se
défendre aussi longtemps que possible. Démétrios arriva devant la ville, et
commença les opérations avec la dernière énergie. Alors, raconte-t-on, les
Athéniens lui envoyèrent le philosophe Cratès, homme très considéré dans ce
temps-là, qui, soit par ses prières en faveur des Athéniens, soit en lui
représentant ce qui était en ce moment le plus utile à ses intérêts, le
décida à lever le siège et à embarquer sur toute sa flotte réunie ses 11.000
hommes d'infanterie et un certain nombre de cavaliers, pour les conduire en
Asie[20]. Ce
renseignement, dans la forme où il nous est donné, ne peut être exact[21] : ce ne fut
certainement pas sans une nécessité des plus urgentes que Démétrios abandonna
le siège d'une ville dont la reprise aurait assuré sa domination sur la Grèce : il faut
croire plutôt que l'approche de Pyrrhos donna du poids aux paroles de Cratès
; peut-être Démétrios se retira-t-il dans le Pirée, peut-être à Corinthe.
Pyrrhos arriva ; les Athéniens le reçurent avec les témoignages de la plus
vive allégresse et lui ouvrirent l'acropole, afin qu'il y offrit un sacrifice
à Athéna ; en redescendant, il dit qu'il remerciait les Athéniens de leur
confiance, mais que, s'ils étaient sages, ils feraient bien de ne jamais
ouvrir leurs portes à un roi. Il conclut ensuite avec Démétrios une
convention sur laquelle nous n'avons d'autre renseignement qu'une allusion
faite en passant et d'où il résulte que les clauses de cet arrangement
restèrent un secret pour les Athéniens eux-mêmes[22]. Les conditions
de ce traité n'ont guère pu être que celles-ci : Démétrios renonçait à la Macédoine ;
Pyrrhos le reconnaissait comme maître de la Thessalie et des États
grecs qu'il possédait à ce moment, ainsi que de Salamine, de Munychie et du
Pirée ; quant à Athènes, elle était déclarée par les deux rois libre et
indépendante.
Quel que soit le jugement que l'on porte sur Démétrios, il
faut reconnaître en lui une élasticité de caractère, un besoin d'agir et
d'oser que l'on ne retrouve guère dans n'importe quelle autre figure
historique. Il sait combien de fois déjà, dans sa vie agitée, il s'est relevé
de la chute la plus profonde pour atteindre de nouveau une haute et puissante
situation ; peut-être sa bonne étoile viendra-t-elle encore une fois à son
secours. A peine a-t-il reconquis une certaine position en Grèce, que,
n'ayant plus rien à espérer en Macédoine, il tourne toutes ses pensées vers
la grande entreprise qui a causé sa chute ; il veut atteindre l'Asie, où il
espère remporter de grands succès. Il faut convenir que les circonstances
sont favorables ; Lysimaque est encore occupé dans ses nouvelles conquêtes de
Macédoine, et déjà une guerre a failli éclater entre Pyrrhos et lui à propos
du partage de la
Macédoine ; il faut que Lysimaque soit sur ses gardes en
face de ce prince ambitieux et intrépide, qui a eu de la peine à se contenter
d'une partie du tout ; il n'aura pas le loisir de défendre l'Asie, où règne
partout le plus grand mécontentement contre lui, le plus cupide de tous les
Diadoques, et où certainement on se souviendra d'un temps meilleur, le temps
d'Antigone et Démétrios. Démétrios déteste ce Lysimaque, ce trésorier, comme il l'appelle, cet homme
insignifiant qui ne sait pas même justifier la réputation de brave soldat
dont on l'honore, et à qui une chance imméritée jette les fruits des
victoires remportées par d'autres.
Démétrios quitta la Grèce avec sa flotte et une armée qui n'était
pas sans importance, en y laissant comme commandant son valeureux fils
Antigone. Il arriva à Milet, où il trouva Eurydice, la sœur de Phila ; elle
avait quitté la cour d'Alexandrie, où elle avait assez longtemps supporté
d'être 'traitée avec peu d'égards par le roi son époux, et pas seulement par
lui ; elle vivait à Milet avec sa fille Ptolémaïs, qui en 300 avait été
fiancée à Démétrios ; il est possible que la ville lui eût été donnée, selon
l'usage du temps, en toute propriété[23]. Démétrios, en
sa qualité d'ennemi du roi d'Égypte, trouva le meilleur accueil ; il célébra
ses noces avec Ptolémaïs[24]. De là, il
parcourut la Lydie
et la Carie ;
beaucoup de villes se soumirent volontairement, d'autres furent prises de
force. Il était évident que le gouvernement de Lysimaque était profondément
détesté dans ces régions ; plusieurs même de ses stratèges, qui avaient là
leurs commandements, passèrent à Démétrios et lui amenèrent de l'or et des troupes
: chaque jour voyait croître ses forces. Sardes aussi, la capitale de la Lydie, fut prise[25].
Ce n'est que dans le premier moment que l'Asie-Mineure se
trouva sans défense. Lysimaque avait assez de forces pour envoyer en Asie une
armée considérable, sous le commandement de son fils Agathoclès. Démétrios
n'osa pas marcher au devant de lui ; bientôt il ne crut plus être en sûreté
en Lydie et en Carie, et il se retira vers la Phrygie. Il est
difficile de comprendre pourquoi, ayant une flotte qui devait être
considérable, il s'éloigna de la côte : il aurait dû, à ce que l'on pourrait
penser, renoncer à tout plutôt qu'à la mer ; en tout état de cause, il lui
serait ainsi resté la vaste mer, un rocher quelque part dans ses eaux et une
couple de camarades fidèles avec lesquels il aurait pu mener la vie de
corsaire. Mais il se leurrait de plans fantastiques : il voulait s'ouvrir,
avec sa petite armée, un chemin jusqu'en Arménie ; de là il espérait
révolutionner la Médie, s'établir solidement dans les provinces
supérieures, et, en cas de besoin, trouver dans les rochers assez de nids
d'aigle qui lui offriraient un refuge assuré. Il négligea de s'occuper des
dangers les plus pressants. Il ne pouvait déjà plus choisir le chemin le plus
court à travers la Phrygie
; les mouvements d'Agathoclès le forcèrent à se tourner vers le sud. Arrivé
au versant oriental du Tmolos, il pénétra dans l'intérieur du pays, et Agathoclès
le suivit de plus en plus près ; d'heureuses escarmouches firent gagner
quelque avance à Démétrios, mais Agathoclès couvrit tout le pays d'alentour
de ses troupes légères et empêcha complètement son ennemi de fourrager. Déjà
l'armée de Démétrios commençait à manquer de subsistances, et le soupçon se
répandait parmi les troupes qu'on allait les conduire en Arménie. En proie à
une détresse croissante, elles franchirent le Méandre et s'avancèrent vers le
Lycos. La proximité de l'ennemi qui les poursuivait les obligeait à se hâter
; elles manquèrent le gué : à l'endroit où il fallut passer le fleuve, le
courant était très violent et assez profond. Aussitôt Démétrios fit avancer
dans le fleuve les cavaliers qui avaient des chevaux grands et forts et les
disposa sur quatre rangées pour amortir le courant ; à l'abri de cet étrange
rempart, qui brisait jusqu'à un certain point la force du courant, il fit
passer son infanterie, mais avec de grandes pertes[26]. L'armée
continua sa route, constamment suivie par l'ennemi, au milieu d'une détresse
croissante, souffrant de l'humidité et du froid de l'automne, précoce dans
ces régions montagneuses ; la privation persistante d'une nourriture
convenable engendra une cruelle épidémie qui enleva 8000 hommes. Il n'y
avait. plus d'espoir d'arriver en Arménie ; il n'était ni possible ni prudent
de revenir en arrière, depuis qu'Éphèse, le dernier point de la côte qui
tenait encore, avec l'aide du pirate Ænétos, le général de Démétrios, avait
été prise en trahison par Lycos, stratège de Lysimaque[27]. Démétrios était
sur le versant septentrional du Taurus, où une rencontre avec Agathoclès l'aurait
absolument anéanti ; il ne lui restait d'autre ressource que de franchir le
Taurus et la frontière de Cilicie. Il marcha en toute hâte sur Tarse en
Cilicie ; il aurait bien voulu éviter de fournir au roi Séleucos un prétexte
à hostilités, et il espérait trouver quelque moyen de sortir de la Cilicie par le nord,
mais tous les passages étaient déjà barrés' par Agathoclès. Démétrios était
enfermé, son petit corps de troupes dans la plus triste situation, sa
position désespérée. Il ne lui restait plus d'autre issue qu'une démarche
humiliante auprès de Séleucos ; il lui fit dire que la fatalité le
poursuivait, qu'il avait tout perdu et qu'il n'avait plus d'espoir que dans
la générosité de Séleucos.
Séleucos fut touché sans doute de la triste destinée et des
prières d'un homme tombé si bas ; il envoya aux stratèges du pays l'ordre de
procurer à Démétrios tout ce qui était nécessaire au service royal et de quoi
entretenir ses troupes. Mais que faire ensuite ? Dans les délibérations qui
eurent lieu à ce sujet, Patroclès[28], l'un des amis,
qui jouissait d'une grande considération auprès du roi, exposa que les frais
occasionnés par Démétrios et son armée étaient la moindre des choses, mais
que le roi devait faire attention que Démétrios prolongeait de plus en plus
son séjour dans le royaume ; que ce prince avait toujours été parmi tous les
rois le plus violent et le plus avide de nouveautés, et qu'il était
maintenant dans une situation capable de pousser aux résolutions extrêmes
même un caractère naturellement pacifique. La prudence exigeait qu'on se
préparât à toute éventualité. Séleucos rassembla un corps de troupes
considérable et partit à leur tête pour la Cilicie.
Aussitôt que la générosité de Séleucos eut sauvé Démétrios
des dangers les plus pressants, ce dernier semble avoir conçu de nouvelles
espérances. N'avait-il pas possédé autrefois la Cilicie ? peut-être
réussirait-il maintenant à s'y établir et à s'y maintenir. La marche de
Séleucos le jeta dans le plus grand trouble : la bienveillance de Séleucos
n'avait donc eu pour but que de dissimuler la trahison ; on voulait le cerner
et l'enlever. Il se retira sur les points du Taurus les plus faciles à
défendre et envoya de nouveau à Séleucos : qu'on lui accorde au moins la
liberté de s'éloigner pour aller fonder chez des Barbares lointains un
royaume indépendant où il passera tranquillement le reste de ses jours ; si
Séleucos lui refuse cette liberté, qu'il lui permette au moins de passer
l'hiver dans ces régions avec ses troupes ; il n'avait sans doute pas l'intention
de le chasser de la sorte, en cette misère extrême, nu et dépouillé de tout,
et de le livrer à ses ennemis. Séleucos poussa la condescendance jusqu'à lui
faire offrir d'aller prendre pour deux mois ses quartiers d'hiver en
Cataonie, à condition qu'il enverrait comme otages les principaux de ses amis
; en même temps, il fit occuper fortement les passages qui conduisent en
Syrie : quant à Agathoclès, qui, dans sa poursuite, avait franchi les
frontières du royaume, il l'invita, maintenant que Démétrios était en son
pouvoir, à s'en retourner, promettant de s'appliquer à écarter tout danger
ultérieur. De son côté, Démétrios se sentait encore trop fort pour consentir
à toutes les conditions de Séleucos ; il ne pouvait pas supporter la pensée
de se soumettre formellement. La nécessité le força à des déprédations ; il
fit des courses d'une folle témérité ; son courage, l'excitation sauvage de
cette lutte dernière et désespérée, le rendaient redoutable, lui et ses
bandes ; partout où il rencontrait de petits corps de troupes ennemies, ces
derniers étaient vaincus et massacrés ; bientôt il osa s'en prendre à des
corps plus nombreux. Séleucos envoya ses chars à faux ; ils furent repoussés
et mis en déroute. Démétrios pénétra jusqu'aux passages qui conduisent en Syrie,
battit les postes qui les gardaient et se rendit maitre de la route
stratégique qui mène en Orient. Alors ses espérances grandirent : il occupait
les environs d'Issos ; ses troupes étaient pleines de courage et prêtes à
toutes les audaces ; il espéra pouvoir gagner une bataille ; son étoile
semblait l'avoir sauvé encore une fois. Séleucos voyait avec inquiétude la
tournure que prenait cette lutte étrange : il regretta d'avoir renvoyé
Agathoclès ; seul, il n'osait combattre Démétrios, dont il craignait avec
raison le bonheur, le courage et le talent militaire.
Encore une fois, la fortune avait souri au royal
aventurier pour le perdre d'autant plus sûrement. Épuisé par les efforts
inouïs des derniers mois, Démétrios tomba très dangereusement malade ; en ce
moment même où chaque jour avait son importance, où chaque heure pouvait
devenir décisive, il resta quarante jours dans son lit. Tout fut paralysé ;
le désordre fit des progrès terribles parmi ses troupes ; un grand nombre de
soldats passèrent à l'ennemi, beaucoup se dispersèrent. Séleucos se gardait
bien d'attaquer ; les forces de l'ennemi allaient se détruire elles-mêmes. A
peine rétabli, vers le mois de mai 286, Démétrios partit d'Issos. On pensait
qu'il allait revenir en Cilicie, mais il tourna vers l'est, et franchit, dans
le silence de la nuit, les défilés de l'Amanos ; le lendemain matin, ses
bandes descendirent dans la
Cyrrhestique, où elles pillèrent, massacrèrent, et se
livrèrent à d'effroyables excès. Aussitôt Séleucos marcha contre lui, et établit
son camp en face du sien, persuadé que Démétrios allait se haler de battre en
retraite. Mais, au contraire, ce dernier résolut de le surprendre pendant la
nuit ; il espérait que la soudaineté de l'attaque, le désordre, l'obscurité
de la nuit, lui assureraient le succès. C'est avec des cris de joie que ses
troupes reçurent l'ordre de l'attaque ; elles furent aussitôt sous les armes,
attendant le signal. Cependant, deux peltastes étoliens se glissèrent
jusqu'aux avant-postes ennemis, et demandèrent qu'on les conduisit au plus
vite devant le roi ; ils trahirent le secret de l'attaque projetée. Séleucos,
qu'on avait réveillé au milieu de son sommeil, s'arma à la hâte en disant : Nous avons affaire à une bête sauvage. Il ordonna
de faire sonner l'alarme par toutes les trompettes de l'armée ; pendant que
les troupes s'assemblaient, il fit allumer des branchages devant les tentes
et conduire les troupes' hors du camp avec des cris de guerre. Lorsque
Démétrios approcha et qu'il vit ces feux innombrables, lorsqu'il entendit les
trompettes et les cris de guerre, il comprit que son projet était éventé et
battit en retraite[29].
Le lendemain matin, Séleucos attaqua. Démétrios fit
reculer un peu les ennemis sur son aile droite, et pénétra dans le chemin
creux qu'abandonnaient les troupes de Séleucos. Aussitôt Séleucos accourut,
accompagné d'hypaspistes d'élite et de huit éléphants ; il rangea ceux-ci le
long du chemin, descendit de cheval, jeta son casque, puis, tenant sa lance
en avant, il s'avança au bord du chemin creux et intima à haute voix aux
ennemis l'ordre de s'arrêter : C'est de la folie,
leur dit-il, de suivre plus longtemps ce chef de
brigands affamé, lorsqu'ils peuvent entrer au service d'un roi opulent, qui
possède un royaume et n'a pas à le conquérir ; ils doivent bien voir que,
s'il avait voulu, ils seraient depuis longtemps domptés ; lui seul les a
arrachés à la mort par la famine ; s'il les a épargnés jusqu'ici, ce n'est
pas pour l'amour de Démétrios, mais parce qu'il avait espéré voir revenir à
la réflexion des hommes aussi vaillants, qu'il désire sauver à tout prix :
qu'ils viennent à lui, et ils seront sauvés. Les soldats poussèrent
des cris d'approbation, jetèrent leurs armes et saluèrent Séleucos comme leur
roi[30].
C'est à grand'peine que Démétrios, avec un petit nombre
d'amis et de compagnons, put se sauver et s'enfuit vers les passages de
l'Amanos : caché dans un bois, il attendit la nuit ; il voulait de là se
réfugier en Carie, à Caunos, où il espérait trouver sa flotte. Lorsqu'il sut
qu'il n'y avait pas de vivres même pour un jour, il modifia son plan et se
tourna au nord vers le Taurus ; Sosigène, l'un des amis, offrit au roi les
quatre cents pièces d'or qu'il avait encore sur lui ; avec cette somme, on
pourrait peut-être parvenir à gagner la mer. On partit avant la fin de la
nuit, en reprenant la direction du sud, pour atteindre le port le plus
voisin. Cependant Séleucos, pour empêcher Démétrios de gagner la Syrie, avait fait occuper
les monts Amaniens par un corps considérable sous les ordres de Lysias, avec
ordre d'allumer partout des feux sur les contreforts de la montagne[31]. Lorsque
Démétrios aperçut ces feux, il retourna aux lieux qu'il venait de quitter :
ce fut une nuit pleine de terreurs ; du petit nombre de compagnons qui
l'entouraient encore, plusieurs le quittèrent secrètement, les autres
renonçaient à tout espoir. L'un d'eux osa dire qu'il fallait se rendre.
Démétrios tira son épée pour le tuer ; les amis l'en empêchèrent, le calmèrent,
mais lui avouèrent qu'il ne restait pas d'autre issue : il envoya alors
quelques amis à Séleucos pour lui annoncer qu'il se rendait à sa discrétion.
Séleucos les accueillit avec bienveillance. Ce n'est pas, dit-il, la
bonne étoile de Démétrios, c'est la mienne qui l'a conservé et m'a donné
l'occasion de montrer ma clémence. Il ordonna qu'on dressât pour
Démétrios une tente royale, et qu'on le reçût avec de grands honneurs ; il
envoya Apollonide, un des anciens amis de Démétrios, pour le saluer et
l'amener. Lei courtisans s'empressèrent de témoigner lé plus grand respect à
un homme que leur maître recevait avec tant de bonté, et qui prendrait
certainement bientôt sur lui la plus grande influence. Dans le camp régnait
la plus vive curiosité de voir le Poliorcète. Les plus prudents ne voyaient
pas tout cela sans méfiance : ils représentèrent au roi qu'il devait prendre
ses précautions, et que l'on pouvait craindre une émeute en faveur de
Démétrios. Cependant Apollonide avait salué Démétrios et lui avait apporté la
nouvelle de la clémente résolution de son maître ; beaucoup de courtisans
étaient venus auprès de lui : Démétrios crut qu'il allait faire son entrée
dans le camp non comme un prisonnier, mais comme un roi. Alors parut un
détachement de 1.000 hommes à pied et à cheval, sous les ordres de Pausanias
: on entoura Démétrios ; les assistants furent éloignés, Démétrios placé au
milieu de la troupe et emmené en silence. Démétrios fut conduit dans la
forteresse d'Apamée sur l'Oronte. Entouré d'une garde nombreuse, il fut du
reste traité en roi ; Séleucos lui envoya de ses propres domestiques, lui fit
donner tout l'argent dont il avait besoin, et lui procura en 'abondance tout
ce qui était nécessaire à sa personne et à sa petite cour ; tous les amis
eurent la permission de parler à Démétrios ; les chasses royales, les manèges,
les jardins lui furent ouverts ; des courtisans, qui vinrent de la part de
Séleucos, apportèrent la bonne nouvelle que ce dernier n'attendait que
l'arrivée d'Antiochos et de son épouse venant des provinces supérieures pour
mettre complètement fin à sa détention[32].
C'était pour Séleucos un avantage inappréciable que
d'avoir Démétrios en sa puissance ; non seulement il avait réduit à
l'inaction l'ennemi que seul peut-être il avait encore à craindre, mais, ce
qui devait lui paraître infiniment plus important, il avait à sa disposition
le plus violent adversaire de Lysimaque. Il y avait déjà, en effet, entre les
cours de Lysimachia et d'Antioche une tension qui tenait à bien des causes :
depuis le départ de Démétrios, les affaires en Europe avaient pris un cours
qui, en élevant extraordinairement la puissance de Lysimaque, pouvait exciter
de graves appréhensions.
En dépit de la paix jurée avec Démétrios, Pyrrhos, poussé
par Lysimaque et voulant gagner par des conquêtes l'attachement des
Macédoniens, avait excité la
Thessalie à la défection et attaqué plusieurs villes dans
lesquelles se trouvaient encore des garnisons de Démétrios et d'Antigone[33], de sorte qu'il
n'y restait guère plus à Antigone que la ville forte de Démétriade. La
convention que le Molosse violait ainsi sans scrupule avait amèrement trompé
les espérances des Athéniens, qui comptaient rentrer en possession de
Munychie et du Pirée ainsi que du Musée ; ils ne s'attachèrent qu'avec plus
de force à Lysimaque, qui leur faisait les plus belles promesses[34]. Lysimaque ne
travaillait pas avec moins d'ardeur à aliéner à Pyrrhos le cœur des
Macédoniens ; le roi Audoléon de Péonie tenait pour lui ; les luttes de son
fils Agathoclès accroissaient sa puissance en Asie-Mineure, et il avait fait
poursuivre Démétrios fugitif jusqu'au-delà des limites de son royaume.
Lorsque Démétrios eut été enfermé dans la Cilicie et rendu à peu près inoffensif[35], Lysimaque se
retourna vers la
Macédoine ; son dessein n'était rien moins que d'enlever à
Pyrrhos la couronne de Macédoine. Pyrrhos était campé dans la région
montagneuse d'Édesse ; Lysimaque l'enferma, coupa ses communications, et le
réduisit à une détresse croissante. En même temps, Lysimaque s'efforçait de
gagner les principaux de la noblesse macédonienne ; il négociait avec eux
tantôt verbalement, tantôt par écrit : C'est une indignité, leur disait-il,
qu'un étranger, un prince Molosse, dont les ancêtres n'avaient pas cessé
d'être soumis aux Macédoniens, puisse régner aujourd'hui sur l'empire de
Philippe et d'Alexandre ; c'est une indignité plus grande encore que les
Macédoniens l'aient élu eux-mêmes, et soient devenus infidèles à l'ami et au
compagnon d'armes de leur grand roi ; il est grand temps que les Macédoniens
se souviennent de leur antique gloire et reviennent à ceux qui l'ont conquise
avec eux. La voix de Lysimaque, et plus encore son or, trouva accès partout ;
partout, dans la noblesse et dans le peuple, se montrèrent des dispositions
favorables au roi de Thrace. Pyrrhos renonça à se maintenir plus longtemps dans
sa position d'Édesse et marcha vers les frontières de l'Épire ; il se mit en
rapports avec Antigone, qui, profitant des circonstances, s'était sans doute
avancé de nouveau en Thessalie. Lysimaque marcha contre les armées réunies
des deux princes et gagna une bataille à la suite de laquelle Pyrrhos renonça
complètement au trône de Macédoine, et la Thessalie, sauf
Démétriade, tomba avec le royaume de Macédoine au pouvoir de Lysimaque[36].
Séleucos ne pouvait voir sans inquiétude les progrès de la
puissance de Lysimaque ; Pyrrhos, même allié à Antigone, s'était montré trop
faible pour faire contrepoids au puissant souverain de la Thrace, de la Macédoine et de
l'Asie-Mineure. De là sans doute les hésitations de Séleucos, lorsqu'il
s'était agi de procéder énergiquement contre Démétrios en Cilicie ; de là sa
magnanimité surprenante, lorsque ce dernier avait été obligé de se rendre à
lui : il dut songer en cas de besoin à ramener en scène Démétrios, à
l'envoyer avec une armée en Europe, et, par son rétablissement sur le trône
de Macédoine, à reconstituer l'équilibre qui seul 'pouvait assurer la
stabilité de ce monde naissant composé d'États hellénistiques. Il vint de
plusieurs côtés des sollicitations implorant la mise en liberté de Démétrios,
et il n'en vint pas seulement de quelques villes et de quelques dynastes[37] : Ptolémée et
Pyrrhos, eux aussi, semblent avoir négocié dans ce sens. Antigone faisait les
efforts les plus ardents : il offrait de renoncer à toutes les possessions
qui lui restaient, de se constituer lui-même comme otage, si Séleucos voulait
rendre la liberté à son père ; il envoya prier les rois de vouloir bien
appuyer sa proposition. De tous les côtés, on assiégeait Séleucos. Lysimaque
seul faisait des objections sérieuses : si Démétrios était rendu à la
liberté, disait-il, le monde serait de nouveau livré à la guerre et au
désordre ; aucun des rois n'aurait la sécurité dans ses possessions. Il
offrait 2.000 talents si Séleucos voulait débarrasser le monde du prisonnier.
C'est avec des paroles sévères que Séleucos renvoya les ambassadeurs qui le
croyaient capable non seulement de manquer à sa parole, mais de commettre un
pareil crime sur un prince qui lui était doublement apparenté par des
alliances de famille. Il correspondit par écrit avec son fils Antiochos en
Médie sur la conduite à tenir à l'égard de Démétrios ; il avait l'intention
de le rendre à la liberté, de le ramener d'une manière éclatante dans son
royaume. Il eut soin que, dès maintenant, dans tout ce qu'on faisait pour
Démétrios, le nom d'Antiochos et de son épouse, la fille de Démétrios,
fussent prononcés.
Cependant Lysimaque semblait perdre complètement de vue
les affaires helléniques et éviter avec soin toute occasion de dissentiment
avec Séleucos ; la mise en liberté de Démétrios se faisait attendre jusqu'à
devenir incertaine. Ce dernier écrivit lui-même à son fils Antigone, à ses
amis et stratèges de la Grèce[38], de ne pas
espérer son retour et de se méfier s'il arrivait des lettres avec son sceau,
de se conduire comme s'il était mort, ajoutant qu'il transmettait à son fils
Antigone toutes les villes et contrées qu'il possédait, tous ses droits et la
couronne elle-même. Quant à lui, il abandonnait les espérances qu'il avait
nourries dans les premiers temps de sa captivité : il passait son temps à
chasser, à lutter, à monter à cheval ; mais bientôt il se fatigua de ces
exercices et occupa ses loisirs et sa paresse à des banquets, au jeu de dés,
à la débauche, autant peut-être pour étourdir le chagrin qui le rongeait que
par goût naturel ; peut-être voulait-il hâter la fin d'une vie sans
espérances. Dans la troisième année de sa captivité[39], il devint
malade et mourut dans la cinquante-quatrième année de son existence agitée.
Séleucos regretta amèrement de ne l'avoir pas sauvé ; de tous les côtés on
l'accusa d'être la cause de la mort prématurée du roi.
Il n'aura pas manqué de rendre à sa dépouille les honneurs
les plus éclatants. Les cendres de Démétrios furent envoyées en Grèce dans
une urne d'or, et Antigone vint avec toute sa flotte jusqu'aux îles, afin de
les escorter jusqu'à Corinthe ; toutes les villes auprès desquelles il aborda
déposèrent des couronnes sur l'urne et envoyèrent des députations funèbres
pour accompagner les restes du héros. Lorsque la flotte, selon le récit de
Plutarque, fut arrivée devant Corinthe, l'urne funéraire fut placée sur le
pont. du navire, parée de la pourpre et du diadème, exposée à la vue de tous,
sous la garde d'honneur de jeunes hommes. ; le célèbre joueur de flûte,
Xénophantos, était assis près de l'urne et exécutait une mélodie funèbre du
caractère le plus religieux ; les rameurs, frappant la mer en cadence, firent
approcher le vaisseau du rivage ; des milliers d'hommes l'attendaient et
suivirent l'urne qu'Antigone portait en pleurant. Après la cérémonie funèbre
à Corinthe, les cendres furent portées, pour être ensevelies, en Thessalie,
dans la ville de Démétriade, que le roi avait fondée[40].
Telle fut la fin du roi Démétrios : sa vie agitée et
aventureuse, telle que l'histoire n'en offre guère de semblable, est, comme
l'époque des Diadoques elle-même, une tempête incessante qui finit par
s'épuiser elle-même ; elle commence splendide et éblouissante, pour
s'éteindre d'une façon répugnante, dans la décomposition et la pourriture.
Démétrios personnifie d'une manière frappante la fermentation de cette époque
étrange : plus elle tend au repos et à une solution définitive, plus son
activité à lui devient incohérente et dépourvue. de plan ; son temps est
passé dès que l'immense agitation de l'époque des Diadoques commence à
s'éclaircir et à se calmer. L'astre le plus éclatant dans cette nuit orageuse
qui suivit la mort d'Alexandre perd ses rayons aussitôt que commence à
poindre un jour plus paisible ; on peut regarder avec étonnement sa grandeur
excentrique, mais sa chute elle-même ne peut éveiller en nous de sympathie
plus intime. Ce qui lui donne une physionomie originale dans l'histoire,
c'est qu'il s'attache à l'idée, au fantôme de l'unité du grand empire
d'Alexandre, alors que les éléments qu'il contient travaillent à le
décomposer complètement ; c'est qu'il prend constamment cette idée pour le
prétexte d'entreprises toujours nouvelles, plus fantastiques les unes que les
autres ; c'est que lui, élevé dans l'Orient, devenu lui-même un despote
oriental, il cherche à la réaliser à la tête des Hellènes et des Macédoniens.
Il a méconnu l'élément positif de cette époque, la semence jetée par
Alexandre, semence qui a levé durant une lutte de cinquante ans et qui déjà
était en pleine croissance. C'est le caractère des évolutions historiques,
que, pendant qu'on bataille pour une foule d'autres questions, elles suivent
tranquillement et sûrement leur cours ; celui-là seul qui les comprend et les
aide de son concours fonde quelque chose de durable. Ainsi, après. la mort
d'Alexandre, la lutte pour l'unité de l'empire semble absorber toutes les
forces et dicter la conduite des partis ; mais, ce qui est durable, c'est le
principe de l'hellénisme, qui, lorsque la fureur des combattants s'est
apaisée, se montre réalisé et assuré pour des siècles. C'est dans l'intérêt
de ce principe que la reconstitution de l'unité du grand empire
occidento-oriental devait se montrer impossible, afin que la fusion de
l'élément occidental avec les différents éléments des races orientales pût se
réaliser sous la forme d'autant d'organismes hellénistiques : c'est ce
principe qui rend la domination du Lagide si inébranlable et si grandiose ;
c'est lui qui fait la puissance de Séleucos.
Nous approchons de la conclusion de cette époque. Les
trois rois Lysimaque, Séleucos et Ptolémée, les derniers compagnons des
luttes d'Alexandre, sont des vieillards : à côté d'eux, le fils de l'Épigone
Démétrios, Antigone, est réduit à la possession de l'Hellade, et Pyrrhos
d'Épire, que les forces de Lysimaque tiennent éloigné des frontières
macédoniennes, commence à tourner ses velléités guerrières du côté de la
péninsule des Apennins. Les trois vieillards ont à leurs côtés des fils dans
toute la force de l'âge, auxquels ils songent à laisser leur couronne si
péniblement conquise et affermie sur leur tête par des luttes infinies. Déjà
Séleucos a cédé à son fils Antiochos, âgé de quarante ans, la royauté de la Haute-Asie.
Ptolémée, lui aussi, se hâte de mettre avant sa mort le
royaume entre les mains d'un successeur : l'aîné de ses fils, Ptolémée, que
l'on surnommait Céraunos, l'éclair, à cause
de la violence de son caractère[41], lui était né
d'Eurydice, aujourd'hui répudiée ; il aimait mieux son autre fils Ptolémée,
plus doux de caractère et né de sa chère Bérénice, celui qui s'appela plus
tard Philadelphe[42]. Le vieux roi
doit avoir consulté là-dessus plus d'une fois ses amis ; on rapporte que
Démétrios de Phalère, qui, occupé désormais de travaux littéraires, vivait à
Alexandrie entouré d'une grande considération et au rang des premiers amis du
roi, se prononça pour le droit de l'aîné[43] : le roi se décida
néanmoins à donner la couronne à son fils préféré. C'est avec de bruyantes et
joyeuses acclamations que les Macédoniens d'Égypte apprirent la résolution du
roi[44], et Ptolémée
Philadelphe commença à régner en 285[45]. Deux ans après
mourut Ptolémée Soter, dans la quatre-vingt-quatrième année de son âge :
c'était, parmi les successeurs d'Alexandre, sinon le plus grand et le plus
noble, du moins certainement celui qui, dès le début, comprit le mieux la
tendance de l'époque et celui des Diadoques qui laissa après lui le royaume
le plus consolidé et le mieux ordonné.
Ptolémée Soter no vit point les tristes résultats que la
préférence qu'il accordait à son plus jeune fils devaient avoir pour sa maison
; ce fut pourtant de son vivant, sans doute, que Céraunos, la victime de
cette préférence, et ses deux frères quittèrent la cour d'Alexandrie.
Ptolémée Céraunos se rendit en Thrace, chez Lysimaque, dont le fils et futur
successeur Agathoclès était marié avec Lysandra, la sœur légitime du prince
fugitif. La cour d'Alexandrie, de peur que l'influence de Céraunos ne
troublât l'entente cordiale avec la
Thrace, négocia un mariage entre le jeune roi Ptolémée et
Arsinoé, fille du roi Lysimaque et de la princesse macédonienne Nicæa[46].
De tous les compagnons de guerre d'Alexandre, c'est
Lysimaque qui arriva le dernier à se faire une grande situation : ce n'est
qu'après la bataille d'Ipsos qu'il prit rang parmi les grandes puissances, et
même alors il eut à soutenir les luttes les plus pénibles avec ses voisins du
nord, les Thraces. Il était généralement connu comme un intrépide et
vigoureux homme de guerre[47] ; il ne semble
pas avoir été d'une intelligence remarquable, mais il savait guetter le
moment favorable et dissimuler ses desseins[48]. Si l'on peut,
d'après les renseignements peu nombreux qui sont arrivés jusqu'à nous,
esquisser de lui un portrait d'ensemble, on le placerait volontiers au nombre
des caractères ordinaires, qui, loyaux et actifs par habitude, se montrent
parfaitement estimables et honnêtes tant qu'ils mènent une existence effacée
et sans incidents considérables. Il déteste du fond du cœur le tempérament
génial de Démétrios ; c'est de tout cœur aussi qu'il aime sa femme, la
princesse perse Amastris, dont la noblesse de sentiments et l'élévation de
caractère lui imposent ; il se sépare d'elle néanmoins aussitôt :que les
intérêts politiques semblent l'exiger, mais il ne cesse de parler à sa
nouvelle épouse Arsinoé d'Égypte des grandes qualités de cette femme ; il lui
cite sans cesse ce qu'elle a dit soit dans une circonstance, soit dans une
autre[49]. Il sait
apprécier la valeur de l'argent : il amasse de grands trésors, sans les
dissiper comme Démétrios dans la magnificence et le luxe, sans se plaire
comme Ptolémée à protéger les arts et les sciences[50]. C'est dans sa
verte vieillesse qu'il trouve coup sur coup les occasions d'agrandir sa
puissance, et il en use chaque fois que la chose est' possible. Jamais il ne
domine les circonstances, il se laisse guider par elles : c'est en entrant en
scène au moment opportun qu'il gagne l'Asie-Mineure, chasse le belliqueux
Pyrrhos de la
Macédoine, multiplie ses acquisitions. Il manque de cette
énergie de caractère au moyen de laquelle Séleucos et Ptolémée ont su constituer
le noyau solide de leurs royaumes ; il semble se contenter d'ajouter d'une
manière tout extérieure de nouvelles possessions aux anciennes. Il s'entend
tout aussi peu à créer dans son entourage un ordre de choses bien réglé ; à
sa cour règnent des coteries dont il ne sait pas être le maître, et, pendant
qu'il élève jusqu'au ciel la mémoire de la magnanime Amastris, Arsinoé
intrigue contre son futur successeur Agathoclès et son épouse Lysandra. Son
amour paternel n'est pas assez vif pour qu'il ne le mette pas de côté pour un
caprice, un soupçon, un intérêt considérable ; il a condamné à une prison
perpétuelle sa fille Eurydice, parce qu'à plusieurs reprises elle a sollicité
avec son époux Antipater de Macédoine la restauration de son trône ; il a
fait assassiner son gendre, qui était venu en suppliant, afin de s'emparer de
son royaume. La suite de notre récit révèlera des actes encore plus odieux ;
elle montrera chez ce vieillard une cupidité et une faiblesse de caractère
qui finiront par le perdre, lui, sa maison et son royaume.
Après que Lysimaque fut devenu le maitre unique de la Macédoine, il
avait tout d'abord commencé une guerre nouvelle contre la Thrace ; nous n'avons pas
de détails sur cette guerre[51] : ensuite il
avait marché contre Héraclée. Nous avons déjà mentionné l'assassinat
d'Amastris par ses deux fils Cléarchos et Oxathrès. On dit que Lysimaque
trouva ce meurtre si affreux et si abominable qu'il ne crut pas devoir le
laisser impuni. Il cacha pourtant soigneusement sa résolution et lit semblant
de ne pas enlever à Cléarchos sa vieille et tendre affection : il réussit à
lui ôter toute espèce de souci, puis il lui annonça sa visite, prétextant
d'avoir à s'entretenir avec lui du bien public. Il fut introduit dans
Héraclée ; là il parla aux deux frères avec l'autorité d'un père et les fit
ensuite mettre à mort, l'un d'abord, l'autre ensuite. Il plaça la ville sous
son autorité. pilla les richesses que les tyrans avaient amassées depuis de
longues années ; puis il permit aux citoyens d'établir une démocratie comme
ils le désiraient. Il retourna ensuite en Thrace[52].
A son retour, Lysimaque ne tarissait pas en racontant de
quelle manière admirable Amastris avait administré Héraclée, comment elle
avait accru la prospérité de la ville, comment, par la fondation d'Amastris,
elle avait ranimé et poussé à une nouvelle activité de vieilles localités en
décadence, comme tout était admirable et vraiment royal à Héraclée. Ses
louanges irritèrent la reine Arsinoé ; elle le pria de lui faire don de la
ville. D'abord Lysimaque s'y refusa : c'était, disait-il, un cadeau trop
précieux ; ne possédait-elle pas déjà la belle Cassandria en Macédoine ? du
reste, il avait promis à la ville sa liberté. Mais la reine savait le mener,
et elle n'eut de cesse qu'il ne se rendit à ses prières. C'est ainsi qu'Héraclée,
avec Amastris et Dion, devint la propriété d'Arsinoé. Elle y envoya le Kyméen
Héraclide, pour administrer la ville en son nom c'était un homme tout dévoué
à la reine, très dur et très tyrannique ; il opprima de la façon la plus dure
les citoyens, qui avaient commencé à jouir de leur liberté recouvrée, en fit
mettre un grand nombre à mort et confisqua leurs biens[53].
Le fils aîné de Lysimaque, à qui revenait l'héritage du
trône, était Agathoclès, le même qui avait conduit avec autant de courage que
d'habileté la campagne contre Démétrios, un prince noble et chevaleresque,
extrêmement aimé à la cour, à l'armée, surtout en Asie-Mineure, où il avait
sans doute commandé pendant plusieurs années ; on se réjouissait de voir en
lui et en ses enfants les héritiers du trône. Seule, Arsinoé voyait tout cela
avec envie et amertume. Ses enfants, les enfants d'une fille de roi,
devront-ils donc céder la place à ce fils d'une Odryse ? Ils vivront donc un
jour par la faveur d'Agathoclès et de ses enfants ? Elle-même cédera alors
son rang à cette Lysandra, sa belle-sœur, qu'elle méprisait déjà dans la
maison paternelle, et elle devra se contenter de ces maigres douaires
d'Héraclée et de Cassandria ? Ses enfants approchaient de la majorité ; il
était temps d'agir, si elle voulait leur assurer le trône de Thrace.
Peut-être s'est-il passé dans son âme quelque drame plus intime encore.
Agathoclès était beau et chevaleresque ; de quoi servait à la reine de
partager la couche d'un vieillard ? Lysandre était la plus heureuse. On se
racontait que la reine avait cherché à faire la conquête du jeune prince,
mais ce dernier aimait son épouse ; il se déroba à la faveur équivoque de sa
belle-mère et se détourna d'elle avec dédain. Arsinoé ne respira plus que
vengeance. Le fugitif Ptolémée Céraunos étant venu à Lysimachia, elle forgea
des plans avec lui. Elle commença par circonvenir Lysimaque : elle ne
pouvait, di-. sait-elle, assez le remercier d'avoir voulu lui donner dans
Héraclée un asile dont elle aurait grand besoin bientôt. Elle s'entendit à
pousser au comble les inquiétudes et les soupçons du vieillard. Le
tremblement de terre qui venait de détruire presque la capitale n'était-il
pas un signe trop clair du ciel ? Il serait bien douloureusement affecté d'apprendre
qu'il avait assez vécu au gré de quelqu'un qu'il aimait plus que qui que ce
fût au monde : on vivait dans un temps de forfaits abominables ! Enfin, elle
prononça le nom d'Agathoclès et s'en référa au témoignage de Ptolémée, qui
méritait certainement d'être cru, puisque l'épouse d'Agathoclès était sa sœur
légitime : ce dernier, inquiet pour la vie de son noble protecteur, lui avait
tout révélé à elle. Le roi crut à la calomnie ; il s'empressa de prévenir un
crime dont Agathoclès n'aurait pas été capable. Le fils pressentait les
intrigues de la reine ; lorsqu'on lui présenta à la table de son père des
mets empoisonnés, il prit du contrepoison et sauva sa vie. Il fut alors jeté
en prison ; Ptolémée se chargea de l'assassiner[54]
A présent, Lysimaque devait se sentir en sécurité. Du
moins, comme s'il n'avait plus rien à craindre, il osa tous les crimes et
toutes les violences pour agrandir son domaine. C'est dans ce temps que dut
mourir Audoléon, le vieux prince des Péoniens, peut-être dans une insurrection
que doit avoir provoquée un membre de sa famille. Lysimaque ramena le fils
d'Audoléon, le jeune Ariston, dans l'héritage paternel, comme s'il avait tenu
à la faveur des Péoniens. Mais lorsqu'après le sacre, qui consistait dans un
bain dans le fleuve Astacos, on se fut assis au festin royal, sur un signe de
Lysimaque, on vit paraître des hommes armés pour assassiner le jeune prince :
celui-ci réussit à grand' peine à sortir et à s'élancer sur un cheval ; il se
réfugia sur le territoire voisin, chez les Dardaniens[55]. Lysimaque
occupa le pays ; un des fidèles d'Audoléon lui montra, dans le fleuve
Sargentios, l'endroit où lui-même il avait immergé les trésors du roi[56]. Ces
agrandissements de territoire, ces trésors et les décrets de gratitude et
d'honneur que les Athéniens ne cessaient de rendre en sa faveur[57], durent donner
au vieux roi la confiance que tout allait bien.
Mais la fin d'Agathoclès avait fait dans le pays et au
loin une profonde impression. Alexandre, le frère de la victime, sa veuve
avec ses enfants s'enfuirent en Asie auprès de Séleucos ; la désapprobation
générale de cet acte horrible éclata tout haut. Lysimaque chercha, par les
mesures les plus sévères, à maîtriser l'opinion ; beaucoup des amis
d'Agathoclès furent arrêtés et exécutés. Il ne fut pas si facile de faire
taire les stratèges et les troupes en Asie-Mineure ; beaucoup passèrent à
Séleucos ; Philétæros de Tios, qui avait à Pergame la garde du Trésor royal,
un des plus fidèles partisans d'Agathoclès, se détacha de Lysimaque, envoya
un héraut à Séleucos et se rendit à lui avec le Trésor de 9.000 talents.
Lysimaque n'avait sans doute pas prévu de telles conséquences ; alors lui
vinrent les preuves convaincantes qu'Agathoclès avait été complètement
innocent : il n'en vit qu'avec plus d'inquiétudes les orages qui commençaient
à gronder autour de lui. Il avait donné assez de motifs de plaintes à la cour
de Syrie ; qu'arriverait-il si maintenant Séleucos allait franchir le Taurus
et demander satisfaction ? La cour des Lagides avait reçu aussi une insulte :
la veuve du prince assassiné était la sœur du jeune roi Ptolémée, et ce
dernier ne pouvait voir d'un œil tranquille que Céraunos, à qui la couronne
d'Égypte avait été arrachée à son profit, prît une si grande influence à la
cour de Thrace. Lysimaque avait à craindre que Séleucos et Ptolémée ne se
liguassent contre lui, et Agathoclès, qui aurait combattu pour lui, n'était
plus. Il fallait au moins prévenir l'alliance des deux rois. Lysimaque se
hâta d'envoyer au jeune roi Ptolémée sa fille Arsinoé, dont on avait demandé
la main à Alexandrie ; Ptolémée aura vu dans ce fait la garantie que son
frère consanguin, qui n'avait nullement renoncé à la pensée de devenir le
maître de l'Égypte, avait perdu son influence redoutée sur la cour de Thrace.
Céraunos n'avait plus de raison de prolonger son séjour à
Lysimachia ; lui aussi s'enfuit, maintenant que la Thrace était devenue à
peu près l'alliée de l'Égypte, auprès de celui contre lequel cette alliance
était dirigée, auprès de Séleucos[58]. Celui-ci
l'accueillit amicalement, comme étant le fils d'un ami et la victime d'une
grave injustice ; Séleucos lui promit d'avoir soin, après la mort de son
père, qu'il recouvrât le royaume auquel seul il avait droit[59]. Lysandra et
Alexandre pressaient aussi le roi de commencer la guerre contre Lysimaque ;
il a pu venir aussi de l'Asie-Mineure de nombreuses prières dans le même
sens. Mais le vieux Ptolémée vivait encore : Séleucos semble avoir ajourné
encore, par égard pour lui, le commencement des hostilités contre la Thrace.
L'histoire de la guerre qui va suivre est extrêmement
obscure. On dit que Lysimaque, à la nouvelle des révoltes survenues en
Asie-Mineure, chercha à prendre les devants, qu'il passa en Asie avec une armée
et commença les hostilités[60] ; il tenta
certainement de reconquérir les villes et les pays qui avaient fait
défection. Nous ne trouvons nulle part d'indication sur l'époque où Séleucos
prit part à la lutte, ni sur la manière dont il le lit ; ce n'est qu'après la
mort de Ptolémée Soter, en 283, qu'il semble s'être mis en campagne, avec une
armée composée d'Asiatiques et de Macédoniens et un grand nombre d'éléphants.
La conquête de l'Asie-Mineure dut lui être assez facile ; il semble presque
que Lysimaque, forcé par des insurrections sur sa droite et sur sa gauche,
recula devant Séleucos jusqu'à l'Hellespont sans oser livrer bataille. D'un
autre côté, Séleucos ne semble pas avoir pris le chemin le plus court pour
trouver Lysimaque ; il dut parcourir lentement l'Asie-Mineure pour en prendre
possession, afin de disputer ensuite à Lysimaque non plus l'Asie-Mineure,
mais son royaume d'Europe. Au cours de cette expédition, Séleucos vint aussi
à Sardes : Théodotos, qui avait été placé là par le roi de Thrace à la garde
du Trésor, tint contre Séleucos dans la citadelle ; le roi mit sa tête à prix
pour cent talents, et là-dessus, Théodotos, pour les gagner lui-même, ouvrit
les portes de la citadelle[61]. Les villes et
îles grecques du littoral, mécontentes du gouvernement de Lysimaque, semblent
s'être unies à Séleucos[62] ; partout, dans
les villes, le parti des Séleucisants[63] avait la
prépondérance : Lysimaque recula jusque dans la Phrygie d'Hellespont.
C'est dans la plaine de Coros[64] que les deux
rois se rencontrèrent pour la bataille décisive. La défaite de Lysimaque fut
complète ; il tomba lui-même sous les coups de l'Héracléote Malacon ; l'armée
semble avoir mis bas les armes. Le cadavre de Lysimaque resta sur le champ de
bataille ; ce fut son fils Alexandre qui demanda la permis-mission de
l'ensevelir. On le chercha longtemps en vain ; le chien du roi, qui était
resté près du cadavre et qui avait éloigné les oiseaux et les animaux de
proie, fit reconnaître le corps du roi déjà en décomposition. Alexandre amena
les restes de son père à Lysimachia, et les déposa dans le Lysimachion[65].
Cette bataille mit fin à la guerre[66]. Nous ne pouvons
que faire des conjectures sur la manière dont Séleucos se comporta, après
cette victoire, à l'égard du royaume de Lysimaque. La reine avait pris la
fuite avec ses enfants ; comme on nous dit qu'Alexandre demanda à la veuve
d'Agathoclès le corps du roi[67], il faut en
conclure qu'elle avait reçu de Séleucos certains droits, qui ne peuvent avoir
été que ceux d'une tutrice de ses enfants, des enfants d'Agathoclès, qui
étaient les héritiers légitimes du trône : il ne parait pas incroyable que
Séleucos eût le dessein de leur laisser les pays que Lysimaque avait possédés
à l'origine ; quant à l'Asie-Mineure, il l'aura incorporée à son grand
empire. Il resta plusieurs mois dans l'Asie-Mineure pour en régler les
affaires, notamment pour prendre une autorité plus ferme sur les villes. Nous
ne savons en détail que ce qui se passa à Héraclée[68]. Les
Héracléotes, aussitôt qu'ils eurent reçu la nouvelle de la chute de
Lysimaque, nouèrent des négociations avec Héraclide et lui promirent de
riches dédommagements s'il quittait la ville et les laissait rétablir leur
ancienne liberté. Comme non seulement il s'y refusa, mais qu'il punit même
durement plusieurs citoyens, ils gagnèrent la garnison et ses chefs, firent
Héraclide prisonnier, rasèrent la citadelle, établirent Phocritos comme
administrateur de la ville et entrèrent en négociations avec Séleucos.
Cependant Zipœtès de Bithynie fit sur le territoire d'Héraclée des incursions
et brigandages dont on ne se défendit qu'avec peine. Séleucos envoya
Aphrodisios en Phrygie et dans les pays sur le Pont, pour y recevoir les
hommages et organiser le nouveau régime : à son retour, Aphrodisios se loua
beaucoup des autres villes et pays, mais il désigna Héraclée comme n'étant
aucunement dévouée au roi ; lors donc que les ambassadeurs de la ville
arrivèrent, le roi leur parla durement et les menaça de les réduire à la
soumission. Les Héracléotes s'empressèrent de prendre des précautions pour
toutes les éventualités ; ils conclurent une alliance avec Mithradate du
Pont, avec Byzance et Chalcédoine, laissèrent rentrer les citoyens
précédemment exilés et proclamèrent à nouveau l'indépendance de la cité.
A la fin de l'année 281, les affaires de l'Asie-Mineure
devaient être réglées : si Séleucos voulait, comme nous l'avons supposé,
conserver le royaume de Thrace aux enfants d'Agathoclès, sous sa régence et
celle de leur mère, il restait encore la couronne de Macédoine, au sujet de
laquelle Séleucos s'était réservé de prendre une décision spéciale. Le vieux
roi avait l'ardent désir de revoir le pays de son enfance, qu'il avait quitté
plus de cinquante années auparavant, avec le jeune héros Alexandre, lui-même
étant bien jeune encore[69] ; c'est là
qu'étaient les tombeaux de ses parents, ces lieux si chers de la patrie dont
il avait transporté les noms aux pays et aux villes de son royaume de Syrie ;
c'est là qu'était ce peuple dont, après tout, il n'avait pas trouvé l'égal
dans le vaste Orient : au soir de sa vie si riche en actions, être roi de
Macédoine, vivre là paisiblement, faisant le bonheur de ses sujets et honoré
de tous, c'était à ses yeux la plus belle conclusion d'une vie agitée. Il
laissa à son fils Antiochos l'Asie, de l'Hellespont à l'Indus ; lui, le
dernier compagnon des luttes d'Alexandre, le seul survivant de l'âge
héroïque, puisque partout, en Épire, en Grèce, en Thrace, en Égypte, en Asie,
les trônes étaient occupés par une nouvelle génération, il songeait sans
doute, une fois roi du pays d'où étaient partis les conquérants du monde, non
pas à jouer le rôle de puissance suprême appuyée sur la force matérielle,
mais à exercer partout une influence conciliatrice ; il devait espérer,
semblable à un père au milieu des jeunes souverains qui l'entouraient,
prodiguant des conseils, apaisant les rivalités, honoré de tous, donnant à sa
chère Macédoine l'honneur et la félicité, gardien en quelque sorte de la paix
universelle qui deviendrait enfin durable, voir se développer l'ère nouvelle
dont les germes avaient été semés par Alexandre. C'est avec ces espérances, qui
font du moins honneur au cœur du vieux roi, que Séleucos franchit
l'Hellespont à la fin de l'année 281.
C'était le dernier écho de l'idée qui, depuis la mort
d'Alexandre, avait agité le monde politique, la dernière forme sous laquelle
l'unité de l'empire pouvait continuer de vivre, au moins d'une manière
idéale. Mais il était dit que cette dernière possibilité elle-même serait
convaincue d'impossibilité : l'hellénisme, que la Macédoine avait
introduit dans le monde, ne devait pas revenir en Macédoine sous une forme extranationale
; l'empire du monde ne devait pas être restauré par l'initiative de l'Asie
hellénistique.
Des oracles avaient averti Séleucos de ne jamais aller du côté d'Argos. Lors donc qu'il
eut franchi l'Hellespont et comme il était en route pour Lysimachia, il passa
près d'un autel élevé, dit-on, en ce lieu par les Argonautes et que les
habitants du voisinage appelaient Argos. Au moment où Séleucos contemplait ce
monument d'une haute antiquité et s'informait de son origine et de son nom,
Ptolémée Céraunos survint et le transperça par derrière[70]. Le meurtrier
s'élança ensuite sur son cheval, courut à Lysimachia, où il ceignit le
diadème ; puis, entouré d'une suite brillante d'hommes armés, il vint dans
l'armée de Séleucos, qui, surprise, troublée, sans chef, se soumit et le
proclama roi[71].
Tel est le peu que la tradition nous rapporte : il n'y a
rien qui nous explique la suite des événements qui ont rendu possible et
fécond en résultats ce crime affreux. La reine Arsinoé n'avait-elle pas la
main dans cette affaire ? Après la défaite de Lysimaque, elle s'était sauvée
à Éphèse ; mais, lorsque les Séleucisants de
la ville se soulevèrent, ouvrirent de force lés portes de la citadelle, la
rasèrent, mirent à prix la vie de la reine, elle fit monter une servante dans
la litière royale et gagna le port en toute hâte, avec une escorte de
satellites ; elle-même, vêtue de haillons, la figure barbouillée et
méconnaissable, elle put se sauver jusqu'au port, monta secrètement sur un
navire et s'enfuit[72]. Peu de temps
après, elle est avec ses fils dans sa ville de Cassandria en Macédoine ; elle
espérait sans doute que les Macédoniens se soulèveraient après la mort de
Séleucos en faveur de son fils aîné, qui avait près de dix-huit ans ; du moins,
sa conduite à l'égard de Ptolémée, lorsque celui-ci noua des négociations
avec elle, fut telle qu'il n'est guère possible de supposer une entente entre
elle et lui. Aussi n'est-ce pas avec le parti de l'odieuse reine que Ptolémée
dut se mettre :en rapport pour prendre d'abord un pied solide en Thrace : il
parait allié avec les Héracléotes, qui ne détestaient pas moins Arsinoé que
Séleucos. Certainement les alliés d'Héraclée, notamment Byzance et
Chalcédoine, étaient d'accord avec Ptolémée ; il paraît croyable que Philétæros
à Pergame commençait aussi à redouter Séleucos ; la puissance de Séleucos
aura excité en d'autres lieux aussi la haine et la crainte[73]. On peut bien
admettre que, en Thrace notamment, l'opinion n'était rien moins que favorable
au roi Séleucos ; en effet, ce royaume, autrefois puissant et indépendant,
n'était plus guère en ce moment, malgré la promesse de Séleucos de maintenir
les droits des enfants d'Agathoclès, qu'une province du grand empire de
Séleucos, et le parti d'Agathoclès, quelque nombreux qu'il fût, devait
s'éloigner de ses enfants dans la mesure où il désirait le maintien de la
puissance et de l'indépendance du royaume. A coup sûr, les citoyens de
Lysimachia et les autres Macédoniens et Grecs établis dans le pays ou servant
comme mercenaires dans l'armée furent aisément gagnés ou tout disposés à
l'être au plan de Ptolémée, et, comme une partie des troupes de Lysimaque
avait passé au service de Séleucos, Ptolémée pouvait avec d'autant plus
d'assurance oser assassiner le vieux roi au milieu de son entourage, dans le
voisinage de son armée.
Quai qu'il en soit, Ptolémée devint roi : les amis de
Séleucos s'enfuirent sans doute en Asie ; Philétæros de Pergame acheta à
Ptolémée le corps du roi et l'envoya à Antiochos. On ne dit pas ce que
devinrent la veuve, le frère et les enfants d'Agathoclès.
Parmi les incommensurables vicissitudes de l'époque des
Diadoques, la mort de Séleucos fut la plus fatale ; elle rompit tous les
liens déjà formés et fut le commencement d'une nouvelle série d'immenses
ébranlements. Ceux-ci se succédèrent coup sur coup, et l'irruption soudaine
de Barbares du nord, l'invasion des Celtes, survenant aussitôt après les
premières secousses dans les pays les premiers et les plus gravement
éprouvés, acheva la débâcle.
Le meurtrier avait eu beau se parer aussitôt du diadème,
Antigone prit les armes en Grèce, et, allié avec les Étoliens[74], il se hâta
d'accourir en Macédoine pour faire valoir ses prétentions ; Antiochos envoya
son général Patroclès en Asie-Mineure, pour comprimer les soulèvements qui
éclataient sur un grand nombre de points et préparer une expédition en
Europe. Une insurrection dans la Séleucide, l'invasion du roi d'Égypte dans la Syrie méridionale, le
retint dans la première de ces provinces ou l'appela dans la seconde. L'armée
qui était partie avec Séleucos pour Lysimachia s'était ralliée au meurtrier.
Il est facile de comprendre qu'il négligea d'abord l'Asie-Mineure ; à la tête
de la flotte thrace, appuyé par les vaisseaux d'Héraclée, parmi lesquels se trouvait
un vaisseau à huit rangs, le porte-lion, il courut prévenir l'invasion
d'Antigone en Macédoine. Il y eut un combat naval dans lequel Antigone eut le
dessous ; la flotte vaincue se retira vers la Béotie, pendant
que Ptolémée, avec son armée de terre, pénétrait en Macédoine et y prenait
les rênes du gouvernement[75]. Il députa
aussitôt vers son frère en Égypte, pour lui faire savoir qu'il renonçait à
ses prétentions sur l'Égypte et que, par la défaite de l'ennemi de leur père,
il était devenu roi de Macédoine et de Thrace : il priait son frère de lui
accorder son amitié. Alors commença la guerre sur terre contre Antigone,
pendant que, de l'autre côté de la mer, Patroclès marchait contre les alliés
de Céraunos.
C'est surtout de la conduite que tiendrait Pyrrhos que
tout allait dépendre. Les Tarentins, sérieusement menacés par les Romains,
avaient imploré son secours dès le printemps de 281 ; comme une armée romaine
était venue détruire les moissons au moment où elles mûrissaient sur leur
territoire, ils avaient renouvelé leur prière d'une manière plus pressante.
Pyrrhos avait certainement suivi avec une attention croissante les débuts de
la lutte de Séleucos contre Lysimaque, qui lui avait arraché la couronne de
Macédoine ; peut-être attendait-il le moment favorable où il pourrait décider
à son avantage en Europe cette guerre dont l'issue était incertaine en Asie.
La victoire du puissant Séleucos sur 'l'Hellespont, son plan avoué d'aller en
Macédoine, mirent fin aux espérances qui lui avaient fait repousser la
première proposition de Tarente ; il envoya Cinéas pour conclure le traité
avec les Tarentins, et le fit suivre, dès l'automne de 281, d'un premier
envoi de troupes. Mais l'assassinat de Séleucos, l'acceptation par Céraunos
de la couronne de Thrace, changèrent pour Pyrrhos la situation ; la Macédoine était
sans maitre pour le moment ; l'armée molosse était le plus près et prête à
faire la guerre : pourtant, le traité avec Tarente et plus encore le corps
déjà envoyé rendaient absolument nécessaire une expédition en Italie. Les
trois rois rivalisèrent d'efforts, non pour gagner son assistance, car il
aurait exigé en retour la
Macédoine, mais pour le décider à ne pas abandonner l'œuvre
déjà commencée de la délivrance de l'Italie, qui lui offrait du reste un riche
dédommagement pour la couronne de Macédoine. Antigone lui prêta des vaisseaux
pour la traversée ; Antiochos fournit des subsides ; Céraunos s'offrit,
quelque pressant besoin qu'il eût lui-même de ses forces, à lui envoyer 5.000
fantassins, 4.000 cavaliers, 50 éléphants pour l'expédition d'Italie. Dès
avant le printemps de 280, le roi des Épirotes prit la mer, en rendant, pour
ainsi dire, Ptolémée de Macédoine responsable de la sécurité de son royaume[76].
Pendant qu'Antigone combattait Céraunos et ses alliés, il
venait d'éclater en Grèce une guerre allumée sans doute par Ptolémée
d'Égypte, pour faciliter autant que possible à son frère le maintien de sa
domination sur la
Macédoine ; qui assurait sa propre situation en Égypte. Les
Spartiates envoyèrent partout en Grèce des émissaires chargés d'appeler les
Hellènes à la lutte pour la liberté. Une étrange effervescence se manifesta
partout ; quatre villes achéennes, de la Ligue depuis longtemps dissoute, renouvelèrent
l'ancienne alliance[77] ; à Athènes — Salamine,
le Pirée et Munychie étaient toujours occupés par Antigone — un décret
honorifique proposé par Démocharès ranima le souvenir de Démosthène[78] ; des décrets en
l'honneur d'officiers macédoniens qui, dans le soulèvement de 287, avaient
embrassé la cause de la liberté, furent comme une invitation à suivre cet
exemple[79]
; de grands honneurs furent décernés aux vaillants éphèbes qui avaient gardé
pendant l'année précédente le poste important du Musée, ainsi qu'à leurs
officiers[80]
: il était visible que l'opinion s'échauffait à Athènes. C'est à ce moment
qu'Avens, roi des Spartiates, se mit en campagne avec une armée assez
considérable. Il en voulait aux Étoliens, les alliés d'Antigone ; un arrêt
des Amphictyons contre les Étoliens, qui s'étaient emparés par force du
territoire sacré de Cirrha et l'avaient profané par la culture[81], était le
prétexte de cette guerre. Areus marcha contre Cirrha, détruisit les
semailles, pilla la ville, brûla ce qu'il ne pouvait emporter. Lorsque les
bergers de la montagne virent cette exécution, ils se rassemblèrent au nombre
d'environ 500, tombèrent sur les ennemis dispersés, qui, ne connaissant pas
le nombre des assaillants et saisis d'effroi parce que la fumée qui montait
autour d'eux dans les airs les empêchait de voir au loin, commencèrent à fuir
: 9.000, dit-on, furent massacrés, les autres dispersés. Lorsque, après cette
étrange défaite[82],
les Spartiates firent un appel pour recommencer la guerre, beaucoup de villes
refusèrent leur concours, persuadés que les Spartiates avaient pour but non
la liberté de la Grèce,
mais l'extension de leur puissance. 'foute cette entreprise qui, dans l'état
des choses, aurait pu avoir du succès, échoua par l'inintelligence de cet
orgueilleux roi spartiate, qui étalait sa magnificence et tenait une cour
comme les puissants monarques de nom macédonien. Quelque lourde que semblât
l'oppression aux tenants de la liberté, qui voyaient les créatures d'Antigone
dominer dans leurs cités sous le nom d'administrateurs, phrourarques, tyrans,
les oligarques de Sparte ne surent pas exciter leur enthousiasme ; au lieu
d'obtenir l'alliance des Étoliens, fût-ce au prix de quelques sacrifices, ils
attaquèrent la Ligue,
qui, à partir de cette époque, ne cessa d'être l'ennemie du Péloponnèse.
L'attaque des Spartiates aura suffi sans doute pour
décider à revenir sans retard dans leur pays les Étoliens qui étaient partis
pour la
Macédoine. Du coup, l'entreprise d'Antigone avait échoué[83] ; il dut, pour
le moment, renoncer à disputer la Macédoine à son rival, et se contenter de ce
qu'il possédait encore dans les pays helléniques. Ce n'était rien moins qu'un
empire, une puissance territoriale bien circonscrite ; il n'avait sous son
autorité immédiate que peu de villes ; dans d'autres, il ne possédait que des
amis, un parti, une influence dans chaque ville il avait contre lui un parti
adverse ; il avait contre lui l'avidité de Sparte, que partout il trouvait
sur son chemin, et, derrière Sparte, la puissance de l'Égypte. Tel était dans
ce temps l'état de l'Hellade : partout des partis incessamment occupés h
s'entre-déchirer et à se contrecarrer, uni. situation énervée et énervante,
un ensemble plus que jamais sans unité et sans direction, en pleine
dissolution, un néant politique. Ajoutons à cela une circonstance
remarquable, que nous fait connaître superficiellement une indication isolée
: à l'époque où la Ligue
achéenne fut renouvelée, les villes achéennes avaient été moins encore que les autres éprouvées par les
guerres et la peste[84]. Ces mots nous
permettent. par comparaison, de compléter l'image de la profonde misère de
ces temps, misère politique et morale qui minait la santé des pays grecs. La
peste dévastatrice apparaît, cette fois comme tant d'autres, pour ainsi dire
à l'état de force historique : en même temps effet et cause, elle met fin h
la période de décadence en balayant les restes d'un passé qui s'est survécu
et en faisant place nette pour des organismes nouveaux. Si la peste, pendant
ces années, a épargné les villes de l'Achaïe, c'est que c'est en Achaïe
précisément qu'allait s'éveiller déjà une vie nouvelle pour la Grèce, une vie dont
nous trouvons déjà les germes dans l'alliance des quatre villes.
L'attaque des Spartiates contre Cirrha tomba au moment où
le blé était en herbe. Ce doit avoir été vers le temps où le stratège
Patroclès, qu'Antiochos avait envoyé avec une armée au-delà du Taurus,
arrivait par la Phrygie,
pour rétablir, à ce qu'il paraît, dans les villes grecques du littoral le
pouvoir royal, dont elles avaient sans doute salué la fin lors de
l'assassinat de Séleucos. Héraclée sur le Pont, probablement menacée la
première de son attaque, préféra lui envoyer une députation ; lui, de son
côté, se contenta de conclure un traité de paix et d'amitié avec cette ville
puissante, dans le but, à ce qu'il semble, d'arriver plus tôt aux positions
plus importantes de l'Hellespont. Il poursuivit son chemin à travers la Bithynie.
C'est là, sur le territoire entre le golfe d'Astacos, le
Bosphore et le Pont, que le vieux Zipœtès avait agrandi sa souveraineté dans
de longues luttes contre les villes grecques, Héraclée notamment, contre les
stratèges d'Alexandre, contre Lysimaque, et que, depuis 298/7, il avait pris
le titre de roi[85].
En ce moment régnait son successeur, son fils aîné Nicomède ; celui-ci eut
l'audace de surprendre l'armée de Patroclès, lorsqu'elle vint sur son
territoire, et il l'anéantit complètement. Il devait certainement s'attendre
à un contrecoup terrible de la puissance séleucide ; il se hâla donc de
s'assurer l'assistance des puissants Héracléotes. Il acheta leur amitié par
la restitution de ce que son père leur avait arraché : Tion, à l'est de la
ville sur la côte ; Ciéras, dans l'intérieur ; la côte de Thrace qui s'étend
jusqu'au Bosphore. Mais Zipœtès, sans doute son frère cadet, qui ou bien
avait reçu le territoire thrace comme héritage de son père ou bien s'en
empara alors, résista aux Héracléotes et les combattit avec des chances
diverses.
Si Antiochos avait espéré faire valoir par Patroclès ses
droite jusqu'à l'autre rive de l'Hellespont, il voyait maintenant, par la
défaite de ce dernier, sa puissance complètement paralysée pour l'instant
dans ces régions, et la guerre qu'il avait commencée contre l'Égyptien pour
la possession de la
Cœlé-Syrie occupait là toutes ses forcés ; et cependant il
tenait extrêmement à se maintenir dans les importantes provinces de l'Hellespont.
On nous apprend qu'il fit la paix avec Céraunos ; s'il la fit effectivement,
il dut, reconnaissant la double couronne de ce dernier[86], renoncer à ses
prétentions sur la Thrace
et la Macédoine.
Il avait d'autant plus de raisons de le faire qu'Antigone
était leur ennemi commun : l'attaque par mer de celui-ci contre la Macédoine avait
échoué ; il n'avait pas obtenu plus de résultats sur terre, mais sa flotte
semble être restée dans le voisinage de l'Hellespont. Nous apprenons de bonne
source qu'une guerre avait éclaté entre Antiochos et Antigone ; que les deux
rois avaient fait longtemps des armements, sans en venir aux coups ; que
Nicomède avait pris parti pour Antigone, d'autres pour Antiochos. Ces autres
étaient à coup sûr Zipœtès, peut-être telle ou telle ville grecque, comme,
par exemple, Cyzique avec sa nombreuse flotte. Nous apprenons encore que
Nicomède avait reçu différents secours, en particulier treize trirèmes d'Héraclée
; qu'il avait occupé avec ses vaisseaux une position en face de ceux du
Séleucide, mais que, des deux côtés, on avait évité de livrer bataille.
Peut-être la flotte syrienne tenait-elle l'Hellespont et empêchait-elle, en
se maintenant là, la réunion de la flotte de la Propontide avec celle
d'Antigone, qui pouvait être stationnée à Ténédos.
Ces événements doivent appartenir à l'année 279. La même
année fut décisive pour les destinées de la Macédoine.
Par ses succès sur Antigone et la paix avec Antiochos,
Ptolémée Céraunos avait assez rapidement consolidé sa puissance en Macédoine
et en Thrace. Mais il avait encore à compter avec les prétentions des enfants
de sa demi-sœur Arsinoé et de Lysimaque. Le plus âgé de ces derniers,
Ptolémée, avait fait alliance avec le prince illyrien Monounios et avait
envahi la Macédoine[87] ; nous ne
connaissons pas l'issue de la lutte. Céraunos choisit une voie plus
mystérieuse pour se débarrasser du prétendant et entrer en possession de
Cassandria, où résidait Arsinoé. Il fit proposer à la reine une de ces unions
qui, selon les mœurs égyptiennes, n'avaient rien de choquant. Une femme aussi
experte en intrigues ne pouvait manquer de pénétrer les intentions de son
frère. Elle avait tout osé pour ses fils, même le forfait le plus
épouvantable ; devait-elle maintenant s'engager dans un mariage qui ôterait
certainement à ses enfants leur dernier espoir de rentrer en possession du
royaume paternel ? Ptolémée lui fit dire qu'il voulait gouverner en commun
avec ses fils ; il n'avait pas combattu contre eux pour leur enlever leur
royaume, mais pour le leur rendre ; elle n'avait qu'à envoyer un ami fidèle
en présence duquel il confirmerait ses paroles par les serments les plus
sacrés. La reine hésita longtemps ; pleine d'anxiété en songeant au caractère
farouche et vindicatif de son frère, trop faible pour opposer une sérieuse
résistance, elle se résolut enfin à accepter la proposition. Le roi, dans un
temple, en présence d'un envoyé de sa sœur, jura que la demande qu'il faisait
de la main de la reine était sérieuse ; qu'elle serait son épouse et reine ;
qu'il ne contracterait pas d'autre mariage et n'aurait pas d'autres enfants
que les siens. La reine arrive ; Ptolémée la reçoit avec une tendresse
affectée ; des noces splendides sont célébrées ; dans l'assemblée générale,
il la pare du diadème et fait proclamer qu'elle est la reine de Macédoine.
Elle, à son tour, l'invite à venir dans sa ville de Cassandria et prend les
devants pour tout préparer : les temples et les rues sont ornés de guirlandes
; partout près des temples les victimes attendent ; ses deux fils, Philippe
et Lysimaque, couronnés de fleurs et revêtus d'habits de fête, courent
au-devant du roi pour le recevoir. Il embrasse les enfants et les caresse ;
aussitôt qu'il est arrivé à la porte du château, il fait occuper par ses
satellites la cour, les abords et la muraille, et donne l'ordre de mettre les
enfants à mort. Ceux-ci fuient dans l'intérieur du château auprès de leur
mère et cherchent un asile sur ses genoux, mais les assassins les ont suivis
et les massacrent, au milieu des baisers, des cris de douleur de leur mère,
qui se jette en vain au-devant des poignards. Elle s'enfuit avec deux servantes
dans l'île sainte de Samothrace, à qui elle avait fait du bien au temps de sa
prospérité[88].
C'est alors que s'éleva sur le Danube la terrible tempête
qui devait fondre d'abord sur les versants méridionaux de l'Hæmos, puis se
décharger en coups formidables jusqu'au cœur de l'Hellade et de
l'Asie-Mineure.
Des peuplades celtiques avaient pénétré depuis trois ou
quatre générations jusque vers l'Orient, dans les pays de population
illyrienne. Le monde grec septentrional sentit le premier effet de cette
poussée lorsque les Triballes, franchissant les montagnes, pénétrèrent au sud
jusqu'à Abdère ; ils avaient été chassés de leur ancien séjour sur la Morava par les
Autariates, qui avaient été eux-mêmes refoulés, parait-il, par les Celtes ;
ils avaient dû rebrousser chemin près d'Abdère et n'étaient pas rentrés dans
leur ancien territoire, mais s'étaient établis plus à l'est, entre le Timok
et le Danube, en déplaçant les Gètes. Les progrès du royaume de Macédoine
depuis le commencement du règne de Philippe forcèrent aussi les peuples du
Nord à se tenir de plus en plus tranquilles : lorsqu'en 335 Alexandre était arrivé
jusqu'au Danube, après ses rapides victoires sur les Triballes et les Gètes,
les Celtes voisins avaient aussi envoyé auprès de lui ses ambassadeurs et.
conclu avec lui un traité d'amitié[89]. C'est alors que
le mouvement des peuples celtiques, se tourna avec plus de violence contre
l'Italie : alors viennent ces horribles expéditions de brigandage poussées
par-dessus l'Apennin jusqu'à Tarente, qu'un grand historien a appelées la
première étape de la destruction de la prospérité primitive de l'Italie. Au
bout des dix premières années de l'époque des Diadoques, les tribus
orientales des Celtes semblent être revenues à leur agitation ; poussés par
elles, paraît-il, les Autariates abandonnèrent leur territoire, qui avait appartenu
autrefois aux Triballes, sur la
Morava, et Cassandre les établit dans les monts Orbélos[90]. Mais lorsqu'en
Italie, après de longues luttes, les Senones et les Boïens eurent été défaits
par les Romains dans une grande bataille en 284 et dans une seconde l'année
suivante, comme la puissance de ces derniers et leurs établissements
s'avançaient irrésistiblement au-delà de l'Apennin jusqu'à l'Adriatique, des
masses de plus en plus compactes paraissent avoir quitté l'Italie et s'être
déversées dans les régions illyriennes. Les principautés d'Illyrie et de
Thrace, les Autariates, Dardaniens et Triballes au premier rang, derrière eux
les Péoniens, les Agrianes et les Gètes, ne furent pas assez fortes pour
arrêter l'inondation ; un afflux venu des pays parcourus et dévastés ne fit
qu'augmenter la violence de cet effroyable déluge. La rapide décadence du
royaume de Macédoine après le Poliorcète, les guerres de Pyrrhos, d'
Antigone, de Lysimaque pour sa possession, les luttes de Lysimaque d'abord
contre les Gètes, ensuite contre Séleucos, la terrible fin de ce dernier,
ébranlèrent complètement le boulevard qui défendait lé monde hellénique et
hellénistique contre les Barbares du Nord.
Les Celtes n'ont sans doute pas tardé à connaître cet état
de choses. Leur première grande expédition de brigandage fut dirigée, non pas
vers le sud, dans le royaume de Pyrrhos[91], mais vers
l'est, contre la
Thrace. Cambaulès entra dans la vallée de l'Hèbre ; mais là
il apprit combien les Grecs étaient forts et puissants, et, comme ses bandes
n'étaient pas assez nombreuses, il n'osa pas pénétrer plus loin[92].
C'est alors que commença ce temps d'épouvantable
confusion, la lutte de Céraunos contre Antigone et contre Antiochos, la levée
de boucliers d'Areus de Sparte, le passage de Pyrrhos en Italie ; mais ce qui
dut agir davantage encore, ce sont les récits de ceux qui étaient partis avec
Cambaulès : c'était merveille de voir la richesse de ces pays des Grecs, des
ornements d'or dans les temples, de riches mobiliers dans les maisons
privées, de belles femmes partout. Un peuple innombrable accourut pour de
nouvelles incursions[93]. Divisés en
trois bandes, ils partirent de leur pays en 279 : l'une, sous Céréthrios, se
dirigea vers l'est, contre le pays des Triballes et des Thraces ; une
seconde, sous Brennos et Acichorios[94], contre la Péonie ; une
troisième enfin, sous Bolgios, contre l'Illyrie et la Macédoine.
Il eût fallu toutes les forces de la Macédoine pour
leur barrer le chemin[95] Mais Ptolémée
Céraunos avait envoyé une partie de ses troupes avec Pyrrhos en Italie ; avec
ce qui lui restait, il était en campagne contre Monounios, auprès duquel
Ptolémée, fils de Lysimaque, avait trouvé un asile. Lorsque Monounios et les
Dardaniens, à l'effrayante nouvelle du départ des Celtes, envoyèrent des
ambassadeurs au roi de Macédoine pour lui offrir la paix et une alliance,
avec la coopération de 20.000 soldats, il repoussa leur offre : c'en serait
fait de la
Macédoine, si le peuple qui avait subjugué tout l'Orient
avait besoin du secours des Dardaniens pour la défense de ses frontières.
Déjà le torrent des hordes celtiques, conduites par
Bolgios, se répandait sur l'Illyrie, et s'approchait de la frontière
occidentale de la Macédoine. Ptolémée se moqua de l'offre qu'ils
firent d'épargner la
Macédoine si on voulait leur payer un tribut : c'était l'effet
de la terreur inspirée aux Celtes par les armes macédoniennes ; il ne leur
accorderait la paix qu'à condition qu'ils livreraient leurs princes comme
otages et remettraient leurs armes. Peu de jours après, les Celtes sont sur
le territoire macédonien. En vain les amis du roi lui conseillent de ne pas
livrer de bataille avant d'avoir concentré toutes ses troupes : avec une
folle témérité, il s'avance au-devant d'un ennemi supérieur en nombre et
risque la bataille. Les Macédoniens ne peuvent résister à la supériorité
numérique des Barbares, à leur impétuosité ; ils reculent ; l'éléphant qui
porte le roi tombe blessé ; le roi lui-même, criblé de blessures, tombe
respirant encore entre les mains des Celtes, qui l'égorgent et portent, comme
un trophée de victoire, sa tête au bout d'une lance[96] ; l'armée est en
partie massacrée, en partie faite prisonnière ; sans plus trouver de
résistance, la horde sauvage se répand dans le pays et le pille. Seules les
murailles des villes, que les Barbares ne savent pas prendre d'assaut,
offrent encore quelque protection : le plat pays est tout entier en leur
pouvoir ; ils y exercent, selon leur horrible coutume, le pillage, l'incendie
et le meurtre ; l'amour le plus effréné du butin est le seul sentiment qui
les conduise.
Après la mort de Ptolémée[97], son frère
Méléagre prit la couronne. Il n'était pas capable de sauver le pays : les
Macédoniens le détrônèrent deux mois après, et, comme il n'y avait pas
d'autre héritier du 'sang royal, ils proclamèrent roi Antipater, le neveu du
roi Cassandre. Ce n'était pas non plus l'homme de la situation. Sosthène, un
noble Macédonien, le força à renoncer à la couronne ; il appela aux armes
tous ceux qui étaient propres au service ; il combattit avec un courage
infatigable coutre les hordes dispersées pour piller ; il les repoussa de
plus en plus loin et délivra le pays : lorsque l'armée le salua du nom de
roi, il refusa de prendre une couronne aussi trompeuse qu'enviée et se
contenta du titre de stratège des Macédoniens[98].
Dans ces temps de détresse, alors que chaque ville était
réduite à elle-même, Apollodoros avait à Cassandria le gouvernement de la
ville : le péril général le mit à même de s'arroger un pouvoir absolu ;
accusé de tendre à la tyrannie, il s'abaissa aux plus humbles prières. Une fois
acquitté, il joua le rôle de protecteur de la liberté et feignit une haine
profonde pour les tyrans ; il proposa une loi pour chasser de la ville
Lacharès, l'ancien tyran d'Athènes, qui, après la mort de Lysimaque, fuyant
de pays en pays, était venu se réfugier là : il l'accusait d'avoir conclu
avec le roi Antiochos une alliance dirigée contre la liberté de la ville.
Comme un de ses partisans proposait de lui donner une garde du corps, il s'y
opposa lui-même ; il institua une fête en mémoire de la reine Eurydice, qui
avait proclamé la liberté de Cassandria, et il obtint que la garnison que
Ptolémée Céraunos avait placée dans la citadelle sortit librement pour aller
à Pallène et que des terres lui fussent assignées dans cette presqu'île.
Lorsqu'il crut avoir conquis suffisamment la confiance des citoyens, il se
mit à l'ouvre ; il fit, au dire des auteurs, tuer un jeune garçon, mêler son
sang au vin et rôtir sa chair ; il servit dans un repas à ses amis de cette
chair et de ce vin, afin d'être assuré de leur fidélité par leur
participation à ce forfait mystérieux et épouvantable. C'est avec ces
complices qu'il s'empara de la tyrannie et qu'il l'exerça : en fait de
cruautés et d'horreurs, il dépassa tout ce qu'on avait fait avant lui. Il,
prit à sa solde des Celtes, qui, par leur barbarie, étaient aptes à devenir
les ministres sanguinaires de sa cruauté. Les concussions, les exécutions,
les débauches les plus abominables purent s'abriter en toute sécurité sous
leur protection ; la populace, gorgée et flattée par le tyran, voyait avec
plaisir l'oppression et l'arrogance qu'il faisait peser sur les riches ; un
Sicéliote. Calliphon, qui avait appris les procédés du despotisme à la cour
des tyrans de Sicile, était son conseiller : c'était pour eux un plaisir de tuer,
de mettre à la torture des femmes et des vieillards, pour leur faire
découvrir la cachette où ils avaient déposé leur or et leur argent ;
l'élévation de la solde attirait des Celtes de plus : en plus nombreux, qui,
avec la populace assauvagie, étaient les suppôts du tyran[99]. C'est là tout
au moins un exemple de ce qu'était la situation de la Macédoine un an
après l'invasion des Celtes.
Les Celtes, qui en 270 étaient sortis de chez eux non pour
chercher une nouvelle patrie, mais pour conquérir du butin[100], s'étaient
retirés en grande partie après avoir dévasté et pillé la Macédoine ;
également Brennos et Acichorios avaient quitté la Péonie : Céréthrios, dont l'expédition avait
été dirigée sur la Thrace,
semble avoir fait de même. On profita du repos de l'hiver pour préparer de
nouvelles incursions ; Brennos était dévoré d'envie en voyant que Bolgios
avait rapporté de Macédoine un butin plus riche que le sien ; il ne cessait
de recommander, dans les assemblées du peuple et dans les conseils tenus avec
les chefs, une expédition dans les pays grecs qui n'avaient pas encore été
pillés. Il amena, dit-on, dans l'assemblée des prisonniers grecs de petite
taille, misérablement vêtus, avec les cheveux coupés ras, puis il fit placer
à côté d'eux des Celtes de haute taille couverts de leurs armes : il n'y
avait, disait-il, qu'à marcher contre ces êtres chétifs pour les battre :
immenses étaient les trésors qu'ils possédaient, les ex-votos en or dans
leurs temples, les ustensiles d'argent dont ils se servaient dans leurs banquets[101]. Aussi une
nouvelle expédition fut-elle résolue ; d'énormes masses armées se
rassemblèrent, 152.000 hommes à pied, dit-on, et 20.400 cavaliers, dont
chacun était accompagné de deux valets armés, au total, une armée de plus de
200.000 combattants, sans compter les femmes, les enfants et les vieillards[102]. C'est au
printemps de 278 qu'ils se mirent en route. Une fois sur le territoire des
Dardaniens, une troupe de 20.000 hommes, sous Léonnorios et Lotarios, se
détacha, par mésintelligence, de la masse principale et prit la direction de
l'est ; Brennos, avec le reste de l'armée, marcha vers le sud pour atteindre
la Macédoine[103].
Sosthène appela les Macédoniens aux armes et se défendit
contre ces redoutables ennemis ; ce n'est pas sans avoir subi des pertes considérables
qu'ils continuèrent leur marche vers la Thessalie[104].
La
Grèce apprit avec épouvante l'approche des Barbares ; on se
hâta de faire des armements. C'est aux Thermopyles qu'on voulait marcher
contre l'ennemi : il semblait que là il était possible de le repousser. Il
fallait cette frayeur extrême et le danger commun pour grouper ceux qui se
sentaient les premiers menacés ; les Péloponnésiens restèrent chez eux, en se
disant que les Barbares n'avaient pas de vaisseaux pour passer jusque chez
eux, et qu'ils défendraient aisément la route de terre derrière les murailles
et les retranchements de l'Isthme[105]. Parmi les
Hellènes d'au-delà de l'Isthme, les Béotiens mirent sous les armes 10.000
hoplites et 500 cavaliers ; les Phocidiens, 3.000 hoplites et 500 cavaliers ;
les Locriens Opontiens, 700 hommes d'infanterie ; les Mégariens, 400 hommes
et quelques cavaliers ; les Étoliens, 7.000 hommes pesamment armés, avec des
troupes légères et des cavaliers en nombre considérable[106] ; ce sont eux
qui fournirent le plus grand nombre de soldats ; d'Athènes vinrent 1.000
hommes d'infanterie et 500 cavaliers, et en outre, toutes les trirèmes qui
pouvaient prendre la mer[107]. L'armée alliée
reçut, en fait de troupes royales, 500 hommes d'Antiochos sous Télésarchos,
et 500 d'Antigone sous Aristodémos. Même en tenant compte de ce que la partie
de la Grèce
dont les villes prirent part à cette guerre était précisément celle qui avait
été le plus durement éprouvée par la peste, il faut avouer que le nombre des
troupes mises en campagne était peu considérable ; dans la guerre Lamiaque,
Athènes avait encore pu mettre sur pied un effectif plus que quadruple ; mais
il faut dire que, du moment que les citoyens ne prenaient plus les armes et
que l'État engageait des mercenaires, les caisses publiques n'étaient
certainement pas en mesure de fournir davantage[108].
Lorsque cette armée hellénique, forte à peine de 30.000
hommes, fut réunie aux Thermopyles, arriva la nouvelle que les Celtes avaient
pénétré dans la
Phthiotide. Des troupes légères et des cavaliers furent
envoyés sur le Sperchios, pour démolir les ponts et mettre le plus
d'obstacles possible an passage. Brennos arriva ; voyant que le rivage opposé
était occupé, il envoya à l'entrée de la nuit 10.000 hommes, pour franchir le
fleuve plus bas, à l'endroit où il coule lentement à travers des marais et
des prairies ; le lendemain matin, ils étaient tous de l'autre côté, et
l'avant-garde hellénique se retira en toute hâte. Alors Brennos obligea les
riverains du Sperchios à établir de nouveaux ponts à la place de ceux qui
avaient été rompus : ils s'acquittèrent rapidement de cette besogne, non
seulement par crainte dés Barbares, mais aussi dans l'espoir d'être bientôt
débarrassés d'eux. Aussitôt les Celtes franchirent le fleuve et marchèrent sur
Héraclée ; ils pillèrent et dévastèrent les environs, tuant les habitants
dans la campagne ; des déserteurs vinrent du camp des Hellènes, rapportant
que le défilé était barré et rempli de troupes de telle et telle ville. Sans
perdre son temps à essayer de prendre d'assaut Héraclée, qui, quoique hostile
aux Étoliens parce qu'ils l'avaient forcée à adhérer à leur Ligue, était
néanmoins prête à se défendre avec acharnement, Brennos marcha en toute hâte
vers le défilé. Il s'y engagea une chaude bataille ; protégés par leur
position autant que par leurs lourdes armures, appuyés par les vaisseaux qui
s'étaient approchés aussi près que possible du rivage et lançaient des
projectiles de toute nature, les Hellènes défendirent le passage avec succès
; les Celtes furent forcés de battre en retraite.
Sept jours après, Brennos essaya de s'emparer du sentier
qui d'Héraclée conduit de l'autre côté de l'Œta ; un riche temple d'Athéna,
situé sur le sommet de la montagne, promettait un butin satisfaisant, mais le
général d'Antiochos, Télésarchos, défendit le chemin avec le plus grand
courage : il tomba, mais les Celtes durent reculer. Ces inutiles efforts les
fatiguaient ; du reste, tout le pays d'alentour était épuisé. Brennos savait
que les Étoliens formaient la partie la plus nombreuse de l'armée ennemie ;
s'il pouvait les forcer à rentrer dans leur pays, la prise des Thermopyles
était à peu près certaine. Il envoya 40.000 hommes en arrière, sous
Orestorios et Comboutis, pour franchir le Sperchios et envahir l'Étolie par la Thessalie. Ils
pénétrèrent jusqu'au bourg étolien de Callion, où ils commirent des atrocités
inouïes : le meurtre, l'incendie, le viol, furent exercés avec une fureur
sauvage ; on dit même qu'ils burent le sang des victimes ; ils se
répandirent, pillant et incendiant, dans les vallée :s du pays. A cette
nouvelle, les Étoliens qui se trouvaient aux Thermopyles rentrèrent au plus
vite dans leur pays ;les citoyens de Patræ vinrent de l'Achaïe à leur secours
; femmes, vieillards, enfants prirent les armes ; on occupait les chemins
creux par où les Celtes étaient obligés de passer ; on tombait sur eux avec
une fureur toujours nouvelle : on dit que la moitié des ennemis périt pendant
la retraite.
Cependant l'armée principale des Celtes était toujours
devant les Thermopyles : les Héracléotes et les Ænianes, pour se débarrasser
des Barbares, s'offrirent alors à leur montrer un chemin pour franchir l'Œta
; c'était le même qu'Éphialte avait montré aux Perses deux cents ans
auparavant. Favorisé par le brouillard, Brennos, accompagné d'une troupe
choisie, commença à escalader la montagne : la masse principale, sous
Acichorios, resta en arrière sur le territoire des Ænianes. Les Phocidiens,
qui occupaient le chemin, ne virent l'ennemi que quand il fut tout près
d'eux. Leur résistance fut courageuse — l'Athénien Cydias tomba ici en
combattant vaillamment au premier rang —, mais elle fut inutile ; les Celtes
descendirent la montagne comme un torrent furieux, et les Grecs, complètement
tournés dans le défilé, n'eurent d'autre ressource que de se sauver sur les
trirèmes athéniennes : les troupes helléniques se dispersèrent pour aller
défendre leur propre pays.
C'est alors que le torrent dévastateur des Barbares se
répandit sur la Grèce
: d'un côté Brennos[109], d'un autre
Acichorios avec le reste de l'armée et les bagages. Les trésors du temple de
Delphes excitaient leur convoitise. Les Phocidiens de toutes les villes se
réunirent en grande hâte ; ils virent se ranger sous leurs drapeaux 400
Locriens d'Amphissa, 200 Étoliens, prêts à défendre le temple ; le plus grand
nombre des Étoliens se mit en marche pour surprendre la multitude chargée de
butin que commandait Acichorios et lui enlever dans des attaques répétées une
partie des trésors ; pendant ce temps, Brennos continuait de marcher sur
Delphes.
Les événements qui se passèrent là ont été ornés par les
Grecs de légendes miraculeuses. Une tourmente de neige en plein été, un
tremblement de terre, des orages épouvantent l'esprit des Barbares, au moment
où ils s'approchent en sacrilèges du sanctuaire du dieu ; des flammes tombent
du ciel pour les exterminer ; des héros sortent du sein de la terre pour les
effrayer de leurs redoutables menaces ; c'est avec le concours des dieux que
les Hellènes réconfortés combattent pendant toute la journée : à l'entrée de
la nuit, ils se retirent à Delphes. Mais le dieu combat pendant la nuit pour
son sanctuaire ; des blocs de rochers roulent du sommet du Parnasse sur les
Barbares et les écrasent par centaines ; des tourbillons de neige leur fouettent
le visage. Mais eux, ne reconnaissant pas la présence de la divinité,
renouvellent le combat le lendemain matin ; les Grecs sortent de la ville,
des gorges de la montagne, et attaquent les Barbares de flanc et par derrière
; les dieux eux-mêmes, Apollon, Artémis, Athéna, se mêlent aux combattants en
poussant des cris de guerre. Une terreur panique s'empare des Barbares ;
clans leur fureur aveugle, ils tournent leurs armes les uns contre les autres
; Brennos tombe frappé mortellement et toute l'armée des Celtes est anéantie
; des milliers d'hommes qui étaient venus là, il n'en reste pas un seul en
vie.
Tel est le récit des Grecs, qui, s'il est poétique, n'est
pas conforme à la vérité. Ce qui est vrai, c'est que les Celtes reçurent un
coup terrible à Delphes ; les difficultés du terrain, le mauvais temps, la
bravoure incontestable des quelque quatre mille défenseurs du lieu saint
durent causer la mort d'un grand nombre d'entre eux ; maintenant que Brennos
était tombé, ils se hâtèrent de suivre le conseil de leur chef mourant et de
battre en retraite[110]. Mais la masse
de ces Barbares n'avait pas cessé d'être redoutable ; l'année restée sur le
Sperchios n'était pas anéantie ; des bandes isolées paraissent avoir
longtemps encore infesté les passages et les routes de la Grèce[111]. De la bande
venue à Delphes, une partie — on les appelle Tectosages — rentrèrent, dit-on,
dans leur lointaine patrie[112]. D'autres, sous
Comontorios et Bathanatos, chargées d'un riche butin, reprirent le chemin par
lequel elles étaient venues, dans la direction des passages du nord,
attaquées à chaque pas par ceux qu'elles avaient maltraités. Arrivées là,
elles se séparèrent dans le pays des Dardaniens ; celles qui étaient
commandées par Bathanatos allèrent en Illyrie et s'établirent à l'endroit où la Save se jette dans le
Danube : les autres, sous Comontorios, anéantirent la puissance des Triballes
et des Gètes et fondèrent le royaume de Tylis sur les deux versants de
l'Hæmos[113].
Enfin l'essaim qui, dès le printemps, s'était détaché de
la masse principale sous Lotarios et Léonnarios traversa la Thrace, en la dévastant,
levant des tributs sur ceux qui demandaient la paix, écrasant ceux qui
essayaient de résister, et arriva jusque dans les environs de Byzance. La
riche et puissante cité essaya la lutte sans succès ; elle dut s'obliger à
payer tribut : les villes amies lui envoyèrent à cet effet des cotisations ;
Héraclée fournit 4.000 statères. Les hordes celtiques continuèrent leur
course en mettant à contribution les riches cités du littoral de la Propontide, et
ramassèrent tout le butin qu'elles purent ; elles entendirent parler d'une
manière si séduisante de la richesse de la côte opposée qu'elles résolurent
d'y passer ; elles prirent Lysimachia par un coup de main, dévastèrent
ensuite la
Chersonèse, d'où elles voyaient çà et là, comme au-delà
d'un fleuve, les riches cultures du rivage asiatique[114]. Mais Byzance refusa
de fournir des vaisseaux pour le passage : Antipater, le stratège de la rive
opposée, ne se prêta pas davantage à les passer. Alors la plus grande partie
de l'expédition, sous Léonnorios, revint sur ses pas vers Byzance ; pendant
ce temps, Loutarios s'emparait des deux trirèmes et des deux yachts
qu'Antipater avait fait aborder sous prétexte d'escorter son ambassadeur, et
passait sa bande de l'autre côté, pour s'établir d'abord solidement à Ilion
et pour commencer de là ses razzias en Asie[115].
Comme il résulte d'un renseignement fourni en passant
qu'en cette année Antigone a fait la guerre à Antiochos en Asie, comme un
deuxième nous apprend qu'Antigone a pu disposer de Pitana en Éolide, comme
nous trouvons même des traces d'une bataille navale qui a donné une tournure
favorable aux affaires d'Antigone[116], l'attitude du
stratège syrien sur l'Hellespont permet de supposer que la guerre des deux rois
était déjà terminée et qu'une paix avait été conclue entre eux : c'est sans
doute dans les stipulations de ce traité qu'Antigone renonça à ses
prétentions et à ses garnisons en Asie, qu'Antiochos le reconnut en retour
comme ayant seul des droits sur la couronne de la Macédoine et qu'il
lui fiança sa sœur Phila[117].
En effet, depuis le terrible mouvement des Celtes refluant
de l'Hellade, la
Macédoine était en proie au plus affreux désordre. Sosthène
était mort ; plusieurs prétendants s'étaient levés à la fois pour
s'approprier le pays ou quelques-unes de ses parties : on cite parmi eux
Antipater, Ptolémée, Arrhidæos[118]. La Macédoine
n'aurait pas pu se sauver par ses propres forces, encore moins la Thrace.
Après cela,. nous trouvons Antigone avec sa flotte et ses
éléphants près de Lysimachia ; on ne nous dit pas comment il y est arrivé,
mais il est certain-que ce fut après que Loutarios fut passé à Ilion. A
Lysimachia, le roi reçoit des ambassadeurs des Celtes (de Comontarios, à ce qu'il paraît) qui lui offrent de lui
vendre la paix ; il accueille les ambassadeurs avec beaucoup de magnificence,
leur montre ses vaisseaux de guerre, ses éléphants de guerre. A leur retour,
les ambassadeurs rapportent qu'ils ont vu des trésors dans le camp royal, et
qu'ils Sont gardés avec la dernière négligence. Ce récit réveille la cupidité
des Barbares, qui partent pour surprendre un si riche butin ; trouvant le
camp sans enceinte, sans gardes, abandonné comme par une fuite précipitée,
ils y pénètrent d'abord avez circonspection, craignant une trahison, puis le
pillent sans être dérangés, après quoi, ils se tournent vers les vaisseaux et
se mettent également à les piller ; puis, surpris tout à coup par les
rameurs, par les troupes qui reviennent en toute hâte, paralysés par une
sorte de terreur panique, ils sont massacrés[119].
La victoire de Lysimachia a ouvert à Antigone le chemin de
la Macédoine
; il peut, jusqu'à nouvel ordre, abandonner la Thrace aux Barbares de
Tylis.
Il entreprit de mettre fin à l'anarchie en Macédoine[120]. Il prit à sa
solde une bande de Celtes sous Bidorios, celle peut-être qui, après leur
retraite de Grèce, était restée en Macédoine, et qui, après la malheureuse
journée de Lysimachia, aima mieux gagner de l'argent que subir une seconde
défaite : une pièce d'or par homme, telle était la convention. De tous les
prétendants, Antipater semble avoir seul essayé de résister. Après qu'il eut
été battu, les 9.000 Celtes demandèrent la solde convenue, une pièce d'or,
même pour les non-valeurs, les femmes et. les enfants ; ayant subi un refus,
ils commencèrent à proférer des menaces, puis Antigone envoya après eux : les
chefs crurent sans doute qu'il les craignait et qu'il se décidait à payer ;
ils vinrent auprès de lui, et, une fois qu'ils furent en son pouvoir, ils se
laissèrent marchander ; on s'arrangea avec eux pour trente talents, une pièce
d'or par homme[121].
Suivant l'exemple d'Antigone, Nicomède invita à venir en
Asie la bande de Léonnorios, qui pendant longtemps avait été un assez lourd
fardeau pour le territoire de Byzance ; il la prit à sa solde ainsi que celle
de Loutarios, pour en finir enfin avec Zipœtès. Le traité, que les dix-sept
chefs jurèrent avec lui, portait qu'ils lui seraient fidèles à perpétuité, à
lui et à ses successeurs, qu'ils n'entreraient au service de personne sans son
aveu, qu'ils auraient les mêmes amis et les mêmes ennemis que lui, mais que
tout particulièrement ils seraient prêts à secourir les Byzantins, les Héracléotes,
les Calchédoniens, les Tianiens et les Ciéraniens. Ce sont eux qui restèrent en
Asie-Mineure sous le nom de Galates et qui furent longtemps encore la terreur
de leurs voisins, au près et au loin.
Lorsque la Macédoine se retrouva unie et réglée sous le
gouvernement d'Antigone, les Celtes en Thrace et sur le Danube furent forcés
de se tenir tranquilles. Dans l'Hellade, on célébra surtout les journées de
Delphes ; après les dieux, c'étaient les Étoliens et Athènes qui avaient
sauvé l'Hellade. Nous avons des restes d'une inscription athénienne qui
contient la proposition de Cybernis, dont le père Cydias était tombé aux Thermopyles
; nous y lisons : Attendu que les Étoliens ont
résolu de fonder des fêtes et des jeux en l'honneur de Zeus Soter et
d'Apollon Pythien, en souvenir des luttes contre les Barbares qui étaient
venus attaquer les Hellènes et le sanctuaire d'Apollon commun à tous les
Hellènes et contre lesquels le peuple d'Athènes a aussi envoyé les soldats
d'élite et les chevaliers, afin de prendre part aux combats qui ont eu pour
but le salut commun, et attendu que la Ligue des Étoliens et son stratège ont envoyé
dans ce but une ambassade à Athènes... Suivent quelques fragments,
dans lesquels il parait être question de luttes ou concours poétiques
qu'Athènes aurait ajoutés au programme. Cette merveilleuse délivrance a été
célébrée également par de nombreuses offrandes et œuvres d'art[122]. Pausanias
décrit, parmi les statues votives de Delphes, celles des Étoliens : statues
d'Apollon, d'Artémis, d'Athéna, qui ont combattu contre les Celtes. On croit
reconnaître dans l'Apollon du Belvédère une copie d'une de ces offrandes[123].
Avec la fin de l'invasion celtique, notre récit est arrivé
à un point qui clôt, à un certain point de vue, l'antistrophe de l'époque
d'Alexandre.
La
Macédoine, après les vicissitudes inouïes de sa puissance,
est ébranlée jusque dans ses fondements ; son antique énergie nationale et sa
situation intérieure sont profondément altérées. En Thessalie et dans les
pays en deçà des Thermopyles, la peste et l'invasion celtique ont, après les
luttes sans fin des partis à l'intérieur et des chefs militaires au dehors,
renversé les derniers restes de l'ordre et de la stabilité d'autrefois.
D'autres éléments historiques s'avancent au premier plan ; la Ligue des Achéens est
fondée ; celle des Étoliens accroît rapidement son importance : ces deux
ligues et la royauté à Sparte, qui passe par une transformation radicale,
sont les noms qui vont dominer désormais la vie politique de l'Hellade. On
sent qu'une ère nouvelle a commencé ; les guerres qui occupent encore Pyrrhos
en Italie appartiennent déjà par leur caractère à la période suivante,
pendant laquelle la puissance de Rome commencera à peser sur le monde
hellénique et hellénistique.
La
Macédoine restaurée par Antigone aura à lutter encore une
fois pour son existence, puis, sous son habile direction, elle prendra une
assiette solide et la gardera durant trois générations consécutives. L'empire
thrace de Lysimaque a disparu sans laisser le moindre vestige. L'empire
celtique de Tylé en détient la partie continentale, tandis que les villes helléniques
du littoral, depuis l'Hellespont jusqu'à l'embouchure du Danube, maintiennent
leur liberté ; et, quoique ce soit souvent au prix des plus grands efforts,
quoique plus souvent encore elles soient en querelle les unes avec les
autres, elles sont toutes riches et puissantes par le commerce florissant
qu'elles savent conserver entre leurs mains.
En Asie-Mineure, la souveraineté de Pergame commence à
prendre forme ; après une grande victoire sur les Galates, elle se parera du
diadème et verra grandir son importance comme puissance hellénistique,
intermédiaire entre l'Orient et l'Occident. Les autres pays de l'Asie-Mineure
appartiennent les uns à des princes indigènes, comme la Bithynie, la Cappadoce, le Pont,
l'Arménie, les autres à l'empire des Séleucides ; des villes helléniques du
littoral et des îles voisines, plusieurs tomberont, en gardant toutefois une
liberté nominale, sous la suzeraineté du Lagide ; seule, Rhodes se maintient
dans une sage indépendance entre les petites et les grandes puissances
hellénistiques. L'Asie supérieure, depuis le Taurus jusqu'à l'Inde, est tout
entière au pouvoir des Séleucides ; le temps n'est pas encore venu où les
peuples du haut Iran et de la
Bactriane, plus rebelles à l'esprit occidental, se
sépareront violemment de la
Syrie complètement hellénisée. Le royaume d'Égypte,
gouverné maintenant par Ptolémée Philadelphe, est le plus solidement
constitué ; bientôt il aura à éprouver sa force dans de nouveaux combats avec
les Séleucides, dans la lutte pour la possession de la Cœlé-Syrie.
La question qui domine toute la politique dans l'âge des
Diadoques, celle de savoir si l'on peut conserver l'empire d'Alexandre et son
unité, et par quels moyens, n'existe plus ; toutes les solutions, toutes les
formes possibles, tous les équivalents ont. été essayés en vain :
l'impossibilité de réunir politiquement les peuples de l'Orient et de
l'Occident en un empire, en une monarchie universelle, est démontrée ; la
critique de ce qu'Alexandre a voulu, de ce qu'il a essayé de créer, est arrivée
à son terme. Ce qui subsiste seul, Ce qui grandit et s'élargit sans cesse,
comme l'onde sur les flots ébranlés, c'est le résultat des audaces créatrices
de son idéalisme dédaigneux de tout ménagement, c'est ce qu'il a voulu donner
comme instrument et comme soutien à son œuvre, c'est la fusion de l'esprit
hellénique avec celui des peuples de l'Asie, la création d'une nouvelle
civilisation commune à l'Occident et à l'Orient, l'unité du monde historique
dans le cadre de la, culture hellénistique.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
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