Marche d'Alexandre vers la
Médie. — Mort d'Héphestion. — Combat contre les Cosséens. —
Retour à Babylone. — Ambassades. — Envois dans la mer du Sud. — Préparatifs,
nouveaux plans. — Maladie d'Alexandre. — Sa mort.
Un grand capitaine des temps modernes écrit, comme
conclusion de sept années de guerre, que tant de campagnes avaient fait de
lui un vieillard, alors qu'il les avait commencées en pleine virilité, au
commencement de sa quarantième année[1]. Pendant douze
ans, Alexandre avait été sans relâche en campagne ; il avait reçu de graves
blessures, dont plus d'une avait mis sa vie en danger ; il avait supporté des
fatigues sans fin, les inquiétudes et les surexcitations d'immenses
entreprises pleines de périls, la commotion des événements qui se passèrent
sur les bords de l'Hyphase, cette marche terrible à travers le désert de la Gédrosie,
l'insurrection des vétérans à Opis ; il avait porté à Clitos le coup mortel
et fait exécuter Philotas et Parménion. Les auteurs ne disent pas si son
esprit et son corps avaient encore la même souplesse, la même fraîcheur
qu'aux jours de la campagne sur le Danube et sur les rives du Granique, ou
bien s'il ne commençait pas à devenir nerveux, et à se sentir vieillir de
bonne heure. Un prochain avenir lui réservait de nouvelles et douloureuses
émotions.
Peu de temps après le départ- des vétérans, il quitta
lui-même Opis avec le reste des troupes pour se rendre à Ecbatane.
Pendant le séjour du roi dans l'Inde, la Médie, plus que tous les
autres pays, avait souffert de la licence effrénée et de l'arrogance des
fonctionnaires et des commandants macédoniens ; la population était toujours
restée fidèle, malgré de nombreuses excitations à la défection ; Baryaxès,
qui avait !en vain levé l'étendard de la révolte, avait été livré à la
justice du roi par le satrape Atropatès. Il restait cependant bien des choses
à examiner, à régulariser, à concilier ; le pillage du Trésor, en particulier,
et la fuite d'Harpale pouvaient rendre nécessaires des règlements plus
précis. La grande route qui traversait les montagnes de la Médie était également loin
d'être aussi sûre qu'il le fallait pour le commerce actif entre les satrapies
de Syrie et le haut pays. Parmi la série de peuples montagnards qui
s'étendait depuis l'Arménie jusqu'à la côte de Carmanie se trouvaient les
Cosséens, dont l'insolence n'avait pas encore été châtiée. Cette tribu avide
de pillage habitait les montagnes de Zagros, et tout transport qui
s'engageait sur la route des défilés médiques sans être très bien protégé
était exposé à ses attaques. Tels .durent être les motifs qui engagèrent le
roi à différer jusqu'au printemps suivant son retour à Babylone et le
commencement des nouvelles entreprises dans le Sud et dans l'Ouest, dont les
préparatifs étaient en pleine voie d'exécution.
On pouvait être à la fin d'août 324 lorsque le roi quitta
Opis, se dirigeant vers Ecbatane par la route ordinaire de la Médie[2] ; les troupes le
suivaient en plusieurs détachements par les districts nord de la Sittacène. Alexandre
passa parle bourg de Carræ et de là atteignit en quatre jours Sambata, où il
demeura sept jours, jusqu'à ce que les différentes colonnes l'eussent
rejoint. Après trois jours de marche, on atteignit la ville de Célonæ (Holvan), située à quelques milles seulement des
défilés du Zagros, et habitée par des Hellènes qui, transportés là au temps
des guerres médiques, conservaient encore le langage et les mœurs
helléniques, bien que ce ne Mt pas dans toute leur pureté. En quittant cette
ville, Alexandre s'avança dans le voisinage des défilés de Bagistane[3] et visita, dans
la plaine qui s'étend on avant des montagnes, les jardins célèbres connus
sous le nom de Jardins de Sémiramis. Puis il
continua sa marche et arriva dans les champs de Nysa[4] où paissaient en
troupeaux immenses les coursiers des rois ; il y trouva encore cinquante à
soixante mille chevaux. L'armée s'arrêta pendant un mois dans cet endroit.
Atropatès, satrape de Médie, y vint saluer le roi aux confins de sa satrapie
; on raconte qu'il amena dans le camp cent femmes à cheval, armées de haches
de combat et de petits boucliers, disant que c'étaient là des Amazones ; ce
récit a donné lieu aux amplifications les plus bizarres[5].
Un incident scandaleux devait interrompre ce temps de
repos. Dans l'entourage du roi se trouvaient Eumène et Héphestion. Eumène de
Cardia occupait la première place dans le cabinet du roi, et, à cause de sa
grande habileté et de la confiance qu'il inspirait, Alexandre l'avait comblé
d'honneurs. Dernièrement encore, aux noces de Suse, il lui avait donné en
mariage la fille d'Artabaze. Il semble toutefois que le secrétaire ne
jouissait pas d'une bonne renommée pour ce qui est des affaires d'argent. On
disait que le roi se montrait des plus généreux envers l'indispensable
chancelier, toutes les fois qu'il voyait l'intérêt de ce fonctionnaire en
conflit avec son devoir professionnel ou avec son dévouement. Un jour
seulement, à ce que l'on raconte, — on était encore dans l'Inde, et le roi,
dont la caisse était vide, avait laissé aux grands de son entourage, comme
une marque d'honneur, le soin de construire la flotte d'eau douce. —
Alexandre entra dans une telle colère à propos des allures singulières du
Cardien, qu'il ne put s'empêcher de lui faire honte. Eumène devait verser
trois cents talents ; il n'en donna que cent, disant qu'il avait même eu
beaucoup de peine à réunir cette somme ; et cependant Alexandre connaissait
sa fortune. Il ne lui fit aucun reproche, mais n'accepta pas la somme offerte
; puis il donna l'ordre de mettre le feu, au milieu de la nuit, à la tente
d'Eumène, afin de le livrer à la risée publique lorsque, effrayé par
l'incendie, que du reste on devait éteindre aussitôt, il ferait sortir ses
trésors. Mais le feu prit si rapidement qu'il dévora la tente entière, avec
tout ce qu'elle contenait et particulièrement les nombreuses pièces de la
chancellerie ; l'or et l'argent fondu qu'on retrouva dans les cendres se
montaient à plus de mille talents. Alexandre lui laissa son argent et expédia
aux satrapes et aux stratèges l'ordre d'envoyer copie des lettres et
instructions qu'on leur avait fait parvenir[6]. Eumène, qui servait
avec les tablettes et le stylet, en guise de lance et d'épée, et qui, malgré
cela, semblait avoir trop d'influence et trop de considération près du roi,
était peu aimé des Macédoniens du camp, surtout d'Héphestion, ce qui était
bien naturel, eu égard au caractère du noble citoyen de Pella, que ses
relations intimes avec Alexandre mettaient assez souvent en contact avec le
scribe. Tout ce qu'on nous rapporte d'Héphestion nous est garant de ses
sentiments nobles, chevaleresques et dévoués, de son affection sans limites
et réellement touchante envers le roi. Alexandre aimait en lui son camarade
d'enfance ; toute la splendeur du trône et de la gloire, tout le changement
qui s'était produit dans sa vie extérieure et intime et qui avait éloigné de
lui beaucoup de ceux en qui il avait mis une grande confiance, n'avaient pas
pu troubler leurs relations de cœur ; leur amitié avait conservé la douceur
enthousiaste de la jeunesse, à laquelle tous deux appartenaient presque
encore. On raconte qu'un jour Alexandre lisait une lettre de sa mère, pleine
de ces reproches et de ces plaintes qu'il taisait volontiers à son ami,
tandis qu'Héphestion, appuyé sur son épaule, lisait avec lui, et que le roi
imprima alors le sceau de son anneau sur les lèvres de son favori[7] ; ce tableau nous
montre quelle idée on doit se faire de tous les deux.
Déjà, plus d'une fois, Héphestion et Eumène avaient eu des
différends, et leur mutuelle aversion n'avait pas besoin d'un bien grave
sujet pour éclater en discordes nouvelles. Un présent qu'Héphestion venait
précisément de recevoir du roi suffit pour exciter au plus haut point la
jalousie du Cardien et pour amener un échange de paroles très vives, dans
lequel tous deux oublièrent bien vite toute retenue et toute dignité.
Alexandre mit fin à ce violent débat, donna un égal présent à Eumène, et, se
tournant vers Héphestion, lui demanda d'un ton de reproche s'il n'avait pas
plus de souci de lui-même et de sa dignité ; puis il exigea de chacun la
promesse d'éviter à l'avenir toute querelle et de se réconcilier. Héphestion
s'y refusa ; il était victime d'un grive offense, et Alexandre eut de la
peine à l'apaiser ; mais à la fin, pour l'amour du roi, il tendit la main en
signe de réconciliation[8].
Après ces événements et un séjour de trente jours dans la
vallée de Nysa, l'armée se mit en route pour Ecbatane et arriva dans cette grande
et riche cité vers la fin d'octobre[9]. Il est à
regretter que les textes anciens ne nous apprennent rien sur les
dispositions, les fondations et des mesures qui occupèrent spécialement
l'activité du roi à Ecbatane[10] ; ils nous
représentent avec plus de détails les fêtes qui furent données dans la
capitale de la Médie,
notamment celles des Dionysies[11].
Alexandre avait établi sa résidence au château royal. Ce
château, monument du temps de la grandeur des Mèdes, occupait, au-dessous de
la citadelle de la ville, un espace de sept stades : la splendeur de cet
édifice avait quelque chose de féerique ; toutes les boiseries étaient de
cèdre et de cyprès ; la charpente, les toits, les colonnes des portiques et
celles des salles intérieures étaient revêtus de plaques d'or ou d'argent,'
des lames d'argent couvraient l'édifice. Le temple d'Anytis, dans le
voisinage du palais, était orné de la même façon ; ses colonnes étaient
couronnées de chapiteaux d'or ; son toit portait des tuiles d'or et d'argent[12]. Il est vrai que
beaucoup de ces précieux ornements avaient été la proie de la cupidité de ces
commandants macédoniens qui avaient fait tant de ravages en Médie ; toutefois
l'ensemble présentait encore un aspect d'une splendeur extraordinaire. Les
environs de la résidence royale répondaient à sa magnificence : derrière le
palais s'élevait la colline artificielle dont la citadelle, qui était très
forte, couronnait le sommet avec ses créneaux, ses tours et ses caveaux
remplis de trésors ; en avant, la ville immense couvrait un espace de près de
trois milles ; au nord se dressaient les sommets du haut Oronte, laissant
apercevoir entre leurs dentelures les grands aqueducs de Sémiramis.
C'est dans cette ville vraiment royale qu'Alexandre
célébra les Dionysies de l'automne 324 ; elles commencèrent par les grands
sacrifices qu'Alexandre avait l'habitude d'offrir aux dieux en actions de
grâces pour les faveurs qu'ils lui avaient accordées. Vinrent ensuite des
fêtes de toute espèce, des joutes d'armes, des processions solennelles, des
concours artistiques ; des banquets et des festins remplissaient le temps
entre les réjouissances. Parmi ces festins, celui d'Atropatès, satrape de
Médie, se fit remarquer par son luxe effréné. Ce satrape avait invité à son
banquet l'armée tout entière ; et les étrangers, qui de près et de loin
étaient accourus en foule à Ecbatane pour contempler les fêtes, se tenaient
autour de l'immense rangée de tables où les Macédoniens se livraient à la
joie et faisaient annoncer par les cris des hérauts, au milieu du fracas des
trompettes, les santés et souhaits qu'ils adressaient au roi, et les présents
qu'ils lui consacraient. Les applaudissements les plus bruyants furent ceux
qui accueillirent le discours de Gorgos, maitre d'armes royal[13] : Au roi Alexandre, fils de Zeus Ammon, Gorgos consacre une
couronne de trois mille pièces d'or, et, s'il assiège Athènes, dix mille
armures, autant de catapultes, et tous les projectiles qu'il faudra pour la
guerre[14].
Telles furent les nombreuses et bruyantes solennités de
ces journées. Cependant Alexandre n'était pas disposé à la joie : Héphestion
était malade. En vain Glaucias, son médecin, déployait tout son art ; il ne réussissait
pas à arrêter les ravages de la fièvre. Alexandre ne pouvait se dérober aux
fêtes ; il devait quitter son ami malade pour se montrer à l'armée et au
peuple. On était au septième jour, et les jeunes garçons faisaient leur
assaut d'armes ; le roi se trouvait précisément au milieu de la foule, dont
le flot joyeux oscillait dans le stade, lorsqu'on vint lui porter la nouvelle
qu'Héphestion se trouvait plus mal : il courut au château, entra dans la
chambre du malade ; Héphestion venait de mourir[15]. La main des
dieux ne pouvait s'appesantir plus lourdement sur Alexandre ; pendant trois
jours, il ne quitta pas le cadavre de celui qu'il avait aimé, tantôt pleurant
longuement, tantôt muet de douleur, sans boire ni manger, tout au chagrin et
au souvenir de l'ami si tendre qui lui était arraché à la fleur de l'âge. La
fête se tut ; armée et peuple pleurèrent le plus noble des Macédoniens, et
les mages éteignirent le feu sacré dans les temples, comme si un roi venait
de mourir[16].
Lorsque furent passés les jours de la première douleur et
que les intimes furent parvenus, à force de prières, à éloigner le roi du
cadavre de son ami, Alexandre organisa le convoi funèbre qui devait
transporter le cadavre à Babylone. Sur la proposition d'Eumène, les
stratèges, les hipparques et les hétœres apportèrent des armes, des joyaux,
des dons de toutes sortes pour orner le char sur lequel reposait le corps[17] ; Perdiccas
reçut l'ordre de l'escorter à Babylone ; c'était là que le bûcher devait être
élevé, là qu'au printemps devaient avoir lieu les fêtes funèbres. Perdiccas
fut accompagné par Dinocrate, qui devait diriger la construction du splendide
bûcher.
On approchait de la fin de l'année 324, et déjà une
épaisse couche de neige couvrait les montagnes lorsqu'Alexandre quitta
Ecbatane avec son armée pour revenir à Babylone, en passant par les montagnes
des Cosséens. Il avait choisi cette saison, parce que les tribus avides de
pillage seraient alors dans l'impossibilité de s'enfuir de leurs vallées pour
aller se réfugier sur les montagnes couvertes de neige. Tandis que le reste
de l'armée suivait la grande route, le roi s'avança, avec la partie la plus
légère de ses troupes, vers le sud, direction dans laquelle erraient et
habitaient ces peuplades de pasteurs, jusqu'au territoire des Uxiens, qui
étaient de même race. On traversa les gorges des montagnes, en deux colonnes,
dont l'une était conduite par le roi et l'autre par le Lagide Ptolémée. Les
hordes de ces pasteurs, qui résistaient partout avec une audace incroyable,
étaient pour la plupart peu nombreuses ; elles furent vaincues séparément :
leurs repaires de brigands furent forcés ; des milliers de ces gens furent
tués ou faits prisonniers, les autres furent soumis et contraints avant tout
à avoir des demeures fixes et à cultiver la terre. Dans l'espace de quatorze
jours, la dernière tribu qui habitait la contrée montagneuse des défilés était
réduite à l'obéissance et recevait au moins un commencement de civilisation,
ainsi qu'on avait fait précédemment pour les Uxiens, les Cadusiens, les
Mardes et les Parætacènes[18].
Alexandre descendit alors vers la Babylonie, en marchant
à petites journées, afin que les différents corps qui débouchaient des
vallées pussent le rejoindre. Il voulait réunir toutes ses forces à Babylone,
pour s'engager dans de nouvelles entreprises. Babylone devait être le centre
de l'empire et la résidence royale. Cette ville, par sa grandeur, son antique
gloire et sa position, était digne d'être la capitale ; elle était l'entrepôt
du commerce du Midi, des aromates de l'Inde, des épices de l'Arabie ; elle se
trouvait placée entre les peuples de l'Occident et ceux de l'Orient, plus
près de l'Ouest, où le regard entreprenant d'Alexandre devait se porter après
la conquête de l'Orient. C'est à l'ouest qu'était située cette Italie, où
l'époux de sa sœur, le roi des Épirotes, avait perdu et l'honneur et la vie ;
plus loin l'Ibérie, avec ses abondantes mines d'argent, la terre des colonies
phéniciennes, dont les métropoles appartenaient maintenant au nouvel empire.
Là se trouvait aussi cette Carthage qui, depuis la première guerre médique et
l'alliance qu'elle avait faite alors avec les Perses, n'avait cessé de
combattre contre les Hellènes en Libye et en Sicile. Les grands changements
qui s'étaient accomplis dans le monde de l'Orient avaient porté la gloire
d'Alexandre jusque chez les peuples les plus reculés ; les uns avec
espérance, les autres avec anxiété devaient jeter les yeux sur cette
puissance gigantesque ; ils devaient reconnaître la nécessité de se mettre en
rapport avec ce pouvoir qui tenait dans ses mains les destinées du monde, et
d'aller au-devant de lui pour s'aplanir à eux-mêmes les voies de l'avenir.
C'est à ce moment qu'arrivèrent au camp des ambassades,
envoyées par divers peuples, même éloignés : elles venaient, les unes offrir
des hommages et des présents, les autres solliciter du roi une sentence
décisive au sujet de contestations avec des peuples voisins. Alors seulement,
dit Arrien, il sembla au roi et à son entourage qu'il était le maître sur
terre et sur mer[19]. Alexandre se
fit remettre la liste de ces ambassades, pour fixer leur rang d'audience ; il
donna le pas à celles qui avaient pour objet des choses sacrées, notamment
aux députations d'Élis, d'Ammonion, du temple de Delphes, de Corinthe,
d'Épidaure, etc., selon l'importance du lieu d'où elles venaient ; on fit
passer ensuite celles qui voulaient entretenir le roi de contestations avec
leurs voisins, celles qui étaient chargées de traiter d'affaires intérieures
et privées, et en dernier lieu les envoyés helléniques qui devaient faire des
représentations au sujet du rappel des bannis.
Les documents que nous avons pour l'histoire d'Alexandre
négligent, comme une chose qui n'en vaut pas la peine, de nommer toutes ces
ambassades ; ils mentionnent seulement celles qui étaient mémorables sous
quelque rapport, et ce n'est que dans ce que nous apprenons par ailleurs de l'histoire
des peuples mentionnés ici que nous trouvons quelques renseignements sur
l'objet immédiat de leur ambassade. Arrien nous fait connaître, sans s'étendre
davantage, qu'il vint des envoyés des Brettiens, des Lucaniens et des
Étrusques, mais il doute que les Romains en aient également envoyé, ainsi que
le rapportent plusieurs historiens. C'est la situation de l'Italie à cette
époque qui doit nous apprendre s'ils ont eu des motifs de le faire.
Les Brettiens et Lucaniens, depuis la guerre avec le
Molosse Alexandre, avaient assez de raisons pour craindre la puissance de son
beau-frère, le vainqueur de l'Asie et le protecteur naturel du monde
hellénique. Le Molosse, que la riche et commerçante ville de Tarente avait
appelé à son secours contre eux, les avait battus dans une grande bataille
près de Pæstum ; il avait refoulé du même coup les Messapiens et les Dauniens
sur la côte orientale de la péninsule : sa puissance s'étendait d'une mer à
l'autre, et les Romains avaient fait alliance avec lui[20] pour attaquer en
commun les Samnites, dont les combats dans le sud leur avaient fourni
l'occasion d'étendre leur territoire jusqu'à la Campanie et d'y
implanter leur domination au moyen de colonies romaines. Mais la puissance
croissante de l'Épirote, et peut-être la crainte qu'il ne voulût s'ériger en
maitre de la
Grande-Grèce, porta les Tarentins à se tourner du côté de
ceux contre qui ils l'avaient appelé ; un banni lucanien assassina le roi.
Les Samnites eurent ainsi le champ libre pour se tourner contre les Romains,
qui s'étaient emparés de Cume, la plus ancienne cité hellénique sur cette
côte, et de Capoue. La tentative qu'ils firent pour se rendre également
maîtres de Néapolis et de Palæopolis, commença (328)
la grande guerre du Samnium, qui, après des succès divers, trouva une
première solution dans les Fourches Caudines et dans un traité de soumission
imposé aux Romains. Les cités grecques d'Italie, au lieu de profiter de ces
années favorables pour elles, désunies et sans énergie comme elles étaient,
préférèrent mettre leur espoir dans le vainqueur de l'Asie. C'était une idée
aussi naturelle que la crainte qu'avaient les Italiotes de le voir venir et
arracher de leurs mains les riches cités maritimes dont ils étaient enfin
parvenus à s'emparer. N'avait-il pas envoyé aux Crotoniates une part du butin
de la victoire de Gangamèle, parce que jadis un des leurs avait combattu
contre Xerxès à Salamine ? Que ce soit par hasard qu'on ne mentionne aucune
ambassade de la part des Samnites, ou que ce peuple n'en ait réellement pas
envoyé, le gouvernement avisé et perspicace des patriciens de Rome, lui qui,
au cours de sa dangereuse lutte contre les Samnites, avait su gagner à sa
cause les peuples habitant derrière eux, Lucaniens, Apuliens et autres, lui
qui avait fait alliance avec le Molosse, pouvait bien, au moment où il
songeait à assujettir les cités grecques de la Campanie, penser à
s'assurer la faveur de celui dont il avait à craindre le veto. Il résulte
d'un renseignement venu par une autre voie qu'Alexandre avait fait parvenir
aux Romains des avertissements au sujet des Antiates, qui étaient devenus
leurs sujets et qui continuaient, de concert avec les Étrusques, à faire le
métier de corsaires[21].
Une ambassade des Étrusques s'explique par les nombreux
conflits que leurs pirateries avaient suscités entre eux et les cités
helléniques ; dans ce moment même, les Athéniens préparaient une expédition
pour fonder, à l'issue de la mer Adriatique, une colonie qui devait leur
servir d'entrepôt et de place de commerce fortifiée, destinée à protéger dans
ces eaux leur marine marchande[22].
Les ambassades des Carthaginois, des Libyens et des
Ibériens ne s'expliquent pas moins. La conquête de la Phénicie par Alexandre
devait engager Carthage, aussi bien que les autres colonies puniques dans
l'Afrique septentrionale et en Ibérie, qui étaient encore en relation avec la
mère patrie, à tourner leur attention d'une manière toute particulière vers
le souverain du puissant empire dont ils avaient à redouter bien plus qu'une
rivalité commerciale[23]. Les
Carthaginois spécialement n'auront pas été sans remarquer ce que l'avenir
pouvait leur réserver, eu égard à leurs relations précédentes avec le monde
hellénique et au caractère guerrier du roi ; les querelles qui n'avaient pas
cessé depuis les conquêtes de Timoléon offraient un motif bien suffisant à
une intervention qui pouvait avoir les plus graves résultats pour la
république punique. Il était d'autant plus naturel qu'ils recherchassent
l'amitié du puissant roi. En nous rapportant que les envoyés des Libyens
arrivèrent avec des couronnes et des félicitations sur la conquête de l'Asie,
les historiens désignent sous ce nom les tribus au sud de Cyrène.
Parmi les autres ambassades, on cite en particulier celles
des Scythes d'Europe, des Celtes et des Éthiopiens. Cette dernière était
peut-être d'autant plus importante aux yeux du roi qu'il s'occupait
précisément alors de son projet de contourner l'Arabie avec ses vaisseaux, de
continuer la route de mer qui déjà réunissait l'Inde et l'Euphrate, et de la
prolonger jusque dans la mer Rouge et sur la côte orientale de l'Égypte.
Déjà, en effet, on avait envoyé en Phénicie l'ordre de
lever des matelots, de construire des navires et de les conduire démontés par
voie de terre jusqu'à l'Euphrate. Néarque fut chargé de faire remonter
l'Euphrate à la flotte jusqu'à Babylone, et, aussitôt après l'arrivée du roi
dans cette ville, on devait commencer l'expédition contre les Arabes. Dans le
même temps, Héraclide, fils d'Argæos, était envoyé sur les côtes de la mer
Caspienne avec-une troupe de charpentiers ; il était chargé de couper du bois
pour les constructions navales dans les forêts de 1'Hyrcanie, et de
construire des vaisseaux de guerre avec et sans pont, d'après l'usage
hellénique. Cette expédition avait aussi pour but de rechercher d'abord si la
mer Caspienne offrait un passage au nord, et si elle était en communication
avec le lac Mæotide ou avec la mer ouverte du Nord et, par elle, avec la mer
de l'Inde[24].
Alexandre pouvait espérer que cette expédition lui donnerait l'occasion
d'accomplir cette campagne contre les Scythes dont il avait parlé avec le roi
des Chorasmiens, cinq ans auparavant. On avait également levé, pour les
troupes de terre, de nouvelles et importantes recrues qui devaient se réunir
à Babylone dans le cours du printemps. Il était manifeste qu'Alexandre
formait de grands projets ; il semble que des campagnes simultanées devaient
être entreprises dans le nord, le sud et l'ouest : peut-être Alexandre
avait-il l'intention de les confier à divers généraux, en se réservant de les
diriger toutes de Babylone, la capitale de son empire.
Les troupes et leurs chefs doivent avoir été en proie à
une impatience inquiète, craignant ou espérant de nouvelles campagnes,
pendant qu'elles descendaient vers Babylone. Elles ne savaient pas combien
leur roi était profondément abattu depuis la mort de son ami, comment c'était
en vain qu'il s'efforçait d'étouffer, par des plans toujours plus hardis, le
chagrin qui lui rongeait le cœur ; elles ignoraient jusqu'à quel point la joie
de sa vie était brisée, combien son âme était pleine de sombres
pressentiments. Avec Héphestion, sa jeunesse était descendue dans la tombe :
à peine au seuil de l'âge viril, il commençait à vieillir, et la pensée de la
mort se glissait dans son âme[25].
On avait traversé le Tigre ; déjà l'on apercevait les
créneaux de la ville géante, lorsque les principaux d'entre les Chaldéens et
les prêtres astronomes de Babylone vinrent au-devant de l'armée ; ils
s'approchèrent du roi, le -prirent à part et le conjurèrent de ne pas
poursuivre sa route vers la ville, car la voix du dieu Bel leur avait fait
connaître que l'entrée dans Babylone en ce moment lui serait funeste[26]. Alexandre leur
répondit par le vers du poète, que le meilleur devin
est celui qui annonce d'heureuses nouvelles. Alors ils ajoutèrent : Ô roi, ne t'approche pas de Babylone en regardant
l'occident, ni en venant de ce côté du fleuve ; tourne autour de la ville,
jusqu'à ce que tu voies l'orient.
Il fit camper l'armée sur la rive orientale de l'Euphrate,
puis, le lendemain, il lui fit descendre le fleuve pour le traverser ensuite
et entrer ainsi dans la ville du côté de l'occident : mais la rive du fleuve
était marécageuse sur une grande étendue ; il n'y avait de ponts que dans
l'intérieur de la ville, et un plus long circuit eût été nécessaire pour
arriver à Babylone par les quartiers de l'ouest. Alors, dit-on, le sophiste
Anaxarque vint trouver le roi et combattit sa superstition par des raisons
philosophiques[27]
; mais il est plus croyable qu'Alexandre, bientôt revenu de sa première
impression, chercha à considérer cette circonstance comme trop insignifiante
pour motiver une plus grande perte de temps et un plus long détour, et qu'il
craignit moins un danger éventuel que les suites d'un retard qui pouvait causer
à l'armée et au peuple de trop grandes inquiétudes à son sujet, d'autant plus
qu'il ne pouvait douter que les Chaldéens n'eussent de puissantes raisons
pour ne pas désirer sa présence à Babylone. Déjà, dans l'année 330, il avait
donné l'ordre de relever le temple gigantesque de Bel, qui était en ruines
depuis les temps de Xerxès ; la construction de ce temple était restée en
suspens pendant son absence, et les Chaldéens avaient fait de leur mieux pour
ne pas perdre les revenus des riches domaines affectés à l'entretien de
l'édifice. On comprenait par là pourquoi les astres interdisaient au roi
l'entrée de Babylone, ou la lui rendaient aussi difficile que possible.
Contrairement au conseil des Chaldéens, Alexandre s'avança du côté de l'est,
à la tête de son armée, dans les quartiers orientaux de la ville. Les
Babyloniens le reçurent avec joie, et célébrèrent Son retour par des fêtes et
des festins.
Aristobule rapporte que, dans ce même temps, Pithagoras
d'Amphipolis, qui appartenait à une famille sacerdotale et s'entendait à
observer les entrailles des victimes, se trouvait à Babylone ; son frère
Apollodore, stratège du pays depuis l'année 331, avait dû aller à la
rencontre du roi avec les troupes do la satrapie lorsqu'Alexandre était
revenu de l'Inde, et, comme les châtiments sévères qu'infligeait le roi aux
satrapes coupables lui donnaient de l'inquiétude pour son propre avenir, il
avait envoyé quelqu'un à Babylone, où son frère était resté, pour le prier
d'examiner les victimes à son sujet. Pithagoras lui avait fait alors demander
quelle était la personne qu'il craignait le plus et à propos de qui il
voulait que l'on consultât. Sur la réponse de son frère, qui nommait le roi
et Héphestion, Pithagoras avait offert un sacrifice et, après avoir observé
la victime, avait écrit à son frère à Ecbatane que bientôt Héphestion ne lui
ferait plus obstacle. Apollodore avait reçu cette lettre la veille de la mort
d'Héphestion. Pithagoras offrit un second sacrifice au sujet d'Alexandre ; il
trouva les mêmes signes et écrivit à son frère la même réponse. Apollodore,
dit-on, vint lui-même trouver le roi, pour montrer que son dévouement était
plus grand que le souci de son intérêt personnel ; il lui parla de la
prédiction au sujet d'Héphestion et de son accomplissement, ajoutant que
Pithagoras n'avait pas trouvé de signes plus heureux à propos de sa personne
même, et qu'il devait mettre sa vie en sûreté et se garder des dangers
qu'annonçaient les dieux. Une fois à Babylone, le roi fit venir Pithagoras et
lui demanda quel était le signe qu'il avait vu, pour avoir écrit à son frère
comme il l'avait fait. Le foie de la victime était
sans tête, répondit Pithagoras. Le roi remercia le devin de lui avoir
dit la vérité ouvertement et sans dissimulation, puis la congédia en lui
donnant toutes les marques de sa bienveillance. Cependant, la concordance de
l'observation des victimes à la mode hellénique avec les avertissements des
astrologues avait frappé le roi : il se sentait mal à l'aise dans les murs de
cette cité qu'il eût peut-être mieux fait d'éviter ; le séjour prolongé dans
ces palais dont les dieux l'avaient averti en vain de se défier le rendait
inquiet. Cependant il ne pouvait encore partir.
De nouvelles ambassades des pays helléniques étaient
arrivées ; il y avait également beaucoup de Macédoniens, aussi bien que des
députations des Thraces, des Illyriens et d'autres populations dépendantes,
qui venaient, dit-on, porter des plaintes contre l'administrateur Antipater.
Il parait qu'Antipater lui-même avait envoyé son fils Cassandre pour
justifier ses actes. En envoyant son fils aîné, l'administrateur voulait
peut-être donner un nouveau gage de fidélité au roi, près duquel se trouvait
déjà son fils Iollas en qualité d'échanson, et, par les efforts de Cassandre,
remettre sur un bon pied ses relations avec Alexandre, avant de se présenter
lui-même à la cour, selon l'ordre qu'il avait reçu. Des historiens, qui à la
vérité ne sont pas très dignes de foi[28], rapportent
qu'il y eut des scènes scandaleuses entre Cassandre et le roi.
On ne nous apprend rien de particulier en ce qui concerne
les négociations des ambassades helléniques. Les affaires privées et celles
des localités avaient été réglées, la plupart au gré des parties, avec les
ambassades qui s'étaient présentées peu de temps auparavant ; les
représentations contre le rappel des bannis avaient été au contraire
repoussées une fois pour toutes : il est donc vraisemblable que les
ambassades qu'on envoyait maintenant n'avaient guère pour objet que de
présenter des félicitations pour les victoires dans l'Inde et le retour à
Babylone, et d'offrir des couronnes d'or et des remerciements pour
l'abrogation des sentences d'exil et autres bienfaits du roi. Alexandre ;
leur témoigna sa gratitude par des honneurs et des présents, et renvoya en particulier
aux États toutes les statues et offrandes sacrées, jadis enlevées par Xerxès,
qu'il put encore trouver à Pasargade, Suse, Babylone et autres lieux[29].
L'expédition des affaires de la grande capitale dut
également retarder le départ du roi ; on nous rapporte du moins qu'Alexandre,
après avoir visité les constructions qu'il avait donné l'ordre d'élever et
après avoir vu que presque rien n'avait été fait, comme c'était
particulièrement le cas pour la reconstruction du temple de Bel, ordonna de
pousser les travaux avec la plus grande activité, et, comme les troupes
étaient pour le moment sans occupation, il leur imposa la corvée du bâtiment.
Vingt mille hommes travaillèrent ainsi pendant deux mois, rien que pour
enlever complètement les ruines et déblayer le terrain ; la suite des
événements empêcha de commencer la construction proprement dite[30].
Enfin Alexandre pouvait quitter Babylone ; la flotte, sous
la conduite de Néarque, était sortie du Tigre, puis avait pénétré dans
l'Euphrate en passant par le golfe Persique, et maintenant elle était à
l'ancre sous les, murs de la capitale. Les vaisseaux étaient également
arrivés de Phénicie ; deux quinquérèmes, trois quadrirèmes, douze trirèmes et
trente navires à trente rames avaient été transportés démontés par voie de
terre des chantiers de la côte jusqu'à Thapsaque, où, après les avoir
remontés, on leur avait fait descendre le fleuve. Le roi avait aussi ordonné
de construire des vaisseaux à Babylone même, et à la fin, comme au loin dans
toute la région il ne restait plus d'autres arbres que des palmiers, il avait
fait couper les cyprès qui se trouvaient en abondance dans les jardins royaux
de Babylone. De cette façon, la flotte se trouva bientôt portée à un effectif
considérable, et, comme le fleuve ne présentait aucun endroit convenable pour
un port, ordre fut donné de creuser, non loin de la résidence, un grand
bassin qui devait offrir l'espace et les chantiers nécessaires pour mille
vaisseaux. De Phénicie et de tout le reste du littoral arrivaient en foule à
la capitale des matelots, des charpentiers, des négociants, de petits
marchands venus pour profiter, sur l'invitation du roi et avec ses vaisseaux,
de la nouvelle voie qui allait s'ouvrir au commerce, ou pour s'engager sur la
flotte pour la prochaine campagne. Pendant ces préparatifs, Miccalos de
Clazomène fut envoyé en Phénicie et en Syrie, avec cinq cents talents, afin
d'y enrôler autant de marins et d'habitants de la côte qu'il pourrait et de
les amener sur le cours de l'Euphrate inférieur. Le plan du roi était de
fonder des colonies sur les côtes du golfe Persique et dans les îles qui s'y
trouvaient, afin de donner de l'essor au commerce dans les eaux du Sud et en
même temps de protéger par là les côtes de l'Arabie. Alexandre connaissait
les produits nombreux et particuliers de ce pays, et il espérait les faire
entrer d'autant plus facilement dans le grand commerce que la côte de cette
presqu'île est plus étendue et riche en ports. Le vaste désert qui va des
frontières de l'Égypte jusque près de Thapsaque et de Babylone était traversé
par des tribus de Bédouins qui inquiétaient assez souvent les frontières des
satrapies voisines ainsi que les routes de terre ; si on les assujettissait,
non seulement on assurait la sécurité des frontières et des routes, mais
encore on gagnait une voie de communication beaucoup plus courte entre
Babylone et l'Égypte ; il fallait donc avant tout s'emparer de l'Arabie
Pétrée et des pointes septentrionales de la mer Rouge, coloniser ces régions
et rattacher sur ces points les routes de terre qui traversent l'Arabie à la
route de mer qui contournerait la presqu'île, route dont la découverte devait
être le but de la prochaine expédition[31].
Déjà l'on avait envoyé en mer trois vaisseaux, en leur
faisant descendre le fleuve. Archias revint bientôt avec son navire à trente
rames ; il avait trouvé une île au sud de l'embouchure de l'Euphrate[32]. Il annonça
qu'elle était peu étendue, très boisée et habitée par un petit peuple
pacifique qui vénérait Artémis et laissait paître tranquillement en son
honneur les cerfs et les chèvres sauvages de l'île ; qu'elle était située
dans le voisinage du golfe de la ville de Gerra, d'où partent les grandes
routes qui conduisent dans l'intérieur de l'Arabie, à la mer Rouge et à la Méditerranée, et
dont les habitants étaient cités comme des commerçants riches et industrieux.
Alexandre eut l'idée assez bizarre de donner à cette île le nom de cet Icare
qui osa diriger son vol hardi jusque dans le voisinage du soleil et fut puni
de son audace par une mort prématurée au milieu des flots. Archias annonça
encore qu'en s'éloignant de cette île d'Icare, dans la direction du sud-est,
il avait trouvé une seconde île que les habitants appelaient Tylos[33] ; qu'elle était
grande, ni pierreuse ni boisée, propre à l'agriculture, et que c'était une
heureuse île ; il aurait pu ajouter qu'elle était située au milieu d'un
inépuisable banc de perles dont on avait déjà beaucoup parlé parmi les
Macédoniens. Bientôt après arriva le second vaisseau, qu'Androsthène avait
commandé ; il avait gouverné tout près de la terre et observé une grande
partie de la côte d'Arabie. Le navire que conduisait le pilote Hiéron de
Soles était, parmi les vaisseaux qu'on avait envoyés, celui qui était allé le
plus loin ; il avait reçu l'ordre de contourner toute la péninsule d'Arabie,
afin de chercher un passage pour pénétrer dans le golfe qui s'avance au nord
jusqu'à quelques milles seulement d'Héroonpolis en Égypte ; toutefois, après
avoir descendu une grande partie de la côte arabique, Hiéron n'avait pas osé
aller plus loin. Il apportait la nouvelle que la grandeur de la presqu'île
était extraordinaire et pouvait bien égaler celle de l'Inde, qu'il s'était
avancé vers le sud jusqu'à un promontoire qui s'étendait au loin dans la
pleine mer, du côté de l'est, et enfin quo les côtes sablonneuses, nues et
désertes, pouvaient rendre fort difficile une navigation poussée plus loin[34].
Pendant qu'on poussait activement les constructions à
Babylone et dans les environs, les travaux dans les chantiers nautiques, le
creusement du bassin qui devait servir de port, le déblaiement de la tour de
Bel, l'édifice grandiose d'un bûcher pour Héphestion, Alexandre descendit
l'Euphrate avec quelques navires, pour visiter les grands travaux
d'endiguement exécutés sur le Pallacopas[35]. Ce canal,
creusé à une vingtaine de milles en aval de Babylone, sort de l'Euphrate dans
la direction ouest et se termine dans un lac qui, alimenté d'eau par le
fleuve, se continue vers le sud, le long des frontières de l'Arabie, en
formant une suite de marais, jusque dans le golfe Persique. Le canal est
d'une importance incalculable pour la contrée ; lorsqu'au printemps les eaux
du fleuve commencent à grossir, et que la neige des montagnes d'Arménie
fondant sous le soleil de l'été se déverse en torrents toujours plus
abondants et plus impétueux, toute la contrée serait exposée aux inondations
si le fleuve ne pouvait écouler ses eaux par les canaux et particulièrement
par le Pallacopas, qui tout à la fois protège alors le bassin de l'Euphrate
et porte jusque dans des régions très éloignées du fleuve le bienfait d'une
abondante irrigation ; mais lorsqu'à l'automne l'Euphrate diminue, il est
nécessaire de fermer promptement le canal, car autrement le fleuve prendrait
cette voie, qui est plus courte, pour déverser ses eaux et abandonnerait son
lit. Ce qui rend le travail plus difficile, c'est que, sur le point où
commence le canal, le sol de la berge est sans consistance, de sorte que les
terrassements demandent une peine infinie et ne présentent pas encore une résistance
suffisante à la force du courant ; de plus, lors des crues, les digues du
canal sont continuellement exposées au danger d'être emportées tout à fait,
et il faut un travail immense pour les rétablir lorsqu'arrive le temps de
fermer le canal. Dix mille hommes étaient occupés à ces digues depuis trois
mois, sous les ordres du satrape de Babylone : Alexandre descendit le fleuve
pour visiter les travaux ; il désirait trouver quelque remède à ces
inconvénients, et il descendit plus avant afin d'explorer la rive. A une
lieue en aval de l'amorce du canal, il trouva une berge solide, qui répondait
à tout ce qu'on pouvait espérer : il donna l'ordre de percer un canal sur ce
point et de rejoindre, en suivant la direction du nord-ouest, l'ancien lit du
Pallacopas, dont l'ouverture devait être pourvue d'une digue fixe et comblée
pour toujours ; de cette manière, il espérait qu'il serait aussi facile de
fermer la dérivation de l'Euphrate pendant l'automne que de la rouvrir au
printemps. Pour mieux s'assurer de la nature de cette contrée du côté de
l'ouest, il revint au Pallacopas et le suivit jusque dans le lac et le long
des frontières de l'Arabie. La beauté des rives, et, plus encore l'importance
de la position, le déterminèrent à y fonder une ville[36], qui ouvrirait
la route de l'Arabie, en même temps qu'elle protégerait la Babylonie contre les
surprises des Bédouins puisque plus loin, au sud, le lac et les marais
couvrent le bassin du fleuve jusqu'au golfe. La construction de la ville et
des fortifications fut aussitôt commencée, et on y établit des mercenaires
grecs, partie vétérans et partie volontaires.
Pendant ce temps, on avait achevé à Babylone la
construction du bûcher pour Héphestion ; les grands jeux funèbres en sa
mémoire allaient commencer : cette circonstance ainsi que l'arrivée des
nouvelles troupes rendaient nécessaire le retour du roi dans la capitale.
Alexandre hésita d'autant moins à revenir, nous dit-on, que l'inanité des
prédictions chaldéennes semblait avoir été démontrée par le séjour, assez court,
il est vrai, qu'il venait de faire à Babylone. On se mit donc en route pour
le retour ; on devait visiter, en passant, les tombeaux des anciens rois de
Babylone, qui étaient construits dans les marais. Alexandre tenait lui-même
la barre de son vaisseau et le dirigeait à travers ces eaux dont le peu de
profondeur et les roseaux rendaient la navigation difficile. Soudain, un coup
de vent enleva de sa tête la causia
royale, qu'il portait selon l'usage macédonien ; tandis que le diadème se
détachait de la coiffure et qu'emporté par le vent dans les roseaux il
restait suspendu à un ancien tombeau royal, la causia
elle-même s'enfonça et ne fut pas retrouvée. Un matelot phénicien, qui se
trouvait sur le vaisseau, se jeta à la nage pour aller chercher le diadème et
se l'attacha autour des tempes, afin de pouvoir nager plus facilement. Le
diadème sur la tête d'un étranger ! Quel funeste pronostic ! Les devins que
le roi avait toujours auprès de lui le supplièrent de conjurer le signe et de
faire décapiter le malheureux matelot. Alexandre, dit-on, fit châtier cet
homme pour avoir manqué de respect envers le diadème du roi, en le mettant
sur son front, et lui fit présent d'un talent pour la promptitude et la
hardiesse qu'il avait mise à rapporter le signe de la royauté[37].
De retour à Babylone, Alexandre trouva les nouvelles
troupes qu'il attendait. Peuceitas, satrape de Perse, avait amené 20.000
Perses, et de plus un nombre considérable de Cosséens et de Tapuriens, qui
comptent parmi les races les plus belliqueuses de ce pays. Philoxénos était
arrivé de Carie avec une armée ; Ménandre en avait ramené une seconde de
Lydie[38] ; Ménidas était
de retour avec les cavaliers de Macédoine qu'il devait amener[39]. Le roi reçut
les troupes perses surtout avec une grande joie ; il félicita le satrape de
leur excellente tenue, et les soldats de l'empressement avec lequel ils
avaient répondu à l'appel du satrape.
Une innovation des plus remarquables, ce sont les nouveaux
Cadres qu'il donna à son infanterie, ou du moins à une partie de son infanterie,
lors de l'arrivée de ces soldats asiatiques. Jusque-là, il n'y avait pas eu
dans l'armée macédonienne de corps formé d'armes combinées, rien qui
ressemblât à une armée en petit ; lorsque l'infanterie et la cavalerie, les
troupes légères et pesantes, avaient été employées ensemble et à côté les
unes des autres, ainsi que cela s'était vu presque dans chaque action, elles
n'étaient combinées que pour ce cas et restaient des armes séparées. La
nouvelle réforme mit de côté ce qui jusqu'alors avait été le caractère de la
phalange ; elle créa une combinaison de troupes pesantes, de peltastes et de
troupes légères, d'où résulta une forme tactique entièrement nouvelle. Chaque
régiment de phalange s'était composé jusqu'alors de seize rangs d'hoplites ;
désormais le corps fut formé de telle sorte que le décadarque qui le commandait, et qui était un Macédonien,
fût placé dans le premier rang ; au second rang, un Macédonien à double solde
(διμοιρίτης)
; un vétéran macédonien (δεκαστάτηρος)[40] dans le
troisième, et un autre semblable, en qualité de chef
de queue, dans le seizième ; les rangs intermédiaires de 4 à 15
étaient formés par des Perses, en partie acontistes armés du javelot à
courroie, et en partie archers[41]. Ainsi
incorporés, ces 20.000 Perses amenés à Babylone constituèrent, avec les
Macédoniens parmi lesquels on les dissémina, un corps qui montait largement à
26.000 hommes, déduction faite des manquements inévitables, c'est-à-dire environ
douze régiments de 425 hommes de front chacun. Avec cette organisation, on
conservait la marche en masse compacte ; puis, pour le combat, la phalange se
décomposait en trois bataillons : les archers se déployaient, à droite et à
gauche, à travers les intervalles pour la première attaque à distance, puis
venaient les acontistes ; les trois premiers rangs et le dernier restaient
comme triaires, ou plutôt comme
soutien, et, lorsque les archers et les acontistes, après leur combat de
tirailleurs, se replaçaient à leur rang en rentrant par les intervalles, le
tout se précipitait en masse compacte sur l'ennemi déjà ébranlé. La nouvelle
tactique réunissait tous les avantages de la légion italique et de son
système de manipules avec les avantages essentiels de l'ancienne phalange,
l'effet du choc en masse et la mobilité ; les troupes légères entraient
rapidement en ligne pour arrêter l'attaque de l'ennemi et se trouvaient à
couvert pendant le combat corps à corps. Quant aux phalanges, elles étaient
toujours des forteresses mobiles, mais construites de telle sorte qu'elles
permettaient les sorties des troupes légères contenues dans leurs flancs, et
par là commandaient un rayon plus vaste, aussi loin que pouvaient porter les
traits lancés par ces troupes dans leur mouvement d'expansion.
Cette nouvelle organisation, qui paraît avoir eu pour
modèle celle des peuples de l'Italie[42], devait déjà par
elle-même attirer l'attention ; de plus, le bruit courait que l'ordre de
préparer d'innombrables vaisseaux avait été envoyé dans les provinces de la Méditerranée ; on
parlait de campagnes en Italie, en Sicile, en Ibérie, en Afrique. Pendant que
la flotte devait s'avancer pur mer vers les côtes de l'Arabie, il semble en
effet que l'armée de terre devait marcher vers l'ouest par, l'Arabie ou par
quelque autre chemin, pour soumettre les Barbares de l'Occident et les
ennemis de la race grecque en Afrique et en Italie[43].
Alexandre présida lui-même à l'incorporation des troupes
nouvelles, et spécialement à celle des milices perses. La solennité eut lieu
dans le jardin royal : le roi était assis sur le trône d'or et portait le
diadème et la pourpre royale ; de chaque côté, les amis occupaient des sièges
plus bas à pieds d'argent ; derrière eux, à distance respectueuse, se
tenaient les eunuques, les bras croisés à la mode orientale et revêtus du
costume des Mèdes. Les troupes défilaient devant le roi, division par
division ; elles étaient passées en revue, puis réparties entre les
phalanges. Ainsi se passèrent plusieurs journées. Comme le roi se trouvait un
jour fatigué par une longue et pénible attention, il se leva du trône, y
déposa le diadème et la pourpre, puis se dirigea vers un bassin du jardin
afin de s'y baigner. D'après le cérémonial de la cour, les amis l'avaient
suivi, tandis que les eunuques restaient à leur place. Dans ce court
intervalle, un homme s'approcha, traversa tranquillement les rangs des
eunuques, qui d'après l'étiquette des Perses n'avaient pas le droit de
l'arrêter, gravit les degrés du trône, se para de la pourpre et du diadème,
s'assit à la place du roi et se mit à regarder fixement devant lui. Les
eunuques déchirèrent leurs vêtements, se frappèrent la poitrine et le front,
et poussèrent des cris de douleur à cause de cet effrayant pronostic. Le roi
revenait précisément à ce moment ; à la vue de cet homme qui tenait sa place
sur le trône, il fut frappé d'effroi et donna l'ordre d'interroger ce
malheureux ; qui était-il ? que voulait-il ? L'homme resta immobile sur le
trône, regardant toujours fixement devant lui ; enfin il répondit : Je m'appelle Dionysios et je suis de Messène ; je suis
accusé et l'on m'a amené, chargé de fers, depuis la côte jusqu'ici.
Maintenant le dieu Sarapis m'a délivré, et m'a donné l'ordre de prendre la
pourpre et le diadème et de m'asseoir tranquillement ici. On le mit à
la torture ; il devait avouer s'il avait eu de mauvais desseins et s'il avait
des complices ; mais il persista à dire qu'il avait obéi à l'ordre du dieu.
On s'aperçut que la raison du malheureux était égarée, et les devins demandèrent
sa mort[44].
On pouvait être au mois de mai 323 ; la ville de Babylone
était pleine d'une animation guerrière ; les milliers de troupes nouvelles
soupiraient après la campagne où elles devaient faire leurs premières armes,
et s'exerçaient à combattre d'après la nouvelle méthode. La flotte, qui déjà
se tenait à l'ancre et sous voiles, quittait presque chaque jour sa station
pour faire des excursions hors de la capitale, au milieu d'une immense
multitude de spectateurs, afin d'habituer les matelots à gouverner et à ramer
; la plupart du temps, le roi était présent et distribuait aux vainqueurs
dans ce concours des louanges et des couronnes d'or[45]. On savait que
la campagne ne tarderait pas à s'ouvrir, et on pensait que les sacrifices et
les festins pendant lesquels le roi avait coutume d'annoncer le commencement
de nouvelles opérations guerrières suivraient immédiatement les fêtes
funèbres en l'honneur d'Héphestion.
Un nombre immense d'étrangers affluaient à Babylone pour
les fêtes, et parmi eux se trouvaient des ambassadeurs de l'Hellade, qui, par
suite des décrets accordant au roi les honneurs divins, avaient pris le
caractère de théores sacrés. Ils parurent en cette qualité devant le roi et
l'adorèrent, en lui consacrant, selon l'usage hellénique, les couronnes d'or
que les États de la mère patrie envoyaient en rivalisant de zèle pour honorer
le dieu-roi. Les théores d'Alexandre revinrent ensuite de l'Ammonion ; ils
étaient allés demander comment le dieu ordonnait qu'Héphestion fût honoré, et
ils rapportaient la réponse qu'on devait lui sacrifier, comme à un héros[46]. Après avoir
reçu ce message, le roi donna l'ordre de célébrer les fêtes funèbres et, le
premier sacrifice pour le héros Héphestion.
Une partie des murailles de Babylone avait été abattue :
là se dressait sur cinq terrasses en retrait et s'élevant jusqu'à une hauteur
de deux cents pieds l'édifice pompeux du bûcher ; le roi avait consacré à sa
construction dix mille talents, et les amis, les grands, les ambassadeurs,
les Babyloniens, en avaient ajouté deux mille autres. Le tout resplendissait
d'or, de pourpre, de peintures, de sculptures ; au sommet de l'édifice se
trouvaient des figures de Sirènes d'où les chœurs funèbres faisaient entendre
leurs chants en l'honneur du mort[47]. Au milieu des
sacrifices, des cortèges de deuil et des chants funèbres, le feu fut mis au
bûcher. Alexandre était présent ; sous ses yeux l'œuvre admirable s'abîma
dans les flammes, ne laissant après elle que la destruction, le vide, le
deuil de celui qu'on avait perdu. Puis vinrent les sacrifices en l'honneur du
héros Héphestion ; Alexandre fit lui-même la première libation à. son ami
élevé au rang des héros ; dix mille taureaux furent sacrifiés à sa mémoire et
distribués à toute l'armée, que le roi avait conviée au banquet de fête.
D'autres solennités remplirent les jours suivants ; le roi
sacrifia de la manière habituelle aux dieux qu'il honorait, car déjà le jour
était fixé pour le départ de la flotte et le commencement de la campagne
d'Arabie. Il offrit un sacrifice à la Bonne Fortune, et,
d'après le conseil de ses devins, il sacrifia aussi aux dieux qui conjurent
le mal. Pendant que l'armée entière se réjouissait, attablée au banquet du
sacrifice et buvant le vin offert en libation par le roi, Alexandre avait
réuni les amis autour de lui pour le repas d'adieu qu'il donnait à Néarque,
son amiral. Ceci se passait le 15 Dœsios, vers le soir ; déjà la plupart des
invités s'étaient retirés, lorsque le Thessalien Médios, un des hétœres, se
présenta et pria le roi d'honorer encore de sa présence une petite réunion
dans sa demeure ; il devait y avoir un joyeux festin. Alexandre, qui aimait
le noble Thessalien, alla avec lui, et la gaieté de ses intimes finit par le
gagner ; il porta leur santé à la ronde : vers le matin, on se sépara, en se
promettant de se retrouver dans la soirée suivante[48].
Alexandre revint au palais, prit un bain et dormit jusqu'à
une heure avancée du jour ; dans la soirée, il retourna se mettre à table
chez Médios, et l'on but de nouveau joyeusement jusque fort avant dans la
nuit. Lorsque le roi se retira, il se trouvait mal à l'aise ; il se baigna,
mangea un peu et se coucha avec la fièvre. Le matin du 18 Dœsios, il se
sentit sérieusement malade ; les émotions des derniers temps, les festins qui
s'étaient succédé rapidement depuis quelques jours, ne le prédisposaient que
trop à une maladie. Il fut pris d'une fièvre extraordinairement intense ; il
dut se faire transporter sur son lit à l'autel, afin d'offrir le sacrifice du
matin, comme il avait coutume de le faire chaque jour. Il s'étendit ensuite
sur le lit de repos dans la salle des hommes, fit venir le commandant près de
lui et lui donna les ordres nécessaires pour le départ : l'armée de terre
devait se mettre en campagne le 22, et la flotte, avec laquelle il comptait
lui-même faire la traversée, devait partir le jour suivant. Vers le soir, il
se fit porter sur son lit de repos au bord de l'Euphrate, puis sur un
vaisseau qui le conduisit aux jardins de la rive opposée : là il prit un bain
; les frissons de la fièvre ne le quittèrent pas de la nuit.
Le matin du 20 Dœsios, après le bain et le sacrifice, le
roi fit appeler Néarque et les autres officiers de la flotte, et leur déclara
que le départ devait être retardé d'un jour à cause de sa maladie, mais qu'il
espérait bien être suffisamment rétabli, d'ici là, pour pouvoir monter sur
son vaisseau le 23. Il resta dans la salle de bain ; Néarque dut se mettre à
son chevet et lui raconter sa navigation sur l'Océan. Alexandre écoutait avec
attention et se réjouissait de pouvoir bientôt affronter lui-même de
semblables dangers. Cependant son état s'aggravait ; la fièvre devenait plus
intense : il convoqua toutefois les officiers de la flotte, le 21 au matin,
après le bain et le sacrifice, et donna l'ordre de tenir tout préparé pour le
recevoir le 23 sur son vaisseau et pour partir. Après le bain du soir, il fut
pris de nouveaux frissons de fièvre encore plus violents ; les forces du roi
diminuaient visiblement ; la nuit suivante fut sans sommeil et pleine de
souffrances. Malgré une fièvre des plus ardentes, Alexandre se fit porter le
lendemain matin devant le grand bassin et offrit avec peine son sacrifice ;
puis il convoqua les officiers, donna encore quelques ordres au sujet du
départ de la flotte, s'entretint avec les stratèges sur les nominations à
quelques places d'officiers et les chargea de choisir eux-mêmes les
titulaires, en leur recommandant d'être sévères dans leur choix.
Le 23 arriva ; le roi était étendu sur son lit et fort
malade : il se fit cependant porter à l'autel et offrit son sacrifice ; il
ordonna que les stratèges se réunissent dans le vestibule du château et que
les chiliarques et pentacosiarques eussent à rester assemblés dans la cour ;
il se fit ensuite reporter des jardins dans le château. A chaque instant ses
forces diminuaient ; cependant, lorsque les stratèges entrèrent, il les
reconnut encore, mais il ne pouvait plus parler. Pendant la nuit, le
lendemain et la nuit suivante, la fièvre continua ; le roi avait perdu
l'usage de la parole.
La nouvelle de la maladie du roi s'était répandue dans
l'armée et dans la ville ; les rapports qu'on nous fait sur l'impression
qu'elle produisit sont assez croyables. Les Macédoniens se pressaient autour
du château ; ils demandaient à voir le roi ; ils craignaient qu'il ne fût
déjà mort et qu'on le leur cachât, et n'eurent pas de repos qu'ils n'eussent
obtenu par leurs cris, leurs instances et leurs prières, qu'on leur ouvrît
les portes. Les uns après les autres, ils défilèrent devant la couche du roi,
qui, soulevant péniblement sa tête, faisait avec les yeux un signe d'adieu à
ses vétérans. Ce même jour — c'était le 27 Dœsios— Pithon, Peucestas,
Séleucos et quelques autres allèrent au temple de Sarapis et demandèrent au
dieu si le roi ne se trouverait pas mieux en se faisant porter dans le temple
et adressant au dieu sa prière ; ils reçurent cette réponse : Ne l'amenez pas : s'il reste où il est, il sera bientôt
mieux. Le lendemain, 28 Dœsios, vers le soir, Alexandre mourait.
Nous avons encore beaucoup d'autres traditions concernant
les événements de ces derniers jours, mais elles sont peu dignes de foi, et
bon nombre ont été visiblement fabriquées à l'appui d'un parti pris, pour ou
contre. Par exemple, aucun rapport authentique n'établit qu'Alexandre, sur
son lit de mort. ait décidé la moindre chose, par signe ou par paroles,
relativement à la succession au trône, à la forme de gouvernement et aux
mesures qu'il serait bientôt nécessaire de prendre. S'il ne le fit pas, c'est
qu'il n'avait déjà plus la lucidité et l'énergie d'esprit suffisantes pour
comprendre l'effet qu'allait produire sa mort, quand il la sentit approcher.
Cet adieu muet qu'il adressa à ses Macédoniens doit avoir été le dernier
effort, déjà à demi conscient seulement, de sa connaissance qui s'éteignait, et
l'agonie qui suivit fait voiler à ses yeux mourants le triste avenir réservé
à tout ce qu'il avait créé, à tout ce qu'il avait voulu.
Avec son dernier soupir commencèrent les discordes de ses
généraux, les séditions de son armée, la ruine de sa maison, l'écroulement de
son empire.
FIN DU PREMIER VOLUME.
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