HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME DEUXIÈME. — HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (DIADOQUES)

LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE TROISIÈME (308-306).

 

 

Les États grecs. - Les ligues étolienne, béotienne, arcadienne. - Le Péloponnèse. - Athènes sous Démétrios de Phalère. - Plan d'Antigone pour la délivrance de la Grèce. - Caractère de Démétrios. - Son expédition eu Grèce. -Son débarquement.- Sièges de Mégare et de Munychie.- Restauration de la liberté d'Athènes. - Démétrios à Athènes. - Différend entre Antigone et Ptolémée. - Commencement de la guerre de Cypre. - Siège de Salamine. - Bataille navale. - Démétrios vainqueur. - Antigone roi.

Pour savoir ce que la paix de 311 entendait par liberté des États helléniques, il suffit de voir ce qui s'était passé depuis, d'abord dans l'Hellade elle-même. Le mot magique de liberté devait cependant continuer de séduire les esprits et d'enflammer les cœurs ; chacun n'était occupé que de ce qui lui manquait à cette heure, et de ce qu'il croyait avoir possédé autrefois.

Dans un certain sens, ces républiques municipales pouvaient encore être libres ou le redevenir ; mais une véritable indépendance n'était guère possible pour aucune d'elles. Elles étaient entourées de puissances trop supérieures en force ; et, quoique pleines de soldats aguerris et de mercenaires, ces petites républiques étaient trop pauvres pour lever des armées considérables, trop jalouses les unes des autres et trop haineuses pour s'unir par des alliances loyales, leur bourgeoisie trop dégradée pour qu'on pût espérer un état de choses radicalement amélioré. Leur temps était passé ; il eût fallu des formes monarchiques imposantes pour donner de la cohésion à cette vie trop mobile, qui s'usait et se détruisait elle-même ; mais, chaque fois qu'on eu avait essayé, elles n'avaient pu prendre racine dans ce monde grec, qui ne connaissait que le particularisme et la vie municipale. Ces mêmes qualités qui rendaient les Grecs si incomparablement aptes à devenir le levain, le ferment qui allait transformer les peuples de l'Asie et les pousser on avant, les rendaient incapables de suivre, dans des États indépendants, le développement de la vie nouvelle ; les types traditionnels de leur organisation sociale, en contradiction avec les théories des hommes politiques, les tendances du temps, les vœux et les idées des particuliers, et même avec les ressources et les moyens de ces petits États, étaient devenus des formes vides et gênantes, quelque chose de paralysé et de paralysant, une fiction mensongère, méprisable et méprisée.

L'histoire nous a transmis de nombreux symptômes de la confusion des affaires helléniques à cette époque. Tous les partis en vue sur la grande scène politique ont en Grèce des adhérents ; leurs luttes s'y répètent en petit : ici comme là on voit se succéder du jour au lendemain les victoires, les défaites, des victoires nouvelles, des vengeances sanglantes, des représailles furieuses. Des généraux étrangers y paraissent, pillent le pays, s'en vont ; d'autres les suivent pour punir, piller de nouveau, et laisser ensuite les partis à leur exaspération réciproque. Des tyrans, avec ou sans le nom ; des aventuriers qui ne cherchent que butin, domination, jouissances ; des bandes de mercenaires qui attendent qu'on les enrôle ; des garnisons étrangères qui ne respectent ni loi ni morale, ni la propriété ni la sainteté du la famille ; des proscrits ramenés par la force des armes et placés par elle à la tête de l'État ; des traîtres gorgés de richesses ; les masses appauvries, immorales, indifférentes pour les dieux et la patrie ; une jeunesse assauvagie par le métier de mercenaires, usée par les filles de joie, détraquée par les philosophies à la mode ; une dissolution universelle, une agitation bruyante, une exaltation fiévreuse à laquelle succède déjà la détente et l'hébétude, tel est le tableau déplorable de la vie grecque d'alors.

Heureuses les villes helléniques de l'Asie-Mineure, de la Thrace, des îles, du Pont : leur liberté est déjà réduite à l'autonomie communale[1] ; pour tout le reste, elles sont dans la dépendance soit d'Antigone, soit de Lysimaque, soit de «dynastes» ou tyrans nationaux ; heureuses Rhodes, Cyzique, Byzance, à qui leur situation particulière d'États commerciaux, leur politique prudente et modérée, assure une neutralité respectable ; heureuse la Sicile, où le grand aventurier Agathocle a galvanisé de nouveau la fibre politique par des victoires en Afrique ; heureuse la, Grande-Grèce elle-même, où la riche Tarente, avec son gouvernement sage et maitre de lui, donne même aux petites villes le sentiment qu'elles ont encore un point d'appui ! Mais dans l'Hellade, dans le Péloponnèse, il n'y a plus que des scories ; dans les villes, grandes et petites, plus que misère croissante, dissolution politique, désespoir : des milliers de leurs habitants sont allés rejoindre Ophélas, pour chercher le repos et la paix dans la lointaine Libye et oublier leur patrie dans un monde nouveau.

Il n'y a qu'un seul point où la situation ne soit pas aussi misérable, le pays des Étoliens. Ces populations grossières, braves, avides de butin, libres et sûres dans leurs montagnes, continuent de résister à la puissance menaçante de la Macédoine ; fortifiée par cette lutte, leur Ligue antique se développe sous une forme qui se montre bientôt la seule capable d'assurer leur salut contre des puissances monarchiques d'une force bien supérieure ; ils gardent leur indépendance, et, avec leur constitution élastique et simple, ils sont le seul peuple libre de la Grèce. Depuis un temps immémorial, ils ont vécu en mésintelligence avec leurs voisins de l'ouest, les Acarnaniens ; presque toujours ils ont été les provocateurs et les spoliateurs ; ils ont même été une fois déjà leurs maîtres et les ont forcés à adhérer à leur Ligue ; mais aujourd'hui l'Acarnanie, arrachée aux Étoliens par les Macédoniens, est devenue un camp retranché, une citadelle de la Macédoine contre l'Étolie. Les Locriens semblent unis d'une manière plus constante aux Étoliens, notamment ceux d'Amphissa, qui rougissent de leur nom Ozoles et aiment mieux porter celui d'Étoliens[2].

La Béotie avait aussi, depuis les temps les plus anciens, une constitution fédérale à laquelle participaient d'abord quatorze, puis onze villes ; la supériorité de Thèbes l'avait fait oublier, mais la forme s'était conservée. Lors de la prise de cette ville en l'année 335 et de sa destruction par les villes alliées longtemps opprimées, la confédération avait repris une importance politique : elle s'attacha à partir de ce moment à la Macédoine ; mais, lorsque Cassandre retourna à Thèbes, en 316, la vieille querelle se ranima ; la Ligue passa du côté des adversaires, et, lorsque Polysperchon d'accord avec Cassandre voulut se jeter sur le Péloponnèse, elle alla jusqu'à lui opposer une force armée. La Ligue se composait de huit villes, dont les petites localités dépendaient comme protégées ; de même que les Étoliens avaient pour président un stratège, les Béotiens avaient pour chef un archonte de la Ligue béotienne. La situation du pays et l'inimitié de Thèbes, qui, gardée par une garnison macédonienne, tenait pour Cassandre, ne permit pas à la Ligue de devenir forte. Les territoires les plus voisins, ceux des Phocéens, des Locriens septentrionaux, des Thessaliens, étaient tout à fait dans la main des Macédoniens[3].

La ligue des Arcadiens semble avoir eu encore moins de consistance : la ville fédérale, Mégalopolis, était toujours macédonienne de cœur ; elle était attachée à Cassandre et avait repoussé en 318 l'assaut de Polysperchon, pendant que d'autres villes arcadiennes, notamment Tégée, Stymphale, Orchomène, tenaient en 314 contre Cassandre ; nous ne savons pas au juste s'il y avait en Arcadie des garnisons macédoniennes[4], ni dans quelles villes ; dans tous les cas, l'appel que fit Ptolémée en 308 pour demander qu'on l'aidât à délivrer les villes grecques avait été adressé aussi aux Arcadiens, mais n'avait pas eu d'effets appréciables.

Les épouvantables désordres des années de guerre, de 316 à 311, avaient surtout éprouvé les pays des côtes, Argos, l'Achaïe, l'Élide ; ces derniers étaient enfin, en l'année 308, au pouvoir les uns de Cassandre, les autres de Polysperchon, qui, allié désormais avec le premier, était venu dans le Péloponnèse et avait occupé les villes de l'Achaïe. Mégare avait été cédée par Ptolémée à Cassandre, et avait, comme Argos, une garnison macédonienne ; la Messénie, elle aussi, et l'Élide autrefois dévouée à Antigone, étaient sans doute occupées de la même façon : il n'y avait plus de troupes égyptiennes qu'à Corinthe et à Sicyone. Plus d'une fois déjà, la pensée de réunir le Péloponnèse sous une même souveraineté avait été sur le point de se réaliser ; c'eût été un grand bienfait pour ces États, qui, séparés par une prétendue liberté, tombaient au pouvoir tantôt de l'un, tantôt de l'autre.

Étrange était dans ce temps-là la situation de Sparte : les anciennes lois et formes politiques de Lycurgue y subsistent encore, mais l'esprit en est perdu et il n'en reste plus trace ; la plus honteuse immoralité y règne ; la bourgeoisie est réduite à quelques centaines de citoyens à peine ; la loi de Lycurgue, respectée en apparence, est un mensonge ; plus le cercle d'idées dans lequel on devait se mouvoir était étroit, plus les sentiments étaient grossiers ; les lettres et les sciences, consolation et espérance des autres Hellènes, étaient toujours bannies de Sparte. Au point de vue des affaires du temps, Sparte ne présente guère d'autre intérêt que d'être, avec son territoire du Ténare, le centre général de recrutement pour tous les partis : de nobles Spartiates ne songent qu'à partir comme condottieri ; le fils du vieux roi Cléomène II, Acrotatos, conduit lui-même vers 315 une armée de mercenaires à Tarente et en Sicile, et révolte ceux même pour le compte duquel il fait la guerre par sa cruauté et ses vices contre nature. Il revient déshonoré à Sparte et meurt avant d'avoir pu succéder à son père ; à la mort de celui-ci (309), Cléonyme, digne frère d'Acrotatos par ses mœurs et son orgueil, réclame la couronne ; la Gérousie se décide pour Areus, le jeune fils d'Acrotatos, et, quelques années après, Cléonyme entre avec ses mercenaires au service de Tarente, pour y déshonorer le nom spartiate par des actions encore plus odieuses que celles de son frère. Chez eux, la puissance des rois, depuis que l'État n'existe plus comme puissance militaire, est réduite à peu près à rien ; l'éphorat règne oligarchiquement, et l'oligarchie ne cherche, sous le manteau des défuntes lois de Lycurgue, que le repos et les jouissances ; rien n'est plus éloigné d'elle que la pensée, qui aurait été justifiée par la désorganisation de l'Hellade et la guerre renaissante des partis, de ressaisir l'antique hégémonie, ne fût-ce que dans le Péloponnèse.

C'est Athènes qui nous donne l'idée la plus nette de ce temps misérable. Que de fois, depuis la bataille de Chéronée, le parti dominant, la politique de la république, n'ont-ils pas changé ! Enfin, dans l'automne de 348, la victoire de Cassandre avait donné à l'État une forme qui était tout ce qu'on voudra, sauf une démocratie. Celui que le peuple élut comme administrateur de l'État et que Cassandre accepta, était Démétrios, fils de Phanostratos de Phalère ; il avait grandi dans la maison de Timothée, et avait été formé par l'enseignement de Théophraste aux sciences et à la politique ; c'était un homme qui avait autant de talent que de vanité, d'une culture littéraire étendue, sans caractère en politique, du reste, un homme pratique, qui savait se faire partout sa place. Il se peut que, dans ses premières années, il ait vécu en philosophe, que sa table ait été assez frugale et qu'il n'y ait fait figurer que des olives au vinaigre et du fromage des îles[5]. Même lorsque plus tard il fut devenu maître de la  ville, il se montra, disent les uns, bienveillant, intelligent, excellent homme d'État ; mais d'autres lui reprochent de n'avoir employé aux besoins de l'administration et de l'armée[6] que la moindre partie des revenus de la ville, qu'il avait fait monter, avec l'appoint des subsides égyptiens et macédoniens, jusqu'à 1.200 talents, et d'avoir dépensé le surplus soit pour les fêtes publiques et le faste extérieur, soit en orgies et débauches. Cet homme qui, par ses préceptes, voulait être le restaurateur des mœurs à Athènes, les corrompit lui-même par ses exemples plus que suspects[7]. Tous les jours, dit-on, il tenait table ouverte, invitait chaque fois un grand nombre de convives, et surpassait par la dépense de ces festins les Macédoniens eux-mêmes, comme il surpassait pour l'élégance les Cypriotes et les Phéniciens. On aspergeait la salle avec du nard et de la myrrhe ; on semait des fleurs sur le plancher ; les appartements étaient décorés de tapis et de peintures de grand prix ; sa table était choisie et abondante, au point que l'esclave chef de cuisine, qui bénéficiait des restes, put au bout de deux ans, avec l'argent de ces menus profits, acheter trois propriétés. Démétrios, ajoute-t-on, aimait le commerce secret des femmes et les visites nocturnes aux jolis garçons ; il abusa d'enfants de condition libre et séduisit les épouses des hommes les plus haut placés ; tous les adolescents enviaient Théognis, qui était l'objet de son amour immonde : le privilège de s'abandonner à lui passait pour si enviable, que chaque jour, quand il faisait sa promenade après dîner dans la rue des Trépieds, les plus jolis garçons s'y réunissaient pour s'offrir à sa vue[8]. Il était très recherché dans sa mise, se teignait les cheveux en blond, se fardait, s'oignait le corps d'huiles précieuses : il montrait constamment un visage' aimable et cherchait à plaire à tout le monde.

Ces deux choses, la légèreté la plus coquette et la plus abandonnée, et la culture délicate, aimable et spirituelle, qu'on a désignée depuis du nom d'atticisme, sont les traits caractéristiques de la vie d'Athènes à l'époque. C'est une affaire de bon ton de visiter les écoles des philosophes ; l'homme à la mode est Théophraste, le plus adroit des disciples d'Aristote, sachant rendre populaire la doctrine profonde de son illustre maître, réunissant mille, deux mille élèves autour de lui, plus admiré, plus heureux que ne le fut jamais son maître. Cependant ce Théophraste et quantité d'autres professeurs de philosophie à Athènes étaient éclipsés par Stilpon de Mégare. Quand Stilpon venait à Athènes, les artisans quittaient leurs ateliers pour le voir ; quiconque pouvait accourait pour l'entendre ; les hétaïres affluaient à ses leçons, pour voir et pour être vues chez lui, pour exercer à son école cet esprit piquant par lequel elles charmaient tout autant que par leurs toilettes séduisantes et l'art de réserver leurs dernières faveurs. Ces courtisanes jouissaient de la société habituelle des artistes de la ville, peintres et sculpteurs, musiciens et poètes ; les deux plus célèbres auteurs comiques du temps, Philémon et Ménandre, louaient publiquement dans leurs comédies les charmes de Glycère et se disputaient publiquement ses faveurs, sauf à l'oublier pour d'autres courtisanes le jour où elle trouvait des amis plus riches qu'eux. De la vie de famille, de la chasteté, de la pudeur, il n'en est plus question à Athènes ; c'est tout au plus si on en parle encore ; toute la vie se passe en phrases et en traits d'esprit, en ostentation, on activité affairée ; Athènes met aux pieds des puissants l'hommage de ses louanges et de son esprit, et accepte en retour leurs dons et leurs libéralités ; plus elle devenait oligarchique, plus elle était servile ; l'État jouait devant les rois et les puissants le rôle de parasite, de flatteur famélique, et ne rougissait pas d'acheter des éloges et des plaisirs au prix de sa propre honte. On ne craignait que l'ennui ou le ridicule, et l'on avait les deux à satiété. La religion avait disparu, et l'indifférentisme de la libre-pensée n'avait fait que développer davantage la superstition, le goût de la magie, des évocations et de l'astrologie ; le fond sérieux et moral de la vie, chassé des habitudes, des mœurs et des lois par le raisonnement, était étudié théoriquement dans les écoles des philosophes et devenait l'objet de discussions et de querelles littéraires ; les deux systèmes qui donnèrent le ton dans les siècles suivants, le stoïcisme et l'épicurisme, naquirent en ce temps-là à Athènes[9].

Rion n'a été peut-être plus pernicieux pour Athènes que cotte paix de dix ans dont elle jouit sous l'autorité de Démétrios ; avec la lutte des partis avait disparu aussi le dernier frottement, la dernière excitation qui pût offrir encore quelque intérêt sérieux aux esprits ; elle avait fait place à un marasme écœurant et immoral ; l'esprit public était perdu sans retour, et la liberté renaissant encore une fois ne devait plus être qu'une caricature chez les descendants des preux de Marathon. Sans doute, dit-on, la domination de Démétrios développa la prospérité matérielle de l'État ; son adversaire Démocharès le reconnaissait lui-même[10] Démétrios, dit-il, était très fier du commerce lucratif que faisait la ville, de l'abondance de toutes les choses nécessaires à la vie ; mais il ne rougissait pas d'avoir dépouillé sa patrie de sa gloire et de n'agir que d'après les ordres de Cassandre. Athènes parait surtout avoir tiré beaucoup de bénéfices de l'extraordinaire affluence des étrangers attirés par la civilisation, les hétaïres, la science, les arts et le commerce. Les commandes affluaient dans les ateliers des artistes : en trente jours, dit-on, 360 statues furent élevées par décret du peuple au seul Démétrios[11], et les artistes athéniens travaillaient pour les cours des potentats et pour les nouvelles villes qu'ils fondaient. Le commerce dut être, vers ce temps, plus animé que jamais et rivaliser avec celui de Rhodes, de Byzance et d'Alexandrie. La population de l'Attique, d'après un recensement qui eut lieu probablement sous l'archontat de Démétrios (309), montait à 24.000 citoyens, 10.000 étrangers, 400.000 esclaves[12] : c'était un chiffre considérable pour un territoire d'un peu plus de 40 milles carrés.

Si l'on estime la valeur d'un gouvernement d'après le bien-être matériel du peuple, l'éloge que se décernait Démétrios à lui-même dans ses Mémoires, et que plusieurs historiens anciens confirment[13], ne paraîtra pas immérité. Mais c'en était fait de l'importance politique de l'État athénien ; Démétrios gouvernait d'après les instructions de Cassandre, avec les formes administratives, intactes en apparence, de la démocratie, en s'efforçant de faire croire qu'il avait été porté à la haute position qu'il occupait et qu'il y était maintenu par la confiance de ses concitoyens. Son gouvernement, absolument anti-démocratique, s'immisçait jusque dans les affaires les plus privées : il fonda l'institut des gynæconomes ou gardiens des femmes, qui surveillaient, d'accord avec les Aréopagites, les réunions tenues dans les maisons à propos de mariages et d'autres fêtes ; il fixa le nombre des convives qui pouvaient se trouver réunis, fit des cuisiniers des espions veillant sur l'application de ses lois somptuaires ; il créa sous le nom de nomophylaques des fonctionnaires spéciaux, qui devaient veiller à ce que les lois fussent appliquées par les magistrats, alors que, dans des temps meilleurs, la participation du peuple à la vie publique avait été pour cela une garantie suffisante[14]. Il est possible que ces mesures et d'autres semblables fussent conformes aux théories politiques qu'il doit avoir exposées dans ses écrits : elles étaient du reste justifiées, du moment que les Athéniens en étaient satisfaits.

Mais, dès l'année 312, lorsque Ptolémée, le neveu d'Antigone, eut abordé en Béotie et se fut approché des frontières de l'Attique, un parti anti-macédonien avait commencé à s'agiter ; Démétrios avait été forcé d'envoyer en Asie des ambassadeurs, avec mission de traiter officiellement de la paix avec Antigone. Là-dessus survint la paix de 314, qui proclamait la liberté des États helléniques, mais Cassandre ne s'en soucia guère, et sa garnison resta à Munychie ; les promesses de Ptolémée n'eurent pas plus d'effet, et, après la convention conclue entre les deux potentats, l'ordre de choses existant à Athènes fut confirmé à nouveau et sembla assuré pour l'avenir.

On ne s'est pas douté probablement à Athènes qu'Antigone n'en devait être que moins disposé à laisser cet état de choses s'établir d'une manière durable ; la première condition de réussite pour son plan était qu'il restât secret. Son entreprise n'était pas inspirée par un goût particulier pour la liberté d'Athènes et des États helléniques en général, mais elle devait réussir d'autant plus sûrement et avoir une action d'autant plus profonde qu'il réaliserait plus complètement ces promesses de liberté si souvent répétées, et cela, dans le sens qu'y attachaient ceux à qui on les faisait. Comme s'il n'avait eu que ce but unique, il résolut d'envoyer dans l'Hellade une flotte assez importante pour être assuré du succès ; lorsqu'on proposa, dans son conseil de guerre, de garder Athènes comme le vrai boulevard contre la Grèce, il déclara que le meilleur et le plus inattaquable des boulevards serait l'affection d'Athènes, et que d'Athènes, ce phare gigantesque vers lequel se tournaient les regards du monde entier, sa gloire rayonnerait sur tout l'univers[15]. Il nomma son fils Démétrios chef de cette expédition, qui devait prendre la mer au printemps de 307. Ce choix ne pouvait être plus heureux.

Parmi les Diadoques et leurs fils les Épigones, il n'en est pas un qui fût aussi complètement l'image du tempe que ce Démétrios ; on dirait que chez lui se sont fondus en un même tout les éléments du caractère macédonien, oriental et hellénique. La vigueur martiale et l'énergie austère du soldat, la souplesse enchanteresse et spirituelle de l'atticisme, les goûts voluptueux, allant jusqu'à l'oubli de soi-même, des sultans asiatiques, tout cela vit en même temps dans sa personne, et l'on ne sait ce qu'on doit le plus admirer en lui, de son énergie, de son génie ou de sa légèreté. Il aime en toutes choses l'extraordinaire, que ce soit la folle témérité, l'esprit d'aventures, la débauche, les plans gigantesques ou les-coups d'audace : traverser le monde comme un météore lumineux dont l'éclat éblouit tous les yeux, ou voler sur l'aile de la tempête à travers la mer, le regard fixé sur l'immensité, voilà son plaisir : le repos seul lui est insupportable ; la jouissance ne fait que raviver en lui l'aiguillon du désir, et la force exubérante de son corps et de son esprit réclame sans cesse un labeur nouveau, une témérité nouvelle, un nouveau danger, où il risque le tout pour le tout. Il vénère son père avec une admiration filiale ; c'est le seul sentiment durable qu'il ait au cœur : tout le reste n'est pour lui qu'une attache d'un moment et, en somme, chose parfaitement indifférente. Aimer, pour lui, c'est jouir il ne connaît pas, comme Alexandre, le beau et profond sentiment de l'amitié : ses goûts, ses espérances et sa destinée changent du jour au lendemain comme des caprices. Ce n'est pas une grande et unique pensée qui dirige et remplit sa vie et son activité ; il n'a pas, comme Alexandre, la pleine conscience de sa vocation, de l'énergie qu'il puise en elle et pour elle, et qui le rend capable de vaincre le monde : il hasarde, il lutte, il domine pour jouir, plongé en plein dans les joies de l'orgie, d'une force qu'il tourne vers n'importe quel objet. Ce qu'il conquiert, ce qu'il fonde, ce qu'il appelle à la vie, est pour ainsi dire l'œuvre du hasard ; son centre, son but à lui, c'est sa propre personnalité : c'est un caractère fait pour la biographie, non pour l'histoire[16].

Une seule idée favorite surnage et repasse sans cesse dans son esprit : ce peuple athénien, dont le glorieux passé l'a émerveillé dans son enfance, dont il admire l'esprit et la finesse, les artistes et les philosophes ; ce peuple que les hommes cultivés du monde entier s'accordent à célébrer ; ce peuple esclave et dégénéré aujourd'hui, il voudrait lui rendre la liberté ; il voudrait mériter la gloire, la plus grande qui soit au monde, de délivrer Athènes, d'être célébré par les Athéniens comme leur sauveur. Constamment cette image plane devant ses yeux ; il ne pense qu'à Athènes ; il désire ardemment voir Athènes ; tout dans !cette ville lui est cher, admirable, rayonnant de la splendeur suprême ! Quelle gloire pour lui quand il ira chez les Athéniens et qu'il proclamera devant eux la liberté ! S'il apparaît alors sur la place publique de la splendide cité, dans ses temples, dans ses portiques, comme le peuple louera sa beauté comme il applaudira au charme de ses discours, comme il joindra son nom à ceux d'Alcibiade et d'Aristogiton, comme il le couronnera et l'entourera de ses acclamations ! Et lui-même, comme il échangera de bon cœur les lauriers de ses victoires en Orient contre les couronnes que la libre Athènes lui consacrera !

Et voilà que l'ordre de son père l'appelle à Athènes, avec mission de lui apporter la délivrance ! Que lui importe ce que la politique ordonne, ce qu'elle permet et ce qu'elle défend ? c'est avec enthousiasme qu'il reçoit l'ordre de son père, l'ordre qui lui fournit l'occasion d'accomplir le vœu suprême de sa vie. Il Veut apparaître digne et puissant aux yeux des Athéniens : une flotte de 250 voiles l'accompagne ; il a à sa disposition 500 talents d'argent, de nombreux soldats, des machines de guerre, des armes, des ressources abondantes et de toute nature. C'est ainsi qu'il s'embarque à Éphèse[17].

Il arrive à Sounion sans avoir rencontré d'obstacles ; là, il laisse la plus grande partie de sa flotte jeter l'ancre à l'abri du promontoire, puis, avec vingt navires choisis, il gouverne le long de la côte, comme s'il allait à Salamine[18]. Du haut de l'acropole d'Athènes, on voit cette brillante escadre ; on croit que ce sont des vaisseaux de Ptolémée qui se rendent à Corinthe, puis on les voit virer de bord et gouverner vers le Pirée ; on prend des dispositions pour les laisser entrer dans le port intérieur. Ce n'est qu'alors qu'on s'aperçoit de l'erreur : on court aux armes pour se défendre, mais déjà Démétrios a pénétré par l'entrée non barrée du port ; il se montre à la multitude armée, sur le pont du vaisseau amiral, dans tout l'éclat de ses armes ; il fait signe aux Athéniens de se taire et d'écouter, et fait proclamer par un héraut qu'il a le bonheur d'être envoyé par son père Antigone pour délivrer Athènes, chasser la garnison macédonienne et rendre aux Athéniens la constitution et les lois de leurs pères[19]. Là-dessus, les Athéniens déposent leurs boucliers et applaudissent ; ils poussent de grands cris de joie, l'appellent leur sauveur, leur bienfaiteur ; ils l'invitent à débarquer et à accomplir ses promesses.

Cependant Démétrios de Phalère et Dionysios, le phrourarque de Munychie, ont garni de troupes les murailles et.les tours du Pirée ; ils réussissent à repousser les premières attaques, mais ensuite les troupes débarquées gagnent du terrain ; à chaque pas qu'elles font en avant grandit le nombre de ceux qui passent de leur côté : le Pirée est au pouvoir de Démétrios. Dionysios s'enfuit à Munychie ; et Démétrios de Phalère rentre précipitamment dans la ville. L'agitation la plus fiévreuse y règne ; il est évident que tout va s'écrouler ; le maitre de la ville commence à être inquiet pour sa sûreté personnelle et croit avoir à craindre les citoyens plus encore que le vainqueur. Il envoie dire au stratège Démétrios qu'il est prêt à rendre la ville, et qu'il implore sa protection. Son ambassade est accueillie avec la plus grande bienveillance : le stratège fait répondre que son estime pour le caractère personnel et les brillantes qualités de l'administrateur d'Athènes est trop grande pour qu'il ait la moindre envie de le mettre en danger. C'est avec ce message qu'il envoie dans la ville le Milésien Aristodémos, un des amis, qui est chargé en plus de veiller à la sûreté de l'homme si cruellement éprouvé et de l'inviter, lui et quelques autres citoyens, à venir trouver  le vainqueur, pour régler avec lui ce qu'on allait faire. Le lendemain, Démétrios de Phalère et quelques autres, que le peuple avait désignés, arrivèrent au Pirée pour signer l'acte qui restaurait la liberté d'Athènes ; lui-même demanda au stratège la permission de quitter, sous escorte sûre, le territoire de l'Attique et de se retirer à Thèbes. Cette permission lui fut accordée sans difficulté, et il quitta cette ville dont il avait été le maitre pendant plus de dix ans[20].

Le stratège Démétrios fit dire au peuple d'Athènes que, malgré son désir le plus vif, il n'entrerait pas à Athènes avant d'avoir accompli l'œuvre d'affranchissement par la prise de Munychie et la soumission de sa garnison. Il fit venir l'escadre de Sounion, entourer de retranchements la forteresse du port de Munychie, dresser ses machines et prendre toutes les dispositions pour s'emparer de cette solide position. Dans l'intervalle, il résolut d'aller à Mégare, où se trouvait également une garnison de troupes de Cassandre[21]. Pendant les travaux du siège de cette ville, Démétrios courut lui-même en Achaïe, où l'attendait une aventure ; à Patræ vivait Cratésipolis, la belle et courageuse veuve d'Alexandre de Tymphæa ; elle lui avait fait savoir qu'elle était prête à le recevoir. Il était accompagné d'un petit nombre de troupes légères ; arrivé dans le voisinage de la ville, il leur fit faire halte et dressa sa tente à une grande distance de ses soldats, afin de pouvoir jouir sans être dérangé de l'heure du berger avec la belle veuve. Mais les ennemis accoururent, fondirent à l'improviste sur la tente, et Démétrios eut à peine le temps de prendre un vêtement ; il échappa à grand'peine, et sa tente, avec toutes les magnificences qu'il avait sans doute préparées pour sa galante visite, tomba aux mains des ennemis[22]. Revenu à Mégare, il pressa le siège ; la ville ne tarda pas à être prise, et déjà les soldats se mettaient en devoir de la piller[23] lorsque, sur l'intercession des Athéniens, les citoyens furent épargnés et la liberté des Mégariens proclamée[24].

Là-dessus Démétrios revint à Munychie, où la lutte fut continuée avec la plus grande ardeur. Les troupes de Dionysios combattaient vaillamment, favorisées par le terrain et les solides ouvrages de la forteresse. Enfin Démétrios, qui avait la supériorité du nombre et possédait de nombreuses machines de siège, réussit à prendre Munychie d'assaut, après avoir deux jours de suite renouvelé l'attaque avec des troupes fraîches : l'action meurtrière de l'artillerie avait décimé les défenseurs des remparts ; les troupes macédoniennes jetèrent leurs armes et se rendirent ; Dionysios fut fait prisonnier. Démétrios fit ensuite raser les fortifications du port et proclamer la complète délivrance d'Athènes, alliance et amitié de sa part avec le démos d'Athènes. Ces événements ont dû se passer en août ou septembre 307[25].

Enfin Démétrios, à la prière répétée des citoyens, fit son entrée à Athènes au milieu des acclamations sans fin du peuple ; il convoqua l'assemblée du peuple dans l'Ecclésia et monta à la tribune. La ville est délivrée, dit-il en substance ; il s'efforcera aussi de rétablir sa puissance d'autrefois ; avant tout, il faut qu'Athènes redevienne une puissance maritime ; il obtiendra de son père qu'il fournisse aux Athéniens du bois pour la construction de cent trirèmes, et qu'il leur restitue l'île d'Imbros ; ils n'ont pour cela qu'à envoyer des ambassadeurs à Antigone ; ils recevront aussi en don 150.000 boisseaux de blé ; quant aux poursuites judiciaires à exercer contre ceux qui ont prêté les mains à l'abolition de la démocratie, elles sont laissées à leur bon plaisir[26].

Toute l'activité de la démocratie nouvelle se tourna alors en procès aux partisans de l'oligarchie et en décrets à l'honneur de Démétrios et de son père Antigone. Des actions judiciaires furent introduites contre Démétrios de Phalère, contre ses amis Dinarque l'orateur et Ménandre le poète comique, et contre beaucoup d'autres qui étaient attachés à la précédente constitution. La plupart d'entre eux étaient en fuite ; ils furent condamnés à mort ; les statues du Phalérien furent renversées et fondues ; Ménandre et les autres qui étaient restés à Athènes furent acquittés[27]. Puis on songea à témoigner de la reconnaissance pour les bienfaits du libérateur de la ville ; les marques d'honneur décrétées par le libre démos d'Athènes furent poussées jusqu'à l'absurdité, jusqu'au dégoût ; les démagogues se disputaient l'honneur de trouver du nouveau et encore du nouveau, dans l'espérance d'attirer sur eux l'attention du jeune prince et de gagner sa faveur. Celui qui se signala entre tous fut le vieux Stratoclès, dont l'influence, à partir de ce moment, devint prédominante. Sur sa proposition, le peuple décréta l'érection de quadriges d'or, avec les statues des sauveurs Démétrios et Antigone, à côté des statues d'Harmodios et Aristogiton ; le même décret faisait hommage aux deux princes de couronnes d'or d'une valeur de 200 talents, leur consacrait un autel sous le nom de Sauveurs, ordonnait la nomination annuelle d'un prêtre pour leur culte[28], la création de deux nouvelles tribus portant les noms d'Antigonide et de Démétriade[29], l'établissement de concours annuels et de processions avec sacrifices en leur honneur, l'introduction de leurs images dans le tissu du pépies, le vêtement consacré à Athéna ; des ambassades devaient se rendre auprès d'Antigone et de Démétrios, sous le nom et avec tout l'appareil des théories sacrées. D'autres proposèrent de consacrer à Démétrios, à l'endroit où, descendant de son char, il avait mis pour la première fois le pied sur le sol d'Athènes, un autel sous le nom du Descendant, qui était d'habitude réservé à Zeus ; de recevoir Démétrios, quand il viendrait à Athènes, avec la même solennité que Dionysos et Déméter ; d'allouer des sommes d'argent prises dans le Trésor public à quiconque se distinguerait dans cette réception par sa magnificence ou d'ingénieuses inventions, afin qu'il pût consacrer un ex-voto avec ces fonds ; le mois de Munychion prit désormais le nom de Démétrion, le dernier jour de chaque mois celui de Démétrios, la fête des Dionysies celui de Démétries[30]. Puis, comme on allait consacrer des boucliers dans le temple de Delphes, Dromoclide de Sphettos proposa à l'assemblée du peuple le décret suivant : A la bonne Fortune : le peuple décrète qu'un homme sera choisi par le peuple parmi les Athéniens, pour aller chez le Sauveur, et, après avoir obtenu des entrailles favorables des victimes, pour demander au Sauveur quelle est la manière la plus sainte, la plus belle et la plus rapide d'envoyer les ex-votos ; le peuple agira ensuite comme il lui aura été prescrite[31]. Enfin le peuple ne salua pas seulement Démétrios comme un dieu, mais il l'appela, lui et son père, du nom le plus auguste qu'on pût trouver, celui de roi[32]. C'est dans ce mot que se résumaient les grands résultats politiques du temps, un mot que ni Antigone, ni ses adversaires, malgré leur désir le plus vif, n'avaient jamais osé prononcer. Si le peuple athénien se permettait de traduire ainsi sa reconnaissance, cela avait une importance grande ou minime, selon qu'on voudra y voir un acte de servilisme libéral ou une déclaration émanant du centre de la civilisation hellénique et l'expression de l'opinion publique.

Il parait que Démétrios, à Athènes, entouré de ce peuple si spirituel et si inventif dans l'art de la flatterie, au milieu des festins, des hommes d'esprit et des courtisanes, oubliait la délivrance des autres villes grecques ; il semble être resté, des mois durant, inactif à Athènes ; sa figure, ses discours et ses actes d'homme aimable et à la mode durent enchanter de plus en plus les Athéniens. Lorsqu'enfin il épousa la belle Eurydice, la veuve d'Ophélas de Cyrène, qui s'était retirée à Athènes, les témoignages d'une joie enthousiaste ne connurent plus de bornes : on vit le comble de la gracieuseté, de l'honneur et de la félicité, dans ce fait que le héros avait uni ses destinées à celles d'une fille de la race héroïque de Miltiade, confondant ainsi le glorieux passé d'Athènes avec la puissance terrestre la plus auguste du présent[33].

Peut-être comptait-il poursuivre au printemps la délivrance de la Grèce ; peut-être son apparente inactivité à Athènes était-elle occupée à la préparer, à nouer des relations au dehors, et à ouvrir çà et lit des négociations. Sur un point tout au moins, et un point des plus importants, nous voyons des traces manifestes de son action. Il importait beaucoup à Cassandre de s'assurer de l'Épire, sur laquelle sa lourde main pesait depuis 317. Le mouvement qui éclata dans ce pays en 313, au moment où la puissance d'Antigone semblait s'affirmer avec succès dans l'Hellade et où le roi Æacide revint dans le pays, montrait assez quel danger menaçait la Macédoine de ce côté ; si Cassandre laissait pour roi aux Épirotes le dur et despotique Alcétas, frère aîné d'1Eacide, il ne le faisait que pour rester d'autant plus sûr de ce pays. Les Épirotes ne sentirent que trop tôt le poids de ce régime oppresseur soumis à l'influence macédonienne, poids d'autant plus écrasant que les succès de Cassandre en Grèce et ses traités avec l'Égypte semblaient faire évanouir toute espérance d'un changement dans l'ordre actuel des choses. Ce changement arriva pourtant, et plus vite qu'on n'eût pu s'y attendre, par l'expédition de Démétrios dans l'Hellade et la délivrance d'Athènes qui en fut le résultat ; l'irritation générale dans l'Épire trouva certainement assez vite les voies et moyens d'opérer la révolution désirée ; en une seule nuit, le roi Alcétas fut assassiné avec ses enfants[34], et le prince Illyrien Glaucias s'empressa de ramener dans son héritage le fils d'Æacide, le jeune Pyrrhos, alors âgé de douze ans[35]. Cette révolution faisait des Épirotes et des Illyriens de Glaucias les alliés naturels de Démétrios, et le danger dont Démétrios menaçait la puissance macédonienne, aussi bien du côté de la Grèce que du côté de la mer, empêcha Cassandre de s'opposer par la force à ce qui venait de se passer sur sa frontière occidentale.

Certainement, ces succès des Épirotes avaient réconforté tous ceux qui en 312 avaient dû courber la tête avec l'Épire, comme Apollonie, ou.qui s'étaient maintenus avec peine, comme Leucade et Corcyre. Pour sa campagne prochaine contre Cassandre, Démétrios pouvait compter sur eux, mais avant tout sur la vieille haine des Étoliens contre la Macédoine ; avec son armée de terre ainsi augmentée et la supériorité de ses forces maritimes, il pouvait se regarder comme certain du succès.

Mais voilà que l'ambassade envoyée à Antigone revint avec un ordre de ce dernier pour Démétrios ; il devait quitter sur-le-champ la Grèce pour prendre la direction de la guerre contre Ptolémée, qui venait d'éclater dans les eaux orientales ; il lui était recommandé d'assembler un synédrion des États grecs alliés, de lui confier le soin de délibérer sur les affaires générales, et de se montrer aussitôt que possible dans les eaux de Cypre. Habitué à obéir sans hésitation aux ordres de son père, Démétrios se vit forcé de quitter subitement cette existence si douce et si vertigineuse qu'il menait à Athènes, et cela, sans avoir rien fait qui répondit à la force de son armée ; le cœur rempli de nouvelles et héroïques pensées, il courut vers cet Orient où de nouveaux combats et de nouveaux dangers devaient occuper plus dignement son esprit inquiet et passionné. Seules Athènes et Mégare étaient délivrées : Démétrios aurait volontiers exécuté à la hâte telle ou telle entreprise qui lui était chère, mais le temps pressait ; il députa vers Cléonidas, le stratège égyptien qui commandait à Corinthe et à Sicyone, lui promettant des sommes considérables s'il voulait renoncer à ces villes et leur accorder la liberté. Ses offres furent repoussées, et Démétrios s'empressa, sans doute au commencement de l'année 306[36], de quitter Athènes et la Grèce et de faire voile vers l'Orient, accompagné par trente trirèmes attiques sous le commandement de Médios[37].

D'après nos sources, nous ne pouvons nous faire une idée claire de cette évolution soudaine, qui non seulement interrompait l'œuvre de la libération de la Grèce, mais mettait fin à une fiction sauvegardée jusque-là, à l'état de paix subsistant encore en vertu des traités de 311. Nous allons voir que c'est vers ce temps que Séleucos entreprit sa grande expédition dans l'Inde ; par conséquent, le plus fort des alliés de l'Égypte ne pouvait en ce moment s'opposer à un coup rapide et hardi. Antigone ne vit-il pas peut-être une menace de guerre dans le fait que le Lagide rassemblait à Cypre de grandes forces de terre et de mer, et que, comme on le disait, toute la flotte égyptienne y serait réunie au printemps ? ou bien le sort qui venait de frapper le roi de Paphos fut-il l'occasion de réclamations qui pouvaient facilement devenir un casus belli ? Il est hors de doute qu'Antigone avait toutes sortes de raisons de chercher maintenant une solution rapide ; ce n'était pas une faute, mais une évolution hardie et énergique, que d'interrompre pour le moment l'œuvre de la délivrance de la Grèce pour prévenir une attaque du Lagide contre l'Asie-Mineure ; si l'on réussissait à le frapper d'un coup semblable à celui qui avait réussi contre Cassandre à Athènes, la coalition avait perdu la partie.

Conformément aux ordres de son père, Démétrios commença par gagner avec sa flotte la Carie : il invita les Rhodiens à s'unir à lui pour la lutte contre l'Égypte, mais ils s'y refit-aèrent ; ils demandaient qu'on leur permit de vivre en paix avec tout le monde ; ils préféraient rester neutres et s'occuper paisiblement de leurs propres affaires. Démétrios n'avait pas en ce moment le loisir d'entreprendre quelque chose contre eux, mais il espérait trouver bientôt :une occasion de demander compte de ce refus au superbe État marchand. Il longea avec sa flotte la côte dans la direction de la Cilicie ; là il attira à lui de nouveaux navires et de nouveaux soldats. A la tête d'une escadre considérablement renforcée[38], ayant à bord environ 15.000 hommes d'infanterie et 400 cavaliers, muni des navires de transport et des provisions nécessaires pour une longue campagne, Démétrios prit de nouveau la mer pour se rendre à Cypre, peut-être en février. Il ne trouva nulle part de flotte égyptienne qui pût lui faire obstacle, et aborda à la côte nord-est de sur la plage de Carpasia ; les vaisseaux furent tirés sur le rivage ; on éleva des retranchements défendus par de profonds fossés, et, de ce camp retranché, on entreprit des incursions dans les territoires voisins : Carpasia et Ourania[39], les villes les plus proches, furent prises et occupées. Ensuite Démétrios commença l'attaque de Salamine, la ville la plus rapprochée sur le rivage méridional de l'île et en même temps la plus importante de toutes. On laissa une partie des navires  à la mer pour protéger les côtes ; Démétrios en personne, avec toute l'armée de terre, franchit les montagnes et marcha sur Salamine. Là se trouvait, comme stratège de l'île, Ménélaos, le frère de Ptolémée ; il avait déjà concentré auprès de lui toutes les garnisons des villes cypriotes et tout ce qu'il avait pu recruter de troupes ; il laissa l'ennemi s'approcher jusqu'à la distance d'un mille et l'attendit avec 12.000 hommes d'infanterie et 800 cavaliers. Le combat s'engagea ; les troupes égyptiennes furent repoussées et s'enfuirent vers la ville ; l'ennemi les poursuivit ; près de trois mille hommes furent faits prisonniers, mille étaient tombés sur le champ de bataille ; c'est à peine si la ville elle-même put tenir : Démétrios avait remporté la victoire la plus décisive. Il voulut employer les prisonniers à renforcer son armée ; mais les pauvres gens avaient laissé en Égypte tout ce qu'ils possédaient, et ils désertèrent en grand nombre, de sorte que Démétrios se vit forcé d'embarquer les autres et de les envoyer à Antigone en Syrie.

Cependant Ménélaos, à Salamine, e préparait du mieux qu'il pouvait à repousser l'attaque à laquelle il devait s'attendre ; les créneaux et les tours des murailles furent munis de machines et de traits ; on y plaça des postes nombreux et le service de garde fut réglé avec soin, comme l'exigeait la proximité de l'ennemi ; des courriers furent envoyés à Alexandrie pour demander un prompt secours ; 60 vaisseaux étaient dans le port, de sorte qu'il était impossible à l'ennemi d'entrer et d'attaquer par mer. De son côté, Démétrios s'était convaincu qu'il fallait que la ville fût prise avant l'arrivée des secours d'Égypte ; il voyait qu'elle était difficile à prendre, car elle possédait un nombre tout à fait suffisant de défenseurs, des ouvrages excellents et de bonnes machines ; il ne pouvait ni s'attarder à un long blocus ni espérer prendre la ville par la force des armes, à moins qu'il ne fit appel à des moyens nouveaux et extraordinaires. Pour la première fois, le jeune général eut l'occasion de montrer son talent merveilleux dans l'invention et la construction de machines de siège, et cette habileté dans la guerre de sièges qui devait lui mériter le surnom de conquérant des villes, de Poliorcète, nom que l'histoire lui donne à partir de ce jour ; le nouveau, le surprenant, le grandiose, caractérise sa manière de faire, dans ce genre de création comme ailleurs. Il se hâta de faire venir d'Asie des ouvriers, du métal, des bois de construction, tort ce qui est nécessaire pour ce genre de travaux ; on construisit des machines de toute nature et d'une grandeur extraordinaire, des tortues, des béliers, des catapultes et des balistes à grande portée. Mais ce qui surpassait tout, c'était une machine appelée Hélépole (preneuse de villes), une construction gigantesque, qui réunissait en un espace relativement petit la force de nombreuses batteries et dont l'efficacité était d'autant plus redoutable ; large de 75 pieds de chaque côté, haute de 450 pieds, cette machine, en forme de tour, était portée par quatre roues massives ou rouleaux de près de 14 pieds de diamètre : le tout était partagé en neuf étages ; dans l'étage inférieur étaient dressées toutes sortes de machines de trait, dont les plus grandes lançaient des pierres d'un quintal et demi ; dans les étages moyens étaient les plus grandes catapultes, qui lançaient leurs projectiles horizontalement ; dans les étages supérieurs fonctionnaient de petites machines et catapultes en grand nombre ; plus de 200 hommes étaient chargés de les servir : enfin, à cette tour de batteries étaient associés pour une action commune deux énormes béliers, qui étaient montés des deux côtés de la tour et abrités par des tortues de dimensions conformes. On avança ces machines vers le rempart et on les mit en action ; bientôt les créneaux furent nettoyés de leurs défenseurs par une grêle de projectiles, et les béliers ébranlèrent les épaisses murailles. Les assiégés firent travailler de leur côté des machines de toute espèce, dont le jeu ne fut ni moins actif ni moins heureux. Cette lutte dura plusieurs jours ; des deux côtés, pendant ce rude travail, un grand nombre d'hommes furent blessés et tués. Enfin, les assiégeants réussirent à ouvrir une brèche avec leurs béliers ; ils essayèrent d'y pénétrer en donnant l'assaut : une terrible lutte s'engagea sur les ruines des murailles, et les assiégés combattirent avec le plus grand courage : la nuit força Démétrios à donner le signal de la retraite. Ménélaos comprenait bien que le retour du jour ramènerait le combat et qu'il était en grand danger de ne pouvoir se maintenir dans la ville ; le temps était d'ailleurs trop court pour combler la brèche ou élever par derrière des ouvrages nouveaux ; il espéra qu'un coup d'audace pourrait sauver la ville. Il fit donc réunir, sous le couvert de la nuit, le plus possible de bois sec ; on le jeta à minuit contre les machines ennemies, en même temps qu'on y lançait du haut des murailles d'innombrables flèches enflammées et des torches allumées ; le feu prit aussitôt et commença à atteindre les grandes machines ; les assiégeants accoururent en vain pour les éteindre ; déjà les flammes montaient le long de la tour : tout secours fut impossible et tout fut réduit en cendres ; beaucoup de ceux qui étaient dans la tour et dans les autres machines périrent ; l'immense travail qu'avait coûté la construction de ces machines avait donc été fait en vain[40].

Démétrios n'en poursuivit qu'avec plus d'ardeur le siège de la ville et l'investit étroitement par terre et par mer ; il croyait avoir assez de soldats, même si Ptolémée arrivait dans le dessein de la délivrer, pour le recevoir et le repousser. En effet, à la nouvelle de la bataille de Salamine, Ptolémée s'était mis en route aussitôt avec de grandes forces de terre et de mer ; il avait abordé près de Paphos, sur le côté sud-ouest de l'île, et il y avait réuni tous les vaisseaux des villes qui étaient encore libres puis il mit à la voile pour Cition, à cinq milles au sud-ouest de Salamine. Sa flotte se composait de 140 navires, les uns à quatre rangs, les autres à cinq rangs de rames[41] ; ils étaient suivis de plus de 200 bateaux de transport avec 10.000 hommes d'infanterie. Avec de si grandes forces dans le voisinage de l'ennemi, qui était menacé en même temps sur ses derrières par la garnison de Salamine, il croyait être certain du succès ; il envoya dire à Démétrios qu'il eût à s'éloigner rapidement, avant qu'il ne l'attaquât avec toutes ses forces et ne l'anéantit infailliblement. Démétrios répondit qu'il voulait bien, cette fois encore, lui permettre de battre librement en retraite, à condition qu'il s'engagerait sur l'heure à retirer ses garnisons de Corinthe et de Sicyone ; ces déclarations caractérisent parfaitement le ton des belligérants de ce temps-là Ptolémée envoya alors des messages secrets à son frère Ménélaos dans Salamine, pour le prier de lui envoyer au plus tôt, si faire se pouvait, les 60 navires qui étaient dans le port de la ville ; avec ce renfort, qui le rendrait bien supérieur à son adversaire pour le nombre des navires, il regardait sa victoire comme certaine ; il pensait ainsi délivrer Salamine, reprendre Cypre et terminer la guerre d'un seul coup.

Démétrios se hâta d'empêcher d'abord la réunion des flottes ennemies. Laissant une partie de son armée de terre pour continuer le siège de Salamine, il embarqua ses autres soldats, les plus vigoureux et les plus capables de son armée, afin de renforcer autant que possible les équipages de ses vaisseaux ; il plaça sur le pont de chaque navire un nombre suffisant de projectiles, de traits, de petites catapultes, et prépara tout ce qui était nécessaire pour une bataille navale. Sa flotte se composait de 118 vaisseaux, en comptant ceux qu'il avait équipés dans les villes déjà conquises de Cypre[42] ; les plus grands avaient sept rangs, la plupart cinq rangs de rames. Il passa devant la ville avec cette escadre, jeta l'ancre devant l'entrée du port, à un peu plus d'une portée de trait, et y passa la nuit, en partie pour empêcher la sortie des 60 navires de Salamine, en partie pour attendre l'arrivée de Ptolémée et pour être prêt à lui livrer bataille.

Le lendemain matin, on vit toute la flotte de Ptolémée arriver du sud-ouest ; elle paraissait d'autant plus puissante qu'elle était suivie des bâtiments de transport ; d'ailleurs, la flotte de Ptolémée passait toujours pour la mieux exercée et la meilleure qui fût au monde ; jamais encore personne n'avait osé l'affronter en bataille rangée, et ce n'est pas précisément avec confiance que la flotte de Démétrios s'engageait dans cette aventure. Mais Démétrios n'en montrait' que plus de joyeuse impatience. Avant tout, il s'agissait d'empêcher qu'on ne fût menacé pendant le combat par les 60 navires du port ; pour ne pas affaiblir plus que de raison ses forces, il ordonna à son navarque Antisthène d'occuper avec dix vaisseaux à cinq rangs l'ouverture du port, et de conserver à tout prix cette position afin d'empêcher toute sortie. Il rangea en même temps toute sa cavalerie sur le rivage, dans la direction du sud-ouest, afin qu'elle pût sauver les navires qui, dans le cours de la bataille, seraient poussés vers la plage ou les hommes qui seraient forcés de se sauver à la nage, et détruire les ennemis s'ils tentaient d'en faire autant. Ensuite il s'avança en ligne de bataille au-devant de l'ennemi : à l'aile gauche, sept vaisseaux phéniciens à sept rangs et les trente vaisseaux à quatre rangs venus d'Athènes sous le commandement de Médios ; à côté d'eux, dix navires à six rangs et dix à cinq rangs, de sorte que cette aile, dans laquelle il se trouvait lui-même, était particulièrement forte ; le centre de la ligne était formé des vaisseaux de moindre bord, commandés par Thémison de Samos et Marsyas de Pella[43] ; à l'aile droite, vers la côte, se tenaient les autres vaisseaux, commandés par Hégésippos d'Halicarnasse et Plistias de Cos, le pilote en chef de la flotte. C'est dans cet ordre que la flotte de Démétrios, forte de 108 voiles, s'avança au-devant de l'ennemi.

Ptolémée, de son côté, était parti avec ses vaisseaux dans l'obscurité de la nuit, pour gagner l'entrée du port avant que l'ennemi ne fût en position de l'empêcher ; mais, voyant au lever du soleil la flotte ennemie rangée en bataille et prête à combattre, il se hâta de ranger son escadre en ordre de combat : les bâtiments de transport furent laissés derrière la ligne, à une distance considérable ; les vaisseaux de combat — il en avait 140 à opposer aux 108 de l'ennemi, mais point de navires à six et sept rangs comme Démétrios en avait — furent disposés de manière que les plus grosses embarcations fussent réunies sur l'aile gauche, vers le rivage, où Ptolémée commandait lui-même ; c'est sur ce point qu'il fallait que la ligne ennemie fût rompue, d'abord afin de la couper de la terre, ensuite afin de gagner plus facilement le port de Salamine, tandis que Démétrios avait le dessein d'attaquer la ligne ennemie à l'aile droite, sa partie la plus faible, et de la jeter tout entière à la côte, afin que, une fois la victoire décidée sur mer, les ennemis acculés au rivage tombassent entre les mains de ses cavaliers.

Lorsque les deux escadres eurent été ainsi disposées, la prière fut dite, selon l'usage, par le bosseman de chaque vaisseau et répétée à haute voix par l'équipage ; ensuite les rames se mirent en mouvement des deux côtés : les deux généraux, debout sur le tillac, regardaient avec une inquiétude sécrète s'engager ce combat, l'un, soucieux à cause de l'énorme effectif de l'Armada de son adversaire, l'autre, à cause des bâtiments gigantesques de son rival ; ce qui était en jeu, c'était non seulement l'honneur de la journée, mais encore la possession de Cypre, de la Syrie, et les destinées ultérieures de l'empire d'Alexandre. Démétrios, arrivé à mille pas de l'aile droite des ennemis, arbore le bouclier d'or, signal de la bataille ; la flotte égyptienne, en face, en fait autant ; bientôt la courte distance qui sépare les deux lignes n'existe plus. Les trompettes sonnent sur tous les ponts ; les troupes poussent le cri de combat ; les flots se soulèvent en écumant autour des vaisseaux les plus vigoureusement lancés, dont les éperons de fer doivent percer tout à l'heure les coques ennemies ; déjà une pluie de flèches et de pierres s'abat ; déjà les javelots, bien dirigés, sifflent innombrables à travers les airs et blessent des deux côtés les combattants. Alors les navires se ruent l'un contre l'autre pour l'abordage ; les soldats, à genoux le long du bord, tiennent leurs lances en arrêt ; les bossemans marquent à grands coups de sifflet la mesure des rames, et les rameurs travaillent avec des efforts surhumains. Puis se produit de navire à navire un choc effroyable ; les bancs des rameurs volent en éclats ; la coque ne peut plus servir ni à la fuite ni à l'attaque, et les soldats se défendent, comme ils peuvent, sur les planches immobiles. Là des navires conduits avec une adresse égale se rencontrent par la proue et s'immobilisent réciproquement en s'enferrant avec leurs éperons ; les rameurs travaillent à rebours pour se dégager et essayer un nouveau choc, tandis que les combattants, ayant l'ennemi tout près, lancent sûrement leurs javelots à coups répétés. D'autres, prenant l'ennemi de flanc, enfoncent leur éperon avec d'horribles craquements dans le ventre de l'adversaire, qui s'efforce en vain de se dégager : on cherche à gagner le bord de l'ennemi ; des petits navires on grimpe le long des navires plus élevés ; les lances des épibates rejettent dans la mer les assaillants blessés ; là où le bord est de hauteur égale, on saute sur le pont de l'ennemi ; ceux qui ont fait un bond trop hardi sont jetés à la mer ; on combat sur d'étroits espaces : à la mer ceux qui se battent sans vaincre ! Le fracas de cette lutte sauvage domine le bruit des vagues ; ce n'est pas la bravoure, c'est la témérité et le hasard qui donnent le succès ; la mort, qu'on voit en face, redouble la fureur ; il faut vaincre ou périr ; la mer agitée engloutit d'innombrables victimes. En tête de tous les autres combat glorieusement le jeune héros Démétrios ; debout sur l'arrière de son heptère, qui est toujours la première au combat, il se précipite sans cesse sur de nouveaux adversaires ; il est infatigable à lancer le javelot, à repousser ceux qui grimpent à son bord ; d'innombrables traits sont dirigés sur lui, il les reçoit sur son bouclier ou les évite par d'adroits mouvements du corps ; déjà les trois écuyers qui combattent auprès de lui sont tombés ; avec une audace triomphante et suivi des autres navires, il met en déroute les rangs de l'aile droite ennemie. Celle-ci est enfin détruite, et il s'élance sur le centre : bientôt tout est en désordre, tout fuit avec une rapidité vertigineuse.

Pendant cc temps, Ptolémée n'a pas combattu avec moins de succès contre l'aile droite de Démétrios ; avec les plus gros et les mieux montés de ses vaisseaux, il a repoussé l'ennemi, pris et coulé plusieurs navires ; il s'apprête à anéantir les escadres qui restent à Démétrios : c'est alors qu'il voit son aile droite et son centre complètement battus, dispersés, fuyant, tout perdu. Il court alors sauver ce qui peut encore être sauvé ; il parvient à grand'peine à s'ouvrir un passage, et c'est avec huit vaisseaux seulement qu'il parvient à gagner Cition. Démétrios donne à Néon et à Bourichos l'ordre de poursuivre l'ennemi et de sauver ceux qui nagent encore çà et là sur la mer ; lui-même, avec ses escadres parées des ornements des vaisseaux ennemis et traînant après elles les navires pris, rentre en triomphe à sa station près du camp.

Pendant la bataille, Ménélaos, à Salamine, avait fait sortir sous le navarque Ménœtios ses 60 vaisseaux bien équipés ; ils avaient engagé la lutte avec les 10 vaisseaux qui gardaient l'entrée, les avaient battus après une vigoureuse résistance et forcés à se retirer vers le camp, puis s'étaient dirigés en toute hâte au sud-ouest pour décider la victoire par leur arrivée. Ils arrivaient trop tard ; tout était perdu déjà : ils se hâtèrent donc de regagner le port[44].

Démétrios avait remporté une grande et mémorable victoire : elle lui coûtait environ 20 vaisseaux, mais la puissance maritime de l'ennemi était anéantie : 40 vaisseaux de guerre avaient été pris avec leurs équipages[45], plus de 80 coulés ; ces derniers, remplis d'eau de mer, furent dans la suite renfloués par les gens de Démétrios ; des bâtiments de transport, plus de 100 étaient pris ; près de 8.000 soldats qui les montaient étaient prisonniers ; en outre, on fit un butin immense de femmes et d'esclaves, d'argent, d'armes, d'équipements et de provisions de toute sorte, et surtout on prit la belle Lamia, la joueuse.de flûte, qui captiva dès lors le cœur du jeune héros.

Immédiatement après cette victoire, Ménélaos se rendit avec sa flotte et ses troupes de terre, dont l'effectif était considérable ; les autres villes de l'île se soumirent aussi au vainqueur, attendu que Ptolémée avait quitté Cition pour se sauver incontinent en Égypte. Démétrios lui-même ne tarda pas à honorer sa bonne fortune par sa générosité et sa magnanimité : il prit soin qu'on ensevelit honorablement les ennemis tombés ; il renvoya à Ptolémée sans rançon et comblés de riches présents beaucoup et des plus considérables d'entre les prisonniers, parmi eux Ménélaos et Léontiscos, le fils de Ptolémée[46] ; la plupart des prisonniers de guerre et notamment des garnisons mises précédemment dans les villes de Cypre, 16.000 fantassins et près de 600 cavaliers, entrèrent à son service ; il envoya en cadeau douze cents panoplies à ses chers Athéniens, dont les vaisseaux lui avaient rendu de fidèles services dans cette bataille. Il dépêcha la nouvelle de la victoire à son père par Aristodémos de Milet, un des fidèles.

Aristodémos mit à la voile aussitôt pour l'embouchure ; de l'Oronte, qui n'était pas éloignée, afin de porter la première nouvelle de la grande victoire navale ; Antigone était campé à quelques milles du rivage et s'occupait de la construction de sa nouvelle capitale Antigonia[47]. Aristodémos, à ce que l'on raconte, ne fit pas aborder son vaisseau, mais jeta l'ancre auprès du rivage, en ordonnant à son équipage de se tenir tranquille à bord jusqu'à nouvel ordre ; il monta seul dans une barque et rama lui-même jusqu'à terre. Antigone était déjà très soucieux en voyant qu'il ne venait pas de message de son fils ; lorsqu'il apprit qu'il était venu un vaisseau de Cypre qui restait à l'ancre, il envoya messagers sur messagers. Ils rencontrèrent Aristodémos, l'interrogèrent, le conjurèrent de mettre fin aux inquiétudes du vieux père et de ne rien cacher, fût-ce la nouvelle la plus désastreuse ; il continua son chemin, le visage sérieux, plongé dans ses pensées. Citoyens et soldats, Macédoniens, Grecs, Asiatiques, un peuple innombrable s'était amassé sur le chemin du château, attendant avec une impatience inquiète le message, qu'ils commençaient déjà à redouter. Antigone lui-même ne put se contenir plus longtemps ; il sortit et se hâta d'aller au-devant du messager qui arrivait, pour demander des nouvelles de son fils et de la flotte. Lorsqu'Aristodémos vit le stratège près de lui, il éleva la main et cria à haute voix : Réjouis-toi, roi Antigone ! Ptolémée est vaincu ; Cypre est à nous ; 16.800 hommes sont prisonniers. La foule répéta avec un enthousiasme indescriptible : Réjouis-toi, roi ! Salut à toi, ô roi ! Salut au roi Démétrios ! et les amis s'approchèrent, attachèrent au front du stratège le diadème royal[48], le conduisirent au milieu des cris de joie sans cesse renaissants du peuple jusqu'au château. Il dit à Aristodémos : Je te punirai, Aristodémos, de nous avoir torturés si longtemps ; tu recevras plus tard le salaire de ton message ! Il envoya alors à son fils victorieux une lettre de remerciement, y ajouta un diadème et écrivit comme suscription : Au roi Démétrios[49].

Tel est le récit de Plutarque[50] ; il ne faudrait pas trop croire d'après lui que ce discours si fécond en conséquences d'Aristodémos n'a été rien autre chose qu'une flatterie de son invention. Aristodémos était un des plus haut placés parmi les généraux d'Antigone, et non, comme Plutarque et certains modernes[51] l'ont dit d'après lui, un de ces nombreux et misérables flatteurs qui s'empressaient autour des potentats ; il était initié aux plans et à la politique de son maître, qui non seulement l'avait employé à plusieurs reprises à des négociations importantes, mais qui lui avait confié souvent le commandement en chef de grandes expéditions. Si l'on considère de plus que l'objet de la guerre de Cypre était le diadème, la royauté ; que seule la rivalité de Ptolémée, aujourd'hui vaincu, avait empêché qu'on ne disposât du trône vacant ; que l'opinion publique n'agitait plus que la question de savoir si Antigone deviendrait roi ou non ; si l'on pense à l'impression que dut produire sur elle, sur l'armée macédonienne à Cypre, sur tous ceux qui appartenaient au parti d'Antigone, cette glorieuse victoire de Salamine, on comprendra que la manière dont Aristodémos prononça pour la première fois le nom de roi n'était qu'une façon plus solennelle de saluer son stratège et son maître : il est vraisemblable qu'il le fit par l'ordre de Démétrios ; peut-être Antigone était-il dans la confidence ; il s'agissait de produire sur le peuple une impression imposante ; en résumé, ce fut une de ces mises en scène officielles destinées à donner une expression à un fait auquel il ne manquait plus que cela pour être reconnu de tous. Elle atteignit complètement son but ; l'universelle acclamation des spectateurs était la sanction de cette royauté nouvelle, qui ne dédaignait pas de chercher une apparente légitimité dans la volonté générale des Macédoniens. Quelque incertains que soient nos renseignements sur les détails de la conduite d'Aristodémos et d'Antigone, une chose est claire, c'est que c'est justement à la suite des victoires de Cypre que la nouvelle royauté fut proclamée[52].

Antigone avait enfin atteint son but ; il avait dépassé l'âge de soixante-quinze ans, et les infirmités de la vieillesse commençaient à se faire sentir. Il n'est pas douteux qu'il a voulu être roi dans toute la force du terme et avec tous les pouvoirs qu'avait possédés Alexandre. Le satrape d'Égypte était si complètement vaincu à Cypre, qu'il ne semblait pas pouvoir se refuser plus longtemps à reconnaître la puissance supérieure et la royauté du vainqueur ; Cassandre était comme paralysé par la délivrance d'Athènes, par l'agitation croissante dans l'Hellade, par la restauration de l'indépendance de l'Épire ; Lysimaque et lui devaient se résigner, comme Ptolémée se résignait : Séleucos était dans l'extrême Orient ; avant qu'il pût regagner de là l'Asie occidentale, Antigone était sûr d'en avoir fini avec toutes les difficultés. Celui-ci, qui avait été toute sa vie un calculateur prudent, qui avait toujours agi avec logique et réflexion, maintenant qu'il avait atteint au diadème, semblait être converti lui-même à la foi dans le mystère de la puissance, et c'est dans le charme magique de ce titre qu'il voyait sans doute la garantie la plus sérieuse de sa durée ; on remarqua qu'il devenait moins calme et moins taciturne, qu'il se prévalait plus capricieusement de sa fortune, qu'il risquait maintenant au lieu de calculer. La jeunesse, lorsqu'elle a réussi à réaliser un de ses vœux les plus chers, se laisse facilement enivrer et regarde comme assurée une fortune que le lendemain commence déjà à mettre en question, mais elle est capable de s'habituer à ce nouveau incessamment renouvelé que lui apporte le moment présent, gain ou perte ; elle a besoin de tentatives hasardeuses et de vicissitudes ; elle ne saurait renoncer à l'avenir : le tenace entêtement de la vieillesse n'a, au delà d'un but heureusement atteint, que des souvenirs, et le résultat obtenu, qui n'a de valeur et d'efficacité que comme début d'efforts nouveaux, meurt pour ainsi dire sur place ; car le vieillard ne s'y attache que comme à une fin, à un résultat, à la somme des choses passées ; et elles sont passées à tout jamais. Ce fut la fatalité d'Antigone et enfin sa perte, d'avoir pu croire au rétablissement de l'empire d'Alexandre quand il ne faisait que copier le nom et le symbole de cette vieille institution sans y mettre une pensée nouvelle.

 

 

 



[1] Cette opinion s'appuie sur l'ordre adressé par le roi Philippe Arrhidée aux citoyens d'Érésos (ap. CONZE, Reise auf der Insel Lesbos, p. 35) au sujet des condamnations prononcées par le peuple, et sur le décret honorifique en l'honneur de Malousios (G. HIRSCHFELD in Archäol. Zeitung, 1875, p. 153), décret dans lequel le synédrion des villes groupées autour d'Ilion envoie à plusieurs reprises des ambassades à Antigone avant qu'il ne soit roi, et encore après qu'il l'est devenu (Voyez ces deux documents dans l'Appendice de l'Histoire d'Alexandre, p. 772 sqq. 783 sqq.).

[2] PAUSANIAS, X, 38, 2. C'est avec raison que Sellons (Geschichte Griechenlands, p. 28) fait remarquer que les Étoliens cherchaient à étendre leur puissance non seulement par sympolitie, mais encore par symmachie, et que leur alliance avec les Éléens notamment était de cette dernière sorte.

[3] BÖCKH, Corp. Inscr. Græc., I, p. 726 sqq.

[4] Le fait est vraisemblable, d'après ce que l'on aura occasion de dire à propos de l'expédition de Démétrios.

[5] C'est ainsi que le représentent les renseignements qui nous sont parvenus sur son compte. Il faut dire que plus ils sont précis et pittoresques, plus ils mettent en défiance. Tout ce que l'on raconte à Athènes, ou sur Athènes, ou comme venant d'Athènes, à cette époque et dans l'âge suivant, si spirituelles que soient les anecdotes, sont du commérage politique et littéraire.

[6] L'inscription publiée par W. VISCHER (Klein Schriften, II, p. 87) nous apprend qu'il a été cinq fois stratège, une fois hipparque. Cf. POLYBE, IV, 7, 6.

[7] Douris (p. 26 ap. ATHEN., XII, p. 542) s'exprime comme il suit : le Démétrius qui faisait des lois et régentait la conduite de vie pour les autres passait sa propre vie dans l'absence totale de loi. Diogène Laërce (V, 75) est d'accord avec lui. Le Démétrios qui fut archonte en Ol. CXVII, 4 est bien Démétrios de Phalère : Diodore (XX, 27) le dit, et c'est ce qui résulte également du fragment précité de Douris et du vers d'un poète boursouflé inséré dans ce linéale fragment. Pausanias (I, 25, 6) l'appelle tyran d'Athènes.

[8] Phèdre (VI, 1) décrit ces mœurs en termes élégants :

Demetrius

Athenas occupant imperio improbo.

Ut mos eut vulgi passim et ceriatim ruunt :

Feliciter subclamant. Ipsi principis

Illam osculantur, qua sont oppressi, manum ;

Quin etiam resides et sequentes otium,

Ne defuisse noceat, repunt ultimi,

In quis Menander...

Unguento delibutus, vestitu adfluens

Veniebat gressu languido et delicato etc.

[9] C'est dans les fragments des comiques, de Ménandre particulièrement, que se trouvent les traits caractéristiques de l'état moral d'Athènes à cette époque.

[10] POLYBE, XII, 13, 12. Cicéron (Rep., II, 1) dit aussi : postremo exsanquem jam et jacentem rem doctus vir Phalereus sustentasset.

[11] DIOG. LAERT., V, 75. Cf. WACHSMUTH (Die Stadt Athen, I, p. 711), qui cite aussi les inscriptions trouvées à Éleusis et à Æxone et provenant de ces statues élevées à Démétrios.

[12] Sur ce recensement de la population, voyez BÖCKH, Staatehaushaltung, I2, p. 52. On a trouvé exagérés les chiffres que donne Athénée (VI, p. 272) d'après Ctésiclès. En effet, des 12.000 citoyens qui, après la guerre Lamiaque, furent privés du droit de cité par Antipater et transportés en Thrace, une grande partie avaient été plus tard employés à peupler Antigonia en Asie ; d'où venait donc ce grand nombre d'habitants ? On dut à coup sûr accorder la naturalisation à bien des gens et ménager bien des intrus ; être citoyen d'Athènes, de la ville civilisée par excellence, était encore un privilège fort apprécié. On a prétendu aussi que l'estimation des revenus de la ville à 1.200 talents (estimation empruntée à Douris) n'était pas moins exagérée que le chiffre de la population. Il est de fait que l'on ne comprendrait pas des recettes aussi élevées, en un temps où il n'y avait plus un seul État fédéral qui payât tribut, si l'on ne supposait des sommes allouées à titre de subsides.

[13] Strabon (IX, p. 398) a puisé dans les Mémoires de Démétrios sa conviction que loin de détruire à Athènes la constitution démocratique, [il] s'employa au contraire à la restaurer. Élien (Var. Hist., III, 17) dit : cet esprit d'envie qui était familier aux Athéniens (cf. DIODORE, XVIII, 74. CIC., Legg., II, 25, III, 6 etc. DIOG. LAERT., V, 75). Cependant, le témoignage du comique Timoclès (ap. ATHEN., VI, p. 245) vaut la peine d'être relevé et opposé à ces éloges : il dit que l'on !levait tenir les portes ouvertes, afin que les convives fussent en pleine lumière au cas où, conformément à la nouvelle loi, le gynæconome viendrait les compter, et il ajoute que ce fonctionnaire ferait mieux de visiter les maisons de ceux qui n'ont rien à manger.

[14] Voyez BÖCKH, Ueber den Plan der Atthis des Philochoros (Abhandl. der Berl. Akad., 1832) p. 27.

[15] PLUTARQUE, Démétrios, 8.

[16] Diodore (XX, 92) le caractérise de la façon suivante : Il avait la taille et la beauté d'un héros, et cette beauté était rehaussée par la pompe royale dont il s'entourait. Aussi, tout le monde se pressait sur son passage pour le contempler. Avec cela, il avait le goût de la magnificence, et, dans son orgueil, il méprisait non seulement le commun des hommes, mais même les autres souverains ; et ce qui le fit le plus remarquer, c'est qu'il passa les loisirs de la paix dans l'ivresse des banquets et au milieu des danses et des jeux. En un mot, il imitait la manière de vivre de Dionysos, lorsque, suivant la tradition consacrée, ce dieu vivait parmi les hommes ; mais, en temps de guerre, il était sobre et d'une grande activité, et il conservait dans ses actions la même force de corps et d'esprit.

[17] DIODORE, XX, 45.

[18] PLUTARQUE, Démétrios, 8, dans l'année de l'archonte Charinos (Ol. CXVIII, 1). D'après la Table d'IDELER (Handb., I, p. 387), ceci correspondait dans le calendrier julien au 12 juin 307 ; mais les calculs d'IDELER sont fondés sur l'hypothèse que l'on employait à Athènes depuis Méton le cycle d'intercalation de cet astronome. Or, USENER (Rhein. Mus., XXXIV [1879], p. 388 sqq.) a démontré que le cycle métonien n'avait été adopté qu'en Ol. CXVI, 3 et 4, deux années qui, d'après les inscriptions (C. I. ATTIC., II, n° 234 et 236), ont été toutes deux embolismiques : encore a-t-on été obligé par la suite d'ajouter et d'intercaler des jours pour rester d'accord avec le cours de la lune. Il est actuellement impossible de déterminer la date exacte, en style julien, de l'arrivée de Démétrios Athènes.

[19] C'est du moins ce que dit Plutarque (Démétrios, 8). Il y a désaccord entre lui et Polyænos (IV, 7, 6), notamment sur un point : Polyænos assure que toute l'escadre de Sounion était venue au Pirée avec ces vingt vaisseaux.

[20] DIODORE, XX, 45. PLUTARQUE, Démétrios, 9. Ces deux auteurs, grâce à leurs divergences de détail, se complètent en quelque sorte l'un l'autre. Démétrios de Phalère s'en alla en Macédoine, et de là, après la mort de Cassandre, en Égypte (DIOG. LAERT., V, 78. STRAB., IX, p. 398).

[21] PHILOCH., fr. 14, ap. DION. HAL., De Dinarch., 3, c'est-à-dire, dans l'été de 307.

[22] Cette histoire galante, rapportée par Plutarque, peut bien provenir de Douris et faire partie des commérages malintentionnés de l'époque ; mais elle mérite d'être vraie, tant elle va bien à celui qui en est le héros.

[23] C'est le récit de Plutarque (ibid.). Le même auteur (De educ. liber., p. 5) dit, non sans hyperbole, que la ville fut rasée. Elle doit avoir été, en tout cas, fort maltraitée, si l'on en croit les anecdotes relatives à Stilpon (SENEC., De constant. sapient., 5. PLUT., Démétrios, 9). Démétrios demanda au philosophe si on lui avait enlevé quelque chose de son avoir. Non, répondit celui-ci, car je n'ai vu personne qui m'ait enlevé ma science. Une autre fois, comme Démétrios prenait congé des habitants en disant : Je vous laisse une ville absolument libre, Stilpon répliqua : Effectivement, tu ne nous as laissé à peu près aucun esclave.

[24] Diodore (XX, 46) relate l'expédition contre Mégare après la prise de Munychie ; Plutarque, avant cet événement. On voit par Philochore (fr. 144), un auteur digne de confiance, que la version de Plutarque est la vraie.

[25] C'est au siège de Munychie que se rapporte une inscription très mutilée, mais conservée en double exemplaire (C. I. ATTIC., II, n° 252. KÖHLER, Miltheil. d. arch. Instit., V, p. 281), où il est question de subventions ou contributions aux dépenses. On voit par cette inscription que les cotisations furent versées alors qu'on était encore έπ' Άνα]ξιαράτους άρχοντος et que, par conséquent, Munychie n'a été prise qu'en 307/6. La formule β[ασιλέως Δ]ημητρίου employée dans l'inscription montre qu'elle a été gravée un an plus tard.

[26] PLUTARQUE, Démétrios, 10. DIODORE, XX, 46. Il existe deux fragments d'inscription que RANGABÉ (434-435) réunit et que KÖHLER (Hermes, V, p. 350. C. I. ATTIC., II, n° 238 et 239) sépare au contraire l'un de l'autre. D'après KÖHLER, le n° 239 contenait une décision donnant commission au Milésien Aristodémos d'aller trouver Antigone ; le n° 238, un décret rendu après son retour et confirmant toutes les propositions rapportées par lui. Le n° 238 est de la cinquième prytanie, c'est-à-dire de décembre 307 : c'est de la sixième prytanie qu'est daté le décret rendu sur la proposition de Stratoclès en faveur des descendants de l'orateur Lycurgue, qui s'est employé constamment dans l'intérêt de la liberté maintenant restaurée et de la splendeur d'Athènes. Ce document figure en entier dans la Vie des X Orateurs, et en partie dans le C. I. ATTIC., II, n° 240.

[27] DION. HAL., De Dinarch. 3 (d'après Philochore). DIOG. LAERT., V, 79. PLUTARQUE, Vit. X Orat. (Dinarch.). Cicéron (De Finit). V, 19) dit bien : Demetrius cum patria pulsus esset injuria, et Strabon (XI, p. 398) ainsi qu'Élien (Var. Hist., III, 17) s'expriment dans le même sens ; mais leur opinion tient à une prédilection, plus littéraire que politique, pour Démétrios. Le droit formel tout au moins n'était pas lésé par la sentence de bannissement.

[28] Plutarque (Démétrios, 10) dit d'une façon tout à fait positive que l'année fut datée par le nom de ces prêtres, comme jusque-là par le nom.des archontes. Comme Denys d'Halicarnasse (De Dinarch., 9), dans son catalogue des archontes, ne donne pas les éponymes des années suivantes pour des prêtres des Sotères, j'essayai jadis (Rhein. Mus., 1843), tout en luttant contre l'autorité de Plutarque, de chercher si l'on ne pourrait pas, au moyen d'expédients, conserver la partie tout à fait positive de son témoignage. Les nombreuses inscriptions, datant des années suivantes, qui ont été trouvées depuis prouvent que l'assertion de Plutarque est insoutenable. Plutarque ne l'a certainement pas puisée dans une source ancienne, car Douris lui-même, qu'il suit dans le passage en question, n'a pas pu dire une chose aussi absurde. KIRCHHOFF (Hermes, II, p. 161) parait avoir trouvé le véritable joint en supposant que Plutarque, superficiel comme toujours, a pris les éponymes des deux nouvelles tribus et leurs prêtres pour des archontes éponymes.

[29] C'est pour cette raison que leurs statues figuraient à Delphes parmi celles des éponymes (PAUSAN., X, 10, 1). Le nombre des conseillers fut porté de 500 à 600 ; les deux nouvelles tribus prirent rang en tête de la liste (C. I. ATTIC., II, n° 335). Il va de soi que les nouvelles tribus ne comptèrent pas encore pour Ol. CXVIII, 2, archontat d'Anaxicrate ; le fait est d'ailleurs attesté par une inscription (C. I. ATTIC., II, n° 238) : elles commencèrent à compter avec Ol. CXVIII, 3, archontat de Corœbos (C. I. ATTIC., n° 246). Du reste, le libellé jusque-là si incommode de la date des documents officiels gagna en clarté au nouveau système, qui faisait coïncider à peu de chose près les quantièmes des mois et des prytanies dans l'année ordinaire, et, dans les années embolismiques, attribuait du moins à toutes les prytanies une durée uniforme de 32 jours.

[30] PLUTARQUE, Démétrios, 13. Ce qui est étrange, c'est qu'on ait précisément donné le nom de Démétrios au mois de Munychion, comme si ce mois avait dû son nota à la forteresse détruite par Démétrios.

[31] PLUTARQUE, Démétrios, 10, et les passages cités par GRAUERT (p. 297). PLUTARQUE, De Fort. Alex., p. 348 a. SCHOL. PIND., Nem., III, 2. PHOT., Lex. s. v. πάραλος. Le nom de Démétrios donné à un jour du calendrier était mentionné par Polémon dans un écrit sur les éponymes des tribus (fr. 3). HARPOCRAT., s. v. ένη καί νέα. Cf. SCHOL. ARISTOPH., Nub., 1115.

[32] GRAUERT dit que l'on se demande si le fait n'a pas eu lieu après la bataille de Cypre. Plutarque le place assez clairement avant. « En outre, il n'y avait plus un seul descendant d'Alexandre en vie ; le trône de Macédoine était vacant ; ils aimaient mieux donner à Démétrios qu'à Cassandre le titre de roi, et ils ne l'appelaient pas leur roi, attendu qu'ils étaient libres ». Déjà, dans le décret relatif à la mission d'Aristodémos (C. I. ATTIC., II, n° 238), en décembre 307, on trouve l'expression βασι]λέα Άντίγο[νον.

[33] PLUTARQUE, Démétrios, 14. Le mariage de Démétrios avec Phila n'en subsista pas moins.

[34] PAUSANIAS, I, 11, 5.

[35] PLUTARQUE, Pyrrhos, 3. La date résulte de l'âge que l'on donne alors à Pyrrhos, douze ans.

[36] C'était d'abord une simple conjecture que j'avais faite ; depuis, l'hypothèse se trouve confirmée par un décret honorifique (C. I. ATTIC., II, n° 238), daté de la cinquième prytanie (décembre), confirmée en ce sens que l'on est maintenant fixé sur le retour de l'ambassade envoyée à Antigone.

[37] Diodore (XX, 50) appelle Médios navarque au lieu de stratège.

[38] Diodore (XX, 47) dit qu'il avait avec lui 110 vaisseaux de guerre (ce qui comprend aussi les grands navires), 53 vaisseaux de transport pour les troupes. Les indications données à propos d'événements postérieurs ne s'accordent pas avec ces chiffres, mais cela ne veut pas dire cependant qu'ils soient inexacts.

[39] Il n'est question nulle part ailleurs de la ville d'Ourania ; cependant, ENGEL (Kypros, I, p. 87) signale les ruines qu'on a trouvées dans les environs de Carpasia, mais sur l'autre côté de la langue de terre, ruines dont l'emplacement concorderait très bien avec les expressions de Diodore (XX, 47, 2).

[40] Dans ce récit, fait d'après Diodore (XX, 48), il y a bien des détails qui étonnent. Comment les assiégés avaient-ils pu, sans être ni vu ni empêchés, apporter leur bois sec dans le voisinage des machines ? Si la chose était possible, comment ne s'en étaient-ils pas avisés plus tôt ? Est-ce que peut-être ils seraient sortis par la brèche ? les machines n'étaient donc pas gardées du tout ? Assurément, si nous avions des renseignements plus précis, nous n'en serions pas réduits à supposer chez Démétrios autant d'imprudence qu'on en voit dans le récit ci-dessus. Il est tout aussi difficile d'imaginer que la tour ait rendu des services en proportion avec l'énorme dépense de temps et d'argent qu'avait coûté sa construction. Si je ne :me trompe, elle était bien destinée, comme on le dit, à jouer le rôle de batterie contre les postes installés sur la muraille et contre l'intérieur de la ville ; cependant, on dirait que Ménélaos commence seulement après l'ouverture de la brèche à redouter les projectiles de la tour, peut-être parce que la défense de la brèche devenait pour lui infiniment plus difficile sous un tir rapide, et qu'il lui était impossible de tenir dans le rayon battu par l'artillerie.

[41] Plutarque (Démétrios, 16) dit 150 navires.

[42] Ce chiffre donné par Diodore ne s'accorde pas avec Plutarque et Polyænos (IV, 7, 7), qui parlent tous deux de 180 navires. Il est exact cependant, car on rapporte expressément que l'aile gauche de Démétrios, composée de 57 voiles, était particulièrement forte ; or, avec 180 vaisseaux sur toute la ligne, l'aile n'aurait pas eu tout à fait un tiers de l'effectif.

[43] C'est l'historien Marsyas, fils de Périandre (SUIDAS, s. v.), frère utérin d'Antigone.

[44] DIODORE, XX, 50-31. PLUTARQUE, Démétrios, 16. Il y a des divergences notables dans le récit que fait de la bataille Polyænos (IV, 7,7) : il nous montre, par exemple, Démétrios embusqué derrière un promontoire et guettant l'ennemi pour le surprendre. Diodore place cette bataille sous l'archontat d'Anaxicrate, qui correspond pour lui à l'an 307 ; c'est une date fausse, sans conteste. D'après l'Attkide de Philochore (l. VIII), la délivrance d'Athènes par Démétrios eut lieu peu après le début de l'archontat d'Anaxicrate, c'est-à-dire dans la seconde moitié de 307, de sorte que la guerre n'a pas pu commencer à Cypre avant 306 ; et, dès l'automne de 306, Antigone marchait déjà sur l'Égypte. Les indications des chronographes relatives à la carrière de Ptolémée, comme satrape et comme roi, ne fournissent aucun point de repère assuré. L'enchainement des faits nous donne comme époque de la guerre de Cypre le commencement de 306, jusqu'au printemps et même jusqu'en été. On pourrait croire que le lieu de la bataille se trouve indiqué dans un passage d'Athénée (V, p. 209), où il est question de la trirème sacrée d'Antigone, car c'est à Cypre, entre Salamine et le cap Pedalion, que se trouve le port de Leucolla (STRAB., XIV, p. 682) ; mais, comme c'était Ptolémée, et non pas Antigone, qui assistait à la bataille de 306, la bataille dont parle Athénée n'est pas la même.

[45] Plutarque dit 70 vaisseaux.

[46] Léontiscos était un fils que Ptolémée avait eu de Thaïs, l'hétaïre athénienne dont on cite le nom à propos de l'incendie de Persépolis et qu'il avait sans doute épousée aussitôt après la mort d'Alexandre (ATHEN., XIII, p. 576). Léontiscos pouvait avoir alors environ 17 ans.

[47] DIODORE, XX, 47 ; avec les notes que WESSELING a tirées de Libanios et de Malalas. Cf. O. MÜLLER, in Gött. gel. Anzeig., 1834, p. 1081 sqq.

[48] PLUTARQUE, Démétrios, 18. N'était-ce pas là peut-être une cérémonie traditionnelle, comme l'enthronismos dans le royaume des Lagides ? C'est une question à examiner.

[49] C'est à cette victoire que l'on rapporte les magnifiques tétradrachmes avec le Poséidon combattant et la légende ΔΗΜΗΤΡΙΟΥ ΒΑΣΙΛΕΩΕ, portant au droit la proue d'une trirème en mer, sur laquelle se tient debout la Victoire (Nikè) avec un trophée, sonnant de la trompette et lancée en avant. On a reconnu depuis le modèle de cette victoire dans la statue de Nikè trouvée à Samothrace.

[50] PLUTARQUE, Démétrios, 17. Le reste dans APPIAN, Syr., 54. DIODORE, XX, 53. JUSTIN., XV, 2 etc.

[51] GILLIES, par exemple, qui s'exprime ainsi (p. 410) : The flattering buffoon Aristodemus, who conveyed the news in a mariner suitable to the vile servility of bis character.

[52] De ce qu'Appien (Syr., 54) dit de la victoire de Cypre, on n'ira pas conclure de là qu'Appien prend ses renseignements dans un auteur qui transportait cet événement à Cypre. Mais l'acclamation des soldats sanctionnant, pour ainsi dire, la prise du diadème est un fait conforme à l'ancienne coutume macédonienne, et qui se reproduit en Égypte notamment, durant toute la période des Lagides.