HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME DEUXIÈME. — HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (DIADOQUES)

LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE QUATRIÈME (306-302).

 

 

L'année des rois. - Situation d'Antigone. - Armements contre l'Égypte. - Expédition de l'armée et de la flotte. - Tentatives de débarquement. - Retraite d'Antigone. - L'État rhodien. - Brouille entre Antigone et les Rhodiens. - Armements à Rhodes. - Débarquement de Démétrios. - Siège de Rhodes. - Paix avec les Rhodiens. - Pyrrhos roi d'Épire. - La démocratie restaurée à Athènes. - Démocharès. - La loi de Sophocle. - Attaque de Cassandre contre Athènes. - Débarquement de Démétrios à Aulis - Son séjour durant l'hiver à Athènes. - Son expédition dans le Péloponnèse et à Corcyre. - Démétrios à Athènes.

Antigone portait donc la couronne royale, mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût réuni tout l'empire sous sa main. Il avait espéré que Ptolémée, après la destruction complète de sa puissance maritime, renoncerait à toute résistance ultérieure, qu'il le reconnaîtrait, lui et la royauté restaurée, et se soumettrait à sa puissance. Mais Ptolémée, maitre d'un pays riche, admirablement gouverné, dévoué à sa personne, ne se sentait pas le moins du monde anéanti. Il n'avait jamais eu pour but de devenir le maitre de l'ensemble, mais il était prêt à combattre à outrance pour être et rester maitre de la portion qui lui était échue, maître dans le sens et l'étendue de la puissance qu'Alexandre avait pu avoir sur le tout. Lorsque la nouvelle parvint en Égypte qu'Antigone avait été proclamé roi par son armée, les troupes du Lagide, dit-on, n'hésitèrent pas à user du même droit et à saluer roi leur maitre[1] ; elles témoignaient ainsi que, malgré la défaite de Cypre, elles n'avaient pas perdu courage, mais que, attachées fermement et fidèlement à leur maitre, elles étaient prêtes à défendre sa souveraineté contre celle d'Antigone, qui n'était pas plus fondée en droit. Depuis ce moment, Ptolémée fut roi et porta ce titre[2].

Ce qu'Antigone et Ptolémée avaient fait, pourquoi les autres chefs renonceraient-ils à le faire ? Antérieurement déjà Séleucos avait été appelé roi par les Barbares et salué à la mode orientale ; à partir de ce moment, il porta le diadème[3], même quand il donnait audience à des Hellènes ou à des Macédoniens ; il compta les années de sa royauté à partir du temps où, revenant de l'Égypte, il avait reconquis Babylone. Lysimaque de Thrace prit aussi le diadème et le titre de roi ; Cassandre de Macédoine aussi se fit appeler roi, oralement et par écrit, quoiqu'il évitât de prendre lui-même ce titre en signant[4].

Il est digne de remarque que, sauf ces cinq potentats, les autres satrapes et stratèges de l'empire d'Alexandre ne s'attribuèrent pas la dignité suprême ; c'est un signe certain qu'ils n'étaient déjà plus les égaux des premiers et ne pouvaient se considérer, à leur exemple, comme les possesseurs souverains des différentes fractions de l'empire, mais qu'ils se subordonnaient aux nouveaux maîtres, dont ils devenaient les hauts fonctionnaires. Même en dehors du territoire immédiat de l'empire, le titre de roi semble s'être rapidement répandu. Mithridate III du Pont, Atropatès de Médie, peut-être aussi les détenteurs du pouvoir en Arménie, en Cappadoce, ont dû s'attribuer le diadème en ce moment ; de même Agathocle de Syracuse[5], Denys d'Héraclée, que l'on surnommait le Doux, prirent le titre de roi[6]. La royauté, ou, pour mieux dire, le pouvoir souverain, est l'idée motrice du temps, la forme qui sert à faire sortir des ruines de l'ancien ordre de choses de nouveaux organismes politiques ; dans toutes les autres formes sociales, le besoin de la conservation personnelle pousse à une concentration semblable, et les modèles sur lesquels elles croient devoir se transformer sont ces puissances politico-militaires de l'empire démembré d'Alexandre dont le titre légal est la conquête, dont le type est l'armée, pour qui la vie politique consiste à se maintenir en face de leurs voisins, à se fortifier par des luttes perpétuelles avec eux, et qui, dans les traités internationaux et les questions de droit des gens, ont pour idéal un système d'États cherchant leurs garanties dans l'équilibre des forces. Aucun de ces empires n'a d'autre légitimité que celle qui résulte de son existence, et la seule consécration supérieure que les princes puissent donner à leur puissance, c'est qu'ils se font rendre un culte et se placent sur la même ligne que les dieux. C'est une situation dont l'époque qui va suivre se réserve de développer les conséquences.

Au point de vue historique, cette année des rois est la catastrophe décisive qui mit fin à l'empire fondé par Alexandre. H est vrai que, depuis sa mort, le temps a travaillé sans relâche à la ruine de cet édifice gigantesque et à l'émancipation des différents peuples pétris ensemble pour un moment sous l'action de la puissance nouvelle qui implantait en tous lieux la vie hellénistique. Ce qui est remarquable, c'est que le moment même où il n'y a plus qu'un pas à faire pour restaurer complètement la primitive unité, et où une main puissante s'apprête à réunir de nouveau les éléments épars et à les maintenir ensemble avec une énergie nouvelle, soit celui où ce grand corps s'effondre pour toujours et où le titre de roi va être, pour les régions géographiques dorénavant séparées, le germe vivant qui les transformera en nouvelles individualités politiques. C'est maintenant, en effet, que prend fin l'empire unique fondé par Alexandre. Si c'était un effet de la nature même de l'hellénisme sur lequel il avait voulu fonder sa création, de cet hellénisme associé à l'élément barbare en vue d'une assimilation et d'une fermentation réciproques, que de se différencier en lui-même d'après la proportion des éléments associés et leur caractère plus ou moins asiatique, il est évident que cet hellénisme, en se développant, ne pouvait subsister comme corps politique unifié ; il ne pouvait que se dissoudre en différents types ethnographiques nouveaux, dont les différences devaient être caractérisées par les éléments barbares du mélange. L'établissement de royaumes séparés était le premier pas décisif dans la voie de cette évolution, et la récente restauration de la liberté des États helléniques prouve que l'évolution s'opérait même en sens rétrograde.

Il est évident que le titre de roi ne fut pas seulement nominal et qu'il ne contribua pas seulement à entourer les chefs d'une pompe plus brillante ; nous apprenons que leur attitude à l'égard de leurs sujets devint plus superbe ; plus despotique, plus conforme à cette majesté enfin conquise par leur audace ; c'est ainsi que les comédiens, en changeant de costume, apparaissent sur le théâtre avec une autre démarche, une autre voix, d'autres allures[7]. Dans tous les cas, les autres personnages de la scène politique se modifient aussi en même temps qu'eux, et c'est de cette époque que date cette forme nouvelle de la royauté, composée d'éléments asiatiques et européens, telle que l'avait rêvée le grand Alexandre, telle qu'il n'avait pas réussi à la réaliser par lui-même d'une manière durable dans l'ensemble de l'empire.

Mais il faut revenir au récit des événements qui datent du début de ces évolutions nouvelles. Nous avons à nous faire une idée de la situation d'Antigone, lui qui, au moment où il étend la main vers le diadème impérial, ne saisit, pour ainsi dire que le vide, lui qui au moment où il croit, dans son orgueilleux délire, être dorénavant seul roi et seul maître, voit tout à coup se dresser à sa droite et à sa gauche des sosies de sa majesté. Il a cru qu'il ne tarderait pas à voir aux pieds de son trône le satrape vaincu de l'Égypte, et voilà quo Ptolémée prend lui aussi la couronne, comme si celle de l'empire n'était pas la seule légitime et la seule possible ; ceux qu'Antigone a cru anéantis par la chute de Ptolémée se relèvent tout à coup rois eux-mêmes et alliés de cet autre roi, tous prêts à lutter ensemble contre lui ; et ce Séleucos, qu'il a espéré écarter prochainement avec toute la puissance de l'autorité impériale, il est là, roi de l'Orient, prêt à défendre sa souveraineté avec les armées des satrapes jusqu'à l'Indus et l'Iaxarte, et à aider de son concours les autres rois, ses alliés naturels. Le vieil Antigone se voit tout à coup en face d'immenses difficultés, et il n'a pour les résoudre aucun moyen, aucun titre légal : il n'a que la force des armes, expédient dont le succès n'est rien moins qu'assuré, étant donnée la puissance supérieure de ses adversaires s'ils sont unis. Doit-il renoncer à l'unité de l'empire et reconnaître les usurpations des autres rois ? Il aurait pu le faire dix ans auparavant, avec autant d'utilité et moins de péril ; le faire maintenant ne serait pas seulement un dangereux aveu de faiblesse, ce serait l'abandon du principe en vertu duquel il s'était élevé au-dessus des autres et pour lequel il avait sacrifié des choses plus précieuses que des trésors, des armées et des années. Est-ce que, dans cette multitude de rois, de ces rois régionaux, de ces majestés locales, tout n'était pas en contradiction avec la royauté de l'empire ? Est-ce qu'ils avaient d'autres droits que de servir ce dernier et de lui obéir ? Quelle audace de se dire les successeurs d'Alexandre, ses Diadoques, quand ils se partageaient les lambeaux de son diadème ! Et où donc était leur puissance ? Ptolémée n'avait-il pas été anéanti à Cypre ? Séleucos n'était-il pas trop enfoncé dans l'Orient pour venir à temps au secours des autres ? Cassandre et Lysimaque n'étaient-ils pas séparés de l'Égypte par les pays et les mers que Démétrios dominait avec la flotte de l'empire ? Les ennemis d'Antigone devaient être écrasés comme usurpateurs du nom royal ; il fallait qu'ils le fussent au plus tôt, avant de s'être réunis. Il fallait qu'avant tout Ptolémée, ce lion aux abois, fût surpris dans son repaire et terrassé avant que les éléphants de Séleucos fussent venus de l'Orient pour le sauver : Ptolémée une fois abattu, que pouvaient encore la Thrace et la Macédoine ? Elles succomberaient, en dépit du diadème de leurs rois, et Antigone aurait les mains libres pour préparer le même sort au dernier des usurpateurs. Il s'agissait d'attaquer Ptolémée dans son propre pays et de le réduire vite et complètement à l'impuissance.

Antigone était dans sa nouvelle capitale, sur l'Oronte ; les armements devaient commencer aussitôt. C'est à ce moment que mourut son second fils Philippe[8] ; il ne restait plus au vieux roi que Démétrios, ce prince si richement doué et qui avait donné tant de preuves de sa valeur ; c'est sur lui et sur son fils âgé de treize ans[9] qu'il reporta tout l'amour dont Philippe avait eu une si large part : il fit ensevelir le cadavre de son fils avec une pompe royale. Il rappela Démétrios de Cypre, pour délibérer avec lui sur la prochaine campagne ; il commençait, lui écrivait-il, à sentir ses quatre-vingts ans ; il n'avait plus la môme vigueur, ni de corps ni d'esprit ; le fils avait remporté de grands succès, qu'il vienne l'assister de son conseil et de sa force. Dans les bras de la belle Lamia[10], plongé dans les délices des fêtes qui saluaient le diadème attaché à son front, Démétrios avait presque oublié, sur le sol de cette île fortunée, le monde du dehors et les dangers imminents. La lettre de son père le tira tout à coup de l'ivresse de cette vie vertigineuse ; il courut à Antigonia, auprès de ce père qu'il n'avait pas vu depuis si longtemps. Comme, à son arrivée, il l'embrassait tendrement : Tu ne te figures pourtant pas, lui dit son père, que tu embrasses Lamia ! Des troupes nombreuses campaient déjà sur les bords de l'Oronte ; tous les jours il en arrivait de nouvelles ; les journées se passaient en armements et en exercices ; la nuit, Démétrios menait joyeuse vie, la coupe à la main ou occupé de rendez-vous discrets. Souvent, fatigué le matin, il manquait de se rendre près de son père ou se faisait excuser pour cause d'indisposition. Un jour que le père vint lui rendre visite, il vit une jolie fille s'esquiver en passant près de lui ; il entra et tâta le pouls de son fils. La fièvre vient de me quitter, dit Démétrios. Oui, répondit son père, je l'ai vue se sauver à l'instant[11].

Les armements étaient terminés : vers la fin de l'été, l'armée et la flotte, à laquelle Démétrios était retourné, se mirent en mouvement. C'était un déploiement énorme de forces : plus de 80.000 hommes d'infanterie, 8.000 cavaliers, 83 éléphants de guerre, 150 vaisseaux de combat, 100 bâtiments de transport, une artillerie considérable et des projectiles en grande quantité. Pendant que l'armée de terre descendait par la Cœlé-Syrie, la flotte devait longer les côtes sous les ordres de Démétrios et retrouver la première à Gaza : de là, l'Égypte devait être attaquée simultanément par terre et par mer. Dans les premiers jours de novembre, on avait atteint Gaza. Pour faire son apparition en Égypte d'une manière plus rapide et plus inattendue, Antigone, qui marchait le long de la mer à travers le désert, fit pourvoir ses troupes de vivres pour dix jours et rassembler dans les tribus arabes le plus grand nombre possible de chameaux, qui furent chargés de blé, 130.000 médimnes ; le reste des bêtes de trait fut employé au transport des fourrages, des engins, des projectiles, et de quantité de machines, qui furent chargées sur des voitures. C'est dans ces conditions que l'armée de terre commença sa marche pénible et dangereuse à travers le désert. La flotte se mit aussi en mouvement ; c'est en vain que les pilotes firent remarquer que dans huit jours aurait lieu le coucher des Pléiades[12] et qu'alors la mer deviendrait tempétueuse et la navigation impossible ; d'après eux, il fallait rester encore huit jours à l'abri du port. Démétrios leur reprocha de craindre la mer et l'air ; un vrai marin, dit-il, ne craint ni le vent ni les flots. Il ne pouvait pas s'attarder, puisque les opérations de l'armée étaient calculées sur sa coopération par mer ;.vers minuit, ses escadres quittèrent le port de Gaza. Elles eurent une bonne mer dans les premiers jours ; les lourds bâtiments de transport étant tramés à la remorque ; on s'avança avec un vent favorable dans la direction de l'ouest ; on était déjà arrivé à la hauteur du lac Sirbonide lorsqu'arriva le jour des Pléiades. Une tempête violente s'éleva du côté du nord. Elle fut terrible ; en peu de temps, les escadres furent dispersées ; beaucoup des bâtiments de transport, lourdement chargés, coulèrent bas ; un petit nombre put revenir en arrière et se sauver dans le port de Gaza ; les vaisseaux de guerre eux-mêmes ne purent tenir contre la mer ; les quadrirèmes qui purent se sauver furent jetées sur Raphia, où un port de peu de profondeur et ouvert au vent du nord leur offrait peu de protection. Les meilleurs et les plus gros vaisseaux réussirent, au prix dé grands efforts, à remonter jusqu'aux dunes de Casios à l'ouest ; le rivage sans port et l'horrible temps qu'il faisait les força à jeter l'ancre ; à deux stades du rivage, ils étaient en proie à la fureur des vagues déchaînées ; le vent furieux du nord les rejeta, chassant sur leurs ancres, vers les brisants ; il y avait le plus grand danger que les vaisseaux ne sombrassent corps et biens ; s'ils échouaient et si les équipages se sauvaient sur le rivage, ils étaient en terre ennemie et également certains de leur perte. Les matelots travaillèrent nuit et jour avec les plus grands efforts pour maintenir les vaisseaux à flot ; déjà trois quinquérèmes avaient péri sous leurs yeux ; l'eau potable commençait à manquer ; épuisés et découragés, les hommes voyaient venir la mort ; ils n'auraient pas pu résister un jour de plus à la soif, au froid, et à l'épuisement. Tout à coup la tempête s'apaisa, le ciel s'éclaircit ; ils virent l'armée des leurs s'avancer et établir son camp le long du rivage. Ils s'empressèrent de gagner la côte et se restaurèrent ; peu à peu les vaisseaux dispersés se rallièrent ; après une courte relâche, la flotte, bien affaiblie, il est vrai, par ses grandes pertes, reprit la mer, et l'armée de terre fit ses trois dernières marches à travers le désert jusqu'au bras oriental du Nil ; elle établit son camp à deux stades du fleuve[13].

Cependant Ptolémée, informé de l'approche des forces ennemies, avait concentré ses troupes dans le Delta : il n'avait pas dessein de s'avancer au-devant de son adversaire pour lui livrer une bataille rangée ; il avait placé des postes importants sur les principaux points de la côte et du bras oriental du Nil, prêts à repousser toute tentative de débarquement ou de passage du fleuve ; ce dernier, qui était très grossi, couvrait ses positions. Lorsqu'il vit l'armée d'Antigone campée de l'autre côté du bras de Péluse, il envoya quelques-uns de ses familiers, montés sur des barques, avec ordre de longer le rivage opposé et d'annoncer que le roi Ptolémée promettait 200 drachmes à chaque soldat, et 10.000 à chaque officier qui passerait de son côté. Cet appel produisit surtout son effet sur les troupes mercenaires d'Antigone ; les désertions devinrent nombreuses ; même parmi les officiers, un bon nombre, qui n'aimaient pas le commandement d'Antigone, passèrent à Ptolémée : Antigone se vit forcé de disposer sur la rive des frondeurs, des archers et des artilleurs, pour repousser l'approche des barques ; plusieurs transfuges furent pris et punis des supplices les plus cruels, afin de détourner les autres par la terreur de semblables tentatives.

Les opérations d'Antigone devaient, comme autrefois celles de Perdiccas, avoir pour but de gagner avant tout la rive opposée, pour forcer l'ennemi à accepter là une bataille, afin d'éviter le passage à gué sous les yeux de l'ennemi, ce qui jadis avait causé la perte de Perdiccas : il appela auprès de lui les vaisseaux qui se ralliaient dans les ports de Gaza et de Raphia, et fit transporter, sous les ordres de Démétrios, un corps de troupes considérable vers ce qu'on appelait la Fausse embouchure[14]. On devait débarquer en cet endroit et tomber sur l'ennemi par derrière, tandis que le roi lui-même, voyant Ptolémée ainsi occupé, traverserait le fleuve avec le reste de son armée et l'attaquerait. Les troupes de débarquement firent voile vers la Fausse embouchure, mais, au moment d'aborder, elles trouvèrent le poste installé à l'embouchure si nombreux et furent reçues si énergiquement à coups de javelots, de pierres, de flèches lancées par les engins et les défenseurs, qu'elles se retirèrent à la faveur de la nuit. Démétrios ordonna alors aux vaisseaux de suivre le vaisseau amiral et le fanal qui y était placé ; il se dirigea vers le nord-ouest et se trouva, au point du jour, devant l'embouchure Phagnétique[15], mais les autres vaisseaux n'avaient pas pu le suivre assez vite ; il fallut d'abord les attendre et envoyer des navires rapides pour les chercher : on perdit ainsi un temps précieux. Le mouvement de là flotte n'avait pas échappé aux ennemis ; à la hâte, les postes de l'embouchure Phagnétique furent renforcés et une ligne de troupes fut disposée le long de la côte, aux endroits où il était possible de tenter le débarquement. Lorsque Démétrios eut rassemblé son escadre, il était trop tard ; le rivage était gardé par de trop nombreux défenseurs pour que le débarquement pût être tenté ; plus loin, à ce qu'il apprit, la côte était tellement protégée par des bas-fonds, des marais et des lagunes, que la flotte ne pouvait aborder. Aussi Démétrios revint-il sur ses pas pour regagner le camp de son père, mais il s'éleva un violent vent du nord ; le flot devint énorme, les vaisseaux luttaient avec une peine indicible ; trois vaisseaux de guerre et plusieurs transports furent lancés sur la plage et tombèrent au pouvoir de l'ennemi ; les autres furent sauvés par le travail acharné des équipages et atteignirent heureusement leur station primitive.

C'est ainsi qu'échouèrent les tentatives de débarquement faites par Démétrios ; il était absolument impossible de pénétrer dans l'embouchure de Péluse, qui était occupée par Ptolémée et défendue par de nombreuses barques montées de beaucoup de soldats et armés d'artillerie ; en amont, non seulement les rives, du côté de l'intérieur, étaient couvertes de retranchements défendus par des postes nombreux, mais d'innombrables barques[16], remplies en partie de soldats, en partie d'engins de toute sorte, croisaient sur le fleuve et empêchaient toute tentative de le franchir. La flotte et l'armée d'Antigone étaient donc condamnées à l'inaction ; les jours se passaient sans incidents, et déjà les provisions commençaient à manquer aux hommes et aux animaux ; les troupes devinrent mécontentes ; les plus braves eux-mêmes ne voyaient aucune issue. Antigone ne pouvait se dissimuler que le sort de la campagne était décidé ; impossible d'imaginer aucune opération qui pût amener un résultat favorable ; lors même qu'il eût réussi à franchir le premier bras du Nil, rien n'eût été fait encore, puisqu'à chacun des nombreux bras du fleuve les mêmes difficultés se seraient présentées,. plus dangereuses encore ; il ne pouvait rien tant que Ptolémée persisterait opiniâtrement dans la défensive ; à supposer même qu'il pût» l'amener à en sortir pour livrer bataille, son armée affaiblie et découragée n'eût plus été de force à vaincre. Les dispositions de ses troupes, le manque de vivres et la saison qui s'avançait, le forcèrent à penser à une retraite accélérée. Il convoqua l'armée et les officiers à une grande assemblée et ouvrit la délibération sur la question suivante : fallait-il, dans les conjonctures actuelles, continuer la guerre, ou rentrer en Syrie, afin de reprendre la lutte plus tard, avec une armée mieux outillée pour les exigences particulières de la guerre en ces pays, et dans une saison où l'eau du Nil serait au plus bas ? L'assemblée, à haute voix et à l'unanimité, se décida pour le retour ; l'ordre de départ fut donné aussitôt, et l'armée et la flotte se hâtèrent de rentrer[17].

Plus les préparatifs avaient été grandioses et superbes les espérances avec lesquelles Antigone avait commencé la guerre, plus aussi cette issue était humiliante ; lui qui avait annoncé qu'il allait reconstituer l'empire d'Alexandre dans son unité et sa splendeur, il lui fallait se retirer vaincu sans s'être battu, devant un ennemi qu'il avait cru perdu. C'est avec raison que Ptolémée célébra des sacrifices d'actions de grâces et des réjouissances, comme s'il avait remporté une victoire ; il envoya des messagers à Cassandre, à Lysimaque et à Séleucos, pour leur annoncer l'humiliation d'Antigone. Une victoire en bataille rangée n'aurait pas pu être plus avantageuse pour lui : Antigone y aurait succombé après avoir opposé la force à la force ; aujourd'hui, il était vaincu par lui-même, et Ptolémée gardait sa propre force, pour s'en servir s'il était besoin de porter un dernier coup.

Il est étrange que l'entreprise d'Antigone ait eu une semblable issue : ni les tempêtes qui dispersèrent sa flotte, ni l'impossibilité de pénétrer au delà du fleuve ne furent la cause de son insuccès ; ce ne furent pas même les désertions de ses mercenaires ; mais ce qui apparaît clairement, c'est qu'Antigone n'avait plus son énergie d'autrefois ; il n'était plus l'homme qui avait réduit Eumène et qui enchaînait avec une force irrésistible des milliers d'hommes à sa destinée ; il lui était resté la routine du temps passé, mais non plus cette volonté de fer qui lui permettait de braver tous les dangers et de résister même à la défaite ; la routine 'était devenue chez lui un tour d'esprit méticuleux, hésitant, sa forte volonté, une humeur capricieuse et fantasque. L'audace seule aurait pu faire réussir cette agression aventureuse sur l'Égypte ; pourquoi Antigone perdit-il à Péluse des jours précieux à vouloir gagner d'abord la rive opposée avant d'entreprendre autre chose ? Pourquoi, avec ses forces supérieures, n'attaqua-t-il pas les deux capitales du pays, Memphis avec un corps détaché, Alexandrie avec sa flotte toujours si puissante, tandis que son armée principale retenait l'ennemi sur le bras de Péluse ? Pourquoi, si tout cela lui paraissait trop aventuré, n'opéra-t-il pas sur la rive droite du bras de Péluse ? Il aurait pu rester là aussi opiniâtrement que Ptolémée sur la rive en face, en se retranchant et en forçant l'adversaire, par des courses répétées sur la rive droite du Nil, à faire enfin un mouvement offensif qui devait lui être fatal ; il aurait pu là, approvisionné par sa flotte qui dominait les mers, attendre le printemps et la baisse du fleuve ; il aurait pu de cette façon, des différents points sur lesquels il se serait fortifié et avec les troupes nouvelles qui lui auraient été envoyées, recommencer la guerre avec un meilleur succès. La détermination la plus absurde qu'il pût prendre, ce fut de ne pas même garder la position de Péluse, d'abandonner tout et de revenir en toute hâte en Syrie, comme un homme complètement battu : il ne perdait pas seulement toutes ses meilleures espérances ; il avait provoqué l'ennemi au combat ; il avait mis du côté de son rival la toute-puissance de l'opinion publique ; il avait perdu l'honneur, de son nom et la gloire jusque-là intacte de ses armes.

Le caractère extraordinairement fragmentaire de nos renseignements laisse dans l'obscurité la suite des événements : on pourrait penser que Ptolémée fit quelque chose après cette retraite d'Antigone ; que, profitant de la faveur des circonstances, il a sinon risqué une invasion de la Syrie, du moins cherché par des négociations à Obtenir la reconnaissance de sa royauté ; nous ne trouvons pas trace de tout cela dans nos sources ; ce n'est qu'à propos d'une nouvelle expédition de Démétrios coutre Rhodes que nos informations recommencent.

L'État rhodien[18], favorisé comme il l'était par une position géographique des plus heureuses, était devenu extrêmement florissant du vivant- déjà d'Alexandre et plus encore pendant les luttes des Diadoques. Presque tout le commerce entre l'Europe et l'Asie se concentrait dans cette île ; les Rhodiens étaient des marins distingués, réputés loyaux et habiles ; leur caractère ferme, constant, respectueux de la légalité, leur connaissance des affaires, leurs excellentes lois maritimes et commerciales, faisaient de Rhodes la place modèle parmi toutes les villes commerçantes de la Méditerranée ; par ses luttes continues et heureuses contre les pirates, qui troublaient alors souvent et en grandes bandes la sécurité des mers[19], Rhodes était devenue la protectrice et l'asile de la marine marchande dans les eaux orientales. Il semble qu'il y ait eu, au temps d'Alexandre une garnison macédonienne dans la ville ; on nous dit du moins que les Rhodiens l'avaient chassée à la nouvelle de la mort du roi[20]. A partir de ce jour, ils restèrent libres ; leur marine considérable, les rivalités et les luttes constantes des chefs macédoniens, le régime paisible et bien ordonné établi par l'aristocratie de la ville, leur permirent de développer un système de neutralité politique qui grandit à la fois leur aisance et leur influence. La ville était remplie de négociants et de capitalistes étrangers ; beaucoup de personnes venaient à Rhodes pour y jouir paisiblement de leur fortune, ou bien, chassées de leur patrie, pour y trouver un exil aussi agréable que possible. Chacun des potentats cherchait à gagner pour lui les Rhodiens et les comblait de présents et de faveurs de toute sorte ; gardant avec chacun d'eux des relations amicales, ils refusaient toute espèce d'alliance qui aurait pu les impliquer dans une guerre, et ce n'est que lorsqu'Antigone envoya en 312 une flotte pour la délivrance de la Grèce qu'ils fournirent dix vaisseaux. Dans les années précédentes, Antigone, désirant faire la conquête de Tyr, avait bien fait construire à Rhodes des navires et y avait amené des équipages cariens, mais c'était là une affaire privée, entreprise par des armateurs rhodiens que l'État no voulait pas frustrer de leurs bénéfices[21]. Un renseignement accidentel nous apprend que, dès 306, Rhodes avait conclu un traité de commerce avec Rome, dans un temps où Carthage était paralysée par l'invasion d'Agathocle en Afrique, et où Tarente avait laissé la conquête romaine s'étendre aussi sur la Campanie[22]. Rhodes avait de tout temps attaché une importance extrême à son commerce avec l'Égypte, si riche en céréales ; ce pays devait être pour les Rhodiens plus important encore depuis que Séleucos et Antigone étaient en guerre, à cause des marchandises de l'Arabie et de l'Inde, qui ne pouvaient plus passer parla côte de Syrie ; elles leur arrivaient désormais par Alexandrie, pour être expédiées en Grèce et en Occident ; les droits payés par le commerce égyptien devinrent le plus riche revenu de l'État.

A l'époque où il cherchait ou prévoyait une rupture avec le Lagide, Antigone avait invité les Rhodiens à s'allier avec lui pour la lutte contre l'Égypte ; il n'oublia pas qu'ils lui avaient répondu par un vœu de neutralité. Si la guerre de Cypre et ensuite l'expédition en Égypte l'avaient absorbé tout entier, il lui parut, après la malheureuse issue de cette dernière guerre, qu'il fallait prendre des mesures pour que l'Égyptien, sous le prétexte d'une juste et indispensable défensive, n'attirait pas à lui tous ceux qui croyaient devoir se garantir coutre la nouvelle royauté et ses prétentions. La neutralité de Rhodes était pour ainsi dire un commencement d'alliance avec l'Égypte, alliance qui, si elle s'accomplissait, mettait sérieusement en question la supériorité d'Antigone sur mer. L'échec de sa tentative contre l'Égypte ne l'avait nullement décidé à abandonner l'idée de la reprendre d'une manière plus énergique ; du moment qu'il ne pouvait espérer un succès que du côté de la mer, Cypre et Rhodes étaient les premières étapes de son mouvement offensif : Cypre, il la tenait ; il s'agissait donc de se rendre également maitre de Rhodes et de s'assurer des forces maritimes de cette île pour le grand coup qu'allait frapper le seul pouvoir royal authentique[23]. Il trouva un prétexte dans ce fait que, pendant la guerre faite au nom de l'empire contre le satrape rebelle, les Rhodiens avaient continué de commercer avec ses ports, comme si c'était un droit acquis à leur pavillon neutre[24]

Il envoya un stratège avec une escadre pour interdire aux Rhodiens tout commerce ultérieur avec l'Égypte, capturer tous leurs navires à destination d'Alexandrie et s'emparer de leur chargement. Les Rhodiens opposèrent la force à la force, et se plaignirent énergiquement qu'on les eût traités en ennemis sans aucun motif. Il leur fut répondu que, s'ils ne se soumettaient aussitôt, on procéderait contre eux par des moyens de rigueur. Ils ne furent pas peu effrayés et cherchèrent à apaiser la colère des rois ; ils leur décrétèrent des statues et des honneurs, et prièrent qu'on voulût bien ne pas les forcer, malgré les traités, à se comporter en ennemis vis-à-vis de l'Égypte, ajoutant que cela ne profiterait à personne si leur commerce et leur prospérité étaient anéantis. Cette ambassade fut repoussée, avec menace d'un traitement encore plus dur ; en même temps Démétrios, avec toute sa flotte, les machines les plus puissantes et des troupes nombreuses, se mit en mer pour exécuter l'attaque dont il les avait menacés : bientôt furent rassemblés, dans le détroit qui sépare Rhodes du continent, 200 vaisseaux de guerre de toute grandeur, plus de 170 bâtiments de transport, près de 1.000 corsaires, navires marchands et autres embarcations légères ; la mer était couverte de navires qui se dirigeaient vers le port de Loryma, sur le continent en face de Pile. Le courage des Rhodiens faiblit ils se déclarèrent prêts à se soumettre à la volonté de Démétrios, et même à l'assister avec toutes leurs forces dans sa guerre contre Ptolémée. Mais lorsque Démétrios exigea qu'en témoignage de leur bonne volonté cent des principaux citoyens lui fussent livrés comme otages et que les ports de la ville s'ouvrissent à sa flotte, ils pensèrent qu'on avait le dessein de les réduire complètement en servitude, et que dès lors il valait mieux résister à outrance et défendre leur liberté jusqu'à la mort, plutôt que de se soumettre à des conditions aussi humiliantes. Ils se décidèrent donc à résister, et c'est avec la plus grande abnégation et une virile résolution qu'ils se préparèrent à lutter contre les forces supérieures de Démétrios[25].

La ville de Rhodes était située à l'angle nord-est de l'île de ce nom ; elle était bâtie en forme d'une demi-ellipse, dont le sommet était formé par les rochers de l'acropole qui dominait la ville : sur le flanc de cette montagne s'élevait le théâtre, d'où la vue s'étendait sur la ville entière avec ses ports et sur la mer. La ville elle-même, construite au temps de la guerre du Péloponnèse, était plus belle et plus régulière que la plupart des vieilles villes grecques[26]. Le port principal de la ville, notamment, était admirablement aménagé ; dans le golfe, autour duquel rayonnait la ville, s'avançaient deux môles, qui embrassaient un bassin de près de 600 pas de diamètre ; derrière ce grand havre se trouvait un port plus petit, avec une entrée plus étroite, destiné exclusivement à la flotte de guerre de l'État. Le long des quais du port s'étendait, faisant tout le tour de la ville, une muraille très solide et flanquée de tours nombreuses, en dehors de laquelle se trouvaient, au nord et au sud, d'importants faubourgs. Ces derniers durent être abandonnés, car, rien que pour défendre le port et la ville, toutes les ressources de l'État étaient nécessaires. Afin d'augmenter le nombre des défenseurs, on somma tous les citoyens domiciliés ou simplement présents de prendre les armes pour contribuer à la défense ; ou expulsa toute la populace inutile et oisive, qui devait être très nombreuse dans une ville maritime aussi active, de façon à ce qu'elle ne tombât pas à la charge des approvisionnements publics et à ce qu'elle ne profitât pas, pour le désordre ou la trahison, des conjonctures difficiles auxquelles on devait s'attendre. Après cela, on fit un recensement ; on trouva 6.000 citoyens et 1.000 étrangers aptes au service militaire : tout ce monde fut armé. On décida encore que les esclaves qui montreraient de la bravoure seraient rachetés aux frais de l'État et élevés à la dignité de citoyens de Rhodes ; que ceux qui tomberaient pour la défense seraient enterrés honorablement ; que leurs parents et leurs enfants seraient entretenus, les filles dotées, et que les fils devenus adultes recevraient une armure complète au théâtre, le jour de la fête de Dionysios. Les riches contribuèrent volontairement de leur argent, les artisans fabriquèrent des armes et des projectiles ; d'autres travaillèrent aux murs et aux tours, d'autres encore aux machines et aux vaisseaux ; les femmes elles-mêmes aidèrent à porter des pierres ou sacrifièrent leurs longues chevelures pour faire des cordes d'arc[27].

Déjà Démétrios arrivait de Loryma avec ses escadres en ordre de bataille parfait ; ses forces étaient si énormes que la puissance rhodienne semblait devoir être écrasée : en tête s'avançaient 200 vaisseaux de guerre de forte grandeur[28], armés chacun sur l'avant d'artillerie légère ; puis venaient 170 bâtiments de transport, remorqués par des navires à rames et montés par 40.000 soldats, y compris un nombre assez considérable de cavaliers ; enfin les corsaires et les bateaux qui portaient les munitions et les bagages : la file ininterrompue de l'Armada qui s'approchait couvrit bientôt tout le détroit, large de deux milles. Dans la ville, les gardes de jour annoncèrent son approche du haut des tours : tout se mit aussitôt en mouvement ; les hommes montèrent armés sur les créneaux des murailles ; les femmes et les vieillards, sur les toits des maisons, regardaient avec une curiosité inquiète s'approcher les navires avec leurs ornements métalliques, leurs voiles de toutes couleurs, et les armes des soldats brillant sous un soleil éclatant.

Cependant Démétrios aborda avec sa flotte au sud de la ville[29], y fit débarquer ses troupes, les fit avancer jusqu'à près d'une portée de trait des murailles et établir leur camp ; puis il envoya les corsaires par mer et de l'infanterie légère par terre pour dévaster les côtes et l'intérieur de l'île. Afin de se procurer du bois et de la pierre pour la fortification du camp, on pilla les bois, les jardins et les fermes des environs ; le matériel ainsi obtenu servit à munir de palissades et d'obstacles le triple fossé qui entourait le camp. Les jours suivants, tous les marins et soldats furent occupés à niveler le terrain qui s'étendait entre la ville et le lieu de débarquement, ainsi qu'à transformer en port la baie dans laquelle on avait abordé.

Des ambassadeurs des Rhodiens se rendirent de nouveau auprès de Démétrios, pour le prier d'épargner leur ville ; comme ils furent repoussés, ils envoyèrent en toute hâte des émissaires à Ptolémée, à Cassandre et à Lysimaque, pour les inviter à envoyer des secours à une ville qui était dans le plus grand danger pour l'amour d'eux. Ils commencèrent aussi les hostilités de leur côté : ils envoyèrent trois voiliers rapides contre l'ennemi et des bâtiments de munitions ; ils réussirent par une surprise à couler bas ou à brûler quatre navires qui avaient abordé pour fourrager ou pour piller, à faire quelques prisonniers que Démétrios dut racheter en payant 1.000 drachmes par homme libre et 500 par esclave.

Cependant Démétrios commença les travaux de siège : il avait sa réputation faite ; on disait qu'aucune forteresse, quelque solide qu'elle fût, ne pouvait lui résister ; inépuisable en inventions toujours nouvelles, gigantesque dans ses plans. qui, quelque inexécutables qu'ils parussent, étaient mis en œuvre avec une rapidité et une logique étonnantes, servi par des constructeurs et des architectes, des engins et des matériaux nombreux, il avait entrepris une série de travaux de siège qui sont restés dans l'antiquité des modèles de l'art des ingénieurs militaires. Son dessein était de s'emparer premièrement du port de Rhodes, d'abord pour couper les communications de la ville avec la mer, ensuite parce que ses puissantes murailles semblaient plus faciles à attaquer du côté du port. On commença par construire deux mantelets, portés chacun par deux pontons accouplés, et destinés l'un à résister au tir horizontal des catapultes, l'autre au tir plongeant des balistes ; puis deux tours à quatre étages, qui étaient plus élevées que celles de l'enceinte du port, montées aussi sur deux pontons enchaînés l'un à l'autre et si bien construits qu'ils portaient en parfait équilibre ces hautes charpentes ; une palissade flottante, faite avec des madriers longs de quatre pieds et poussée en avant des machines, devait protéger contre les ennemis les barques qui remorquaient celles-ci. Lorsque ces ouvrages furent presque terminés, on réunit un grand nombre de chaloupes, que l'on protégea par des ponts, avec des écoutilles sur les côtés ; on y établit des catapultes légères, qui portaient à mille pas[30], avec leur personnel servant et des archers crétois ; puis on les fit avancer contre les môles. Les catapultes commencèrent à opérer avec grand succès contre les Rhodiens occupés à surélever la muraille du port ; le port était en danger de tomber au pouvoir de Démétrios : aussitôt les Rhodiens amenèrent deux machines sur la digue du port et en installèrent trois autres sur des bâtiments de transport, avec beaucoup de catapultes et d'autres engins de trait, à l'entrée du petit port, pour rendre impossible toute tentative de débarquer sur les môles ou d'entrer dans le port ; en même temps, on arrangea sur différents navires des plates-formes d'artillerie, d'où l'on pouvait aussi tirer et lancer des projectiles[31]. C'est ainsi que, des deux côtés, les artilleurs tiraient de loin les uns contre les autres ; l'agitation des vagues empêchait Démétrios de faire partir ses grandes machines ; lorsqu'enfin le calme se rétablit, il aborda la nuit, sans être aperçu, à la pointe de la digue extérieure du port, éleva à la hâte un retranchement qui fut couvert autant que possible avec des fragments de rocher et des abattis de bois, et y plaça une garnison de 400 hommes, avec tin grand matériel de projectiles de toute espèce ; il avait gagné de cette façon, à 250 pas du mur, un point solide qui rendait possible en même temps l'entrée dans le port. Le lendemain matin, les grandes machines, entourées de leurs défenses flottantes, pénétrèrent au son des trompettes, sans obstacle, dans le port ; les chaloupes qui les précédaient firent, avec leurs petites catapultes, subir de grandes pertes aux travailleurs occupés à la muraille du port, tandis que les grands engins des tours opéraient avec succès contre les machines ennemies et le mur qui fermait la digue du port, mur assez faible et peu élevé. Les Rhodiens opposèrent à cette attaque les plus grands efforts ; le jour se passa à lancer de part et d'autre une pluie de projectiles : enfin, à l'entrée de la nuit, Démétrios fit ramener ses machines en arrière, hors de la portée des traits. Les Rhodiens les suivirent sur de nombreuses chaloupes, arrangées en brûlots qu'ils allumèrent dès qu'ils crurent être assez près des machines ; mais la palissade flottante couvrait ces dernières, et une grêle de projectiles força les Rhodiens à reculer : le feu gagnait autour de lui ; la plupart des chaloupes furent consumées ; un petit nombre seulement revinrent indemnes dans le petit port : l'équipage avait eu la plus grande peine à se sauver à la nage.

Démétrios continua ses attaques les jours suivants ; il fit en même temps donner des assauts du côté de la terre, afin de tenir les assiégés d'autant plus en haleine. Enfin, le treizième jour, au moyen de catapultes d'une grande puissance — elles lançaient des pierres d'un demi-quintal[32] — qui furent dirigées contre le mur du port, il réussit à enfoncer les tours et le mur qui les séparait ; aussitôt quelques chaloupes débarquèrent dos troupes, pour donner l'assaut à la brèche. Il s'engagea là un combat terrible ; de tous les côtés, les Rhodiens accourent pour défendre la brèche : grâce à leur supériorité momentanée, ils réussissent à tuer ou à précipiter en bas les assaillants ; les masses de rochers entassées devant la muraille redoublent la peine et le danger des ennemis[33]. Aussitôt que les assiégés ont reconquis la brèche, ils poursuivent les assaillants jusqu'à la plage, s'emparent des chaloupes de débarquement, arrachent les ornements et brûlent les coques. Tandis qu'ils sont ainsi occupés, de nouvelles chaloupes des assiégeants font force de rames vers le rempart du port et débarquent des troupes nouvelles et plus nombreuses ; ils ont à peine le temps de battre en retraite. Les autres les suivent sur les talons ; des échelles sont dressées contre la brèche et les murs ; en même temps, les murailles sont assaillies du côté de la terre. Des deux côtés on combat longtemps avec des efforts surhumains ; enfin, les Rhodiens, qui ont tous les avantages de la défensive, forcent les assiégeants à se retirer, laissant des morts nombreux, parmi lesquels des officiers du plus haut rang. Le premier et formidable assaut est repoussé ; les bateaux et les machines de Démétrios, fortement éprouvés par les projectiles des ennemis, ont besoin de réparer leurs avaries et sont ramenés dans le port nouveau du sud. Les Rhodiens consacrent aux dieux leur butin et réparent les murailles endommagées.

Sept jours après, les bateaux et les machines de Démétrios sont prêts pour une nouvelle attaqué ; cette fois encore, c'est du port qu'il s'agit. Démétrios manœuvre dans le grand port et s'approche jusqu'à une portée de trait du petit port, dans lequel les vaisseaux rhodiens sont à l'abri ; il lance sur ces derniers des brandons, pendant que les catapultes jouent contre les murailles et balaient les défenseurs des tours, des créneaux et des fortifications du port ; toutes ces opérations sont menées rapidement, avec ardeur, et produisent des effets désastreux. En peu de temps, une partie des vaisseaux rhodiens sont en proie aux flammes ; les capitaines courent pour les éteindre ; déjà les machines de l'ennemi s'approchent et l'assaut va être donné au port intérieur : alors les Prytanes proclament que le port court le plus grand danger, et invitent à s'inscrire volontairement tous ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour sauver la ville par une tentative désespérée. Beaucoup des meilleurs citoyens se dévouent à l'envi ; on les fait monter sur trois gros navires ; ils doivent tenter une sortie pour couler les navires qui portent les machines ennemies. Sous une grêle de projectiles, ils rament avec une telle vigueur qu'ils font sauter les chaînes de la palissade flottante ; puis, sans tarder, à plusieurs reprises, au milieu du plus grand danger, ils poussent les éperons de fer dans le flanc des bâtiments qui servent de support aux machines ; ces derniers prennent eau bientôt et commencent à s'enfoncer ; deux des machines coulent à fond, la troisième est ramenée en arrière. Enhardis par le succès, les Rhodiens poursuivent imprudemment et s'avancent trop loin ; entourés par une quantité de gros navires, ils succombent sous le choc irrésistible des vaisseaux ennemis, qui désemparent complètement le bâtiment placé en tête de colonne : le navarque Exécestos tombe blessé, et plusieurs autres restent avec la carcasse du navire entre les mains de l'ennemi ; les deux autres vaisseaux se sauvent[34] La deuxième formidable attaque est victorieusement repoussée ; les Rhodiens ont pour quelque temps le loisir de réparer leurs ouvrages, leurs vaisseaux et leurs machines.

Démétrios se prépare pour une troisième attaque ; à la place des machines coulées, il en fait construire une nouvelle trois fois plus grande ; au moment où elle est mise à la mer pour être conduite dans le grand port, une tempête s'élève ; les embarcations qui la portent prennent eau et coulent à fond. Ce temps précieux, pendant que les vaisseaux de Démétrios ont assez à faire pour se garantir de la tempête, les Rhodiens l'emploient à faire une sortie contre le retranchement du môle : là s'engage un vif combat ; Démétrios ne peut venir au secours des siens, qui sont obligés enfin de se rendre, au nombre de près de 400 survivants. C'est ainsi que Démétrios perd cette position si péniblement conquise, et avec elle l'accès du grand port et la perspective d'approcher de la ville du côté de la mer. Et en ce même moment, les Rhodiens reçoivent des renforts, 450 hommes de Cnossos, plus de 500 hommes envoyés par Ptolémée, parmi lesquels plusieurs Rhodiens qui avaient servi dans l'armée égyptienne.

La perte du retranchement, le :grand danger qu'il y avait à tenter l'assaut du côté de l'eau, et, plus encore, le commencement de l'hiver, décidèrent Démétrios à renoncer à l'attaque par mer. Il s'agissait donc de continuer le siège par terre. Plus terribles, plus gigantesques encore furent les travaux qu'il exécuta alors ; il avait réuni près de 30.000 ouvriers et surveillants : Démétrios devint extrêmement redoutable aux Rhodiens, parce que, de cette façon, tout ce qu'il entreprenait s'exécutait avec une rapidité qui dépassait toute idée ; ce qui les effrayait, ce n'était pas seulement la grandeur des machines et le nombre des ouvriers réunis, mais encore et tout particulièrement l'esprit entreprenant du jeune roi et son habileté dans l'art des sièges ; car lui-même il se distinguait par l'invention d'ouvrages nouveaux, et apportait toutes sortes de perfectionnements et d'innovations aux idées de ses ingénieurs[35]. Pour continuer le siège de la ville, il construisit surtout une nouvelle hélépole, semblable à celle qui avait été employée devant Salamine, mais dans de plus grandes proportions. Sur une base carrée, de 50 coudées de côté, s'élevait un édifice en forme de tour d'une hauteur de près de 100 coudées ; sur trois faces, un revêtement de forte tôle de fer le protégeait contre le feu ; le front était percé d'ouvertures pour diverses espèces d'engins, protégées par des rideaux matelassés de laine pour arrêter les projectiles ; les neuf étages de la tour étaient reliés par deux larges escaliers dont l'un servait à monter, l'autre à descendre ; toute la construction reposait sur huit roues, dont les rais avaient deux coudées d'épaisseur et étaient recouverts d'une forte armure de fer ; elle était faite de façon qu'on pouvait la mouvoir dans toutes les directions : on choisit 3.400 hommes robustes, qui, placés les uns dans la machine même des autres derrière elle, la mettaient en mouvement. Outre l'hélépole, on établit des tranchées couvertes, des tortues, les premières pour installer les béliers, les autres pour protéger les travaux de terrassement ; les marins nivelèrent le terrain pour ces machines sur une largeur de 1,200 pas, de sorte que l'attaque proprement dite menaçait sept tours du mur et les courtines intermédiaires[36].

C'est avec épouvante que les Rhodiens voyaient s'élever ces gigantesques constructions. En cas que leur muraille succombât par l'effet de ces énormes ouvrages, ils commencèrent à en élever une seconde derrière la première ; théâtre, les maisons voisines, quelques temples même furent démolis pour fournir les matériaux nécessaires. Ils armèrent en course neuf vaisseaux, pour enlever les navires qui amenaient à l'ennemi les matériaux, les munitions et les ouvriers. Parmi ces vaisseaux, les trois qui portaient le nom de vaisseaux de garde partirent sous Démophilos dans la direction du sud, vers l'île de Carpathos, capturèrent plusieurs vaisseaux ennemis, les coulèrent à fond ou les incendièrent, et ramenèrent avec eux beaucoup de prisonniers et de vivres destinés à Démétrios. Trois autres vaisseaux, commandés par Ménédémos, se rendirent à Patara en Lycie, surprirent un vaisseau ennemi qui y était à l'ancre et le livrèrent aux flammes ; ils capturèrent d'autres navires chargés de provisions pour le camp de Démétrios, de même qu'une quinquérème de Cilicie qui devait apporter à Démétrios, de la part de son épouse Phila, de la pourpre royale, des meubles précieux et des lettres : elle fut envoyée en don à Ptolémée[37] ; l'équipage et celui des autres vaisseaux fut rendu. Les autres trois vaisseaux rhodiens sous Amyntas croisèrent dans les eaux des îles, et capturèrent plusieurs navires qui (levaient apporter dans le camp ennemi des matériaux de construction, des munitions de guerre et des hommes spéciaux pour la construction des machines. Les Rhodiens faisaient honneur de nouveau à leur vieille réputation de marins audacieux et habiles. Ils n'en étaient pas moins des politiques réfléchis et modérés : lorsqu'on proposa dans l'assemblée du peuple de renverser les statues d'Antigone et de Démétrios, ils repoussèrent la proposition ; ils savaient bien que, même après avoir soutenu victorieusement le siège, ils auraient à vivre en rapports avec l'ennemi, et, si l'issue devait être malheureuse, il importait doublement de ne pas offenser inutilement les rois[38].

Au commencement du printemps, les travaux de siège de Démétrios étaient presque achevés ; pendant que les Rhodiens le croyaient occupé des travaux qu'ils voyaient de leurs yeux, il avait fait creuser une galerie de mine, qui s'était avancée déjà jusque sous la muraille : un déserteur trahit le secret aux Rhodiens. Ils creusèrent à côté de la partie de la muraille que la mine ennemie devait renverser un fossé profond, et de là ils ouvrirent une galerie de mine qui allait à la rencontre de celle des assiégeants : les mines se rencontrèrent ; on s'arrêta et on établit des deux côtés de forts postes d'observation. Les assiégeants essayèrent d'acheter par des sommes considérables le commandant du poste ennemi, Athénagoras de Milet (c'est sous ses ordres qu'étaient venus les auxiliaires égyptiens) : il se déclara prêt à la trahison ; on convint du jour et de l'heure où Démétrios enverrait un de ses généraux dans la galerie et où Athénagoras l'introduirait de nuit dans la ville, en lui indiquant la place où il pourrait cacher une troupe de soldats. Enchanté de pouvoir pénétrer si facilement dans la ville, Démétrios envoya à l'heure convenue le Macédonien Alexandre, un des amis, dans la mine : au moment où il sortait, les Rhodiens, qu'Athénagoras avait informé de ses conventions, s'emparèrent de lui et l'emmenèrent en prison : Athénagoras reçut une couronne et cinq talents de gratification. Après cette ruse déjouée de l'ennemi, les Rhodiens se sentirent animés d'un nouveau courage pour faire face aux dangers qui les menaçaient, et qui devaient être plus terribles qu'ils ne s'y attendaient.

La construction des grandes machines et le nivellement du terrain étaient terminés : au milieu de la campagne nivelée s'élevait la tour de l'hélépole ; sur chacun de ses deux côtés, quatre tortues[39], auxquelles se rattachaient autant de galeries couvertes, qui assuraient les communications entre les machines et le camp ; plus loin étaient dressés deux énormes béliers, longs de 125 coudées, garnis de fer, en forme d'éperons de navires ; mille hommes devaient mettre en branle chacun d'eux ; l'affût, reposant sur des roues, était relativement facile à manier. Les machines étaient prêtes, l'hélépole garnie à tous ses étages de catapultes et de balistes, des milliers d'hommes aux cordages pour mettre en mouvement le gigantesque édifice ; en même temps, les vaisseaux prenaient la mer pour attaquer le port, des troupes nombreuses entouraient la ville pour donner l'assaut partout où le terrain s'y prêterait. A un signal donné, les trompettes sonnèrent de la mer, des machines, de l'autre côté de la ville, et les troupes poussèrent le cri de guerre. Les machines s'avancèrent sans osciller vers les murailles et commencèrent leur redoutable besogne ; l'assaut fut donné par tous les côtés à la fois ; déjà des fragments de la muraille tombaient sous les coups de béliers. A ce moment parurent devant Démétrios des ambassadeurs des Cnidiens, le conjurant d'arrêter l'attaque et se chargeant de décider les Rhodiens à se soumettre dans la mesure du possible aux ordres du roi. Démétrios donna l'ordre d'arrêter l'attaque sur tous les points ; les ambassadeurs multiplièrent les allées et venues pour aboutir à une entente : ils ne réussirent pas. Aussitôt recommença l'assaut et le travail des catapultes et des béliers ; enfin la plus forte des tours, bâtie en énormes pierres de taille, s'écroula ainsi que le mur adjacent : une large brèche était ouverte, mais derrière elle se dressait déjà la nouvelle muraille, que les décombres de la brèche rendaient inattaquable. Démétrios fut obligé d'arrêter l'assaut.

Sur ces entrefaites, on aperçut une flotte égyptienne, composée de bâtiments de transport destinés à porter à Rhodes des provisions de céréales ; elle gouvernait tout droit sur le port : aussitôt Démétrios envoya contre elle des vaisseaux de guerre qui essayèrent de gagner le vent, mais les Égyptiens les dépassèrent et entrèrent à pleines voiles dans le port. Il vint aussi de la part de Lysimaque et de Cassandre des envois considérables de grains qui réussirent de même à gagner le port[40], et les Rhodiens, qui commençaient à souffrir de la disette, se trouvèrent tirés d'embarras pour longtemps, pourvu qu'ils réussissent à se défendre contre les machines de l'adversaire. Ils résolurent de les attaquer par la flamme ; ils préparèrent une quantité de flèches incendiaires et installèrent sur les créneaux un grand nombre de catapultes et de balistes. C'était pendant une nuit obscure et sans lune ; le camp était plongé dans le plus profond repos ; près des machines se tenaient les gardes, qui ne se doutaient de rien. : tout à coup, à la deuxième veille, commença une violente bordée des engins rhodiens ; les flèches à feu, alternant avec les projectiles, éclairaient la campagne et les machines. On donna aussitôt l'alarme ; les troupes de garde accoururent pour sauver les machines ; des morceaux de tôle tombaient déjà de la tour et des toits, et les flèches de feu pleuvaient de plus en plus dru ; les pierres et les projectiles exerçaient des ravages d'autant plus terribles qu'on ne les voyait pas venir ; toute résistance devenait impossible ; les dards à feu s'enfonçaient dans les charpentes de bois déjà mises à nu, et les flammes commençaient à lécher les ouvrages ; il était à craindre que la tour et les machines ne fussent détruites complètement. Démétrios accourut avec des troupes qui firent tous leurs efforts contre l'incendie ; on réussit à arrêter la flamme avec l'eau dont les constructions étaient approvisionnées, tandis que de nouvelles flèches enflammées renouvelaient le danger et rendaient le travail difficile ; la trompette d'alarme appela à leur poste les hommes chargés de tramer les machines ; au matin, elles étaient hors de portée et sauvées. Démétrios, pour se faire une idée des ressources militaires des assiégés, fit compter les traits lancés ; on trouva 1.500 traits de catapultes et 800 flèches incendiaires, sans compter les autres projectiles : c'était vraiment énorme pour une seule ville.

Pendant qu'il faisait réparer ses machines à distance et ensevelir les hommes tombés pendant cette nuit, les Rhodiens, qui voyaient bien que l'assaut allait être tenté de nouveau, bâtirent, sur le côté de la ville menacé par les machines, une troisième muraille, et creusèrent devant la brèche un profond fossé, de manière à rendre l'assaut aussi difficile que possible sur ce point. En même temps, ils envoyèrent leurs meilleurs voiliers, sous le commandement d'Amyntas, vers la côte voisine de l'Asie : trois corsaires de Démétrios, les meilleurs de sa flotte, furent pris ; ils capturèrent aussi plusieurs navires chargés de grains destinés au camp ennemi, ainsi que d'autres corsaires sous l'archipirate Timoclès, et les amenèrent la nuit dans le port, après avoir heureusement échappé aux vaisseaux de garde de l'ennemi. Cependant les machines de Démétrios étaient réparées et avancées de nouveau vers la muraille[41] ; un nouvel assaut fut tenté ; l'artillerie débarrassa les créneaux de leurs défenseurs, et les béliers opérèrent contre les murs : en peu de temps, le mur s'écroula des deux côtés d'une tour ; celle-ci se soutint seule, défendue avec un extrême acharnement, de sorte qu'il fallut encore une fois suspendre l'assaut. Les Rhodiens avaient subi de grandes pertes ; non-seulement leur stratège Aminias était tombé, mais aussi beaucoup de leurs soldats, dont le nombre suffisait à peine encore pour garnir convenablement les ouvrages devant les efforts de plus en plus acharnés du jeune roi. Ils furent donc doublement heureux lorsque Ptolémée leur envoya, outre une nouvelle quantité de vivres et de munitions de toute espèce, un corps auxiliaire de 1.500 hommes sous les ordres du Macédonien Antigonos. Les ambassadeurs des villes helléniques, présents dans le camp royal au nombre de plus de cinquante, firent de nouvelles tentatives d'intervention en faveur de la paix ; il y eut de nombreux pourparlers avec les Rhodiens, avec Démétrios ; mais tous ces efforts échouèrent[42].

Démétrios résolut alors un nouvel assaut, décisif cette fois, à ce qu'il espérait ; la brèche du dernier assaut devait lui ouvrir le passage : 1.500 hommes, les plus vigoureux de sa grosse infanterie et de l'infanterie légère, furent choisis et reçurent l'ordre de s'approcher de la brèche à la seconde veille, dans le plus grand silence ; ils étaient commandés par Mantias et par le gigantesque Alcimos d'Épire[43], et devaient se jeter dans la ville après avoir massacré les sentinelles ; en même temps, toutes les autres troupes furent distribuées sur les points d'attaque, avec ordre d'être prêtes à donner l'assaut ; la flotte se disposa aussi à manœuvrer contre le port. C'était au plus profond de la nuit ; les 1.500 hommes détachés à la brèche surprirent les sentinelles dans le fossé, les massacrèrent, franchirent en peu d'instants la brèche et pénétrèrent dans la ville ; ils se dirigèrent de côté vers le théâtre, qui, dans sa position élevée et entourée de murs considérables, devait leur servir de retranchement. Déjà leur entrée avait été remarquée ; dans le premier émoi, il faillit arriver ce que Démétrios souhaitait sans doute, à savoir que les hommes postés sur les murs et sur le port accoururent tous vers le théâtre pour exterminer les envahisseurs : dans ce cas, il aurait trouvé les ouvrages dégarnis et aurait donné facilement l'assaut. Mais c'est justement ce que les Rhodiens craignaient et voulaient éviter ; on donna l'ordre que personne ne quittât son poste sur les tours et les murailles ou dans le port, mais que toutes les positions fussent défendues à outrance ; seule, une troupe d'élite, ainsi que les Égyptiens nouvellement arrivés, furent dirigés contre les envahisseurs. Au point du jour, on entendit retentir de tous côtés au dehors les trompettes et les cris de combat ; l'assaut fut donné contre le port, les tours et les murailles ; les braves du théâtre commencèrent avec courage et une confiance superbe leurs attaques ; les hommes envoyés contre eux leur barrèrent leur passage avec la plus grande peine et avec des pertes considérables ; le prytane rhodien tomba avec beaucoup d'autres ; l'angoisse était à son comble dans la ville ; les rues étaient remplies de femmes et d'enfants courant çà et là et se tordant les mains : on croyait tout perdu, la ville déjà prise. Mais la troupe des Rhodiens engagés contre le théâtre grossissait à vue d'œil ; tout ce qui pouvait porter une arme courait là pour se battre ; il s'agissait de la liberté et de la vie. Sans l'attitude ferme et les mesures réfléchies des autorités, tout eût été perdu, mais personne ne quitta son poste ; les assaillants du dehors ne gagnaient pas le moindre avantage sur aucun point, pendant que ceux du théâtre, de plus en plus pressés, fatigués enfin de la lutte, pouvaient à peine se défendre encore : Alcimos tomba, Mantias et beaucoup de braves furent pris, le plus petit nombre s'ouvrit un passage et se sauva auprès du roi dans le camp. Ce nouvel assaut avait encore échoué, et cependant la ville avait été presque prise cette fois[44].

Il est peut-être vrai de dire qu'aucune ville ne peut tenir à la longue, si le siège est mené d'une manière intelligente et avec des moyens suffisants ; quoi qu'il en soit, la ville de Rhodes fit tout le possible, et si jamais une ville s'est défendue avec courage, énergie, intelligence, c'est bien elle. Elle aurait certainement fini par succomber aux tentatives renouvelées de Démétrios, quelque peu ordonnées et conséquentes qu'elles semblent avoir été ; mais ses moyens de défense et son énergie n'étaient pas au bout, tandis que Démétrios, avec un déploiement de forces démesuré et véritablement étonnant, n'avait au fond obtenu aucun résultat. Il se préparait à de nouvelles attaques lorsqu'arriva un ordre de son père qui lui commandait de faire la paix avec les Rhodiens, s'il pouvait traiter à des conditions acceptables, car la situation exigeait sa présence en Grèce. Les ambassadeurs de la Ligue étolienne et les Athéniens déclarèrent de leur côté que Cassandre avait déjà fait de tels progrès en Grèce que, s'il ne venait pas bientôt des secours, on ne pourrait plus lui résister. Les Rhodiens n'étaient pas moins disposés à la paix : ils avaient incroyablement souffert par la stagnation du commerce, le siège et les combats répétés ; Ptolémée leur avait promis dernièrement de nouveaux envois de grains et une armée de secours de 3.000 hommes, puis, dans un écrit postérieur, leur avait conseillé d'accepter la paix à des conditions honorables. Aussi, par l'intermédiaire des ambassadeurs étoliens, la paix fut-elle conclue aux conditions suivantes : les Rhodiens seront libres et indépendants, ne recevront pas de garnison, conserveront leurs revenus[45] et seront les alliés d'Antigone et de Démétrios, excepté contre Ptolémée ; en témoignage de cet engagement, ils fourniront 100 otages, que Démétrios choisira dans la bourgeoisie, à l'exclusion des fonctionnaires. Cette convention fut conclue vraisemblablement dans l'été de 304[46]. On se félicita réciproquement, selon les habitudes chevaleresques des belligérants de cette époque ; Démétrios laissa aux Rhodiens son hélépole, en souvenir de ses gigantesques travaux de siège et de leur bravoure extraordinaire[47].

C'est avec un légitime orgueil que les Rhodiens pouvaient se rappeler cette lutte heureuse contre la plus grande puissance, le plus grand héros de ce temps ; ils avaient fait preuve, pendant cette lutte, d'une constance et d'une plénitude d'énergie morale qui faisaient d'eux l'objet de l'admiration universelle. Non-seulement ils se relevèrent vite et bien au-delà de leur prospérité précédente ; non-seulement ils rétablirent leur ville, leur théâtre, leurs murs, dans une situation plus belle qu'auparavant, mais encore, à partir de ce moment, ils se placèrent au rang des grands États, rang qu'ils surent conserver par une politique sage et réservée. Tout à la joie de la paix qu'ils venaient de conquérir, ils témoignèrent leur reconnaissance et rendirent honneur à ceux qui les avaient servis : aux esclaves, qui avaient pris les armes pour la défense de la ville, ils accordèrent la liberté promise ; les citoyens qui s'étaient distingués au service de la patrie, ils les comblèrent de dons et de privilèges honorifiques ; ils érigèrent des statues aux rois Cassandre et Lysimaque, ainsi qu'à d'autres qui avaient rendu des services à la ville. Pour le roi d'Égypte, le bienfaiteur de la ville, on chercha à lui donner des marques de la plus profonde gratitude ; on envoya des théores à l'oracle d'Ammon pour demander s'il était permis de vénérer Ptolémée comme un dieu : la réponse fut favorable, elles Rhodiens lui donnèrent l'un des surnoms de Zeus, celui de Sauveur (Σωτήρ)[48] ; ils chantèrent des péans en son honneur[49] et lui vouèrent un bois sacré, dont les quatre côtés étaient enfermés par des portiques de 300 pas de longueur[50].

Pour la cause d'Antigone, cette issue de l'expédition de Rhodes ne fut pas une défaite moindre que ne l'avait été, deux années auparavant, la retraite' d'Égypte ; on avait pour la seconde fois la preuve que le vieux roi, qui visait à être seul maître de tout l'empire d'Alexandre, n'était pas en état de réaliser son désir : sa force sur le continent avait été brisée en Égypte ; Rhodes lui coûtait l'espoir de la domination des mers, et déjà il courait le danger de se voir arracher aussi la Grèce. Cassandre assiégeait Athènes.

Il faut ici revenir de quelques années en arrière afin de rapporter ce qui s'était passé en Europe pendant les guerres de Cypre, d'Égypte et de Rhodes.

Lorsque Démétrios quitta Athènes, au commencement de 306, pour faire voile sur Cypre, non seulement la démocratie athénienne était rétablie et la restauration de la puissance maritime de l'Attique inaugurée, mais encore les adversaires de Cassandre se remuaient partout ; les Épirotes rétablissaient leur indépendance en rappelant de l'exil le jeune Pyrrhos pour en faire leur roi, ce qui donnait un centre au mouvement anti-macédonien depuis Leucade et l'Étolie jusqu'à Apollonie au delà des monts Acrocérauniens, et, dans la direction du continent, jusqu'aux Illyriens de Glaucias. Cassandre aurait été en grand danger si, comme il devait s'y attendre, Démétrios l'avait assailli au printemps de 306. Mais, au lieu de cela, ce dernier se dirigea vers l'Orient avec sa flotte, et le mouvement en Grèce fut livré à lui-même.

La démocratie restaurée d'Athènes, délivrée désormais de son trop puissant protecteur, commença à laisser agir ses ferments propres. Il y avait là des hommes qui croyaient qu'il était possible de relever encore une fois un peuple tombé si bas, de rappeler à la vie la politique et la puissance des temps meilleurs, et de procurer à la république, quelque petite qu'elle Mt, une certaine importance, un certain prestige à côté des royaumes du Nord et, de l'Orient. A la tête de ce parti était Démocharès, le fils de la sœur de Démosthène, un homme d'un caractère élevé, doué de talent oratoire et animé d'un zèle ardent pour la liberté[51] ; du temps du Phalérien, il avait dédaigné toute situation officielle ; quelque décidée qu'eût été alors son opposition contre l'oligarchie, il désapprouvait maintenant avec autant d'énergie et sans plus de ménagements les rapports de la nouvelle démocratie avec le roi Démétrios ; il s'agissait, d'après lui, de garder son indépendance à l'égard de toute puissance extérieure, et l'ambitieux libéralisme du jeune roi n'était pas moins dangereux à ses yeux que les tendances oligarchiques de l'influence macédonienne. En face de lui, nous voyons non pas tant un parti obéissant à des principes opposés que des individualités de plus ou moins de talent, pour lesquelles la politique d'Athènes n'était qu'une occasion de se montrer serviables aux royaux protecteurs d'Athènes afin d'obtenir de leur faveur des récompenses, des dons, un accroissement d'influence[52] ; ce sont, si l'on veut, les serviles. Le plus important d'entre eux était Stratoclès, fils d'Euthydémos, qui s'agitait depuis plus de quarante ans déjà dans la vie publique[53] sans avoir réussi à gagner une grande influence ; il n'avait paru au premier plan qu'un instant, lors des procès suscités par l'affaire d'Harpale ; ses inventions exubérantes, quand il s'était agi des honneurs à rendre au roi Démétrios, avaient fait de lui l'organe du peuple pendant la présence du roi. Certes ce n'était ni un caractère bien honnête, ni un homme de talent comme autrefois Eschine ou Démade ; et, si ce que nous savons de ses mœurs répondait à sa politique, c'était un Athénien de l'espèce ordinaire d'alors, cupide, tirant vanité de son influence, frivole, un hâbleur[54].

Un fait qui caractérise la situation d'Antigone et de Démétrios à l'égard de la mémoire d'Alexandre, c'est que, tout de suite après la restauration de la liberté, Stratoclès proposa en l'honneur de l'orateur Lycurgue un décret dans lequel il louait expressément sa résistance contre Alexandre[55] ; c'était une manière de voir à laquelle le parti patriotique de Démocharès ne refusa certainement pas son assentiment. Il y a un deuxième décret, d'une plus haute importance, qui fut proposé vers la même époque[56] par Sophocle, fils d'Anticlide. Ce décret disait que personne ne pourrait ouvrir une école philosophique sans l'autorisation. du Conseil et du peuple, et que la transgression de cet ordre serait punie de mort[57]. Quelque étrange quo paraisse cette loi à première vue, elle avait sa raison d'être. Presque aucun de ces philosophes enseignants n'était Athénien de naissance ; les plus considérables d'entre eux ne se montraient pas seulement, dans leur doctrine et dans leurs allures, ennemis de la démocratie, mais encore ils avaient des rapports étroits avec Démétrios de Phalère exilé et avec Cassandre. Théophraste, le partisan le plus décidé de Cassandre, avait près de 2.000 disciples, qui conformaient sans doute leurs opinions politiques à celles du maître ; de l'école platonicienne étaient sortis beaucoup d'hommes qui arrivèrent, ou aspirèrent pour le moins, à la tyrannie[58] ; c'était une idée courante que, pour être philosophe, il fallait voir dans la démocratie une idée surannée et dans la royauté le véritable principe du temps. Il était donc de l'intérêt de la démocratie actuelle d'empêcher le libre enseignement et la propagation d'idées en face desquelles le droit formel de la majorité ne se sentait pas précisément en sûreté. On fit valoir probablement que cette restriction de la liberté d'enseignement était dans les idées du roi Démétrios[59]. Ce décret, appuyé certainement par Démocharès, vraisemblablement aussi par Stratoclès et son parti, fut accepté par le peuple ; Théophraste dut quitter Athènes, et sans doute d'autres philosophes encore. Cependant cette loi ne dura pas plus d'une année ; Philon[60], un péripatéticien, accusa Sophocle de proposition de loi illégale. Qu'il parlât dans l'intérêt de l'école à laquelle il appartenait et dans celui de son maître exilé, que d'autres aient eu la conviction que Démétrios et Antigone se souciaient peu des doctrines enseignées dans les gymnases ou sous les portiques d'Athènes, toujours est-il que Démocharès ne triompha pas dans sa défense de la loi[61] ; Sophocle fut condamné à une amende de cinq talents et la loi abrogée.

La loi de Sophocle et son défenseur Démocharès se trouvent encore mieux justifiés si l'on songe que, lorsqu'elle fut rendue, Athènes était en guerre ouverte avec Cassandre. Nos renseignements sur cette guerre présentent de grandes, lacunes[62] : un décret rendu par le peuple athénien en l'honneur de Timosthène de Carystos nous apprend que Cassandre était en campagne dès 306 contre Athènes et que Carystos en Eubée assistait les Athéniens[63] ; on peut en conclure peut-être que la flotte attique prenait part à l'action et tenait la mer contre la flotte macédonienne[64]. Dans tous les cas, Cassandre combattait sur terre avec succès : déjà Panacton et Phylé, les deux forteresses qui dominent les passages donnant accès en Attique par le nord, étaient en son pouvoir ; Athènes elle-même était menacée ; Démocharès faisait les plus grands efforts pour fortifier la ville, rétablir les murailles, et se procurer de l'artillerie, des munitions, des provisions de toute espèce[65]. Cassandre s'avança dans la plaine jusque devant la ville, qui fut investie et assiégée.

Ce qui surprend, c'est que ni Antigone ni Démétrios n'eussent rien fait jusqu'ici pour la protection d'Athènes[66] : 1.200 armures, que Démétrios avait envoyées à Athènes après la grande victoire de Salamine (été 306)[67], furent le seul et dernier secours qu'il leur accorda. Sans doute que, pendant l'année 306, les rois avaient été suffisamment occupés par la guerre d'Égypte, et l'année suivante par celle de Rhodes : ils espéraient probablement qu'après la défaite de Ptolémée, ils pourraient facilement repousser Cassandre et l'anéantir ; mais, après l'insuccès de la campagne d'Égypte, le siège de Rhodes se prolongeant jusque bien avant dans l'année 304, quand on sut qu'Athènes elle-même était menacée, on comprit qu'il fallait la secourir au plus vite. Les ambassadeurs des Athéniens et des Étoliens parurent dans le camp de Démétrios à Rhodes : on parle aussi d'ambassadeurs de beaucoup d'autres villes grecques ; c'étaient certainement en premier lieu les Béotiens, qui depuis 310 étaient retombés sous le joug de Cassandre, et ensuite des villes du Péloponnèse, car nous apprenons positivement[68] que Cassandre et Polysperchon, qui était dans le Péloponnèse, dévastaient un grand nombre de villes. Ce sont ces ambassadeurs à Rhodes qui s'occupèrent principalement d'amener une entente pacifique ; dès qu'elle eut abouti, Démétrios courut vers l'Hellade.

Vers la fin de l'automne (304), Démétrios aborda près d'Aulis avec une flotte de 330 voiles et une armée de terre considérable : il annonça qu'il était venu pour achever la délivrance de la Grèce. Tout le territoire béotien et l'île d'Eubée étaient au pouvoir de Cassandre, qui prenait son point d'appui à Chalcis[69] ; une garnison béotienne occupait cette ville, moins certainement pour la protéger que pour être comme otage sous la main de Cassandre, car c'était évidemment la nécessité seule qui avait pu décider la Ligue béotienne à une alliance avec Cassandre, alliance qui impliquait la dépendance vis à vis de Thèbes[70]. Démétrios se dirigea aussitôt avec toutes ses forces contre Chalcis, qui dominait l'Euripe et les communications entre l'Eubée et le continent ; la ville se rendit sans hésitation et sa liberté fut proclamée. Ces mouvements rapides et heureux sur les derrières de Cassandre, occupé au siège d'Athènes, durent lui inspirer des inquiétudes sur sa propre sécurité et sur ses communications avec la Macédoine, d'autant plus qu'il ne pouvait avoir aucunement confiance dans la Béotie. Il se hâta de quitter l'Attique[71] : des garnisons furent. laissés à Phylé et à Panacton ; avec le gros de ses forces, il marcha par Thèbes vers les Thermopyles. Démétrios le suivit sans tarder, et, si Cassandre lui-même lui échappa, du moins près de 6.000 Macédoniens passèrent spontanément sous ses drapeaux, et Héraclée, à l'issue des Thermopyles, se soumit à lui. Il revint avec tout l'appareil d'un vainqueur, proclama partout la liberté, contracta une alliance militaire avec les Étoliens pour continuer la guerre contre Cassandre et Polysperchon, et fit un traité de paix et d'alliance avec les Béotiens ; les forteresses de Phylé et de Panacton furent ensuite enlevées aux garnisons ennemies et restituées aux Athéniens, et l'on chassa de même la garnison macédonienne de Cenchrées, le port oriental de Corinthe.

A la fin de l'année 304, les soldats de Cassandre étaient chassés de l'Hellade proprement dite, et la liberté rétablie en deçà des Thermopyles ; plus la nouvelle domination de Cassandre avait été dure, plus on dut célébrer avec enthousiasme la victoire du jeune roi libérateur ; tous les États grecs attendaient avec impatience son arrivée et la réalisation des promesses de liberté qu'il apportait. Démétrios résolut cependant de passer l'hiver dans sa chère ville d'Athènes. Si l'on songe à la grandeur du danger qui avait menacé la ville, on comprendra qu'elle ait reçu son libérateur avec les plus grands honneurs ; on alla jusqu'à une exagération sans mesure, comme c'était l'habitude des Athéniens d'alors. Ils lui assignèrent pour résidence l'opisthodome du Parthénon ; la déesse vierge, disait-on, désirait donner elle-même l'hospitalité au libérateur de sa ville et l'invitait à prendre son temple pour demeure. C'est là, dans le sanctuaire de la chaste déesse, sa sœur aînée, comme il l'appelait, qu'il se livra, selon sa coutume, à toutes les débauches, vidant jusqu'à la lie la coupe de toutes les passions sensuelles ; aucun enfant, aucune jeune fille, aucune femme n'était à l'abri de ses désirs effrénés, et Plutarque assure que la pudeur lui défend de rapporter tous les crimes qui furent commis dans le temple de la Vierge[72]. Il raconte, certainement d'après Douris, quelques anecdotes qui peuvent servir à caractériser sinon le Poliorcète, du moins le public médisant d'Athènes et d'ailleurs, et l'esprit dans lequel le futur tyran de Samos écrivit l'histoire pour ce public. On y lit : Démoclès, qu'on surnommait le Beau, excitait plus que tout autre les désirs du jeune roi, mais l'enfant résistait à tous les présents et à toutes les menaces ; il évitait les palestres et les lieux publics, se baignait dans des maisons privées, pour échapper à la poursuite du roi. Un jour qu'il était au bain, Démétrios entra : il n'y avait ni aide à portée, ni issue pour fuir ; alors l'enfant enleva le couvercle du bassin d'eau chaude et sauta dans le liquide bouillant, préférant ainsi la mort à la perte de son innocence. Un autre enfant, Cléænétos, fils de Cléomède, demanda comme prix de ses faveurs que Démétrios fit remise à son père de 50 talents qu'il devait à l'État ; Démétrios remit à Cléomède une lettre adressée au peuple athénien, dans laquelle il demandait l'annulation de l'amende. Le peuple entendit cette lecture avec stupéfaction ; on décréta que cette fois on y consentait, mais qu'à l'avenir il ne serait plus permis aux citoyens d'apporter à l'assemblée une lettre de recommandation de Démétrios. Démétrios fut tellement irrité de cette résolution, que les Athéniens se hâtèrent non seulement d'annuler leur décret, mais de condamner à mort ou, à l'exil ceux qui l'avaient proposé ou appuyé. Bien plus, sur la proposition de Stratoclès, on rendit un nouveau décret, qui déclarait que tout ce que le roi Démétrios commanderait serait considéré comme sanctionné par les dieux et juste aux yeux dos hommes. Quelqu'un s'écria, dit-on : Il faut que Stratoclès ait perdu la raison, de faire une proposition pareille. Démocharès répondit : Il déraisonnerait, s'il ne déraisonnait pas ! On dit que cette exclamation donna lieu contre Démocharès à un procès, à la suite duquel il aurait été banni[73]. Le roi devait tenir à voir éloigné de la ville un homme dont la vie et les actions étaient un perpétuel avertissement pour les Athéniens, une perpétuelle critique à son endroit.

Au printemps de 303, Démétrios se hâta d'accomplir l'œuvre commencée de la délivrance de la Grèce ; il s'agissait d'abord de briser la puissance des adversaires dans le Péloponnèse, d'appeler les États à la liberté, puis, porté par la faveur de l'opinion publique, de se jeter sur la Macédoine pour frapper le coup décisif. Il n'y avait pas dans le Péloponnèse d'armée ennemie concentrée, mais des garnisons importantes dans les principales villes et territoires, Sparte exceptée ; Sicyone était toujours au pouvoir de troupes égyptiennes ; à Corinthe résidait Prépélaos, avec le gros des forces macédoniennes, la ville ayant été, nous ne savons ni quand ni pourquoi, cédée par l'Égypte à Cassandre ; des postes moins considérables étaient éparpillés dans l'Argolide et l'Arcadie ; les districts occidentaux du Péloponnèse étaient au pouvoir de Polysperchon, notamment la ville achéenne d'Ægion, défendue par une nombreuse garnison sous les ordres de Strombichos. Démétrios commença par tourner ces postes principaux, qui ne pouvaient ni lui faire obstacle ni lui créer des dangers, et se dirigea vers Argos ; la garnison se rendit, et la ville le reçut avec le plus grand enthousiasme. Cet exemple fut suivi par Épidaure et Trœzène. Justement Argos célébrait, la. fête quinquennale de Héra, à laquelle les Grecs avaient coutume de venir aster de près et de loin[74] ; Démétrios se chargea d'organiser les concours et d'héberger les étrangers. La fête fut en môme temps-celle du mariage du roi : il épousa Déidamia, la sœur du jeune roi d'Épire, Pyrrhos, qui avait été autrefois fiancée au fils de Roxane ; les intérêts de Démétrios et du, royaume épirote semblaient se confondre ; tous les deux avaient à lutter contre Cassandre ; ce mariage allait consolider leur alliance, et parais. sait devoir assurer au jeune Pyrrhos la possession de son royaume.

D'Argos, Démétrios se dirigea sur l'Arcadie : tout le pays, excepté Mantinée, se soumit. Après cela, il devait attaquer Sicyone, occupée par Philippe avec une garnison égyptienne ; pour enlever au commandant toute inquiétude, Démétrios se rendit à Cenchrées, où il vécut au milieu de fêtes et de distractions de tout genre, pendant que sa flotte faisait le tour du Péloponnèse et occupait, à ce qu'il parait, les places principales des côtes de Messénie et d'Élide. Aussitôt qu'elle eut dépassé Rhion, Démétrios lança inopinément toutes ses troupes mercenaires, sous Diodoros, contre la porte de Pellène, du côté ouest de Sicyone, pendant que la flotte se jetait en même temps sur le port et que Démétrios en personne, avec le reste de son infanterie, marchait de l'est contre la ville. Elle fut prise sans effort ; la garnison égyptienne eut à peine le temps de se jeter dans la citadelle et de la fermer[75]. La ville basse était à une assez grande distance de l'acropole, de sorte que Démétrios trouva assez de place pour établir son camp entre les deux, et put investir la citadelle. Il commençait déjà à construire de grandes machines et à préparer un assaut, lorsque Philippe offrit de rendre la citadelle à condition qu'on le laissât sortir librement. La convention fut acceptée et, les troupes de Ptolémée retournèrent en Égypte, après s'être maintenues pendant cinq ans dans le Péloponnèse. Comme la situation de la ville. était défavorable à bien des égards, et que notamment elle ne pouvait être défendue par sa citadelle en cas d'attaque, Démétrios invita les Sicyoniens à quitter la plaine et à s'installer dans l'acropole ; ils avaient demeuré jusqu'alors à côté de la ville, il était temps d'aller demeurer dans la ville même. Naturellement ses volontés furent obéies, et, dans le fait, il ne pouvait rien arriver de plus heureux à la ville. La partie bien fortifiée de Sicyone, qui était voisine du port, fut rasée, et en peu de temps, par les efforts associés des citadins et des troupes, la ville fut achevée sur le large plateau de l'ancienne acropole, dont la partie méridionale, la plus escarpée, fut aussitôt transformée en citadelle[76] ; les nombreux artistes de l'école de Sicyone, très célèbre en ce temps, travaillèrent à l'embellissement de la nouvelle ville, à laquelle Démétrios donna une complète liberté. Les citoyens s'empressèrent d'honorer leur grand bienfaiteur de toutes les manières possibles : ils donnèrent à la nouvelle ville le nom de Démétriade ; ils lui consacrèrent un temple et un culte, des fêtes solennelles, des jeux annuels, des honneurs héroïques comme au fondateur de la cité[77].

Les forces macédoniennes à Corinthe étaient complètement enfermées par les mouvements opérés jusqu'ici par Démétrios ; il y avait à Corinthe, comme partout, un parti qui désirait ardemment la fin de la domination macédonienne ; ce parti était secrètement d'accord avec Démétrios et promit de lui ouvrir une porte désignée[78]. Pour mieux tromper les ennemis, Démétrios fit attaquer pendant la nuit le port de Léchæon ; aussitôt que les cris de l'assaut retentirent de ce côté, tout le monde courut au port pour le défendre, pendant que les traîtres ouvraient la porte du côté des hauteurs et laissaient pénétrer l'ennemi. Les rues furent aussitôt occupées, et les Macédoniens se réfugièrent les uns sur l'Acrocorinthe, les autres sur le Sisypheion ; au matin, la ville et le port étaient au pouvoir de Démétrios. Aussitôt commença le siège des deux forteresses : l'énergie de la défense, bien conduite par Prépélaos, rendit ce siège assez difficile. Enfin le Sisypheion fut pris d'assaut, et la garnison se réfugia dans la citadelle plus forte de l'Acrocorinthe : l'assiégeant redoubla ses efforts ; des machines furent dressées, de puissants ouvrages exécutés ; tout fut mené avec un art, une activité et une logique qui répondaient à la réputation du preneur de villes. Prépélaos comprit parfaitement qu'il ne pouvait ni attendre des secours de Cassandre, ni résister à la longue : il semble qu'il demanda en vain à capituler ; il se sauva par la fuite[79]. L'Acrocorinthe fut prise et la liberté de la ville proclamée ; une garnison fut néanmoins laissée dans la citadelle, sur la demande même des Corinthiens, jusqu'à ce que la guerre contre Cassandre fût terminée.

Démétrios partit aussitôt pour se rendre maître des autres parties du Péloponnèse : il se dirigea d'abord à l'ouest, vers l'Achaïe ; la ville de Boura fut prise de vive force et sa liberté proclamée ; il marcha ensuite contre Scyros[80] et prit aussi cette ville en peu de jours. Puis il revint sur les autres villes de l'Achaïe : à Ægion se tenait Strombichos, avec des troupes considérables de l'armée de Polysperchon ; Démétrios le somma de se rendre ; Strombichos répondit du haut de la muraille par des insultes ; aussitôt le roi fit avancer les machines contre la muraille et commencer l'assaut ; la ville fut prise en peu de temps ; Strombichos et 80 autres furent crucifiés devant les portes de la ville ; le reste de la garnison, au nombre de 2000 hommes, reçut l'arriéré de sa solde et fut incorporé à l'armée royale. Après la prise d'Ægion, les petits postes de la contrée, ne pouvant attendre de secours ni de l'Égypte, ni de la Macédoine, désespérèrent de pouvoir tenir contre Démétrios et s'empressèrent de se rendre à la merci du roi.

Ces événements ont dû occuper la plus grande partie de l'année 303. Démétrios était maître de l'Hellade et du Péloponnèse ; la liberté était rendue aux États, et le dévouement à Démétrios était la condition de leur existence. Il convoqua une diète à l'isthme de Corinthe : l'affluence fut énorme ; il n'y eut guère de ville d'en-deçà des Thermopyles qui se soit dispensée d'envoyer des députés. Nous n'avons pas de détails sur les délibérations de cette assemblée ; il parait hors de doute qu'on y renouvela la fédération des États helléniques, qui avait cessé d'exister depuis la guerre Lamiaque ou du moins depuis la domination de Cassandre sur la Grèce ; peut-être fut-elle restaurée sur des bases identiques pour le fond à celles de la Ligue instituée par Philippe à Corinthe, mais certainement avec une plus grande autonomie des États particuliers. On rapporte que Démétrios se fit attribuer l'hégémonie de la Grèce ; naturellement cette hégémonie ne pouvait être comprise que comme dirigée contre les prétentions du maître de la Macédoine et des autres usurpateurs du titre royal. Ceux-là, Démétrios leur donna à Corinthe des titres comme le navarque Ptolémée, l'éléphantarque Séleucos, le trésorier Lysimaque, le nésiarque Agathocle[81] : à côté d'eux il célébra son père comme le véritable souverain de l'empire[82], et déclara que la plus belle mission de la royauté était de rétablir et d'assurer la liberté des Hellènes. Étant donné la position de Démétrios en face des usurpateurs et son caractère personnel, il paraît vraisemblable qu'il se désigna en même temps comme le représentant de la démocratie contre l'oligarchie, qu'il fit valoir comme un droit et un privilège de l'empire unifié la mission d'assurer la liberté et la démocratie dans les villes helléniques, tandis que naturellement ces potentats usurpateurs ne pouvaient accepter le droit à la liberté fièrement revendiqué par les Hellènes. Nous ne savons rien de particulier sur l'organisation de la nouvelle Ligue, ni sur l'activité et la compétence de la diète. Une seule chose paraît certaine, c'est qu'en nommant Démétrios général de la Ligué, les États alliés durent fournir des contingents pour la campagne de l'année suivante contre Cassandre.

Cependant, en face de la côte d'Épire, dans l'île de Corcyre, qui avait secoué en 312 le joug macédonien, il se passa un événement qui menaçait de jeter un grand trouble dans les affaires helléniques. La riche république de Tarente n'avait pas pris part à la grande guerre de Rome contre les Samnites ; elle s'était contentée de continuer sa petite guerre avec les Lucaniens, les alliés de Rome. Lorsque les Samnites furent obligés de demander la paix à Rome (305), les Lucaniens n'en devinrent que plus ardents à continuer leur guerre contre Tarente. La ville ne sut rien faire de mieux que de prendre, comme autrefois, à sa solde un prince avec son armée. Elle s'adressa à Sparte, sa métropole. Or à Sparte vivait alors Cléonymos, fils du roi Cléomène, qui, depuis qu'Areus, fils de son frère aîné Acrotatos, était devenu roi, n'avait cessé d'ourdir contre lui des intrigues, comme si la royauté lui revenait de droit. Pour se débarrasser de lui, les éphores lui permirent volontiers de recruter une armée qu'il devait conduire aux Tarentins. Il vint des vaisseaux de Tarente pour l'amener en Italie avec 5.000 mercenaires qu'il avait recrutés sur le Ténare. Avec les milices Tarentines et d'autres mercenaires recrutés ailleurs, ses forces montèrent jusqu'à 20.000 hommes. Il força les Lucaniens à faire la paix avec les Tarentins, et les décida, vu que les Métapontins n'accédèrent pas à la paix, à envahir leur territoire ; il se jeta ensuite lui-même dans cette ville hellénique, où il exerça les exactions et les violences les plus criminelles : au lieu de marcher contre les autres alliés de Rome et contre les Romains eux-mêmes, il agita toute sorte de projets malsains ; on prétend même qu'il eut l'idée de délivrer la Sicile. Tout à coup il se jeta sur Corcyre, dont la position dans l'Adriatique était également favorable à des entreprises en Grèce et en Italie ; il s'empara aisément de cette île sans défense, la mit à rançon, et laissa des garnisons dans les places principales. Tout cela a dû se passer en l'année 303. Démétrios ainsi que Cassandre envoyèrent des ambassadeurs à Cléonymos pour l'inviter à une alliance. Il apprit alors que Tarente avait fait défection ; c'est ainsi qu'il interpréta le traité que la ville avait conclu avec Rome, traité par lequel les Romains s'étaient engagés à ne pas laisser leurs vaisseaux dépasser le promontoire Racinien ; les deux parties contractantes trouvaient sans doute assez menaçante l'éventualité du retour d'un aventurier puissant et sans scrupules pour qu'il leur parût opportun de prévenir un conflit entre elles. Cléonymos partit de Corcyre avec son armée et se jeta sur Hyria, dans le pays des Salentins ; il en fut chassé par les Romains : il fit alors, dit-on, une expédition contre les riches contrées de l'embouchure de la Brenta, mais il échoua complètement et se retira après avoir perdu la plus grande partie de ses vaisseaux et de ses troupes[83].

Démétrios paraît avoir profité de son absence pour diriger sur Corcyre une expédition maritime, dont le résultat semble avoir été la délivrance de l'île et l'expulsion de-Cléonymos. Du même coup, Leucade, située vis-à-vis du pays des Acarnaniens, et qui était encore jusque-là, à ce qu'il semble, aux mains de Cassandre, fut également délivrée[84].

En revenant, Démétrios envoya à Athènes un message qui annonçait son retour pour le mois de Munychion (vers avril), et son départ bientôt après pour l'expédition de Macédoine ; mais il désirait auparavant être initié aux mystères d'Éleusis et parcourir rapidement les différents grades. Cette demande du roi était contraire à toutes les lois sacrées, d'après lesquelles on était d'abord initié aux petits Mystères au mois d'Anthestérion (février) et admis seulement deux ans après aux grandes initiations du mois de Boédromion (octobre)[85]. Un seul des citoyens présents, le dadouque Pythodoros, osa s'y opposer ; mais Stratoclès fit la proposition de donner d'abord au mois de Munychion le nom d'Anthestérion et de célébrer les petits Mystères, puis de changer son nom une seconde fois en celui de Boédromion, d'antidater l'année, de célébrer les grands Mystères et d'y initier le roi. Tout cela fut approuvé par le peuple et mis à exécution. Lorsque Démétrios arriva, les Athéniens le reçurent avec une solennité extraordinaire, versant des libations, brûlant de l'encens, consacrant des couronnes, multipliant les processions de toute sorte avec chœurs et chants ; des chœurs ithyphalliques dansaient autour de lui, en chantant qu'il était le seul véritable Dieu, le fils de Poséidon et d'Aphrodite, au visage beau et souriant ; ils l'imploraient en levant les bras et l'adoraient[86]. Quant à lui, il reprit possession du temple de la Vierge, et s'y plongea dans tous les excès de la volupté avec sa joueuse de flûte Lamia, avec Léæna et d'autres filles de joie et avec l'armée de flatteurs qui l'entourait : les Athéniens consacrèrent un temple à Lamia Aphrodite, et aux favoris du roi des autels, des libations et des sacrifices comme ceux qu'on offre aux héros[87]. Il fut lui-même saisi de dégoût ; ces hommes dont il eût été fier autrefois de mériter l'approbation par les plus nobles efforts, il les voyait tombés dans un profond avilissement, et il s'amusa à les humilier. Démétrios, dit le rude Démocharès, vit avec mécontentement ce qu'on faisait pour lui ; il trouva cette conduite basse et honteuse ; on allait beaucoup plus loin qu'il le désirait ; stupéfait de tout ce qu'il voyait, il disait : il n'y a plus un seul Athénien qui ait de la grandeur d'âme et un esprit généreux. Il exigea que la ville lui fournit 250 talents ; lorsqu'on les lui eut apportés, il les donna, en présence des délégués, à Lamia, en disant : achète toi du fard avec cela[88]. Cette femme, qui n'était plus jeune, mais qui était spirituelle et aimable, savait sinon se l'attacher exclusivement, du moins se rendre toujours attrayante et nécessaire ; elle extorqua et dépensa follement, de son chef, des sommes énormes : n'étant pas jalouse, elle était une amie d'autant plus commode pour le roi[89]. Les épouses légitimes, la noble Phila, l'Athénienne Eurydice, la belle Déidamia, étaient à peu près oubliées. Athènes n'était pas la seule ville qui recherchât la faveur du roi par la bassesse Thèbes, qui pour s'être attachée à Cassandre devait craindre sa colère, ne resta pas en arrière ; elle aussi voua un temple à Lamia Aphrodite. Les autres villes ont dit faire de même, dans la mesure de leurs moyens, et s'ingénier à simuler un égal enthousiasme.

Enfin, dans l'été de 302, Démétrios entreprit contre la Macédoine l'expédition annoncée devant l'assemblée fédérale de Corinthe. Ce fut le signal d'une guerre générale entre les potentats macédoniens.

 

 

 



[1] DIODORE, XX, 53. PLUTARQUE, Démétrios, 18. JUSTIN., XV, 2. APPIAN., Syr., 54. Ces auteurs sont unanimes à affirmer que Ptolémée, malgré sa défaite à Cypre, a pris le titre de roi ; il a dû certainement le faire, par conséquent, avant l'automne de 306, car à ce moment-là, après la malheureuse expédition d'Antigone en Égypte, expédition dont on, trouvera plus loin le récit, la chose n'eût plus eu rien d'étonnant. D'après l'usage suivi dans le Canon des Rois, le règne de Ptolémée aurait dû y être daté du commencement de l'année égyptienne qui tombe immédiatement avant, c'est-à-dire du fer Thoth de la 18e année de Philippe (8 novembre 307). Au lieu de cela, le Canon le fait dater de deux ans plus tard, du 7 novembre 305. Et c'était bien là le comput officiel ; on en a la preuve par l'inscription du prêtre An-em-hi, qui est mort le 8 juin 217, à de 72 ans 1 mois et 23 jours, étant né le 4 mai 289, en la 16e année du règne de Soter. Par conséquent, le règne de Ptolémée Soter date officiellement du 1er Thoth (7 nov.) 305. (Voyez PINDER et FRIEDLÆNDER, Beiträge zur älteren Münzhunde, p. 11). L'écart entre le calendrier et les auteurs est difficile à combler, si l'on ne veut pas admettre que la prise de possession du titre de roi a eu lieu à Alexandrie après le 7 novembre 306, et que la nouvelle année une fois commencée a compté jusqu'à la fin, d'après l'ancien système, comme l'an 19 après Alexandre.

[2] Ce qui soulève ici des complications inextricables, ce sont les dates des monnaies attribuées à Ptolémée. Les opinions des numismates sont sur ce point tellement divergentes, que l'histoire ne peut encore en tirer aucun résultat certain. Il suffit de renvoyer à PINDER, Die Aera des Philippos auf Münzen (dans les Beiträge de Pinder et Friedlænder, 1851) et à FR. LENORMANT, Essai sur la classification des Lagides, 1855. Même la substitution par les Lagides de l'étalon monétaire phénicien au système attique introduit partout par Alexandre ne semble pas fournir encore de point de repère fixe pour la chronologie.

[3] PLUTARQUE, Démétrios, 18.

[4] PLUTARQUE, Démétrios, 18. On rencontre beaucoup de monnaies avec le nom de Cassandre roi.

[5] DIODORE, XX, 54. Diodore dit expressément qu'Agathocle y fut déterminé par l'exemple d'Antigone, de Cassandre, de Lysimaque.

[6] MEMNON ap. PHOT., p. 224 b. 25 [IV, 7], sans date précise, il est vrai.

[7] PLUTARQUE, Démétrios, 19. Pour faire apprécier l'étendue et l'efficacité énergique du pouvoir royal, rien n'est plus l'instructif que la grande inscription publiée par LE BAS-WADDINGTON (n° 86), document qui comprend deux décrets du roi Antigone concernant le synœkisme de Lébédos et de Téos. C'est un des premiers exemples qui montrent en grand le rôle pacificateur du nouveau régime monarchique ; le despotisme éclairé met fin, par une intervention rationnelle et impitoyable, à de vieilles rivalités qui avaient fait tomber les deux villes en décadence.

[8] L'expression dont se sert Diodore (XX, 73, 1), indique bien qu'Antigone avait deux fils. Plus haut (XX, 19), il cite le cadet comme ayant été envoyé contre Phœnix, le stratège de l'Hellespont, qui avait fait défection. Plutarque ne connaît non plus à Antigone que deux fils, ce Philippe précisément et Démétrios. Il est probable que. dans le premier passage cité de Diodore, il y a non pas une lacune, mais une erreur. C'est, du reste, à ce Philippe qu'étaient adressées les lettres d'Antigone citées par Cicéron (Off., II, 14), lettres dans lesquelles le père indiquait à son fils de quelle façon il devait se comporter vis-à-vis des soldats pour gagner leurs bonnes grâces.

[9] C'est l'Antigone qui porte dans l'histoire le surnom de Gonatas : il était fils de l'excellente Phila et né en 318 ; Stratonice aussi était déjà au monde depuis plusieurs années, peut-être depuis 315.

[10] PLUTARQUE, Démétrios, 19. ATHEN. XIII, p. 577. III, p. 101, etc.

[11] Cette anecdote et autres semblables se trouvent dans Plutarque.

[12] Cette indication, précieuse pour la détermination des dates, se trouve dans Diodore (XX, 73, 3). C'est le coucher matinal des Pléiades, quod tempus in III Idus Nov. incidere consuevit (PLINE, II, 47, § 125).

[13] DIODORE, XX, 73-74, et plus brièvement dans Plutarque (Démétrios, 19). Cet auteur rapporte également le songe significatif qu'eut alors Médios, un des amis. Il lui semblait voir Antigone courir dans le stade la course double avec toute son armée ; au début, ils couraient très vite et d'un vif élan ; bientôt, ils étaient à bout d'haleine, épuisés, essoufflés, et ne pouvaient plus se remettre de leur défaillance.

[14] Le nom de fausse Bouche est donné à plusieurs issues des lagunes qui bordent le rivage. Comme la flotte, parlant de la bouche désignée ici, atteint en une nuit (de 14 heures, nuit de novembre) la bouche de Damiette, où l'on ne peut arriver qu'en contournant un angle assez saillant du côté du nord, on est en droit de supposer que le ψευδόστομον indiqué est l'exutoire le plus oriental du lac Menzaleh.

[15] C'est la bouche actuelle de Damiette.

[16] Diodore (XX, 76) dit : σκαφών ποταμίων : ce n'étaient pas des trirèmes, comme le prétend Pausanias (I, 8, 6) ; du reste, les vaisseaux de guerre étaient généralement, à l'époque présente, des bâtiments à quatre rangs de rames ou davantage encore.

[17] DIODORE, XX, 75-76. PAUSANIAS, I, 6. PLUTARQUE, Démétrios, 19.

[18] Il n'est plus possible de décider si Rhodes avait et jusqu'à quel point elle avait en sa possession les îles voisines et la Pertes, la Chersonèse de Cnide et celle de Rhodes . Il est bon de remarquer que, dans le Périple dit de Scylax, rédigé vers 350, Mégisté elle-même, une île voisine de la côte lycienne, est notée comme appartenant aux Rhodiens.

[19] A quelque temps de là, Démétrios enrôla des pirates à son service pour faire la guerre aux Rhodiens (DIODORE, XX, 83) ; deux ans plus tard, il en prend 8.000 à sa solde pour faire campagne contre la Macédoine (XX, 110) ; en 287, le chef de pirates Andron collabore à la prise d'Éphèse (POLYÆN., V, 19), etc.

[20] Ces renseignements sont empruntés à Diodore (XVIII, 8 et XX, 81), où il est dit, entre autres choses, qu'Alexandre avait déposé son ; testament à Rhodes. Dans la première édition de cet ouvrage (Append. 3), j'ai essayé de démontrer que cette allégation est absurde, et j'ai conclu de ce passage, comme de certains autres aussi peu corrects, que Diodore ne devait pas avoir pris ce chapitre (XVIII, 8) dans Hiéronyme.

[21] DIODORE, XIX, 58, 5.

[22] Ceci résulte du passage classique de Polybe (XXX, 5, 6 sqq.) sur la politique rhodienne. Polybe traite de ces questions à propos de la deuxième ambassade rhodienne de l'an 587 U. C. (167 av. J.-C.), qui arriva à Rome.

[23] PAUSANIAS, I, 6.

[24] Plutarque (Démétrios, 21) dit inexactement : qu'il avait tenu longtemps les Rhodiens assiégés.

[25] Polyænos rapporte (IV, 6,16) qu'Antigone avait promis aux marchands et marins rhodiens qui se trouvaient en Syrie, Phénicie, Pamphylie et autres lieux, de leur laisser la mer libre, pourvu qu'ils n'allassent pas à Rhodes.

[26] On trouve maintenant dans le Neuer Atlas von Hellas de H. KIEPERT, 1872 (pl. VIII) un plan de Rhodes meilleur que je ne pouvais le donner ici dans l'édition précédente.

[27] DIODORE, XX, 84.

[28] Peut-être faut-il conclure d'un passage de Théophraste (De plant., V, 5, 1) que son plus grand bâtiment était un vaisseau à onze rangs de rames, construit en cèdre du Liban ; au lieu qu'à la bataille de Salamine, il n'en était encore qu'aux navires à sept rangs.

[29] Il parait bien que Démétrios ne débarqua pas à la pointe qui se trouve au nord de la ville, car on voit qu'il transforma en port la baie où il avait abordé ; c'est de là seulement qu'il put faire commodément des excursions dans l'intérieur de l'île.

[30] Ce sont les τρισπίθαμα όξυβέλη d'Athénæos (De machin., p. 3).

[31] Diodore (XX, 85) appelle ces instruments βελοστάσεις. KÖCHLY et RÜSTOW (p. 421) en donnent, d'après Philon (De telor. constr., p. 82), une description conforme à l'emploi indiqué ci-dessus.

[32] DIODORE, XX, 87 ; Philon (p. 85) remarque à ce propos : ός έστι σφοδρότατος.

[33] Athénæos (De machin. 3) parle des énormes amas de pierres accumulés par les machines d'Apollonios, qui surchargeaient les môles ; les προσΰληταί κατά τό τεΐχος de Philon (p. 99) répondent mieux aux blocs indiqués dans le texte. Du reste, l'ouvrage de Philon est rempli d'allusions au siège de Rhodes et se fonde en grande partie sur les expériences de ce siège.

[34] DIODORE, XX, 88.

[35] DIODORE, XX, 92.

[36] Diodore (XX, 91) décrit avec une extrême précision ces machines, construites par Épimachos : WESSELING pense qu'il a puisé ses renseignements dans l'écrit de l'Abdéritain Dioclide (ATHEN., V, p. 206), mais j'en doute. On trouve des indications superficielles dans PLUTARQUE, Démétrios, 21. ATHEN., De machin., p. 7. VITRUVE, X, 22, AMM. MARC., XXIII, 5 : ces auteurs s'écartent plus ou moins de Diodore sur la question des chiffres.

[37] DIODORE, ibid., PLUTARQUE, Démétrios, 22.

[38] Comme pendant à cette histoire, on peut citer la façon dont Démétrios traita le peintre Protogène. Voici ce que racontent Pline (XXXV, 10, § 104), Plutarque (Démétrios, 22. Apophth. [Demetr.]) et autres. Dans un faubourg de la ville se trouvait le magnifique tableau de Protogène, représentant Ialysos avec son chien. Les Rhodiens firent prier Démétrios d'épargner cette peinture, et celui-ci répondit qu'il aimerait mieux détruire les statues de son père que ce tableau. En effet, pour épargner l'œuvre d'art, Démétrios s'abstint d'incendier le faubourg, bien que ce fût de ce côté que devait être donné l'assaut et que l'incendie lui eût été d'un grand secours. Protogène vivait alors dans son petit jardin du faubourg, au milieu du camp ennemi. Démétrios le fit venir devant lui, et lui demanda comment il se risquait à rester hors de la ville. Je savais, dit le peintre, que Démétrios fait la guerre à la ville, et non pas à l'art. A partir de ce moment, Démétrios l'alla voir souvent dans son atelier, où il peignait justement alors, au milieu du bruit des armes, son fameux Satyre au repos (Cf. CIC., Verr., II, 4, 60. GELL., XV, 37, 3).

[39] Diodore (XX, 95, 1) les appelle χωςτρίδας χελώνας : ces abris étaient surtout destinés, par conséquent, à couvrir les travaux de retranchement et autres ouvrages.

[40] Il est difficile de comprendre pourquoi Démétrios, avec sa flotte, qui était toujours puissante encore, ne coupait pas toute communication par mer ; l'idée devait lui en venir tout naturellement, et, pour qu'il s'en soit abstenu, il faut qu'il ait eu une raison péremptoire.

[41] La suite montre que ce n'est plus, cette fois, à l'endroit de la triple muraille : il faut donc qu'on ait aplani un autre terrain, plus en avant que le premier, et qu'on y ait transporté les machines.

[42] Il est clair que ces négociations, comme les précédentes, furent entamées lorsque la brèche fit prévoir à bref délai la prise de la ville. Partant de cette idée, les ambassadeurs devaient supposer que les Rhodiens étaient prêts à transiger : ce sont les auxiliaires égyptiens qui leur redonnèrent du courage.

[43] Ce colosse portait une armure d'un quintal, c'est-à-dire double comme poids des armures ordinaires. Sa cuirasse d'airain et celle de Démétrios, pesant l'une et l'autre 36 livres, étaient un cadeau de l'armurier cypriote Zoïlos, et d'un travail si résistant qu'elles arrêtaient un trait de catapulte lancé à la distance de vingt pas (PLUT., Démétrios, 21).

[44] Telle que la présentent nos sources (DIODORE, XX, 98), cette opération de Démétrios ne laisse pas que de paraître étrange. Évidemment, le résultat eût été plus satisfaisant et même le but atteint, si toute la force de l'assaut avait été concentrée sur l'endroit de la brèche et soutenue par ceux qui avaient pénétré dans la ville. Cependant, je crois que le récit de Diodore ne nous renseigne pas d'assez près pour nous permettre de porter ici un jugement.

[45] L'expression employée par Diodore (XX, 99, 4) doit signifier qu'ils continueraient à percevoir non pas seulement les revenus de leurs biens et de leurs octrois, mais encore ceux des villes et régions qui leur avaient appartenu en propre.

[46] DIODORE, XX, 99. PLUTARQUE, Démétrios, 22. Diodore dit que la ville fut assiégée ένιαύσιον χρόνον. Le siège avait commencé au printemps ou à l'été de 305, et Diodore en raconte la fin sous l'archontat de Phéréclès (304/3), qui correspond dans son système à l'an 304.

[47] PLUTARQUE, Apophth. Demetr., 1. C'est, dit-on, avec le métal de la machine que Charès de Lindos éleva plus tard le fameux colosse de Rhodes. Je renvoie pour plus amples détails à la dissertation de CAYLUS (Mém. de l'Acad. des Inscr., XXIV, p. 360 sqq.).

[48] PAUSAN., I, 8. Plusieurs auteurs (ap. ARRIAN., VI, 11, 15) dérivaient ce surnom d'une autre origine. Ils prétendaient que Ptolémée avait protégé Alexandre lors de l'assaut donné à la ville des Malliens ; mais Ptolémée n'assistait même pas à cet assaut (Cf. Hist. d'Alexandre, p. 582, 1).

[49] ATHEN., XV, p. 696 sqq.

[50] DIODORE, XX, 100. MEURSIUS, Rhodus, I, 12.

[51] Ce qui est particulièrement intéressant, c'est le décret rendu en son honneur sur la proposition de son fils Lachès (PLUTARQUE, Vit. X Orat.), document qui offre, il est vrai, une singulière analogie de style avec celui de Démocharès en l'honneur de Démosthène (PLUTARQUE, ibid.). Il faut lire aussi le chapitre où Polybe (XII, 13) prend contre Timée la défense de Démocharès. Ce que l'on dit de son non tam historico quam oratorio genre confirme l'opinion émise ci-dessus à l'égard de sa politique. Une ou deux anecdotes, que l'on raconte à propos de lui, montrent tout au moins quelle idée on se faisait à Athènes de son caractère.

[52] C'est à bon droit que le chef de ce parti appelait son métier la moisson d'or (PLUTARQUE, Reip. ger. præc., 2).

[53] Déjà Démosthène, dans son discours contre Pantænetos (§ 48), le caractérise en ces termes : le plus insinuant et en même temps le plus malfaisant de tous les hommes. Polyænos (IV, 2, 2) raconte qu'il se comporta vaillamment comme stratège, mais avec une certaine forfanterie, à la bataille de Chéronée.

[54] GRAUERT, Anal., p. 331. Il vivait dans la débauche, et entretenait chez lui l'hétaïre Phylacion. Comme, un jour, celle-ci rapportait du marché des cervelles et des collets de mouton, il lui dit : Eh tu as acheté là des choses avec lesquelles, nous autres politiques, nous jouons comme à la balle (PLUTARQUE, Démétrios, 12).

[55] PLUTARQUE, Vit. X Orat., p. 852.

[56] KRÜGER (ad Clinton, Fast. Att., p. 181) met cette loi en 316 : GRAUERT (Anal., p. 335) fait observer qu'elle tomberait alors sous le gouvernement de Démétrios de Phalère, et que l'ami de Théophraste et de tous les philosophes n'aurait certainement pas consenti à leur expulsion. Démocharès s'est aussi, durant le régime oligarchique, tenu complètement en dehors des affaires publiques. Donc, comme la loi date du temps d'un Démétrios, c'est qu'il s'agit du fils d'Antigone, et si Démocharès a été banni en 302, c'est que la loi a été portée entre 307 et 302, peu de temps après la délivrance d'Athènes.

[57] DIOG. LAERT., V, 38. ATHEN., XIII, p. 610. POLLUX, IX, 42.

[58] Démocharès (ap. ATHEN., XI, p. 509) en cite quelques-uns, entre autres, Timée de Cyzique, qui, après une tentative inutile faite contre la ville par le satrape Arrhidæos et avec l'aide de ce dernier, essaya de s'emparer de la tyrannie, mais fut mis ensuite en jugement et condamné.

[59] Alexis (ap. ATHEN., XIII, p. 610) disait :

Que les dieux comblent de biens Démétrios

Et les nomothètes, parce que, ces gens qui donnent à la jeunesse

La puissance de la parole, comme ils disent,

Ils les ont envoyée paitre hors de l'Attique.

En général, les comiques du temps ont pris une part plus active qu'on ne croit d'ordinaire aux événements du jour et aux querelles des partis, d'une façon tout autre, il est vrai, que la comédie d'Aristophane. Ainsi, Philippide était du parti de Démocharès ; Archédicos était des amis de Stratoclès.

[60] ATHEN., ibid. D'autre l'appellent Philion ou Phillion.

[61] ATHEN., V, p. 187. 215. XI, p. 508. XIII, p. 610. EUSEB., Præp. evang., XV, 2. DIOG. LAERT., V, 38.

[62] Dans le décret en l'honneur de Démocharès (ap. PLUT., Vit. X Orat.), il est question d'une guerre de quatre années. Tout récemment encore, SCHUBERT (Hermes, X, p. 110 sqq.), comme d'autres critiques avant lui, l'a crue identique avec celle-ci, qui va de 307 à 303. Après avoir examiné à nouveau la question je persiste à trouver plus vraisemblable la date plus récente que j'ai essayé d'établir autrefois (Zeitschr. für Alterth., 1836, n° 20), surtout pour cette raison que la présente guerre n'a été ni pour Athènes, ni pour Démétrios et Antigone, une guerre de quatre ans. Avec les matériaux actuellement disponibles, la question ne parait pas susceptible d'être tranchée définitivement.

[63] C. I. ATTIC., II, n° 249. L'inscription est de l'archontat de Corœbos (306/5). La restitution de KÖHLER est garantie par le compte des lettres manquantes. Le décret en l'honneur de... ότιμος (C. I. ATTIC., II, n° 266), doit appartenir à l'archontat d'Euxénippos (305/4).

[64] GRAUERT (Anal., p. 337) pense que c'est dans cette guerre qu'eut lieu la bataille navale d'Amorgos : c'est impossible, à cause de Clitos, qui était à Amorgos et périt en 318.

[65] Le fait est attesté par un fragment d'inscription (C. I. ATTIC., II, n° 250). KÖHLER renvoie à une autre inscription qui place ces préparatifs dans l'année de Corœbos. Le décret de Lachès en l'honneur de son père Démocharès (ap. PLUTARQUE, Vit. X Orat.) confirme ce renseignement ; Démocharès y est signalé comme l'homme d'État qui dirige alors la cité. Il faut pour cela admettre, avec WESTERMANN, une lacune dans le texte, le dernier καί rattacherait ici des faits qui ont leur place quelques années plus tard.

[66] On sait aujourd'hui, d'après une inscription publiée par KÖHLER (dans les Mittheil. d. d. arch. Instit., 1880, p. 268), que, dans la dixième prytanie de Ol. CXVIII, 3, c'est-à-dire vers le printemps de 305, Antigone a expédié aux Athéniens une somme d'environ 140 talents.

[67] Les Athéniens prisaient très haut la part qu'ils avaient, prise à la grande victoire de Cypre : on s'en aperçoit au triple toast du personnage des Pharmocopolæ d'Alexis (ap. ATHEN., VI, p. 254). Dans cette comédie, Callimédon était bafoué de la belle manière.

[68] DIODORE, XX, 100.

[69] Quand Dinarque quitta Athènes en 307, frappé d'une sentence d'exil, c'est à Chalcis qu'il se réfugia (PLUTARQUE, Vit. X Orat., p. 850). On voit jusqu'à un certain point, par le décret en l'honneur de Stratoclès (C. I. ATTIC., II, n° 266), dans quel état se trouvait la ville après la défection du stratège Ptolémée, le neveu d'Antigone, et jusqu'à l'arrivée de Démétrios à Athènes.

[70] C'est à Thèbes que s'était réfugié Démétrios de Phalère : on ne peut que faire des conjectures sur les rapports de cette ville une fois rebâtie avec la Ligue.

[71] Plutarque (Démétrios, 23) s'exprime presque comme s'il y avait eu un combat livré : cependant, la chose est absolument invraisemblable.

[72] PLUTARQUE, Démétrios, 24.

[73] PLUTARQUE, Démétrios, 24. Il semble impossible de rapporter à cet événement les expressions du décret en l'honneur de Démocharès ; en effet, la génération suivante put bien reprocher au Poliorcète d'avoir abusé de la démocratie et de l'avoir déshonorée, mais non pas d'avoir fait ce que signifie, au sens technique et officiel, l'expression κατάλυσις τοΰ δήμου. Du reste, il est probable qu'en 303 il s'agissait plutôt de faire que Démocharès s'éloignât volontairement de la ville, car on ne voit pas bien comment cette boutade put devenir matière à procès.

[74] Pour ces Heræa ou Hecatombæa, je ne connais pas d'autre indication chronologique que celle qui résulte de ce passage : il montre qu'on les célébrait au printemps de la première année des Olympiades. Leur nom doit venir d'un mois Hécatombeus, qu'on rencontre aussi à Sparte.

[75] GOMPF, Sicyonica, p. 68. POLYÆN., IV, 7, 3. C'est le siège dont il est question dans le Curculion de Plaute (III, 25).

[76] Le docte Polémon décrivit la Poikilé Stoa de Sicyone (ATHEN., VI, 253), fondée par Lamia (ATHEN., XIII, 577).

[77] DIODORE, XX, 102, 3. PAUSANIAS, II, 7.

[78] POLYÆN., IV, 7, 8.

[79] DIODORE, XX, 103.

[80] DIODORE, XX, 103, 3. Scyros est parfaitement inconnue. WESSELING suppose qu'il s'agit de la ville arcadienne de Sciros (STEPH. BYZ., s. v.) ; on s'attendrait plutôt à une ville située plus au nord, à Olenos, par exemple.

[81] C'est Plutarque (Démétrios, 25) qui met ces noms dans la bouche de Démétrios : il est difficile d'y voir, ainsi qu'on l'a fait, des titres officiels, comme si ceux qui en sont affublés étaient devenus sous ce nom grands officiers de la couronne. Ces renseignements doivent provenir de Douris : Diodore ne souffle mot de ces incidents qui se seraient passés à Corinthe.

[82] J. P. SIX (Annuaire de Numismatique, 1882, p. 31 sqq.) fait remarquer que, tandis qu'Antigone continuait à frapper, sans modification aucune, des tétradrachmes d'Alexandre, Démétrios a frappé par exception en 303, dans le Péloponnèse, des tétradrachmes avec la légende ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΑΝΤΙΓοΝοΥ.

[83] La chronologie des entreprises de Cléonymos est très incertaine. Diodore (XX, 104) les place sous l'archontat de Léostratos, c'est-à-dire, suivant son habitude, dans l'année julienne 303. Or, il est absolument certain qu'on ne peut assigner à cette année que la fin de son récit ; encore ne nomme-t-il pas Hyria, et le Triopion qu'il nomme est parfaitement inconnu. Tite-Live (X, 2) lui fait prendre Thurias urbem in Sallentinis, et le fait expulser ensuite par le consul Æmilius, c'est-à-dire le consul que Diodore (XX, 106) inscrit en tête de l'année suivante 302. L'auteur latin rapporte ensuite (in quibusdam annalibus invenio, IX, 2) que le dictateur Bubulcus a battu l'aventurier, après quoi il raconte l'expédition de Cléonymos du côté du Pô. Nous savons que Démétrios s'est emparé de Corcyre, mais ce n'est pas Diodore qui le dit : au contraire, cet auteur termine son chapitre sur Cléonymos en disant que le prince, après avoir éprouvé de grosses pertes par une violente tempête, était revenu à Corcyre. Le fait résulte d'un passage de Démocharès (Fr. 4 ap. ATHEN., VI, p. 253), et des événements qui suivent la bataille d'Ipsos. Le retour de Démétrios à Athènes peut être placé avec certitude à la fin de 303 ou au commencement de 302.

[84] ATHEN., VI, p. 253. D'après les habitudes qu'on connaît à Démétrios, on peut tenir pour certain qu'il a proclamé la liberté à Leucade et à Corcyre. Les Acarnaniens étaient-ils encore à ce moment-là partisans de Cassandre ? on ne trouve pas un mot là-dessus dans les auteurs.

[85] KRÜGER (ap. Clinton, p. 188) est d'avis que le fait est advenu au printemps de 301. Les renseignements fournis par Plutarque et autres ne sont pas, comme je l'ai dit autrefois, tirés de Philochore, qui traitait en détail de ces initiations au dixième livre de son Atthide (HARPOCRAT., s. v. άνεπόπτευτος), mais probablement de Douris, comme le conjecture NITSCHE (Ueber des Königs Philipp Brief, p. 31).

[86] DEMOCHARES ap. ATHEN., VI, p. 253. Douris de Samos a conservé, dans le XXXIIIe livre de ses Histoires, l'ithyphalle qu'on chanta alors. Philochore rapporte qu'entre plusieurs cantates qui furent faites, celle d'Hermippos de Cyzique obtint la préférence. On peut la lire dans Athénée (XV, p. 697).

[87] PLUTARQUE, Démétrios, 27. DEMOCHAR., loc. cit. CLEM. ALEX., Protrept., c. 4, § 54.

[88] PLUTARQUE, Démétrios, 27. D'autres disent, ajoutent Plutarque, que ceci se passa en Thessalie.

[89] Plutarque, Athénée et Alciphron sont amplement pourvus d'anecdotes sur cette Lamia. Elle était Athénienne de naissance (ATHEN., XIII, p. 577). tin jour que Démétrios demandait à une autre courtisane Dêmo : Comment trouves-tu Lamia ? celle-ci répondit : Elle me fait l'effet d'une vieille femme. Comme Lamia lui envoyait une fois de la pâtisserie pour le dessert et qu'il disait à Dêmo : Vois donc quelles jolies choses m'envoie ma bonne Lamia ! l'autre répliqua : Ma mère t'en enverrait de plus belles encore, si tu voulais coucher avec elle ! Des envoyés de Démétrios allèrent un jour chez Lysimaque, et, comme ils parlaient du temps passé, le roi leur montra sur ses bras et ses jambes des cicatrices qu'il portait depuis le jour où il avait été enfermé avec un lion par ordre d'Alexandre. Les envoyés lui répondirent : Notre roi aussi porte les marques d'une bête féroce : il en a même au cou ; c'est là que Lamia l'a mordu. Démétrios disait que la cour de Lysimaque était une scène comique, car on n'y voyait paraitre que des noms à deux syllabes (il faisait allusion à Bithys et Péris, les favoris du roi), au lieu que chez lui il y avait des noms sonores, Peucestas, Ménélas, Oxythémis (on a encore un décret en l'honneur d'Oxythémis, C. I. ATTIC., II, n° 243). Lysimaque ripostait en disant qu'il n'avait pas encore vu des gourgandines monter sur la scène tragique, et Démétrios répliquait que sa gourgandine était plus chaste que la Pénélope de Lysimaque (ATHEN., XIV, p. 645). Ce sont-là les cancans de l'époque.