Situation des satrapies orientales. - Pithon contre les satrapes. -
Eumène en Phénicie. - Expédition d'Eumène' du côté de l'Orient. - Eumène
allié aux satrapes. - Expédition d'Antigone en Orient. - Défaite d'Antigone
sur le Copratas. - Expédition d'Antigone en Médie. - Les alliés en Perse. -
Bataille dans la Parætacène.
- Les alliés dans leurs quartiers d'hiver. - La campagne d'hiver. - Complot
contre Eumène. - Bataille dans la Gabiène. - Eumène livré à Antigone. - Mort
d'Eumène. - Caractère d'Eumène. - Défection et mort de Pithon. - Soulèvement
des partisans de Pithon. - Antigone distribue les satrapies. - Antigone à Suse.
- Fuite de Séleucos. - Caractère d'Antigone. - Coup d'œil rétrospectif.
Les années suivantes sont remplies par des expéditions des
plus intéressantes : il s'agit de la domination sur les satrapies supérieures
; Eumène essaie d'y défendre la cause de la royauté contre le parti des
usurpateurs, au nom desquels Antigone le poursuit.
C'est le berceau de l'ancien empire médo-persique qui est
le théâtre de la lutte. Ce qui est remarquable, c'est que les peuples
eux-mêmes, à ce qu'il semble, restent complètement désintéressés de la lutte.
Sans doute, ils étaient redevables au nouveau régime qui leur était survenu
de maint progrès et de mainte amélioration ; ils étaient, par exemple, moins
écrasés par les levées militaires que jadis ; mais ce n'est certainement pas
ce motif qui les maintint dans l'obéissance.
Depuis la mort d'Alexandre, leurs rapports avec l'empire
étaient effectivement devenus différents de ce qu'avait voulu le roi. Depuis
qu'à la place du grand roi, les factions des grands dominaient l'empire, ils
n'étaient plus, aux yeux de ceux-ci et de leurs Macédoniens, que des Barbares
vaincus, un peuple conquis : leur dépendance était au moins aussi complète
qu'aux plus mauvais jours du gouvernement des satrapes perses. Ils n'avaient
aucune part, aucun droit, dans le règlement de ces grandes questions pour
lesquelles les stratèges et les satrapes luttaient les uns contre les autres
avec leurs armées, détruisant de leurs propres mains ce que leur grand roi
avait fondé, ruinant dans cette lutte et les formes et les forces qui leur
auraient permis d'arriver au but de leurs prétentions et de les asseoir sur
des bases solides. Il importait peu à ces gens, méprisés et exclus des
affaires, que leurs maîtres s'appelassent satrapes, stratèges, rois,
gouverneurs généraux ou autre chose. Si la puissance gréco-macédonienne
continuait à s'user ainsi dans des luttes sans cesse renaissantes, il
faudrait bien qu'un jour cette caste seigneuriale, si fière encore, revint
s'appuyer, en fin de compte, sur ceux mêmes qu'elle méprisait alors comme des
vaincus et des Barbares. Pour le moment, les sombres nuages qui passaient
bien haut au-dessus de leurs têtes éclataient en tempêtes et en ouragans
incessants, mais ces convulsions hâtaient d'autant le morcellement et la
transformation de l'empire, que le grand roi n'avait pas entendu fonder
exclusivement pour ceux qui se croyaient autorisés à le posséder comme un
butin ou à le partager.
Il était dans l'ordre des choses que ce mouvement se
prononçât en premier lieu dans les satrapies orientales. Les satrapes de ces
régions n'avaient pris pour ainsi dire aucune part aux luttes qui, durant les
premières années après la mort d'Alexandre, ébranlèrent tout l'Occident. Puis
la nomination de Philon comme stratège, nomination qui, comme nous pouvons le
supposer, n'était pas faite encore au partage de Triparadisos, amena un
changement sensible. Certainement, l'ambition de Pithon n'était pas
satisfaite de ce que, malgré le rôle qu'il avait joué lors de la chute de
Perdiccas, ses possessions antérieures n'eussent pas été agrandies dans ce
partage. Peut-être la stratégie des satrapies supérieures était-elle le prix
que lui offrait la coalition contre le nouveau gouverneur général, afin de
l'empêcher de prendre parti pour lui et pour Eumène. Dans les provinces
supérieures, il pouvait paraître absolument nécessaire de mettre le
commandement des forces militaires dans une seule main, afin que les satrapes
de ces provinces ne prissent pas prétexte de la cause royale pour se déclarer
contre la coalition et ne songeassent pas à acquérir un pouvoir indépendant,
comme Cassandre, Ptolémée et Antigone. C'était bien de ce côté que se
dirigeaient les pensées de Pithon, et on en avait vu la preuve dans les
mesures prises par lui à l'égard des garnisons des colonies orientales qui
retournaient au pays ; maintenant, la puissance royale et le gouvernement
général, qui avait à ce moment-là entravé ses projets, allaient déclinant, et
il était moins que jamais conforme à son orgueil et son intérêt de prendre
parti pour le Cardien et le fantôme de majesté royale qu'il représentait.
Comme, en sa qualité de stratège, Pithon disposait du commandement militaire
dans les provinces supérieures, il pouvait espérer y jouer le même rôle
qu'Antigone dans les provinces inférieures.
Au printemps de 318, au moment où Antigone venait
d'expulser les satrapes de Phrygie et de Lydie, où Eumène occupait la Cilicie, Pithon envahit
subitement la Parthie,
fit prisonnier le satrape du pays, Philippe, le livra au supplice et mit à sa
place son propre frère, Eudémos. La nouvelle de cet acte de violence
produisit une grande consternation chez les satrapes des provinces
supérieures ; ils devinèrent l'intention du stratège ; ils savaient qu'il
entendait agir comme ceux qui étaient déjà presque victorieux en Occident, et
qu'aucun secours ne pouvait leur venir de ce côté pour le moment. Ils se
coalisèrent donc pour résister de concert. Ainsi, Eudémos lui-même, qui avait
assassiné le vieux roi Porus et mis la main sur son royaume, partit en
campagne contre Pithon, dans l'automne de 318. Les coalisés réussirent à
vaincre le stratège dans une grande bataille rangée. Il abandonna la partie
en prenant la fuite, et chercha à se mettre en sûreté dans sa satrapie. Mais
bientôt il ne se crut plus en sécurité en Médie ; il courut en toute hâte à
Babylone, chez Séleucos, pour lui demander son assistance, lui promettant en
cas de succès de partager avec lui. Séleucos s'allia au stratège dans un
intérêt commun.
En Orient aussi, deux partis puissants se trouvaient
maintenant en présence : ils avaient cela de commun qu'ils visaient tous les
deux à conquérir une indépendance aussi complète que possible, les uns,
avides d'étendre leur domination sur ceux même qui avaient des droits égaux
aux leurs, adversaires du pouvoir royal et en rébellion ouverte contre lui,
les autres, alliés pour conserver leurs satrapies, n'étant pas plus attachés
que les premiers à la royauté au nom de laquelle ils avaient été institués,
mais forcés par les circonstances à la défendre et à la représenter. La seule
différence à noter entre la lutte qui surgit en Orient et le conflit engagé
en Occident, c'est qu'à l'Est, pour le moment, le parti royal a un avantage
marqué, tandis qu'à l'Ouest il est près de succomber.
A ce moment, Eumène n'était plus en Cilicie. Il avait su y
gagner le corps des argyraspides à sa cause et fait des enrôlements
considérables en puisant dans le trésor de Cyinda. Néanmoins, ses forces
n'étaient pas encore assez importantes pour qu'il pût se mesurer avec
Antigone. Celui-ci devait avoir l'intention de passer en Europe pour y
frapper un coup décisif. Eumène, pour l'en empêcher, avait besoin d'une
flotte considérable ; il lui fallait s'ouvrir des communications directes
avec la Macédoine
et la Grèce, et en tirer assez de troupes pour tenir tête
à Antigone, même sur le continent. La conduite de Ptolémée qui, au mépris du
gouvernement royal et en vertu de son pouvoir discrétionnaire, avait usurpé la Syrie, offrait aux
représentants de l'autorité royale un motif légitime d'intervention armée.
Eumène entra en Phénicie au printemps de 318, à peu près à l'époque où Polysperchon
se rendait en Grèce[1]. Il semble n'y
avoir rencontré aucune résistance. Comme Ptolémée tenait la mer avec les
vaisseaux des villes, Eumène ordonna d'en construire au plus vite de
nouveaux, de les équiper et de les tenir prêts à partir. Il espérait pouvoir
entrer dans les eaux de la Grèce avant le commencement de l'hiver, faire
sa jonction avec la flotte macédonienne, et assurer en peu de temps le
triomphe de la cause royale[2]. A la fin de
l'été, il avait réuni devant le promontoire de Rossos une flotte importante,
composée de vaisseaux phéniciens sur lesquels il avait fait transporter les
trésors, et le navarque Sosigène n'attendait plus qu'un temps favorable pour
partir. Alors on vit paraître une flotte voguant à pleines voiles, couverte
de guirlandes, de trophées et des éperons enlevés aux trirèmes capturées :
c'était la flotte d'Antigone, qui avait remporté tout récemment la victoire
en Propontide. Les équipages des vaisseaux phéniciens, apprenant ce qui
s'était passé, tombèrent sur les trésors, les pillèrent, et passèrent sur les
vaisseaux ennemis qui les emmenèrent au plus vite avec leur butin[3].
Antigone avait renoncé à passer en Europe, juste au moment
où la victoire de Byzance semblait lui en avoir ouvert le chemin ; il tenait
avant tout à rester maître de la mer. Les mouvements d'Eumène, peut-être
aussi l'idée que plus d'une province de l'Asie-Mineure n'attendait qu'une
occasion pour se révolter, les périls que Ptolémée pouvait redouter du côté
de la Cœlé-Syrie,
lui fournirent un prétexte pour différer, d'envoyer à Cassandre les secours
que celui-ci attendait. Sa flotte entra dans les eaux de la Cilicie, ayant soin de
se montrer avec son appareil triomphal dans le plus grand nombre possible de
ports, pour que les villes dont on se défiait perdissent toute idée de
révolte, et sa seule présence suffit à anéantir les projets maritimes
d'Eumène. Antigone en personne, après avoir, parait-il, remis le commandement
de l'Asie-Mineure au satrape de Carie, Asandros, partit des bords de
l'Hellespont, emmenant 20.000 fantassins et 4.000 cavaliers, l'élite de son
armée, pour marcher à la rencontre d'Eumène, le battre et l'écraser avant
qu'il n'eût eu le temps d'augmenter ses forces et d'étendre ses conquêtes[4]. Ceci se passait
vers la fin de l'automne 318.
Quand Eumène, privé de sa flotte, en vue de laquelle il
avait voulu se maintenir en Phénicie, apprit la marche d'Antigone, il
reconnut qu'il lui serait impossible de tenir la campagne dans l'état actuel
de ses forces ; ni lui ni l'empire n'avaient rien à gagner en Phénicie, où
tout le pays était contre lui : le parti le plus sage était d'abandonner à
son sort l'ouest de l'empire et de marcher vers l'est pour s'allier aux
satrapes qui, au nom de la royauté, s'étaient mis en guerre contre Pithon et
Séleucos, avec espoir d'entraîner peut-être aussi ces derniers contre
Antigone. Il traversa la
Cœlé-Syrie, gagna heureusement l'Euphrate, et, après avoir
repoussé avec succès une attaque subite des tribus nomades de cette région,
il passa le Tigre avec Amphimachos, satrape de la province, qu'il avait
rallié ; après quoi il établit ses quartiers d'hiver dans la contrée de Caræ,
à l'entrée des défilés de la
Médie du côté de l'ouest[5]. Il fit parvenir
aux satrapes des contrées supérieures les lettres royales[6] qui les plaçaient
sous ses ordres, et les prévint qu'il approchait pour se réunir à eux.
Séleucos et Pithon furent invités aussi à se joindre à lui, stratège de
l'Asie, pour défendre la cause de la royauté contre Antigone. Ceux-ci étaient
les plus près de lui ; ils répondirent qu'ils étaient au service de la
royauté et feraient leur devoir, mais qu'ils ne pouvaient reconnaître en
qualité de stratège celui qui avait été condamné à mort par les Macédoniens,
et encore moins obéir à ses ordres. C'est pourquoi ils invitaient Antigène et
les argyraspides à se rappeler le rang qu'ils occupaient dans l'armée, et à
donner l'exemple en refusant l'obéissance au Gardien. Leur appel ne trouva
pas d'écho. Lorsque l'hiver fut passé et les troupes reposées, Eumène
descendit vers le Tigre et vint camper à trois cents stades de Babylone[7], d'une part pour
effrayer Séleucos et Pithon, d'autre part, pour continuer à travers ces
riches contrées sa marche vers Suse, car les pays qu'il laissait derrière lui
étaient complètement épuisés. A l'entrée des défilés de la Perse, il espérait faire
sa jonction avec les satrapes des provinces supérieures, sur lesquels il
croyait pouvoir compter après leur rupture avec Pithon, et s'assurer des
trésors qui étaient encore en dépôt dans la ville ; enfin, favorisé par le
terrain, il comptait pouvoir résister à l'armée d'Antigone, qui le suivait
déjà derrière l'Euphrate. Il fit donc réunir tous les bâtiments qui se
trouvaient sur. le fleuve, et tout préparer pour le passage.
A ce moment, deux trirèmes et beaucoup de barques de
rivière, restes de la flotte construite à Babylone en 323, arrivèrent en
descendant le courant[8]. En nième temps,
quelques troupes de cavalerie se montraient sur la rive opposée. Les
bâtiments accostèrent sur le point choisi pour le passage ; ils amenaient
Séleucos et Pithon. Ceux-ci invitèrent encore une fois les Macédoniens à se
détacher d'Eumène ; ils s'adressèrent tout particulièrement à Antigène, lui
promettant monts et merveilles, lui rappelant les trésors déposés dans sa
satrapie de Susiane, et lui montrant la victoire prochaine d'Antigone qui
allait bientôt arriver. Ne trouvant nulle part d'écho, ils se dirigèrent en
amont, vers un ancien canal dont l'entrée supérieure était obstruée, et
coupèrent le barrage[9]. En peu de temps,
la partie basse du rivage où se trouvait le camp d'Eumène fut complètement
inondée et toute l'armée en danger d'être submergée. C'est avec peine, et non
sans avoir perdu des hommes et du matériel, que les troupes gagnèrent les
hauteurs des environs. Ils attendirent ainsi jusqu'au lendemain matin ; puis
le gros de l'armée fut passé sur l'autre rive, sur' trois cents canots, sans
que la cavalerie ennemie osât les arrêter. Le plus grand danger du moins,
celui d'être coupé, était passé. Cependant Eumène ne voulait pas sacrifier
les bagages qui se trouvaient encore sur l'autre rive, car cette perte aurait
pu mécontenter le corps si riche des argyraspides et changer leurs
dispositions. Les habitants du pays se déclarèrent prêts à indiquer une place
où l'on pouvait, sans grande dépense de travail, boucher le canal et laisser
l'eau s'écouler. Eumène fit donc retourner les Macédoniens sur la rive
opposée, et ce travail s'exécuta rapidement ; le pays fut de nouveau libre et
praticable ; la route de Babylone était ouverte à l'armée. Séleucos pouvait
craindre qu'Eumène ne marchât sur la ville pour se venger ; il désirait voir
sa satrapie hors de danger[10] et l'armée
ennemie s'éloigner le plus vite possible. Il fit donc proposer à Eumène un
armistice, lui offrant tous les secours possibles pour passer le fleuve. En
même temps, il envoyait des courriers à Antigone, qui était en Mésopotamie avec
son armée, pour le prier d'accélérer sa marche, disant que les satrapes des
provinces supérieures étaient déjà en route pour se réunir à Eumène, qu'il
lui avait été impossible d'arrêter celui-ci dans le pays de Babylone, et
qu'il fallait absolument le battre avant qu'il n'eût fait sa jonction avec
les satrapes.
Cependant Eumène avait passé le fleuve, et, pour faire
vivre son armée plus facilement, il marchait sur Suse en trois colonnes. Il
avait envoyé aux satrapes des provinces supérieures, qui lui avaient sans
doute fait parvenir leur acquiescement, l'invitation pressante[11] de descendre
dans la Susiane
pour se joindre à lui. Ces satrapes étaient encore réunis avec des forces
importantes[12].
Peucestas avait 3.000 hommes d'infanterie armés à la macédonienne, 600
cavaliers grecs et thraces, 400 cavaliers perses, en outre 10.000 archers qui
se tenaient en Perse tout prêts à marcher. Tlépolémos de Carmanie disposait
de 1,500 fantassins et 700 cavaliers ; Sibyrtios d'Arachosie, de 1.000
fantassins et 600 cavaliers[13]. Androbazos,
qu'Oxyartès avait envoyé de Paropamisos, avait 1,200 hommes d'infanterie et
400 cavaliers ; Stasandros d'Asie, ses propres troupes et les troupes
bactriennes, soit 1.500 fantassins et 1.000 cavaliers : enfin Eudémos avait
amené de l'Inde 3.000 fantassins, plus de 700 cavaliers[14] et 125
éléphants. Tous, d'un accord unanime, avaient remis le commandement suprême à
Peucestas de Perse, déjà nommé plus haut, un ancien garde du corps
d'Alexandre, qui le tenait en haute estime, celui de tous les satrapes qui
avait montré le plus d'habileté à manier ses sujets asiatiques et qui avait
su le mieux se les attacher. Se rendant à l'appel d'Eumène, les satrapes
descendirent dans la Susiane
et firent leur jonction avec l'armée d'Eumène, qui, avec les troupes
d'Amphimachos de Mésopotamie, comptait 15.000 hommes, la plupart fantassins
macédoniens, et 2.800 cavaliers[15].
Les forces militaires réunies au nom de la royauté étaient
assez importantes ; mais les satrapes, enorgueillis par la victoire qu'ils
venaient de remporter et gâtés par l'exercice du pouvoir absolu dans leur
province, n'étaient pas disposés à reconnaître Eumène comme le stratège nommé
par les rois pour leur commander ; ils voulaient être ses alliés, non ses
subordonnés. A l'arrivée des troupes alliées, une assemblée générale fut
immédiatement convoquée pour décider cette question. On discuta avec beaucoup
de vivacité, pour savoir qui aurait le commandement en chef. Peucestas
pouvait faire valoir qu'il avait commandé jusqu'à ce moment l'armée de la Ligue et qu'il n'y avait
aucun motif de changer cet état de choses ; d'ailleurs, cette place lui
appartenait, à cause de sa dignité de garde du corps d'Alexandre et du
contingent supérieur en nombre qu'il fournissait. Antigène déclara que la
décision de cette question revenait à ses Macédoniens, qui avaient soumis
l'Asie avec Alexandre, qui pouvaient se glorifier justement d'être le premier
corps de toutes les armées de l'empire, et qui, s'ils n'avaient pas pour eux
le nombre, étaient l'élite et la seule force macédonienne de toute l'armée
réunie. Lorsque d'autres avis eurent été exprimés, comme la surexcitation des
esprits atteignait un point dangereux, Eumène exposa un avis raisonnable,
disant qu'il fallait veiller surtout à ce que la discorde ne livrât point la
victoire à l'ennemi ; il fallait à tout prix s'entendre, sinon c'en était
fait de tous : il proposait donc de ne remettre le commandement en chef à
personne en particulier, et conseillait, comme cela s'était déjà fait dans
l'armée royale qui venait de la côte, que les satrapes et les chefs de
l'armée se réunissent tous les jours en conseil dans la tente royale ; on
agirait conformément aux résolutions prises par le conseil de guerre[16]. Sa proposition
recueillit l'approbation de tous. Eumène pouvait espérer qu'il aurait en fait
le commandement suprême sous cette forme, qu'il dirigerait avec son habileté
ordinaire les votes du conseil, et que ses talents éprouvés de général lui
assureraient la direction des opérations militaires. De plus, en vertu des
lettres royales qu'il put exhiber, les trésoriers de Suse lui ouvrirent à lui
seul les trésors de cette ville, ce qui le mit en état de payer d'avance aux
Macédoniens la solde de six mois et de donner à Eudémos de l'Inde un présent
de 200 talents, soi-disant pour l'entretien des 425 éléphants. Tandis que
chacun des autres chefs ne disposait que de ses propres troupes, Eumène
espérait s'assurer, avec les Macédoniens et les éléphants d'Eudémos, une
force qui, au cas olé l'on tenterait de revenir sur les résolutions prises,
lui donnerait une supériorité marquée.
Pendant que ceci se passait dans le camp des alliés,
Antigone, sur l'invitation pressante de Séleucos, avait quitté ses quartiers
d'hiver en Mésopotamie, dans l'espoir de pouvoir encore atteindre Eumène
avant qu'il n'eût opéré sa jonction avec les satrapes. En apprenant que déjà
tous ses ennemis étaient réunis, il avait suspendu sa marche pour reposer son
armée, qui pouvait être épuisée en effet par des marches continuées sans
interruption depuis l'Asie-Mineure, et pour enrôler de nouvelles troupes.
Une diversion dangereuse faillit être faite à ce moment
contre lui en Asie-Mineure. Les partisans de Perdiccas, Attale, Docimos,
Polémon, Philotas, Antipater et quelques autres, vaincus en 320 et retenus
prisonniers depuis lors dans une forteresse de Phrygie, avaient trouvé l'occasion
de rompre leurs fers, de s'emparer de la place et d'y faire venir des
troupes. Ils pensaient déjà à sortir, à appeler aux armes leurs anciens
partisans et à se frayer un chemin vers la Susiane ; mais ils furent cernés trop
rapidement par les garnisons les plus voisines. Cependant Docimos réussit à
s'échapper, au cours des négociations qu'il avait engagées avec Stratonice,
épouse d'Antigone ; mais il fut bientôt repris. Les autres, retranchés dans
la forteresse, se défendaient vaillamment contre le nombre des assiégeants ;
ils finirent cependant par succomber, après un siège de quatre mois[17].
Vers le mois de mai 317[18], Antigone quitta
la Mésopotamie,
rallia dans la Babylonie
les troupes de Séleucos et de Pithon, auxquels s'était joint Néarque,
l'amiral d'Alexandre, passa le Tigre et marcha droit sur Suse.
Là, au camp des alliés, ne régnait pas précisément le
meilleur esprit. Les satrapes, habitués depuis la mort d'Alexandre à se
conduire par leur propre volonté et suivant leurs intérêts, tous brouillés
entre eux et rivaux les uns des autres, cherchaient avant tout la faveur des
Macédoniens, les accablaient de toutes les flatteries imaginables, leur
offraient à tout moment des banquets et des fêtes avec sacrifices, leurrant
la foule, comme les démagogues dans une démocratie, avec des présents, des
louanges et des familiarités. Bientôt le camp ne fut plus qu'une vaste
auberge, où l'on se livrait aux orgies les plus dissolues. Les soldats, de
joyeuse humeur, se réunissaient chaque fois devant la tente de celui qui leur
faisait le plus de largesses, l'accompagnaient comme une garde d'honneur, en
disant que c'était bien là l'homme qu'il fallait, que celui-là était un
véritable Alexandre. Alors arriva la nouvelle qu'Antigone était proche avec
une grande armée. Les fêtes cessèrent comme par enchantement ; on prit les
armes, et les yeux se tournèrent vers Eumène, comme le seul qui fût à la
hauteur du commandement. On s'empressa d'exécuter ce qu'il conseillait ou
ordonnait. Comme l'armée alliée, bien que supérieure en nombre, comptait
beaucoup moins de Macédoniens que l'armée ennemie, peut-être aussi pour
augmenter par un mouvement en arrière les craintes et par là même
l'obéissance des troupes et la soumission de leurs chefs, Eumène, au lieu de
faire marcher l'armée de Suse sur l'ennemi, la fit reculer jusqu'aux
montagnes des Uxiens, après avoir recommandé à Xénophilos, commandant de la
forteresse de Suse, de ne s'engager d'aucune manière avec l'ennemi, de lui
interdire l'accès des trésors et de repousser toute offre de négociations. Il
conduisit lui-même l'armée à quelques journées de marche dans la direction du
S.-E., au pied des contreforts d'où descend le Pasitigris[19]. Ce fleuve, dont
la largeur moyenne va jusqu'à mille pas, est si profond que les éléphants ont
peine à le traverser à gué, et, sur une grande étendue, il n'y avait point de
ponts. Le plan d'Eumène était de prendre position derrière le fleuve et de le
garnir de troupes dans toute sa longueur, pour attendre ainsi l'ennemi. Comme
les troupes n'étaient pas assez nombreuses pour établir partout des postes
importants, Eumène et Antigène invitèrent le satrape Peucestas à faire venir
ses 10.000 archers. Tout d'abord, celui-ci s'y refusa, disant qu'on avait pas
voulu lui donner le commandement en chef et qu'on devait se tirer d'affaire
comme on pourrait. Mais, d'une part, les représentations d'Eumène, qui lui
montrait qu'en cas d'échec sa province serait la première envahie par les
vaincus et les vainqueurs, et que sa satrapie serait en danger aussi bien que
sa vie si Antigone remportait la victoire, d'autre part, l'espoir secret que,
si les troupes déjà en ligne recevaient un appoint aussi important, il lui
serait facile de prendre d'autorité le commandement suprême, tout cela le
décida à promettre ce qu'on lui demandait. Grâce aux postes placés à courts
intervalles, à portée de la voix, et qui s'étendaient jusqu'à la capitale
perse, l'ordre de faire descendre les 10.000 archers arriva en un jour à
Persépolis, située à trente journées de marche,
et les renforts demandés arrivèrent.
Cependant Antigone avait atteint Suse avec ses alliés ; il
avait nommé Séleucos satrape de la province, et, comme Xénophilos refusait de
livrer le château-fort et les trésors, il laissa des troupes en nombre
suffisant pour l'assiéger. Lui-même, avec le reste de l'armée, se mit à la
poursuite de l'ennemi. La route à travers là plaine de la Susiane était
extrêmement difficile, car on était au plus fort de l'été, vers le moment où
la canicule se lève : beaucoup de gens dans l'armée, qui n'étaient pas
accoutumés à de telles fatigues, succombèrent. Les marches de nuit même,
l'eau et les provisions que l'on avait en aussi grande abondance que
possible, ne furent pas d'un grand secours[20]. Ce n'est qu'en
sacrifiant beaucoup d'hommes et de bêtes de somme qu'on atteignit enfin le
Copratas, affluent occidental du Pasitigris. L'ennemi campait à deux milles
environ en arrière du fleuve. Antigone fit faire halte sur le Copratas,
laissa reposer ses troupes et prit ses dispositions pour le passage. Le
fleuve, large de 200 pas seulement, a un courant très violent : impossible de
le traverser sans bateaux ou sans ponts. L'ennemi avait, autant qu'il l'avait
pu, détruit les moyens de transport. Cependant Antigone réussit à réunir un
certain nombre de barques, avec lesquelles on passa un corps de trois mille
Macédoniens qui avaient l'ordre d'élever sur la rive opposée des
retranchements avec fossés ; ainsi couvert, le reste de l'armée devait suivre
peu à peu. Dès qu'ils eurent abordé, quatre cents cavaliers les suivirent
pour protéger les travaux de défense. En outre, 6.000 hommes environ de
cavalerie légère passèrent encore le fleuve sur différents points et se
répandirent dans les environs, soit pour fourrager, soit pour observer les
mouvements possibles de l'ennemi. Pendant qu'on prenait ces mesures sans
attirer l'attention des chefs ennemis, même de ceux qui se trouvaient le plus
à proximité, Eumène avait appris par ses émissaires l'approche de l'ennemi.
Aussitôt, à la tête de 4.000 hommes d'infanterie et de 4,400 cavaliers, il
avait passé le pont du Pasitigris pour marcher en toute bâte sur le Copratas.
La cavalerie légère dispersée dans la campagne prit aussitôt la fuite, et les
400 cavaliers n'osèrent pas non plus résister à des forces aussi nombreuses :
les gens de pied essayèrent de tenir, mais bientôt ils durent céder devant
l'attaque impétueuse de l'ennemi ; ils se replièrent sur la rive et se
jetèrent dans des barques qui, surchargées, ne tardèrent pas à sombrer.
Beaucoup périrent ainsi : très peu échappèrent. Près de 4.000 hommes se
rendirent à l'ennemi. Antigone, sur la rive opposée, assistait à cette scène,
sans pouvoir porter secours aux siens.
Ce dénouement malheureux de la première rencontre avec l'ennemi,
qui avait coûté à Antigone près du quart de son armée et notamment beaucoup
de cavaliers, l'impossibilité d'offrir une nouvelle bataille à un ennemi
maintenant supérieur en nombre ou de lui tenir tête dans ce pays pauvre en
ressources, d'ailleurs fort épuisé déjà et rendu très malsain par les ardeurs
excessives du soleil, forcèrent Antigone à battre en retraite sur Badaca[21]. Les privations
et la chaleur emportèrent encore dans cette marche un grand nombre de soldats
; le camp d'Antigone était rempli de fiévreux, d'hommes découragés et
mécontents. A Badaca, il accorda plusieurs jours de repos à l'armée. Son plan
était de se jeter dans la
Médie. Il espérait, par cette démonstration dans les
provinces supérieures, inquiéter les satrapes sur le sort de leurs domaines
et les décider à retourner en hâte chez eux. Ainsi affaibli, Eumène pourrait
être facilement abattu, et les satrapes isolés auraient été obligés de se
soumettre. Antigone savait qu'il y avait encore à Ecbatane de riches trésors,
qui pouvaient lui être d'une grande utilité précisément dans les circonstances
actuelles ; enfin l'alliance avec Pithon, dont le parti en Médie était sans
doute devenu plus fort depuis l'invasion des satrapes, semblait promettre un
heureux succès.
Pour aller en Médie, deux routes s'ouvraient à l'armée ;
l'une, à travers les plaines de Nysa et la région des défilés de Bagistane[22], était, il est
vrai, commode et sans danger ; mais il lui eût fallu retourner sur ses pas,
par les plaines brûlantes de la
Susiane et de la Sittacène, pour arriver à l'entrée des défilés.
Pendant les quarante jours de marche qui séparaient d'Ecbatane, il eût été
facile à l'ennemi de prendre les devants. L'autre route offrait encore plus
d'inconvénients. Elle traversait une région dépourvue de tout, le pays des
Cosséens, qui, quoique soumis par Alexandre, continuaient comme par le passé
leur vie de brigandage. Elle était resserrée, impraticable, dominée par des
rochers et des pics, de façon que les indigènes pouvaient barrer le passage
même à l'armée la plus considérable. Néanmoins Antigone se décida pour
celle-ci, vu qu'on y était à l'abri de la chaleur et qu'on pouvait arriver
par là en Médie en moins de temps. Pithon lui conseilla d'acheter aux
Cosséens le droit de passage : il méprisa ce conseil, comme indigne de lui et
de son armée. Il décida donc que l'élite des peltastes, puis les archers et
les frondeurs, avec la moitié de toutes les troupes légères, sous les ordres
de Néarque, formeraient l'avant-garde et occuperaient les défilés et les
gorges : l'autre moitié devait gravir les hauteurs dominant la route et les
occuper pendant le passage de l'armée. Lui-même conduisit le gros des troupes
et donna à Pithon le commandement de l'arrière-garde. Néarque prit les
devants et occupa quelques hauteurs et défilés : mais la plupart des
positions, et les plus importantes, étaient déjà barrées par l'ennemi. C'est
avec les plus grands efforts et au prix de pertes considérables qu'il réussit
à les forcer. Il laissa, il est vrai des postes bordant la route ; mais, au
fur et à mesure qu'Antigone suivait, l'ennemi, qui connaissait le terrain,
avait déjà partout occupé des hauteurs plus élevées, d'où il faisait rouler
des troncs d'arbres et des quartiers de roche sur le passage de l'armée ; ou
bien il apparaissait soudain dans une fissure dé rochers et tirait de là sur l'ennemi.
Là il ne fallait pas songer à se défendre. Souvent les corps des hommes
tombés obstruaient l'étroit sentier ; les chevaux et les éléphants
s'abattaient dans ce terrain difficile, et beaucoup d'hoplites succombèrent
aux fatigues d'une montée aussi rapide. Cette marche à travers les montagnes
dura neuf jours, et c'est avec de grandes pertes que l'armée atteignit enfin
la Médie[23].
Les troupes d'Antigone étaient épuisées, découragées et
irritées contre leur général, disant qu'en quarante jours à peine il leur
avait causé un triple malheur ; d'abord la marche à travers la contrée
brûlante, puis la défaite sur le Copratas, et en dernier lieu ce désastre
dans le pays des Cosséens. Si l'ennemi arrivait maintenant, c'en était fait
d'eux. Antigone s'efforça, avec toute la prudence possible, de maîtriser ces
mauvaises dispositions de son armée. Des paroles affables et consolantes,
dans lesquelles il savait mettre un charme particulier, de grands
approvisionnements qu'il fit venir, enfin la ferme confiance du général dans
sa fortune et le succès final, rendirent bientôt aux troupes leur premier
entrain et leur assurance. Pithon fut envoyé pour réunir dans toute la
satrapie autant de cavaliers, de chevaux de guerre et de bestiaux que
possible. En peu de temps, il fut de retour au camp avec 2.000 cavaliers,
plus de 1.000 chevaux tout harnachés, un nombre immense de bestiaux[24], et enfin un
convoi d'argent de 500 talents, tiré des trésors royaux d'Ecbatane. Les
escadrons de cavalerie fuient alors complétés et remontés, les bestiaux partagés
aux différents corps, les nouvelles troupes exercées, les armes mises en
état, et tout fut préparé pour la reprise des hostilités.
Dans l'armée ennemie, après la victoire sur le Copratas,
quand on apprit qu'Antigone se dirigeait vers la Médie, de graves
dissentiments éclatèrent au sein du conseil de guerre sur la direction des
opérations : Eumène, Antigène et les autres, qui étaient venus de la côte,
étaient d'avis qu'il fallait marcher en avant sans tarder, couper Antigone de
ses provinces occidentales et les envahir, car elles seraient facilement
conquises en l'absence de l'armée et du commandant en chef. La route de la Macédoine serait alors ouverte ; on pourrait se
réunir aux rois et à leur armée, et les troupes royales seraient assez fortes
alors pour écraser les autres ennemis de la royauté. A cela les satrapes de la Haute-Asie
objectèrent que leur pays, laissé sans défense pendant ces mouvements,
deviendrait infailliblement la proie d'Antigone ; qu'en outre, cette
expédition vers l'Ouest serait longue et exposée à des hasards impossibles à
prévoir ; qu'enfin Antigone les inquiéterait sur leurs derrières. En le
coupant de ses provinces, ils seraient à leur tour coupés des leurs : le
succès d'une telle expédition était douteux, même avec les meilleures chances
de succès, vu que le parti d'Antigone était puissant en Asie-Mineure et que
sa flotte et celle de Ptolémée barreraient le passage du côté de l'Europe.
Ils étaient donc d'avis qu'il fallait écraser l'ennemi avant qu'on cessât de
le craindre : on ne devait pas le poursuivre pendant qu'il s'acheminait à
travers les montagnes vers la
Médie, mais rebrousser chemin en Perse, pour qu'il ne les
surprit pas en descendant des provinces supérieures. Eumène comprit
parfaitement qu'il ne pouvait lutter contre la voix de l'égoïsme, ni gagner
les satrapes à ses plans hardis et d'une exécution absolument sûre. Il lui
semblait encore moins opportun de se séparer d'eux dans le moment, pour
exécuter ce plan à lui seul avec ses troupes : même s'il avait pu compter sur
la victoire, les satrapes auraient été vaincus par l'ennemi ou auraient passé
de son côté, auquel cas ils auraient augmenté extraordinairement sa puissance
et l'auraient mis à même de partir pour l'Occident avec de nouvelles forces.
Il se rangea donc à l'avis des satrapes, et l'armée se rendit des rivages du
Pasitigris à Persépolis en vingt-quatre journées de marche, en passant par
les défilés de la Perse.
Elle campa dans la riche vallée du Boundemir. Peucestas le
satrape s'efforça de rendre aux troupes macédoniennes leur séjour dans sa
province aussi agréable que possible. Il paraissait plutôt le riche et
gracieux amphitryon d'un grand banquet militaire que l'un des sept généraux.
Par ces procédés, il espérait gagner les bonnes grâces de l'armée, autant
qu'il en avait besoin pour réaliser ses vastes convoitises. Ce qu'il y eut de
plus splendide, ce fut une grande fête accompagnée de sacrifices qu'il donna
en l'honneur des dieux Philippe et Alexandre. On traça quatre cercles : le
cercle extrême, de 3.000 pas de circonférence, occupé par les mercenaires,
les étrangers et les troupes alliées, enveloppait un second cercle de 2.400
pas, réservé aux argyraspides et aux hétœres de l'infanterie, qui avaient
combattu sous Alexandre. Ce cercle en enfermait un troisième de 1.200 pas
pour les capitaines, les amis et les stratèges non compris dans les cadres,
et les hétœres de la cavalerie. Enfin, au centre, le quatrième cercle, de 600
pas de tour, contenait les autels des dieux et des deux rois. Ces autels
étaient entourés de tentes de feuillages, ornées de tentures précieuses,
garnies de. coussins et de tapis pour les officiers supérieurs, stratèges,
hipparques, satrapes, et pour quelques Perses de distinction. Le grand
sacrifice terminé, des banquets furent servis dans les dits cercles ; on fit
une chère exquise : c'est avec tout le luxe d'un souverain de l'Orient que le
satrape traita la foule et la combla de présents ; les assistants portaient
aux nues le mérite de l'excellent et généreux prince[25].
Le prudent Eumène ne pouvait manquer de deviner
l'intention du satrape et de s'apercevoir de l'impression favorable que sa
manière d'agir avait faite sur les troupes. Il devait craindre qu'enlacés
dans les pièges artificieux du satrape, les soldats ne lui confiassent le
commandement en chef, comme il l'avait exercé dans la campagne contre Pithon.
Si l'ennemi avait été à proximité, l'armée serait bientôt revenue à son
général éprouvé : mais, dans les loisirs et les plaisirs du camp, cette foule
étourdie ne réfléchissait pas plus loin. Déjà les amis de Peucestas, parmi
lesquels le satrape de l'Arachosie se faisait remarquer par son zèle,
parlaient de concentrer de nouveau le commandement dans une seule main ; ils
rappelaient la haute estime où Alexandre tenait Peucestas, ses grands mérites
et ses droits légitimes au commandement en chef. Eumène observait tout cela :
il fallait agir avant qu'il ne fût trop tard. Il montra des lettres écrites
en syriaque, qu'il prétendait avoir reçues d'Oronte, satrape d'Arménie et ami
de Peucestas. Ces lettres rapportaient que la reine Olympias s'était rendue
d'Épire en Macédoine avec son petit-fils, le jeune roi, qu'elle avait écrasé
ses ennemis et s'était assurée de l'empire. Cassandre était non seulement
vaincu, mais mort : Polysperchon était parti avec les éléphants et l'élite
des troupes en Asie pour combattre Antigone, et on l'attendait déjà en
Cappadoce[26].
Ces lettres furent communiquées à plusieurs satrapes et commandants. Personne
ne douta de leur authenticité, et en effet elles disaient vrai au fond ; car,
dans l'été de 317, la reine Olympias était bien retournée en Macédoine.
Soudain le camp se remplit de ces nouvelles et des espérances qu'elles
faisaient naître. On attendait l'armée royale ; toute la situation parut prendre
une face nouvelle. Eumène était à présent l'homme tout-puissant par
l'entremise duquel on pouvait attendre honneurs et avancement. On se courba
sous l'autorité du stratège royal, qui détenait entre ses mains le droit de
récompenser et de punir. Peucestas lui-même, ainsi que les autres
commandants, s'empressa de protester de son dévouement au stratège qu'ils
avaient souvent traité avec si peu de déférence. C'était bien ce que
souhaitait Eumène : alors, pour faire sentir sa supériorité, et aussi pour
les intimider par un exemple de rigueur énergique, il cita devant un tribunal
macédonien le satrape Sibyrtios d'Arachosie, qui avait entretenu des
relations particulièrement intimes avec Peucestas. En même temps il envoyait
une troupe de cavaliers chez les Arachosiens pour confisquer les riches
bagages du satrape, qui, condamné à mort par les Macédoniens, réussit à
grand'peine à s'échapper. Cette initiative prompte et hardie d'Eumène
produisit l'effet désiré. La discipline et l'ordre reparurent rapidement :
lui-même, une fois assuré de l'autorité pleine et entière, après avoir montré
qu'il était résolu à s'en servir sans ménagements, ne tarda pas à traiter
tout le monde avec sa bonté accoutumée et à se montrer surtout aimable pour
le satrape Peucestas, qui devait se tenir pour averti par la chute de
Sibyrtios. Eumène, qui ne pouvait se passer de lui pour la campagne
prochaine, à cause des forces importantes dont il disposait, sut le gagner à
sa cause par des présents et des promesses. Sous prétexte que les fonds de
guerre étaient épuisés, il leva sur les satrapes et les commandants des
contributions importantes, au nom du roi. Chacun d'eux s'estima heureux de
rendre service au tout-puissant stratège et de gagner sa faveur. Les 400
talents qu'Eumène réunit de cette façon n'étaient pas seulement d'un grand
secours pour l'entretien de l'armée, mais ils attachaient encore les intérêts
des puissants créanciers à sa personne et les obligeaient à soutenir de tous
leurs efforts un homme et une cause à laquelle ils avaient confié une si
forte somme[27].
Eumène se trouvait ainsi de nouveau en possession d'un
pouvoir considérable et presque absolu. Ce qu'il y a d'extraordinaire chez
cet homme, c'est que, toujours en lutte avec les événements, il sait
constamment les dominer, et que, entouré de dangers pressants qui se
succèdent sans discontinuer, il emploie avec plus de vigueur et plus
d'habileté ses talents inépuisables. Il alliait la réflexion la plus mesurée,
qui ferme et de sang-froid guette le moment favorable, à la hardiesse prompte
et décisive qui exécute ensuite rapidement, sûrement et avec un plein succès
les mesures nécessaires, la patience et l'abnégation à la vigueur et
l'énergie : c'est un véritable Ulysse. C'est de plus un excellent général, le
plus illustre peut-être qui se soit formé à l'école d'Alexandre le Grand. Ce
qui le caractérise, ce n'est pas précisément cette vigueur héroïque du grand
roi, ni la noblesse chevaleresque de Cratère, ou cette persévérance obstinée
qui assura toujours à Antipater le dernier mot et l'avantage décisif ;
c'était plutôt sa façon calme d'attendre, tout prêt à agir au moment
favorable, puis l'action soudaine portée sur le point décisif, action bien
calculée et logique, qui décidait du cours ultérieur de la lutte. Aucun
peut-être des généraux d'Alexandre ne comprit comme lui l'art des mouvements
stratégiques et les combinaisons de la grande guerre.
Il devait trouver bientôt l'occasion de montrer ses
aptitudes. La nouvelle arriva à Persépolis (on
pouvait être dans l'automne de 317) qu'Antigone avait quitté la Médie avec une armée
considérablement renforcée, et qu'il marchait sur la Perse. L'armée
alliée, se mit aussitôt en route : le second jour, on donna encore aux
troupes une grande fête avec sacrifices, où Eumène les harangua encore une fois,
les exhortant à la bravoure, leur recommandant la discipline la plus sévère
et leur promettant une heureuse issue de la campagne dans un avenir prochain.
Un excès de boisson qu'il fit par imprudence à cette fête l'obligea à prendre
le lit, et le mal empira si rapidement qu'il fut obligé d'arrêter sa marche.
Le découragement qui gagna promptement toute l'armée prouvait assez combien
les soldats avaient confiance dans leur général : maintenant, disaient-ils,
l'ennemi allait les attaquer, et le seul qui fût capable de les commander
était malade. Les autres savaient banqueter et faire des orgies, mais il n'y
avait qu'Eumène qui' fût en état de commander et de faire la guerre. Dès que
le stratège se sentit un peu mieux, l'armée continua sa marche en avant. En
tête de la colonne se trouvaient Peucestas et Antigène. Eumène lui-même,
encore extrêmement faible, suivait dans une litière à l'arrière-garde, où il
était éloigné du bruit et du danger d'un engagement éventuel.
Déjà les deux armées n'étaient plus éloignées l'une de
l'autre que d'un jour de marche ; des deux côtés on faisait des
reconnaissances et l'on s'attendait au combat ; on marchait en avant, tout
prêt pour la lutte. A ce moment, l'avant-garde de l'armée alliée vit l'ennemi
franchir quelques collines et descendre dans la plaine. Dès que les premières
lignes des argyraspides virent reluire les armes étincelantes des colonnes
ennemies, et au-dessus d'elles les tours des éléphants de guerre et les
couvertures rouges dont on avait coutume de les parer pour la lutte, ils
firent halte en demandant à grands cris qu'on amenât Eumène ; ils ne
voulaient plus faire un pas s'il ne les conduisait. Ils déposèrent leurs
boucliers à terre, criant à leurs compagnons de s'arrêter, à leurs chefs de
se tenir tranquilles et de ne pas engager la lutte, de ne faire aucun
mouvement contre l'ennemi sans Eumène. Eumène, prévenu, se fit transporter en
toute hâte au milieu d'eux, et, écartant les rideaux de sa litière, il montra
un visage joyeux, étendant la main comme pour saluer les troupes. Alors les
acclamations des vieux guerriers éclatèrent ; ils le saluèrent dans la langue
nationale, et, élevant leurs boucliers, les frappaient de leurs sarisses,
poussant le cri de guerre pour appeler l'ennemi au combat : maintenant leur
chef était là Eumène, porté de çà de là dans sa litière, fit avancer ses
troupes pour les ranger en ordre de bataille dans la plaine, et attendit
l'attaque des ennemis dans une solide position. L'ennemi n'attaqua pas.
Antigone, ayant appris par quelques prisonniers la maladie d'Eumène, s'était
avancé à marches forcées et s'était mis en bataille, croyant qu'il pourrait
contraindre les chefs ennemis à accepter le combat sans leur général et les
battre facilement. Mais quand, en poussant des reconnaissances, il vit
l'excellente position des ennemis, leur ordre de bataille parfait et ne
laissant aucune prise, il s'arrêta un moment étonné ; puis, ayant aperçu une
litière qu'on transportait d'une aile à l'autre, il partit d'un éclat de
rire, comme c'était son habitude, et dit à ses amis : C'est donc cette litière qui leur a donné cet entrain ! et
aussitôt il battit en retraite pour établir son camp dans une position solide[28].
Les deux armées n'étaient guère plus qu'à mille pas l'une
de l'autre : entre elles coulait une rivière, au fond d'une gorge de rochers.
Quelques engagements eurent lieu aux avant-postes : on fit des
reconnaissances dans les environs, qui étaient peu cultivés, pour trouver des
subsistances, et, sur les flancs, des mouvements de peu d'importance pour occuper
quelques fortes positions. Quatre jours se passèrent sans qu'une lutte plus
sérieuse s'engageât. Le cinquième jour arrivèrent au camp des alliés des
négociateurs envoyés par Antigone aux satrapes et aux Macédoniens, pour les
inviter à laisser complètement Eumène de côté et à donner leur confiance à
Antigone ; il laisserait aux satrapes leurs provinces, donnerait des terres
aux soldats, accorderait à tous ceux qui le désireraient un congé honorable
avec de riches gratifications, et recevrait dans ses propres troupes ceux qui
préféreraient rester au service. Les Macédoniens accueillirent ces
propositions en manifestant bruyamment leur indignation, et menacèrent les
ambassadeurs de leur faire un mauvais parti s'ils ne s'esquivaient an plus
vite. Les satrapes eux-mêmes, l'eussent-ils voulu, ne pouvaient plus
désormais entrer en rapports avec Antigone. Eumène parut alors au milieu de
ses troupes ; il les félicita de la fidélité qui assurait son salut et le
leur : c'était comme dans la fable du lion qui, tombé amoureux d'une belle
jeune fille, demande sa main à son père. Celui-ci donne son consentement,
mais en disant qu'il avait peur de ses griffes et l'invitant à les faire
couper avant le mariage. Aveuglé par son amour pour ta belle jeune fille, le
lion se rongea lui-même les griffes avec les dents, et le père, voyant le
superbe animal sans défense, l'assomma à coups de bâton. Antigone voulait
faire de même : il leurrait l'armée macédonienne, ce lion royal superbe, avec
toutes les promesses possibles ; son intention n'était nullement de les
tenir, mais de perdre les braves Macédoniens. Puisse-t-il en être empêché par
la faveur des dieux, dont l'assistance, secondant le courage de ses vaillants
camarades, lui permettrait, il l'espérait, de châtier cet impudent
adversaire. Les paroles du stratège furent accueillies par des acclamations.
On se réjouissait à l'idée d'une rencontre prochaine, qu'Eumène désirait
moins, il est vrai, que son adversaire.
A la nuit tombante arrivèrent des déserteurs du camp
d'Antigone, qui rapportèrent que les troupes avaient reçu l'ordre de se tenir
prêtes à marcher à la seconde veille de nuit. L'intention de l'ennemi était
facile à deviner. Le terrain ne se prêtait aucunement à une bataille, et
Antigone avait absolument besoin d'une rencontre. Les vivres commençaient à
lui manquer ; il devait se hâter de trouver des cantonnements pour l'hiver
qui approchait. Incapable de surprendre ici son prudent adversaire, il avait
l'intention de gagner la province de Gabiène, à trois journées de marche[29]. Il y avait là
de l'eau potable, de gras pâturages, de riches villages, un terrain offrant
des abris de toute sorte, et la Gabiène se trouvait sur la route de la Susiane, assurant par
conséquent la voie de communication la plus directe avec Séleucos, qui se
trouvait encore devant Suse. Eumène comprit le plan de son adversaire et se
hâta de le prévenir. Il dépêcha au camp ennemi quelques émissaires, qui
devaient se faire passer pour déserteurs et répandre le bruit qu'à la nuit
suivante on tenterait d'attaquer le camp. En même temps, il faisait filer les
bagages sans bruit, ordonnait aux troupes de se tenir prêtes pour le départ,
et se mettait en marche vers minuit, tandis qu'Antigone, informé de ce projet
d'attaque pour la nuit, renonçait à son plan, disposait en toute hâte et non
sans appréhension ses troupes pour la lutte, et attendait l'attaque des
ennemis jusqu'à l'aube. Eumène se trouvait déjà à quelques milles en avant
sur la route de la Gabiène. Antigone reconnut bientôt à quel point
il avait été dupe. Il fit préparer ses troupes en toute hâte pour la marche,
et se mit aux trousses de l'ennemi comme s'il poursuivait des fuyards. lais,
avec toute son armée, il ne pouvait rattraper l'avance de deux veilles de
nuit que l'ennemi avait sur lui : aussi, ordonnant à l'infanterie sous les
ordres de Pithon de suivre tranquillement, il se lança à la tête de la
cavalerie sur les traces de l'ennemi. Au matin, il atteignit une hauteur d'où
il découvrit l'arrière-garde de l'armée d'Eumène. Une fois bien en vue, il
fit mettre ses troupes en ligne et s'arrêta. Dès qu'Eumène vit la cavalerie
ennemie si près de lui, croyant qu'Antigone arrivait avec toutes ses forces,
il donna l'ordre à ses troupes de faire halte, les rangea au plus vite en
bataille, pour n'être pas attaqué durant la marche. Antigone gagnait ainsi du
temps pour attendre l'arrivée de son infanterie. Trompé lui-même un instant
auparavant par un stratagème d'Eumène, il le trompait à son tour par une ruse
analogue.
Les généraux prirent leurs dispositions de bataille, en
déployant toutes leurs connaissances militaires, s'inspirant moins de la
tactique macédonienne que de la nature du terrain et du nombre des forces
disponibles : ; Eumène, pour couper à l'ennemi la route de la Gabiène,
Antigone, pour se l'ouvrir de haute lutte. Eumène profita de ce qu'il était
déjà sur le terrain avec toutes ses forces, en s'y prenant de la façon
suivante : il adossa son aile gauche aux hauteurs qui, à ce qu'il semble,
bornaient la plaine au nord, pour reporter tout le poids de l'attaque sur son
aile droite, qui avait ainsi devant elle le champ libre sur une vaste
étendue. C'étaient les cavaliers carmaniens, les hétœres, les agémas de Peucestas, d'Antigène, et sa propre escorte,
une masse compacte de 2.300 chevaux, qui formaient le corps de l'aile droite[30]. A côté de cette
ligne, en tête de colonne, pour avoir les mouvements plus libres, se
trouvaient deux escadrons de pages royaux ; devant eux, en diagonale, quatre
escadrons de cavaliers d'élite pour les couvrir ; 300 autres cavaliers,
choisis dans toutes les hipparchies, étaient placés comme réserve, derrière
l'agéma d'Eumène. Enfin, devant l'aile toute entière, 40 éléphants. Le centre
de l'armée d'Eumène était formé de l'infanterie, qui comptait, en allant de
droite à gauche, 3.000 hypaspistes, les 3.000 argyraspides, l'un et l'autre
corps commandés par Antigène et Teutamas, 5.000 hommes armés et exercés à la
macédonienne, 6.000 mercenaires. Devant ces 17.000 hommes du centre, une
ligne de 40 éléphants. Tout contre l'infanterie, à gauche, se trouvait la
cavalerie de l'aile gauche, commandée par Eudémos : c'étaient des Thraces des
satrapies supérieures, des Paropamisades, des Arachosiens, des Mésopotamiens,
des Ariens, et, à la tête de la colonne, l'agéma
d'Eudémos avec deux escadrons de cavaliers d'élite[31], soit une ligne
serrée de 3,300 chevaux. Une rangée de 45 éléphants formait un angle avec
cette ligne et la reliait aux hauteurs. Les intervalles, ici comme pour le
centre, étaient remplis par des pelotons de troupes légères[32].
Antigone n'avait que 65 éléphants à opposer aux 125
d'Eumène. Il était également plus faible en infanterie légère, en archers et
en frondeurs ; mais sa cavalerie était plus forte d'un tiers (10.400 contre 6.300), et dans celle-ci se
trouvaient plusieurs corps d'élite, notamment 2.300 hommes désignés sous le
nom de Tarentins[33]. Il avait aussi
28.000 hommes d'infanterie de ligne contre 17.000 ; mais surtout, il était
seul pour commander, et ses troupes étaient habituées à obéir.
De la hauteur où il se trouvait, il vit les dispositions
de bataille de l'ennemi. De la concentration d'une masse de cavaliers d'élite
sur l'aile droite, il conclut que le fort de l'attaque serait de ce côté. Son
plan était de laisser Eumène frapper dans le vide et de se jeter lui-même sur
l'aile gauche de l'ennemi, pour y porter le coup décisif. Il concentra ses
meilleurs escadrons de cavalerie sur l'aile droite, son agéma, 1.000 hétœres
sous les ordres de son fils Démétrios, qui assistait pour la première fois à
une bataille, 500 alliés, 500 mercenaires, 1.000 Thraces, ensemble 3.300
cavaliers, et, comme avant-garde, tout à fait en tête, ses pages, soit 150 chevaux, avec 100 Tarentins sur les
flancs. Le centre comptait 28.000 hommes de grosse infanterie, et 'parmi eux
les 8.000 Macédoniens auxquels Antipater avait fait passer l'Hellespont[34]. Toute la
cavalerie légère fut postée à l'aile gauche. Elle avait pour mission de
harceler l'ennemi et de battre en retraite dès qu'on l'attaquerait, puis de
faire volte-face, d'attaquer de nouveau et d'entretenir ainsi le combat. A la
tête de cette aile se trouvaient 1.000 archers et lanciers mèdes et
arméniens, qui s'entendaient particulièrement à combattre ainsi en se
dérobant ; puis les 2.200 Tarentins qu'il avait amenés de la mer[35], troupes qui lui
étaient très dévouées et connaissaient parfaitement leur service ; 1.000
cavaliers de la Lydie
et de la Phrygie
; les 500 hommes de Pithon, satrape de Médie ; les 400 piquiers de Lysanias ;
enfin, ceux qu'on appelait les voltigeurs[36], pris parmi les
colons établis dans les provinces supérieures. Quant à ses éléphants,
Antigone en plaça 30 en crochet devant son aile droite, un petit nombre
devant son aile gauche, et le reste devant l'infanterie, au centre ; avec eux
se trouvaient les pelotons nécessaires de troupes légères[37]. Il confia à
Pithon le commandement de l'aile gauche ; lui-même, à la tête de son agéma, se chargea de conduire l'aile droite. Il
descendit dans la plaine, l'aile droite ouvrant la marche, avec l'intention
évidente de brusquer l'attaque de ce côté. Vu sa grande supériorité numérique,
Pithon dépassait de beaucoup l'aile droite de l'ennemi, et il était d'autant
plus facile de harceler et d'occuper cette aile. Il s'agissait de porter le
coup décisif avant que le combat d'infanterie ne fût engagé et que les
redoutables argyraspides d'Eumène n'eussent fait sentir leur force
irrésistible.
La description de cette bataille, telle qu'elle nous est
parvenue, parte avoir des lacunes sur beaucoup de points : elle omet
notamment les mouvements qu'Eumène a dû faire pour retarder l'attaque de
l'ennemi sur son aile gauche, qui, du reste, était couverte par la force
imposante de 40 éléphants, par autant de grosses batteries et par
l'infanterie légère que comportait son effectif. Le récit de la bataille dans
Diodore nous montre au début les deux armées poussant en même temps le cri de
guerre ; les trompettes sonnent, et les masses de cavaliers chargent avec
Pithon. Celui-ci, dont le front dépasse de beaucoup l'aile droite d'Eumène et
qui veut aussi éviter la ligne des éléphants, se jette sur le flanc des
ennemis, les accable d'une grêle de traits et tourne bride dès que la grosse
cavalerie d'Eumène fond sur lui, puis revient à la charge avec une nouvelle
impétuosité, en lançant de nouveau une grêle de flèches. Alors Eumène fait
venir en toute Wu de l'aile d'Eudémos ce qu'il a de plus léger en fait de
cavalerie, et fait en même temps descendre toute sa ligne sur la droite ;
puis il se jette avec ses escadrons volants et les éléphants sur l'aile
gauche de l'ennemi, qui, ne pouvant résister à cet assaut, se sauve en
déroute du côté des montagnes. Pendant ce temps, Eumène a fait avancer aussi
son centre, pour engager la lutte des phalanges, malgré son adversaire qui
avait espéré l'éviter : bientôt les deux centres sont aux prises ; la mêlée
est furieuse ; après un long et sanglant carnage, le poids et la fureur des
argyraspides, ces vétérans éprouvés, entraîne la victoire. Antigone voit son
centre rompu en pleine déroute, son aile gauche complètement dispersée. Son
entourage lui conseille de ramener également son aile droite, de rallier et
de mettre à l'abri sous la protection des hauteurs ses troupes battues, pour couvrir
du moins la retraite. Mais son aile droite est encore en état de lutter et
complètement intacte. Au même instant, tandis que les phalanges lancées à sa
poursuite s'avancent vers les montagnes, il aperçoit dans les lignes ennemies
un grand vide entre le centre et l'aile gauche, vide qui s'élargit de plus en
plus : c'est là qu'il se jette avec une partie de sa cavalerie, en se portant
sur les escadrons les plus proches à sa droite. Surpris, les premiers cèdent
; il est impossible de former rapidement un nouveau front contre les
assaillants ; on n'a pas même le temps de faire venir assez vite les
éléphants. Antigone dépêche ses cavaliers les mieux montés vers ses troupes
battues, pour leur ordonner de se rallier, de se remettre rapidement en ligne
et de se tenir prêts pour une nouvelle attaque, car la victoire est pour
ainsi dire décidée.
Eumène, de son côté, dès qu'il voit son aile gauche
complètement culbutée et l'ennemi près de déborder sur les derrières de ses
phalanges, fait sonner la retraite, afin de sauver l'aile gauche, si la chose
est encore possible. Au moment du crépuscule, les deux armées sont de nouveau
rangées en bataille et pleines d'ardeur pour la lutte. Mais l'heure avancée
empêche de recommencer le combat resté indécis. Déjà la pleine lune éclaire
la campagne ; les deux armées ne sont qu'à 200 pas l'une de l'autre ; on
distingue parfaitement d'un camp à l'autre le hennissement des chevaux, le
cliquetis des armes, presque le bruit des conversations. Aucune attaque n'a
lieu. Les deux armées se retirent lentement du champ de bataille où gisent
les morts et les blessés. A minuit, elle sont à une distance de trois lieues,
et, épuisées par la marche, par la lutte de toute la journée et la faim,
elles font halte. C'est là qu'Eumène veut établir son camp ; de là, il se
propose de revenir le lendemain matin pour enterrer les morts, se montrer
ainsi maitre du champ de bataille et s'attribuer l'honneur de la journée.
Mais ses Macédoniens, inquiets pour les bagages laissés en arrière en
présence d'un ennemi qui a une si forte cavalerie, exigent qu'on rétrograde
jusque-là Eumène n'ose les contraindre et accède à leur désir : il est forcé
de se contenter d'envoyer des hérauts à Antigone au sujet des devoirs à
rendre aux morts.
C'est celui-ci qui a subi les pertes les plus fortes ; 3.700
fantassins et 54 cavaliers ont succombé de son côté ; l'ennemi n'a perdu que
540 fantassins et quelques cavaliers. Eumène compte plus de 900 blessés, mais
Antigone en a près de 4.000 : puis, ses troupes sont découragées, et la
sévère discipline à laquelle elles sont habituées empêche seule de plus
graves événements. Antigone ne se croit pas assez fort pour rester dans le
voisinage de son audacieux ennemi ; il a résolu de s'éloigner aussi loin que
possible et de prendre ses quartiers d'hiver. Pour faciliter la marche de
l'armée, il fit prendre les devants aux blessés et à la plus grande partie
des bagages. Lui-même voulut rester encore le lendemain aux environs du champ
de bataille, pour enterrer ses morts, s'il en était encore temps. Alors
arriva le héraut des ennemis pour traiter de l'enterrement des morts.
Antigone le retint chez lui : le lendemain matin, il fit sortir ses troupes
pour préparer les bûchers de ses morts ; ensuite il laissa partir le héraut
en lui disant que, le lendemain, l'ennemi pourrait se rendre lui aussi sur le
champ de bataille pour enterrer les morts[38]. De cette façon,
Antigone, quoiqu'il ait éprouvé les plus grandes pertes, semble être le
vainqueur de la journée ; sa retraite ne parait plus une fuite : encouragées
par cette heureuse solution, ses troupes se mettent en marche à la tombée de
la nuit suivante. Il se dirige en plusieurs étapes, sans trêve ni repos, vers
la contrée de Gadamarta en Médie, pays qui, épargné jusque-là par la guerre,
offre des provisions en abondance, de bons quartiers d'hiver, et lui fournit
le moyen de recruter de nouvelles troupes[39].
Eumène apprit par ses espions le départ de son adversaire
; mais, à cause de la fatigue de ses troupes et pour ne pas s'exposer à les
trouver de nouveau récalcitrantes, il renonça à troubler la retraite de
l'ennemi, Il fit enterrer les morts avec tous les honneurs militaires, puis
il conduisit l'armée hors du pays de Parætacène, pour aller plus loin prendre
ses quartiers d'hiver.
Voilà quelle fut cette bataille, une des plus remarquables
du temps des Diadoques. Pour la première fois depuis longtemps, l'infanterie
montre tout ce qu'elle vaut. Le mouvement que fit Eumène, au moment où son
aile droite prenant l'offensive avait forcé à la retraite l'aile gauche de
l'ennemi, en poussant ses phalanges, en lançant les terribles argyraspides
sur l'infanterie de l'ennemi plus forte d'un tiers et l'écrasant sur place,
devait décider de la journée, pour peu qu'Eudémos, à l'aile gauche, restant
tranquillement sur la défensive, fit tant soit peu son devoir. Même à l'heure
où Eumène fit sonner la retraite, pour sauver le reste de ces escadrons en
déroute, il était encore maitre du champ de bataille ; mais l'infanterie
refusa de faire un dernier effort pour se maintenir sur le terrain. Ce n'est
pas une défaite militaire, mais un insuccès moral d'autant plus grand, que le
général de génie a essuyé ce jour-là.
A peine les troupes eurent-elles quelque repos du côté de
l'ennemi, que de nouveau elles se laissèrent entraîner à la rébellion ; elles
se montrèrent insolentes et récalcitrantes vis-à-vis des chefs, et
s'abandonnèrent à la licence la plus effrénée. Les chefs aussi et les
satrapes oublièrent bientôt toute prévoyance, sans plus faire attention à
Eumène et à ses sages conseils. Ils éparpillèrent leurs quartiers d'hiver sur
tout le pays de la
Gabiène, de telle sorte que les différents corps étaient
isolés les uns les autres et séparés souvent par une distance de 25 milles.
Eumène avait moins d'autorité que jamais. La nouvelle de la victoire du parti
de la royauté en Macédoine, du passage de l'armée impériale en Asie, cette nouvelle
qui avait rétabli quelque mois auparavant son autorité sur l'armée, ne
s'était pas confirmée. Au contraire, on apprit que Cassandre était parti pour
la Macédoine
avec des troupes fraîches et que le parti de la royauté courait le plus grand
danger. La position d'Eumène devenait de jour en jour plus difficile.
Ces nouvelles de l'Occident devaient sans doute encourager
aussi Antigone à de nouvelles entreprises. La situation fausse de ses
adversaires n'était pas un secret pour lui. S'il n'espérait pas pouvoir leur
tenir tête dans une lutte ouverte, il croyait être assuré d'un triomphe en
les surprenant à l'improviste. Par la route ordinaire, il y avait de
Gadamarta jusqu'aux quartiers d'hiver de l'ennemi vingt-cinq journées de
marche environ. Cette route longeait le flanc de la montagne. Une autre plus
courte, tracée en ligne droite à travers la plaine qui s'étend devant cette
chaîne, n'avait que huit journées de marche : mais cette plaine n'avait pas
un arbre, pas de fourrage, pas un brin d'herbe ; on ne trouvait d'eau nulle
part ; aucune trace d'habitations : c'était une véritable steppe salée[40]. C'est par cette
voie qu'Antigone résolut de passer. On pouvait atteindre l'ennemi en neuf
jours, et le vaincre avant qu'il n'eût le temps de se concentrer. Mais il
importait avant tout de tenir cette entreprise absolument secrète. Les
troupes reçurent l'ordre de se tenir prêtes à partir, de se munir de
provisions pour dix jours et du fourrage nécessaire pour les chevaux. Pour
les besoins de l'armée, on fabriqua dix mille outres, qui furent remplies
d'eau potable. On disait partout dans le camp qu'on partait pour l'Arménie.
L'armée se mit en marche à la fin de décembre 317, à l'époque du solstice
d'hiver[41],
non pas pour l'Arménie, mais droit à travers la lande salée. On marchait avec
beaucoup de circonspection ; il était interdit d'allumer des feux même
pendant les nuits froides, pour que les habitants des montagnes ne
découvrissent pas la marche de l'armée et n'allassent pas en informer
l'ennemi. C'est ainsi qu'on marchait déjà depuis cinq jours, au milieu des
plus grandes difficultés ; le mauvais temps se mit alors de la partie ; il y
eut de violentes tempêtes, et le froid devint rigoureux. Les soldats ne
purent y tenir ; il fallut leur promettre de recourir au seul moyen de salut,
c'est-à-dire, d'allumer des feux. Des montagnes qui bornent la steppe les
indigènes voyaient les feux pendant la nuit et pendant le jour les colonnes
de fumée, le tout en grande quantité, de sorte qu'ils jugèrent la chose assez
importante pour en rapporter la nouvelle au camp du satrape Peucestas. Les
messagers se dirigèrent en toute hâte sur des dromadaires vers la Gabiène, disant
que l'armée d'Antigone s'avançait, qu'on l'avait vue à mi-chemin de la Gabiène.
Aussitôt un conseil de guerre fut convoqué ; on délibéra
sur les mesures à prendre. L'ennemi pouvait atteindre le camp en quatre jours
; il n'était pas possible en si peu de temps de concentrer les troupes,
éloignées les unes des autres de six journées de marche. Toutes sortes de
plans furent proposés ; on ne savait que faire. Peucestas proposa de réunir
en toute hâte les troupes les plus à proximité, et de se retirer avec
celles-ci, pour éviter la rencontre de l'ennemi jusqu'à ce qu'on eût fait
venir les troupes les plus éloignées. Eumène prit alors la parole pour
démontrer le vice des mesures proposées : il insista sur ce point, que ce
péril était une conséquence de la répartition défectueuse des quartiers
d'hiver, du système déconseillé par lui dès le début. On n'avait pas voulu
alors l'écouter : heureusement il était encore en état de remédier au péril,
si toutefois on voulait s'engager à se soumettre à ses ordres et les exécuter
avec la promptitude nécessaire. Il s'agissait de rallier toutes les troupes
avant l'arrivée de l'ennemi. Or, ceci pouvait se faire en six jours. L'ennemi
avait encore quatre journées de marche avant d'arriver au camp, et lui se
chargeait de le retarder de trois ou quatre autres jours encore. Il les pria
donc de dépêcher chacun au quartier d'hiver de leurs troupes respectives, et
de les faire venir le plus tût possible. L'ennemi, épuisé par la marche et
les privations, non seulement attaquerait alors sans succès, mais tomberait
pour ainsi dire à coup sûr entre leurs mains. C'est avec étonnement qu'ils
écoutèrent tous les propositions du stratège : ils s'engagèrent à lui obéir
de tout point, et lui demandèrent comment il pensait tenir ses promesses.
Quand on eut dépêché différents courriers, Eumène ordonna à tous les chefs
présents de le suivre avec les troupes qu'ils avaient sous la main. Ils
gagnèrent à cheval la lisière du désert, jusqu'à une large pente qui
descendait vers la steppe et qui devait se voir de loin. Là il fit tracer un
camp de près de deux milles de circonférence, et ficher en terre de distance
en distance des pieux garnis d'un fanion ; puis il distribua les intervalles
entre ses compagnons, avec ordre d'allumer des feux à une distance de vingt
coudées l'un de l'autre. Pour que l'ennemi s'imaginât avoir devant les yeux
un camp véritable, il ordonna d'entretenir vigoureusement les feux pendant la
première veille, comme si tout était encore en l'air dans le camp et les
hommes assis autour des feux ou en train de prendre le repas du soir, puis de
diminuer ces feux à chaque veille consécutive et de les laisser éteindre
complètement sur la fin de la nuit. La même opération devait être répétée la
nuit suivante. Tout cela fut exécuté ponctuellement.
On dit que des indigènes qui gardaient leurs troupeaux sur
les montagnes voisines, et qui étaient dévoués au satrape Pithon, furent les
premiers à informer Antigone et Pithon qu'il y avait un camp ennemi à
proximité. Du reste, les généraux eux-mêmes pouvaient distinguer pendant la
nuit à travers la steppe, dans la direction du sud-ouest, les feux de la
première, deuxième et troisième veille. A en juger par l'étendue de la ligne
des feux, il n'y avait pas à en douter, toute l'armée ennemie était réunie
dans ce camp. Eumène avait dû être informé du plan de son adversaire, et
c'était là, on pouvait le supposer, le motif qui avait décidé l'armée ennemie
à sortir de ses cantonnements. Antigone n'osa pas conduire au combat son
armée exténuée par une marche pénible contre les troupes fraîches de
l'adversaire, bien entretenues dans leurs quartiers d'hiver et suffisamment
préparées à la lutte. De crainte que l'ennemi, ayant conscience de sa
supériorité, ne marchât à sa rencontre, Antigone abandonna en toute bâte la
route commencée. Dès le lendemain matin, l'armée d'Antigone obliqua sur la
droite, du côté de l'ouest, pour regagner la grande route. Là il y avait des
deux côtés des pays cultivés, des villages et des villes très ; rapprochées,
assez de provisions et de quartiers pour laisser les troupes épuisées se
refaire.
Ce qui surprit le stratège, c'est qu'à son départ les
ennemis ne bougèrent aucunement dans leur camp. On ne vit même pas apparaître
un corps d'éclaireurs ennemis[42]. Après avoir
atteint des contrées plus favorables, on donna du repos aux troupes. Là
Antigone apprit des indigènes qu'eux aussi avaient vu les hauteurs couronnées
de feux, mais qu'ils n'avaient rien remarqué qui indiquât la présence d'une
armée importante ; ils croyaient que le camp sur la montagne était vide de
soldats. Antigone n'en pouvait plus douter ; il avait été trompé, et l'ennemi
avait ainsi gagné le temps de concentrer ses troupes. Sa colère fut grande de
voir ses plans magnifiques échouer de la sorte. Il résolut donc de chercher à
tout prix une bataille décisive.
Pendant ce temps, les troupes des alliés arrivaient de
tous côtés au camp. Il ne manqua plus enfin que les éléphants, qui se
trouvaient plus loin que les autres. Antigone avait été instruit de ce fait
par les indigènes : il savait que les animaux, sans escorte suffisante,
passeraient le jour suivant à quelques milles de la position qu'il occupait.
S'il pouvait s'en emparer par un coup de main, il enlevait ainsi à l'ennemi
une partie importante de ses forces de combat. Il fit monter à cheval 2.000
lanciers mèdes et 200 Tarentins, et les fit partir à toute bride, avec toute
l'infanterie légère dont il disposait, vers la route par où les éléphants
devaient passer. Eumène se doutait qu'Antigone tenterait le coup. II envoya
donc au-devant des éléphants 1.500 cavaliers d'élite, avec 3.000 hommes
d'infanterie légère. Les troupes d'Antigone arrivèrent les premières sur la
route ; le convoi d'éléphants s'avançait. Dès que les chefs aperçurent
l'ennemi, ils firent ranger les animaux en carré, mirent les bagages au
milieu, les 400 cavaliers d'escorte à l'arrière-garde, et essayèrent de
passer à toute vitesse. Alors l'ennemi se jeta en masse sur le convoi : les
400 cavaliers furent bientôt mis en déroute ; les cornacs arrêtèrent les
éléphants et essayèrent de maintenir le carré sous les traits de l'ennemi,
mais, incapables de nuire à l'ennemi, ils souffraient beaucoup des traits et
des projectiles lancés incessamment par les frondes. Déjà une grande partie
des conducteurs d'éléphants étaient blessés ou morts, lorsqu'arriva enfin le
secours envoyé par Eumène. Les nouveaux venus, se lançant soudain et à l'improviste
sur l'ennemi, le mirent en fuite après un court combat. Les éléphants furent
conduits au camp sans autre accident.
C'était donc la prévoyante habileté d'Eumène qui avait
préservé l'armée d'une destruction complète, réparé les fautes des autres commandants,
concentré les troupes pour la lutte et sauvé les éléphants. Les soldats
étaient remplis d'admiration pour leur grand capitaine. Maintenant que
l'ennemi était proche et qu'on attendait d'un jour à l'autre le coup décisif,
tous les yeux se tournaient de nouveau vers lui. Les troupes exigèrent qu'il
exerçât seul le commandement et que tous les autres chefs se soumissent à ses
ordres. Eumène ne s'y refusa pas : il fit fortifier le camp avec le plus
grand soin, et l'entoura d'un mur d'enceinte et d'un fossé ; il y accumula
des vivres et prit toutes ses dispositions pour la lutte suprême, qui ne
semblait pas éloignée. Les troupes attendaient la rencontre avec une entière
assurance ; mais les autres commandants sentaient d'autant plus amèrement à
quel point ils se trouvaient relégués à l'arrière-plan, subordonnés au
commandement du Car-(lien et déçus dans leurs superbes prétentions. Les deux
chefs des argyraspides surtout, Antigène et Teutamas, étaient pleins de dépit
et de ressentiment. Ils se communiquèrent leurs idées, se concertèrent pour
se débarrasser de cet homme détesté, et attirèrent les autres chefs et
satrapes dans leur complot. Tous étaient d'accord sur ce point, qu'il fallait
se défaire d'Eumène. Quand et comment, c'est ce qu'ils se demandaient. Ils
décidèrent qu'il fallait encore lui laisser gagner la bataille sur Antigone,
après quoi on se débarrasserait de lui. Au nombre des conjurés se trouvaient
Eudémos de l'Inde et Phædimos ; ces deux personnages avaient confié
précédemment au stratège des sommes considérables, et ils craignaient de
perdre leur argent si le plan des conjurés s'exécutait. Ils lui dénoncèrent
le complot, et Eumène les remercia avec effusion de leur fidélité.
Jamais nouvelle ne l'avait frappé aussi douloureusement.
Le danger était aussi grave que pressant. Il se retira dans sa tente et
communiqua les révélations à ses amis : « Je vis ici, dit-il, au milieu de
bêtes féroces ». Il écrivit son testament, déchira et anéantit ses papiers et
ses lettres, pour qu'en cas de malheur elles ne fussent pas la cause de
préjudices et de, calomnies pour ses amis. Puis il délibéra avec eux sur ce
qu'il avait à faire. Devait-il, fort de la faveur dont il jouissait
actuellement auprès des troupes, sévir ouvertement contre les conjurés ? Il
n'était pas sûr de son armée, et quant aux traîtres, il était à prévoir
qu'ils se jetteraient dans les bras d'Antigone. Devait-il négocier lui-même
en secret avec Antigone et lui laisser gagner la partie ? Mais alors il
trahissait la cause pour laquelle il- avait combattu jusque-là ; il se
livrait lui-même comme traître avéré à son ennemi mortel, et, dans
l'hypothèse la plus favorable, il ne sauvait qu'une vie vouée à l'opprobre.
Devait-il s'enfuir, courir à travers la Médie et l'Arménie jusqu'en Cappadoce, y réunir
autour de lui ses vieux amis et exposer une seconde fois sa fortune à
l'épreuve qu'elle avait déjà subie une fois ? En ce cas, la cause de la
royauté était perdue en Asie comme elle l'était déjà en Europe ; il n'y avait
plus d'autorité à laquelle il pût se rallier, et, en admettant que tout lui
réussît, il ne lui restait d'autre perspective qu'une nouvelle lutte, plus
courte cette fois et plus malheureuse, ou le sort le plus misérable qui pût
lui échoir, l'inaction et l'isolement. Eumène ne prit aucune résolution en
présence de ses amis : il restait hésitant. Pour la première fois de sa vie
peut-être, il ne savait quel parti prendre, à quoi se résoudre. Les conjurés
lui laissaient encore le temps de gagner la bataille : peut-être la victoire
lui apporterait-elle une nouvelle force ; peut-être ces traîtres
respecteraient-ils une tête couronnée par la victoire ; peut-être le succès
d'une seule journée, un hasard, changeraient-ils tout.
Cependant l'ennemi s'était avancé à un mille de distance.
Une rencontre était inévitable. Antigone l'offrait ; Eumène l'accepta : tous
deux rangèrent leurs troupes en bataillé. Antigone avait environ 22.000
hommes d'infanterie, 9.000 cavaliers, y compris ceux qu'il avait rassemblés
tout récemment en Médie, et 65 éléphants. Il plaça de nouveau son infanterie
au centre et sa cavalerie aux ailes. Il confia le commandement de l'aile
gauche à Pithon, celui de l'aile droite à son jeune fils Démétrios, qui
s'était glorieusement conduit dans la récente rencontre en Parætacène. Lui-même
resta à cette aile, qui devait faire l'attaque principale. En avant de toute
la ligne, il plaça les éléphants, soutenus par des troupes légères. L'année
d'Eumène se composait de 36.700 hommes d'infanterie, 6.050 cavaliers et 114
éléphants. L'ennemi avait une cavalerie supérieure en nombre et en qualité :
l'infanterie d'Eumène, au contraire, avait une supériorité marquée, qu'elle
devait non seulement au nombre, mais au corps des vétérans argyraspides. Pour
soutenir le choc de l'aile droite ennemie avec des forces suffisantes, il mit
en ligne sur son aile gauche la plupart des satrapes[43] avec leur
cavalerie d'élite, et il en prit lui-même le commandement. Sur le front, il
plaça en forme de crochet les soixante éléphants les plus solides, et, dans
les intervalles, l'élite de son infanterie légère. Le centre de la ligne de
bataille était formé par l'infanterie : au premier rang les hypaspistes, puis
les argyraspides, plus loin les mercenaires et les troupes armées à la
macédonienne ; devant tous ces corps, la plus grande partie des autres
éléphants et l'infanterie légère nécessaire pour les soutenir. Il remit
l'aile droite, composée du reste de la cavalerie, soutenue par un petit
nombre d'éléphants et de troupes légères, à Philippe[44], avec l'ordre de
ne pas engager l'action à fond, mais d'occuper l'ennemi en face de lui par de
fausses attaques et d'attendre que l'autre aile décidât la victoire. Le champ
de bataille était une vaste prairie fermée par une hauteur du côté d'Antigone
: le sol n'était ni ferme et dur, ni défoncé ; c'était une steppe, de sorte
que les mouvements des troupes et des animaux soulevèrent bientôt des flots
de poussière qui dérobaient complètement la vue des mouvements.
Du haut de la colline, Antigone observait l'ordre de
bataille de l'ennemi. Il reconnut que l'aile droite était plus faible et que,
sur les derrières, le camp était presque dégarni. Il disposa quelques
escadrons de Mèdes et de Tarentins d'élite, avec ordre, une fois l'action
engagée, de tourner l'aile droite. de l'ennemi, à la faveur de la poussière,
et de piller le camp.
Cependant, la ligne de bataille des ennemis avait pris
position. Eumène passa à cheval le long des rangs et exhorta ses soldats à
lutter vaillamment. Partout il fut accueilli par des acclamations : les
phalanges criaient qu'il pouvait avoir confiance en elles, et les vieux
argyraspides, que l'ennemi ne leur résisterait pas. Ils envoyèrent un
cavalier aux lignes ennemies, à l'endroit où était placé le corps des
Macédoniens, et leur firent dire : Vous voulez donc,
têtes maudites, combattre contre vos pères, eux qui ont vaincu le monde
entier avec Alexandre et Philippe, et que vous verrez bientôt dignes des rois
et de leur vieille gloire ! Cet appel des terribles vétérans fit une
impression profonde sur les Macédoniens ; ils murmuraient hautement d'avoir à
lutter contre des compatriotes, des alliés par le sang, et, ce qui sans doute
les touchait davantage encore, ils avaient peur de ces vieux soldats d'élite,
dont ils avaient éprouvé récemment encore la force irrésistible : Tandis
qu'une inquiétude et une hésitation visible perçait chez les soldats
d'Antigone, les troupes d'Eumène étaient pleines d'enthousiasme et
demandaient joyeusement qu'on engageât le combat.
Sur un signe d'Eumène, les trompettes sonnèrent la charge.
Les troupes poussèrent le cri de guerre : sur les ailes où commençait
l'attaque, les éléphants se précipitèrent les uns sur les autres, entourés
comme d'un essaim par les troupes légères. Bientôt ce fut une mêlée furieuse
; la poussière remplissait déjà l'atmosphère à tel point qu'on ne distinguait
plus rien. Alors Antigone, avec sa cavalerie supérieure en nombre, se jeta
soudain sur l'endroit de l'aile gauche ennemie où se trouvait Peucestas. A
peine celui-ci eut-il deviné le but de cette attaque, qu'il se retira en
toute hâte, en' dehors de cette épaisse poussière. Sa retraite entraîna 1,500
cavaliers des corps voisins. Un vide s'était fait dans cette aile. Eumène,
qui se trouvait à l'extrémité de l'autre aile, était coupé : il ne lui
restait plus qu'à se jeter avec toutes ses forces sur Antigone et à tenter de
soutenir la lutte. Le combat fut acharné, d'une violence extrême : les
cavaliers d'Eumène firent des prodiges de courage, mais Antigone avait la
supériorité du nombre. Ici le combat de cavalerie était indécis encore ; plus
loin, l'engagement des troupes légères et des éléphants prenait la même
tournure. Alors on vit tomber l'éléphant qui menait la troupe du côté
d'Eumène : cet accident donna la victoire à l'ennemi ; les éléphants d'Eumène
et ses troupes légères commencèrent à plier. Les cavaliers aussi se
débandaient de plus en plus. Là, il n'y avait plus rien à sauver. Eumène se
hâta de rallier les escadrons de son mieux et de se retirer sur l'aile
droite, pour y continuer la lutte, qui au centre était déjà décidée en sa
faveur. Les argyraspides avaient fondu en rangs serrés mir l'infanterie ennemie,
et ils avaient ou terrassé ou mis en fuite les corps les plus proches ; puis,
s'avançant à droite et à gauche avec leur élan irrésistible et luttant presque
seuls contre des troupes qui se renouvelaient sans cesse, ils avaient mis
hors de combat près de 5.000 ennemis sans perdre un seul homme. L'infanterie
ennemie était pour ainsi dire anéantie.
Pendant ce temps, se glissant inaperçus derrière les flots
de poussière soulevés par cette mêlée sauvage, les Mèdes d'Antigone,
commandés à cet effet, s'étaient jetés sur le camp ennemi, situé à une
demi-lieue en arrière du champ de bataille : ils avaient écrasé sans peine
les palefreniers et les valets, ainsi que la faible garde qu'ils trouvaient
devant eux, et le pillage avait aussitôt commencé. Ils trouvèrent un immense
butin en or et en argent ; les femmes et les enfants des argyraspides et des
autres soldats, les trésors des satrapes et des autres commandants, tombèrent
entre leurs mains. Eumène en fut informé au moment où il quittait la mêlée
pour se replier sur l'aile droite. Peucestas avait reculé jusque là : il le
manda au plus vite et lui dit que c'était le moment de réparer sa faute. Le
plan du général était de profiter de l'anéantissement du centre ennemi pour
tenter une nouvelle attaque de cavalerie. Il espérait qu'en se jetant avec
tous ses cavaliers à la fois sur Antigone, il déciderait complètement la
victoire : le camp et tout ce qui s'y trouvait serait alors reconquis du même
coup. Mais Peucestas refusa d'exécuter cet ordre, disant que tout était
perdu. Il continua de reculer. Déjà, comme il arrive en saison d'hiver, le
crépuscule tombait malgré l'heure peu avancée ; Eumène ne pouvait plus
rallier assez de cavaliers pour une nouvelle attaque. La moitié de la
cavalerie d'Antigone suffisait pour tenir Eumène en échec. Avec l'autre, il
lança Pithon sur les argyraspides, pour leur faire lâcher pied coûte que
coûte. Les argyraspides se formèrent en carré et reçurent en rangs serrés ce
choc épouvantable ; mais, comme l'ennemi occupait avec sa cavalerie le champ
de bataille et leur camp, comme ils n'avaient plus de leur côté de cavaliers
pour les soutenir et rétablir les communications avec le reste des troupes,
comme ils avaient à craindre d'être coupés et forcés de capituler sans
conditions, ils quittèrent le champ de bataille sous les yeux de Pithon et
occupèrent une position solide sur le bord d'une rivière voisine, jurant tout
haut contre Peucestas, qui avait causé la défaite de la cavalerie et l'échec
de la journée. C'est également là qu'à la tombée de la nuit se rallièrent
Eumène, les satrapes et les troupes dispersées[45].
On se hâta de délibérer sur les mesures à prendre. Les
satrapes demandaient qu'on se retirât aussi vite que possible dans les
provinces supérieures. Eumène s'y opposa avec la plus grande vivacité, disant
que l'infanterie de l'ennemi, c'est-à-dire sa force principale, était
complètement anéantie, et que ses pertes étaient assez importantes pour qu'il
ne pût pas résister à une nouvelle lutte. Quant à la cavalerie, on pouvait
tenir tête à l'ennemi, bien qu'on ne fût pas en nombre : l'issue de la
journée ne témoignait pas contre la bravoure de la cavalerie, mais contre
certains chefs qui avaient plus redouté la poussière que les armes. Il
fallait rester à son poste, et recommencer le combat le lendemain. Antigone,
le vaincu du jour, n'était plus de taille à résister, et non seulement on
reprendrait le camp avec tout ce qui s'y trouvait, mais on s'emparerait encore
de celui des ennemis. Les Macédoniens, disent
les auteurs, c'est-à-dire probablement Antigène, Teutamas et autres,
rejetèrent l'une et l'autre proposition. Ils ne voulaient ni fuir, ni
continuer la lutte après la perte de leurs biens, de leurs femmes et de leurs
enfants. La question fut agitée en tous sens, sans qu'on pût s'arrêter à
rien, et l'assemblée se sépara sans avoir pris de résolution.
Cependant les argyraspides ne pouvaient se faire à l'idée d'avoir
perdu leurs trésors et de coucher une nuit sans leurs femmes. Teutamas
augmenta encore leur exaspération : finalement, ils envoyèrent dire à
Antigone qu'ils étaient disposés à accepter toute espèce de conditions, s'il
leur rendait leur bien. Antigone leur fit répondre qu'il leur rendrait le
tout intact et ne leur demandait rien que de lui livrer Eumène. A
l'instigation de Teutamas, la proposition fut acceptée, et l'on prit aussitôt
ses mesures. Tout d'abord, quelques-uns, sans éveiller les soupçons,
cherchèrent à s'occuper auprès de la personne du général, dans le dessein de
surveiller tous ses mouvements. D'autres se joignirent à eux, venant se
plaindre d'avoir perdu leurs femmes et leurs biens ; d'autres, au contraire,
les encourageaient et assuraient au général que bientôt tout serait reconquis
; d'autres enfin abreuvaient d'insultés ceux qui avaient fait perdre la
bataille et les appelaient des traîtres. Ainsi l'attroupement augmentait, et
les cris devenaient plus sauvages et plus menaçants. Eumène pressentait un
malheur. La fuite paraissait être sa seule ressource ; il sentait qu'il
n'avait plus qu'un moment devant lui. Il voulut s'éloigner avec quelques
compagnons ; mais alors les plus proches s'élancent sur lui, lui arrachent
son épée, lui lient les mains avec sa ceinture et l'entraînent. Déjà le
désordre est à son comble dans le camp. Chacun des satrapes et des chefs agit
à sa guise. Peucestas passe à l'ennemi avec ses 10.000 Perses ; d'autres se
préparent à suivre son exemple ou à se dérober par une fuite rapide[46].
Nicanor, envoyé par Antigone, vint s'assurer de la
personne d'Eumène et prendre toutes les dispositions nécessaires. Quand on
lui amena le stratège les mains liées, celui-ci demanda à passer entre les
rangs des Macédoniens, disant qu'il voulait leur parler, non pas pour implorer
leur pitié ni pour changer leurs sentiments, mais pour leur communiquer une
chose utile. On accéda à son désir. Il se plaça sur une éminence, tendit ses
mains liées et dit : Ô les plus infâmes des Macédoniens,
Antigone aurait-il seulement pu rêver de gagner sur vous des trophées comme
ceux que vous lui livrez, à votre plus grande honte, en lui remettant votre
général prisonnier ? N'était-ce pas déjà assez lâche de votre part, alors que
vous étiez vainqueurs, de vous avouer battus, tout cela pour vos bagages,
comme si la victoire était attachée à de vains trésors et non pas aux armes ?
Et maintenant, vous allez jusqu'à livrer votre général comme rançon de ces
bagages ! On m'entraîne, moi, vainqueur de nos ennemis, non pas terrassé dans
la lutte, mais trahi par les miens. Eh bien ! je vous en conjure, au nom de
Zeus, le dieu des batailles, et des divinités qui vengent le parjure,
tuez-moi vous-mêmes ici de vos propres mains ; car, si je suis assassiné
là-bas, ce sera tout de même votre œuvre ! Antigone ne vous en blâmera pas :
il veut avoir Eumène mort et non pas vivant. Si vous me refusez vos coups,
détachez-moi seulement un bras ; il me suffira pour accomplir l'acte. Si vous
n'osez me confier une épée., jetez-moi tout lié sous les pieds des animaux, pour
qu'ils m'écrasent. Si vous le faites, je vous pardonne le crime que vous avez
commis sur moi, et je vous déclare les plus justes et les plus équitables des
camarades ![47]
Ces paroles d'Eumène firent une grande impression sur les
troupes : elles pleuraient et se lamentaient tout haut, plaignant l'indigne
sort de leur général. Les argyraspides s'écrièrent qu'il fallait l'emmener et
ne plus tenir compte de son bavardage ; après tout, s'il arrivait malheur à
un coquin de Chersonésien[48], qui exposait
les Macédoniens à mille guerres, ce n'était pas à beaucoup près aussi
regrettable que si les meilleurs soldats d'Alexandre et de Philippe étaient
dépouillés, après une vie de fatigues et à un âge avancé, du fruit de leurs
labeurs, s'il leur fallait mendier leur pain à la porte des étrangers et
laisser leurs femmes passer une troisième nuit chez les ennemis. C'est avec
ces cris qu'ils poussèrent le général plus loin et l'entraînèrent hors du
camp. Toute la multitude qui se trouvait dans le camp les suivit, de telle sorte
qu'Antigone, craignant des désordres, se vit obligé d'envoyer dix éléphants
et quelques troupes de cavalerie mède et parthe pour disperser la foule.
C'est ainsi qu'Eumène fut conduit au camp d'Antigone et mis en lieu sûr.
Les auteurs ne nous disent pas et nous n'avons pas
d'indications suffisantes pour deviner comment l'armée des alliés se
dispersa. L'intention des chefs qui avaient conspiré avant la bataille était
qu'Eumène devait gagner d'abord la victoire, après quoi on se débarrasserait
de lui. Il va de soi que, dans ces conventions entre coquins, personne ne se
fie à son voisin, et que chacun cherche en trompant à prévenir la tromperie.
Eudémos et Phædimos méritèrent le premier prix de trahison, en dénonçant le
complot à celui que l'on trahissait. La conduite de Peucestas, une fois
l'action engagée, ne permet guère de douter' que c'est bien à dessein qu'il
fit perdre aux conjurés la victoire qu'Eumène devait encore remporter ; il a
dû offrir ses services de traître à Antigone avant le combat. La cause des
conjurés était déjà perdue avant qu'Eumène, malgré leur trahison, remportât
la victoire. Il l'aurait conservée, en dépit des traîtres, si les
argyraspides ne s'étaient pas laissés séduire par Teutamas, et ceux-ci
auraient regagné tout ce qu'ils avaient perdu s'ils avaient recommencé la
lutte, comme Eumène le voulait. Mais alors Antigène serait resté le supérieur
de Teutamas comme devant : Teutamas engagea ses hommes à parlementer avec
l'ennemi, pour se débarrasser de celui qui était le premier à lui barrer le
chemin. Il est tout à fait invraisemblable qu'Antigone ait conclu une
capitulation quelconque avec ses adversaires ; il parait plutôt qu'une fois
sûr de l'arrivée des argyraspides, il se posa en vainqueur vis-à-vis des
autres troupes et de leurs chefs. La première chose qu'il fit, ce fut de
saisir Antigène et de le faire exécuter. Eudémos de l'Inde, Cébalinos et
d'autres chefs furent également exécutés. D'autres se sauvèrent par la fuite.
La retraite des autres satrapes ne semble pas non plus avoir été la conséquence
d'une convention formelle — sans quoi Antigone n'aurait pas eu besoin plus
tard de les confirmer dans leurs satrapies —, mais bien une reculade aussi
précipitée que possible. Les argyraspides et le reste des troupes, à part
celles qui avaient suivi les satrapes, se rendirent au camp d'Antigone,
furent réunies à son armée et mises sous les ordres de ses lieutenants[49].
L'issue de la campagne ne pouvait pas être plus favorable
pour Antigone. D'un seul coup, il devenait maître de la Haute-Asie ; son
armée recevait un renfort incomparable et se trouvait de taille à accomplir
les autres projets, plus grands encore, qui occupaient son esprit. Le dernier
soutien de la royauté était abattu, et Eumène, qui valait à lui seul une
armée, était entre ses mains. On rapporte qu'il aurait désiré le gagner,
l'associer à ses plans ultérieurs, et, avec l'appui de ses talents
militaires, de sa renommée et du parti dont le Cardien était le chef et le
représentant, marcher contre les potentats d'Occident, ses alliés jusqu'à
présent, avec lesquels il aurait tout d'abord à lutter. Il espérait sans
doute qu'Eumène, dont la vie était entre ses mains, serait disposé, pour la
sauver, à se joindre à lui. Il lui fit ôter les liens dont on l'avait chargé
pour le livrer, et permit à ceux qui voulurent de l'approcher pour le
consoler, peut-être aussi pour changer ses dispositions et lui faire
entrevoir la possibilité d'un avenir heureux auquel il ne s'attendait plus.
Trois jours se passèrent sans qu'Eumène fût fixé sur le
sort qui lui était réservé. Il exprima, dit-on, à Onomarchos, qui le gardait,
son étonnement de ce qu'Antigone, qui le tenait enfin entre ses mains, ne se
décidait ni à le faire exécuter de suite, ni à lui rendre généreusement la
liberté. Onomarchos lui ayant répondu que c'était le moment, quand on se
battait, de ne pas craindre la mort, Eumène aurait répliqué : Par Zeus ! c'est bien ce que j'ai fait ! Demande-le à ceux
qui ont combattu avec moi ; mais je n'ai trouvé personne qui me fit mordre la
poussière. Si tu l'as trouvé maintenant, repartit l'autre, que n'attends-tu l'heure qu'il te destine ?
Cependant Antigone, soit qu'il ne pût ou ne voulût pas prendre
une résolution, avait à plusieurs reprises mis en discussion dans le conseil
le sort ultérieur d'Eumène. Néarque et le jeune Démétrios furent les plus
ardents à plaider la cause du prisonnier, disant que leur propre intérêt
exigeait qu'on le sauvât. Ce serait d'un mauvais exemple que de couronner par
cette mort terrible la trahison des vétérans. Néarque aussi était Grec de
naissance : il croyait pouvoir promettre qu'Eumène désormais s'attacherait
fidèlement à la cause d'Antigone. Mais la plupart des autres se prononcèrent résolument
contre lui ; ce n'était pas probablement dans l'intérêt de la cause commune,
mais qui n'aurait craint de perdre de son importance, à côté d'un tel homme,
dans l'entourage d'Antigone ? Antigone lui-même hésitait entre sa haine
contre le seul homme dont il reconnût la supériorité et le désir non moins
vif d'utiliser immédiatement à son profit son nom et ses talents. En
attendant, des mouvements qui donnaient à réfléchir se manifestaient dans
l'armée. Les Macédoniens, et surtout, parait-il, les argyraspides, étaient
irrités et inquiets de ce que cet homme si redouté était encore en vie. Il
était à craindre qu'une révolte ouverte n'éclatât si on hésitait plus
longtemps. Le stratège ordonna de priver le prisonnier de nourriture. Le
troisième jour, quand l'armée se mit en marche, un homme entra dans la prison
et l'acheva. On prétend que ce fut à l'insu d'Antigone, par ordre des autres
chefs.
Antigone remit le corps d'Eumène à ses amis, avec
permission de le brûler et d'envoyer ses cendres dans une urne d'argent à sa
famille[50].
C'est ainsi qu'Eumène le Cardien finit sa vie si agitée et
si remplie, à l'âge de quarante-cinq ans. Il était depuis l'âge de dix-huit
ans au service des Macédoniens[51]. Le roi Philippe,
de passage à Cardia, l'avait remarqué, emmené avec lui, et, prompt à
distinguer de son regard perçant la valeur des hommes de son entourage, avait
fait de lui son secrétaire. Il avait exercé les mêmes fonctions, en qualité
de premier secrétaire, auprès d'Alexandre, tant que celui-ci vécut[52] ; puis la faveur
des deux rois et ses talents supérieurs l'avaient rendu pour les autres
grands de Macédoine un objet d'envie et de jalousie. La prudence qu'il était
obligé de montrer dans ses rapports avec eux, pour se maintenir entre les uns
et les autres, pouvait, par l'apparence de duplicité qu'elle lui donnait,
justifier les soupçons continuels qu'on faisait planer sur cet homme
tranquille et intelligent. A la mort du roi commença pour lui une série de
conjonctures difficiles : ce n'est pas ce qu'il avait été jusque-là et les
services rendus qui assurèrent sa position ; il dut chercher à se rendre indispensable.
Aussi prit-il la plus grande part à la réconciliation de l'infanterie et de
la cavalerie dans l'été de 323 ; cet accord, qui fonda le nouveau régime, fut
en grande partie son œuvre. Les circonstances l'obligeaient à se dévouer
complètement à la cause de la royauté : il lui resta fidèle jusqu'au dernier
moment. Ce qui le perdit, c'est qu'il ne voulut ou ne put lutter que pour
elle, sans songer jamais à gagner, à acquérir et posséder pour son propre
compte. Il servait une cause perdue. Il a aussi une tache qui le suit partout
; toutes ses victoires, toute la renommée, toutes les qualités éminentes qui
le distinguent, ne peuvent faire oublier aux Macédoniens, grands ou petits,
qu'en définitive il n'est qu'un Grec. Quoi qu'il pût faire, qu'il trouvât un
moyen de salut dans les moments les plus critiques, qu'il forçât la victoire
par les plans les plus audacieux, tout cela ne comptait que sur le moment.
Cet homme infatigable recommence incessamment le travail de Sisyphe. C'est
avec une habileté et une vigueur incroyable qu'il soumet les circonstances à
sa volonté et se fait le pivot des événements. Il domine la foule, tantôt par
des flatteries, tantôt par un prestige qui lui impose ; il force les hommes
les plus distingués à, suivre la voie où il veut les mener ; les partis le
recherchent ; il est comblé d'honneurs et de témoignages de confiance ; il
devient le chef dirigeant et unique ; il est à, la fin le vainqueur ; et
toujours c'est ce vice originel, de n'être qu'un Grec, qui entrave ses
projets, arrête le cours de ses victoires et le fait succomber. Ainsi,
toujours dans la situation d'un proscrit, détesté par tous bien
qu'indispensable, on le méprise quoiqu'il soit le sauveur ; il n'est qu'un
instrument. Enfin, aigri au fond de l'âme, incertain, ne sachant quel parti
prendre, il est livré à son mortel ennemi par la trahison la plus perfide,
que l'armée et les chefs trament à l'envi contre lui.
Antigone, après la bataille précitée, s'était mis en
marche et avait regagné en Médie ses quartiers d'hiver[53], avec son armée
considérablement renforcée. Il établit son quartier général dans une des
localités voisines d'Ecbatane. Ses troupes campaient réparties dans toute la
satrapie, notamment dans le pays de Ragæ, le long des montagnes Caspiennes ;
Pithon était dans les contrées les plus reculées de la Médie. Antigone, si complète que fût sa
victoire, voyait son armée trop éprouvée, et les nouvelles troupes comptaient
des éléments trop difficiles, trop peu disciplinés, pour qu'il pût pousser
jusqu'au bout ses avantages et en tirer toutes les conséquences. Peut-être
aussi voulait-il d'abord laisser agir le bruit de la révolution complète qui
venait de se produire, et son nom s'entourer d'une auréole dont il pourrait
tirer grand parti pour ses plans ultérieurs.
En effet, il était maintenant maître de toute l'Asie ; non
seulement il avait dans sa main le salut ou la perte des grands qui avaient
lutté contre lui, mais encore sa situation avait complètement changé
vis-à-vis de ses auxiliaires et alliés. Pithon regrettait certainement
d'avoir attiré dans ces contrées, dont il avait espéré devenir lui-même
maître absolu, l'homme devant lequel le monde entier, et lui comme les
autres, semblait devoir bientôt se courber.
Fut-ce particulièrement la crainte des empiétements ultérieurs
d'Antigone qui poussa Pithon, fut-ce sa nature remuante et son aveuglement,
toujours est-il qu'il résolut de prévenir le danger. Il lui sembla qu'il
était encore temps : la nouvelle puissance d'Antigone n'était pas encore
assez solidement établie ; tout le monde était encore dans la surexcitation
et dans la crainte. Le parti dispersé d'Eumène ne paraissait avoir besoin que
d'un nouveau centre pour engager de nouveau l'action. On pouvait attendre
d'un grand nombre de satrapes qu'une fois l'impulsion donnée, ils prendraient
facilement parti contre le trop puissant stratège. Pithon commença ses
intrigues. Il réussit, par des présents et des promesses, à gagner des
troupes dans les cantonnements les plus voisins, à enrôler de nouveaux corps
de mercenaires à son service, à se procurer de l'argent et à tout préparer
pour une nouvelle levée de boucliers.
Antigone fut mis au courant de toutes ces machinations. Il
fallait obvier sans tarder au péril. Une lutte ouverte paraissait sinon
incertaine quant au succès, du moins une perte de temps ; c'était aussi une
concession faite à une rébellion qui na méritait que le châtiment. Il essaya
d'arriver à son but plus sûrement et sans éclat. Il traita ces révélations de
calomnies, affectant de supposer qu'on voulait relâcher les liens d'amitié
qui l'unissaient à Pithon : il ne pouvait croire que Pithon eût de tels
projets en tête alors qu'il était sur le point de lui remettre 5.000
Macédoniens et 1.000 Thraces. Il fit savoir qu'il songeait à retourner
prochainement du côté de la mer ; il laisserait Pithon comme stratège des
satrapies supérieures avec des forces suffisantes, et il savait sa cause
parfaitement en sûreté entre de telles mains. Il écrivit à Pithon en personne
pour lui dire qu'il désirait l'entretenir avant son départ, afin d'arrêter,
de concert avec lui, les mesures nécessaires et de lui remettre les troupes
qui lui étaient destinées. Ces lettres d'Antigone arrivèrent chez Pithon avec
d'autres de ses amis du quartier général, qui lui certifiaient qu'en effet
Antigone se préparait à partir ; on avait déjà désigné les troupes qui
devaient rester avec lui, le futur stratège des satrapies supérieures. Pithon
conclut de tout cela que son plan était complètement ignoré : il se crut
parfaitement en sûreté et courut à Ecbatane. A peine arrivé, on l'arrêta.
Accusé par Antigone dans le conseil des commandants, il fut condamné à mort
et exécuté sur-le-champ[54].
Ces procédés expéditifs et énergiques d'Antigone
répandirent sans doute une grande consternation parmi les autres potentats.
Il ne suffisait pas à Antigone de traiter avec une rigueur sanguinaire ses
ennemis vaincus ; il paraissait encore observer ses anciens amis avec un
redoublement de circonspection et les châtier sans miséricorde. Que
d'exécutions en si peu de temps ! que de noms, que de grands du temps
d'Alexandre ainsi frappés ! Eudémos, Antigène, Eumène, Paon, tous des plus
grands dignitaires de l'empire et au premier rang du temps d'Alexandre, et
quantité d'autres chefs encore, en quelques semaines, tous avaient disparu
l'un après l'autre. On eût dit qu'Antigone avait l'intention d'exterminer
tout ce que le passé avait laissé de grand et de distingué, et de faire table
rase des souvenirs glorieux et des expéditions du temps d'Alexandre. Antigone
avait les yeux fixés sur son but ; il le poursuivait sans dévier : à mesure
qu'il avançait dans la voie où il s'était engagé, il devait déblayer tout ce
qu'il avait rencontré de considérable en face de lui ou à côté de lui ; il
devait mettre ses créatures dans les places vides ; enfin, comme maitre de
l'Orient, disposant des trésors immenses accumulés en divers endroits, il
devait se hâter de retourner à la lutte suprême qui commençait à s'organiser
contre lui en Occident.
Au commencement du printemps de 316, il retira ses troupes
des quartiers d'hiver : il nomma Orontobatès[55] satrape de Médie,
et le Mède Hippostratos stratège avec 3.500 hommes de troupes d'infanterie
étrangères sous ses ordres. Lui-même, avec son armée, commença par aller à
Ecbatane ; il prit dans le Trésor qui y était déposé 5.000 talents d'argent
en barres, et s'avança jusqu'en Perse à vingt jours de marche plus loin. Il
le pouvait, attendu que l'armée enrôlée et gagnée par Pithon eu vue de sa
révolte n'existait plus. Comment a-t-elle été dissoute et dispersée, c'est ce
que les auteurs ne disent pas. Sans doute, lorsqu'Antigone eut dépassé les
frontières de la Médie,
quelques compagnons et amis de Pithon, et dans le nombre Méléagre et Ménœtas
surtout, essayèrent de rallier les partisans errants du supplicié. Il y eut
même bon nombre des fidèles d'Eumène qui vinrent les rejoindre. Bientôt ils
eurent réuni 800 cavaliers, :avec lesquels ils parcouraient la Médie en appelant à la
révolte et pillant les contrées qui refusaient de leur obéir. En moins de
rien, la terreur et la révolte bouleversèrent la satrapie. Hippostratos et
Orontobatès marchèrent contre cette bande ; pendant la nuit, leur camp fut
surpris par les rebelles, et, bien que ceux-ci ne fussent pas en nombre pour
risquer un grand coup, un grand nombre de déserteurs cependant se joignirent
à eux, dévastant et pillant, remplissant tout d'effroi et de désordre, mais
fuyant toujours devant la force armée. Enfin, le stratège réussit à les
acculer dans une vallée étroite entourée de précipices et à les y cerner ;
après une résistance désespérée, où périrent Méléagre, Ocranès le Mède et
d'autres chefs, ils furent écrasés et faits prisonniers.
Cependant Antigone était arrivé à Persépolis[56]. Les habitants
le reçurent avec les plus grands honneurs ; on eût dit que le grand roi
faisait son entrée. C'est bien ainsi que l'entendait Antigone ; c'est de
cette capitale du vieil empire perse qu'il voulait dater les ordres qui
allaient décider du sort des satrapies et de leurs maîtres. Il convoqua le
conseil, et, d'après ses décisions, pourvut aux nouvelles nominations.
Tlépolémos de Carmanie, qui avait combattu pour Eumène, Stasanor, qui lui
avait au moins envoyé des troupes, restèrent dans leurs satrapies ; le
satrape de l'Arie, Stasandros de Cypre, fut remplacé par Euitos, et, comme
celui-ci mourut bientôt après, par Évagoras[57]. Oxyartès, dans
le pays des Paropamisades, conserva également sa satrapie, bien qu'il fût
venu au secours d'Eumène. Sibyrtios d'Arachosie, qui, à cause de sa trahison
déclarée, avait été accusé par Eumène et qui s'était dérobé au jugement, se
rendit à Persépolis sur l'invitation d'Antigone. Comme récompense, non
seulement il recouvra sa satrapie, mais le tiers du corps des argyraspides
fut mis à sa disposition, soi-disant pour une expédition militaire. Enfin
Peucestas, en raison de sa situation antérieure auprès du roi Alexandre,
d'une part, d'autre part en considération des services qu'il avait rendus à
la bonne cause au cours de la dernière guerre, semblait mériter une position
plus influente que la satrapie de Perse. Le stratège, disait-on, le garderait
pour le moment dans son entourage, afin de lui créer une sphère d'action plus
digne de lui. Asclépiodore reçut donc la Perse[58].
Telles furent les dispositions prises à Persépolis. A vrai
dire, Antigone n'avait pas l'intention de les exécuter à la lettre. Changer
les situations dans la
Bactriane, la
Carmanie et le pays du Paropamisos, il le pouvait à la
rigueur ; mais cela lui eût pris trop de temps et surtout l'aurait plus
éloigné des contrées occidentales que ses plans ultérieurs ne le
permettaient. Il n'aurait pu, avec de simples décrets, évincer Oxyartès,
Tlépolémos, Stasanor, qui administraient admirablement leurs provinces et qui
pouvaient compter sur l'aide de leurs sujets en état de porter les armes et
de leurs voisins[59]. Il préféra les gagner
par une douceur inattendue. La décision concernant les argyraspides n'avait
pas d'autre but que de diviser ce corps puissant, et par suite de
l'affaiblir. Les auteurs disent expressément que Sibyrtios reçut l'ordre de
les placer aux postes où il serait sûr qu'ils périraient. Les autres
argyraspides furent mis comme garnisons dans des bourgs très éloignés les uns
des autres[60].
Ce corps, encore tout-puissant récemment, n'osa pas s'opposer à cet ordre qui
était sa perte. Il tomba subitement et pour toujours, comme si c'était une
punition de la trahison qu'il avait tramée contre Eumène. La conduite du
stratège vis-à-vis de Peucestas fut plus circonspecte. Le satrape jouissait
d'une faveur si extraordinaire chez ses sujets perses, dont il avait adopté
la langue et les mœurs, qu'Antigone, malgré, paraît-il, les engagements
formels qu'il avait pris avec lui, crut néanmoins devoir le mettre de côté.
Quand cet ordre fut connu, la plus grande consternation et le plus grand
mécontentement se manifestèrent partout, et l'un des Perses les plus notables
déclara hautement que ses compatriotes n'obéiraient à aucun autre, parole
qu'Antigone, pour faire un exemple terrible, punit de mort. Peucestas suivit,
dit-on, volontiers le stratège, sans soupçon, rempli de nouvelles espérances
: depuis lors, son nom disparaît de l'histoire.
De Persépolis, Antigone descendit à Suse. Il y avait un an
qu'il avait quitté cette province en vaincu. A ce moment, il avait été décidé
que Séleucos de Babylone adjoindrait cette satrapie à la sienne. Séleucos
avait réussi à soumettre le pays : le commandant même du fort de Suse,
Xénophilos, après une longue et vaillante résistance, avait fini par passer
de son côté. Maintenant Antigone allait arriver. Après les événements de
Médie et de Perse, Séleucos comprit qu'il ne pourrait montrer trop de
prudence. Il décida Xénophilos à aller au-devant du stratège jusqu'au
Pasitigris, pour le recevoir avec honneur et se déclarer, au nom de Séleucos,
prêt à recevoir ses ordres avec soumission. Antigone le reçut avec déférence,
l'honora de toutes façons, à l'égal des premiers de sa suite, craignant toujours
à part lui qu'on ne lui refusât les trésors de Suse. Puis il entra dans Suse,
et dans la forteresse de Suse. Les trésors lui furent remis ; il y avait
encore là d'abord 15.000 talents d'argent, puis des vases, des couronnes et
autres objets précieux d'une valeur de 5.000 talents. Antigone prit tout, et,
outre cela, il apportait de Médie pour 5.000 talents de couronnes d'or, de.
présents honorifiques et de butin. Il se trouva disposer ainsi d'une somme de
25.000 talents[61].
Il nomma à Suse un nouveau satrape, Aspisas de Susiane ; c'était déjà le
second fonctionnaire non Macédonien qu'il appelait à un poste de cette importance.
Avec son armée et l'immense convoi d'argent qui fut
transporté partie sur des chars, partie à dos de chameau, Antigone gagna en
vingt-deux jours Babylone, pour se rendre de là à la mer. Séleucos, il est
vrai, aurait eu des motifs de s'irriter contre le stratège, qui avait adjugé
sans plus de façon à un autre la
Susiane à lui promise. Mais il n'osa pas faire voir son
mécontentement à son tout-puissant ami. Sans doute il espérait que le séjour
d'Antigone dans ces pays ne serait que de courte durée, et que, lorsque le
stratège serait bien loin en Occident, il trouverait bien, lui, le temps et
l'occasion d'agir dans son propre intérêt. Antigone le prévoyait bien : il
connaissait l'esprit souple et actif du satrape de Babylone ; il savait
combien ses sujets lui étaient dévoués. Il ne pouvait abandonner l'Orient à
lui-même tant qu'il s'y trouvait encore au pouvoir des hommes de cette
importance, en droit de prétendre à tout et en état de soutenir leurs
prétentions. Il s'agissait de rendre celui-ci inoffensif. Séleucos alla
au-devant du stratège pour le saluer sur la frontière de sa satrapie : il lui
apportait une foule de présents dignes d'un roi et ses félicitations pour les
succès qu'il avait obtenus en si peu de temps ; il offrit à l'armée du
stratège des banquets et des fêtes ; il se montra de toutes façons si
prévenant, si complaisant envers son ami et allié, qu'il semblait accepter
tout ce qui s'était fait même contre lui. Mais il arriva que Séleucos fit une
observation blessante à un des généraux pour un motif quelconque, sans
soumettre l'affaire au stratège. Celui-ci ne cacha pas son étonnement de voir
qu'on ne s'adressât pas à lui, en sa qualité de supérieur, pour attendre sa
décision. Séleucos, de son côté, contesta absolument qu'il fût, d'une façon quelconque,
son subordonné. Cette querelle, insignifiante en elle-même, s'aigrit de plus
en plus : des deux côtés on y apportait la vivacité de la méfiance et du
parti pris. Enfin, Antigone demanda qu'on lui soumît les comptes des revenus
et dépenses de la satrapie. Séleucos repoussa cette exigence, disant qu'il ne
reconnaissait point de contrôle de cette espèce : les Macédoniens l'avaient
chargé de la satrapie en raison des nombreux services qu'il avait rendus à
l'empire, et il ne savait pas de quel droit et à quel titre le stratège se
mêlait de l'administration de la satrapie. On ne s'entendait plus. Séleucos
avait sous les yeux l'exemple de Pichon ; il craignit qu'Antigone ne voulût
s'emparer de sa personne, pour se débarrasser de lui comme il avait fait de
l'autre, en le faisant condamner à mort par une décision de son conseil, un
jugement de cabinet en bonne et due forme. Il se sauva donc en toute hâte et
s'échappa de Babylone avec cinquante cavaliers, pour chercher un asile en
Égypte auprès de Ptolémée[62].
Pour Antigone, cette issue de la querelle était ce qu'il
pouvait souhaiter de mieux ; car enfin, il semblait que le satrape n'avait
pas été chassé par lui, mais qu'il avouait en fuyant sa culpabilité. Sans
avoir fait le moindre tort à son ancien ami, il était maître de sa satrapie
et débarrassé d'un compétiteur dangereux. Antigone avait raison de vanter sa
bonne étoile, qui lui aplanissait ainsi les voies. C'est alors, dit-on,
qu'arrivèrent chez lui les prêtres chaldéens, pour lui déclarer qu'il était
écrit dans les étoiles que, s'il laissait Séleucos échapper de ses mains,
celui-ci deviendrait le maître de toute l'Asie. Antigone aurait regretté
alors de ne pas s'être assuré de la personne du satrape. Il fit poursuivre le
fugitif, avec ordre de le rejoindre et le ramener, si faire se pouvait : il
était trop tard. On ajoute expressément qu'à l'ordinaire Antigone traitait
légèrement les prédictions de cette sorte, mais que, cette fois-ci, il fut
profondément impressionné[63] d'abord par la
grande autorité dont jouissaient ces prêtres, et surtout en se rappelant que
ces mêmes hommes avaient fait au roi Alexandre des prédictions qui s'étaient
accomplies de point en point. Si les renseignements sont véridiques (et ils viennent de la meilleure source),
c'est un trait remarquable à ajouter au caractère d'Antigone. Lui, si
raisonnable d'ordinaire, si éclairé, on dirait presque si prosaïque, il se
laissait aller maintenant, alors que la fortune elle-même lui aplanissait le
chemin, à prêter l'oreille aux prédictions des astrologues qui, avec la
certitude mathématique de leurs calculs établis sur des milliers d'années,
étaient complètement sûrs de s'imposer à la superstition de cette époque
rationaliste.
La situation générale ne permettait pas à Antigone de
rester plus longtemps à Babylone. Il voyait imminente la lutte décisive avec
les potentats de l'Occident, lutte dont l'arrivée de Séleucos allait très
vraisemblablement provoquer l'explosion. Antigone devait se hâter de gagner
ces contrées, dont la possession lui assurait l'offensive pour la guerre
continentale, et où il pouvait concentrer de nouvelles forces navales qui lui
étaient surtout nécessaires, car celles qu'il avait eues jusqu'à l'an 318
étaient dispersées ou appartenaient à ceux qui allaient être ses premiers adversaires.
Il nomma satrape de Babylone Pithon fils d'Agénor, jadis satrape de l'Inde,
se fit livrer comme otages les enfants des principaux habitants et plusieurs
amis des réfugiés, et les confia au nouveau satrape pour les garder en lieu
sûr dans le château-fort ; puis, peu de temps après la fuite de Séleucos[64], il quitta
Babylone vers la fin de l'été pour se rendre en Mésopotamie. Il destitua le
satrape Blitor, qui avait aidé la fuite de Séleucos, gagna rapidement la Cilicie et arriva à
Mallos vers la mi-novembre : là il établit ses troupes dans leurs quartiers
d'hiver[65].
Avoir atteint sans peine et sans lutte ce territoire,
chaînon intermédiaire entre l'Orient et l'Occident, c'était avoir fait la
moitié du chemin qui menait au but. Il se trouvait au milieu de ceux qui
pouvaient se lever contre lui, plus puissant que chacun d'eux pris isolément,
aussi résolu que préparé à faire valoir sa supériorité. Sa fortune si
constante s'était de nouveau affirmée. Elle lui était fidèle, parce qu'en
toute circonstance il agissait d'après sa propre volonté et se réservait la
direction suprême. Ainsi, ne s'en rapportant qu'à lui-même, il était toujours
sûr de son secret, et il arrachait la victoire aux ennemis, qui étaient le
plus souvent des coalisés, même quand ils étaient victorieux. Son fils
Démétrios fut le seul qu'il commença, depuis lors, à mettre dans sa
confidence et à associer à son pouvoir. Il gagnait par là une force nouvelle,
car aucun de ses adversaires ne pouvait montrer un allié aussi fidèle et
aussi dévoué. Jamais la bonne intelligence entre le père et le fils ne fut
troublée, et, à l'apogée de sa splendeur, Antigone mettait son orgueil à
vivre avec son fils sur un pied d'intimité familière, on dirait presque
bourgeoise. Quand son fils revenait de la chasse, il courait encore couvert
de poussière chez son père, l'embrassait et s'asseyait à ses côtés, et le
stratège disait aux ambassadeurs qu'ils pouvaient rapporter à leurs maîtres
de quelle façon il vivait avec son fils[66]. Rien ne
caractérise mieux Antigone que l'ordre et la prudence qu'il montrait même
dans les plus petites choses. Il tenait un journal exact de toutes les
négociations, et souvent les ambassadeurs qui arrivaient chez lui étaient
étonnés de voir à quel point il était au courant d'affaires passées depuis
longtemps, se rappelant ceux qui avaient négocié avec lui à ce moment, ce qui
avait été dit et comment on avait réglé les points les plus insignifiants[67]. Le Même ordre
régnait dans ses finances. Il prenait soin avant tout d'accumuler une réserve
en argent aussi considérable que possible ; il on soutirait où il pouvait et
tant qu'il pouvait. A quelqu'un qui lui représentait qu'Alexandre n'agissait
pas ainsi, il répondit qu'Alexandre avait fait la moisson en Asie, et que lui
ne faisait plus que glaner[68]. Lorsqu'il
arriva, comme il a été dit plus haut, en Cilicie, il apportait avec lui
25.000 talents des provinces supérieures ; en outre, il prit les 10.000
talents qui se trouvaient encore à Cyinda, et le produit annuel de ses
provinces était tel qu'il put prélever sur ces revenus 11.000 talents en vue
de la prochaine guerre[69]. Il savait
parfaitement qu'avec la manière dont se faisait la guerre à ce moment, celui
qui payait le mieux pouvait disposer des troupes les plus nombreuses et, les
meilleures : à Meure que les grandes idées et les aspirations nationales
allaient s'effaçant de plus en plus, l'argent était le meilleur levier et la
seule base sûre de la puissance. Il n'aimait aucune espèce de prodigalités,
ni pour lui et ses plaisirs, ni pour s'attirer les louanges des savants et
des littérateurs dont il aimait à s'entourer, en homme cultivé et ami des
études qu'il était. Il les remettait à leur place, souvent avec cet esprit
sec et mordant qui lui était particulier[70]. Quand il le
jugeait nécessaire, il savait donner et même prodiguer[71] : le tour
gracieux qu'il donnait alors à sa munificence faisait qu'on lui avait d'autant
plus d'obligation. Il aimait la réalité et non pas l'éclat du pouvoir ; on le
vit en toute occasion éviter plutôt que rechercher l'extraordinaire. Un jour
que quelqu'un l'appelait dans un poème Fils du
Soleil, il dit que le valet qui lui présentait son vase de nuit ne
s'en doutait pas[72] ; plus tard,
alors qu'il était devenu roi, comme on vantait son bonheur et sa puissance : Si tu savais, dit-il, combien
cette guenille (il montrait le diadème) est remplie de maux, tu ne la ramasserais pas sur un tas
de fumier[73]. Un autre, pour
se rendre agréable à ses yeux, lui disait que tout
ce que le roi faisait était juste et bon. Peut-être
chez les Barbares, répondit-il : mais chez
nous le juste seul est juste et le bien seul est bien. On ne saurait
imaginer un contraste plus grand en toutes choses qu'entre son fils Démétrios
et lui. Autant celui-ci était prodigue, passionné et enthousiaste, autant le
père était sobre, prudent et réfléchi[74]. Du reste, ces
traits de caractère devenaient d'autant plus saillants avec l'âge : c'était
maintenant un septuagénaire. Sa dernière guerre prouve combien il était
encore vigoureux ; il payait toujours de sa personne au combat et ne semblait
jamais de meilleure humeur que quand il fallait marcher contre l'ennemi.
Généralement alors les troupes avaient à se raconter une nouvelle saillie de
leur vieux chef, ou bien il passait sur leur front et faisait des
plaisanteries sur l'ennemi[75]. Dans le camp
aussi, il aimait à voir ses gens pleins d'entrain, tout en tenant plus que
n'importe quel général à la discipline sévère et à la subordination. Il
savait manier les soldats : un jour — c'était en saison d'hiver — qu'il était
obligé de camper dans un pays complètement désert, et qu'il entendait en
traversant le camp des soldats déblatérer dans leur tente sur l'abominable
façon dont ils étaient conduits, il poussa avec son bâton la porte de la
tente et leur cria qu'il leur arriverait malheur s'ils ne prenaient pas plus
de précautions[76].
En général, il était indulgent pour les appréciations concernant sa personne
; il n'y avait qu'à propos de son œil borgne qu'il n'entendait pas raillerie.
Théocritos de Chios ayant répondu au chef de cuisine qui l'invitait au nom du
stratège : Tu veux pour sûr me servir tout cru au
Cyclope, il le fit arrêter et mettre à mort[77].
Antigone va être, durant les dix années qui suivent, le
centre des affaires du monde. Son retour en Occident marque le commencement
d'une nouvelle période dans l'histoire des Diadoques.
Presque à la même époque, Eumène était mis à mort en Asie,
la reine Olympias en Europe : ainsi échouait complètement la dernière
tentative faite par la maison royale pour conserver et gouverner l'empire d'Alexandre
dans son unité. Alexandre, il est vrai, le fils du grand roi, vivait encore ;
mais il était entre les mains de Cassandre, et c'était un enfant de sept ans.
Il ne comptait pour rien dans le monde, si ce n'est qu'il portait attaché à
sa personne le titre du pouvoir, titre que chacun des grands enviait à son
voisin, dans la même mesure qu'il le convoitait pour lui-même. Le bâtard du
roi, Héraclès, était encore en vie aussi, mais il n'avait aucun droit au
trône ; il passait sa jeunesse dans l'oubli, dans la retraite, et ce n'est
que plus tard qu'un des partis le tirera au grand jour, afin de faire de lui
pour un moment un prétendant à l'empire. Il y avait encore deux princesses de
la maison royale ; l'une, Cléopâtre, fille de Philippe, veuve du roi d'Épire,
recherchée en mariage par beaucoup de ces grands qui espéraient se rapprocher
par elle du diadème ; l'autre, Thessalonice, également fille de Philippe et
mariée à Cassandre depuis la mort d'Olympias. Elles étaient toutes deux sans
influence personnelle sur les grands événements dans lesquels le nom du parti
royal ne devait plus servir, pendant quelques années encore, que de prétexte
ou d'excuse.
La situation des partis dans l'empire avait complètement
changé. A la mort d'Alexandre, on voyait d'un côté Perdiccas, représentant
l'unité de l'empire, dont les héritiers étaient en son pouvoir ; de l'autre
se-trouvaient les satrapes qui cherchaient à se soustraire à son autorité, à
se rendre indépendants vis-à-vis de lui et à se faire une souveraineté propre.
La chute de Perdiccas rompit le lien avec lequel Alexandre s'était efforcé de
rattacher ensemble les vastes régions de son empire. La maison royale dut se
réfugier sous la protection du plus puissant des satrapes ; la royauté
abandonna l'Asie et suivit Antipater en Macédoine. A la mort d'Antipater
commence la seconde phase des événements. Cassandre, Antigone et Ptolémée se
révoltent contre Polysperchon, le nouveau gouverneur général, qui aurait dû
représenter la royauté ; ils agissent comme s'ils avaient le droit de garder
ce qu'ils ont pris les armes à la main[78]. Le mot fatal, droit de conquête, devient le mot d'ordre contre le
droit de succession et contre l'empire. Le danger augmente toujours ; la
maison royale elle-même se divise en deux partis. La reine-mère, qui rentre
avec Polysperchon, assassine le roi Philippe Arrhidée et son épouse ;
Cassandre, à son tour, lutte contre Olympias en Europe, Antigone contre son
stratège Eumène en Asie. L'empire était soutenu par les satrapes de l'Est,
car c'en était fait de leur indépendance si la royauté impuissante
s'écroulait ; mais leurs adversaires étaient plus actifs, plus hardis, plus
puissants. Déjà Ptolémée était en possession de l'Égypte, de Cyrène et de la Syrie. Antigone
était maitre de toutes les satrapies de l'Asie-Mineure. Avec le concours de
ces deux alliés, Cassandre triomphe dans les provinces d'Europe. Dans
l'Extrême-Orient, Pithon s'efforce d'usurper la domination des provinces
supérieures ; Séleucos s'allie avec lui, et Antigone se joint à eux. Les grandes
luttes de l'année 317 se terminent par la destruction du parti royal en Asie
et en Europe.
A partir de ce moment, ceux qui s'étaient alliés pour
renverser le pouvoir royal se font eux-mêmes la guerre entre eux. En Asie,
aussitôt après la défaite des satrapes réunis sous Eumène, Antigone s'était
défait de ses alliés Pichon de Médie et Séleucos de Babylone, en assassinant
l'un et chassant l'autre de sa satrapie. Tout l'Orient est pour ainsi dire en
son pouvoir ; les satrapes lui ont prêté serment, ou il les a remplacés par
d'autres pris parmi ses adhérents : en sus de ses anciennes provinces, qui
lui rapportent 11.000 talents et plus, il dispose actuellement de la Mésopotamie, de Babylone, de la Susiane, de la Perse, de la Médie, de toutes les
provinces supérieures jusqu'à l'Indus et l'Iaxarte ; sous le nom de stratège,
il gouverne tout l'Orient. L'Asie-Mineure surtout lui appartient ; il est en
droit d'y croire son gouvernement plus solidement établi que partout ailleurs
; cependant Asandros, satrape de Carie et frère de Parménion, y a
considérablement accru son domaine ; il s'est établi en Lycie, a su attirer à
lui les anciennes provinces d'Eumène et a soumis, par son général
Asclépiodore, la Cappadoce
jusqu'au Pont ; seule la ville d'Amisos résiste encore. Voilà pourquoi sans
doute Antigone s'était arrêté en Cilicie ; c'était afin de ne pas en venir
trop tôt avec Asandros à une rupture qui entrait dans les calculs de ses
adversaires[79].
En effet, dans l'état actuel des choses, Ptolémée était
l'allié naturel d'Asandros ; Ptolémée avait, depuis 320, occupé la Syrie et la Phénicie, mais
la rapidité avec laquelle ces provinces furent reconquises en 318 avait
montré combien cette possession était mal assurée. Et cependant l'influence
de Ptolémée sur les affaires du monde dépendait de là : il fallait qu'il tint
dans sa main les forcés navales de la Phénicie, et par elles l'empire de la mer. Il
avait fait venir en Égypte les flottes des différentes villes maritimes, qui
devaient en même temps lui servir de caution et lui garantir la docilité des
pays du littoral. Sa puissance était considérablement accrue par la possession
de Cyrène, par son alliance avec plusieurs princes cypriotes, et surtout par
la sagesse avec laquelle il avait administré ses provinces et la part peu
importante qu'il avait prise jusque-là aux guerres.
A cette époque, la Thrace aussi apparaît comme une puissance de
premier ordre. Lysimaque, depuis-la mort d'Alexandre, avait la Chersonèse, la Thrace, et tout le pays
voisin jusqu'à Salmydessos sur le Pont. Déjà, sous Alexandre, le prince des
Odryses, Seuthès Ier, avait fait des tentatives pour recouvrer son ancienne
indépendance. Lysimaque ne fut pas plutôt arrivé dans sa satrapie qu'il
commença la guerre avec ce prince (322)
: Seuthès lui opposa 20.000 hommes d'infanterie et 8.000 cavaliers. Bien que
son armée s'élevât à peine au cinquième des forces thraces, Lysimaque risqua
la bataille, que tout au moins il ne perdit pas, et se retira pour
recommencer prochainement la lutte avec des forces plus considérables[80]. Nous n'avons
pas de renseignements sur le cours ultérieur de cette lutte. Lysimaque semble
avoir été occupé de ce côté avec toutes ses forces, et d'une manière très
sérieuse : ni dans la guerre Lamiaque, ni dans les luttes contre Perdiccas et
Eumène, il n'est au nombre des puissances belligérantes ; il ne prend
également aucune part à la guerre contre Polysperchon, bien que le meurtre de
Clitos par ses gens prouve qu'il était alors du parti d'Antigone. Néanmoins,
pendant les sept années qui se sont écoulées depuis sa prise de possession de
la Thrace,
non seulement il a fini par forcer Seuthès à la soumission[81], mais il a
encore étendu sa domination sur mémos, sur les villes grecques de la côte
occidentale du Pont et sur les bouches du Danube[82] ; il semble même
avoir franchi l'Hellespont et avoir pris pied solidement dans la
Petite-Phrygie[83].
Dès lors, lui aussi devient un ennemi d'Antigone, qui avait arraché cette
province au satrape Arrhidæos.
Enfin, en Macédoine, comme nous l'avons dit plus haut,
Cassandre occupe seul le pouvoir. Polysperchon avait été hors d'état de
remporter aucun avantage sur lui : la plupart de ses troupes avaient passé à
l'ennemi ; Æacide d'Épire, son allié et celui d'Olympias, avait été déclaré
déchu par les Épirotes, et lui-même était cerné dans une ville de Perrhébie[84] avec les
misérables restes de son armée. A la nouvelle de la mort d'Olympias et de la
victoire de Cassandre, Polysperchon s'enfuit de là avec une faible escorte,
s'associa avec Æacide le proscrit et se réfugia chez les Étoliens, qui
étaient ses amis et les ennemis jurés de Cassandre. Cassandre avait installé
un stratège en Épire ; Athènes était pour ainsi dire entre ses mains par son
gouverneur Démétrios de Phalère ; la Thessalie et l'Hellade lui obéissaient : il ne
restait plus que le Péloponnèse, où Alexandre, fils de Polysperchon, tenait
encore la campagne. Pour le soumettre et montrer enfin qu'il était le maître
en Grèce, Cassandre partit dans l'été de 316 à la tête d'une armée
considérable. On traversa sans obstacle la Thessalie ; mais les
défilés des Thermopyles étaient occupés par les Étoliens, et ce ne fut pas
sans peine qu'on vint à bout de forcer le passage. Cassandre arriva dans la
plaine de la Béotie ; là, près des ruines de Thèbes,
détruite par Alexandre vingt ans auparavant, il publia un décret ordonnant la
reconstruction de la ville, afin d'acquérir une gloire
immortelle[85]. Les Hellènes
applaudirent Cassandre : les Messéniens et les Mégalopolitains, même les
habitants de la Grande-Grèce et de la Sicile, les Athéniens
surtout, prirent part à la reconstruction ou envoyèrent des secours d'argent
; les Athéniens célébrèrent des fêtes de joie dans leur ville et
construisirent une grande partie du mur d'enceinte[86] ; même parmi les
Béotiens des alentours, jadis les pires ennemis des Thébains, beaucoup,
maintenant que le maître était dans le pays, firent preuve d'un zèle empressé
; les Platéens décidèrent que les Thébains prendraient part dorénavant à leur
fête de Dédale et seraient leurs bons amis[87] Cassandre, en
reconstruisant la ville de Thèbes, gagnait non seulement une position
importante et un État qui lui serait dévoué au cœur de la Grèce, mais les
sympathies de l'opinion publique dans le monde grec. Il donnait, en effet,
aux Hellènes la satisfaction de voir rapporter une mesure qu'ils s'étaient
habitués à exécrer comme un révoltant abus de la force commis par Alexandre.
Avec cette auréole de générosité, Cassandre continua sa
route vers le Péloponnèse. A la nouvelle qu'Alexandre, fils de Polysperchon,
avait occupé l'isthme, il s'arrêta à Mégare, y fit réunir des bâtiments et
construire des radeaux sur lesquels il transporta son armée et ses éléphants
à Épidaure. Il passa ensuite par Argos et força la ville à abandonner le
parti d'Alexandre : elle dut aussi recevoir une garnison macédonienne,
commandée par Apollonide. De là il se rendit dans la Messénie, qui
embrassa sa cause jusqu'au mont Ithome : d'autres places du Péloponnèse se
rendirent à lui par capitulation. Enfin Alexandre marcha à sa rencontre[88].
Soudain, malgré sa supériorité, au moment où tout
l'avantage était de son côté, il reprit en toute hâte le chemin de la Macédoine, ne
laissant que 2.000 hommes sous le commandement de Molycos pour occuper
l'isthme. Il faut supposer que c'est à ce moment même qu'il reçut la nouvelle
de la fuite de Séleucos en Égypte, de l'arrivée d'Antigone et de l'ouverture
prochaine des hostilités contre le seigneur et maître de l'Orient. Il avait
bien quelques motifs d'inquiétude ; encore que l'étendue de sa domination
égalât au moins celle qu'avait son père lorsqu'il risquait l'expédition de
l'an 321, il ne pouvait se dissimuler que la possession de l'Épire n'était
pas sûre, que son autorité n'était pas non plus bien assise en Grèce, et
qu'en Macédoine même son gouvernement n'était pas populaire comme l'était
jadis celui de son père. Il pouvait compter qu'aux premiers symptômes d'une
grande guerre, le monde hellénique commencerait à vibrer et se trouverait
doublement préparé pour une révolution soudaine, maintenant qu'Alexandre,
campant sur l'isthme avec son armée intacte encore, semblait inviter à la
révolte et garantir le succès.
Tel est le bilan de cette année 316, qui tire à sa fin. De
même que la première grande guerre, celle des satrapes contre les adhérents
de Perdiccas, avait été dépassée par la seconde, celle dirigée contre la
maison royale et ses représentants, de même la troisième menace de devenir
plus terrible encore que les deux précédentes. Des forces plus considérables,
des prétentions plus hautes, des visées plus audacieuses, des droits plus
contestables sont en présence : déjà ce ne sont plus des satrapes et des
stratèges, mais des puissances politiques, des États naissants, des royaumes
en formation qui s'opposent les uns aux autres. Le stratège Antigone est maître
de l'Orient ; il veut réunir sous son autorité tout l'empire d'Alexandre,
dont il a déjà soumis la plus grande partie ; contre lui il a les quatre
potentats de la
Macédoine, de la
Thrace, de l'Asie-Mineure, de l'Égypte, plus un cinquième
qui s'est enfui de sa satrapie de Babylone pour la reconquérir avec le
concours des autres.
Le sort de l'empire est de nouveau mis en question. Il
s'agit de savoir si le stratège va le reconstituer en prenant l'Asie pour
point de départ, ou si le dernier lien de l'empire va disparaître avec sa défaite.
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