Les États grecs. - Les ligues étolienne, béotienne, arcadienne. - Le
Péloponnèse. - Athènes sous Démétrios de Phalère. - Plan d'Antigone pour la
délivrance de la Grèce.
- Caractère de Démétrios. - Son expédition eu Grèce. -Son débarquement.-
Sièges de Mégare et de Munychie.- Restauration de la liberté d'Athènes. -
Démétrios à Athènes. - Différend entre Antigone et Ptolémée. - Commencement
de la guerre de Cypre. - Siège de Salamine. - Bataille navale. - Démétrios
vainqueur. - Antigone roi.
Pour savoir ce que la paix de 311 entendait par liberté
des États helléniques, il suffit de voir ce qui s'était passé depuis, d'abord
dans l'Hellade elle-même. Le mot magique de liberté devait cependant
continuer de séduire les esprits et d'enflammer les cœurs ; chacun n'était
occupé que de ce qui lui manquait à cette heure, et de ce qu'il croyait avoir
possédé autrefois.
Dans un certain sens, ces républiques municipales
pouvaient encore être libres ou le redevenir ; mais une véritable
indépendance n'était guère possible pour aucune d'elles. Elles étaient
entourées de puissances trop supérieures en force ; et, quoique pleines de
soldats aguerris et de mercenaires, ces petites républiques étaient trop
pauvres pour lever des armées considérables, trop jalouses les unes des
autres et trop haineuses pour s'unir par des alliances loyales, leur
bourgeoisie trop dégradée pour qu'on pût espérer un état de choses
radicalement amélioré. Leur temps était passé ; il eût fallu des formes
monarchiques imposantes pour donner de la cohésion à cette vie trop mobile,
qui s'usait et se détruisait elle-même ; mais, chaque fois qu'on eu avait
essayé, elles n'avaient pu prendre racine dans ce monde grec, qui ne
connaissait que le particularisme et la vie municipale. Ces mêmes qualités
qui rendaient les Grecs si incomparablement aptes à devenir le levain, le
ferment qui allait transformer les peuples de l'Asie et les pousser on avant,
les rendaient incapables de suivre, dans des États indépendants, le
développement de la vie nouvelle ; les types traditionnels de leur
organisation sociale, en contradiction avec les théories des hommes
politiques, les tendances du temps, les vœux et les idées des particuliers,
et même avec les ressources et les moyens de ces petits États, étaient
devenus des formes vides et gênantes, quelque chose de paralysé et de
paralysant, une fiction mensongère, méprisable et méprisée.
L'histoire nous a transmis de nombreux symptômes de la
confusion des affaires helléniques à cette époque. Tous les partis en vue sur
la grande scène politique ont en Grèce des adhérents ; leurs luttes s'y
répètent en petit : ici comme là on voit se succéder du jour au lendemain les
victoires, les défaites, des victoires nouvelles, des vengeances sanglantes,
des représailles furieuses. Des généraux étrangers y paraissent, pillent le
pays, s'en vont ; d'autres les suivent pour punir, piller de nouveau, et
laisser ensuite les partis à leur exaspération réciproque. Des tyrans, avec
ou sans le nom ; des aventuriers qui ne cherchent que butin, domination,
jouissances ; des bandes de mercenaires qui attendent qu'on les enrôle ; des
garnisons étrangères qui ne respectent ni loi ni morale, ni la propriété ni
la sainteté du la famille ; des proscrits ramenés par la force des armes et
placés par elle à la tête de l'État ; des traîtres gorgés de richesses ; les
masses appauvries, immorales, indifférentes pour les dieux et la patrie ; une
jeunesse assauvagie par le métier de mercenaires, usée par les filles de
joie, détraquée par les philosophies à la mode ; une dissolution universelle,
une agitation bruyante, une exaltation fiévreuse à laquelle succède déjà la
détente et l'hébétude, tel est le tableau déplorable de la vie grecque
d'alors.
Heureuses les villes helléniques de l'Asie-Mineure, de la Thrace, des îles, du Pont
: leur liberté est déjà réduite à l'autonomie communale[1] ; pour tout le
reste, elles sont dans la dépendance soit d'Antigone, soit de Lysimaque, soit
de «dynastes» ou tyrans nationaux ; heureuses Rhodes, Cyzique, Byzance, à qui
leur situation particulière d'États commerciaux, leur politique prudente et
modérée, assure une neutralité respectable ; heureuse la Sicile, où le grand
aventurier Agathocle a galvanisé de nouveau la fibre politique par des
victoires en Afrique ; heureuse la, Grande-Grèce elle-même, où la riche
Tarente, avec son gouvernement sage et maitre de lui, donne même aux petites
villes le sentiment qu'elles ont encore un point d'appui ! Mais dans
l'Hellade, dans le Péloponnèse, il n'y a plus que des scories ; dans les
villes, grandes et petites, plus que misère croissante, dissolution
politique, désespoir : des milliers de leurs habitants sont allés rejoindre
Ophélas, pour chercher le repos et la paix dans la lointaine Libye et oublier
leur patrie dans un monde nouveau.
Il n'y a qu'un seul point où la situation ne soit pas
aussi misérable, le pays des Étoliens. Ces populations grossières, braves,
avides de butin, libres et sûres dans leurs montagnes, continuent de résister
à la puissance menaçante de la
Macédoine ; fortifiée par cette lutte, leur Ligue antique
se développe sous une forme qui se montre bientôt la seule capable d'assurer
leur salut contre des puissances monarchiques d'une force bien supérieure ;
ils gardent leur indépendance, et, avec leur constitution élastique et
simple, ils sont le seul peuple libre de la Grèce. Depuis un
temps immémorial, ils ont vécu en mésintelligence avec leurs voisins de
l'ouest, les Acarnaniens ; presque toujours ils ont été les provocateurs et
les spoliateurs ; ils ont même été une fois déjà leurs maîtres et les ont
forcés à adhérer à leur Ligue ; mais aujourd'hui l'Acarnanie, arrachée aux
Étoliens par les Macédoniens, est devenue un camp retranché, une citadelle de
la Macédoine
contre l'Étolie. Les Locriens semblent unis d'une manière plus constante aux
Étoliens, notamment ceux d'Amphissa, qui rougissent de leur nom Ozoles et
aiment mieux porter celui d'Étoliens[2].
La Béotie
avait aussi, depuis les temps les plus anciens, une constitution fédérale à
laquelle participaient d'abord quatorze, puis onze villes ; la supériorité de
Thèbes l'avait fait oublier, mais la forme s'était conservée. Lors de la
prise de cette ville en l'année 335 et de sa destruction par les villes
alliées longtemps opprimées, la confédération avait repris une importance
politique : elle s'attacha à partir de ce moment à la Macédoine ; mais,
lorsque Cassandre retourna à Thèbes, en 316, la vieille querelle se ranima ; la Ligue passa du côté des
adversaires, et, lorsque Polysperchon d'accord avec Cassandre voulut se jeter
sur le Péloponnèse, elle alla jusqu'à lui opposer une force armée. La Ligue se composait de huit
villes, dont les petites localités dépendaient comme protégées ; de même que
les Étoliens avaient pour président un stratège, les Béotiens avaient pour
chef un archonte de la Ligue
béotienne. La situation du pays et l'inimitié de Thèbes, qui, gardée par une
garnison macédonienne, tenait pour Cassandre, ne permit pas à la Ligue de devenir forte.
Les territoires les plus voisins, ceux des Phocéens, des Locriens
septentrionaux, des Thessaliens, étaient tout à fait dans la main des
Macédoniens[3].
La ligue des Arcadiens semble avoir eu encore moins de
consistance : la ville fédérale, Mégalopolis, était toujours macédonienne de
cœur ; elle était attachée à Cassandre et avait repoussé en 318 l'assaut de
Polysperchon, pendant que d'autres villes arcadiennes, notamment Tégée,
Stymphale, Orchomène, tenaient en 314 contre Cassandre ; nous ne savons pas
au juste s'il y avait en Arcadie des garnisons macédoniennes[4], ni dans quelles
villes ; dans tous les cas, l'appel que fit Ptolémée en 308 pour demander
qu'on l'aidât à délivrer les villes grecques avait été adressé aussi aux
Arcadiens, mais n'avait pas eu d'effets appréciables.
Les épouvantables désordres des années de guerre, de 316 à
311, avaient surtout éprouvé les pays des côtes, Argos, l'Achaïe, l'Élide ;
ces derniers étaient enfin, en l'année 308, au pouvoir les uns de Cassandre,
les autres de Polysperchon, qui, allié désormais avec le premier, était venu
dans le Péloponnèse et avait occupé les villes de l'Achaïe. Mégare avait été
cédée par Ptolémée à Cassandre, et avait, comme Argos, une garnison macédonienne
; la Messénie,
elle aussi, et l'Élide autrefois dévouée à Antigone, étaient sans doute
occupées de la même façon : il n'y avait plus de troupes égyptiennes qu'à
Corinthe et à Sicyone. Plus d'une fois déjà, la pensée de réunir le
Péloponnèse sous une même souveraineté avait été sur le point de se réaliser
; c'eût été un grand bienfait pour ces États, qui, séparés par une prétendue
liberté, tombaient au pouvoir tantôt de l'un, tantôt de l'autre.
Étrange était dans ce temps-là la situation de Sparte :
les anciennes lois et formes politiques de Lycurgue y subsistent encore, mais
l'esprit en est perdu et il n'en reste plus trace ; la plus honteuse
immoralité y règne ; la bourgeoisie est réduite à quelques centaines de
citoyens à peine ; la loi de Lycurgue, respectée en apparence, est un
mensonge ; plus le cercle d'idées dans lequel on devait se mouvoir était
étroit, plus les sentiments étaient grossiers ; les lettres et les sciences,
consolation et espérance des autres Hellènes, étaient toujours bannies de
Sparte. Au point de vue des affaires du temps, Sparte ne présente guère
d'autre intérêt que d'être, avec son territoire du Ténare, le centre général
de recrutement pour tous les partis : de nobles Spartiates ne songent qu'à
partir comme condottieri ; le fils du vieux roi Cléomène II, Acrotatos,
conduit lui-même vers 315 une armée de mercenaires à Tarente et en Sicile, et
révolte ceux même pour le compte duquel il fait la guerre par sa cruauté et
ses vices contre nature. Il revient déshonoré à Sparte et meurt avant d'avoir
pu succéder à son père ; à la mort de celui-ci (309),
Cléonyme, digne frère d'Acrotatos par ses mœurs et son orgueil, réclame la
couronne ; la Gérousie
se décide pour Areus, le jeune fils d'Acrotatos, et, quelques années après,
Cléonyme entre avec ses mercenaires au service de Tarente, pour y déshonorer
le nom spartiate par des actions encore plus odieuses que celles de son
frère. Chez eux, la puissance des rois, depuis que l'État n'existe plus comme
puissance militaire, est réduite à peu près à rien ; l'éphorat règne
oligarchiquement, et l'oligarchie ne cherche, sous le manteau des défuntes
lois de Lycurgue, que le repos et les jouissances ; rien n'est plus éloigné
d'elle que la pensée, qui aurait été justifiée par la désorganisation de l'Hellade
et la guerre renaissante des partis, de ressaisir l'antique hégémonie, ne
fût-ce que dans le Péloponnèse.
C'est Athènes qui nous donne l'idée la plus nette de ce
temps misérable. Que de fois, depuis la bataille de Chéronée, le parti
dominant, la politique de la république, n'ont-ils pas changé ! Enfin, dans
l'automne de 348, la victoire de Cassandre avait donné à l'État une forme qui
était tout ce qu'on voudra, sauf une démocratie. Celui que le peuple élut
comme administrateur de l'État et que Cassandre accepta, était Démétrios,
fils de Phanostratos de Phalère ; il avait grandi dans la maison de Timothée,
et avait été formé par l'enseignement de Théophraste aux sciences et à la
politique ; c'était un homme qui avait autant de talent que de vanité, d'une
culture littéraire étendue, sans caractère en politique, du reste, un homme
pratique, qui savait se faire partout sa place. Il se peut que, dans ses
premières années, il ait vécu en philosophe, que sa table ait été assez
frugale et qu'il n'y ait fait figurer que des olives
au vinaigre et du fromage des îles[5]. Même lorsque
plus tard il fut devenu maître de la ville,
il se montra, disent les uns, bienveillant, intelligent, excellent homme
d'État ; mais d'autres lui reprochent de n'avoir employé aux besoins de
l'administration et de l'armée[6] que la moindre
partie des revenus de la ville, qu'il avait fait monter, avec l'appoint des
subsides égyptiens et macédoniens, jusqu'à 1.200 talents, et d'avoir dépensé
le surplus soit pour les fêtes publiques et le faste extérieur, soit en
orgies et débauches. Cet homme qui, par ses préceptes, voulait être le
restaurateur des mœurs à Athènes, les corrompit lui-même par ses exemples
plus que suspects[7].
Tous les jours, dit-on, il tenait table ouverte, invitait chaque fois un
grand nombre de convives, et surpassait par la dépense de ces festins les
Macédoniens eux-mêmes, comme il surpassait pour l'élégance les Cypriotes et
les Phéniciens. On aspergeait la salle avec du nard et de la myrrhe ; on
semait des fleurs sur le plancher ; les appartements étaient décorés de tapis
et de peintures de grand prix ; sa table était choisie et abondante, au point
que l'esclave chef de cuisine, qui bénéficiait des restes, put au bout de
deux ans, avec l'argent de ces menus profits, acheter trois propriétés.
Démétrios, ajoute-t-on, aimait le commerce secret des femmes et les visites
nocturnes aux jolis garçons ; il abusa d'enfants de condition libre et
séduisit les épouses des hommes les plus haut placés ; tous les adolescents
enviaient Théognis, qui était l'objet de son amour immonde : le privilège de
s'abandonner à lui passait pour si enviable, que chaque jour, quand il
faisait sa promenade après dîner dans la rue des Trépieds, les plus jolis
garçons s'y réunissaient pour s'offrir à sa vue[8]. Il était très
recherché dans sa mise, se teignait les cheveux en blond, se fardait,
s'oignait le corps d'huiles précieuses : il montrait constamment un visage'
aimable et cherchait à plaire à tout le monde.
Ces deux choses, la légèreté la plus coquette et la plus
abandonnée, et la culture délicate, aimable et spirituelle, qu'on a désignée
depuis du nom d'atticisme, sont les traits caractéristiques de la vie
d'Athènes à l'époque. C'est une affaire de bon ton de visiter les écoles des
philosophes ; l'homme à la mode est Théophraste, le plus adroit des disciples
d'Aristote, sachant rendre populaire la doctrine profonde de son illustre
maître, réunissant mille, deux mille élèves autour de lui, plus admiré, plus
heureux que ne le fut jamais son maître. Cependant ce Théophraste et quantité
d'autres professeurs de philosophie à Athènes étaient éclipsés par Stilpon de
Mégare. Quand Stilpon venait à Athènes, les artisans quittaient leurs
ateliers pour le voir ; quiconque pouvait accourait pour l'entendre ; les
hétaïres affluaient à ses leçons, pour voir et pour être vues chez lui, pour
exercer à son école cet esprit piquant par lequel elles charmaient tout
autant que par leurs toilettes séduisantes et l'art de réserver leurs
dernières faveurs. Ces courtisanes jouissaient de la société habituelle des
artistes de la ville, peintres et sculpteurs, musiciens et poètes ; les deux
plus célèbres auteurs comiques du temps, Philémon et Ménandre, louaient
publiquement dans leurs comédies les charmes de Glycère et se disputaient publiquement
ses faveurs, sauf à l'oublier pour d'autres courtisanes le jour où elle
trouvait des amis plus riches qu'eux. De la vie de famille, de la chasteté,
de la pudeur, il n'en est plus question à Athènes ; c'est tout au plus si on
en parle encore ; toute la vie se passe en phrases et en traits d'esprit, en
ostentation, on activité affairée ; Athènes met aux pieds des puissants
l'hommage de ses louanges et de son esprit, et accepte en retour leurs dons
et leurs libéralités ; plus elle devenait oligarchique, plus elle était
servile ; l'État jouait devant les rois et les puissants le rôle de parasite,
de flatteur famélique, et ne rougissait pas d'acheter des éloges et des
plaisirs au prix de sa propre honte. On ne craignait que l'ennui ou le
ridicule, et l'on avait les deux à satiété. La religion avait disparu, et
l'indifférentisme de la libre-pensée n'avait fait que développer davantage la
superstition, le goût de la magie, des évocations et de l'astrologie ; le
fond sérieux et moral de la vie, chassé des habitudes, des mœurs et des lois
par le raisonnement, était étudié théoriquement dans les écoles des
philosophes et devenait l'objet de discussions et de querelles littéraires ;
les deux systèmes qui donnèrent le ton dans les siècles suivants, le stoïcisme
et l'épicurisme, naquirent en ce temps-là à Athènes[9].
Rion n'a été peut-être plus pernicieux pour Athènes que
cotte paix de dix ans dont elle jouit sous l'autorité de Démétrios ; avec la
lutte des partis avait disparu aussi le dernier frottement, la dernière
excitation qui pût offrir encore quelque intérêt sérieux aux esprits ; elle
avait fait place à un marasme écœurant et immoral ; l'esprit public était
perdu sans retour, et la liberté renaissant encore une fois ne devait plus
être qu'une caricature chez les descendants des preux de Marathon. Sans
doute, dit-on, la domination de Démétrios développa la prospérité matérielle
de l'État ; son adversaire Démocharès le reconnaissait lui-même[10] Démétrios,
dit-il, était très fier du commerce lucratif que faisait la ville, de
l'abondance de toutes les choses nécessaires à la vie ; mais il ne rougissait
pas d'avoir dépouillé sa patrie de sa gloire et de n'agir que d'après les
ordres de Cassandre. Athènes parait surtout avoir tiré beaucoup de bénéfices
de l'extraordinaire affluence des étrangers attirés par la civilisation, les
hétaïres, la science, les arts et le commerce. Les commandes affluaient dans
les ateliers des artistes : en trente jours, dit-on, 360 statues furent
élevées par décret du peuple au seul Démétrios[11], et les artistes
athéniens travaillaient pour les cours des potentats et pour les nouvelles
villes qu'ils fondaient. Le commerce dut être, vers ce temps, plus animé que
jamais et rivaliser avec celui de Rhodes, de Byzance et d'Alexandrie. La
population de l'Attique, d'après un recensement qui eut lieu probablement
sous l'archontat de Démétrios (309),
montait à 24.000 citoyens, 10.000 étrangers, 400.000 esclaves[12] : c'était un
chiffre considérable pour un territoire d'un peu plus de 40 milles carrés.
Si l'on estime la valeur d'un gouvernement d'après le
bien-être matériel du peuple, l'éloge que se décernait Démétrios à lui-même
dans ses Mémoires, et que plusieurs historiens anciens confirment[13], ne paraîtra pas
immérité. Mais c'en était fait de l'importance politique de l'État athénien ;
Démétrios gouvernait d'après les instructions de Cassandre, avec les formes
administratives, intactes en apparence, de la démocratie, en s'efforçant de
faire croire qu'il avait été porté à la haute position qu'il occupait et
qu'il y était maintenu par la confiance de ses concitoyens. Son gouvernement,
absolument anti-démocratique, s'immisçait jusque dans les affaires les plus
privées : il fonda l'institut des gynæconomes
ou gardiens des femmes, qui surveillaient, d'accord avec les Aréopagites, les
réunions tenues dans les maisons à propos de mariages et d'autres fêtes ; il
fixa le nombre des convives qui pouvaient se trouver réunis, fit des
cuisiniers des espions veillant sur l'application de ses lois somptuaires ; il
créa sous le nom de nomophylaques des
fonctionnaires spéciaux, qui devaient veiller à ce que les lois fussent
appliquées par les magistrats, alors que, dans des temps meilleurs, la
participation du peuple à la vie publique avait été pour cela une garantie
suffisante[14].
Il est possible que ces mesures et d'autres semblables fussent conformes aux
théories politiques qu'il doit avoir exposées dans ses écrits : elles étaient
du reste justifiées, du moment que les Athéniens en étaient satisfaits.
Mais, dès l'année 312, lorsque Ptolémée, le neveu
d'Antigone, eut abordé en Béotie et se fut approché des frontières de
l'Attique, un parti anti-macédonien avait commencé à s'agiter ; Démétrios
avait été forcé d'envoyer en Asie des ambassadeurs, avec mission de traiter
officiellement de la paix avec Antigone. Là-dessus survint la paix de 314,
qui proclamait la liberté des États helléniques, mais Cassandre ne s'en
soucia guère, et sa garnison resta à Munychie ; les promesses de Ptolémée
n'eurent pas plus d'effet, et, après la convention conclue entre les deux
potentats, l'ordre de choses existant à Athènes fut confirmé à nouveau et
sembla assuré pour l'avenir.
On ne s'est pas douté probablement à Athènes qu'Antigone
n'en devait être que moins disposé à laisser cet état de choses s'établir
d'une manière durable ; la première condition de réussite pour son plan était
qu'il restât secret. Son entreprise n'était pas inspirée par un goût
particulier pour la liberté d'Athènes et des États helléniques en général,
mais elle devait réussir d'autant plus sûrement et avoir une action d'autant
plus profonde qu'il réaliserait plus complètement ces promesses de liberté si
souvent répétées, et cela, dans le sens qu'y attachaient ceux à qui on les
faisait. Comme s'il n'avait eu que ce but unique, il résolut d'envoyer dans
l'Hellade une flotte assez importante pour être assuré du succès ; lorsqu'on
proposa, dans son conseil de guerre, de garder Athènes comme le vrai
boulevard contre la Grèce,
il déclara que le meilleur et le plus inattaquable des boulevards serait
l'affection d'Athènes, et que d'Athènes, ce phare gigantesque vers lequel se
tournaient les regards du monde entier, sa gloire rayonnerait sur tout
l'univers[15].
Il nomma son fils Démétrios chef de cette expédition, qui devait prendre la
mer au printemps de 307. Ce choix ne pouvait être plus heureux.
Parmi les Diadoques et leurs fils les Épigones, il n'en
est pas un qui fût aussi complètement l'image du tempe que ce Démétrios ; on
dirait que chez lui se sont fondus en un même tout les éléments du caractère
macédonien, oriental et hellénique. La vigueur martiale et l'énergie austère
du soldat, la souplesse enchanteresse et spirituelle de l'atticisme, les
goûts voluptueux, allant jusqu'à l'oubli de soi-même, des sultans asiatiques,
tout cela vit en même temps dans sa personne, et l'on ne sait ce qu'on doit
le plus admirer en lui, de son énergie, de son génie ou de sa légèreté. Il
aime en toutes choses l'extraordinaire, que ce soit la folle témérité,
l'esprit d'aventures, la débauche, les plans gigantesques ou les-coups
d'audace : traverser le monde comme un météore lumineux dont l'éclat éblouit
tous les yeux, ou voler sur l'aile de la tempête à travers la mer, le regard
fixé sur l'immensité, voilà son plaisir : le repos seul lui est insupportable
; la jouissance ne fait que raviver en lui l'aiguillon du désir, et la force
exubérante de son corps et de son esprit réclame sans cesse un labeur
nouveau, une témérité nouvelle, un nouveau danger, où il risque le tout pour
le tout. Il vénère son père avec une admiration filiale ; c'est le seul
sentiment durable qu'il ait au cœur : tout le reste n'est pour lui qu'une
attache d'un moment et, en somme, chose parfaitement indifférente. Aimer,
pour lui, c'est jouir il ne connaît pas, comme Alexandre, le beau et profond
sentiment de l'amitié : ses goûts, ses espérances et sa destinée changent du
jour au lendemain comme des caprices. Ce n'est pas une grande et unique
pensée qui dirige et remplit sa vie et son activité ; il n'a pas, comme
Alexandre, la pleine conscience de sa vocation, de l'énergie qu'il puise en
elle et pour elle, et qui le rend capable de vaincre le monde : il hasarde,
il lutte, il domine pour jouir, plongé en plein dans les joies de l'orgie,
d'une force qu'il tourne vers n'importe quel objet. Ce qu'il conquiert, ce
qu'il fonde, ce qu'il appelle à la vie, est pour ainsi dire l'œuvre du hasard
; son centre, son but à lui, c'est sa propre personnalité : c'est un
caractère fait pour la biographie, non pour l'histoire[16].
Une seule idée favorite surnage et repasse sans cesse dans
son esprit : ce peuple athénien, dont le glorieux passé l'a émerveillé dans
son enfance, dont il admire l'esprit et la finesse, les artistes et les
philosophes ; ce peuple que les hommes cultivés du monde entier s'accordent à
célébrer ; ce peuple esclave et dégénéré aujourd'hui, il voudrait lui rendre
la liberté ; il voudrait mériter la gloire, la plus grande qui soit au monde,
de délivrer Athènes, d'être célébré par les Athéniens comme leur sauveur.
Constamment cette image plane devant ses yeux ; il ne pense qu'à Athènes ; il
désire ardemment voir Athènes ; tout dans !cette ville lui est cher,
admirable, rayonnant de la splendeur suprême ! Quelle gloire pour lui quand
il ira chez les Athéniens et qu'il proclamera devant eux la liberté ! S'il
apparaît alors sur la place publique de la splendide cité, dans ses temples,
dans ses portiques, comme le peuple louera sa beauté comme il applaudira au
charme de ses discours, comme il joindra son nom à ceux d'Alcibiade et
d'Aristogiton, comme il le couronnera et l'entourera de ses acclamations ! Et
lui-même, comme il échangera de bon cœur les lauriers de ses victoires en
Orient contre les couronnes que la libre Athènes lui consacrera !
Et voilà que l'ordre de son père l'appelle à Athènes, avec
mission de lui apporter la délivrance ! Que lui importe ce que la politique
ordonne, ce qu'elle permet et ce qu'elle défend ? c'est avec enthousiasme
qu'il reçoit l'ordre de son père, l'ordre qui lui fournit l'occasion
d'accomplir le vœu suprême de sa vie. Il Veut apparaître digne et puissant
aux yeux des Athéniens : une flotte de 250 voiles l'accompagne ; il a à sa
disposition 500 talents d'argent, de nombreux soldats, des machines de
guerre, des armes, des ressources abondantes et de toute nature. C'est ainsi
qu'il s'embarque à Éphèse[17].
Il arrive à Sounion sans avoir rencontré d'obstacles ; là,
il laisse la plus grande partie de sa flotte jeter l'ancre à l'abri du
promontoire, puis, avec vingt navires choisis, il gouverne le long de la côte,
comme s'il allait à Salamine[18]. Du haut de
l'acropole d'Athènes, on voit cette brillante escadre ; on croit que ce sont
des vaisseaux de Ptolémée qui se rendent à Corinthe, puis on les voit virer
de bord et gouverner vers le Pirée ; on prend des dispositions pour les
laisser entrer dans le port intérieur. Ce n'est qu'alors qu'on s'aperçoit de
l'erreur : on court aux armes pour se défendre, mais déjà Démétrios a pénétré
par l'entrée non barrée du port ; il se montre à la multitude armée, sur le
pont du vaisseau amiral, dans tout l'éclat de ses armes ; il fait signe aux
Athéniens de se taire et d'écouter, et fait proclamer par un héraut qu'il a
le bonheur d'être envoyé par son père Antigone pour délivrer Athènes, chasser
la garnison macédonienne et rendre aux Athéniens la constitution et les lois
de leurs pères[19].
Là-dessus, les Athéniens déposent leurs boucliers et applaudissent ; ils
poussent de grands cris de joie, l'appellent leur sauveur, leur bienfaiteur ;
ils l'invitent à débarquer et à accomplir ses promesses.
Cependant Démétrios de Phalère et Dionysios, le
phrourarque de Munychie, ont garni de troupes les murailles et.les tours du
Pirée ; ils réussissent à repousser les premières attaques, mais ensuite les
troupes débarquées gagnent du terrain ; à chaque pas qu'elles font en avant
grandit le nombre de ceux qui passent de leur côté : le Pirée est au pouvoir
de Démétrios. Dionysios s'enfuit à Munychie ; et Démétrios de Phalère rentre
précipitamment dans la ville. L'agitation la plus fiévreuse y règne ; il est
évident que tout va s'écrouler ; le maitre de la ville commence à être
inquiet pour sa sûreté personnelle et croit avoir à craindre les citoyens
plus encore que le vainqueur. Il envoie dire au stratège Démétrios qu'il est
prêt à rendre la ville, et qu'il implore sa protection. Son ambassade est
accueillie avec la plus grande bienveillance : le stratège fait répondre que
son estime pour le caractère personnel et les brillantes qualités de
l'administrateur d'Athènes est trop grande pour qu'il ait la moindre envie de
le mettre en danger. C'est avec ce message qu'il envoie dans la ville le
Milésien Aristodémos, un des amis, qui est chargé en plus de veiller à la
sûreté de l'homme si cruellement éprouvé et de l'inviter, lui et quelques
autres citoyens, à venir trouver le
vainqueur, pour régler avec lui ce qu'on allait faire. Le lendemain,
Démétrios de Phalère et quelques autres, que le peuple avait désignés,
arrivèrent au Pirée pour signer l'acte qui restaurait la liberté d'Athènes ;
lui-même demanda au stratège la permission de quitter, sous escorte sûre, le
territoire de l'Attique et de se retirer à Thèbes. Cette permission lui fut
accordée sans difficulté, et il quitta cette ville dont il avait été le maitre
pendant plus de dix ans[20].
Le stratège Démétrios fit dire au peuple d'Athènes que,
malgré son désir le plus vif, il n'entrerait pas à Athènes avant d'avoir
accompli l'œuvre d'affranchissement par la prise de Munychie et la soumission
de sa garnison. Il fit venir l'escadre de Sounion, entourer de retranchements
la forteresse du port de Munychie, dresser ses machines et prendre toutes les
dispositions pour s'emparer de cette solide position. Dans l'intervalle, il
résolut d'aller à Mégare, où se trouvait également une garnison de troupes de
Cassandre[21].
Pendant les travaux du siège de cette ville, Démétrios courut lui-même en
Achaïe, où l'attendait une aventure ; à Patræ vivait Cratésipolis, la belle
et courageuse veuve d'Alexandre de Tymphæa ; elle lui avait fait savoir
qu'elle était prête à le recevoir. Il était accompagné d'un petit nombre de
troupes légères ; arrivé dans le voisinage de la ville, il leur fit faire
halte et dressa sa tente à une grande distance de ses soldats, afin de
pouvoir jouir sans être dérangé de l'heure du berger avec la belle veuve.
Mais les ennemis accoururent, fondirent à l'improviste sur la tente, et
Démétrios eut à peine le temps de prendre un vêtement ; il échappa à
grand'peine, et sa tente, avec toutes les magnificences qu'il avait sans
doute préparées pour sa galante visite, tomba aux mains des ennemis[22]. Revenu à Mégare,
il pressa le siège ; la ville ne tarda pas à être prise, et déjà les soldats
se mettaient en devoir de la piller[23] lorsque, sur
l'intercession des Athéniens, les citoyens furent épargnés et la liberté des
Mégariens proclamée[24].
Là-dessus Démétrios revint à Munychie, où la lutte fut
continuée avec la plus grande ardeur. Les troupes de Dionysios combattaient
vaillamment, favorisées par le terrain et les solides ouvrages de la
forteresse. Enfin Démétrios, qui avait la supériorité du nombre et possédait
de nombreuses machines de siège, réussit à prendre Munychie d'assaut, après
avoir deux jours de suite renouvelé l'attaque avec des troupes fraîches :
l'action meurtrière de l'artillerie avait décimé les défenseurs des remparts
; les troupes macédoniennes jetèrent leurs armes et se rendirent ; Dionysios
fut fait prisonnier. Démétrios fit ensuite raser les fortifications du port
et proclamer la complète délivrance d'Athènes, alliance et amitié de sa part
avec le démos d'Athènes. Ces
événements ont dû se passer en août ou septembre 307[25].
Enfin Démétrios, à la prière répétée des citoyens, fit son
entrée à Athènes au milieu des acclamations sans fin du peuple ; il convoqua
l'assemblée du peuple dans l'Ecclésia
et monta à la tribune. La ville est délivrée, dit-il en substance ; il
s'efforcera aussi de rétablir sa puissance d'autrefois ; avant tout, il faut
qu'Athènes redevienne une puissance maritime ; il obtiendra de son père qu'il
fournisse aux Athéniens du bois pour la construction de cent trirèmes, et
qu'il leur restitue l'île d'Imbros ; ils n'ont pour cela qu'à envoyer des
ambassadeurs à Antigone ; ils recevront aussi en don 150.000 boisseaux de blé
; quant aux poursuites judiciaires à exercer contre ceux qui ont prêté les
mains à l'abolition de la démocratie, elles sont laissées à leur bon plaisir[26].
Toute l'activité de la démocratie nouvelle se tourna alors
en procès aux partisans de l'oligarchie et en décrets à l'honneur de
Démétrios et de son père Antigone. Des actions judiciaires furent introduites
contre Démétrios de Phalère, contre ses amis Dinarque l'orateur et Ménandre
le poète comique, et contre beaucoup d'autres qui étaient attachés à la
précédente constitution. La plupart d'entre eux étaient en fuite ; ils furent
condamnés à mort ; les statues du Phalérien furent renversées et fondues ;
Ménandre et les autres qui étaient restés à Athènes furent acquittés[27]. Puis on songea
à témoigner de la reconnaissance pour les bienfaits du libérateur de la ville
; les marques d'honneur décrétées par le libre démos
d'Athènes furent poussées jusqu'à l'absurdité, jusqu'au dégoût ; les
démagogues se disputaient l'honneur de trouver du nouveau et encore du
nouveau, dans l'espérance d'attirer sur eux l'attention du jeune prince et de
gagner sa faveur. Celui qui se signala entre tous fut le vieux Stratoclès,
dont l'influence, à partir de ce moment, devint prédominante. Sur sa
proposition, le peuple décréta l'érection de quadriges d'or, avec les statues
des sauveurs Démétrios et Antigone, à côté
des statues d'Harmodios et Aristogiton ; le même décret faisait hommage aux
deux princes de couronnes d'or d'une valeur de 200 talents, leur consacrait
un autel sous le nom de Sauveurs, ordonnait
la nomination annuelle d'un prêtre pour leur culte[28], la création de
deux nouvelles tribus portant les noms d'Antigonide et de Démétriade[29], l'établissement
de concours annuels et de processions avec sacrifices en leur honneur,
l'introduction de leurs images dans le tissu du pépies, le vêtement consacré
à Athéna ; des ambassades devaient se rendre auprès d'Antigone et de
Démétrios, sous le nom et avec tout l'appareil des théories
sacrées. D'autres proposèrent de consacrer à Démétrios, à l'endroit où,
descendant de son char, il avait mis pour la première fois le pied sur le sol
d'Athènes, un autel sous le nom du Descendant,
qui était d'habitude réservé à Zeus ; de recevoir Démétrios, quand il
viendrait à Athènes, avec la même solennité que Dionysos et Déméter ;
d'allouer des sommes d'argent prises dans le Trésor public à quiconque se distinguerait
dans cette réception par sa magnificence ou d'ingénieuses inventions, afin
qu'il pût consacrer un ex-voto avec ces fonds ; le mois de Munychion prit
désormais le nom de Démétrion, le dernier jour de chaque mois celui de
Démétrios, la fête des Dionysies celui de Démétries[30]. Puis, comme on
allait consacrer des boucliers dans le temple de Delphes, Dromoclide de
Sphettos proposa à l'assemblée du peuple le décret suivant : A la bonne Fortune : le peuple décrète qu'un homme sera
choisi par le peuple parmi les Athéniens, pour aller chez le Sauveur, et,
après avoir obtenu des entrailles favorables des victimes, pour demander au
Sauveur quelle est la manière la plus sainte, la plus belle et la plus rapide
d'envoyer les ex-votos ; le peuple agira ensuite comme il lui aura été
prescrite[31]. Enfin le peuple
ne salua pas seulement Démétrios comme un dieu, mais il l'appela, lui et son
père, du nom le plus auguste qu'on pût trouver, celui de roi[32]. C'est dans ce
mot que se résumaient les grands résultats politiques du temps, un mot que ni
Antigone, ni ses adversaires, malgré leur désir le plus vif, n'avaient jamais
osé prononcer. Si le peuple athénien se permettait de traduire ainsi sa
reconnaissance, cela avait une importance grande ou minime, selon qu'on
voudra y voir un acte de servilisme libéral ou une déclaration émanant du
centre de la civilisation hellénique et l'expression de l'opinion publique.
Il parait que Démétrios, à Athènes, entouré de ce peuple
si spirituel et si inventif dans l'art de la flatterie, au milieu des
festins, des hommes d'esprit et des courtisanes, oubliait la délivrance des
autres villes grecques ; il semble être resté, des mois durant, inactif à
Athènes ; sa figure, ses discours et ses actes d'homme aimable et à la mode
durent enchanter de plus en plus les Athéniens. Lorsqu'enfin il épousa la
belle Eurydice, la veuve d'Ophélas de Cyrène, qui s'était retirée à Athènes,
les témoignages d'une joie enthousiaste ne connurent plus de bornes : on vit
le comble de la gracieuseté, de l'honneur et de la félicité, dans ce fait que
le héros avait uni ses destinées à celles d'une fille de la race héroïque de
Miltiade, confondant ainsi le glorieux passé d'Athènes avec la puissance
terrestre la plus auguste du présent[33].
Peut-être comptait-il poursuivre au printemps la
délivrance de la Grèce
; peut-être son apparente inactivité à Athènes était-elle occupée à la
préparer, à nouer des relations au dehors, et à ouvrir çà et lit des
négociations. Sur un point tout au moins, et un point des plus importants,
nous voyons des traces manifestes de son action. Il importait beaucoup à
Cassandre de s'assurer de l'Épire, sur laquelle sa lourde main pesait depuis
317. Le mouvement qui éclata dans ce pays en 313, au moment où la puissance
d'Antigone semblait s'affirmer avec succès dans l'Hellade et où le roi Æacide
revint dans le pays, montrait assez quel danger menaçait la Macédoine de ce côté ;
si Cassandre laissait pour roi aux Épirotes le dur et despotique Alcétas,
frère aîné d'1Eacide, il ne le faisait que pour rester d'autant plus sûr de
ce pays. Les Épirotes ne sentirent que trop tôt le poids de ce régime
oppresseur soumis à l'influence macédonienne, poids d'autant plus écrasant que
les succès de Cassandre en Grèce et ses traités avec l'Égypte semblaient
faire évanouir toute espérance d'un changement dans l'ordre actuel des
choses. Ce changement arriva pourtant, et plus vite qu'on n'eût pu s'y
attendre, par l'expédition de Démétrios dans l'Hellade et la délivrance
d'Athènes qui en fut le résultat ; l'irritation générale dans l'Épire trouva
certainement assez vite les voies et moyens d'opérer la révolution désirée ;
en une seule nuit, le roi Alcétas fut assassiné avec ses enfants[34], et le prince
Illyrien Glaucias s'empressa de ramener dans son héritage le fils d'Æacide, le
jeune Pyrrhos, alors âgé de douze ans[35]. Cette
révolution faisait des Épirotes et des Illyriens de Glaucias les alliés
naturels de Démétrios, et le danger dont Démétrios menaçait la puissance
macédonienne, aussi bien du côté de la Grèce que du côté de la mer, empêcha Cassandre
de s'opposer par la force à ce qui venait de se passer sur sa frontière
occidentale.
Certainement, ces succès des Épirotes avaient réconforté
tous ceux qui en 312 avaient dû courber la tête avec l'Épire, comme
Apollonie, ou.qui s'étaient maintenus avec peine, comme Leucade et Corcyre.
Pour sa campagne prochaine contre Cassandre, Démétrios pouvait compter sur
eux, mais avant tout sur la vieille haine des Étoliens contre la Macédoine ; avec son
armée de terre ainsi augmentée et la supériorité de ses forces maritimes, il
pouvait se regarder comme certain du succès.
Mais voilà que l'ambassade envoyée à Antigone revint avec
un ordre de ce dernier pour Démétrios ; il devait quitter sur-le-champ la Grèce pour prendre la
direction de la guerre contre Ptolémée, qui venait d'éclater dans les eaux
orientales ; il lui était recommandé d'assembler un synédrion des États grecs
alliés, de lui confier le soin de délibérer sur les affaires générales, et de
se montrer aussitôt que possible dans les eaux de Cypre. Habitué à obéir sans
hésitation aux ordres de son père, Démétrios se vit forcé de quitter
subitement cette existence si douce et si vertigineuse qu'il menait à
Athènes, et cela, sans avoir rien fait qui répondit à la force de son armée ;
le cœur rempli de nouvelles et héroïques pensées, il courut vers cet Orient
où de nouveaux combats et de nouveaux dangers devaient occuper plus dignement
son esprit inquiet et passionné. Seules Athènes et Mégare étaient délivrées :
Démétrios aurait volontiers exécuté à la hâte telle ou telle entreprise qui
lui était chère, mais le temps pressait ; il députa vers Cléonidas, le
stratège égyptien qui commandait à Corinthe et à Sicyone, lui promettant des
sommes considérables s'il voulait renoncer à ces villes et leur accorder la
liberté. Ses offres furent repoussées, et Démétrios s'empressa, sans doute au
commencement de l'année 306[36], de quitter
Athènes et la Grèce
et de faire voile vers l'Orient, accompagné par trente trirèmes attiques sous
le commandement de Médios[37].
D'après nos sources, nous ne pouvons nous faire une idée
claire de cette évolution soudaine, qui non seulement interrompait l'œuvre de
la libération de la Grèce,
mais mettait fin à une fiction sauvegardée jusque-là, à l'état de paix
subsistant encore en vertu des traités de 311. Nous allons voir que c'est
vers ce temps que Séleucos entreprit sa grande expédition dans l'Inde ; par
conséquent, le plus fort des alliés de l'Égypte ne pouvait en ce moment
s'opposer à un coup rapide et hardi. Antigone ne vit-il pas peut-être une
menace de guerre dans le fait que le Lagide rassemblait à Cypre de grandes
forces de terre et de mer, et que, comme on le disait, toute la flotte
égyptienne y serait réunie au printemps ? ou bien le sort qui venait de
frapper le roi de Paphos fut-il l'occasion de réclamations qui pouvaient
facilement devenir un casus belli ? Il est hors de doute qu'Antigone avait
toutes sortes de raisons de chercher maintenant une solution rapide ; ce
n'était pas une faute, mais une évolution hardie et énergique, que
d'interrompre pour le moment l'œuvre de la délivrance de la Grèce pour prévenir une
attaque du Lagide contre l'Asie-Mineure ; si l'on réussissait à le frapper
d'un coup semblable à celui qui avait réussi contre Cassandre à Athènes, la
coalition avait perdu la partie.
Conformément aux ordres de son père, Démétrios commença
par gagner avec sa flotte la
Carie : il invita les Rhodiens à s'unir à lui pour la lutte
contre l'Égypte, mais ils s'y refit-aèrent ; ils demandaient qu'on leur
permit de vivre en paix avec tout le monde ; ils préféraient rester neutres
et s'occuper paisiblement de leurs propres affaires. Démétrios n'avait pas en
ce moment le loisir d'entreprendre quelque chose contre eux, mais il espérait
trouver bientôt :une occasion de demander compte de ce refus au superbe État
marchand. Il longea avec sa flotte la côte dans la direction de la Cilicie ; là il attira à
lui de nouveaux navires et de nouveaux soldats. A la tête d'une escadre
considérablement renforcée[38], ayant à bord
environ 15.000 hommes d'infanterie et 400 cavaliers, muni des navires de
transport et des provisions nécessaires pour une longue campagne, Démétrios
prit de nouveau la mer pour se rendre à Cypre, peut-être en février. Il ne
trouva nulle part de flotte égyptienne qui pût lui faire obstacle, et aborda
à la côte nord-est de sur la plage de Carpasia ; les vaisseaux furent tirés
sur le rivage ; on éleva des retranchements défendus par de profonds fossés,
et, de ce camp retranché, on entreprit des incursions dans les territoires
voisins : Carpasia et Ourania[39], les villes les
plus proches, furent prises et occupées. Ensuite Démétrios commença l'attaque
de Salamine, la ville la plus rapprochée sur le rivage méridional de l'île et
en même temps la plus importante de toutes. On laissa une partie des navires à la mer pour protéger les côtes ; Démétrios
en personne, avec toute l'armée de terre, franchit les montagnes et marcha
sur Salamine. Là se trouvait, comme stratège de l'île, Ménélaos, le frère de
Ptolémée ; il avait déjà concentré auprès de lui toutes les garnisons des
villes cypriotes et tout ce qu'il avait pu recruter de troupes ; il laissa
l'ennemi s'approcher jusqu'à la distance d'un mille et l'attendit avec 12.000
hommes d'infanterie et 800 cavaliers. Le combat s'engagea ; les troupes
égyptiennes furent repoussées et s'enfuirent vers la ville ; l'ennemi les
poursuivit ; près de trois mille hommes furent faits prisonniers, mille
étaient tombés sur le champ de bataille ; c'est à peine si la ville elle-même
put tenir : Démétrios avait remporté la victoire la plus décisive. Il voulut
employer les prisonniers à renforcer son armée ; mais les pauvres gens
avaient laissé en Égypte tout ce qu'ils possédaient, et ils désertèrent en
grand nombre, de sorte que Démétrios se vit forcé d'embarquer les autres et
de les envoyer à Antigone en Syrie.
Cependant Ménélaos, à Salamine, e préparait du mieux qu'il
pouvait à repousser l'attaque à laquelle il devait s'attendre ; les créneaux
et les tours des murailles furent munis de machines et de traits ; on y plaça
des postes nombreux et le service de garde fut réglé avec soin, comme
l'exigeait la proximité de l'ennemi ; des courriers furent envoyés à
Alexandrie pour demander un prompt secours ; 60 vaisseaux étaient dans le
port, de sorte qu'il était impossible à l'ennemi d'entrer et d'attaquer par
mer. De son côté, Démétrios s'était convaincu qu'il fallait que la ville fût
prise avant l'arrivée des secours d'Égypte ; il voyait qu'elle était
difficile à prendre, car elle possédait un nombre tout à fait suffisant de
défenseurs, des ouvrages excellents et de bonnes machines ; il ne pouvait ni
s'attarder à un long blocus ni espérer prendre la ville par la force des
armes, à moins qu'il ne fit appel à des moyens nouveaux et extraordinaires.
Pour la première fois, le jeune général eut l'occasion de montrer son talent
merveilleux dans l'invention et la construction de machines de siège, et
cette habileté dans la guerre de sièges qui devait lui mériter le surnom de conquérant des villes, de Poliorcète, nom que l'histoire
lui donne à partir de ce jour ; le nouveau, le surprenant, le grandiose,
caractérise sa manière de faire, dans ce genre de création comme ailleurs. Il
se hâta de faire venir d'Asie des ouvriers, du métal, des bois de
construction, tort ce qui est nécessaire pour ce genre de travaux ; on
construisit des machines de toute nature et d'une grandeur extraordinaire,
des tortues, des béliers, des catapultes et des balistes à grande portée.
Mais ce qui surpassait tout, c'était une machine appelée Hélépole (preneuse
de villes), une construction gigantesque, qui réunissait en un espace
relativement petit la force de nombreuses batteries et dont l'efficacité
était d'autant plus redoutable ; large de 75 pieds de chaque côté, haute de
450 pieds, cette machine, en forme de tour, était portée par quatre roues
massives ou rouleaux de près de 14 pieds de diamètre : le tout était partagé
en neuf étages ; dans l'étage inférieur étaient dressées toutes sortes de
machines de trait, dont les plus grandes lançaient des pierres d'un quintal
et demi ; dans les étages moyens étaient les plus grandes catapultes, qui
lançaient leurs projectiles horizontalement ; dans les étages supérieurs
fonctionnaient de petites machines et catapultes en grand nombre ; plus de
200 hommes étaient chargés de les servir : enfin, à cette tour de batteries
étaient associés pour une action commune deux énormes béliers, qui étaient
montés des deux côtés de la tour et abrités par des tortues de dimensions
conformes. On avança ces machines vers le rempart et on les mit en action ;
bientôt les créneaux furent nettoyés de leurs défenseurs par une grêle de
projectiles, et les béliers ébranlèrent les épaisses murailles. Les assiégés
firent travailler de leur côté des machines de toute espèce, dont le jeu ne
fut ni moins actif ni moins heureux. Cette lutte dura plusieurs jours ; des
deux côtés, pendant ce rude travail, un grand nombre d'hommes furent blessés
et tués. Enfin, les assiégeants réussirent à ouvrir une brèche avec leurs
béliers ; ils essayèrent d'y pénétrer en donnant l'assaut : une terrible
lutte s'engagea sur les ruines des murailles, et les assiégés combattirent
avec le plus grand courage : la nuit força Démétrios à donner le signal de la
retraite. Ménélaos comprenait bien que le retour du jour ramènerait le combat
et qu'il était en grand danger de ne pouvoir se maintenir dans la ville ; le
temps était d'ailleurs trop court pour combler la brèche ou élever par
derrière des ouvrages nouveaux ; il espéra qu'un coup d'audace pourrait
sauver la ville. Il fit donc réunir, sous le couvert de la nuit, le plus
possible de bois sec ; on le jeta à minuit contre les machines ennemies, en
même temps qu'on y lançait du haut des murailles d'innombrables flèches
enflammées et des torches allumées ; le feu prit aussitôt et commença à
atteindre les grandes machines ; les assiégeants accoururent en vain pour les
éteindre ; déjà les flammes montaient le long de la tour : tout secours fut
impossible et tout fut réduit en cendres ; beaucoup de ceux qui étaient dans
la tour et dans les autres machines périrent ; l'immense travail qu'avait
coûté la construction de ces machines avait donc été fait en vain[40].
Démétrios n'en poursuivit qu'avec plus d'ardeur le siège
de la ville et l'investit étroitement par terre et par mer ; il croyait avoir
assez de soldats, même si Ptolémée arrivait dans le dessein de la délivrer,
pour le recevoir et le repousser. En effet, à la nouvelle de la bataille de
Salamine, Ptolémée s'était mis en route aussitôt avec de grandes forces de
terre et de mer ; il avait abordé près de Paphos, sur le côté sud-ouest de
l'île, et il y avait réuni tous les vaisseaux des villes qui étaient encore
libres puis il mit à la voile pour Cition, à cinq milles au sud-ouest de
Salamine. Sa flotte se composait de 140 navires, les uns à quatre rangs, les
autres à cinq rangs de rames[41] ; ils étaient
suivis de plus de 200 bateaux de transport avec 10.000 hommes d'infanterie.
Avec de si grandes forces dans le voisinage de l'ennemi, qui était menacé en
même temps sur ses derrières par la garnison de Salamine, il croyait être
certain du succès ; il envoya dire à Démétrios qu'il eût à s'éloigner
rapidement, avant qu'il ne l'attaquât avec toutes ses forces et ne l'anéantit
infailliblement. Démétrios répondit qu'il voulait bien, cette fois encore,
lui permettre de battre librement en retraite, à condition qu'il s'engagerait
sur l'heure à retirer ses garnisons de Corinthe et de Sicyone ; ces
déclarations caractérisent parfaitement le ton des belligérants de ce
temps-là Ptolémée envoya alors des messages secrets à son frère Ménélaos dans
Salamine, pour le prier de lui envoyer au plus tôt, si faire se pouvait, les
60 navires qui étaient dans le port de la ville ; avec ce renfort, qui le
rendrait bien supérieur à son adversaire pour le nombre des navires, il
regardait sa victoire comme certaine ; il pensait ainsi délivrer Salamine,
reprendre Cypre et terminer la guerre d'un seul coup.
Démétrios se hâta d'empêcher d'abord la réunion des
flottes ennemies. Laissant une partie de son armée de terre pour continuer le
siège de Salamine, il embarqua ses autres soldats, les plus vigoureux et les
plus capables de son armée, afin de renforcer autant que possible les
équipages de ses vaisseaux ; il plaça sur le pont de chaque navire un nombre
suffisant de projectiles, de traits, de petites catapultes, et prépara tout
ce qui était nécessaire pour une bataille navale. Sa flotte se composait de
118 vaisseaux, en comptant ceux qu'il avait équipés dans les villes déjà
conquises de Cypre[42] ; les plus grands
avaient sept rangs, la plupart cinq rangs de rames. Il passa devant la ville
avec cette escadre, jeta l'ancre devant l'entrée du port, à un peu plus d'une
portée de trait, et y passa la nuit, en partie pour empêcher la sortie des 60
navires de Salamine, en partie pour attendre l'arrivée de Ptolémée et pour
être prêt à lui livrer bataille.
Le lendemain matin, on vit toute la flotte de Ptolémée
arriver du sud-ouest ; elle paraissait d'autant plus puissante qu'elle était
suivie des bâtiments de transport ; d'ailleurs, la flotte de Ptolémée passait
toujours pour la mieux exercée et la meilleure qui fût au monde ; jamais
encore personne n'avait osé l'affronter en bataille rangée, et ce n'est pas
précisément avec confiance que la flotte de Démétrios s'engageait dans cette
aventure. Mais Démétrios n'en montrait' que plus de joyeuse impatience. Avant
tout, il s'agissait d'empêcher qu'on ne fût menacé pendant le combat par les
60 navires du port ; pour ne pas affaiblir plus que de raison ses forces, il
ordonna à son navarque Antisthène d'occuper avec dix vaisseaux à cinq rangs
l'ouverture du port, et de conserver à tout prix cette position afin
d'empêcher toute sortie. Il rangea en même temps toute sa cavalerie sur le
rivage, dans la direction du sud-ouest, afin qu'elle pût sauver les navires
qui, dans le cours de la bataille, seraient poussés vers la plage ou les
hommes qui seraient forcés de se sauver à la nage, et détruire les ennemis
s'ils tentaient d'en faire autant. Ensuite il s'avança en ligne de bataille
au-devant de l'ennemi : à l'aile gauche, sept vaisseaux phéniciens à sept
rangs et les trente vaisseaux à quatre rangs venus d'Athènes sous le
commandement de Médios ; à côté d'eux, dix navires à six rangs et dix à cinq
rangs, de sorte que cette aile, dans laquelle il se trouvait lui-même, était
particulièrement forte ; le centre de la ligne était formé des vaisseaux de
moindre bord, commandés par Thémison de Samos et Marsyas de Pella[43] ; à l'aile
droite, vers la côte, se tenaient les autres vaisseaux, commandés par
Hégésippos d'Halicarnasse et Plistias de Cos, le pilote en chef de la flotte.
C'est dans cet ordre que la flotte de Démétrios, forte de 108 voiles,
s'avança au-devant de l'ennemi.
Ptolémée, de son côté, était parti avec ses vaisseaux dans
l'obscurité de la nuit, pour gagner l'entrée du port avant que l'ennemi ne
fût en position de l'empêcher ; mais, voyant au lever du soleil la flotte
ennemie rangée en bataille et prête à combattre, il se hâta de ranger son
escadre en ordre de combat : les bâtiments de transport furent laissés
derrière la ligne, à une distance considérable ; les vaisseaux de combat — il
en avait 140 à opposer aux 108 de l'ennemi, mais point de navires à six et
sept rangs comme Démétrios en avait — furent disposés de manière que les plus
grosses embarcations fussent réunies sur l'aile gauche, vers le rivage, où
Ptolémée commandait lui-même ; c'est sur ce point qu'il fallait que la ligne
ennemie fût rompue, d'abord afin de la couper de la terre, ensuite afin de
gagner plus facilement le port de Salamine, tandis que Démétrios avait le
dessein d'attaquer la ligne ennemie à l'aile droite, sa partie la plus
faible, et de la jeter tout entière à la côte, afin que, une fois la victoire
décidée sur mer, les ennemis acculés au rivage tombassent entre les mains de
ses cavaliers.
Lorsque les deux escadres eurent été ainsi disposées, la
prière fut dite, selon l'usage, par le bosseman de chaque vaisseau et répétée
à haute voix par l'équipage ; ensuite les rames se mirent en mouvement des
deux côtés : les deux généraux, debout sur le tillac, regardaient avec une
inquiétude sécrète s'engager ce combat, l'un, soucieux à cause de l'énorme
effectif de l'Armada de son adversaire, l'autre, à cause des bâtiments
gigantesques de son rival ; ce qui était en jeu, c'était non seulement
l'honneur de la journée, mais encore la possession de Cypre, de la Syrie, et les destinées
ultérieures de l'empire d'Alexandre. Démétrios, arrivé à mille pas de l'aile
droite des ennemis, arbore le bouclier d'or, signal de la bataille ; la
flotte égyptienne, en face, en fait autant ; bientôt la courte distance qui
sépare les deux lignes n'existe plus. Les trompettes sonnent sur tous les
ponts ; les troupes poussent le cri de combat ; les flots se soulèvent en
écumant autour des vaisseaux les plus vigoureusement lancés, dont les éperons
de fer doivent percer tout à l'heure les coques ennemies ; déjà une pluie de
flèches et de pierres s'abat ; déjà les javelots, bien dirigés, sifflent
innombrables à travers les airs et blessent des deux côtés les combattants.
Alors les navires se ruent l'un contre l'autre pour l'abordage ; les soldats,
à genoux le long du bord, tiennent leurs lances en arrêt ; les bossemans
marquent à grands coups de sifflet la mesure des rames, et les rameurs
travaillent avec des efforts surhumains. Puis se produit de navire à navire
un choc effroyable ; les bancs des rameurs volent en éclats ; la coque ne
peut plus servir ni à la fuite ni à l'attaque, et les soldats se défendent,
comme ils peuvent, sur les planches immobiles. Là des navires conduits avec
une adresse égale se rencontrent par la proue et s'immobilisent
réciproquement en s'enferrant avec leurs éperons ; les rameurs travaillent à
rebours pour se dégager et essayer un nouveau choc, tandis que les
combattants, ayant l'ennemi tout près, lancent sûrement leurs javelots à
coups répétés. D'autres, prenant l'ennemi de flanc, enfoncent leur éperon
avec d'horribles craquements dans le ventre de l'adversaire, qui s'efforce en
vain de se dégager : on cherche à gagner le bord de l'ennemi ; des petits
navires on grimpe le long des navires plus élevés ; les lances des épibates
rejettent dans la mer les assaillants blessés ; là où le bord est de hauteur
égale, on saute sur le pont de l'ennemi ; ceux qui ont fait un bond trop hardi
sont jetés à la mer ; on combat sur d'étroits espaces : à la mer ceux qui se
battent sans vaincre ! Le fracas de cette lutte sauvage domine le bruit des
vagues ; ce n'est pas la bravoure, c'est la témérité et le hasard qui donnent
le succès ; la mort, qu'on voit en face, redouble la fureur ; il faut vaincre
ou périr ; la mer agitée engloutit d'innombrables victimes. En tête de tous
les autres combat glorieusement le jeune héros Démétrios ; debout sur
l'arrière de son heptère, qui est toujours la première au combat, il se
précipite sans cesse sur de nouveaux adversaires ; il est infatigable à
lancer le javelot, à repousser ceux qui grimpent à son bord ; d'innombrables
traits sont dirigés sur lui, il les reçoit sur son bouclier ou les évite par
d'adroits mouvements du corps ; déjà les trois écuyers qui combattent auprès
de lui sont tombés ; avec une audace triomphante et suivi des autres navires,
il met en déroute les rangs de l'aile droite ennemie. Celle-ci est enfin
détruite, et il s'élance sur le centre : bientôt tout est en désordre, tout
fuit avec une rapidité vertigineuse.
Pendant cc temps, Ptolémée n'a pas combattu avec moins de
succès contre l'aile droite de Démétrios ; avec les plus gros et les mieux
montés de ses vaisseaux, il a repoussé l'ennemi, pris et coulé plusieurs
navires ; il s'apprête à anéantir les escadres qui restent à Démétrios :
c'est alors qu'il voit son aile droite et son centre complètement battus,
dispersés, fuyant, tout perdu. Il court alors sauver ce qui peut encore être
sauvé ; il parvient à grand'peine à s'ouvrir un passage, et c'est avec huit
vaisseaux seulement qu'il parvient à gagner Cition. Démétrios donne à Néon et
à Bourichos l'ordre de poursuivre l'ennemi et de sauver ceux qui nagent
encore çà et là sur la mer ; lui-même, avec ses escadres parées des ornements
des vaisseaux ennemis et traînant après elles les navires pris, rentre en
triomphe à sa station près du camp.
Pendant la bataille, Ménélaos, à Salamine, avait fait
sortir sous le navarque Ménœtios ses 60 vaisseaux bien équipés ; ils avaient
engagé la lutte avec les 10 vaisseaux qui gardaient l'entrée, les avaient
battus après une vigoureuse résistance et forcés à se retirer vers le camp,
puis s'étaient dirigés en toute hâte au sud-ouest pour décider la victoire
par leur arrivée. Ils arrivaient trop tard ; tout était perdu déjà : ils se
hâtèrent donc de regagner le port[44].
Démétrios avait remporté une grande et mémorable victoire
: elle lui coûtait environ 20 vaisseaux, mais la puissance maritime de
l'ennemi était anéantie : 40 vaisseaux de guerre avaient été pris avec leurs
équipages[45],
plus de 80 coulés ; ces derniers, remplis d'eau de mer, furent dans la suite
renfloués par les gens de Démétrios ; des bâtiments de transport, plus de 100
étaient pris ; près de 8.000 soldats qui les montaient étaient prisonniers ;
en outre, on fit un butin immense de femmes et d'esclaves, d'argent, d'armes,
d'équipements et de provisions de toute sorte, et surtout on prit la belle
Lamia, la joueuse.de flûte, qui captiva dès lors le cœur du jeune héros.
Immédiatement après cette victoire, Ménélaos se rendit
avec sa flotte et ses troupes de terre, dont l'effectif était considérable ;
les autres villes de l'île se soumirent aussi au vainqueur, attendu que
Ptolémée avait quitté Cition pour se sauver incontinent en Égypte. Démétrios
lui-même ne tarda pas à honorer sa bonne fortune par sa générosité et sa
magnanimité : il prit soin qu'on ensevelit honorablement les ennemis tombés ;
il renvoya à Ptolémée sans rançon et comblés de riches présents beaucoup et
des plus considérables d'entre les prisonniers, parmi eux Ménélaos et Léontiscos,
le fils de Ptolémée[46] ; la plupart des
prisonniers de guerre et notamment des garnisons mises précédemment dans les
villes de Cypre, 16.000 fantassins et près de 600 cavaliers, entrèrent à son
service ; il envoya en cadeau douze cents panoplies à ses chers Athéniens,
dont les vaisseaux lui avaient rendu de fidèles services dans cette bataille.
Il dépêcha la nouvelle de la victoire à son père par Aristodémos de Milet, un
des fidèles.
Aristodémos mit à la voile aussitôt pour l'embouchure ; de
l'Oronte, qui n'était pas éloignée, afin de porter la première nouvelle de la
grande victoire navale ; Antigone était campé à quelques milles du rivage et
s'occupait de la construction de sa nouvelle capitale Antigonia[47]. Aristodémos, à
ce que l'on raconte, ne fit pas aborder son vaisseau, mais jeta l'ancre
auprès du rivage, en ordonnant à son équipage de se tenir tranquille à bord
jusqu'à nouvel ordre ; il monta seul dans une barque et rama lui-même jusqu'à
terre. Antigone était déjà très soucieux en voyant qu'il ne venait pas de
message de son fils ; lorsqu'il apprit qu'il était venu un vaisseau de Cypre
qui restait à l'ancre, il envoya messagers sur messagers. Ils rencontrèrent Aristodémos,
l'interrogèrent, le conjurèrent de mettre fin aux inquiétudes du vieux père
et de ne rien cacher, fût-ce la nouvelle la plus désastreuse ; il continua
son chemin, le visage sérieux, plongé dans ses pensées. Citoyens et soldats,
Macédoniens, Grecs, Asiatiques, un peuple innombrable s'était amassé sur le
chemin du château, attendant avec une impatience inquiète le message, qu'ils
commençaient déjà à redouter. Antigone lui-même ne put se contenir plus
longtemps ; il sortit et se hâta d'aller au-devant du messager qui arrivait,
pour demander des nouvelles de son fils et de la flotte. Lorsqu'Aristodémos
vit le stratège près de lui, il éleva la main et cria à haute voix : Réjouis-toi, roi Antigone ! Ptolémée est vaincu ; Cypre
est à nous ; 16.800 hommes sont prisonniers. La foule répéta avec un
enthousiasme indescriptible : Réjouis-toi, roi !
Salut à toi, ô roi ! Salut au roi Démétrios ! et les amis
s'approchèrent, attachèrent au front du stratège le diadème royal[48], le conduisirent
au milieu des cris de joie sans cesse renaissants du peuple jusqu'au château.
Il dit à Aristodémos : Je te punirai, Aristodémos,
de nous avoir torturés si longtemps ; tu recevras plus tard le salaire de ton
message ! Il envoya alors à son fils victorieux une lettre de
remerciement, y ajouta un diadème et écrivit comme suscription : Au roi Démétrios[49].
Tel est le récit de Plutarque[50] ; il ne faudrait
pas trop croire d'après lui que ce discours si fécond en conséquences d'Aristodémos
n'a été rien autre chose qu'une flatterie de son invention. Aristodémos était
un des plus haut placés parmi les généraux d'Antigone, et non, comme
Plutarque et certains modernes[51] l'ont dit
d'après lui, un de ces nombreux et misérables flatteurs qui s'empressaient
autour des potentats ; il était initié aux plans et à la politique de son
maître, qui non seulement l'avait employé à plusieurs reprises à des
négociations importantes, mais qui lui avait confié souvent le commandement
en chef de grandes expéditions. Si l'on considère de plus que l'objet de la guerre
de Cypre était le diadème, la royauté ; que seule la rivalité de Ptolémée,
aujourd'hui vaincu, avait empêché qu'on ne disposât du trône vacant ; que
l'opinion publique n'agitait plus que la question de savoir si Antigone
deviendrait roi ou non ; si l'on pense à l'impression que dut produire sur
elle, sur l'armée macédonienne à Cypre, sur tous ceux qui appartenaient au
parti d'Antigone, cette glorieuse victoire de Salamine, on comprendra que la
manière dont Aristodémos prononça pour la première fois le nom de roi n'était
qu'une façon plus solennelle de saluer son stratège et son maître : il est
vraisemblable qu'il le fit par l'ordre de Démétrios ; peut-être Antigone
était-il dans la confidence ; il s'agissait de produire sur le peuple une
impression imposante ; en résumé, ce fut une de ces mises en scène
officielles destinées à donner une expression à un fait auquel il ne manquait
plus que cela pour être reconnu de tous. Elle atteignit complètement son but
; l'universelle acclamation des spectateurs était la sanction de cette
royauté nouvelle, qui ne dédaignait pas de chercher une apparente légitimité
dans la volonté générale des Macédoniens. Quelque incertains que soient nos
renseignements sur les détails de la conduite d'Aristodémos et d'Antigone,
une chose est claire, c'est que c'est justement à la suite des victoires de
Cypre que la nouvelle royauté fut proclamée[52].
Antigone avait enfin atteint son but ; il avait dépassé
l'âge de soixante-quinze ans, et les infirmités de la vieillesse commençaient
à se faire sentir. Il n'est pas douteux qu'il a voulu être roi dans toute la
force du terme et avec tous les pouvoirs qu'avait possédés Alexandre. Le
satrape d'Égypte était si complètement vaincu à Cypre, qu'il ne semblait pas
pouvoir se refuser plus longtemps à reconnaître la puissance supérieure et la
royauté du vainqueur ; Cassandre était comme paralysé par la délivrance
d'Athènes, par l'agitation croissante dans l'Hellade, par la restauration de
l'indépendance de l'Épire ; Lysimaque et lui devaient se résigner, comme
Ptolémée se résignait : Séleucos était dans l'extrême Orient ; avant qu'il
pût regagner de là l'Asie occidentale, Antigone était sûr d'en avoir fini
avec toutes les difficultés. Celui-ci, qui avait été toute sa vie un
calculateur prudent, qui avait toujours agi avec logique et réflexion,
maintenant qu'il avait atteint au diadème, semblait être converti lui-même à
la foi dans le mystère de la puissance, et c'est dans le charme magique de ce
titre qu'il voyait sans doute la garantie la plus sérieuse de sa durée ; on
remarqua qu'il devenait moins calme et moins taciturne, qu'il se prévalait
plus capricieusement de sa fortune, qu'il risquait maintenant au lieu de
calculer. La jeunesse, lorsqu'elle a réussi à réaliser un de ses vœux les
plus chers, se laisse facilement enivrer et regarde comme assurée une fortune
que le lendemain commence déjà à mettre en question, mais elle est capable de
s'habituer à ce nouveau incessamment renouvelé que lui apporte le moment
présent, gain ou perte ; elle a besoin de tentatives hasardeuses et de
vicissitudes ; elle ne saurait renoncer à l'avenir : le tenace entêtement de
la vieillesse n'a, au delà d'un but heureusement atteint, que des souvenirs,
et le résultat obtenu, qui n'a de valeur et d'efficacité que comme début d'efforts
nouveaux, meurt pour ainsi dire sur place ; car le vieillard ne s'y attache
que comme à une fin, à un résultat, à la somme des choses passées ; et elles
sont passées à tout jamais. Ce fut la fatalité d'Antigone et enfin sa perte,
d'avoir pu croire au rétablissement de l'empire d'Alexandre quand il ne
faisait que copier le nom et le symbole de cette vieille institution sans y
mettre une pensée nouvelle.
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