Coup d'œil rétrospectif. - Le partage de Triparadisos. - Les Étoliens
contre Polysperchon. - Les partisans de Perdiccas en Asie-Mineure. -Retour
d'Antipater par l'Asie-Mineure. - Eumène dans ses quartiers d'hiver. -
Passage d'Antipater en Europe. - Antigone, stratège de l'Asie-Mineure. -
Retraite d'Eumène. -Eumène à Nora. - Ptolémée occupe la Phénicie. -
Antigone contre Alcétas et Attale. - L'armée d'Antigone en Asie-Mineure. -
Situation de la Grèce
: Phocion et Démade. - Mort de Démade. - Mort d'Antipater.
Dans ce qu'on appelle le second partage des satrapies de
l'empire macédonien, rien ne fut changé quant à la forme ; il y eut seulement
quelques noms nouveaux substitués aux anciens. On reconnaît assez clairement
cependant que la situation des satrapes vis-à-vis de l'empire était
essentiellement modifiée. Les événements des deux dernières, années écoulées
depuis la mort d'Alexandre avaient déjà indiqué suivant quelles lignes
l'empire d'Alexandre allait se morceler au milieu des luttes ultérieures des
Diadoques.
Lors de la répartition des satrapies telle qu'elle avait
été faite à Babylone dans l'été de 323, on s'était proposé surtout de
maintenir l'unité de l'empire et de continuer à le gouverner au nom des
héritiers du grand roi ; à cette fin, le gouverneur général avait reçu en
mains l'autorité suprême sur les satrapes et le droit de disposer de l'armée
royale. Même au cas où Perdiccas eût pu compter sur l'armée, même. si les
satrapes eussent eu sincèrement la volonté de conserver avec abnégation
l'unité de l'empire, le rôle du gouverneur général eût été bien difficile
encore ; au lieu de cela, il eut à lutter sans cesse contre l'opposition et
les prétentions des Macédoniens de l'armée, et les grands de l'empire, se
prévalant de leur pouvoir territorial qui se constituait déjà, cherchèrent de
toutes les manières à relâcher les liens de dépendance qui les rattachaient à
l'empire. Perdiccas lui-même ne regardait le pouvoir qui lui fut confié que
comme un moyen d'acquérir pour lui-même l'autorité suprême de fait, et même
de nom, s'il était possible. Il eut des succès tant que son intérêt fut
d'accord avec celui des rois. Pithon de Médie dut plier devant lui ; la Cappadoce fut conquise
; Antigone de Phrygie, qui avait refusé l'obéissance, fut obligé de fuir.
Sans posséder une province en particulier comme fondement de sa puissance,
Perdiccas gouvernait au nom de la majesté impériale ; il représentait la
bonne cause. Toute insubordination, toute résistance contre lui était une
rébellion contre l'empire et un acte criminel ; il avait grand air, une
attitude digne et irréprochable. Puis il commença à séparer ses intérêts de
ceux.des rois. Son union avec la reine Cléopâtre devait lui frayer le chemin
au trône ; il se fit le meurtrier de la princesse Cynane ; il répudia la
fille d'Antipater ; avec une injustice criante, il mit la main sur les
provinces d'Asie-Mineure ; il força Antipater et Ptolémée à la guerre. C'en
était fait de sa fortune, et bientôt de sa vie.
Au point de vue de l'intérêt de l'empire, la mort de
Perdiccas fut un grand malheur ; s'il avait été victorieux, le pays se
trouvait réuni dans une seule main, et, même si les rois avaient été écartés,
l'empire serait resté à la branche féminine de la maison. Perdiccas
assassiné, Ptolémée dédaigna de prendre la dignité de gouverneur général : il
lui enleva son autorité en la partageant ; il la donna à deux hommes à qui il
payait ainsi une dette de reconnaissance. Ceux-ci ne purent se maintenir
contre les intrigues de la reine Eurydice ; on vit bientôt que l'autorité de
l'empire ne suffisait plus par elle-même à contenir dans l'obéissance même l'armée,
qui seule pouvait la faire reconnaître. Les troupes choisirent pour
gouverneur général le gouverneur de Macédoine : il fallait maintenant, pour
exercer ces fonctions, une autre espèce d'autorité, une sorte de puissance
territoriale. Dorénavant, les rois furent moins représentés que protégés, la
royauté moins affirmée que tolérée.
Voilà le changement essentiel que subit l'empire, par
suite de la mort de Perdiccas et par l'effet de ses conséquences immédiates.
La royauté, quel que fût son représentant, avait subi une défaite de la part des
satrapes ; sortis vainqueurs de la lutte, ils conservèrent l'indépendance
plus large qu'ils avaient ambitionnée. La plupart d'entre eux, destitués par
Perdiccas, rentrèrent dans leurs anciennes places avec de nouvelles
prérogatives : on commençait à parler des droits acquis par la force des
armes. En face du droit héréditaire de la maison royale, il y avait
maintenant le droit de conquête, revendiqué par chaque potentat en
particulier[1].
Antipater, stratège des provinces européennes, avait entre les mains, comme
gouverneur général, l'autorité suprême à laquelle il aurait dû être soumis
lui-même. En retournant dans ses provinces et en y emmenant les rois, bien
qu'il n'ait jugé à propos de le faire qu'à la suite 'de complications
ultérieures, il transportait le centre de l'empire d'Asie en Europe, ou, pour
mieux dire, l'empire cessait d'avoir un centre, d'autant plus qu'Antipater
morcela l'armée royale, qu'il en laissa la plus grande partie en Asie, qu'il
la confia à d'autres mains, qu'il l'éloigna de l'entourage des rois. Ceci a
contribué plus que toute autre chose, extérieurement du moins, à la
destruction de la royauté et à la dissolution de l'empire.
Les dispositions les plus importantes adoptées lors de la
répartition des honneurs et des satrapies, telle qu'elle fut faite par
Antipater à Triparadisos, étaient les suivantes :
Ptolémée garda naturellement sa satrapie, telle qu'il la
voulait. On lui garantit la possession de l'Égypte, de la Libye, de l'Arabie et de
toutes les conquêtes qu'il ferait du côté de l'ouest ; sans doute on faisait
allusion par là à Carthage, qui, du reste, avait envoyé des secours aux
Cyrénéens.
La Syrie
resta entre les mains de Laomédon d'Amphipolis, Lesbien de naissance ; ce
personnage avait pu se justifier, paraît-il, de sa conduite envers Perdiccas,
auquel tout au moins il ne s'était pas montré ouvertement hostile.
En Cilicie, Philoxénos avait été nommé, il est vrai, par
Perdiccas, mais il semble bien qu'à l'approche d'Antipater il s'était
immédiatement déclaré pour celui-ci : il resta en possession de sa province.
Parmi les satrapies dites supérieures, la Mésopotamie
et l'Arbélitide furent enlevées à leur satrape actuel et données à
Amphimachos[2].
La Babylonie
aussi reçut un nouveau satrape dans la personne de Séleucos, le ci-devant
chiliarque, dont Antipater avait appris à apprécier, dans la dernière
révolte, le dévouement et la fidélité. Bien que Babylone cessât d'être la
résidence des rois, elle restait cependant, à tous les points de vue, une des
villes les plus importantes de l'empire, le trait d'union entre les satrapies
de l'Orient et de l'Occident. C'était une situation que Séleucos ne manqua
pas, plus tard du moins, d'exploiter à son profit.
La province voisine, la Susiane, reçut, elle aussi, un nouveau satrape
; ce fut Antigène, qui déjà sous Alexandre était chef de l'agéma des
hypaspistes, corps appelé depuis les argyraspides, c'est-à-dire, Boucliers d'argent. Ce corps se composait
uniquement de vétérans des campagnes d'Asie ; c'est à peine, à ce qu'on nous
dit, s'il y en avait un parmi eux qui n'eût pas soixante ans. Les
argyraspides passaient pour invincibles, pour l'élite de l'armée
macédonienne. Ils étaient pleins de morgue, bravaient tout ordre qui leur
déplaisait, se faisaient les meneurs de toutes les mutineries et n'étaient
fidèles qu'à la maison royale[3]. Antipater
désirait les éloigner et les occuper, mais il ne le pouvait qu'en leur
donnant une mission honorable. Il décida donc que 3.000 d'entre eux
accompagneraient Antigène à Suse, pour transporter à la côte les trésors qui
y étaient accumulés[4].
Il laissa généralement les satrapies de l'extrême Orient
aux mains de ceux qui les possédaient. Peucestas conserva la Perse ; Tlépolémos, la Carmanie ; Sibyrtios, la Gédrosie et
l'Arachosie ; Oxyartès, le pays des Paropamisades ; Pithon, fils d'Agénor,
l'Inde citérieure ; Taxile, le pays au delà de l'Indus, sur l'Hydaspe ;
Porus, tous les pays riverains de l'Hydaspe jusqu'à l'embouchure de l'Indus.
Les seuls changements faits en Orient furent les suivants. La Bactriane et la Sogdiane furent réunies
dans les mains de Stasanor de Soles : Philippe, jusqu'alors satrape de la Sogdiane et Bactriane,
prit la satrapie de Parthie ; Stasandros de Cypre, la Drangiane et l'Asie ;
enfin, Pithon, fils de Crateuas, conserva sa satrapie de Médie jusqu'aux
défilés Caspiens, et, pour le dédommager de la dignité de gouverneur général,
il fut encore nommé stratège des satrapies supérieures, à moins qu'il ne
l'ait été qu'un peu plus tard[5].
Il est surprenant que, dans les listes qui nous sont parvenues
du partage de Triparadisos, il ne soit fait mention ni de la Médie
septentrionale ni de l'Arménie. Nous savons qu'Atropatès s'est maintenu comme
souverain héréditaire dans la
Médie, qui lui était échue au partage de 323 ; et Orontès,
qui à la bataille de Gaugamèle avait combattu dans l'armée perse en qualité
de satrape d'Arménie, se retrouve trois ans après en possession de son
ancienne province[6].
La
Cappadoce, qui y touche du côté de l'ouest, administrée
avec tant de soin par Eumène et déjà visiblement relevée, fut destinée à
Nicanor[7]. Antigone devait
rentrer en possession de la Grande-Phrygie et de la Lycie, avec les provinces
voisines de Lycaonie et de Pamphylie. Asandros aussi fut confirmé dans son
ancienne satrapie de Carie. Ménandre ne retourna pas en Lydie et resta
désormais à l'armée[8] ; Clitos, qui
avait été jusque-là navarque dans les eaux helléniques, devait administrer
cette satrapie à sa place. Enfin, la Phrygie sur l'Hellespont fut destinée à
l'ancien gouverneur général Arrhidæos.
Antipater lui-même gardait, comme autrefois, les provinces
européennes. II est à remarquer que, du moins d'après le statut de
Triparadisos, il semble avoir fait bon marché de son pouvoir de gouverneur
général ; il fallut des complications ultérieures pour le décider à diviser
l'armée impériale et à transporter la résidence des rois en Europe. Pour le
moment, il décida qu'Antigone, outre sa satrapie, recevrait encore, en
qualité de stratège autocrate[9], le commandement
en chef des troupes de l'empire et continuerait, selon ses désirs, la guerre
contre les restes du parti de Perdiccas, notamment contre Eumène. En même
temps, on remit les rois à ses soins, de sorte que le pouvoir exercé en
entier par Perdiccas fut divisé d'une façon qui laisse supposer qu'Antipater
se croyait parfaitement sûr du dévouement do son stratège, ou qu'il n'a pu se
soustraire aux exigences d'Antigone. Pour ne rien négliger de ce que
réclamait la prudence, il nomma son propre fils Cassandre chiliarque et
l'adjoignit à Antigone, espérant sans doute opposer ainsi une barrière
suffisante à Antigone, si, enivré par le pouvoir certainement très grand
qu'on lui avait confié, il se laissait aller à de mauvais desseins. Enfin, il
institua gardes du corps du roi Philippe Autolycos, frère de Lysimaque de Thrace[10], Amyntas, frère
de Peucestas de Perse, Alexandre, fils du stratège Polysperchon, et Ptolémée,
fils de Ptolémée[11].
Telles furent, en substance, les dispositions qu'Antipater
prit à Triparadisos dans l'automne de 321. Elles furent acceptées avec une
satisfaction générale ; et, pour consolider le nouvel état des choses, on
décida dans ce moment même le mariage du Lagide Ptolémée avec la fille
d'Antipater, Eurydice[12].
Cependant le parti de Perdiccas n'était rien moins
qu'anéanti ; sur plus d'un point, il avait encore le dessus et restait
debout, armé pour la résistance la plus opiniâtre. Il est vrai qu'en Europe
les Étoliens, qui, à l'instigation de Perdiccas et d'Eumène, avaient
recommencé la guerre au printemps de cette almée, étaient déjà vaincus. Ils
s'étaient avancés jusqu'en Thessalie ; la population de ce pays s'était
soulevée contre les Macédoniens[13]. Une armée de 25.000
fantassins et 4.500 cavaliers était prête à envahir la Macédonie. Tout à coup arriva
la nouvelle que les Acarnaniens avaient franchi la frontière étolienne,
qu'ils parcouraient l'Étolie, ravageant et pillant partout, et assiégeaient
les principales villes du pays. Aussitôt les Étoliens, laissant leurs alliés
sous les ordres de Ménon de Pharsale pour couvrir la Thessalie, regagnèrent
en toute hâte leur pays et réussirent à chasser les Acarnaniens. Mais, dans
l'intervalle, Polysperchon, qu'Antipater avait laissé comme stratège en
macédoine, était venu en Thessalie avec une armée considérable, avait battu
ses adversaires, tué leur capitaine Ménon, passé la plus grande partie des
ennemis au fil de l'épée et reconquis la Thessalie. On ne
dit pas s'il a accordé la paix aux Étoliens, ni à quelles conditions[14].
Plus dangereuse pour le gouverneur actuel était l'attitude
du parti de Perdiccas en Asie-Mineure. Eumène y avait pris décidément le
dessus, à la suite de la double victoire remportée dans le courant de l'été
sur Néoptolème et Cratère. Aussitôt après son succès, il était allé s'emparer
des satrapies du littoral, et tout le pays depuis le Taurus jusqu'à
l'Hellespont était en son pouvoir. En apprenant que Perdiccas avait été
assassiné, que lui-même était déclaré déchu de ses dignités et condamné à
mort par l'armée des Macédoniens, il se prépara avec d'autant plus d'activité
à la résistance.
Dans les provinces situées tout à fait au sud de
l'Asie-Mineure se trouvait encore Alcétas, frère de Perdiccas[15]. Il avait su
notamment s'attacher si bien les Pisidiens qu'il pouvait compter entièrement
sur la fidélité de ces montagnards sauvages et aguerris. Ce pays, hérissé de
châteaux et semblable, avec ses montagnes, à une forteresse, devait être,
dans la lutte qui menaçait d'éclater, un poste d'observation et un refuge à peu
près inexpugnable, d'où l'on pouvait recommencer sans cesse des incursions
aux alentours : Eumène y eut bientôt réuni des forces importantes. Il était
naturel que tout ce qui était encore attaché à Perdiccas prît le chemin de
l'Asie-Mineure. Au nombre de ses partisans, on remarquait avant tout Attale,
dont l'épouse Atalante, sœur de Perdiccas, avait été exécutée dans le camp,
immédiatement après la défaite de son frère. En apprenant la mort de sa
femme, Attale, qui se trouvait avec sa flotte devant Péluse, avait aussitôt
gagné le large. Il aborda à Tyr : le Macédonien Archélaos, commandant de la
garnison, lui remit la ville et le trésor de 800 talents que Perdiccas y
avait déposé[16].
Tous les partisans de Perdiccas, qui s'étaient échappés du camp en Égypte et
s'étaient dispersés dans toutes les directions, se rallièrent à lui. Bientôt
ses forces s'élevèrent à 10.000 fantassins et 800 cavaliers, avec lesquels il
se dirigea vers les provinces méridionales de l'Asie-Mineure.
Ainsi les forces considérables du parti de Perdiccas
étaient réunies en Asie-Mineure. La flotte d'Attale leur assurait la supériorité
sur mer. Si elles s'étaient réunies pour une action commune, ou si seulement
elles avaient agi de concert, elles auraient pu en effet braver longtemps le
nouvel ordre de choses, et notamment barrer le chemin à Antipater qui
regagnait l'Europe. Mais, alors que l'union était le plus nécessaire, ni
Alcétas ni Attale ne se montrèrent disposés à se soumettre au Cardien Eumène,
contre lequel ils n'avaient pas caché leur jalousie, du vivant même de
Perdiccas. Attale se dirigea avec, sa flotte vers la Carie, pour s'emparer du
littoral depuis Cnide jusqu'à Caunos et, si faire se pouvait, de l'île de
Rhodes, tout au moins pour appliquer le droit de la guerre au commerce
maritime extraordinairement actif que Rhodes entretenait entre l'Europe et
l'Asie. Mais les Rhodiens, qui aussitôt après la mort d'Alexandre avaient
chassé leur garnison macédonienne[17], vivaient depuis
lors dans une heureuse indépendance sous une sage constitution ; en
possession d'un commerce excessivement vaste, ils étaient arrivés en peu de
temps à une prospérité qui ne devait pas tarder à faire de leur île une des
premières puissances maritimes de ces parages. Ils mirent en mer une flotte
sous les ordres de Démarate. Il y eut une bataille navale où Attale fut
vaincu : il s'enfonça avec les débris de se forces dans l'intérieur du
continent. A ce moment même, conformément aux instructions d'Antipater,
Asandros marchait sur la Carie,
la satrapie qui lui avait été assignée ; il rencontra Alcétas, auquel s'était
joint Attale. Le combat qui eut lieu, quoique indécis, suffit à faire échouer
leurs plans[18].
Cependant, au cours de l'été, Eumène avait, comme on l'a
dit plus haut, gagné les provinces occidentales de l'Asie-Mineure, frappé des
contributions sur les villes éoliennes, remonté superbement sa cavalerie dans
les haras royaux du mont Ida[19]. Delà il
descendit aux environs de Sardes, pour y attendre dans ces vastes plaines de la Lydie, le meilleur de tous
les champs de bataille pour sa nombreuse cavalerie, Antipater et l'armée qui
regagnait avec lui la Macédoine.
La reine Cléopâtre se trouvait à Sardes. Il voulait lui
montrer que lui, le vainqueur de Cratère, était tout aussi capable de tenir
tête au vieil Antipater : son intention était de se poser en défenseur de la
reine, qui avait d'ailleurs offert sa main à Perdiccas, et de continuer en
son nom la lutte contre les nouveaux détenteurs du pouvoir. Elle le conjura
de s'éloigner, sinon les Macédoniens croiraient que c'était elle qui causait
cette nouvelle guerre. Sur ses instances, il se décida à quitter la Lydie et se retira à
Célænæ, dans l'ouest de la
Phrygie, pour y prendre ses quartiers d'hiver[20]. Cette position
lui offrait le double avantage d'être, d'un côté, assez près des autres
partisans de Perdiccas qui se trouvaient encore présentement dans les
provinces maritimes du sud pour lui permettre de se réunir à leurs forces et
à celles des Pisidiens, les fidèles partisans d'Alcétas, d'autre part,
d'attirer ainsi Antigone, qui s'avançait de l'est avec l'armée royale, sur un
champ de bataille dangereux par la nature des lieux et le voisinage des
contrées montagneuses de la
Pisidie. Le plan d'Eumène dut être de se maintenir dans sa
position de Célænæ, qui commande les routes principales entre l'intérieur du
pays et les côtes de l'ouest, et d'y rester sur la défensive, en face d'un
ennemi aux forces supérieures duquel il ne croyait pas pouvoir résister en
rase campagne.
Pendant ce temps, Antipater s'était avancé en Lydie, nous
ignorons par quelle route[21], avec les
troupes qu'il avait emmenées d'Europe au début de la campagne. Arrivé à
Sardes, il demanda formellement compte à la reine Cléopâtre de ce qu'elle
avait offert sa main à Perdiccas, lequel était déjà marié avec sa. fille, et
provoqué ainsi la guerre sanglante de cette année ; ensuite, de ce qu'elle
n'était pas revenue à de meilleurs sentiments, même après la chute de
Perdiccas, et était restée en rapports avec Eumène mis au ban de l'empire.
Cléopâtre, impliquée probablement dans un procès en règle,
se défendit devant l'armée réunie avec une éloquence hardie, extraordinaire
pour une femme. Elle reprocha en face au gouverneur général la façon dont il
avait déshonoré la famille royale, traité indignement la reine-mère Olympias,
et fait passer son intérêt personnel avant la dignité de l'empire. Elle était
en son pouvoir ; il pouvait lui faire subir à son tour ce qu'avait souffert
de Perdiccas sa sœur Cynane ; la race de Philippe et d'Alexandre semblait
destinée à être anéantie par ceux mêmes qui leur devaient tout. Antipater
n'osa pousser les choses plus loin : il laissa la reine tranquille dans sa
résidence de Sardes. Sans plus tarder, il se mit en marche vers l'Hellespont[22].
L'hiver approchait : Eumène était déjà dans ses quartiers,
sur le cours supérieur du Méandre ; il employait ses moments de loisirs à faire
des incursions dans les pays avoisinants, qui lui étaient hostiles. Il
inventa pour ses soldats une manière toute nouvelle et vraiment bien
militaire de gagner leur solde : il vendait aux différentes troupes des
terres, châteaux et autres propriétés situées sur le territoire ennemi, avec
tout ce qu'elles contenaient, hommes, bestiaux et instruments de labour ; il
leur donnait congé et leur fournissait l'équipage nécessaire pour s'emparer
de ces places, et les camarades partageaient ensuite le butin. Par ce
procédé, les hommes conservaient leur belle humeur, leur vigueur militaire et
leur entrain, choses qui ne se perdent nulle part plus vite que dans les cantonnements[23]. Cependant
Eumène prenait activement toutes ses dispositions pour la guerre qui devait
recommencer, dès que la saison le permettrait. Il commença par nouer des négociations
avec Alcétas et les restes du parti de Perdiccas rassemblés autour de lui,
les invitant à se joindre à lui pour tenter une action commune contre
l'ennemi. Attale et Alcétas reçurent le message du stratège : on disputa le
pour et le contre dans le conseil des intimes ; enfin, à la majorité des
voix, on se décida pour le parti le moins sensé. Alcétas, Attale et les
autres se refusèrent à opérer sous Eumène, ou même à ses côtés. Ils lui
répondirent qu'il ferait bien de leur céder le commandement : Alcétas était
le frère de Perdiccas, Attale son beau-frère, et Polémon le frère d'Attale ;
c'était donc à eux que revenait le commandement, et Eumène devait se
soumettre à leurs arrangements. Cette réponse fit tomber les espérances du
général. C'est comme le proverbe : et de mort, il
n'en est pas question ! s'écria-t-il, douloureusement ému. Il vit que
c'en était fait de la cause de son parti, mais il voulut du moins résister
aussi longtemps que possible. Il pouvait compter sur ses troupes : même les
Macédoniens de son armée lui étaient dévoués de tout cœur. Ils savaient
qu'aucun général ne prenait soin de ses hommes avec plus de sollicitude et de
bonté. A plusieurs reprises, on trouva dans le camp des lettres annonçant
qu'Eumène était condamné à mort et que son meurtrier recevrait du Trésor
royal cent talents de récompense ; mais il ne se trouva personne pour
commettre cette action infâme. Eumène convoqua les troupes en assemblée, remercia
les soldats de leur fidèle attachement, se félicitant d'avoir remis sa vie
entre leurs mains ; il avait vu ses troupes soutenir honorablement cette
épreuve trop forte et trop témérairement choisie peut-être, et il y voyait
une garantie pour l'avenir, car, certainement, de semblables tentatives ne se
renouvelleraient que trop tôt de la part de l'ennemi. La foule, avec un
étonnement approbateur, écoutait le général présenter si habilement les
choses, et ajoutait foi à la tournure qu'il leur donnait. Pour le préserver
de dangers à venir, ils s'offrirent à l'envi à lui servir de gardes
particuliers et résolurent enfin de former un corps de mille capitaines,
chefs de bataillons et autres hommes éprouvés, qui protégeraient sa personne
et lui feraient de jour et de nuit une sûre escorte. Ces braves se réjouirent
alors de recevoir de leur général les honneurs que les rois avaient coutume
de distribuer aux amis. Eumène avait en effet
le droit de conférer la causia rouge
et les manteaux d'honneur, les insignes les plus enviés de la faveur royale
chez les Macédoniens[24].
Devant la disposition d'esprit où se trouvait l'armée
d'Eumène et la solidité de la position qu'elle occupait, le nouveau
gouverneur général n'avait pas jugé à propos de rien entreprendre contre le
proscrit avant que le stratège Antigone fût à portée. Seul, Asandros de Carie
avait été envoyé contre Attale et Alcétas ; mais il avait fini par se retirer
après un combat indécis, et l'ennemi restait le maître pour le moment dans la Carie, la Lydie et la Pisidie.
Cependant Antigone s'avançait par le Taurus avec l'armée
de l'empire et les rois : le chiliarque Cassandre l'accompagnait. Déjà des
dissentiments fâcheux avaient éclaté entre les deux chefs ; le rude et fier
chiliarque ne voulait pas se soumettre à l'austère stratège, qui maintenait
ferme la discipline militaire, pas plus que celui-ci n'était disposé à
tolérer les, prétentions d'un jeune homme n'ayant pour lui rien que le nom de
son père et quelques souvenirs désagréables des dernières années d'Alexandre.
Le vieil Antipater avait une fois déjà imposé silence à son fils, au sujet de
ses plaintes et de ses récriminations contre Antigone : mais l'effet de sa
réprimande ne fut que de courte durée[25].
Dans le courant de l'hiver, lorsque l'armée royale se fut
rendue en Phrygie, — par la route de Gordion, selon toute apparence, — pour
prendre ses quartiers d'hiver dans les contrées qui n'avaient pas encore
souffert de la guerre, Cassandre courut en personne au camp de son père, qui
se trouvait dans la Phrygie
d'Hellespont. Il lui dénonça la conduite équivoque d'Antigone et les
préparatifs que celui-ci faisait pour des entreprises évidemment dangereuses
; il le conjura de ne pas aller plus loin et de ne point quitter l'Asie avant
d'avoir déjoué dès le début les desseins du stratège et de s'être assuré, lui
et les rois, contre de grands périls. Cependant Antigone lui-même s'était
rendu au camp du gouverneur général. Peut-être travaillait-il déjà en silence
à d'autres projets, mais, pour l'instant, il ne pouvait faire autrement que
de rester encore en bons termes avec Antipater. Il se justifia complètement
et montra combien il était loin de sa pensée de vouloir contrecarrer
Antipater, auquel il devait tout. Il rappela son dévouement pour lui, sa
conduite passée et le témoignage de tous ses amis. Antipater l'assura qu'il
quittait l'Asie sans autre inquiétude, ajoutant qu'il jugeait bon toutefois
de tenir les rois à l'écart du tumulte continuel de la guerre et des dangers
possibles auxquels ils étaient exposés au milieu d'une armée en campagne. Il
les emmènerait donc avec lui en Europe. Pour la lutte imminente avec Eumène,
on ne pouvait avoir dans les Macédoniens de l'armée royale, qui avaient
longtemps servi sous Perdiccas et s'étaient plusieurs fois montrés indociles,
toute la confiance qu'il fallait pour les opposer à un tel ennemi. A la place
de ce corps, il lui laisserait une partie des Macédoniens avec qui il était
venu lui-même d'Europe, à savoir 8.500 fantassins ; plus, sous le
commandement du chiliarque, autant de cavaliers qu'il en avait eu jusqu'alors
; enfin, la moitié des éléphants, c'est à dire 70[26]. Après avoir
pris ces dispositions extrêmement importantes pour la marche ultérieure des
événements, Antipater se dirigea vers l'Hellespont, accompagné du roi et de
son épouse Eurydice, du jeune roi Alexandre, âgé maintenant de deux ans et
demi, et de sa mère Roxane. Il emmenait aussi la plus grande partie des
fantassins macédoniens de l'ancienne armée de Perdiccas, un effectif qu'on
peut bien évaluer à 20.000 hommes, déduction faite des argyraspides commandés
par Antigène, des troupes laissées dans les différentes garnisons, et de ceux
qui s'étaient enfuis auprès d'Attale. Quant à la chevalerie des fidèles de la grande armée, il en reste une grande
partie en Asie sous le commandement de Cassandre. En revanche, Antipater
emmenait la moitié des éléphants de guerre, les premiers qu'on devait voir en
Europe.
Les vétérans d'Alexandre avaient espéré de nouvelles
guerres et un nouveau butin ; maintenant, ils devaient rentrer au pays sans
même avoir reçu les gratifications qu'Alexandre leur avait destinées et
qu'Antipater leur avait formellement promises. Il se peut que la reine ait
encore nourri cette fois le mécontentement des troupes, car elles se
révoltèrent de nouveau dans la marche, réclamant les présents promis et
menaçant le vieil Antipater. Il s'engagea à donner le tout, ou du moins le plus
fort acompte, quand on aurait atteint Abydos et l'Hellespont. L'armée eut foi
en ses paroles et continua tranquillement sa route vers Abydos, comptant sur
les paiements. Mais Antipater partit au milieu de la nuit, avec les rois et
quelques fidèles, passa l'Hellespont et se rendit auprès de Lysimaque ; il pensait que les troupes, en se voyant sans
chefs et abandonnées à elles-mêmes, craindraient enfin de ne rien recevoir du
tout et rentreraient aussitôt, dans l'obéissance. Ce fut en effet ce qui
arriva. Dès le lendemain, les vieux soldats traversèrent l'Hellespont et se
soumirent aux ordres du gouverneur général : il ne fut plus question des
gratifications promises. C'est ainsi qu'Antipater retourna en Macédoine : on
pouvait être au mois de février de l'an 320[27].
A cet endroit, il se trouve dans nos documents une lacune qui
comprend les événements de quelques mois. Au bout de ce temps, nous trouvons
la situation de l'Asie-Mineure déjà bien changée. Eumène a abandonné ses
positions de Célænæ ; il est en route pour se retirer dans son ancienne
satrapie de Cappadoce. Il se tient prêt pour la lutte décisive. Antigone, de
son côté, a fait sortir ses troupes de leurs quartiers d'hiver et poursuit
Eumène avec ses forces réunies. Par ce déplacement du théâtre de la guerre,
la majeure partie de la péninsule est entre les mains des satrapes désignés à
Triparadisos ; Arrhidæos a pris possession de la Phrygie sur
l'Hellespont, Clitos, de la
Lydie ; Asandros, lui aussi, est, parait-il, installé en
Carie ; quant à Attale et Alcétas, ils se sont retirés dans les montagnes de la Pisidie. En marchant
de la Phrygie
sur la Cappadoce,
Antigone les a complètement séparés d'Eumène. Ce dernier, en effet, de tous
les capitaines le plus habile, à la tête d'une armée considérable et de plus
maintes fois victorieuse, était l'adversaire qu'il fallait combattre tout d'abord.
On cite comme un trait particulier du caractère d'Antigone
que, lorsqu'il avait en ligne une armée supérieure en nombre, il faisait la
guerre avec timidité et lenteur, mais qu'en présence d'un ennemi plus fort,
il était infatigable, toujours prêt à tout risquer et ardent au combat
jusqu'à la témérité[28]. Tel était alors
son cas. Eumène avait sur lui une supériorité marquée, et néanmoins il
s'était lancé à sa poursuite. Il est vrai qu'il trouva dans l'armée même de
son ennemi un appui qui paraissait lui assurer le succès. Avec la fortune
d'Eumène, la fidélité de ses troupes semblait également chanceler. L'un de
ses lieutenants, du nom de Perdiccas, avait refusé obéissance avec un corps
de 3.000 fantassins et de 500 cavaliers à lui confiés, et n'était pas rentré
dans le camp. Contre ces révoltés, Eumène envoya Phœnix de Ténédos avec 4.000
hommes d'infanterie et 1.000 cavaliers qui, au milieu du silence de la nuit,
les surprirent dans leur campement, l'occupèrent et firent Perdiccas
prisonnier. Eumène le punit de mort, lui et les autres meneurs ; quant aux
troupes, que le général croyait simplement dévoyées, elles ne furent pas
autrement châtiées, mais on les répartit dans les autres corps. A la vérité,
Eumène regagna par sa douceur le cœur de ses troupes ; mais la preuve avait
été donnée que son pouvoir était déjà miné par le dedans, et Antigone se hâta
d'en tirer profit à son avantage. Il y avait dans l'armée d'Eumène un
commandant de cavalerie du nom d'Apollonide[29]. Antigone noua
des intelligences secrètes avec lui et l'acheta à très haut prix. Apollonide
promit, lorsque les deux armées en viendraient aux mains, de passer avec ses
troupes du côté d'Antigone.
Eumène se trouvait dans le pays des Orcyniens[30]. II avait choisi
pour champ de bataille cette contrée favorable pour sa cavalerie. Il avait 20.000
hommes d'infanterie et 5.000 cavaliers. Antigone, par contre, n'avait avec
lui que 10.000 fantassins, dont la moitié étaient Macédoniens, 2.000
cavaliers et 30 éléphants[31]. Confiant dans
les promesses d'Apollonide, il engagea le combat. Des deux côtés on se battit
avec acharnement ; puis, au moment décisif, Apollonide passa du côté
d'Antigone avec ses cavaliers. Le sort de la journée était décidé : 8.000
hommes de l'armée d'Eumène restèrent sur le champ de bataille ; tous les
bagages tombèrent aux mains du vainqueur. Eumène se retira en aussi bon ordre
que possible. Un hasard favorable lui livra le traître, qu'il fit pendre
incontinent. De savantes marches et d'habiles détours rendirent à l'ennemi la
poursuite impossible. Eumène revint alors sur ses pas, campa sur le champ de
bataille, fit élever des bûchers avec les portes et les poutres des maisons
des environs et brûla ses morts ; puis il continua sa marche. Lorsqu'Antigone
revint de sa poursuite, après avoir perdu les traces de l'ennemi vaincu, il
ne put assez s'étonner de la hardiesse et de l'intelligente conduite d'Eumène[32].
L'intention d'Eumène était de se replier sur l'Arménie
pour essayer de s'y faire des alliés. En effet, non seulement son armée était
singulièrement réduite, mais il craignait encore davantage que la défaite
essuyée et la perle de tous les bagages n'eussent découragé ses troupes. Il
redoubla de prudence dans ses combinaisons et ses mouvements ultérieurs.
N'étant plus en état de tenir tète à l'ennemi, il ne pouvait plus que
l'inquiéter par d'heureux coups de main et couvrir sa propre retraite. C'est
ainsi que, plusieurs jours après la bataille, il surprit les bagages
d'Antigone ; le long train des équipages, commandé par Ménandre, s'était
arrêté dans la plaine où Eumène allait justement s'engager. C'eût été une
occasion non seulement de reconquérir les bagages de ses gens, perdus dans la
dernière bataille, mais de faire en outre une capture exceptionnelle de
femmes, de valets, d'argent et autres objets utiles ou précieux. Mais il
craignit que ses soldats, chargés de butin, ne fussent plus assez lestes pour
les rapides mouvements de la retraite ; qu'une nouvelle et riche proie ne les
rendit soucieux de la conserver et impropres aux fatigues et aux coups de
main à venir. Pourtant, il n'osa pas leur refuser tout net ce riche butin
qu'ils n'avaient qu'à prendre. Il leur ordonna de se livrer d'abord au repos
et de faire manger les chevaux, pour tomber ensuite sur l'ennemi avec des
forces toutes fraîches. Pendant ce temps il envoyait, en bon ami, prévenir
secrètement Ménandre de sa présence dans le voisinage et du danger dont lui,
Ménandre, était menacé ; il lui faisait dire de quitter la plaine au plus
vite et de se retirer sur les montagnes, où lui-même ne serait pas en état do
le suivre. Aussitôt, Ménandre se retira dans la montagne. Cependant Eumène
envoya une troupe de cavaliers en reconnaissance, donna l'ordre à la
cavalerie de seller les chevaux, et à l'infanterie de se tenir prête à
marcher. Quand les éclaireurs revinrent avec la nouvelle que l'ennemi avait
gagné les montagnes et que sa position était inexpugnable, lui-même feignit
d'éprouver un violent dépit d'avoir laissé échapper cette riche capture et
continua sa marche. Ménandre arriva sain et sauf auprès d'Antigone et lui
vanta l'action d'Eumène.
Les troupes macédoniennes firent tout haut son éloge ;
elles vantaient le respect qu'il avait témoigné pour elles, pour les
Macédoniens de l'armée royale, et aussi son humanité, attendu qu'il pouvait,
en définitive, faire prisonniers leurs femmes et leurs enfants ou les
abandonner à l'exaspération de ses troupes, et qu'il avait préféré, pour les
sauver, sacrifier son propre intérêt. Antigone se mit à rire : Ce n'est pas par sollicitude pour vous, bonnes gens, qu'il
les a laissés échapper, mais bien par précaution pour lui-même : il n'a pas
voulu, quand il s'agit de fuir, s'attacher des entraves aux pieds[33].
En dépit de toute son habileté, le Cardien ne réussit pas
à atteindre l'Arménie : il se trouva serré de plus en plus près ; les chemins
étaient barrés devant lui ; ses soldats commençaient à désespérer de sa cause
et passer à l'ennemi[34] ; bientôt il lui
devint impossible de fuir plus loin. Il ne lui restait plus qu'à se jeter
dans Nora, un fort bâti sur un rocher, et à s'y maintenir, si faire se pouvait,
jusqu'à ce que quelque retour favorable de la fortune lui rendît ses coudées
franches ; car, s'avouer perdu n'était pas dans le tempérament d'un homme
aussi hardi et aussi expérimenté, et ce temps était trop fertile en
revirements inattendus et bizarres de la chance pour que, dans l'adversité,
on ne pût compter sur un retour prochain du succès. Eumène congédia ce qui
lui restait encore de troupes en leur disant qu'il espérait bien, le moment
venu, les appeler de nouveau aux armes ; il ne garda avec lui que 500
cavaliers, 200 fantassins, choisis parmi les plus éprouvés ; et même, sur ce
petit nombre de fidèles, il en congédia encore une centaine qui ne se
sentaient pas la force de rester étroitement enfermés dans un lieu si
incommode et dans de si tristes circonstances. Nora, en effet, était au haut
d'un rocher : les murailles et les tours étaient bâties sur les parois à pic
du rocher ; le fort n'avait que 600 pas de tour, mais la nature et l'art
l'avaient rendu tellement inexpugnable que la disette seule pouvait le
contraindre à capituler. Le cas avait été prévu : Eumène y avait fait
accumuler des provisions de bouche, du combustible, des objets de toute
sorte, en telle quantité qu'il aurait pu se maintenir plusieurs années dans
ce nid d'aigle[35].
Il n'avait plus, il faut le dire, que ce fort et sa
personne. Le reste de son armée était déjà passé au service d'Antigone : son
adversaire avait occupé ses satrapies, s'en était approprié les revenus et
avait ramassé de tous côtés autant d'argent qu'il avait pu ; il était plus
puissant en Asie-Mineure que ne J'avait jamais été Eumène aux jours de ses
plus brillants succès, et en même temps que sa puissance grandissait chez lui
le désir de la faire sentir, de se proclamer d'abord le maître en
Asie-Mineure, puis le moment venu, de se débarrasser d'une subordination qui
lui pesait vis-à-vis du gouverneur général ; enfin, quand les bases de sa
puissance seraient affermies, il comptait bien jouer vis-à-vis des autres
satrapes, et même vis-à-vis des rois, le rôle que Perdiccas avait eu la sottise
de ne pas savoir prendre. L'ambition d'Antigone avait été déjà, dit-on,
remarquée d'Alexandre[36] : à mesure que
ses succès allaient grandissant, cette pensée prenait dans son âme une place
plus large et une forme plus arrêtée : elle dirigea désormais chacun de ses
pas.
Il fallait tout d'abord, il est vrai, procéder avec la
plus grande prudence, entretenir de bonnes relations avec le gouverneur
général jusqu'à ce que le fruit fût mûr : Eumène, l'ennemi le plus redouté
des puissants du jour, serait son allié naturel ; l'intérêt d'Antigone
exigeait qu'il nouât de bons rapports avec cet adversaire qui, bien
qu'impuissant pour le moment et proscrit, par ses qualités militaires, son
habileté politique, sa connaissance des affaires, sa fidélité résolue à la
cause qu'il avait une fois embrassée, paraissait l'auxiliaire le plus
précieux pour l'accomplissement de grands desseins. Antigone croyait
l'obliger doublement en offrant au vaincu, dont il tenait le sort entre ses
mains, la liberté, des honneurs et de nouvelles espérances.
Antigone s'était avancé jusqu'au devant de la forteresse
escarpée et campait au pied de la montagne. Il enferma la place dans une
double enceinte de murs, de remparts et de fossés. L'offre qu'il fit de
négocier lui fournit un prétexte pour inviter Eumène à se rendre dans son
camp. Eumène répondit qu'Antigone avait assez d'amis qui pourraient conduire
ses troupes s'il venait à leur manquer ; que les siennes étaient complètement
abandonnées, s'il leur faisait défaut : si Antigone voulait lui parler, il
fallait qu'il lui donnât des garanties suffisantes pour sa sécurité
personnelle. Antigone fit répondre qu'il était le maître et que c'était à
Eumène de se soumettre. Eumène répliqua qu'il ne reconnaissait la supériorité
de personne, tant qu'il avait encore l'épée à la main. Si Antigone voulait
envoyer son neveu Ptolémée[37] dans le fort
comme otage, dans ce cas, il était prêt à se rendre dans son camp et à négocier.
Cela fut fait. Antigone alla à la rencontre d'Eumène et lui montra beaucoup
d'affabilité. Les deux généraux s'embrassèrent et rivalisèrent dee
démonstrations affectueuses pour témoigner la joie qu'ils avaient de se
revoir comme de vieux amis et camarades. Puis les négociations commencèrent.
Antigone confia à Eumène que son désir le plus ardent était d'entrer en
rapports plus intimes avec lui ; qu'il avait agi jusque-là au nom du
gouverneur général, mais que, si Eumène voulait se joindre à lui, son associé
trouverait certainement l'occasion de tirer avantage de cette situation et d'occuper
parmi les grands de l'empire la place qui était due à sa vieille réputation
et à ses brillantes aptitudes. Eumène déclara qu'il ne pouvait continuer les
négociations qu'à la condition qu'on lui laisserait ses anciennes satrapies,
qu'on démentirait les accusations portées contre lui, et qu'on
l'indemniserait des pertes causées par une guerre injuste. Les amis présents
d'Antigone s'étonnaient de cette assurance hardie du Cardien, qui parlait,
disaient-ils, comme s'il se trouvait encore à la tète d'une armée. Antigone
refusa de prendre sur lui une décision si grave et renvoya toutes les
propositions à Antipater : il espérait sans doute que le siège, en se
prolongeant, amènerait à composition l'assiégé étroitement bloqué avant que
la réponse ne fût arrivée de Pella. Cependant, lorsque le bruit se fut
répandu qu'Eumène était au camp, les Macédoniens s'étaient réunis en groupes
compactes devant la tente du général, désireux de voir le célèbre Cardien. En
effet, depuis qu'il avait vaincu Cratère, il était de tous les grands celui
dont on avait dit le plus de bien et le plus de mal, et les événements de la
dernière année avaient fait mieux sentir encore ce que cet homme pesait à lui
tout seul. Quand il sortit de la tente avec Antigone, la foule devint si
pressée de tous côtés, les apostrophes et les cris si équivoques,
qu'Antigone, craignant qu'on ne fit violence à Eumène, cria d'abord aux
soldats de reculer et jeta des pierres à quelques-uns qui s'approchaient de
trop près : puis, voyant qu'il n'obtenait rien et que la poussée devenait
toujours plus forte, il entoura Eumène de ses bras, fit faire la haie par ses
gardes, et l'emmena ainsi hors de la foule[38].
Antigone, que les mouvements des Perdiccaniens appelaient
en Pisidie, laissa alors dans le camp des troupes en nombre suffisant pour
cerner le rocher. Le siège en règle de la forteresse commença à la fin de
320. On raconte des choses extraordinaires au sujet d'Eumène et des
dispositions qu'il prit durant le siège. Il avait du sel, de l'eau et du blé
en abondance, mais c'était tout ; néanmoins, ses soldats restaient en belle
humeur, malgré ces maigres repas que le général partageait avec eux, les
assaisonnant de sa bonté, de ses saillies et de ses récits merveilleux sur le
grand roi et ses campagnes. Le fort était si exigu qu'il n'y avait pas même
de place pour se donner du mouvement et promener les chevaux : aussi le plus
Brand logement, celui du haut, qui n'avait que 30 pieds de profondeur, fut
transformé en halle pour servir de promenoir. Pour les chevaux, Eumène
imagina quelque chose d'original : il leur faisait passer autour du cou des
câbles solides fixés par le haut à une poutre, et on les hissait par ce moyen
assez haut pour qu'ils ne pussent plus toucher le sol de leurs pieds de
devant ; puis on faisait claquer les fouets, si bien que les chevaux
impatientés se mettaient à ruer, cherchaient à prendre terre avec leurs pieds
de devant, piaffaient, se démenaient de tout leur corps, soufflaient
bruyamment et finissaient par se mettre tout en sueur. Cet exercice violent,
renouvelé tous les jours, les maintint vigoureux et en bonne santé[39].
Eumène était convaincu que, s'il persévérait, son temps
viendrait. Les offres d'Antigone avaient bien l'avantage de le ramener pour
l'instant dans le grand courant de la politique générale, et il devait être
persuadé qu'elles seraient confirmées
à ce moment encore, s'il tendait la main au stratège. Mais Eumène n'était pas
homme à sacrifier l'avenir aux intérêts du moment : il savait fort bien que,
Grec de naissance, il ne se ferait jamais une place à côté des grands
macédoniens qu'en se dévouant tout
entier à la cause de la maison royale, qui les gênait tous ; jamais il
n'aurait joué qu'un rôle secondaire à côté d'Antigone, qui le sacrifierait du
reste dès qu'il aurait tiré de lui tout ce qu'il voulait. Le stratège lui
avait laissé plonger le regard trop avant dans ses projets : il était évident
que tôt ou tard une rupture ouverte éclaterait entre lui et le gouverneur
général. En le renvoyant à celui-ci, Antigone lui avait fourni le moyen de
continuer les négociations commencées, négociations au cours desquelles il
aurait peut-être l'occasion de faire un usage opportun de ces confidences.
Révéler au gouverneur général les plans du stratège, c'était pour Eumène le
moyen le plus facile et le plus sûr de rentrer sur la scène ; et, en vue des
complications nouvelles qui se préparaient, Antipater avait intérêt à se
faire des amis puissants et habiles en Asie. Il envoya donc à Antipater son
fidèle Hiéronyme de Cardia, pour négocier avec lui dans le sens indiqué[40].
Pendant que ceci se passait en Asie-Mineure, Ptolémée
d'Égypte songeait à un agrandissement de territoire : c'était le premier pas
dangereux dans ce système de compensations réciproques tout récemment
inauguré par les détenteurs du pouvoir. L'Égypte avec Cyrène ne lui suffisait
plus. Pour assurer la sécurité du commerce égyptien, qui prospérait à vue
d'œil, et plus encore pour développer pleinement l'influence que l'Égypte
allait acquérir sur la politique générale, il avait besoin d'une marine ; or
l'Égypte n'avait qu'un très petit nombre de ports. Elle manquait du bois
nécessaire à la construction d'une flotte, tandis qu'on en trouvait, et
d'excellent, dans l'Ile de Cypre et dans les forêts du Liban. Le pays lui-même
pouvait être facilement défendu ; mais, autant il était protégé par sa
situation géographique, autant il était isolé du reste du monde. Pour pouvoir
entrer dans le mouvement de la politique générale, Ptolémée devait posséder la Syrie, qui lui ouvrait le
chemin des pays de l'Euphrate et du Tigre, l'ile de Cypre, qui le mettait à
proximité du littoral de l'Asie-Mineure, le champ de bataille le plus
important des partis et celui où ils devaient se rencontrer tout d'abord. Il
ne fallait pas songer pour le moment à conquérir les villes cypriotes, qui
entretenaient une flotte importante : c'est par la Syrie que devait commencer
le développement de sa puissance.
A la vérité, s'il s'emparait de la Syrie de gré ou de force,
l'organisation de l'empire, la répartition territoriale des pouvoirs et
dignités était modifiée d'une façon très sensible : le satrape d'Égypte
occupait alors les positions d'attaque contre les pays de l'Euphrate et l'Orient,
contre le Taurus et l'Occident. Tandis que la puissance impériale transférée
en. Macédoine et enchaînée là-bas par les troubles récents ne possédait pas
les moyens de s'opposer à des changements aussi subversifs, par le fait même
que la Syrie
passait en d'autres mains, les voisins immédiats et les plus directement
intéressés après eux, c'est-à-dire les satrapes de Cilicie, de Phrygie, de
Carie, de Mésopotamie, de Babylonie, de Susiane, se trouvaient séparés les
uns des autres comme par un coin enfoncé dans le groupe, et Ptolémée se
glissait au milieu d'eux, plus puissant que les uns et les autres. S'il
réussissait, suivant son désir, à obtenir cette possession importante par un
arrangement à l'amiable, il ne pouvait y avoir d'opposition sérieuse nulle
part, à plus forte raison, chez l'homme qui avait reçu la stratégie en Asie avec
l'armée impériale pour soumettre les restes du parti de Perdiccas, encore
assez groupés et menaçants en Asie-Mineure. Le satrape de Syrie lui-même
pouvait passer pour un adhérent de ce parti.
C'était Laomédon l'Amphipolitain, natif de Mytilène, qui
avait reçu cette satrapie de Perdiccas. S'il n'avait pas joué de rôle dans la
grande lutte entre Perdiccas et Ptolémée, c'est qu'il n'avait pas 'eu assez
de forces ou assez d'ambition pour risquer gros jeu ; on l'avait maintenu
dans sa satrapie lors du partage de Triparadisos. Ptolémée lui fit entendre
qu'il allait occuper son gouvernement, mais qu'il était disposé à lui allouer
une indemnité pécuniaire. Laomédon repoussa cette proposition. Alors une
armée, sous les ordres de Nicanor, un des amis
de Ptolémée, envahit la Palestine. Jérusalem fut prise pendant le repos
du sabbat. Les Égyptiens s'avancèrent sans trouver de résistance ; ils
finirent par rencontrer Laomédon, qui fut fait prisonnier et envoyé en
Égypte. Des postes égyptiens furent alors mis dans les places fortes du pays
; des navires égyptiens s'emparèrent des villes maritimes de la Phénicie. Un
grand nombre de Juifs furent transportés à Alexandrie, où on leur donna droit
de cité. Sans qu'il y eût aucune modification dans l'administration locale et
la constitution de la Syrie,
la province passa sous l'autorité du satrape d'Égypte. Laomédon trouva
l'occasion de s'échapper d'Égypte et s'enfuit en Carie chez Alcétas, qui,
juste à ce moment, se jetait dans les montagnes de la Pisidie pour engager de
là une lutte décisive contre Antigone[41].
Celui-ci était encore dans ses quartiers d'hiver en
Cappadoce[42]
quand il fut informé des mouvements d'Alcétas et d'Attale[43] ; ces nouvelles
le décidèrent à partir au plus vite. Il se dirigea à marches forcées vers le
sud-ouest, par la route qui va d'Iconion en Pisidie. En sept jours et sept
nuits de marche, il avait fait environ soixante milles et atteint les défilés
de la ville de Crétopolis sur la rivière de Cataracte[44].
Les ennemis étaient bien loin de supposer qu'il arriverait
si vite. Il réussit à occuper les hauteurs et les positions d'un accès
difficile, et à lancer l'avant-garde de sa nombreuse cavalerie sur les
derniers contreforts de la vallée avant que les Perdiccaniens s'aperçussent
de sa présence. C'est alors seulement que ceux-ci, campés dans la vallée aux
alentours de Crétopolis, comprirent la gravité du danger. Aussitôt Alcétas
fit avancer son infanterie en ordre de bataille, et lui-même, à la tête de sa
cavalerie, s'élança sur le mamelon le plus voisin pour en déloger les
escadrons qui l'occupaient déjà Un combat violent de cavalerie s'engagea ;
des deux côtés, la lutte fut opiniâtre et lei pertes sensibles : Antigone
appela aussitôt la réserve de sa cavalerie, forte de 6.000 chevaux, et se
jeta avec elle dans la vallée qui séparait les phalanges ennemies du champ de
bataille, pour couper Alcétas et ses cavaliers. La manœuvre réussit. En même
temps, l'avant-garde attaquée par Alcétas, favorisée par le terrain et
renforcée de quelques escadrons, repoussait de plus en plus vigoureusement
les cavaliers ennemis. Coupés de leurs phalanges, cernés des deux côtés par
Antigone, lès cavaliers d'Alcétas se voyaient perdus : c'est à grand'peine,
et en essuyant de grandes pertes, qu'Alcétas réussit à se faire jour avec un
petit nombre des siens jusqu'à ses phalanges.
Pendant ce temps, le reste de l'armée d'Antigone avec les
éléphants avait franchi les montagnes et s'avançait en bataille contre les
Perdiccaniens, qui ne comptaient plus que 16.000 hommes d'infanterie et
quelques centaines de cavaliers. En face d'eux se déployait une ligne de 40.000
fantassins, 7.000 cavaliers et 30 éléphants de guerre. Déjà on avait poussé
les éléphants en avant pour ouvrir le combat : la cavalerie ennemie débordait
leurs deux ailes, et des hauteurs boisées descendaient dans la vallée les
lourdes phalanges des Macédoniens. L'ennemi avait exécuté si rapidement ses
manœuvres, qu'il ne restait plus le temps de se ranger d'une façon quelconque
pour livrer bataille et de couvrir les flancs. La journée était perdue avant
même que le combat n'eût commencé. Au premier choc, les phalanges d'Alcétas
furent ébranlées : en vain Attale, Polémon, Docimos, s'efforcèrent de
soutenir la lutte ; bientôt ce fut une déroute générale. Eux-mêmes furent
faits prisonniers avec un grand nombre de capitaines. On ne tua pas beaucoup
de monde : la plupart des Macédoniens de l'armée vaincue jetèrent bas les
armes et se rendirent à Antigone, qui leur fit grâce, les répartit dans ses
phalanges et s'efforça de les attacher du mieux qu'il put par sa bonté et sa
clémence[45].
Alcétas s'enfuit dans la direction du sud avec ses propres
hypaspistes, les pages[46] et les fidèles
Pisidiens qui avaient fait partie de son armée. Il se jeta dans la ville de
Termessos qui, située à quatre journées de marche environ du côté du sud, au
delà des montagnes, commande les défilés allant de la vallée de la Cataracte dans la
région alpestre de Milyade[47]. Il avait avec
lui environ 6.000 Pisidiens, d'une bravoure et d'un dévouement éprouvés, qui
lui renouvelèrent solennellement la promesse de ne jamais l'abandonner et le
prièrent de ne pas se décourager. Pendant ce temps, Antigone s'était avancé avec
toutes ses forces ; il somma Alcétas de se rendre. Les anciens de la ville
conseillèrent de ne pas s'exposer aux dernières extrémités et de se résigner,
en cas de nécessité, à livrer Alcétas : les plus jeunes crièrent que jamais
ils n'abandonneraient leur général et résolurent de résister avec lui à
outrance. Voyant que toutes les représentations étaient vaines, les anciens
décidèrent, dans un conseil tenu secret, d'envoyer pendant la nuit des
ambassadeurs à Antigone, pour lui dire qu'ils lui livreraient Alcétas mort ou
vif, et le prier de faire pendant quelques jours de fausses attaques contre
la ville pour attirer la jeunesse hors des murs ; il feindrait ensuite de
fuir pour se faire poursuivre, et, pendant ce temps, eux trouveraient
l'occasion d'exécuter leur dessein. Antigone accepta ces propositions.
Aussitôt que les jeunes gens furent sortis, les vieillards envoyèrent
quelques hommes sûrs et vigoureux s'emparer d'Alcétas. Celui-ci ne
s'attendait pas à cotte surprise : voyant qu'il ne lui restait plus de salut,
il se jeta sur la pointe de son épée. Son cadavre fut déposé sur un banc,
recouvert d'un vieux drap et transporté devant la porte de la ville, où les
gens d'Antigone le reçurent. C'est ainsi que finit le frère de Perdiccas, et
avec lui cette lignée ambitieuse d'Oronte, qui jadis avait donné des princes
à l'Orestide leur patrie et qui, tout récemment encore, avait étendu la main
vers le diadème d'Alexandre.
Quand les jeunes volontaires pisidiens apprirent à leur
retour qu'Alcétas avait été traîtreusement assassiné, toute leur fureur se
retourna contre les vieillards. Ils se ruèrent par les portes de la ville, les
armes à la main, occupèrent une partie de la ville, et, dans le premier
mouvement, résolurent d'y mettre le feu pour se jeter ensuite dans les
montagnes et dévaster les provinces d'Antigone, dont ils seraient
éternellement les ennemis. Les prières et les supplications de leurs parents
purent seules les empêcher de se porter à ces extrémités : ils se
contentèrent de quitter la ville et de se disperser dans les montagnes, pour
y subsister en allant s'embusquer sur les routes et faisant des incursions
dans la plaine. Antigone, après avoir abandonné pendant trois jours aux
insultes publiques le cadavre d'Alcétas, qui entrait déjà en putréfaction, le
fit enfin jeter sans sépulture. Quelques Pisidiens compatissants
l'enterrèrent aussi honorablement qu'ils purent[48].
Antigone s'en retourna par la route qu'il avait prise en
venant, pour regagner la
Phrygie. La défaite d'Alcétas, l'anéantissement complet du
parti perdiccanien, le rôle de seigneur et maître qu'il avait pris en
Asie-Mineure, le décidèrent sans doute à réaliser les plans qu'il méditait
depuis si longtemps en silence. Il disposait d'une armée de 60.000
fantassins, 10.000 cavaliers et 70 éléphants de guerre : avec ces forces, il
pouvait se croire à la hauteur de n'importe quel adversaire. Ce qu'il avait à
faire maintenant, c'était ou de s'emparer du gouvernement général, ou de
l'attaquer, lui et la royauté sur laquelle il s'appuyait, et de mettre son
existence même en question. Dans les deux cas, Antipater, à qui il devait son
relèvement et sa puissance actuelle, devenait son premier ennemi. Un heureux
hasard débarrassa le stratège de difficultés qui, bien qu'il fût assez
égoïste pour ne pas se laisser arrêter par des scrupules de conscience et par
le sentiment de la reconnaissance, n'auraient pu tout au moins être écartées
qu'avec une grande perte de temps. Au moment où, retournant en Phrygie, il
arrivait à Crétopolis, le Milésien Aristodémos vint lui apporter des
nouvelles d'Europe qui annonçaient un changement complet dans la situation.
Antipater était retourné en Europe depuis un an environ.
Il avait trouvé les Étoliens vaincus, la Thessalie rentrée dans l'obéissance. Nulle
part, ni dans l'Hellade-ni dans le Péloponnèse, l'ordre n'avait été troublé,
malgré les succès des Étoliens au début. Les garnisons macédoniennes mises
dans les villes, et les oligarchies qui avaient été instituées ou maintenues
sous différents noms et différentes formes dans les villes importantes,
défendirent le peuple contre les entraînements de cet enthousiasme dangereux
pour la démocratie, l'autonomie et la liberté,
qui n'était plus guère qu'un vain mot, un feu follet. Les États de la Grèce, avec leurs
dimensions exiguës, leurs intérêts mesquins et leurs petites jalousies,
s'effaçaient chaque jour davantage au milieu de ces grands mouvements de
l'empire. Si les potentats macédoniens se préoccupaient encore de ce que disaient les Grecs, c'était en souvenir de
leur nom dès longtemps célèbre, par égard pour la culture intellectuelle du
pays, qu'on attribuait encore de temps en temps à ces petites communautés le
rôle chimérique de puissances : en réalité, elles ne pouvaient plus être que
des stations d'où la civilisation allait s'exporter pour l'Asie, des postes
stratégiques dans la lutte des partis, objets de pitié ou de faveurs généreuses,
auxquels l'un ou l'autre des potentats pouvait encore faire l'aumône de la
liberté afin d'acquérir un bon renom dans le monde.
C'était surtout le cas d'Athènes. L'issue de la guerre
Lamiaque lui avait fait perdre, par le fait, sa démocratie et son indépendance.
Cependant elle jouissait de la paix au dehors, de la tranquillité au dedans,
et acquérait rapidement une nouvelle prospérité[49]. Elle était aux
mains de deux hommes qui, avec des tendances toutes différentes, semblaient
dévoués au parti macédonien. Entre Phocion et Démade, il y avait un
antagonisme de caractère, de pensées et d'actions qu'on peut regarder comme
caractéristique pour l'Athènes d'alors. Tous deux, qu'ils occupent la tribune
ou tiennent le timon de l'État, se conduisent absolument comme dans la vie
privée : le pieux Phocion ressemble à un brave père de famille qui met
au-dessus de tout l'ordre et la tranquillité chez lui,-qui se sent engagé par
sa responsabilité à garantir aux siens ces conditions premières de
l'existence. D'un caractère ferme et austère, estimable par sa droiture, sans
égoïsme, ne pensant qu'à rendre service aux siens et à leur aplanir la route,
plus peut-être qu'ils ne l'eussent voulu, il s'avançait vers la tombe avec
l'illusion consolante qu'il pouvait aboutir. Au milieu de cette immense
agitation, il voulait apprendre à son peuple à vivre dans une paisible et
sûre retraite ; comblé de faveurs par les rois et les généraux, il regarde
comme une vertu de pouvoir aussi bien s'en passer : autant qu'il le peut, il
éloigne des affaires publiques les esprits inquiets et brouillons ; il s'efforce
de ranimer chez les Athéniens l'amour de la campagne et de l'agriculture, et,
chaque fois qu'une nouvelle occasion démontre l'inutilité de ses efforts, il
persévère dans son illusion. Tout autre est Démade. D'un égoïsme achevé, ne
connaissant d'autres considérations, d'autres intérêts que les siens propres,
il ne voit dans ses rapports avec ses concitoyens qu'un moyen d'être quelque
chose ou de gagner quelque chose. Il regrette de n'être qu'un Athénien : il
se sentirait à sa place au milieu des intrigues de la cour de Macédoine, ou
des machinations des partis qui s'agitent. dans l'empire ; il n'a ni
l'ambition de gagner ou de refuser les bonnes grâces des grands, ni le désir
patriotique de donner à sa république un rôle dans les affaires du monde. Et
pourtant, il ne peut rester tranquille ; il faut qu'il intrigue, qu'il
possède pour dissiper, qu'il soit quelque chose pour qu'on parle de lui. Il a
beaucoup de talent, mais point de caractère ; il est spirituel et superficiel
en tout. Il a une rare éloquence ; sa parole est frappante, colorée,.d'une
vivacité entraînante ; jusque dans l'âge mûr, il conserve l'humeur mobile et
vantarde du jeune homme : c'est l'Alcibiade d'Athènes en décadence.
Tels étaient les deux hommes qui représentaient à Athènes
le parti macédonien. Antipater disait souvent que tous les deux étaient ses
amis ; mais qu'à l'un il ne pouvait jamais persuader de rien accepter, et que
l'autre, il ne pouvait jamais le rassasier, si généreux qu'il fût avec lui.
Démade, disait-il encore, ressemblait à une victime qui finit par n'avoir
plus que la langue et le ventre[50].
A côté d'eux se trouvait Ményllos, le commandant de la
garnison macédonienne de Munychie, homme à idées libérales et entretenant de
bons rapports avec Phocion, mais qui, malgré cela, devait nécessairement
devenir importun aux Athéniens. Ils avaient espéré qu'Antipater, une fois le
nouveau régime organisé, le retirerait, lui et ses troupes : ce régime
lui-même ne semblait-il pas la meilleure garantie pour le maintien de la paix
? Cependant la garnison était là depuis deux ans déjà ; les citoyens prièrent
Phocion de vouloir bien intervenir à ce sujet auprès d'Antipater. Il s'y
refusa, non seulement parce qu'il désespérait de réussir, mais parce qu'il
croyait que l'ordre et la tranquillité publique tenaient à la crainte
inspirée par le voisinage des Macédoniens. Néanmoins, il obtint d'Antipater
une diminution dans les contributions de guerre et des échéances plus
éloignées. La bourgeoisie adressa alors les mêmes demandes à Démade ; celui-ci
se chargea volontiers d'une mission où il pourrait montrer son influence sur
l'homme le plus puissant du jour. Il avait, il est vrai, plus que négligé ses
relations avec Antipater, lorsque Perdiccas était victorieux et que les
Étoliens pénétraient en Thessalie : mais il espérait que ses négociations
d'alors étaient restées complètement secrètes. A la fin de l'année 320, il se
rendit donc en Macédoine, accompagné de son fils Déméas : ce fut pour son
malheur. Dans les papiers de Perdiccas, Antipater avait trouvé des lettres de
Démade qui invitait le gouverneur général à venir délivrer la Grèce, disant
qu'elle n'était attachée que par une vieille corde pourrie ; Antipater était
vieux et malade ; Cassandre était son bras droit[51]. Sur ces
entrefaites arriva Démade ; il parla, suivant son habitude, avec vivacité et
d'un air présomptueux, disant qu'Athènes n'avait plus besoin dorénavant de
garnison et que le moment était venu de provoquer le rappel des troupes, comme
on l'avait promis. Antipater ordonna de le saisir, lui et son fils, sans
faire attention qu'en sa qualité d'ambassadeur il pouvait invoquer
l'inviolabilité pour sa personne. Au tort de son père, Cassandre ajouta sa
cruauté brutale. Il fit d'abord massacrer le fils de Démade sous les yeux du
père et presque dans ses bras, au point que celui-ci fut éclaboussé de sang ;
puis après lui avoir reproché violemment sa trahison et son ingratitude, il
le fit transpercer lui-même[52].
Antipater ne devait pas longtemps survivre à l'orateur ;
il sentait ses forces décliner. C'est sans doute pour ce motif qu'il rappela
son fils Cassandre de l'Asie et le chargea d'une partie des affaires du
gouvernement général[53]. S'il jetait un
coup d'œil sur son passé, il pouvait se dire qu'il avait accompli
heureusement beaucoup de choses glorieuses, tant qu'il avait eu au-dessus de
lui un Philippe ou un Alexandre. Prudent, actif, sûr, il s'était montré
véritablement à sa place au second rang ; ni ses capacités, ni la force de
son caractère ne s'élevaient plus haut, et ce mouvement énorme qui avait
commencé avec la mort d'Alexandre ne lui donna ni une énergie supérieure ni
une impulsion nouvelle. Trop prudent pour étendre jamais la main vers le
pouvoir suprême, comme Perdiccas, trop égoïste et trop étroit par le cœur
pour se dévouer fidèlement et sans réserve aux intérêts de la maison royale,
il n'eut Iii le courage de transmettre ne fût-ce que sa dignité et sa
puissance comme un héritage à ses descendants, ni la ferme résolution d'y
renoncer. Il aurait bien voulu que son fils lui succédât ; mais il savait
trop bien que les Macédoniens détestaient ce Cassandre dur et violent. Il se
conforma donc au vœu public en nommant comme gouverneur général et son
successeur en Macédoine le vieux et respectable Polysperchon, qui jadis avait
ramené avec Cratère les vétérans d'Opis dans leur pays : quant à son fils
Cassandre, il l'associa, en qualité de chiliarque, au gouverneur général[54]. A part cela,
rien ne fut changé dans l'organisation de l'empire. En mourant, il avertit
encore une dernière fois Polysperchon et Cassandre de ne laisser à aucun prix
le pouvoir tomber aux mains des femmes de la maison royale[55].
Antipater mourut au commencement de l'an 319, âgé de 80
ans[56]. Sa mort marque
une nouvelle et funeste crise dans les destinées de l'empire. Si peu qu'il
ait eu de puissance colin me gouverneur général ou si peu qu'il ait fait
sentir son autorité, il avait été institué dans cette charge élevée, qui
représentait l'unité de l'empire, par un grand acte politique, et reconnu par
tous les potentats qu'il y avait dans l'empire d'Alexandre comme le
dépositaire de cette souveraineté. Polysperchon pouvait avoir l'affection de
l'armée et du peuple ; il pouvait être un stratège capable, et absolument digne
de la première charge de l'empire ; il n'en est pas moins vrai que la façon
dont elle lui fut transmise n'était pas propre à diminuer les difficultés de
ce changement de personnes. Antipater avait été, pour son propre compte, un
gouverneur général assez modeste ; mais ce dernier acte de sa vie politique
impliquait une compétence qui exagérait singulièrement l'étendue de ses pouvoirs,
et ceux des potentats qui aspiraient à vivre à leur guise rte pouvaient
manquer de contester la validité d'une nomination faite sans leur
consentement, encore qu'au nom des rois.
C'est sur cette question du gouvernement général que se
ranima la discorde à peine apaisée dans l'empire, et des luttes plus
terribles recommencèrent qui eurent pour résultat immédiat la chute de la maison
royale et son complet anéantissement.
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