Coalition contre Antigone. - Négociations. - Préparatifs d'Antigone : ses
forces maritimes. - Commencement de la lutte en Asie-Mineure. - Premiers
mouvements des alliés. - Alexandre abandonne la cause d'Antigone. - Fin de la
première année de la guerre. - Deuxième année de la guerre (314). - Antigone
fait la conquête de Tyr. - Troisième année de la guerre (313). - Lysimaque
contre Callatis. - Capitulation d'Asandros. - La lutte en Grèce. - La lutte
pour l'Eubée. - Soulèvement de Cyrène et de Cypre. - Quatrième année de la
guerre (312). - La lutte pour l'Épire. - Lutte dans le Péloponnèse. - Lutte
en Syrie. - Bataille de Gaza. - Retraite de Démétrios. - Ptolémée occupe la Syrie. - Retour de
Séleucos à Babylone. - Défaite de Nicanor. - Victoire de Démétrios à Myonte.
- Ptolémée se retire de la
Syrie. - Campagne contre les Nabatéens. - Expédition de
Démétrios contre Babylone. - Paix de 311. - Résumé.
Séleucos était venu en Égypte auprès de Ptolémée à la fin
de l'été de l'année 316 et y avait trouvé l'accueil le plus honorable. Il
faut remarquer surtout l'exposé qu'il fit alors à l'Égyptien, si nous en
croyons l'auteur le mieux informé. C'est un acte
d'accusation plein d'amertume contre Antigone : il a, dit-il,
manifestement l'intention d'expulser des satrapies tous les hommes de quelque
importance, notamment les anciens compagnons d'armes d'Alexandre ; c'est
ainsi qu'il a assassiné Pithon de Médie, qu'il a dépouillé de sa satrapie
Peucestas de Perse, et qu'il a cherché querelle à Séleucos lui-même, dans
l'espoir de trouver une raison quelconque de se débarrasser de lui. Aucun
d'eux n'avait rien fait contre lui, bien au contraire ; ils l'avaient soutenu
dans sa lutte contre Eumène par tous les moyens et avec une entière
abnégation ; telle était maintenant leur récompense : sa puissante armée, les
immenses trésors, fruit de ses pillages en Asie, ses étonnants succès l'avaient
tellement gonflé d'orgueil, qu'il croyait pouvoir atteindre au pouvoir
suprême et qu'il le voulait ; il était évident qu'il n'ambitionnait rien
moins que la possession de tout l'empire : si on ne lui opposait pas à temps
une sérieuse résistance, c'en était fait de la puissance des satrapes, dont
la plupart en Orient étaient déjà dans sa dépendance. Séleucos réussit sans
peine à persuader Ptolémée de l'imminence du dan ni, et à le décider à une
guerre qui, étant données les circonstances, semblait inévitable. En même
temps, Séleucos envoyait des hommes de confiance à Cassandre et à Lysimaque,
pour appeler leur attention sur le développement exagéré de la puissance
d'Antigone, sur le danger qui les menaçait eux aussi, et pour les décider à
s'allier entre eux et avec l'Égypte : ce n'est que de cette façon qu'ils pouvaient
espérer être en mesure de résister aux forces immenses de l'adversaire. Les
négociation furent entamées avant le commencement de l'année 315, et
l'alliance définitive fut préparée[1].
Vers le temps de ces négociations, Antigone avait marché de
Babylone sur la Cilicie
:et y avait pris ses quartiers d'hiver : il avait pu prévoir que Séleucos
ferait tous ses efforts pour exciter contre lui les potentats de l'Occident ;
il espérait sans dont. que si, dans la position décidément prépondérante
qu'il avait prise, il se montrait prévenant à leur égard et s'il démentait
les desseins ambitieux dont l'accusait Séleucos, il amènerait pour le moins
les autres chefs à ne pas se coaliser et à lui laisser le temps d'exécuter
d'autant plus sûrement ses plans contre chacun d'eux en particulier. Il
envoya des ambassadeurs à Ptolémée, à Cassandre, à Lysimaque, pour leur
rendre compte des succès qu'il avait obtenus en Asie contre l'ennemi- commun.
et les inviter à conserver encore à l'avenir le lien d'amitié qui lui avait
permis de faire valoir leurs intérêts communs.
A la fin de l'hiver, il quitta ses quartiers d'hiver et
conduisit ses troupes vers la Haute-Syrie[2], afin, dans le
cas où les négociations se rompraient, de se jeter sur Ptolémée, qu'il
regardait avec raison comme le plus dangereux de ses adversaires, de
s'emparer de la Syrie,
notamment des côtes et des ports, et d'enlever à l'adversaire, avant quo ses
alliés ne pussent accourir à son secours, tous les territoires dont
l'annexion à l'Égypte avait étendu la puissance du Lagide bien au delà des
bornes que lui traçaient les conventions de 321. Antigone pouvait-il
s'attaquer à lui en vertu de ses droits de stratège ? il les avait reçus pour
combattre les partisans de Perdiccas, et, après la défaite d'Eumène, sa
mission n'avait plus d'objet : son titre légitime, c'était justement la
puissance qu'il avait conquise par cette victoire et ses conséquences, et
elle était assez grande pour obtenir par la force la reconnaissance de ses
prérogatives. Peut-être le prudent Lagide appréhendait-il de tenter la
fortune des armes contre celui devant lequel Eumène avait succombé.
C'est à ce moment que les ambassadeurs de Ptolémée et de
ses alliés arrivèrent au quartier général du stratège. Conduits dans le
Synédrion, ils déclarèrent que leurs maîtres désiraient beaucoup garder de
bons rapports avec Antigone ; ils avaient fait avec lui la guerre contre
Polysperchon et Eumène, il était donc juste qu'ils eussent part aux fruits de
la victoire : ils demandaient que les trésors qui avaient été pris dans la Haute-Asie fussent
partagés avec eux ; que toute la
Syrie, y compris la Phénicie, fût annexée à l'Égypte ; que la Phrygie sur l'Hellespont
fût remise à Lysimaque ; que la
Lycie et la
Cappadoce fussent réunies avec la Carie sous l'autorité
d'Asandros ; que la
Babylonie fût rendue à Séleucos ; que Cassandre fût reconnu
légitime possesseur de ses pays européens et confirmé dans la situation
qu'avait eue Polysperchon[3] ; eux, de leur
côté, reconnaîtraient Antigone comme stratège des satrapies supérieures,
seraient prêts à lui rendre service et prêter assistance en toute occasion
légitime[4] : si Antigone
refusait d'accepter ces conditions, les alliés, en unissant leurs forces,
sauraient faire triompher leurs justes prétentions. Antigone répondit à ces
propositions, avec une dureté qu'il ne chercha pas à déguiser, que tout était
prêt pour la lutte contre Ptolémée. Les ambassadeurs quittèrent le camp, et
bientôt après fut conclue l'alliance armée entre les généraux que nous avons
nommés[5].
Antigone, en face de la coalition, avait l'avantage sur
plus d'un point. Il avait ses forces réunies ; tandis que les alliés étaient
obligés d'agir sur la périphérie, il avait en Cilicie une position centrale,
et par là l'avantage d'opérations concentriques, pour la direction desquelles
il fit établir plusieurs lignes de fanaux et de postes à travers toute l'Asie
qui lui appartenait ; en sa qualité de stratège, possédant dans son armée
toutes ses ressources, ou du moins les plus essentielles, il n'était pas gêné
comme ses adversaires par les ménagements de toute sorte qu'il leur fallait
avoir pour les pays soumis à leur autorité : il faut ajouter à tout cela
qu'il avait à sa disposition une grande armée, parfaitement équipée, et
d'immenses ressources pécuniaires. Pourtant la puissance des adversaires
était loin d'être à mépriser ; Ptolémée surtout, le plus voisin et le plus
important de ses ennemis, qui était le noyau de la coalition et qui en avait
la direction dans les choses essentielles, avait sur mer une force disponible
supérieure à la sienne, et il avait dans son armée navale la flotte
phénicienne. Maître de lamer, il avait la possibilité de rester en relations
constantes avec ses alliés, de maintenir la liberté de l'Hellespont, d'amener
d'Europe en Asie-Mineure les armées des alliés, d'attaquer, avec celles-ci et
les forces d'Asandros, son adversaire par le nord, tandis que l'armée
égyptienne l'attaquerait au sud.
Il fallait qu'Antigone songeât avant tout à rendre d'avance
un tel plan de campagne irréalisable ; il fallait qu'il occupât les
puissances européennes de façon à ce qu'elles ne pussent prendre aucune part
à la guerre en Asie, et qu'il isolât de la même façon son adversaire en
Asie-Mineure, afin de pouvoir se tourner avec des forces supérieures contre
Ptolémée et l'anéantir séparément. Pour cela, l'armée de terre ne suffisait
pas ; il fallait attaquer du côté de la mer, et pour le moment Antigone
n'avait pas un navire à sa disposition. Ce qu'il y avait à faire, c'était de
s'emparer immédiatement de la côte de Phénicie et de Syrie, et ensuite,
puisque Ptolémée avait retiré tous les navires qui s'y trouvaient, de
construire avec toute la rapidité possible et à tout prix sur les chantiers
phéniciens des navires neufs et de les mettre en état de prendre la mer.
Comme la Phénicie
n'était pas en état de résister à une attaque vigoureuse venant de la terre,
il était possible d'arriver rapidement à un résultat de ce côté.
Antigone envoya en même temps Agésilas à Cypre, Idoménée
et Moschion à Rhodes, pour attirer dans ses intérêts ces deux îles, qui
étaient les stations navales les plus considérables et possédaient des
navires en quantité, et faire construire sur leurs chantiers des navires
neufs. Son neveu Ptolémée devait marcher sur l'Asie-Mineure avec un corps
considérable, chasser rapidement de la Cappadoce les troupes d'Asandros, se mettre en
communication avec le tyran d'Héraclée[6], se tourner
ensuite vers l'Hellespont, afin d'y barrer le passage à des secours venant d'Europe
et de menacer les flancs du satrape de Carie, enfin nouer des relations, si
c'était possible, avec les villes grecques du Pont, qui étaient soumises à
Lysimaque, et les insurger. Dans le Péloponnèse fut envoyé le fidèle Milésien
Aristodémos avec 1.000 talents : il avait ordre de recruter le plus possible
de troupes sur le Ténare, de nouer des négociations avec Polysperchon et son
fils Alexandre, de nommer le premier, au nom d'Antigone, stratège du
Péloponnèse et d'inviter le second à venir en Syrie pour s'entendre
ultérieurement avec Antigone ; le plan consistait à faire attaquer Cassandre
par des troupes venant du Péloponnèse et à le retenir à Athènes.
Au printemps de 315, Antigone envahit la Syrie, chassa les garnisons
égyptiennes des villes[7] et se dirigea sur
Tyr à marches forcées. Cette ville était, depuis Alexandre, le point le plus
fort de la côte phénicienne ; elle était alors occupée par une garnison
égyptienne considérable. Située sur une île, elle ne pouvait être attaquée et
prise que par mer : l'exemple d'Alexandre avait montré les inconvénients de
la construction d'une digue. Antigone était campé en face de l'île, dans la Ville-Vieille ;
c'est là qu'il manda les princes des villes phéniciennes, et les hyparques
des territoires syriens : il déclara aux princes qu'il avait de bonnes
intentions à leur égard et qu'il ne les troublerait pas dans leurs
possessions ; ce n'était pas leur faute si Ptolémée avait enlevé tous les
navires de leur pays ; il avait besoin de vaisseaux, et il les priait de
s'associer à lui pour en construire de neufs aussi vite que possible ; il
chargea les hyparques de recueillir au plus vite le blé et les provisions
nécessaires pour une année. On envoya alors 8.000 hommes abattre dans le
Liban des bois de construction pour les navires ; on leur donna 4.000 bêtes
de trait pour amener le bois aux chantiers : des milliers de charpentiers, de
forgerons, de cordiers, d'ouvriers de toute espèce, travaillaient sur les
trois chantiers de la
Phénicie, à Sidon, à Byblos et à Tripolis : dans un
quatrième chantier, en Cilicie, on travaillait avec les bois du Taurus : on
expédia encore des bois de construction aux chantiers de Rhodes, et là aussi
régnait l'activité la plus fiévreuse. Une flotte égyptienne de 100 voiles,
complètement armée en guerre, croisait sous les ordres de Séleucos devant la
côte phénicienne : elle semblait se railler des travaux exécutés sur les
chantiers. Les villes étaient inquiètes et s'attendaient à voir les côtes
attaquées par mer sans pouvoir se défendre. Antigone les rassurait en leur
promettant qu'avant la fin de l'été elles le verraient conduire 500 voiles au
devant de l'ennemi[8].
C'est vers ce temps qu'Agésilas revint de Cypre : parmi les princes de l'île,
il n'avait réussi à rallier que ceux de Cition, d'Amathonte, de Marion, de
Lapethos et de Cérynia ; les autres, notamment Nicocréon de Salamine, étaient
du côté de Ptolémée. Cette circonstance empêchait, au moins pour le moment,
de compter sur l'appoint de la flotte cypriote[9].
Après que les négociations avec les princes phéniciens
furent terminées et pendant que la flotte se construisait, Antigone courut
s'emparer du reste des côtes de la
Syrie ; devant Tyr fut laissé un corps de siège de 3.000
hommes sous Andronicos. La première résistance qu'il trouva dans sa marche
précipitée vers le sud fut à Joppé et à Gaza ; il prit les deux villes, les
munit de fortes garnisons, afin, comme il est dit expressément, de maintenir les habitants dans l'obéissance leurs
sympathies étaient pour la domination égyptienne. Après cela, Antigone revint
à la Vieille-Tyr,
pour diriger les opérations ultérieures du siège.
Vers ce temps, Alexandre, le fils de Polysperchon, venant
du Péloponnèse, arriva au camp : c'était en vertu de l'invitation
qu'Aristodémos lui avait transmise, à lui et à son père. Il rapporta
qu'Aristodémos avait abordé en Laconie, qu'il avait obtenu des Spartiates
l'autorisation de recruter des troupes, et qu'il avait déjà réuni 8.000
hommes. Alexandre avait pleins pouvoirs de son père pour arrêter avec le
stratège toutes les conventions nécessaires. On convoqua une assemblée
générale[10]
: Antigone y parut comme accusateur contre Cassandre. Cassandre, dit-il, le fils d'Antipater,
a assassiné la reine Olympias il s'est conduit de la manière la plus indigne
à l'égard du jeune roi Alexandre et de sa mère Roxane, qu'il retient
prisonniers ; il a forcé la princesse Thessalonice à l'épouser ; il est
évident qu'il caresse le rêve criminel d'arracher l'empire à la maison de
Philippe et d'Alexandre et de mettre la couronne sur sa propre tête ; en
outre, il a établi les Olynthiens, les plus cruels ennemis de la. Macédoine,
dans une ville nouvelle, à laquelle il a donné son nom ; il a rétabli Thèbes.
détruite par les Macédoniens, comme s'il voulait faire oublier et anéantir
tout ce qu'ont fait Philippe et Alexandre[11]. Cette
accusation reçut de l'assemblée l'accueil qu'Antigone avait attendu : elle
souleva de violentes et bruyantes protestations. Antigone proposa alors de
considérer Cassandre comme ennemi de l'empire, s'il ne donnait pas la liberté
au jeune roi Alexandre ainsi qu'à la veuve du roi, Roxane, et ne les rendait
pas aux Macédoniens ; s'il n'obéissait pas en tout, comme c'était son devoir,
au stratège légitime Antigone, qui avait pris l'administration de l'empire,
et ne détruisait pas les deux villes restaurées[12]. Les villes
grecques devaient, du reste, être libres, indépendantes, sans garnison.
L'assemblée adopta ce décret, qui fut aussitôt expédié par des messagers dans
toutes les directions.
On devine aisément quelles étaient les combinaisons politiques
que renferme ce décret. Il était évident que Cassandre ne se soumettrait pas
: Antigone pouvait être assuré qu'en proclamant la liberté en Grèce, il
provoquerait une agitation très vive, et que, par l'autonomie et par l'expulsion
des garnisons, tout le système oligarchique qui liait l'Hellade à Cassandre
s'écroulerait. En se proclamant l'administrateur de l'empire. le représentant
de la maison royale et de l'héritier d'Alexandre, il donnait à sa cause un
caractère de légitimité qui lui gagnait les Macédoniens : la guerre de ses
adversaires contre lui, contre lui qui venait de reconquérir la Haute-Asie pour le
jeune roi et qui n'entreprenait la lutte nouvelle que pour le délivrer des
mains sanglantes de Cassandre, paraîtrait dès lors une trahison contre le roi
et l'empire. Antigone était en droit d'espérer que les satrapes de l'Orient,
voyant qu'il n'aspirait pas lui-même à la royauté, mais qu'il la conservait à
l'héritier légitime, ne lui en seraient que plus dévoués[13].
La situation des deux partis en lutte était redevenue à
peu près la même qu'au temps de la première et de la deuxième guerre. Il y
avait pourtant une différence notable. Dans la première, malgré ses desseins
égoïstes, Perdiccas s'était appliqué à faire triompher l'autorité et l'unité
de l'empire encore puissant contre les révoltes des satrapes : dans la
seconde, Eumène travaillait à défendre contre les chefs la maison royale
menacée et à maintenir ses droits ; tandis qu'Antigone, avec une puissance
qu'il avait conquise en combattant la maison royale, employait contre ceux
qui l'avaient aidé à la conquérir le nom de l'enfant royal comme un drapeau.
Il savait bien pourtant combien le jeune prince était peu en sûreté entre les
mains d'un homme qui le détestait à la fois comme le fils d'Alexandre, par
antipathie pour le père, et comme le seul obstacle qui l'empêcha de s'emparer
lui-même de la couronné de Macédoine.
Les premiers vaisseaux de Rhodes et des autres chantiers
étaient arrivés : on commença le blocus en forme de la ville de Tyr, qui,
bravant toute attaque par la force extraordinaire de ses défenses, obligeait
Antigone à la prendre par la famine. Il resta donc devant Tyr, tandis que son
neveu Ptolémée, nommé stratège des pays de l'Hellespont, marchait avec une armée
considérable sur l'Asie-Mineure et y combattait avec succès. Il avait pris
d'abord la direction de la
Cappadoce, où Asclépiodore, général d'Asandros, assiégeait
Amisos sur le Pont : il courut au secours de la ville, força Asclépiodore à
une capitulation qui lui accordait la libre sortie, et prit possession de la
satrapie au nom d'Antigone. Il contracta avec Denys d'Héraclée l'alliance
désirée par Antigone : cette alliance fut durable et féconde pour leurs
intérêts réciproques[14]. Il se tourna
ensuite vers l'ouest, pour empêcher toute opération venant de l'Europe et, en
s'assurant des villes grecques de la côte, fermer ces rivages aux forces
navales qui faisaient la supériorité de ses adversaires. Dans sa marche à
travers la Bithynie,
il trouva le prince bithynien Zipœtès en lutte avec Astacos et Chalcédoine et
assiégeant les deux villes : il le força à lever le siège ; il conclut une
alliance avec les villes, qui furent par conséquent reconnues villes libres,
et avec Zipœtès, qui lui fournit des otages, s'engageant à ne plus inquiéter
désormais les villes[15]. C'est alors que
le stratège reçut une lettre de son oncle, lui annonçant que la flotte
ennemie s'était dirigée vers la côte ionienne et qu'il fallait faire les
derniers. efforts pour la prévenir en occupant les villes de l'Ionie.
Ptolémée quitta pour le moment l'Hellespont et courut à travers la Lydie vers la côte. Il
apprit en route que Séleucos avec sa flotte était à l'ancre devant Érythræ et
bloquait la ville ; il y courut à marches forcées : les troupes ennemies se
retirèrent sur la flotte, qui prit position plus loin.
Pendant que ces événements se passaient en Asie-Mineure,
les adversaires n'avaient pas été inactifs ; Ptolémée d'Égypte, qui avait le
plus à craindre mais qui avait de tous les alliés l'armée la plus puissante,
était très occupé à prévenir l'ennemi sur tous les points ou à marcher
au-devant de lui. Il avait, comme nous l'avons déjà dit, dès le début des
hostilités, fait prendre la mer à une escadre de 100 voiles, dont l'objectif
principal semblait être d'empêcher l'adversaire de réunir une flotte : il
avait gagné à la cause commune les plus puissants des princes cypriotes, et
leur avait envoyé 3.000 hommes pour les aider dans la lutte avec les princes
alliés d'Antigone ; il avait adressé une proclamation aux villes grecques,
dans laquelle, comme Antigone, il leur assurait la liberté[16] : cette mesure,
quoique opposée aux intérêts de Cassandre, pouvait sembler nécessaire pour
détruire l'impression qu'allait produire le décret d'Antigone. Ce qui est
plus surprenant, c'est que Ptolémée se soit laissé arracher si tranquillement
la Syrie et la Phénicie. Il avait
sans doute calculé que la défense de ce pays lui eût coûté des sacrifices
énormes en hommes et eu argent ; que, s'il ne marchait pas en avant, il
forçait son adversaire à venir chercher aine bataille décisive dans le voisinage
de l'Égypte, qui lui offrait tant d'avantages ; qu'une victoire remportée là
lui rendait la Syrie,
tandis qu'une défaite lui laisserait ouverte la retraite sur le Nil, où il
serait protégé par les difficultés du terrain. Ce qui était plus grave,
c'était le peu de succès des premiers mouvements de la flotte égyptienne :
peut-être Ptolémée et Séleucos avaient-ils été surpris de voir Antigone créer
une marine nouvelle avec une si étonnante rapidité ; peut-être leurs 100
voiles étaient-elles insuffisantes pour arrêter les travaux de l'ennemi,
travaux si vite commencés et couverts par son armée de terre. Ptolémée devait
se hâter de faire prendre la mer à une flotte beaucoup plus importante qu'il
n'avait cru nécessaire. Aussi Séleucos revint-il à la fin de l'été d'Érythræ à
Cypre, où se réunissait une deuxième flotte plus nombreuse que l'autre.
Ptolémée y envoya cent nouveaux navires sous l'amiral Polyclitos, avec 10.000
hommes d'infanterie sous l'Athénien Myrmidon ; tous deux étaient placés sous
le commandement de son frère Ménélaos, qui avait pour instructions de
s'entendre avec Séleucos au sujet des mouvements qui seraient plus tard
nécessaires. Lorsque les deux flottes eurent fait leur jonction, il fut
résolu. que Polyclitos, avec 53 navires, ferait aussitôt voile vers le
Péloponnèse pour opérer contre Polysperchon et Aristodémos, tandis que
Myrmidon, avec une grande partie de l'armée, irait en Carie et porterait
secours à Asandros, que menaçait justement le stratège Ptolémée. Séleucos et
Ménélaos eux-mêmes restèrent pour le moment à Cypre ; unis à Nicocréon et aux
autres princes alliés, ils attaquèrent les amis d'Antigone, prirent Lapethos
et Cérynia, décidèrent le prince de Marion à passer de leur côté, prirent des
otages du dynaste d'Amathonte, enfin, se tournèrent avec toutes leurs forces
contre Cition, dont le prince refusait de se donner à la Ligue, et assiégèrent la
ville. Ceci se passait en automne 315. S'ils réussissaient à prendre la
ville, ils devenaient maîtres de toute position des plus importantes pour une
guerre maritime[17].
Cependant une flotte considérable s'était rassemblée du
côté de l'adversaire, qui assiégeait Tyr. Il y avait déjà plusieurs mois que
le navarque Thémison avait amené de Rhodes et de l'Hellespont 40 vaisseaux ;
bientôt après, Dioscoride[18] en amena 80
venant des mêmes lieux ; en outre, 120 vaisseaux avaient déjà été achevés sur
les chantiers phéniciens, de sorte que la flotte d'Antigone se montait à 240
vaisseaux de guerre, parmi lesquels 90 à quatre rangs de rames, 10 à cinq, 3
à neuf, 10 à dix, et 30 non pontés[19]. Une partie de
ces vaisseaux fut employée à continuer le siège de Tyr ; une autre fut
envoyée sous Dioscoride pour croiser sur mer, protéger les alliés, occuper
les îles ; enfin, 50 voiles devaient se rendre dans le Péloponnèse et
soutenir les mouvements qui s'y faisaient.
La lutte était déjà très vive dans le Péloponnèse. Le
décret libérateur d'Antigone n'avait pas provoqué l'enthousiasme général
qu'on attendait : on se l'explique en présence du décret semblable de
Ptolémée, et de la prédominance du parti de Cassandre appuyé par les
garnisons macédoniennes. Athènes notamment, dirigée par Démétrios, semble
avoir pris tout de suite et ouvertement parti pour Cassandre[20] ; ce n'est que
dans le Péloponnèse, où Polysperchon et son fils Alexandre avaient pris pied
solidement et où les troupes considérables réunies par Aristodémos et par
Alexandre, revenu de Syrie avec 1.000 talents, donnaient la prépondérance à
la cause d'Antigone, qu'il se fit quelques mouvements contre la Macédoine.
Apollonide, lieutenant de Cassandre à Argos, étant parti en
expédition contre Stymphalos en Arcadie et occupé à assiéger cette ville, le
parti hostile s'insurgea, proclama la liberté, et fit inviter Alexandre à
venir et à prendre possession de la ville ; mais, comme Alexandre ne se
pressait pas, Apollonide réussit bientôt à reprendre Argos. Arrivé à la tète
de ses troupes sur l'agora, il fit mettre le feu au Prytanée, où étaient
réunis les 500 citoyens du parti contraire qui formaient le Conseil. Les 500
furent brûlés : parmi les autres citoyens, un grand nombre fut exécuté ; la
plupart prirent la fuite.
Cependant, à la nouvelle des enrôlements d'Aristodémos
dans le Péloponnèse et des forces considérables que les adversaires avaient
réunies, Cassandre, après avoir tenté sans y réussir de détacher Polysperchon
d'Antigone, avait levé une armée, s'était rendu à marches forcées en Béotie
par la Thessalie,
avait aidé les Thébains à achever leurs murailles et leurs tours, afin de
posséder dans leur ville un point fortifié de plus, et s'était avancé ensuite
vers l'Isthme. De là il prit Cenchrées, le port de Corinthe sur le golfe
Saronique, traversa en le dévastant dans tous les sens le territoire de la
ville, et força à capituler deux châteaux-forts occupés par des garnisons
d'Alexandre ; quant à Corinthe elle-même, elle resta aux mains de l'ennemi.
De là il courut en Arcadie contre Orchomène, où l'avait appelé une faction ;
il laissa à ce parti le soin de punir les Partisans d'Alexandre, qui
s'étaient réfugiés au temple d'Artémis ; ceux-ci furent arrachés du pied des
autels et massacrés. Ensuite il envahit la Messénie, mais
trouva la ville de Messène si fortement occupée par Polysperchon, qu'il
renonça à donner l'assaut ; il revint en Arcadie, où il laissa Damis en
qualité de stratège de la région, puis descendit vers Argos : après avoir
célébré les jeux Néméens, il conduisit son armée en Macédoine[21]. Il n'avait pas
remporté de succès définitifs ; mais, de leur côté, ses adversaires n'avaient
pas osé le braver en pleine campagne.
Aussitôt qu'il fut parti, ils sortirent de leurs
retraites, pénétrèrent dans les pays occupés par des troupes macédoniennes,
chassèrent leurs adversaires de toutes les villes l'une après l'autre et
proclamèrent partout la liberté ; bientôt la plus grande partie du
Péloponnèse fut dans leurs mains. Cassandre renouvela auprès da fils de
Polysperchon la tentative qui avait échoué auprès du père. Il l'invita par un
message secret à abandonner la cause d'Antigone et à devenir son allié ; il
lui promit pour cela la stratégie du Péloponnèse, le commandement d'une armée
importante, et, en général, les honneurs qu'il méritait. Le fils n'agit pas
comme le père : en effet, on lui offrait ce qu'il désirait et ce qu'il ne
pourrait obtenir tant qu'il resterait du côté d'Antigone, à cause du
voisinage d'Aristodémos et surtout de Polysperchon ; peu lui importait de
devenir ainsi l'ennemi de son père. Il passa donc à l'ennemi, à ce qu'il
parait, avec une grande partie des troupes enrôlées par lui et Aristodémos,
et commença à se comporter comme stratège de Cassandre dans les régions
septentrionales du Péloponnèse, notamment à Sicyone et à Corinthe.
Juste ace moment, Polyclitos abordait à Cenchrées avec les
50 vaisseaux que Séleucos lui avait confiés ; comme, après la défection
d'Alexandre, il trouvait qu'il n'y avait plus grand'chose à faire, il revint
aussitôt avec sa flotte dans les eaux orientales. Il aborda à la côte de
Cilicie près d'Aphrodisias ; il apprit là que Théodotos, le navarque
d'Antigone, longeait, avec des navires de Rhodes dont les équipages avaient
été recrutés en Carie, la côte de la
Lycie, et que Périlaos accompagnait l'escadre sur la côte
avec une armée destinée à la couvrir. Il se hâta d'aller à la rencontre des
deux généraux ; il débarqua ses troupes et les rangea sur un terrain
favorable, que devait traverser la colonne ennemie, tandis que lui-même, avec
toute sa flotte, était à l'ancre derrière un promontoire qui le cachait aux
yeux de l'adversaire pendant que celui-ci s'approchait. Périlaos pénétra sans
la moindre défiance dans la région ainsi occupée : le combat s'engagea ;
Périlaos et un grand nombre de ses soldats furent faits prisonniers ; un plus
grand nombre tomba sur le-champ de bataille. Les hommes de la flotte (le
Théodotos débarquèrent pour aller au secours des leurs. En ce moment,
Polyclitos sortit de l'embuscade avec sa flotte et surprit les vaisseaux, qui
étaient pour la plupart sans défense. C'est en vain que Théodotos voulut
lutter, avec le petit nombre d'hommes qu'il avait avec lui : mortellement
blessé, il fut fait prisonnier ; tous ses navires furent pris. C'est avec ce
butin que Polyclitos revint par Cypre en Égypte, où il aborda près de Péluse.
C'était, après la défection d'Alexandre et la perle de
Cypre, le troisième coup terrible qui frappait Antigone. Son stratège
Ptolémée n'osa pas attaquer la
Carie, après les renforts considérables qu'Asandros avait
reçus par Myrmidon ; lui-même assiégeait Tyr depuis huit mois déjà sans
obtenir le moindre résultat. Les négociations au sujet du rachat de Périlaos
et des autres prisonniers furent l'occasion d'un rapprochement entre Ptolémée
et Antigone ; après ces premiers pourparlers, ils se rencontrèrent tous deux
à la limite de la Syrie
et de l'Égypte, près de l'émissaire du lac Sirbonide. Les prétentions de
Ptolémée n'étaient pas de celles qu'Antigone pouvait accepter : ils se
séparèrent sans que les négociations eussent eu d'autre résultat qu'une
continuation plus acharnée de la guerre[22].
Tel était l'état des choses lorsque commença, au printemps
314, la deuxième année de la guerre. Pendant qu'Antigone lui-même poursuivait
avec toute l'ardeur possible le siège de Tyr, son fidèle général Aristodémos
déployait son activité dans le Péloponnèse, afin de réparer aussi bien que
possible les pertes causées par la défection d'Alexandre. Il était allé en
Étolie : dans une assemblée générale des Étoliens, il les invita à se
déclarer pour Antigone contre Cassandre, l'ennemi commun, et à lui fournir un
concours énergique contre ce dernier. Ils le promirent ; Aristodémos recruta
des soldats parmi les Étoliens, et passa dans le Péloponnèse avec des forces
considérablement accrues. Il débloqua Cyllène, qui était alors vigoureusement
attaquée par Alexandre et les Éléens ses alliés ; il y laissa une garnison
considérable et marcha sur l'Achaïe ; il chassa de Patræ la garnison de
Cassandre, et la ville fut proclamée libre : Ægion fut prise aussi et devait
être aussi déclarée libre, mais les mercenaires étoliens prévinrent cette
décision en pillant et brûlant la ville, de sorte que le plus grand nombre
des habitants périt. Les Dyméens répondirent à l'appel à la liberté en
séparant par un mur leur ville de la garnison macédonienne de l'acropole et
en s'apprêtant à faire le siège de la citadelle, mais Alexandre accourut,
surprit la ville et s'en empara :.un grand nombre de Dyméens furent mis à
mort ; beaucoup d'autres furent expulsés ou mis en arrestation ; ceux qui
restèrent envoyèrent, aussitôt qu'Alexandre fut parti, des ambassadeurs à Ægion
pour demander des secours à Aristodémos : à l'aide de ce renfort, ils
attaquèrent de nouveau la garnison, la réduisirent, mirent à mort la plus
grande partie des soldats avec les citoyens partisans d'Alexandre et
proclamèrent la liberté. C'est ainsi que la guerre intestine se déchaînait
dans les villes du Péloponnèse, et que le nom de la liberté servait de
manteau à la discorde la plus sanglante.
Alexandre était de nouveau parti de Sicyone pour asservir
les villes attachées à Antigone ; pendant sa marche, il fut assassiné par
quelques Sicyoniens de son entourage, qui espéraient assurer la liberté de
leur ville. Mais l'épouse d'Alexandre, la belle et hardie Cratésipolis, se
hâta de s'assurer de son armée : elle pouvait se fier au dévouement des
troupes, dont elle avait fait la conquête par sa bonté, par les soins
prodigués aux malades, par ses aumônes aux veuves et aux orphelins ; elle
était initiée aux affaires de son mari et avait été, à la mode de ce temps,
exercée aux armes. Comme les Sicyoniens, à la nouvelle de l'assassinat
d'Alexandre, avaient couru aux armes, décidés à défendre à tout prix leur
liberté reconquise, elle se mit à la tête des troupes, marcha contre les
citoyens, les vainquit, fit mettre en croix trente des meneurs et contraignit
la ville à la reconnaître pour souveraine[23].
C'est vers ce temps que les Acarnaniens avaient entrepris
une guerre contre leurs voisins les Étoliens : ils l'avaient fait, à ce qu'il
parait, par l'impulsion de Cassandre ; il est certain du moins que ce dernier
conclut aussitôt une alliance avec les Acarnaniens, qu'il accourut de la Macédoine avec
une armée considérable et campa au nord du territoire étolien, sur le fleuve
Campylos. Il invita les Acarnaniens à venir y tenir une assemblée générale ;
il leur remontra que, de temps immémorial, ils menaient sans interruption
avec les Étoliens cette guerre de frontières, et que le grand nombre de leurs
petites places fortes isolées ne faisait que disperser leurs forces sans les
protéger effectivement : il leur recommanda de se concentrer dans un petit
nombre de villes importantes ; de cotte façon, ils ne seraient pas dans la
suite réduits par leur dispersion à ne pouvoir se réunir pour résister à une
attaque inopinée, et les ennemis seraient moins hardis à les surprendre quand
ils seraient groupés dans quelques localités plus considérables. Les
Acarnaniens suivirent ses avis : les uns allèrent occuper la ville forte de
Stratos sur l'Achéloos ; d'autres Œniadæ, à l'embouchure du fleuve ; d'autres
encore Souria et Agrinion, en face de Stratos[24]. Cassandre,
après avoir chargé le stratège d'Épire, Lyciscos, de soutenir les
Acarnaniens, marcha alors contre la ville de Leucade, qui se soumit
spontanément. De là il courut au nord, en traversant le pays des Épirotes,
surprit Apollonie et s'en empara ; puis il marcha contre Glaucias, le prince
des Taulantins, sous la protection duquel s'était placé le fils du roi exilé
des Épirotes, et, après un combat terminé à son avantage[25], le força à
prendre l'engagement de ne rien faire pour la restauration de la royauté en
Épire et de ne prêter aucune assistance aux adversaires de Cassandre. Il
poursuivit sa marche du côté d'Épidamne ; arrivé à une heure de marche de la
ville, il envoya quelques troupes faire une incursion dans les montagnes de
l'Illyrie, pour y brûler les villages des hauteurs. Les habitants d'Épidamne,
qui s'étaient attendus à une attaque de leur ville, retournèrent
tranquillement à leurs champs, dans la pensée que tout danger était passé ;
mais Cassandre démasqua les troupes qu'il avait gardées auprès de lui et
surprit les citoyens : près de 2.000 furent faits prisonniers. Les portes de
la ville étaient ouvertes ; Cassandre s'en empara et y laissa une garnison[26].
Cassandre retourna en Macédoine : il avait conquis les
deux points les plus importants sur le littoral de la mer Ionienne ; il
pouvait espérer que, de cette façon, il s'assurerait la possession de l'Épire
et tiendrait en respect les peuples de l'Illyrie. Bien que, aussitôt après
son départ, les Étoliens eussent forcé la ville forte d'Agrinion à capituler
et, en dépit du traité conclu, mis à mort les Acarnaniens qui y étaient
renfermés, sa cause avait pris en Europe une telle prépondérance pour le
moment, qu'il put se préparer à aller au-devant de ses ennemis en
Asie-Mineure ; il espérait de cette façon empêcher d'autant plus sûrement
Antigone d'entreprendre quelque chose de sérieux en Europe.
Il ne paraît pas qu'il se soit passé des événements
importants en Asie-Mineure depuis l'automne de 315, époque à laquelle le
stratège Ptolémée avait envahi la
Lydie et menaçait la Carie : du moins, les auteurs ne disent rien,
si ce n'est, que Ptolémée menaçait les villes de la Carie. Il avait sans
doute été arrêté par les forces supérieures d'Asandros, avec lequel Myrmidon,
à la tête d'une armée considérable, avait fait sa jonction. Cassandre réussit
à jeter en Asie une armée sous Prépélaos, qui se joignit à Asandros : en même
temps il envoya à Démétrios à Athènes, et à Dionysios, le gouverneur de
Munychie, l'ordre d'expédier sur-le-champ vingt navires à l'île de Lemnos[27], qui s'était
déclarée pour Antigone. Aristote partit avec vingt navires athéniens et se
joignit à la flotte de Séleucos, qui croisait alors dans ces eaux ; on jeta
l'ancre à Lemnos. Comme la ville refusa de se rendre, on commença le siège en
dévastant le pays plat et en faisant des travaux de circonvallation ;
Aristote fut chargé de pousser les travaux, et Séleucos continua sa course
dans la direction de l'île de Cos. A la nouvelle de son départ, Dioscoride se
mit en route avec son escadre pour délivrer la ville fidèle, chassa les
Athéniens de Pile, et captura les vingt navires avec tous les équipages[28].
Nous n'avons pas non plus de détails sur ce qui s'est
passé en Carie ; il est vraisemblable que le stratège d'Antigone se retira du
côté du sud devant les forces supérieures des adversaires, puisqu'il prit ses
quartiers d'hiver dans ces régions, tandis que nous voyons bientôt après
Asandros apparaître comme possesseur de la Lydie et qualifié de maître de l'Asie. Un fait
qui semble confirmer cette hypothèse, c'est que Théodotos, le navarque
d'Antigone, put enrôler des équipages en Carie pour ses vaisseaux rhodiens.
Le stratège Ptolémée avait pris déjà ses quartiers d'hiver, et il était
occupé des funérailles de son père, lorsque les adversaires envoyèrent 8.000
hommes sous Eupolémos vers la ville carienne de Caprima[29], pour essayer un
coup de main sur les cantonnements de l'ennemi. Ptolémée fut instruit par des
transfuges du dessein de l'ennemi ; il revint aussitôt auprès de ses troupes,
fit sortir 8,300 fantassins et 600 cavaliers de leurs cantonnements, surprit
inopinément dans le silence de la nuit les ennemis mal retranchés et- mal
gardés, et les battit si complètement qu'Eupolémos fut fait prisonnier et les
autres forcés de se rendre. Après ce brillant succès, il retourna dans ses
quartiers d'hiver ; il avait obtenu. au moins ce résultat, d'avoir pu se
maintenir en face des forces supérieures de ses ennemis, et les affaires en
Syrie avaient pris une telle tournure qu'il pouvait espérer recevoir bientôt
de là des renforts considérables.
Après un siège de quinze mois, Antigone avait enfin, dans
le courant de l'été, forcé à capituler la ville insulaire de Tyr, où la
disette avait atteint son comble. Après la sortie du petit nombre de troupes
qui restaient de la garnison égyptienne, il y avait fait entrer des forces
suffisantes[30].
Comment Ptolémée, avec ses forces navales, n'avait-il pas fait les derniers
efforts pour conserver ce point si important ? Attachait-il plus d'importance
à l'Archipel qu'à cette reine de la côte phénicienne ? ou croyait-il, en
perdant cette ville, perdre moins qu'Antigone ne gagnait en s'en emparant ?
Non seulement Antigone était devenu l'égal du grand Alexandre en imitant un
de ses exploits les plus vantés, mais, après la prise de Tyr, il pouvait se
regarder comme ayant achevé la conquête de la Syrie. Cette
conquête avait d'autant plus d'importance pour lui que sa flotte, sans être
inférieure en nombre à celle de ses adversaires, ne pouvait néanmoins se
risquer encore à se mesurer avec elle : elle était à peine créée ; elle avait
besoin de s'exercer, de faire de nouvelles recrues que les côtes phéniciennes
mettaient tout particulièrement à sa portée.
Antigone évitait encore d'engager d'une manière décisive
la guerre maritime ; en ce moment justement, la puissance d'Asandros en
Asie-Mineure prenait un tel développement, ses forces étaient tellement
accrues par Myrmidon et Prépélaos, que le valeureux stratège Ptolémée avait
peine à se maintenir en face d'elles. Aussi Antigone se hâta-t-il, après la
chute de Tyr, de marcher sur l'Asie-Mineure ; mais, dans le même temps, on
avait à craindre une attaque contre la Syrie du côté de l'Égypte. C'est pourquoi on laissa
pour surveiller le pays une armée considérable, composée de 2.000
Macédoniens, 10.000 mercenaires étrangers, 500 Lyciens et Pamphyliens, 400
frondeurs perses, 5.000 cavaliers, plus de 40 éléphants : le commandement
supérieur fut donné par Antigone à son fils Démétrios, alors âgé de
vingt-deux ans[31],
qui s'était déjà montré un commandant capable. II mit à ses côtés un conseil,
de guerre composé de quatre vieux généraux expérimentés : c'étaient Néarque,
l'Olynthien Andronicos, Philippe et Pithon, fils d'Agénor, qu'on avait
rappelé pour cela de sa satrapie de Babylone. Antigone se mit en marche avec
le reste de l'armée à la fin de l'automne de 314, traversa au prix de mille
difficultés la Cilicie
par les passages du Taurus, déjà encombrés par les neiges, puis continua sa
marche vers la Phrygie,
où il prit ses quartiers d'hiver dans le pays de Célænæ. En même temps, la
flotte occupée jusque-là près de Tyr avait pris la mer sous le commandement
de Médios : elle avait capturé une escadre de 36 navires venant de Pydna et
croisait maintenant dans les eaux de la mer Égée[32].
Nous sommes au commencement de l'année 313, la troisième
de la guerre. Jusqu'alors Lysimaque, quoiqu'il fût l'un des coalisés, était
resté sans prendre part à la guerre ; il semble que les événements que nous
allons raconter, et qui se déroulent en partie dès l'année 314, l'empêchèrent
d'entreprendre quoi que ce soit en Asie ; il est possible aussi que, pour lui
faire obstacle, Antigone ait engagé les villes grecques de la rive
occidentale du Pont à se souvenir qu'elles avaient été sous Philippe et
Alexandre des villes libres de l'empire, et que, en vertu de ses fonctions de
vicaire de l'empire, il ait promis de protéger leur autonomie. Quoi qu'il en
soit, les citoyens de Callatis avaient chassé la garnison placée par
Lysimaque dans leur citadelle et proclamé leur indépendance ; avec leur aide,
les Istriens, les Odessiens et les autres villes helléniques de cette côte en
avaient fait autant et s'étaient ligués entre eux pour défendre et conserver leur
liberté : ils étaient entrés ensuite en relations avec leurs voisins de
Thrace (Gètes) et de Scythie, et
avaient ainsi constitué une puissance qui semblait dans tous les cas pouvoir
opposer au satrape de Thrace une résistance suffisante. A cette nouvelle,
Lysimaque accourut par le pays des Odryses, en franchissant l'Hémos, et se
présenta à l'improviste devant Odessos ; la ville fut investie, assiégée et
réduite en peu de temps. De là Lysimaque marcha contre Istros, et, après que
cette ville eut été soumise, elle aussi, sans beaucoup de peine, il se mit en
route pour Callatis. Il rencontra en route les Scythes et les Thraces, qui
lui barrèrent le passage : il se jeta aussitôt sur eux ; les Thraces,
effrayés par la violence de l'attaque, acceptèrent avec empressement une
convention qu'il leur offrit et abandonnèrent la cause de leurs alliés. Les
Scythes voulurent courir la chance d'une bataille ; il les vainquit en
bataille rangée et les poursuivit jusqu'au delà de leurs frontières. Il
revint ensuite à Callatis, campa sous ses murs, investit étroitement la
ville, et menaça d'extermination la cité qui avait donné le signal du
soulèvement général. Alors arriva la nouvelle qu'une armée de secours,
envoyée par Antigone, était en route, qu'une flotte commandée par Lycon était
dans le Pont, et que Pausanias, avec des troupes nombreuses, était arrivé au
temple qui s'élève à l'embouchure du Bosphore. Aussitôt Lysimaque courut avec
la plus grande partie de son armée pour arrêter l'ennemi qui s'approchait ;
en arrivant aux passages de l'Hémos, il les trouva barrés par des troupes
thraces ; c'était le prince des Odryses, Seuthès, qui, dans l'espérance de
reconquérir son indépendance première, s'était déclaré pour Antigone et avait
réuni une armée suffisante pour couper Lysimaque de sa satrapie. Il s'engagea
une bataille acharnée, sanglante pour les deux parties ; le satrape s'ouvrit
ainsi la route de l'Hémos. - Il courut au-devant de Pausanias, qui céda
devant des forces supérieures et s'engagea sur un terrain difficile ; sa
position fut bientôt prise d'assaut ; Pausanias fut tué, le plus grand nombre
de ses soldats faits prisonniers ; les uns furent rendus à la liberté contre
rançon, les autres incorporés à l'armée victorieuse. Lysimaque se hâta de
retourner au siège de Callatis, qui, soutenue par la flotte d'Antigone et par
le prince du Bosphore Cimmérien, résista longtemps[33].
Cette expédition de Pausanias, quoique non suivie de
succès, suffit pour nous faire juger de la prépondérance que la puissance
d'Antigone avait prise en Asie-Mineure. Nous ne savons pas comment et où la
guerre y recommença ; il semble qu'Antigone coupa Asandros des armées de ses
alliés, et qu'il fit reculer ces dernières au delà de la Lydie ; mais nous savons
avec certitude qu'Asandros de Carie, pressé de toutes parts, finit par
accepter une capitulation d'après laquelle il devait livrer tous ses soldats
à Antigone, rendre leur liberté- aux villes grecques, accepter la Carie, dans les limites où
il l'avait possédée autrefois, comme un don d'Antigone, être fidèle et dévoué
à ce dernier, et enfin donner comme otage son frère Agathon. Peu de jours
après, le satrape se repentit de s'être laissé aller à accepter de telles
conditions : il réussit à mettre en sûreté son frère, qui se trouvait déjà au
pouvoir d'Antigone, puis il envoya demander de nouveau des secours à
Ptolémée, à Séleucos et à Cassandre. Antigone fut extrêmement irrité en
apprenant ce manque de parole d'Asandros. Il envahit aussitôt la Carie de plusieurs côtés ;
pour délivrer les villes grecques, il envoya le stratège Docimos[34] et le navarque
Médios, qui firent leur jonction devant Milet, appelèrent la ville à la
liberté, forcèrent la garnison de la citadelle à capituler et proclamèrent l'autonomie
de la ville ; contre Iasos fut envoyé le stratège Ptolémée, qui força la
ville à se déclarer pour Antigone ; Antigone lui-même arriva par la route de
Tralles, s'empara de cette ville, descendit à travers la satrapie vers le
sud, s'avança sur Caunos, où la flotte vint l'appuyer, et prit la ville, sauf
la citadelle qui fut investie et assiégée[35]. L'histoire ne
fait plus mention par la suite du satrape Asandros.
Pendant que ces événements se passent en Asie, la cause
d'Antigone semble avoir subi de grandes vicissitudes dans le Péloponnèse ; il
y envoya, sous le commandement de Télesphoros, une nouvelle expédition
composée de 50 vaisseaux et de troupes nombreuses, avec mission de délivrer
les villes grecques : il espérait, en renouvelant des efforts de cette
nature, convaincre les Grecs de l'intérêt sincère qu'il portait à leur
liberté. Télesphoros aborde dans le Péloponnèse ; quant à Aristodème et à son
armée, il n'en est plus question. Polysperchon semble s'être ligué avec la
veuve de son fils, pour se créer dans le Péloponnèse une souveraineté
indépendante ; du moins voyons-nous Télesphoros lutter contre plusieurs
villes occupées par les troupes d'Alexandre et les délivrer, en exceptant
toutefois Sicyone et Corinthe, dans lesquelles Polysperchon se maintient avec
des troupes nombreuses.
Vers le même temps, Cassandre avait envoyé contre les
Étoliens une nouvelle armée sous les ordres de son frère Philippe ; celui-ci
se joignit aux Acarnaniens et commença ses invasions dévastatrices au delà de
l'Achéloos, dans le territoire des Étoliens. On reçut alors la nouvelle qu'Æacide,
expulsé par les Épirotes trois ans auparavant, était rentré dans le pays et
avait été accepté par ses anciens sujets, fatigués sans doute de la
domination macédonienne ; ils demandèrent à Cassandre, maintenant que leur
dissentiment avec le roi n'existait plus, de leur permettre de rétablir
l'état de choses antérieur. Cette demande, naturellement, fut repoussée, et
Philippe reçut l'ordre de partir immédiatement contre Æacide et de l'anéantir
avant qu'il eût eu le temps de se mettre en rapport avec les Étoliens.
Philippe s'empressa d'obéir. Quoiqu'il eût affaire à une armée nombreuse et
bien disciplinée, il commença aussitôt la lutte : la fortune se décida pour
lui ; beaucoup d'ennemis furent tués, beaucoup d'autres faits prisonniers, et
dans le nombre, près de cinquante citoyens du parti qui avait fait revenir Æacide
: ceux-ci furent chargés de fers et envoyés en Macédoine. Cependant le roi,
avec les débris de l'armée épirote, s'était réfugié vers le sud, chez les
Étoliens. Philippe l'y suivit : la bataille s'engagea dans le pays d'Œniadæ
et Philippe fut vainqueur pour la seconde fois. Parmi les nombreux guerriers
tués se trouva Æacide lui-même ; quant aux Étoliens, terrifiés par ces
rapides et éclatants succès de Philippe, ils s'enfuirent avec femmes et
enfants de leurs cités, qui étaient pour la plupart sans défense, et
gagnèrent les hautes montagnes[36].
Telle était la situation de Cassandre vers la fin de l'été
de 313. Il semblait facile de soumettre de nouveau l'Épire ; les Étoliens
avaient le dessous ; Télesphoros était contenu dans le Péloponnèse par
Polysperchon, l'Hellade soumise. Mais c'est avec raison qu'il s'inquiétait
des succès d'Antigone en Asie-Mineure. Déjà l'énergique stratège n'y avait
plus d'adversaires ; Lysimaque était occupé sur la côte du Pont ; la marine
des alliés n'avait plus la haute main dans les eaux helléniques ; Antigone
n'était pas loin de l'Hellespont ; on ne pouvait plus lui barrer le passage.
Enfin, dans la Grèce
même, les effets de la proclamation d'Antigone. se faisaient sentir : les
Béotiens, au milieu desquels Thèbes, la ville détestée, était ressuscitée,
avaient envoyé des ambassadeurs à Antigone, et il les avait reconnus
hautement pour ses alliés ; les Étoliens aussi s'étaient adressés à lui et
avaient renouvelé avec lui-même l'alliance conclue avec ses généraux ; dans
l'Eubée, la plupart des villes étaient proclamées libres : seule Chalcis
était encore occupée par une garnison macédonienne. D'Athènes même il était
venu secrètement des pétitions adressées à Antigone, le sollicitant de
restaurer la liberté de la ville. Il semblait que Cassandre eût à craindre
les résultats les plus funestes si la guerre se continuait : les choses
étaient encore dans un état tel qu'il pouvait conclure une paix séparée dans
des conditions favorables. Il eut donc une entrevue avec Antigone dans
l'Hellespont, et traita avec lui de la paix ; mais les conditions posées par
Antigone — il est probable que la
liberté des États helléniques y figurait au premier rang — semblèrent inacceptables
de toutes façons à Cassandre ; les deux adversaires se séparèrent sans avoir
rien conclu.
Cassandre pouvait s'attendre à ce qu'Antigone envoyât son
escadre en Grèce, pour l'attaquer là au point le plus faible ; il était sûr
de la ville d'Athènes et de ses ports, mais il avait d'autant plus à craindre
qu'Antigone n'abordât en Eubée et ne passât de là en Béotie. Aussi Cassandre
s'empressa-t-il de faire une tentative pour occuper l'île. Avec 30 vaisseaux,
il gagna Oréos, sur la côte septentrionale de l'île, au rivage d'Artémision,
position d'où il était facile de barrer l'entrée du canal. Il venait de
réussir à s'emparer du port d'Oréos, et il pressait la ville de la manière la
plus vive, lorsque Télesphoros arriva du Péloponnèse avec 20 vaisseaux, et
Médios.de l'Asie avec 100 autres, pour secourir les Oréens. Les vaisseaux de
Cassandre étaient immobiles dans le port de la ville ; les adversaires
réussirent à y mettre le feu : quatre vaisseaux furent complètement brûlés,
et tous les autres étaient dans le plus grand danger. Cependant une flotte
arriva d'Athènes, et, dans un moment où les ennemis oubliaient de se garder,
Cassandre fit une sortie, coula un de leurs vaisseaux et en captura trois
autres avec leurs équipages[37].
Antigone envoya alors en Europe une nouvelle flotte de 150
voiles avec 5.000 hommes d'infanterie et 500 cavaliers, sous les ordres de
son neveu Ptolémée[38] ; elle avait
pour mission d'achever la délivrance des États grecs : les Rhodiens, qui
venaient de conclure avec lui une alliance offensive, prirent aussi part à
cette expédition avec dix vaisseaux admirablement équipés. Ptolémée aborda
près d'Aulis, dans ce qu'on appelait le port profond
: c'est là qu'au nom de la
Ligue béotienne 2.200 hommes d'infanterie et 800 cavaliers
vinrent se joindre à lui ; on lit venir aussi les vaisseaux qui étaient encore
devant Oréos. Il fortifia Salganeus, tout près de la côte, et fit. de cette
place le centre de ses opérations. Entre Aulis et Salganeus, au delà du pont
qui franchit l'Euripe, très étroit à cet endroit, était située Chalcis, la
seule ville de l'Eubée qui fût encore entre les mains de Cassandre[39] : c'est elle que
Ptolémée espérait prendre la première. Dès que Cassandre apprit ce dessein
des ennemis, il abandonna le siège d'Oréos et accourut à Chalcis, pour
défendre cette position, la plus importante de toutes. Pendant ce temps,
Médios retourna au plus vite avec toute la flotte en Asie auprès d'Antigone,
qui se mit aussitôt en route vers l'Hellespont avec ses troupes, escorté le
long de la côte par la flotte : son dessein était de passer en Europe, ou
bien pour attaquer, si Cassandre, restait à Chalcis, la Macédoine
laissée sans défense, ou bien, si celui-ci retournait chez lui afin de sauver
la Macédoine,
pour anéantir sa puissance en Grèce. C'était pour la puissance macédonienne
la plus pénible alternative : n'étant maîtresse ni sur mer ni dans la Grèce, elle était
réduite à une défensive qui, en fin de compte, n'était possible qu'avec la
possession de la mer ou de la Grèce. Avec Chalcis[40], Cassandre avait
encore l'Attique, dans l'Attique, un gouvernement qui lui était absolument
dévoué, et, par lui, le concours de la flotte athénienne avec les ports
attiques, qui étaient des portes de sortie sur la mer des Cyclades ; tant que
l'Attique lui restait, la
Grèce et la mer n'étaient pas complètement perdues. Il
remit à son frère Plistarchos le commandement dans Chalcis et passa en toute hâte
avec son armée à Oropos, sur la frontière de l'Attique, prit cette ville de
force, imposa à la Ligue
béotienne un armistice, longea l'Asopos vers Thèbes, et, après avoir nommé
Eupolémos son stratège dans l'Hellade, il retourna en Macédoine. Ces
événements se passaient vers la fin de l'année 313. Cependant Antigone était
arrivé sur la Propontide
et avait envoyé à Byzance pour sommer cette ville de s'allier avec lui ; mais
des envoyés de Lysimaque y étaient déjà qui exhortaient les Byzantins à ne
pas entreprendre d'hostilités soit contre lui, soit contre Cassandre, mais à
craindre le plus rapproché des belligérants. Les Byzantins, qui avaient
intérêt à continuer, au milieu de la guerre générale, leur commerce lucratif,
répondirent que, comme par le passé, ils resteraient neutres. Cette réponse,
le retour de Cassandre, le voisinage de Lysimaque avec son armée, la rigueur
de l'hiver, et plus encore les événements de Syrie, décidèrent Antigone à
ajourner son passage en Europe ; il distribua ses troupes dans les villes la Petite-Phrygie
pour y prendre leurs quartiers d'hiver[41].
Ptolémée d'Égypte avait été empêché durant toute cette
année de prêter une assistance immédiate à ses alliés. On peut bien attribuer
en partie aux excitations d'Antigone le soulèvement de Cyrène contre
Ptolémée, et la défection simultanée des princes cypriotes récemment réduits
à l'obéissance. Les Cyrénéens, à ce qu'il paraît, avaient proclamé leur
liberté : ils se tournèrent contre la citadelle de la ville et l'assiégèrent
; des ambassadeurs étant venus d'Alexandrie pour exiger d'eux la cessation
des hostilités, ils les mirent à mort et n'en continuèrent le siège qu'avec
plus d'ardeur. Alors Ptolémée envoya une armée de terre considérable, sous la
conduite d'Agis, et une flotte sous le commandement du navarque Épænétos.
Agis attaqua aussitôt énergiquement les rebelles, les battit, s'empara de la
ville et envoya les meneurs pieds et poings liés à Alexandrie ; quant aux
bourgeois de la ville, il leur enjoignit de livrer leurs armes : puis il
réorganisa le gouvernement de la cité selon les ordres de son maître, rendit
la stratégie de la ville à Ophélas et retourna à Alexandrie[42]. Alors Ptolémée
se tourna avec toutes ses forces contre l'île de Cypre. Pygmalion de Cition
fut destitué pour s'être engagé dans des pourparlers avec Antigone ;
Praxippos de Lapethos, Stasiœcos de Marion et le dynaste de Cérynia,
également convaincus de défection, furent mis en arrestation et. dépouillés
de leur souveraineté : cette dernière fut donnée à Nicocréon, prince de
Salamine, qui reçut en même temps la stratégie de l'île entière. Après cela,
Ptolémée fit voile pour la
Syrie, apparut subitement devant Posidion, au sud de
l'embouchure de l'Oronte, prit la place d'assaut et la pilla[43]. De là il partit
pour la Cilicie,
prit Mallos, vendit comme esclaves les prisonniers qu'il y fit, dévasta tout
le pays d'alentour, et revint à Cypre avec un riche butin.
A la nouvelle de ces incursions de Ptolémée, Antigone
avait envoyé de Phrygie à son fils Démétrios, qui se tenait toujours en Cœlé-Syrie
prêt à repousser les attaques venant d'Égypte, l'ordre de courir avec toute
la célérité possible vers les pays en danger, pour leur porter secours et les
empêcher d'être occupés formellement par Ptolémée. Démétrios était parti
aussitôt avec sa cavalerie et l'infanterie légère, laissant en arrière les
éléphants et les troupes pesamment armées sous les ordres de Pithon, et
s'était avancé à marches forcées vers la Cilicie[44]. Il arriva trop
tard. Il s'en retourna aussi vite qu'il était venu, parce qu'il craignait,
pendant son absence, une attaque du côté de l'Égypte : les efforts surhumains
que nécessitèrent ces mouvements mirent la plupart des chevaux hors d'usage ;
beaucoup d'hommes aussi périrent. Il dispersa ses troupes en quartiers
d'hiver dans le sud di la
Syrie. C'est ainsi que se termina l'année 313.
La position respective des puissances en lutte avait pris
un caractère définitif, et le problème simplifié ne comportait plus qu'une
grande alternative ; on allait savoir qui aurait le dessus en Grèce, qui en
Syrie. La nouvelle année, la quatrième de la guerre, devait amener la
solution. Tout de suite après le départ de Cassandre, le stratège Ptolémée
s'était jeté sur Chalcis, avait chassé la garnison, déclaré la ville libre,
et, malgré son importance stratégique, avait décidé qu'elle ne recevrait pas
de garnison à l'avenir. Ensuite il attaqua Oropos, s'empara de la garnison
qui l'occupait et rendit la ville aux Béotiens. Après s'être emparé encore
d'Érétrie[45]
et de Carystos en Eubée, il marcha contre le territoire de l'Attique. Là un
parti anti-macédonien avait déjà noué secrètement des relations avec Antigone[46] ; à l'approche
de Ptolémée, ce parti contraignit le directeur de la ville, Démétrios, à
conclure avec lui un armistice et à envoyer Antigone pour traiter d'une
alliance formelle. Sans s'arrêter plus longtemps dans la région, le stratège
se dirigea vers la
Béotie, prit la Cadmée, chassa la garnison de Cassandre et
délivra Thèbes. Il remonta ensuite vers la Phocide, chassant toutes les garnisons des
acropoles et rendant aux villes leur liberté ; il alla jusqu'en Locride,
investit étroitement la ville d'Oponte, qui restait fidèle à Cassandre, et
l'attaqua de la manière la plus vive.
Pendant que la cause d'Antigone, favorisée par l'appel à
la liberté et par le mouvement populaire toujours croissant, faisait ces
heureux progrès dans la
Grèce centrale, les ennemis de la Macédoine avaient
également lutté avec succès dans l'Ouest. L'État des Corcyréens, qui pouvait
se croire lui-même mis en danger par les empiètements de Cassandre, lequel
venait de prendre possession de Leucade, et par ses succès réitérés sur les
Épirotes, avait prêté son assistance aux Apolloniates et aux Épidamniens en
révolte contre Cassandre, chassé la garnison des deux villes, proclamé la
liberté d'Apollonie, abandonné Épidamne à Glaucias, prince des Taulantins,
dans le but, sans doute, de pousser ce prince à une levée de boucliers,
malgré son traité avec Cassandre. En Épire, d'autre part, après ta mort du
roi Æacide, son frère aîné Alcétas avait été appelé au gouvernement : son
père avait exclu du trône et exilé ce prince connu pour son caractère violent
et farouche ; maintenant la haine générale contre Cassandre, haine qu'il
partageait, le fit accepter d'autant plus volontiers que ses droits au trône
étaient hors de contestation, et. que Pyrrhos, le fils d'Æacide, était encore
un enfant. Le stratège d'Acarnanie, Lyciscos, le même ri avait géré la
stratégie d'Épire, s'avança d'Acarnanie en Épire, dans l'espérance de
renverser aisément le nouveau régime, qui ne devait pas être encore
suffisamment consolidé. Il se dirigea vers le nord et campa dans les environs
de Cassopia. Pendant ce temps, Alcétas avait envoyé ses fils Alexandre et
Teucros dans les villes, avec ordre d'appeler sous les armes autant d'hommes
que possible ; lui-même, avec les troupes qu'il avait déjà, était allé
au-devant de l'ennemi et avait établi son camp en face de lui, attendant
l'arrivée de ses fils. Lyciscos avait la supériorité du nombre ; il pressa
tellement Alcétas que les Épirotes désespérèrent de vaincre et se rendirent.
Alcétas s'enfuit dans la ville épirote d'Euryménæ[47]. Lyciscos l'y
suivit et l'assiégea ; en ce moment, Alexandre, le fils du roi, s'approcha
avec une armée considérable, attaqua les Macédoniens et les battit dans un
combat sanglant. Mais Lyciscos reçut des renforts, et, dans un deuxième
combat, les Épirotes succombèrent. Alexandre et Teucros se réfugièrent avec
leur mère dans une place forte ; Euryménæ fut prise d'assaut, pillée et
rasée.
Cassandre, aussitôt qu'il eut appris le premier combat
près d'Euryménæ, s'était mis en route pour l'Épire ; il trouva la lutte heureusement
terminée. Comme il tenait avant tout à la possession d'Apollonie, et que
Glaucias, l'allié des Corcyréens et des Apolloniates, pouvait être considéré
en même temps comme l'adversaire d'Alcétas, dont le neveu Pyrrhos était
auprès de lui, il fit la paix avec Alcétas et lui céda l'Épire. Il marcha
ensuite contre Apollonie : les citoyens s'étaient préparés à cette attaque et
avaient fait venir des troupes de chez leurs alliés ; ils attendirent
l'ennemi, prêts au combat, sous les murailles de leur ville, et, comme ils
avaient la supériorité du nombre, ils battirent les Macédoniens. Après avoir
subi des pertes considérables, comme, de plus, l'hiver approchait[48], Cassandre
battit en retraite. Les Leucadiens, encouragés par sa défaite et par sa
retraite, se révoltèrent avec l'appui des Corcyréens, chassèrent la garnison
macédonienne et proclamèrent la liberté.
Il n'est pas possible de déterminer dans quelle mesure
tous ces mouvements contre les Macédoniens ont été secondés par le stratège
Ptolémée : sans aucun doute, s'il avait eu les mains libres, il leur aurait
donné son appui assez énergiquement pour contraindre les forces macédoniennes
à évacuer entièrement la Grèce. Aussi, dans cette attente, Antigone lui
avait-il donné de pleins pouvoirs et le commandement général en Grèce ; mais
c'est justement cette précaution qui fut un obstacle aux mouvements en avant
du stratège. Le navarque Télesphoros, qui stationnait près de Corinthe, crut
voir dans cette mission un passe-droit à son égard ; il se démit de ses fonctions
de commandant de la flotte et offrit à ses mercenaires le choix de s'en aller
où ils voudraient, après avoir quitté le service d'Antigone, ou bien d'entrer
à son service à lui. Il avait le dessein de faire la guerre dans le
Péloponnèse pour son propre compte et à son propre bénéfice. C'est dans ces
sentiments qu'il marcha contre la ville d'Élis, qui était fidèle à la cause
d'Antigone, occupa l'acropole, soumit la ville, pilla le sanctuaire
d'Olympie, ramassa près de 50 talents d'argent, et se mit à enrôler des
mercenaires tant qu'il put. Le Péloponnèse risquait d'être entièrement perdu
pour Antigone. Aussi Ptolémée se hâta-t-il de lever le siège d'Oponte et de
marcher vers le Péloponnèse : il arriva à Élis, s'empara en peu de temps de
l'acropole, rendit aux Éléens la liberté et au temple ses trésors ; bientôt
après, il vint à bout de forcer Télesphoros à rendre Cyllène, où il tenait
encore : cette localité fut aussi remise aux Éléens[49].
Pendant ces événements, la lutte en Orient s'était dénouée
d'une manière tout à fait inattendue. L'année précédente, après ses succès à
Cyrène et à Cypre, Ptolémée s'était contenté d'une diversion rapide contre
les côtes de Cilicie et de Syrie, diversion qui avait suffi pour tenir
Démétrios en haleine et protéger la frontière d'Égypte. Mais maintenant, au
commencement de l'année 312, la puissance d'Antigone était devenue si
prépondérante en Asie-Mineure, si menaçante dans la mer Hellénique et dans
l'Hellade, qu'il semblait être grand temps d'entreprendre quelque chose de décisif
contre la Syrie,
en partant de l'Égypte. C'était surtout Séleucos qui conseillait au satrape
d'Égypte une expédition qui pouvait non seulement abattre Démétrios, mais
faire reprendre la Syrie
et menacer l'Asie-Mineure par le sud. Au printemps 312, les grands
préparatifs et les enrôlements de Ptolémée étaient terminés. Ptolémée partit
d'Alexandrie avec 18.000 hommes d'infanterie et 4.000 cavaliers, tant
macédoniens que mercenaires ; il avait en outre une multitude d'Égyptiens,
qui étaient en partie armés à la macédonienne, en parti ? occupés aux
attelages et aux machines de guerre comme soldats du train et valets
d'équipages : il passa par Péluse, traversa le désert qui sépare l'Égypte de la Syrie, et vint camper près
de Gaza[50].
A la nouvelle des armements de Ptolémée, Démétrios avait
aussi rappelé ses troupes des quartiers d'hiver et marché avec elles sur Gaza
; le jeune général (il avait l'âge d'Alexandre
lorsqu'il commença sa grande campagne d'Orient) brûlait du désir de se
mesurer avec l'ennemi, qu'il avait cherché en vain en Cilicie, attendu en
vain sur les frontières de la
Syrie. Les vieux généraux déconseillaient sérieusement une
lutte contre une armée de beaucoup supérieure en nombre et commandée par un
chef aussi éprouvé : il valait mieux, disaient-ils, se tenir sur la défensive
que de hâter une solution qui, selon toute vraisemblance, serait en faveur de
l'adversaire. Malgré tout, Démétrios persista dans sa volonté : il savait
qu'il s'exposait grandement en engageant sans son père cette action décisive,
mais, malgré sa jeunesse, il voulait la risquer ; il espérait que le succès
lui donnerait raison. Il convoqua l'armée en assemblée. Les soldats se
réunirent tout en armes : comme il avait pris place sur une éminence au
milieu d'eux et qu'il restait un instant silencieux et embarrassé, les
soldats lui crièrent de se remettre de son émotion et de parler ! Avant même
que le héraut eût commandé le calme, un silence profond régna tout autour de
lui. Alors Démétrios parla à la foule avec la chaleur et la témérité qui lui
étaient propres, avec le charme entraînant de la jeunesse qui croit, au
premier grand succès, avoir gagné le droit de tout espérer de l'avenir : il
ne dissimula pas qu'il se hasardait beaucoup, mais il se fiait à eux pour lui
conquérir ses premiers trophées ; plus la force de l'ennemi était grande,
plus grande aussi serait la gloire du triomphe ; plus les généraux de l'armée
ennemie, tous deux lieutenants éprouvés d'Alexandre, étaient célèbres, plus
il serait glorieux pour lui, jeune homme, de les battre. Il ne demandait que
la gloire et abandonnait le butin aux troupes pour le rendre digne de leur
bravoure, il voulait le grossir par de riches présents. Les troupes
répondirent au discours de leur jeune général par des cris de joie ; elles étaient
enthousiasmées pour leur héros, dans lequel elles croyaient revoir la figure
d'Alexandre, la hardiesse et la grandeur d'Alexandre ; il était leur favori ;
personne n'avait à se plaindre de lui ; on rejetait tout le mal sur son père,
on attendait tout le bien de lui. Antigone était un vieillard ; chacun savait
qu'il ambitionnait le diadème : dans ce cas, Démétrios était l'héritier :du
trône, et la fortune à venir dépendait de sa faveur ; et pour quel :autre
aurait-on plus volontiers fait des vœux ? Achille pour la beauté, dans toute
la fleur de la jeunesse, de haute : stature, couvert d'une armure royale,
affable et encourageant avec tous, le visage rayonnant d'intrépidité et
d'espérance, les regards tournés hardiment vers l'ennemi, tel il s'avança à
la tète de ses troupes vers le champ de bataille.
Là il rangea son armée d'après un plan inspiré par une
idée aussi simple que hardie. Il s'agissait, par une initiative rapide et
inopinée, de paralyser la supériorité d'un ennemi beaucoup phis nombreux, qui
devait compter prendre lui-même l'offensive ; il s'agissait de le forcer au
combat sur le terrain que l'Égyptien désirait le moins ; il s'agissait de
frapper le coup de manière à ce que le succès eût pour conséquence la
destruction certaine de l'ennemi. Démétrios avait son flanc droit appuyé à la
mer ; il désigna son aile gauche pour le coup offensif, qui devait, s'il
réussissait, jeter l'ennemi dans la mer. Il plaça à son aile gauche 200
cavaliers, un corps d'élite, composé par les « amis », parmi eux le stratège
Pithon ; à gauche devant eux trois escadrons, soit 150 cavaliers ; un nombre
égal, destiné à couvrir le flanc, • formait l'extrémité de l'aile, en dehors
de laquelle 100 Tarentins marchaient partagés en trois escadrons, de sorte
qu'il y avait en tout 600 cavaliers autour de la personne de Démétrios. Après
ceux-ci, à droite, venaient les hétœres, soit 800 cavaliers ; après eux,
d'autres cavaliers, au nombre de 1,500. Devant cette aile on fit marcher 30
éléphants : dans les intervalles était distribuée l'infanterie légère dont on
avait besoin, 1,500 hommes, parmi lesquels 500 frondeurs perses. Le centre de
la ligne de bataille était formé par 11.000 hommes pesamment armés, parmi
lesquels 2.000 Macédoniens, 1.000 Lyciens et Pamphyliens, 8.000 mercenaires ;
13 éléphants, avec l'infanterie légère en nombre voulu dans les intervalles,
précédaient la ligne des phalanges. L'aile droite se composait de 1.500
cavaliers sous le commandement de l'Olynthien Andronicos ; il avait pour
consigne de suivre les phalanges en direction oblique, d'éviter tout combat
sérieux et d'attendre l'attaque décisive par l'aile gauche.
Pendant ce temps, l'armée ennemie s'était avancée, elle
aussi : Ptolémée et. Séleucos avaient concentré leur force principale à
l'aile gauche, s'attendant à ce que Démétrios attaquât celle-ci d'abord,
d'après l'usage ordinaire de la guerre. Lorsqu'ils reconnurent l'ordre de la
ligne ennemie, ils changèrent rapidement leurs dispositions : ils placèrent à
l'aile droite, où ils voulaient combattre en personne Démétrios, 3.000
cavaliers d'élite ; pour se défendre contre l'irruption des éléphants, ils
firent marcher en avant quelques pelotons porteurs de poutres munies de
pointes en fer et reliées entre elles avec dès chaînes ; derrière ces épieux, de l'infanterie légère, qui devait accabler
les animaux à coups de flèches et de frondes, au moment où ils arriveraient
au trot, et faire tomber, si c'était possible, les cornacs et les autres
hommes montés dessus. A l'aile droite ainsi disposée se reliait la phalange,
à celle-ci l'aile gauche, composée de 1.000 cavaliers : celle-ci n'était
inférieure que d'un tiers à l'aile ennemie placée en face d'elle.
Les renseignements qui nous sont parvenus ne nous mettent
pas en état de savoir si Démétrios ne put et pourquoi il ne put profiter du
moment de faiblesse dans lequel dut se trouver la ligne de bataille ennemie
au moment de ce changement de dispositions en pleine marche, ou si l'émotion
que lui causait cette première grande bataille lui fit négliger cet instant
précieux. Ce n'est que lorsque l'ennemi fut en ligne que le combat commença :
les escadrons de Démétrios, qui étaient en première ligne, l'ouvrirent avec
une grande fougue et avec le plus grand bonheur : ils culbutèrent quelques
corps ennemis et les poursuivirent. Pendant ce temps, les escadrons de
l'extrémité de la ligne égyptienne, qui dépassaient l'aile ennemie, tombèrent
sur ses flancs[51]
: la lance au poing, ils fondirent sur l'adversaire comme un ouragan ; les
armes volèrent en éclats ; des deux côtés les blessés tombaient en grand
nombre ; mais les escadrons de Démétrios ne reculèrent pas. Les adversaires
se rallièrent pour le deuxième choc et s'élancèrent l'épée nue ; il s'engagea
un combat terrible, d'homme à homme : aucun ne céda ; les généraux des deux armées
étaient au milieu de la mêlée ; leurs paroles et leur exemple produisaient
des miracles de bravoure. Pour donner sans doute une tournure décisive à ce
combat de cavalerie qui s'agitait incertain, ordre fut donné de faire avancer
les éléphants : là Démétrios avait la supériorité sur son adversaire. C'était
un spectacle effrayant de voir ces animaux gigantesques arriver au trot en
faisant trembler le sol. Ils s'approchèrent de la palissade : une grêle de
flèches, de javelots, de pierres de fronde les couvrit en sifflant, eux,
leurs cornacs, leurs soldats montés ; les animaux ne coururent qu'avec plus
de violence ; tout à coup ils s'arrêtèrent l'un après l'autre en hurlant de
douleur et de rage ; c'étaient les pointes de fer des palissades qui
pénétraient dans les parties molles de leurs pieds ; de nouvelles décharges
de flèches et de pierres firent tomber plusieurs des cornacs : privés de
leurs guides, les animaux blessés couraient çà et là, augmentant la confusion
de la manière la plus désastreuse. Bientôt la redoutable ligne d'attaque des
éléphants fut en pleine débandade ; la plupart des animaux furent pris par
les adversaires et le gros de la ligne de cavalerie ouverte à l'attaque des
Égyptiens victorieux. Déjà plusieurs des escadrons tournaient bride pour fuir
; c'est en vain que Démétrios, avec ceux qui tenaient encore autour de lui,
tenta de rétablir la bataille. On ne nous dit pas ce que fit la phalange de
l'infanterie dans ce moment critique, quels ordres elle reçut, ni si elle
tenta de couvrir la retraite à laquelle Démétrios se vit forcé. Tout en
reculant, il rallia les cavaliers, et c'est dans le meilleur ordre, en rangs
serrés, que les escadrons se retirèrent par la plaine jusqu'à Gaza ; ils
virent se joindre à eux les hoplites, tous ceux du moins qui avaient mieux
aimé jeter leurs armes que de se rendre. Le champ de bataille, les morts et
les blessés furent abandonnés à l'adversaire ; au coucher du soleil, les
débris de l'armée vaincue remontèrent vers Gaza et longèrent les remparts de
la ville, qu'il n'était plus possible de garder. Un corps de cavaliers entra
en toute hâte dans la ville pour sauver les bagages de l'armée pendant cette
retraite générale ; la quantité de bétail et de voitures, de valets
d'équipages et d'esclaves qui se pressaient vers la porte avec bruit et
désordre, permit à l'ennemi, avant que la porte fût fermée ou la route
barrée, de pénétrer tout à coup dans la ville, dont il s'empara ainsi que de
presque tous les bagages.
Démétrios avait fui plus loin sans s'arrêter ; vers minuit,
il fit halte à Azotos, à près de sept milles du champ de bataille[52]. Ses pertes
étaient énormes et son armée complètement anéantie : près de 8.000 hommes,
plus des deux tiers de son infanterie, s'étaient rendus prisonniers ; les
autres avaient jeté leurs armes et perdu leurs bagages ; près de 5.000 hommes
étaient tombés, et parmi eux notamment le noyau de la cavalerie, la plupart
des « amis », et le stratège Pithon. D'Azotos Démétrios envoya demander aux
vainqueurs un armistice pour ensevelir ses morts. Ptolémée lui fit répondre
qu'il pouvait les enterrer, et lui renvoya ses amis prisonniers, ses
serviteurs, sa cour et ses bagages : il ajouta que ce n' était pas pour ce
prix qu'il combattait contre Antigone, mais parce que ce dernier n'avait pas
partagé, selon les traités, avec ses alliés ce qui avait été conquis pendant
la guerre faite en commun contre Perdiccas et contre Eumène, et qu'ensuite,
en dépit du renouvellement de leur traité, il avait dépouillé Séleucos de Babylone
de sa souveraineté ; pour lui, en faisant la guerre, il n'avait pas eu
d'autre but que d'appuyer par la force des armes toutes ces justes exigences,
dont Antigone n'avait pas daigné tenir compte ; il félicitait du reste le
jeune général de la bravoure avec laquelle il s'était battu, et il éprouvait
une satisfaction particulière de ce que l'issue de la journée l'avait mis en
état de donner à son adversaire une prouve de son estime, en lui renvoyant ce
qui lui appartenait et ceux qu'il aimait le plus parmi les prisonniers.
Démétrios accueillit ce message, qui était tout à fait conforme à la
courtoisie militaire de l'époque, en répondant dans le même sens : qu'il
espérait ne pas rester longtemps le débiteur du noble Lagide et priait les
dieux de lui donner bientôt une occasion de lui rendre la pareille[53].
Dès qu'il eut enseveli ses morts, Démétrios se hâta de
quitter les régions méridionales de la Syrie, dans lesquelles il ne lui était pas
possible de se maintenir avec ce qui lui restait de soldats en état de
combattre ; il envoya des courriers à son père pour lui annoncer la défaite
de Gaza et lui demander de nouvelles troupes. Il se retira lui-même le long
de la côte phénicienne, envoya l'Olynthien Andronicos à Tyr, avec ordre de
tenir la ville à tout prix ; puis il courut lui-même à Tripolis, y fit venir
des places fortes de Cilicie et de la Syrie supérieure toutes les troupes qui n'y
étaient pas indispensables, enrôla le plus grand nombre possible de
mercenaires, se procura des armes et des provisions et exerça les nouvelles
troupes avec le plus grand soin. Sa première défaite ne l'avait rien moins
que découragé ; il semblait qu'elle n'eût été pour lui qu'une leçon, et
qu'elle l'eût fait passer subitement de la folle témérité de la jeunesse à la
sage réflexion et à l'énergie de la virilité.
Ptolémée, de son côté, après la bataille de Gaza, avait
envoyé les prisonniers de guerre en Égypte, avec ordre de les répartir dans
les nomarchies du pays[54]. La Syrie lui était ouverte ;
la retraite de l'adversaire lui livrait la Palestine et la plus
grande partie de la
Phénicie. Il avança sans retard avec son armée victorieuse
: la plupart des villes lui ouvrirent volontairement leurs portes ; il en
força d'autres à capituler. Sidon se rendit aussi ; seule la forte ville
insulaire de Tyr était encore aux mains de l'ennemi. Ptolémée établit son
camp en face de la ville ; il fit sommer de se rendre le commandant,
Andronicos d'Olynthe, en lui promettant une riche récompense et les plus
grands honneurs s'il entrait à son service. Andronicos répondit qu'à aucun
prix il ne trahirait la cause d'Antigone et de Démétrios ; c'était un procédé
indigne, disait-il, que de lui faire cette proposition ; il n'y avait qu'un
homme comme Ptolémée, un homme ayant lui-même honteusement manqué à la bonne
foi, qui pût attendre des autres une conduite semblable. Mais la nouvelle de
la défaite de Gaza, de la complète dissolution de l'armée et des progrès de
Ptolémée en Syrie et en Phénicie, avait découragé la garnison de Tyr :
lorsque le bruit se répandit que la ville ne serait rendue en aucun cas, il
éclata une émeute formelle ; c'est à grand'peine qu'Andronicos put échapper
et gagner le rivage, où les avant-postes égyptiens s'emparèrent de lui et le
conduisirent devant Ptolémée. Le prisonnier s'attendait, après avoir refusé
la reddition en termes si offensants, à être aussitôt puni de mort ; mais
Ptolémée eut assez de grandeur d'aine ou d'esprit politique pour ne pas faire
la moindre allusion à ce qui s'était passé : il lui dit qu'il se réjouissait
de ce que sa bonne fortune lui avait amené un général si renommé, et qu'il
s'efforcerait de lui faire oublier, par des honneurs et des distinctions, le
malheur qui l'avait arraché à des intérêts défendus par lui avec tant de
fidélité et d'intelligence[55]. Il sut avec une
douceur égale gagner la population du pays syrien ; les enfants d'Israël
notamment s'attachèrent à lui, et beaucoup d'entre eux émigrèrent en Égypte ;
il se fit un partisan fidèle du grand prêtre Hézékias, personnage d'une grande
expérience et vénéré de tous[56].
Après la chute de Tyr, Ptolémée, selon toute apparence,
continua de remonter la côte de Phénicie, tandis que Démétrios se retirait
vers la Syrie
supérieure et même jusqu'en Cilicie[57] : l'intérieur du
pays ne pouvait opposer aucune résistance aux Égyptiens ; la route de Babylone
était libre. Séleucos savait combien les Babyloniens lui étaient dévoués, et
combien ils, étaient hostiles à la cause d'Antigone. Le satrape établi par
Antigone avait péri à la bataille de Gaza ; le pays était occupé par des
troupes peu nombreuses ; il n'y avait personne dans le voisinage qui_ pût les
assister, vu que dans les provinces supérieures l'opinion était mal disposée
pour Antigone. Le résultat normal de la grande victoire semblait devoir être
le retour de Séleucos dans sa satrapie ; il était en droit d'espérer, lors
même qu'il arriverait avec une faible escorte, que la province se soulèverait
en sa faveur : il pria Ptolémée de lui donner un petit corps de troupes, afin
que la révolution pût s'accomplir plus vite et plus sûrement. Ptolémée lui
donna 800 hommes d'infanterie et environ 200 cavaliers ; il ne pouvait lui en
donner davantage sans s'affaiblir, au moment où il s'attendait à être attaqué
par Antigone : si l'opinion à Babylone était telle que Séleucos l'espérait,
ce corps de troupes suffisait amplement ; s'il échouait, la perte ne serait
pas trop sensible[58].
Séleucos, avec sa petite troupe, traversa la Syrie, franchit l'Euphrate
et s'avança vers la
Mésopotamie ; à mesure qu'on approchait du moment décisif,
ses fidèles commençaient à s'inquiéter ; leur nombre était si petit, ils
avaient si peu d'argent et de provisions de guerre, tandis que, du côté de
ceux contre qui ils allaient lutter, il y avait une telle supériorité de
combattants, d'armes, de magasins, tant d'alliés au près et au loin. Séleucos
les encourageait, et, à plus d'un point de vue, elles sont caractéristiques
les paroles qu'on lui prête d'après une tradition qui remonte à Hiéronyme. Il
ne convient pas, disait-il, à de vieux soldats, à des vétérans d'Alexandre,
que le grand roi a distingués par ses louanges et ses honneurs, de ne se
confier qu'au nombre des soldats et aux moyens financiers ; l'expérience et
l'intelligence ont une bien plus grande valeur. Alexandre n'est-il pas
lui-même la preuve qu'avec de petits moyens on peut faire de grandes choses ?
quant à lui, il était plein d'espoir ; il ne se fiait pas seulement à la
justice de sa cause et à ses forces, quoique petites par le nombre, mais la
volonté des dieux lui avait plus d'une fois fait pressentir ce que la destinée
lui réservait. L'Apollon de Milet l'avait salué du nom de roi ; Alexandre
s'était approché de lui en songe et lui avait prédit sa puissance future :
n'était-ce pas du reste un présage significatif que d'avoir ramassé à la nage
le diadème du roi, enlevé de sa tète par un coup de vent dans le lac des
Tombes royales, et d'en avoir ceint sa propre tête ? Sans doute, il y aurait
bien des fatigues, bien des dangers à surmonter, mais les grandes choses ne
se font jamais sans peine ; il était aussi certain du succès quo du
dévouement de ses fidèles. Mais ce qui faisait encore plus d'effet que ces
discours, c'était la sérénité et l'affabilité de Séleucos ; il s'entendait à
gagner d'une façon absolue l'amour et le respect de ses hommes, et tous ses
compagnons étaient prêts à vaincre ou à mourir avec lui[59].
A Carre déjà, à quelques journées de marche après
l'Euphrate, il réussit à gagner la garnison macédonienne qui l'occupait ; il
força par les armes d'autres postes à se soumettre et à le suivre. Aussitôt
qu'il fut entré sur le territoire babylonien, beaucoup des plus riches
habitants vinrent au-devant de lui et s'attachèrent à lui, en lui offrant
tous les services qu'il pourrait leur demander ; chaque jour voyait
s'augmenter le nombre de ceux qui accouraient à lui ; le peuple l'acclamait comme
un libérateur, et il reçut de tous côtés des preuves de l'attachement le plus
passionné et des secours de toute nature ; parmi les fonctionnaires de la
province, Polyarchos passa de son côté avec plus de mille mercenaires. Les
partisans qu'Antigone avait dans la ville ne pouvaient déjà eus arrêter le
mouvement général ; ils se réfugièrent dans la citadelle, où commandait
Diphilos. Séleucos la prit d'assaut, délivra ses amis, ainsi que les enfants
des notables qu'Antigone y avait transportés comme des otages devant lui
assurer la fidélité du pays ; il les rendit à leurs parents. La prise de la
citadelle était l'anéantissement du parti d'Antigone. Séleucos se hâta de
recruter des troupes, d'acheter des chevaux et de les distribuer dans les
différents services : les Babyloniens l'aidèrent avec ardeur ; c'était comme
s'il s'agissait de protéger les droits et les prétentions d'un souverain
légitime universellement adoré[60].
Cependant Nicanor, le stratège des satrapies supérieures[61], à la nouvelle
de l'invasion de Séleucos, avait réuni une armée de plus de 10.000 hommes
d'infanterie et 7.000 cavaliers de la Médie, de la Perse et des autres pays voisins ; il franchit
avec elle les montagnes au plus vite, afin de sauver Babylone pour le parti
d'Antigone. Séleucos n'avait pas plus de 3.000 fantassins et 400 cavaliers ;
il n'en marcha pas moins au-devant de l'ennemi en franchissant le Tigre :
lorsqu'il apprit que Nicanor n'était éloigné que de quelques jours de marche,
il cacha ses troupes dans les marais du bord du fleuve, dans l'espoir qu'il
pourrait de là surprendre son adversaire à l'improviste. Nicanor s'approcha
du Tigre et campa dans le voisinage d'un château royal, et, comme il ne
trouva pas trace d'ennemis, quoiqu'il eût été averti qu'ils avaient passé le
fleuve, il fut convaincu que ceux-ci s'étaient retirés devant ses forces
supérieures. Dans la nuit, Séleucos sortit tout à coup de son embuscade : il
trouva le camp des ennemis mal gardé el le surprit. Les troupes de Nicanor
combattirent dans la plus grande confusion ; le satrape Évagros de Perse et
d'autres chefs tombèrent[62] ; en peu
d'instants, l'armée de Nicanor fut dispersée, et ses soldats passèrent par
troupes nombreuses du côté de Séleucos : détesté de tous, craignant toujours
d'être livré, Nicanor, accompagné d'un petit nombre de fidèles, chercha son
salut dans la fuite. Les provinces supérieures étaient ouvertes au vainqueur
: la haine contre l'oppression d'Antigone et de ses partisans, que la Médie, la Perse et la Susiane avaient supportée
pendant quatre ans, lui facilita ses succès ultérieurs ; ce fut avec joie que
les satrapes s'attachèrent à un maître dont la bonté et la justice étaient
célébrées au loin[63]. Ils sentaient,
et Séleucos avec eux, que, pour être vraiment roi, il ne lui manquait plus
que le titre[64].
Pendant ces événements d'Orient, qui ont dû occuper à peu
près l'hiver de 312/1, la guerre avait recommencé dans les pays de la Syrie. A la suite de la
bataille de Gaza, Démétrios s'était retiré de la Syrie ;' il avait mis tout
son zèle à reconstituer à nouveau son armée : sitôt qu'il se crut assez fort,
il partit pour attaquer la
Syrie supérieure. A la nouvelle de son approche, Ptolémée
envoya vers l'Oronte une armée considérable, sous le Macédonien Cillès, un
des amis ; il espérait que ce mouvement
suffirait pour obliger son adversaire, encore sous le coup de sa récente
défaite, à se retirer de la
Syrie, ou bien, s'il n'évacuait pas aussitôt le pays, pour
l'isoler de façon à ce qu'il pût être pour la seconde fois complètement détruit.
Cillès était en marche, et déjà à peu de distance de Démétrios ; ce dernier
apprit par des espions que l'armée égyptienne se reposait près de Myonte[65], qu'elle gardait
mal son camp, et qu'une attaque imprévue devait être d'un effet décisif.
Aussitôt Démétrios, laissant derrière lui les bagages et les hommes trop
pesamment armés, partit à la tète de ses autres troupes. Après une marche
forcée de toute une nuit, il se trouva à l'aurore dans le voisinage du camp ;
le petit nombre de sentinelles fut facilement massacré, le camp forcé et
occupé avant que les ennemis fussent réveillés, et Cillès, sans avoir
combattu davantage, fut contraint de se rendre prisonnier avec toute son
armée : 7.000 hommes et un très riche butin tombèrent ainsi entre les mains
de Démétrios ; ce n'était pas beaucoup moins que ce qu'il avait perdu
lui-même à Gaza. Il avait donc honorablement réparé son échec devant cette
ville. Les pertes de l'ennemi et la gloire de cette entreprise si hardie,
couronnée d'un si grand succès, lui causèrent moins de satisfaction que
l'occasion qu'il y trouva de prendre sa revanche du message et de l'envoi du
Lagide après la bataille de Gaza. Avec l'assentiment de son père, qui l'avait
laissé entièrement libre de faire de ses prises ce que bon lui semblerait,
Démétrios renvoya à Ptolémée Cillès et les autres amis qui étaient parmi les
prisonniers, avec de riches présents et une lettre où il le priait d'accepter
tout cela comme un témoignage de sa reconnaissance et de son estime. Comme il
craignait que Ptolémée ne marchât immédiatement contre lui avec toute son
armée, il concentra la sienne dans une position qui était couverte par des
marais et des étangs : il envoya des exprès à son père pour lui annoncer sa
victoire et le prier d'envoyer le plus vite possible une armée en Syrie ; le
mieux serait qu'il pût venir lui-même avec toutes ses forces ; il était
possible maintenant de regagner tout ce qu'on avait perdu en Syrie[66].
Antigone était en Phrygie avec son armée : c'est sans
doute à cause de la guerre de Syrie qu'il avait renoncé au projet de passer
en Europe, comme il y avait songé l'hiver précédent ; du moins, à la nouvelle
de la bataille de Gaza, il eut pour un instant le dessein de marcher vers la Syrie, afin de montrer au
satrape d'Égypte qu'autre chose était de vaincre des
enfants, autre chose de lutter avec des hommes ; les prières de son
fils, qui le supplia de lui laisser le commandement, l'avaient décidé
jusqu'alors à rester. Il était à Célænæ quand il reçut la nouvelle de la
victoire de son fils : sa joie fut extraordinaire ; l'enfant
est digne d'un royaume, dit-il aux amis. Il eut bien vite concentré
son armée, et, en peu de jours, elle était en marche pour franchir le Taurus
; bientôt le père fut dans le camp de son fils et les deux armées réunies en
une seule, ce qui constituait une force extrêmement importante.
Informé-de ces événements, Ptolémée convoqua en conseil de
guerre les commandants et les amis ; il leur annonça que l'ennemi avait
pénétré en Syrie avec-des forces supérieures ; la question était de savoir
s'il valait mieux l'attendre et assurer en Syrie même la possession de cette
province par une bataille décisive, ou s'il fallait retourner en Égypte et
attendre l'ennemi sur le Nil, comme du temps de Perdiccas. L'avis général fut
que c'était trop tenter le hasard que de combattre, dans un pays nouvellement
conquis, une armée supérieure en nombre, commandée par Antigone, un général
constamment heureux, et qu'il valait mieux se retirer en Égypte, où, favorisé
par les lieux, par les provisions réunies en grande quantité dans le pays,
par l'inondation du Nil qui commençait, on pourrait attendre de pied ferme
l'attaque des ennemis. L'évacuation de la Syrie fut résolue : on rappela les garnisons ;
on rasa les forteresses les plus importantes, notamment Ake, Joppé, Gaza ; on
ramassa le plus possible de contributions en or et en nature, et, dès
l'automne, la Syrie
fut évacuée par les troupes égyptiennes[67].
Antigone s'avança derrière elles et reprit sans peine les
contrées récemment perdues. Il avait certainement l'intention d'aller
attaquer Ptolémée en Égypte ; mais l'exemple de Perdiccas pouvait lui
enseigner avec quelle prudence il fallait opérer contre ce pays si
merveilleusement protégé par la nature : le chemin à travers le désert qui
sépare la Syrie
de l'Égypte offre déjà des difficultés innombrables et ne peut être traversé
qu'avec des préparatifs exceptionnels, notamment à cause du manque d'eau
potable[68]
; à supposer qu'une armée eût franchi heureusement ces obstacles, les
opérations militaires rencontreraient de nouvelles et plus grandes
difficultés sur un terrain coupé de mille façons et facile à inonder. Il
'semble qu'Antigone ait eu le dessein ou bien de trouver pour attaquer
l'Égypte un chemin tout nouveau, qui lui permit d'éviter, si c'était
possible, les difficultés du Delta, ou bien de s'assurer au moins, pour
traverser le désert, tous les avantages que pouvait lui procurer la
soumission des tribus arabes du voisinage.
Ces tribus arabes, que les anciens désignent sous le nom
de Nabatéens, habitaient les pays entièrement incultes qui s'étendent entre
la nier Rouge et le golfe Arabique ; ils vivaient à l'état nomade, sans
domicile fixe, les uns en faisant paître leurs troupeaux, les autres en
pillant les routes ou les frontières de la Syrie, d'autres encore en transportant à dos de
chameau sur les marchés de la
Syrie, de l'Arabie et de l'Égypte, de l'encens, des épices,
des marchandises de l'Inde et de l'asphalte qu'ils recueillaient sur la mer
Morte. Leur pays est presque entièrement dépourvu d'eau ; ils n'avaient pour
eux et leur bétail que celle des citernes : ils étaient riches du produit de
leur commerce et de leurs rapines, braves, libres, et menaient une vie Patriarcale,
comme aujourd'hui encore les fils du désert. Antigone résolut d'essayer une
attaque contre eux : lors même qu'elle n'aurait pas d'autres résultats, elle
servirait au moins à protéger pour l'avenir les frontières de la Syrie reconquise, qu'ils
avaient si souvent désolée ; une attaque bien conduite promettait aussi un
butin considérable ; en cas de plus grands succès, on attrait peut-être
l'occasion de prendre possession du pays jusqu'à la pointe de la mer Rouge et
de gagner les antiques et célèbres ports d'Ezéon-Geber et d'Allant, les
entrepôts du commerce du Sud avec la
Syrie ; dans l'éventualité la plus favorable, ces contrées
ouvriraient peut-être une voie plus commode pour attaquer l'Égypte ou
permettraient tout au moins d'échelonner de l'eau et des provisions sur la
route ordinaire. Dans tous les cas, en attaquant ces tribus de Bédouins, on
ne ferait pas une chose inutile et on ne s'exposerait pas à une perte de
temps, puisqu'en cette saison, celle de l'inondation du Nil, on ne pouvait
rien entreprendre contre l'Égypte. Aussi Antigone décida-t-il qu'Athénæos, un
des amis, se mettrait en route contre les Nabatéens avec 4.000 hommes
d'infanterie légère et 600 cavaliers. C'était juste au moment d'une grande
fête des Arabes, fête à laquelle affluaient de loin et de près les tribus
pour apporter et chercher des marchandises, comme à une grande foire ; aussi
la plupart des Nabatéens — toute la tribu ne comptait que 10.000 hommes —
étaient-ils venus là, laissant leurs biens, leurs vieillards, les femmes et
les enfants dans la contrée montagneuse de Pétra, que la nature et l'éloignement
semblaient rendre un asile sûr, sans autres fortifications : elle était à
deux journées de marche des dernières agglomérations de leurs voisins
sédentaires ; c'est dans cette contrée montagneuse, dans cette Pétra, que
s'éleva plus tard la ville de ce nom, la métropole de l'Arabie Pétrée[69]. Athénæos marcha
en toute hâte dans cette direction : partant de l'Idumée, il y arriva en
trois jours et trois nuits[70], au milieu de la
nuit, s'empara de cette région rocheuse, fit prisonniers une partie des gens
qu'il y trouva, massacra les autres ou les laissa blessés sur le sol, prit
des monceaux d'encens et de myrrhe et près de 500 talents d'argent ; peu
d'heures après, pour ne pas attendre le retour des Arabes, il se hâta de
revenir et établit son camp à cinq milles plus loin.
Cependant les Nabatéens absents avaient appris cette
incursion, et, quittant aussitôt le marché, ils étaient retournés dans leurs
montagnes. Ayant appris des blessés ce qui s'était passé, ils s'étaient mis
en toute hâte à la poursuite d'Athénæos ; ils virent bientôt venir à eux
quelques-uns des leurs qui, faits prisonniers, s'étaient enfuis du camp ; ils
rapportèrent que tous étaient plongés dans un profond sommeil et que,. se
croyant en sûreté, ils avaient presque entièrement négligé de garder le camp.
A la troisième veille, les Nabatéens, forts d'environ 8.000.hommes,
atteignirent le camp, y pénétrèrent sans peine, égorgèrent beaucoup de
soldats dans les tentes, réduisirent en peu de temps les autres qui, s'armant
à la hâte, avaient essayé de résister ; les Arabes massacraient avec
l'acharnement de la vengeance, et l'on dit qu'il n'échappa que 50 cavaliers,
la plupart blessés. Les Nabatéens rentrèrent chez eux avec leurs biens, ceux
des leurs qui avaient été pris et un riche butin. De là ils envoyèrent un
message à Antigone, dans lequel ils lui écrivaient qu'ils n'étaient pas
responsables de l'événement ; qu'attaqués par un corps de troupes, ils
avaient été dépouillés de leurs biens ; qu'ils n'avaient fait que reconquérir
ce qui était à eux, et que la mort de leurs pères, de leurs frères et de
leurs enfants, les avait forcés à remplir le devoir de la vengeance. Antigone
leur répondit qu'ils n'avaient fait qu'user de leur droit ; qu'Athénæos avait
entrepris son acte de brigandage de son propre mouvement et sans qu'il y eût
part lui-même ; qu'il désirait voir rétablir et se maintenir la bonne entente
qui avait régné entre eux et lui. Il espérait, par ces assurances, rassurer
les Arabes de manière à pouvoir les vaincre plus facilement ; mais eux, de leur
côté, défiants et circonspects comme le sont ces tribus, tout en feignant la
confiance, ils ne négligèrent aucune mesure de prudence afin d'être prêts à répondre
à une nouvelle attaque[71].
Antigone laissa s'écouler un certain temps, jusqu'au moment
où il put croire que les Nabatéens étaient tout à fait rassurés ; il choisit
alors dans son armée 4.000 hommes d'infanterie légère, exercés à une marche
rapide, et un peu plus de 4.000 cavaliers ; il leur ordonna de.se munir pour
plusieurs jours de vivres qu'on pouvait apprêter sans l'aide du feu et confia
le commandement de l'expédition à son fils Démétrios, avec la mission de
punir les Arabes de toutes les manières possibles. Démétrios traversa le
désert trois jours durant, espérant que les Barbares ignoraient son approche
; mais les Arabes avaient placé sur les parties élevées du désert des
sentinelles qui, dès qu'elles s'aperçurent de l'arrivée des ennemis,
informèrent les tribus par des feux. Les Nabatéens, persuadés que l'ennemi
allait paraître avec des forces supérieures, se hâtèrent d'aller déposer
leurs biens à Pétra, où une certaine place, assise sur un rocher entouré
d'obstacles invincibles et accessible d'un seul côté, par une montée
artificielle que défendait une garnison suffisante, leur semblait être tout à
fait sûre ; les autres se dispersèrent de différents côtés dans le désert,
avec les hommes, les chevaux et le butin qu'ils avaient pris en dernier lieu
et partagé entre eux. Démétrios arriva à Pétra ; il tenta aussitôt une
attaque contre le rocher, mais les Arabes le défendirent avec une bravoure
héroïque : les pentes abruptes ne purent être escaladées, malgré plusieurs
tentatives qui se renouvelèrent jusqu'au soir. Lorsque l'attaque fut reprise,
le lendemain, les défenseurs du rocher ouvrirent des négociations ; ils ne
demandaient qu'à vivre libres et en sécurité dans le désert, et étaient prêts
à faire à l'ennemi de riches cadeaux, s'il voulait arrêter les hostilités.
Là-dessus Démétrios se retira en effet de Pétra, avec quelques-uns des anciens
de la tribu, afin de délibérer ; il accepta environ 700 chameaux, qui
pouvaient être considérés comme une sorte de tribut, et leur accorda la paix[72], à condition
qu'ils lui céderaient à l'avenir l'exploitation de l'asphalte de la mer
Morte, que les Égyptiens ne pouvaient se procurer que par cette voie pour
l'embaumement de leurs momies ; après cela, il reçut leurs otages, conduisit
ses soldats en une seule marche de presque huit milles jusqu'à la mer Morte,
et de là rejoignit le gros de l'armée.
Antigone ne fut pas satisfait de la paix conclue par son
fils : selon lui, les Barbares, voyant qu'ils s'en étaient tirés à si bon
compte, n'en deviendraient que plus audacieux, et ils regarderaient comme une
faiblesse l'indulgence du vainqueur. Il approuva pourtant sans réserve la
stipulation concernant l'exploitation de la mer Morte et remercia son fils
d'avoir ainsi procuré à l'empire des ressources nouvelles : il décida aussi
qu'Hiéronyme de Cardia dirigerait la récolte de l'asphalte et prendrait les
mesures nécessaires pour l'exploitation du lac. L'affaire n'eut cependant pas
de suites heureuses ; dès que les premières barques parurent sur le lac pour
la pêche de l'asphalte, les Bédouins, forts de près de 6.000 hommes,
accoururent et massacrèrent les pêcheurs. Antigone aurait bien voulu châtier
cette violation de la paix, mais des affaires nouvelles et plus graves
absorbèrent toute son attention. Le véritable but de la campagne contre les
Nabatéens était manqué[73].
On pouvait être vers la fin de l'année 312 lorsqu'arriva
de la Haute-Asie
un message du stratège Nicanor, annonçant que Séleucos était arrivé à
Babylone avec quelques troupes ; que la population de la ville et du pays
s'était déclarée pour lui ; qu'il avait chassé sans grand'peine les
fonctionnaires et les garnisons laissés dans le pays par Antigone ; que ses
progrès étaient rapides ; que, même dans les pays de l'Asie supérieure,
l'opinion était hostile à Antigone et que sa puissance en Orient était en
danger : il ajoutait que lui-même avait déjà réuni une armée, qu'il
s'apprêtait à la conduire sur le Tigre, et que, s'il était possible de
menacer Séleucos du côté de l'ouest, il ne doutait pas que Babylone ne pût
être reconquise au plus tôt. Le danger était grand en effet ; depuis quatre
ans, Antigone luttait contre les potentats d'Occident sans avoir obtenu de
grands succès ; maintenant surgissait sur ses derrières un ennemi actif, qui
devait être plus dangereux pour lui que Cassandre, Lysimaque et Ptolémée
ensemble, s'il ne réussissait pas à l'écraser complètement et à ramener les
affaires de l'Orient dans leur état normal. Antigone donna l'ordre à son fils
Démétrios de partir sans retard pour Babylone avec 5.000 Macédoniens, 10.000
mercenaires et 4.000 cavaliers ; de ramener au plus tôt à l'obéissance le pays
et la ville, pendant que Nicanor occuperait Séleucos du côté de l'Orient ; de
prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer une possession aussi
importante ; enfin de revenir à la côte dans un délai déterminé. Démétrios se
mit aussitôt en route, en partant de Damas.
Cependant, comme il a été dit, Séleucos avait déjà attaqué
et complètement battu Nicanor ; après avoir donné à Patroclès le commandement
dans Babylone, il s'était mis en marche, avec son armée toujours
grandissante, vers les provinces supérieures ; il avait pris possession de la Susiane, de la Médie et de la Perse ; il se préparait à
marcher contre les satrapies encore plus éloignées et à les soumettre. Tout
cela ne fit que hâter la marche de Démétrios, et il se croyait d'autant plus
sûr d'un rapide succès lorsqu'il franchit l'Euphrate. Quand Patroclès fut
informé de son approche, sachant que ces forces n'étaient pas suffisantes
pour résister à une telle attaque, il ordonna à tous les partisans de
Séleucos de quitter la ville et de se réfugier ou bien au delà de l'Euphrate,
dans les déserts de l'Arabie, ou bien de l'autre côté du Tigre, dans la Susiane, ou sur la mer
Persique ; lui-même resta avec les troupes dont il disposait, s'établit
fortement dans le centre de la satrapie, contrée sillonnée par des fossés,
des canaux et des bras des fleuves, espérant par des surprises arrêter l'élan
de l'ennemi et attendre du secours de Séleucos, vers lequel il avait aussitôt
envoyé des émissaires en Médie. Démétrios, en arrivant, trouva la ville de
Babylone abandonnée et les deux citadelles occupées seules par les troupes de
Séleucos. Il réussit à prendre d'assaut l'une d'elles, qu'il abandonna à ses
troupes pour la piller ; l'autre résista à ses assauts répétés. Comme le
temps pressait, il laissa à Archélaos, l'un des amis, 5.000 hommes
d'infanterie et 1.000 cavaliers, pour occuper la citadelle conquise et pour
continuer le siège de l'autre : quant à lui, il parcourut le pays avec le
restant de ses forces, le pillant et le. dévastant ; puis il revint à marches
forcées en Syrie[74].
Sur les événements qui vont suivre, les renseignements
dont nous disposons offrent de grandes lacunes. Diodore seul nous donne
quelques détails très insuffisants. Il dit : L'année
suivante (311), Cassandre, Ptolémée et Lysimaque firent la paix avec
Antigone ; le traité portait que Cassandre serait stratège en Europe jusqu'à
la majorité du fils de Roxane ; que Lysimaque serait maître de la Thrace ; que Ptolémée
posséderait l'Égypte avec les villes voisines de la Libye et de l'Arabie ;
qu'Antigone règnerait sur toute l'Asie ; enfin que les États grecs seraient
autonomes[75]. Ces quelques
mots sont tout ce qui nous a été transmis sur la fin de complications si
grandes et si importantes : quant à la manière dont le résultat a été obtenu,
dont tel ou tel détail a été réglé à la satisfaction de tous, quant à l'état
réciproque de force ou d'épuisement des belligérants à la fin de la lutte,
toutes ces questions et d'autres encore restent sans réponse ; c'est à peine
si par voie d'hypothèse on peut résoudre quelques-unes des difficultés.
On est en peine de savoir d'abord qui avait demandé cette
paix et qui l'avait accordée. Aussi bien Antigone que les alliés avaient plus
perdu que gagné dans cette guerre de quatre années. Ptolémée avait perdu la Syrie ; Cassandre, la plus
grande part de son influence en Grèce, toute l'Épire, tout le Péloponnèse et
toutes les villes de la mer Ionienne ; Lysimaque, paraît-il, n'était pas
rentré en possession des côtes du Pont-Euxin, et Séleucos, qui avait remporté
à Babylone de si rapides succès, se voyait, par l'invasion hardie de
Démétrios, repoussé de son pays à peine reconquis vers les satrapies de
l'Extrême-Orient. Encore plus grandes étaient les pertes d'Antigone : quand
il avait commencé la guerre, il était maître de tout l'Orient, avec les
forces duquel il avait espéré s'annexer toutes les possessions de l'immense
empire d'Alexandre en Occident ; et maintenant, après une lutte de quatre
années, après avoir mis en œuvre des ressources immenses et fait des efforts
surhumains, qu'avait-il gagné ? Il n'avait pas même conservé avec ses limites
primitives l'Asie-Mineure, et cela au prix de combats répétés ; en Grèce, il
ne lui restait guère plus qu'une influence douteuse ; il possédait encore la Syrie et une flotte qui
n'était pas encore supérieure à la flotte égyptienne, mais l'Orient était
perdu, ou du moins ne pouvait être reconquis que par une nouvelle guerre. Si
Antigone, comme il semble, devait désirer la paix en Occident, afin de
pouvoir de Babylone reconquise soumettre de nouveau les satrapies lointaines
des régions de la
Haute-Asie, comment ses adversaires, particulièrement
Ptolémée, pouvaient-ils accepter une paix avec des conditions rien moins que
favorables, dans un moment où la situation de l'Orient semblait aussi
favorable que possible à la continuation de la guerre ? La puissance de
l'Égypte était encore presque intacte ; Séleucos, que la défaite de Nicanor
avait rendu maître des provinces supérieures, pouvait accourir sur le Tigre
avec des forces importantes ; il lui était facile alors de culbuter la
garnison laissée par Démétrios, d'autant plus facile, que Démétrios, par ses
dévastations en Babylonie, n'avait fait qu'exalter la haine générale dont son
père et lui étaient l'objet, car il avait donné pour ainsi dire la preuve
qu'il ne s'agissait pour lui que d'abandonner le pays à l'ennemi en le
mettant dans l'état le plus misérable possible[76]. Dans le cas où
Antigone eût été alors attaqué à la fois du côté de l'Égypte et de
l'Euphrate, ou que ces mouvements eussent été le moins du monde appuyés par
la flotte égyptienne, par Cassandre en Grèce et par Lysimaque sur
l'Hellespont, selon toute vraisemblance, le succès se serait décidé enfin
pour les coalisés, et ils auraient au moins obtenu une paix leur apportant
plus de gain que de perte. Si maintenant nous voyons un résultat tout opposé,
si les potentats d'Occident se hâtent de conclure une paix qui les force à
renoncer à de grands avantages et à, des prétentions encore plus grandes,
s'ils abandonnent par-dessus le marché Séleucos, leur audacieux allié, quand
on songe à l'obstination de Cassandre, à l'esprit de calcul et à
l'intelligence de Ptolémée, il est impossible qu'il ne faille pas chercher la
clef de l'énigme dans quelque circonstance impérieuse, dans quelque événement
inattendu.
Pourtant, il n'est pas fait mention d'un événement de ce
genre, et l'on n'ose hasarder des conjectures qui n'ont d'autre garantie que
la vraisemblance. Il y a dans nos sources une indication qui donne peut-être
plus qu'elle ne promet au premier abord : Démétrios, partant pour Babylone,
avait reçu l'ordre de se hâter de soumettre cette ville et de revenir
aussitôt sur la côte[77] ; et, en effet,
il revint dans le délai fixé avec la plus grande partie de son armée.
Pourquoi Antigone ne laissa-t-il pas son fils avec une armée aussi forte que
possible à Babylone, d'où pourtant on pouvait le plus facilement briser
d'abord le pouvoir renaissant de Séleucos, et reconquérir ensuite tout
l'Orient ? S'il fit revenir son armée, ce n'était ni pour épuiser les troupes
par des marches inutiles, ni pour abandonner Babylone. Antigone ne peut pas
avoir eu d'autre dessein que d'obtenir, par une puissante démonstration
contre l'Égypte, une paix séparée qui lui permettrait de reprendre avec une
nouvelle vigueur sa guerre contre l'Orient. Nos sources ne nous disent pas de
quelle nature fut cette démonstration, si Antigone menaça de se jeter sur
l'Égypte avec toute son armée, ni s'il s'approcha des frontières ennemies et
à quelle distance. Un renseignement, donné il est vrai en passant, nous
apprend que, cette année, le gouverneur Ophélas de Cyrène, poussé peut-être
par Antigone, se détacha de la domination égyptienne ; les années qui suivent
montreront qu'avec la Cyrénaïque il possédait assez de forces pour faire
des entreprises considérables[78]. Si Ptolémée
continuait la guerre, il allait être en même temps menacé du côté de Cyrène ;
d'après les derniers renseignements reçus de Babylone, il devait croire que
Séleucos était complètement anéanti et que Babylone avec tout l'Orient était
rentrée au pouvoir d'Antigone ; la
Syrie semblait irrévocablement perdue : on devait donc
s'attendre à voir Antigone attaquer l'Égypte avec des forces supérieures ;
une attaque simultanée du côté de Cyrène était à peu près certaine ; ses deux
alliés en Europe lui ayant été jusqu'ici de peu d'utilité, il pouvait croire
à l'impossibilité de continuer à supporter seul tout le fardeau de la guerre.
C'est pour cela qu'il conclut cette paix par laquelle il sacrifiait la Syrie[79], si importante
pour lui, abandonnait son allié, qu'il croyait anéanti, et reconnaissait le
jeune roi au nom duquel Antigone avait prétendu agir dès le début ; quant à
lui, if ne gagnait rien, sinon de maintenir sa situation à côté de la
puissance supérieure et redoutée d'Antigone et de frustrer son adversaire des
résultats qui avaient été le véritable but de cette guerre, commencée par lui
avec des espérances si ambitieuses. Il est douteux au plus haut point
qu'Ophélas de Cyrène ait été reconnu ; il est vraisemblable que la Pentapole fut appelée
à la liberté avec tous les États helléniques et abandonnée à elle-même.
Lysimaque et Cassandre adhérèrent naturellement sans plus de difficulté à la
paix, attendu qu'ils ne pouvaient se promettre à l'avenir aucun avantage
d'une guerre qui leur avait déjà coûté des pertes si considérables.
C'est ainsi que fut conclue une paix qui ne fit
qu'augmenter l'antagonisme des intérêts en présence, et qui ne rendit que
plus sensible à tous les yeux ce qu'il y avait de fictif dans l'état légal
restauré au sein d'un empire profondément ébranlé.
Antigone avait gagné sa puissante situation au nom de la
coalition qui s'était formée contre le gouverneur général Perdiccas et au
prix des luttes les plus pénibles contre Eumène, qui, au nom et par l'ordre
même de la maison royale, représentait l'unité de l'empire et le souvenir du
glorieux fondateur. Avant que la dernière guerre n'eût éclaté, il était maître
de l'Orient ; la stratégie était dans sa main une véritable souveraineté sur
les satrapies, qu'il distribuait à ses partisans partout où s'étendait sa
puissance immédiate ; c'est avec le poids d'une si grande puissance qu'il
entreprend de courber sous son autorité le petit nombre de chefs qui avaient
conservé à côté de lui leur indépendance, et de reconstituer effectivement la
monarchie d'Alexandre, qui n'existait que de nom. Le nom de l'enfant royal
lui donna le prétexte, la cession de Polysperchon établi comme administrateur
de l'empire lui donna le droit légal d'agir, au nom de l'empire unifié, contre
ceux qui songeaient à fonder leur puissance personnelle sur son démembrement.
En inaugurant sa lutte contre eux par le jugement de Cassandre, en faisant
prononcer par les Macédoniens de son armée la condamnation du bourreau de la
maison royale, il fit comprendre au monde entier qu'il voulait être reconnu
comme le représentant de l'empire. Mais cette guerre ne le conduisit pas à
son but : dans la paix qu'il conclut avec eux, il reconnaissait
l'indépendance territoriale des chefs de l'Égypte, de la Thrace, de la Macédoine, qu'il avait
voulu réduire à l'obéissance, et il abandonnait la stratégie de l'Europe à
celui qu'un jugement solennel de l'armée impériale avait mis hors la loi : le
fait d'avoir laissé l'enfant royal entre ses mains ensanglantées disait le
reste. On pourra discuter les motifs qui semblent l'avoir décidé et forcé à
la conclusion de la paix, mais une concession importante lui était faite dans
ces stipulations : avec la reconnaissance renouvelée du jeune Alexandre en
qualité de roi, il avait sauvé le principe de l'unité de l'empire et gardé un
droit considérable, celui de s'opposer aux progrès de l'indépendance
territoriale, non pas en vertu de sa satrapie de l'Asie, mais en vertu de la
cession de Polysperchon, qui avait fait passer entre ses mains les droits du
gouverneur général de l'empire ; et ces droits lui restaient, même sans une
stipulation formelle du traité de paix (nous
n'en connaissons pas de cette nature), aussi longtemps que le principe
de l'unité de l'empire subsistait par la reconnaissance du droit de l'enfant
royal.
Les trois chefs qui avaient conclu la paix avec lui n'en
étaient pas moins dans une situation que nous appellerons paradoxale, si l'on
nous passe cette expression. Ils avaient lutté de toutes leurs forces pour se
défendre contre le principe dont Antigone se prévalait et contre les droits
qu'il s'arrogeait d'après lui, mais ils n'avaient pu briser sa puissance ;
par cette paix, qui avait été à l'origine, semble-t-il, une paix séparée de
Ptolémée avec l'ennemi commun, ils avaient aliéné le meilleur de leur force,
la garantie mutuelle qui résultait de leur coalition, en abandonnant Séleucos
à sa destinée. De plus, Ptolémée, en sacrifiant la côte de Syrie, avait perdu
la plus grande partie de sa puissance maritime ; Cassandre, en accordant la
liberté des États helléniques, avait perdu une possession qui n'était pas
sans dangers, sans doute, mais pour trouver à la place un voisinage encore
plus dangereux ; et Lysimaque n'avait pas pu prendre paisiblement possession
des districts du Nord, à qui la guerre commençante avait donné le signal de
la défection. Tous les trois, alors qu'ils avaient pu se croire tout près de
s'assurer la complète indépendance de leurs possessions, étaient forcés de
reconnaître à nouveau la royauté, et Antigone, puissant comme il l'était,
trouverait dans le devoir de faire pleinement respecter l'autorité royale un
excellent prétexte pour susciter de nouvelles luttes. Il était évident que
cette paix renfermait les germes de nouvelles guerres. Bien plus, la paix
elle-même avait été faite, au moins d'un côté, en vue d'une guerre nouvelle :
il suffisait qu'elle éclatât sur un point pour devenir bientôt aussi générale
que celle qui venait de se terminer. Cette paix semblait remettre tout en
question.
Mais, en dehors de ces aliments fournis à un mouvement qui
allait se poursuivre, cette paix aboutissait néanmoins à un résultat qui
semblait avoir un caractère durable. Les belligérants avaient appris à se
connaitre comme autant de puissances indépendantes ; les différences
naturelles des différents pays devinrent visibles par des effets décisifs ;
c'était une première ébauche du développement de ces grands empires dans
lesquels devait se transformer la conquête d'Alexandre ; ce fractionnement,
qui se rattachait encore à des personnalités éminentes, commençait déjà à
prendre le caractère de divisions ethnologiques et géographiques, d'après
lesquelles leur politique commençait à se régler.
Le premier empire qui se dessine nettement est un empire
égyptien, dont la puissance dépend de la possession de la Syrie, de Cypre et de
Cyrène, et qui a déjà un centre rayonnant au loin dans cette Alexandrie
devenue si merveilleusement florissante. La Macédoine
semble revenir à son rôle naturel de puissance dominante en Europe : elle se
détourne de l'Orient, où s'esquissent déjà les contours fort nets d'une
monarchie de l'Asie antérieure. Entre les deux, une puissance intermédiaire
sur l'Hellespont, dont le centre passera plus tard de la Thrace à Pergame. A côté,
les États helléniques sur les deux rivages de l'Archipel, pour la première
fois appelés tous ensemble à la liberté ; c'est le malheureux territoire
neutre sur lequel se porteront de tous côtés les mouvements les plus
violents, le véritable champ de bataille où les différentes puissances se
rencontreront et recruteront leurs armées.
Ce n'est qu'en Orient que les masses ethnologiques forment
encore un écheveau inextricable : il se passera bien du temps avant qu'il s'y
établisse des divisions déterminées et durables ; là il s'agit même encore de
savoir à quelle personnalité se rattachera le développement de nouvelles
situations historiques.
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