Le départ. — Combats dans le pays des Orites. — Marche de l'armée à travers le désert de Gédrosie. — Arrivée du reste de l'armée en Carmanie. — Néarque à Harmozia. — Désordres dans l'empire. — Châtiments infligés par le roi. — Retour en Perse. — Deuxième fuite d'Harpale. — Les noces à Suse — Nouvelle organisation de l'armée. —Départ pour Opis.La contrée de l'Indus est bornée à l'ouest par de hautes montagnes
qui descendent depuis le fleuve du Cophène jusqu'à l'Océan ; les dernières
masses de leurs rochers dominent encore de près de 900 pieds les brisants de
la mer. Ces montagnes, que traversent un petit nombre de défilés, forment un
mur de séparation complète entre la région du delta de l'Indus et le littoral
désert de Cette route, Alexandre osa la prendre, et ce ne fut pas
pour accomplir un exploit plus grand que ceux de Cyrus et de Sémiramis, comme
l'a prétendu l'antiquité, ni pour faire oublier par un plus grand désastre
les pertes qu'avait causées la campagne de l'Inde, ainsi que l'ont imaginé
certains historiens modernes à vues pénétrantes. Il devait choisir cette voie
; il était de son devoir de ne pas laisser, entre les satrapies de l'Indus et
de lamer Persique, une immense étendue dépourvue de maître, et de ne pas
permettre à des tribus insoumises de rompre la continuité de l'occupation ;
il fallait d'autant moins leur en laisser la faculté que les chaînes de
rochers qui s'étendent aux confins du désert auraient offert un asile toujours
prêt aux hordes de pillards et aux satrapes rebelles. L'importance était
encore plus grande par rapport à la flotte qui devait ouvrir la voie de la
mer entre l'Inde et la l'erse, eu suivant les côtes désertes ; il lui était
impossible, en effet, de se munir de vivres et d'eau pour un voyage de
plusieurs mois ; pour s'en procurer, il était nécessaire qu'elle abordât de
temps en temps à la côte, dont l'art nautique de cette époque lui interdisait
absolument de s'éloigner. Si cette expédition devait avoir quelque heureux
résultat et atteindre son but, qui était d'ouvrir la navigation de l'Euphrate
à l'Indus, il était nécessaire avant tout de rendre la côte accessible, de
creuser des puits, de pourvoir aux vivres, d'empêcher la résistance du côté
des indigènes et de rattacher à l'empire les populations, particulièrement
celles des districts les plus riches. Tels furent les motifs qui poussèrent
le roi à prendre à son retour la voie de Les documents ne permettent pas d'indiquer, même
approximativement, à combien se montait l'effectif des troupes que le roi
conduisit à travers On pouvait être à la fin d'août de l'année 325 lorsque
Alexandre quitta Pattala et le pays de 'l'Inde. Bientôt on eut atteint les
montagnes qui en forment la limite ; on gravit les défilés qui se trouvent le
plus au nord, et, vers le neuvième jour[4], on pénétra dans
le bassin de l'Arbios. Les Arbites[5] habitaient en
deçà de ce fleuve, tandis que les Orites occupaient la rive opposée jusqu'aux
montagnes. Comme ces deux tribus ne s'étaient pas encore soumises, Alexandre
partagea son armée de manière à parcourir leur contrée en divers sens, et, au
besoin, à la dévaster. Quelques colonnes, sous les ordres du roi, de
Léonnatos et de Ptolémée, descendirent dans leur pays, tandis qu'Héphestion
conduisait derrière le reste de l'armée. Profitant de la circonstance pour
faire creuser des puits le long de la côte en prévision des besoins de sa
flotte, Alexandre se porta sur la gauche, vers la mer, afin de tomber à
l'improviste sur les Orites, qui avaient la réputation d'être un peuple
nombreux et guerrier. A l'approche des Macédoniens, les Arbites avaient
abandonné leurs villages et s'étaient enfuis dans le désert. Le roi arriva
sur le bord de l'Arbios, qu'il franchit facilement, car l'eau était basse et
le lit étroit ; puis, continuant sa marche pendant la nuit, à travers la
contrée sablonneuse qui s'étend vers l'occident à partir de la rive droite du
fleuve, il se trouva, au lever du jour, près des champs bien cultivés et des
villages des Orites. Aussitôt la cavalerie reçut l'ordre de se porter en
avant par escadrons espacés à une distance convenable, afin d'occuper
d'autant plus de terrain, tandis que l'infanterie suivait en ligne compacte.
Les villages furent ainsi attaqués et pris les uns après les autres ; lorsque
les habitants tentaient de résister et osaient combattre les lances
macédoniennes avec leurs flèches empoisonnées, ils étaient facilement
vaincus, leur village était livré aux flammes, et 'eux-mêmes étaient
massacrés ou faits prisonniers et réduits en esclavage. La région basse des
Orites fut soumise sans pertes bien importantes, et le Lagide Ptolémée
lui-même, dont la vie avait été mise en danger par un coup de flèche, fut
promptement et heureusement guéri de sa blessure[6]. Alexandre
s'arrêta sur le bord d'un cours d'eau et y établit son camp, pour attendre
l'arrivée d'Héphestion. Lorsque celui-ci l'eut rejoint, il s'avança avec lui
vers le bourg de Rambacia, qui était le plus considérable du pays des Orites
; comme sa position semblait favorable pour le commerce et pour la défense de
la contrée, Alexandre résolut d'en faire la capitale de la satrapie d'Oritide
et de la coloniser ; Héphestion reçut l'ordre d'y fonder Alexandrie Oritique[7]. Le roi lui-même,
avec la moitié des hypaspistes et des Agrianes, l'escorte de sa cavalerie et
les archers à cheval, s'avança contre les montagnes qui séparent le
territoire des Orites de celui des Gédrosiens, car on lui avait rapporté que
ces deux peuples, en nombre très considérable, s'étaient portés dans les
défilés à travers lesquels passe la route de Alexandre quitta ensuite le pays des Orites et se dirigea
vers Pendant ce temps, l'armée continuait sa marche ; elle approchait de la partie la plus redoutable du désert ; la faim, la misère, l'indiscipline prenaient des proportions effrayantes. A dix, à quinze milles à la ronde, pas une goutte d'eau ; partout un sable profond et brûlant, amassé en larges dunes, comme les vagues d'une mer houleuse, et sur lequel on se traînait avec peine en enfonçant profondément à chaque pas, pour recommencer aussitôt à nouveaux frais le même travail ; à, ces fatigues venaient s'ajouter l'obscurité de la nuit, le relâchement de toute discipline, qui prenait des proportions effrayantes ; ce qui restait de forge était épuisé par la faim et la soif ou exalté par une convoitise égoïste. On abattait les chevaux, les chameaux, les bêtes de somme pour manger leur chair ; on dételait les bêtes qui traînaient les voitures des malades et on abandonnait ceux-ci à leur sort pour marcher en avant avec une triste précipitation ; celui que la fatigue ou la faiblesse retenait en arrière retrouvait à peine le matin quelques traces de la grande armée, et, s'il les découvrait, c'était en vain qu'il s'efforçait de rejoindre ses compagnons ; il tombait en proie à d'horribles convulsions sous les brûlants rayons du soleil de midi, ou s'égarait dans le labyrinthe des dunes pour succomber lentement à la faim et à la soif. Heureux ceux qui avant le lever du jour atteignaient une fontaine pour se reposer ; mais souvent il fallait encore marcher lorsque déjà le soleil dardait ses rayons au milieu d'une atmosphère de feu, lorsqu'ils sentaient le sable brûlant sous leurs pieds endoloris ; alors les animaux tombaient en râlant et les hommes s'affaissaient, tandis qu'un flot de sang jaillissait soudain de leurs yeux et. de leur bouche, ou succombaient sous le poids de la fatigue, pendant que les soldats, en bandes désordonnées, chancelants et silencieux comme des spectres, passaient à côté de leurs camarades mourants. Arrivait-on enfin près d'une source, alors tous se ruaient et buvaient avec une avide précipitation, pour expier ensuite ce dernier soulagement dans les tortures d'une mort douloureuse. Un jour, l'armée campait et se reposait sous les tentes dans un de ces endroits près duquel passait un cours d'eau presque desséché ; tout à coup le lit du torrent se remplit, les eaux roulent en mugissant[10] ; armes, animaux, tentes, hommes, sont entraînés, et, avant qu'on ait eu le temps de revenir de sa surprise, avant qu'on ait pu se protéger, le désordre est déjà à son comble ; la tente d'Alexandre, une partie de ses armes deviennent la proie des eaux, et lui-même n'échappe qu'avec peine à leur violence. Ainsi s'augmentait l'effroi ; puis, lorsqu'enfin tout fut prêt pour continuer la marche, un vent violent se mit à pousser les unes contre les autres les dunes du désert et fit disparaître toute trace de chemin ; les guides indigènes s'égaraient et ne savaient plus de quel côté se diriger ; les plus intrépides perdaient courage ; tous croyaient leur perte certaine. Alexandre réunit autour de lui les cavaliers les plus vigoureux, pour chercher la mer à la tête de ce petit escadron ; il les conjura de rassembler leurs dernières forces et de le suivre. En proie à la soif et à l'épuisement le plus profond, ils chevauchèrent à travers les dunes élevées, se dirigeant vers le sud ; les chevaux s'affaissèrent, les cavaliers ne purent se traîner plus loin ; seul, le roi infatigable poursuivit sa route avec cinq autres soldats. Enfin ils aperçurent l'azur de la mer ; ils descendirent de cheval, creusèrent le sable avec leur épée pour chercher de l'eau douce, et une source jaillit pour les ranimer. Alexandre courut retrouver l'armée et la conduisit sur cette côte moins brûlante et vers les sources d'eau potable qui s'y trouvaient. Alors les guides reconnurent leur chemin et conduisirent l'armée pendant sept jours encore dans le désert, où l'on ne souffrit plus du manque d'eau et où l'on trouva également ici et là quelques provisions et quelques villages. Le septième jour, on se dirigea du côté de l'intérieur des terres et on marcha, à travers une contrée fertile et plus riante, vers Poura, résidence du satrape de Gédrosie[11] C'est ainsi que l'armée atteignit enfin le but de son voyage ; mais en quel état ! La traversée du désert, depuis la frontière des Orites, avait duré soixante jours[12] ; mais les souffrances et les pertes qu'on eut à supporter pendant cette marche furent plus grandes que toutes les précédentes ensemble. L'armée, qui était sortie si riche et si fière de l'Inde, était réduite à un quart de son effectif[13], et les tristes restes de ces troupes qui avaient conquis le monde étaient exténués, défigurés, vêtus de haillons, presque sans armes ; les quelques chevaux survivants étaient amaigris et sans forces ; le tout formait une scène représentant la misère, le désordre et l'abattement. C'est ainsi que le roi arriva à Poura ; là, il fit halte, pour laisser ses troupes épuisées se refaire et permettre à ceux qui s'étaient égarés pendant la route de rejoindre le corps. Le satrape d'Oritide et de Gédrosie, qui avait reçu l'ordre de pourvoir de vivres les routes du désert et dont la négligence avait privé l'armée même des soulagements compatibles avec le désert, fut destitué, et Thoas fut désigné pour lui succéder dans la satrapie[14]. Alexandre partit ensuite pour Dans ce moment l'hyparque du pays[15] vint trouver le roi et lui apporter des nouvelles : Néarque avait heureusement abordé avec la flotte à cinq jours de marche vers le sud, à l'embouchure de l'Anamis, et, après avoir appris que le roi se trouvait dans le haut pays, il avait fait établir pour son armée un camp retranché par des murs et des fossés ; il ne tarderait pas à se présenter en personne devant Alexandre. Au premier moment, la joie du roi fut extraordinaire ; mais bientôt revinrent l'impatience, le doute, les poignantes inquiétudes ; on attendait en vain l'arrivée de Néarque, et les jours se succédaient ; on envoya messager sur messager ; les uns revenaient, annonçant qu'ils n'avaient rencontré nulle part les Macédoniens de la flotte, que nulle part ils n'en avaient eu de nouvelles ; les autres ne revenaient pas du tout. Enfin Alexandre donna l'ordre d'arrêter et de mettre aux fers l'hyparque félon qui avait forgé des contes et s'était fait un jeu du deuil de l'armée et de celui du roi. Il était plus triste qu'avant ; sa pâleur accusait les souffrances d'âme et de corps qu'il éprouvait. L'hyparque cependant avait dit vrai ; Néarque avec la flotte avait abordé à la côte de Carmanie, après avoir heureusement accompli une entreprise encore sans pareille sous le rapport des dangers et des prodiges, et rendue plus difficile par un enchaînement de circonstances accidentelles. Les difficultés avaient commencé lorsqu'on était encore sur les rives de l'Indus. A peine Alexandre avait-il passé les frontières de l'Inde avec l'armée de terre, que les Indiens, se croyant alors affranchis, avaient commencé à se livrer à une agitation suspecte, tellement que la flotte ne paraissait plus être en sûreté sur l'Indus[16]. Néarque, considérant qu'il n'avait pas reçu mission de contenir le pays, mais seulement de conduire la flotte dans le golfe Persique, s'était rapidement préparé au départ, sans attendre l'époque où le vent d'est prend une direction constante ; il avait mis à la voile le 21 septembre et dépassé en peu de jours les canaux du delta de l'Indus. Le vent, qui soufflait du sud avec violence, l'avait alors obligé d'aborder au-dessous du promontoire qui sépare l'Inde du pays des Arbites, dans un port auquel il avait donné le nom d'Alexandre, puis de descendre à terre et de s'y arrêter pendant vingt-cinq jours, jusqu'à ce qu'enfin les vents eussent pris un cours régulier. Le 23 octobre, il s'était embarqué de nouveau, et, au milieu de dangers de toutes sortes, tantôt naviguant entre des écueils, tantôt luttant contre la houle puissante de l'Océan, il avait dépassé l'embouchure de l'Arbios. Après une terrible tempête, qui arriva le 31 octobre et fit couler trois embarcations, il était descendu à terre près de Couda, pour se reposer pendant dix jours et réparer les avaries de ses vaisseaux ; c'était dans cet endroit que Léonnatos, peu de temps auparavant, avait vaincu les Barbares des environs dans une sanglante rencontre où le satrape de Gédrosie, Apollophane, avait trouvé la mort. Néarque s'était pourvu de vivres en abondance et avait eu plusieurs entrevues avec Léonnatos ; puis il avait quitté cette plage pour se diriger vers l'ouest avec la flotte, qui était arrivée le 10 novembre à l'embouchure du Toméros. Des troupes d'Orites armés se tenaient sur les rives de ce fleuve, pour en barrer l'entrée aux vaisseaux ; mais une attaque hardie suffit pour les mettre en déroute et assurer pendant quelques jours aux Macédoniens une rive où ils purent descendre à terre en sécurité. Le 21 novembre, la flotte était arrivée en face de la côte
du pays des Ichthyophages, ce pauvre et terrible désert où les souffrances de
l'armée de terre avaient commencé ; l'armée de mer en eut aussi beaucoup à
supporter dans ces parages ; le manque d'eau douce et de vivres devenait
chaque jour plus pressant. Enfin, derrière le promontoire de Bagia, on trouva
dans un village de pêcheurs un indigène nommé Hydracès, qui s'offrit à
accompagner la flotte en qualité de pilote et qui lui fut d'une grande
utilité ; sous sa conduite, on put dorénavant faire de plus longues
navigations et y employer les nuits, où la température était plus fraîche. Ce
fut au milieu des privations toujours croissantes qu'on passa devant la côte
sablonneuse et déserte de La flotte aborda sur la côte d'Harmozia, à l'embouchure de l'Anamis, et les troupes qui la montaient campèrent sur la rive du fleuve, pour se reposer après tant de fatigues et réfléchir aux dangers qu'on avait surmontés ; plus d'un, sans doute, avait craint de n'en pas réchapper. De l'armée de terre on ne savait rien ; depuis la côte des Ichthyophages, on en avait perdu toute trace[17]. Un jour quelques-uns des gens de Néarque, qui s'étaient un peu avancés dans l'intérieur afin de se procurer des vivres, aperçurent dans le lointain un homme vêtu du costume hellénique ; aussitôt ils coururent à lui et reconnurent, en versant des larmes de joie, que c'était un mercenaire grec. Ils lui demandèrent d'où il venait, qui il était ; il répondit qu'il venait du camp d'Alexandre et que le roi n'était pas loin de là. Remplis de joie, ils le conduisirent alors devant Néarque ; cet homme lui apprit qu'Alexandre se trouvait à une distance d'environ cinq jours de marche dans l'intérieur des terres et s'offrit en même temps à le conduire à l'hyparque du pays. A cette nouvelle, Néarque se consulta sur la manière dont il pourrait aller rejoindre le roi. Pendant qu'il retournait vers les vaisseaux pour y tout disposer et pour faire retrancher le camp, l'hyparque, dans l'espoir de gagner la faveur du roi en étant le premier à lui annoncer l'heureuse arrivée de la flotte, était remonté en toute hâte vers l'intérieur des terres, par le plus court chemin, et avait porté ce message qui, en tardant à se confirmer, lui attira tant de désagréments. La suite de ce récit est racontée par Néarque lui-même. Les dispositions prises pour la sécurité de la flotte et du camp furent enfin assez avancées pour permettre à Néarque de quitter ses troupes et de remonter vers l'intérieur du pays ; il était accompagné d'Archias de Pella, qui commandait la flotte en second, et de cinq ou six autres personnages. Quelques-uns des messagers envoyés par Alexandre les rencontrèrent en route ; mais l'extérieur de Néarque, aussi bien que celui d'Archias, était tellement changé qu'ils ne les reconnurent ni l'un ni l'autre ; leurs cheveux et leur barbe étaient longs, leur visage pâle, leur corps amaigri, leurs vêtements en lambeaux et souillés de goudron, et, comme ils demandaient dans quelle direction pouvait bien se trouver le camp d'Alexandre, ces hommes leur donnèrent le renseignement et continuèrent leur route. Toutefois Archias soupçonnait la vérité et disait : Il semble que ces hommes soient envoyés pour nous chercher, mais nous sommes tellement changé et si différents de ce que nous étions dans l'Inde, qu'il n'est pas étonnant qu'ils ne nous reconnaissent pas. Disons-leur qui nous sommes, et demandons-leur où ils vont. Son compagnon suivit ce conseil, et les hommes répondirent qu'ils cherchaient Néarque et l'armée embarquée sur la flotte. Alors le commandant reprit : C'est moi que vous cherchez ; conduisez-nous au roi ! Ils les prirent avec une grande joie dans leurs voitures et revinrent au camp. Quelques-uns coururent en avant à la tente du roi en criant : Voilà Néarque et Archias, et cinq autres avec eux, qui arrivent ! Mais, comme ces hommes ne savaient rien du reste de l'armée ni de la flotte, le roi crut que ceux qu'on nommait avaient pu sans doute se sauver d'une manière inattendue, mais que l'armée et la flotte avaient péri, et sa douleur fut plus grande encore qu'auparavant. Enfin Néarque et Archias entrèrent : Alexandre put à peine les reconnaître ; il tendit la main à Néarque, le prit à part et pleura longtemps ; enfin il s'écria : En te voyant, toi et Archias, je sens diminuer la douleur que j'éprouve de cet immense désastre ; mais parle, comment ma flotte et mon armée ont-elles péri ? Néarque répondit : Ô roi, tu possèdes encore l'une et l'autre, ta flotte et ton armée, et nous sommes venus vers toi pour t'annoncer leur conservation. Alors Alexandre versa des pleurs plus abondants encore ; une bruyante allégresse se répandit autour de lui, et il fit serment par Zeus et par Ammon que ce jour lui était plus cher que la possession de l'Asie tout entière[18]. Déjà Cratère, après une marche heureuse à travers
l'Arachosie et En même temps, le roi donna des ordres pour continuer la marche : la flotte devait reprendre sa navigation le long des côtes du golfe Persique, s'engager dans l'embouchure du Pasitigris et remonter le fleuve de Suse. Afin d'éviter les chemins difficiles, la neige et les froids de l'hiver, Héphestion devait s'avancer, avec la plus grande partie de l'armée de terre, les éléphants et les bagages, sur le bord plat du littoral ; il avait assez de provisions et devait y trouver, dans cette saison, un air doux et un chemin commode[22] ; il avait ordre de se réunir ensuite au reste de l'armée et à la flotte dans la plaine de Suse. Alexandre voulait se rendre en personne dans cette ville, avec la cavalerie macédonienne et l'infanterie légère, particulièrement avec les hypaspistes et une partie des archers, en prenant le plus court chemin à travers les montagnes et en passant par Pasargade et Persépolis[23]. C'est ainsi qu'Alexandre revint dans les contrées qui lui étaient soumises depuis plusieurs années. Des désordres scandaleux, de dangereuses innovations s'étaient fait jour sur plus d'un point ; l'esprit d'indiscipline et d'usurpation qui avait régné dans l'ancien empire des Perses ne s'était que trop vite introduit aussi près des lieutenants et des chefs actuels. Sans surveillance et en possession d'une puissance presque illimitée pendant l'absence du roi, bien des satrapes, Macédoniens aussi bien que Perses, avaient opprimé les peuples de la manière la plus terrible ; ils avaient lâché la bride à leur cupidité et à leurs appétits voluptueux ; ils n'avaient épargné ni les temples des dieux, ni les tombeaux des morts eux-mêmes, et avaient été jusqu'à s'entourer déjà de troupes mercenaires et à prendre toutes les mesures afin de pouvoir au besoin se maintenir à main armée en possession de leurs gouvernements, dans le cas où Alexandre ne reviendrait pas des contrées de l'Inde. Les plans les plus téméraires, les désirs les plus extravagants, les espérances les plus exagérées étaient à l'ordre du jour ; l'agitation démesurée de ces années où tout ce qui était habituel et certain avait été mis de côté, où ce qu'il y avait de plus invraisemblable paraissait possible, ne trouvait plus d'assouvissement que dans les entreprises les plus indisciplinées et dans l'étourdissement de jouissances et de pertes immodérées. Les hasards terribles de la guerre qui avaient asservi l'Asie pouvaient aussi facilement se retourner ; si un seul coup de dés suffisait pour faire monter la fortune du roi jusqu'à une immense hauteur, il n'en fallait pas davantage non plus pour que tout s'en allât en fumée. La nationalité perse elle-même, après avoir été renversée, commençait à se relever avec de nouvelles espérances, et déjà plus d'une tentative avait été faite du côté des grands pour fonder des principautés indépendantes, en brisant les liens de l'empire à peine formés, ou bien pour exciter les peuples à la défection, au nom de la vieille royauté des Perses, qui certainement devait être restaurée. Et comme maintenant, après que le roi avait été absent pendant plusieurs années, après que le désordre et l'usurpation avaient étendu leurs ravages de tous côtés, la nouvelle se répandait que l'armée avait péri dans le désert de Gédrosie, l'agitation atteignait, dans tous les pays et dans tous les esprits, un degré qui faisait craindre l'écroulement de tout ce qui subsistait. C'était dans de telles circonstances qu'Alexandre revenait au milieu des provinces de l'Ouest, avec les débris de son armée. Tout était en jeu ; un signe d'inquiétude ou de faiblesse, et l'empire tombait en ruines sur ses fondements. Seule une fermeté hardie, une force de volonté et d'action résolue, pouvait sauver le roi et son empire ; la bonté, la longanimité eussent été des signes d'impuissance et auraient frustré de leur dernier espoir les peuples qui étaient encore attachés au roi. La justice la plus rigoureuse, la plus implacable, était nécessaire pour garantir aux peuples opprimés sans merci leurs droits et les empêcher de perdre leur confiance dans la puissance du roi ; il fallait des mesures promptes et efficaces pour rendre tout son éclat à la majesté du trône et répandre au loin l'effroi de sa colère. Et peut-être Alexandre était-il déjà dans la sombre disposition qui rend si terrible l'autocrate irrité. Qu'il était loin à cette heure de l'enthousiasme du commencement de sa victorieuse expédition ! Qu'il était loin de cette confiance juvénile et pleine d'ardeur, de ces espérances qui n'avaient pas de bornes ! Cette confiance, elle avait été trop souvent trompée ; il avait appris à soupçonner, à être dur et injuste. Il est possible qu'il ait cru tout cela nécessaire. Il avait transformé un monde, il se l'était identifié ; il s'agissait maintenant pour lui de prendre en main et de tenir avec fermeté les rênes de sa toute-puissance ; il fallait maintenant une prompte justice, une obéissance nouvelle, un gouvernement vigoureux. Déjà, en Carmanie, Alexandre avait trouvé à punir. Il avait destitué le satrape Aspastès, qui, en 330, s'était soumis et avait conservé sa place. Vainement Aspastès s'était avancé avec la plus humble soumission à la rencontre du maître qui s'approchait ; comme l'examen confirma les soupçons qui pesaient sur lui, il fut livré à la main du bourreau, et Sibyrtios fut destiné à lui succéder en Carmanie. Sur ces entrefaites Thoas, qui devait aller remplacer Apollophane dans le pays des Orites, tomba malade et mourut ; Sibyrtios fut alors envoyé dans ce pays, et à sa place, on mit en Carmanie Tlépolémos, fils de Pythophane, qui avait fait ses preuves dans la satrapie des Parthes[24] La mort de Ménon, satrape d'Arachosie[25], arrivée, paraît-il, à la même époque, laissa le champ libre aux désordres qui se produisirent dans l'intérieur de l'Ariane, à l'instigation du Perse Ordanès ; mais Cratère les réprima sans peine en traversant ces contrées, et amena le rebelle enchaîné devant Alexandre. Le roi lui infligea la punition qu'il avait méritée, et la satrapie d'Arachosie, devenue vacante, fut réunie avec celle d'Ora et de Gédrosie, sous les ordres de Sibyrtios[26]. Les nouvelles qu'on reçut de l'Inde étaient également mauvaises ; Taxile faisait savoir qu'Abisarès était mort et que Philippe, satrape de l'Inde citérieure, avait été massacré par les mercenaires qui servaient sous ses ordres ; toutefois, les gardes du corps du satrape, qui étaient des Macédoniens, avaient aussitôt étouffé la révolte et mis à mort les rebelles. Alexandre confia l'administration provisoire de la satrapie au prince de Taxila et à Eumène, chef des Thraces qui se trouvaient dans l'Inde, et leur ordonna de reconnaître le fils d'Abisarès comme successeur de son père sur le trône de Kaschmir. Héracon, Cléandros et Sitalcès[27], qui avaient reçu l'ordre de venir en Carmanie avec la plus grande partie de leurs troupes, étaient arrivés ; les habitants de la province et leur propres troupes les accusaient de plusieurs méfaits : ils avaient pillé les temples, profané les tombeaux, et s'étaient livrés à toutes sortes d'exactions et de crimes envers leurs sujets. Seul Héracon sut se justifier et fut mis en liberté ; Cléandros et Sitalcès furent complètement convaincus, ainsi qu'une foule de soldats qui avaient été leurs complices et dont on porte le nombre à six cents ; ils furent immédiatement mis à mort. Cette prompte et sévère justice produisit partout l'impression la plus profonde ; on pensait que le roi tiendrait compte de tous les motifs qu'il avait d'épargner ces hommes, exécuteurs secrets de la sentence de mort portée contre Parménion, ainsi que du nombre considérable de ces vieux soldats dont il avait si grand besoin maintenant. Les peuples purent se convaincre que réellement le roi était leur protecteur et que sa volonté n'était pas qu'ils fussent traités comme des valets ; les satrapes et les commandants, au contraire, durent comprendre quel sort leur était réservé, à eux aussi, s'ils ne pouvaient paraitre devant lui avec une conscience pure. On raconte que plusieurs d'entre eux, qui avaient conscience de leurs crimes, cherchèrent à rassembler de nouveaux trésors, à renforcer leurs troupes mercenaires et à se préparer pour faire résistance au besoin ; mais un rescrit royal fut alors adressé aux satrapes pour leur enjoindre d'avoir à licencier immédiatement tous les mercenaires qui n'étaient pas enrôlés au nom du roi[28]. Cependant le roi était parti de Carmanie pour gagner Vers le même temps, Atropatès, satrape de Médie, vint trouver le roi ; il amenait le Mède Baryaxès, qui avait osé usurper la tiare et se proclamer roi des Perses et des Mèdes, comptant sans doute que les populations de la satrapie, révoltées par les crimes des garnisons macédoniennes, seraient prêtes à faire défection. Baryaxès et ceux qui avaient pris part à sa conjuration furent exécutés[32]. Le roi se dirigea ensuite vers Suse, en traversant les
défilés persiques. Les scènes de Ainsi les châtiments les plus sévères se succédaient coup
sur coup, et c'était à bon droit que ceux qui ne se sentaient pas exempts de
fautes étaient inquiets sur leur sort futur. Parmi ceux-ci se trouvait
Harpale, fils de Machatas, de la race des princes d'Élymiotide. Cher au roi,
à cause de relations antérieures et d'importants services rendus, Alexandre
l'avait comblé depuis le commencement de son règne des plus grandes marques
de faveur et l'avait nommé trésorier dès le début de la guerre contre les
Perses, parce que sa conformation physique le rendait impropre au service des
armes. Déjà, une première fois, il s'était rendu coupable de malversations
graves ; peu de temps avant la bataille d'Issos, et de concert avec un
certain Tauriscon qui lui avait suggéré son plan, il s'était enfui avec la
caisse royale pour se rendre près d'Alexandre, roi des Molosses, qui
combattait alors en Italie ; mais ensuite, changeant d'avis, il était allé se
fixer à Mégare, pour y vivre dans les plaisirs. Le roi, se rappelant alors
les temps où Harpale, avec Néarque, Ptolémée et un petit nombre d'autres,
avait pris son parti contre le roi Philippe, ce qui avait attiré sur lui des
affronts et le bannissement, pardonna au libertin, le rappela et le rétablit
dans sa charge de trésorier ; les immenses richesses de Pasargades et de
Persépolis transportées à Ecbatane furent confiés à son administration, et il
parait même que le roi plaça alors sous sa surveillance les trésoriers des
satrapies inférieures ; son influence s'étendait sur toute l'Asie occidentale[34]. Pendant ce
temps, Alexandre s'avançait toujours plus loin dans l'Orient ; Harpale, peu
soucieux de la responsabilité qui pesait sur lui et habitué aux plaisirs et
aux dépenses, commença à vivre dans la débauche la plus effrénée aux dépens
des trésors royaux. Sa vie était un scandale pour le monde entier, et la
raillerie des comiques grecs rivalisait avec le mécontentement des hommes
sérieux pour livrer son nom au mépris universel. A cette époque parut une épître
publique de Théopompe au roi, dans laquelle l'historien invitait Alexandre à
mettre un terme à ces désordres. Harpale, disait cette lettre, ne se contente
pas des femmes lascives et de mauvaise vie que possède l'Asie ; il a fait
venir près de lui Tandis que le dernier coupable, parmi les grands de l'empire, cherchait ainsi à se soustraire à sa responsabilité, Alexandre était arrivé à Suse avec son armée, vers le mois de février. Bientôt après, Héphestion venait l'y rejoindre avec le reste des troupes, les éléphants et les bagages, et Néarque faisait remonter le fleuve à la flotte, qu'il avait conduite sans plus de dangers le long des côtes de la mer Persique. Les satrapes et les commandants, se conformant aux ordres du roi, s'y réunissaient avec leur suite ; les princes et les grands de l'Orient, invités par le roi, arrivaient avec leurs femmes et leurs enfants à la capitale ; de tous côtés les étrangers y affluaient de l'Asie et de l'Europe, afin d'assister aux grandes solennités qu'on y préparait. Il s'agissait de célébrer une fête unique dans le cours des siècles. Dans les noces de Suse devait s'accomplir d'une manière symbolique la fusion de l'Occident et de l'Orient, la pensée hellénistique dans laquelle le roi espérait trouver la force et la durée de son empire. Les témoins oculaires de cette fête, qui surpassa en pompe et en magnificence tout ce qu'on peut imaginer, nous en font à peu près la description suivante[39]. La grande tente royale était dressée pour cette solennité ; sa partie supérieure, recouverte d'étoffes de diverses couleurs richement brodées, reposait sur cinquante colonnes élevées, revêtues d'or et d'argent et ornées de pierres précieuses ; tout autour, des tapis splendides, brochés d'or et dont le tissu représentait les tableaux les plus variés, étaient fixés à des barreaux recouverts d'or et d'argent et fermaient en retombant l'espace laissé libre au milieu ; la tente entière avait quatre stades de tour. La table était servie au milieu de la salle ; d'un côté étaient rangés les cent divans des fiancés, reposant sur des pieds d'argent et recouverts de tapis de noces ; seul, celui du roi, placé au milieu, était d'or. En face de ces divans se trouvaient les places destinées aux hôtes du roi, et tout autour, des tables étaient disposées pour les ambassadeurs, les étrangers qui se trouvaient au camp, l'armée et les marins. Les trompettes de l'armée donnèrent, de la tente royale, le signal du commencement de la solennité ; les invités d'Alexandre, au nombre de neuf mille, se mirent à table. Puis le son des trompettes retentit de nouveau au milieu du camp, pour indiquer que le roi faisait des libations aux dieux ; les hôtes d'Alexandre l'imitèrent en se servant de coupes d'or, présents de fête du roi. Après une nouvelle fanfare, le cortège des fiancées voilées, selon l'usage des Perses, fit son entrée, et chacune d'elles s'approcha de son fiancé : Statira, la fille du grand roi, se dirigea vers Alexandre ; sa plus jeune sœur, Drypétis, vers Héphestion, le favori du roi ; Amastris, fille d'Oxathrès et nièce du Grand-Roi, vers Cratère ; la fille d'Atropatès, prince des Mèdes, vers Perdiccas ; Artacama, fille du vieil Artabaze, vers le Lagide Ptolémée, garde du corps, et sa sœur Artonis, vers Eumène, secrétaire particulier du roi ; la fille du Rhodien Mentor, vers Néarque ; la fille de Spitamène de Sogdiane, vers Séleucos, commandant de la troupe des jeunes nobles, et ainsi de suite, chacune vers son fiancé[40]. Pendant cinq jours consécutifs, les fêtes succédèrent aux
fêtes. Les ambassades, les villes et les provinces de l'empire, les alliés
d'Asie et d'Europe, présentèrent au roi d'innombrables présents de noces ; il
reçut, rien qu'en couronnes d'or, la valeur de quinze mille talents. De son
côté, il donna à pleines mains : beaucoup de fiancées n'avaient plus de
parents, il leur tint lieu de père et les dota toutes ; il fit de riches
présents à tous ceux qui se marièrent ce jour-là, et il exempta d'impôts tous
les Macédoniens qui épousèrent des filles asiatiques ; le nombre de ceux qui
s'inscrivirent monta à plus de dix mille[41]. De nouveaux
festins de noces, de joyeux banquets, des spectacles, des cortèges de fête,
des réjouissances de toutes sortes remplirent les jours suivants ;
l'allégresse, une joie tumultueuse remplissait le camp ; ici des rapsodes,
des joueurs de harpe venus de C'est vers cette époque que doit avoir eu lieu une autre
fête, une fête sérieuse et touchante dans son genre. Un des pénitents de la
plaine de Taxila, sur l'invitation d'Alexandre dont il admirait la puissance
et l'amour pour la sagesse, avait suivi l'armée macédonienne depuis l'Inde,
malgré l'indignation de son maître et les railleries des pénitents ses
compagnons. Sa gravité douce, sa sagesse et sa piété lui avaient gagné le
respect du roi, et beaucoup de nobles macédoniens entretenaient volontiers
des rapports avec lui, particulièrement le Lagide Ptolémée et le garde du
corps Lysimaque. Ils le nommaient Calanos, d'après le mot dont il se servait
habituellement pour les saluer, mais son nom propre semble avoir été Sphinès.
Il était fort avancé en âge, et il se sentit malade, pour la première fois
dans sa vie, dans les contrées de Arrien rapporte qu'Alexandre ne voulut pas assister en personne à la mort de l'homme qu'il estimait[47] ; et, à ce propos, il nous apprend que le plus vieux de ces pénitents, qui était le maître des autres, répondit au roi qui l'invitait à le suivre, que tout fils de Zeus que pût être Alexandre, il l'était aussi lui-même, et ne désirait rien de tout ce que le maître Alexandre pourrait lui accorder, pas plus qu'il ne craignait les maux qu'il pouvait lui infliger ; pour lui, tant qu'il vivrait, il se contentait du sol de l'Inde, qui, d'année en année, lui fournissait le nécessaire en temps opportun, et lorsqu'il mourrait, il serait délivré de l'importune société de son corps et deviendrait participant d'une vie plus pure. On rapporte aussi qu'Alexandre, rempli d'étonnement par la mort de Calanos, aurait dit : Cet homme a vaincu des ennemis plus puissants que moi ! C'est une sorte de rapprochement symbolique que se soient ainsi rencontrés dans ce roi le monde de la pensée occidentale, tel que venait de l'achever son précepteur Aristote, et celui qui avait grandi dans la région du Gange, — c'est-à-dire les pôles de deux civilisations qu'il songeait à réunir et à fondre, en conservant toute la portée et toute la variété de ce qu'elles recélaient de formes pratiques, de conditions utilisables, et toute la somme d'idéal qu'elles portaient en elles. S'il agissait ainsi, ce n'était ni par caprice, ni en s'appuyant sur de fausses prémisses, ni par un enchaînement de déductions trompeuses. De la première impulsion qui s'était communiquée à lui comme un résultat pour ainsi dire spontané de l'histoire de la vie hellénique découle, par des syllogismes parfaitement rigoureux, tout ce qu'il a fait par la suite ; et ce qui semble être une preuve suffisante qu'il concluait légitimement, c'est que chaque conclusion prochaine lui réussissait comme les précédentes. Il n'eut pas le bonheur de rencontrer un adversaire qui lui fixât le terme et la mesure ; seule, la lassitude de son armée, à bout de force morale sur les bords de l'Hyphase, avait pu le convaincre que ses moyens de puissance avaient aussi leurs bornes, et dans le désert de Gédrosie, il avait dû reconnaître que la nature était plus forte que sa volonté et que son pouvoir. Mais ni les formes dans lesquelles il espérait asseoir d'une manière durable l'œuvre qu'il avait créée, ni le nouveau système d'organisation qu'il avait introduit, n'avaient été contredits ni sur l'Hyphase ni dans le désert, et les oppositions du côté des Macédoniens et des Hellènes, ainsi que les rébellions tentées çà et là par les Asiatiques, avaient été jusqu'ici vaincues si rapidement et avec tant de facilité qu'elles ne pouvaient pas le faire dévier de sa ligne. L'entreprise commencée le conduisait, le forçait elle-même à aller plus avant ; et, lors même qu'il l'aurait voulu, il eût été dans l'impuissance d'arrêter la marche du torrent impétueux et de le refouler en arrière. Les noces de Suse eurent un second acte d'une haute importance, et qui, préparé de longue main, devait maintenant s'accomplir de lui-même. Depuis la mort de Darius, on avait enrôlé dans l'armée des troupes asiatiques ; mais jusqu'à présent, elles avaient combattu avec leurs armes et à la manière de leur pays ; elles n'avaient jamais été considérées que comme un corps auxiliaire de second ordre, et, malgré leur excellente coopération dans la campagne de l'Inde, l'orgueil macédonien ne les regardait pas comme des égales. Mais, plus le rapprochement des diverses nationalités se développait sous tous les autres rapports, plus il devenait nécessaire de faire également disparaître dans l'armée la distinction de vainqueurs et de vaincus. Le moyen le plus efficace était d'incorporer les Asiatiques dans les rangs des troupes macédoniennes, avec les mêmes armes et les mêmes honneurs militaires. Déjà depuis cinq ans le roi avait pris les dispositions nécessaires pour cette innovation ; par exemple, dans toutes les satrapies de l'empire, il avait fait enrôler des jeunes gens, en ordonnant de les exercer et armer à la façon des Macédoniens. Aucune méthode n'était plus propre à faire pénétrer promptement et sûrement dans les populations l'esprit hellénique que celle d'attirer immédiatement les jeunes gens, après les avoir habitués aux armes et à la discipline des Hellènes, les avoir incorporés à l'armée impériale et les avoir imbus de l'esprit militaire, qui, jusqu'à nouvel ordre, devait tenir lieu dans l'empire d'une nationalité trop fraîchement unifiée. Plusieurs considérations se réunissaient pour engager à
effectuer précisément en ce moment cette incorporation. Le nombre total des
Macédoniens qui se trouvaient dans l'armée active avait été réduit par les
campagnes de l'Inde et par le voyage à travers Les satrapes des pays conquis et des villes nouvellement fondées arrivèrent dans le camp de Suse, avec les jeunes recrues qui avaient été enrôlées d'après les ordres donnés en 331, et qui comprenaient en tout 30.000 hommes armés à la manière des Macédoniens et formés à tous leurs exercices militaires[49]. Le corps de la cavalerie reçut alors une organisation toute nouvelle. Les hommes qui se distinguaient par leur rang, leur beauté ou par quelque autre avantage parmi les cavaliers bactro-sogdiens, arianes et parthes, aussi bien que parmi les évaques perses, furent en partie incorporés dans les escadrons de la cavalerie, tandis que l'autre portion, mêlée avec des cavaliers macédoniens, forma une cinquième hipparchie[50]. On introduisit également des Asiatiques dans l'agéma de la cavalerie, notamment Artabélos et Hydarnès, fils du défunt satrape Mazæos ; Cophène, fils d'Artabaze ; Sisinès et Phradasmane, fils de Phratapherne, satrape de Parthie ; Histanès, frère de Roxane ; les frères Autobarès et Mithrobæos, et enfin le prince bactrien Hystaspe, qui obtint le commandement de l'agéma[51]. Toutes ces dispositions irritèrent les troupes
macédoniennes au plus haut degré ; on disait qu'Alexandre était maintenant
tout aux Barbares et qu'il méprisait Ainsi parlaient les vieilles troupes ; il suffisait d'une seule secousse pour pousser les mécontents à une rupture, et cette secousse ne devait pas tarder à se produire. |
[1] Dustibe-Dulut, d'après POTTINGER, qui a fourni le fond de l'exposé ci-dessus.
[2]
Le nom de la province de Loussa a dans la langue youdgali cette signification.
Les défilés ou Ioukhs sont : du côté du nord,
la route des montagnes (Kohenwan ; voyez le journal de POTTINGER, 1er févr.) ; du côté de
l'Inde, à l'est, la route qui va à Hyderabad et Kourache ; du côté de l'oued,
celle de Hinglatz (Hingol, marquée comme station télégraphique sur la carte que
H. KIEPERT a
publiée dans
[3] D'après Quinte-Curce, le roi avait nommé en 330 Aspastès satrape de Carmanie. Suivant Arrien (IV, 27, 1), Sibyrtios avait été installé peu de temps avant le retour de l'Inde.
[4] Ceci d'après Quinte-Curce (IX, 10, 5), qui du reste est, comme Diodore, absolument hors d'état de nous renseigner sur la géographie de cette région. De Pattala au défilé d'Hyderabad il y a environ 16 milles, et de là jusqu'au fleuve Arbios (le Pourally actuel), environ 12 milles.
[5] LASSEN (II, p. 189) démontre qu'Arba est le nom indigène.
[6] STRABON, XV, p. 723. CICÉRON, De Divin., II, 66, etc. Diodore (XVII, 103) et Quinte-Curce (IX, 8, 20) transportent l'épisode de la blessure du Lagide dans le delta de l'Indus.
[7]
VINCENT, et VAN DER CHYS avec lui, croient
retrouver Rambacia dans
[8] On voit par un passage d'Arrien (VI, 27, 1) que cet ordre avait été donné à Apollophane. Ce qui permettait d'approvisionner la flotte, c'est qu'à 10 ou 15 milles de la côte, sur une longueur d'environ 10 milles, s'étendent les fertiles vallées de Kolvan et de Kedye, où l'on pénétrait facilement du pays des Orites par le col de Bela : surtout la vallée de Kedy, arrosée par l'abondante artère du Khori-desht (Voyez L. ROSS, Notes on Mekran dans les Transact. of the Bombay Geogr. Society, XVIII [1868], p. 36 sqq.) ; ce fleuve débouche dans la baie de Gvatar, évidemment le port Cophas où Néarque trouva de l'eau pure et en grande quantité (ARRIAN, Ind., 27, 6).
[9] Sur cette plante, voyez Asiatic Researches, vol. IV, p. 97 et 433.
[10] L. Ross n'a trouvé dans le Khori-desht, au mois de septembre, au moment où il l'a visité, que des flaques d'eau aux endroits les plus profonds ; mais il a entendu dire que, lors des grandes pluies d'hiver, ce cours d'eau occasionne d'effroyables inondations et monte parfois si vite que les gens du voisinage ont à peine le temps de se sauver et que, presque toujours, beaucoup d'entre eux périssent dans les flots.
[11]
On a prétendu que le récit de la marche à travers le désert était entaché
d'exagération. Des relations modernes, celle de POTTINGER notamment, en démontrent la
véracité, garantie d'ailleurs par le nom de Néarque, dans les Mémoires
duquel Arrien et Strabon ont puisé les traits assez concordants de leur
description. On n'a qu'à comparer le journal de Pottinger, mois d'avril, avec
Strabon (XV, p. 722) et Arrien (VI, 23). Il est naturellement impossible de
suivre le détail de la marche ; cependant l'expédition ne paraît pas avoir
jamais franchi les traînées de rochers qui se trouvent à une distance de 10 à
i5 milles de la côte. On ne peut rien dire non plus de précis sur la position
de Poura ; la seule raison qu'on a de regarder
[12] Ces soixante jours paraissent en contradiction avec les immenses étapes de 400, de 600 stades, qu'Alexandre est censé avoir faites. La distance en droite ligne de la frontière des Orites à Bounpour est de près de 100 milles ; les détours et les méprises, le temps perdu à descendre à la côte et à remonter vers l'intérieur, ont pu allonger le chemin de moitié. On arriverait ainsi à une moyenne de deux milles et demi par jour, ce qui est déjà suffisant sur un terrain pareil.
[13] PLUTARQUE, Alex., 66. Cette proportion du quart, il se peut que Plutarque l'ait trouvée dans la source où il puise ; mais le corollaire, à savoir que le roi n'en a pas moins ramené de l'Inde 120.000 hommes de pied et 15.000 cavaliers, est de lui.
[14] ARRIAN, VI, 22, 1. Apollophane avait succombé dans l'intervalle en combattant les Orites.
[15] ARRIAN, Ind., 34, 1.
[16] C'est ce que rapporte Strabon (XV, p. 721) d'après Néarque. Arrien néglige ce détail dans ses extraits : il dit que la flotte avait mis à la voile après que les vents étésiens d'été se furent apaisés, ce qui est en effet exact : mais on n'en était pas encore aux vents étésiens d'hiver, que cependant Néarque aurait attendus si la chose eût été possible. On trouvera dans l'étude chronologique mise en Appendice à la fin du volume de plus amples renseignements sur cette date importante. Ce qui complique la question, c'est qu'Arrien (Ind., 21) se trompe d'archonte et qu'en même temps, au lieu de mettre en regard du quantième attique (20 Boédromion) la date macédonienne correspondante, il se contente d'indiquer l'année (l'an XI d'Alexandre). Cependant, l'affirmation positive que Néarque est parti de l'Indus le 29 Boédromion fournit une date relativement sûre : ce jour correspond, si l'on accepte pour la conversion en dates juliennes le tableau du cycle métonien calculé par IDELER, au 21 septembre. La traversée de l'Indus à Harmozia a été évaluée, suivant une estimation fort plausible, à 80 jours, et les dates indiquées ci-dessus ont été échelonnées en conséquence.
[17] Après les recherches si consciencieuses de VINCENT, je n'ose pas ajouter de détails plus circonstanciés sur les incidents de cette traversée ; il faudrait pour l'essayer une connaissance des travaux géographiques récents à laquelle on ne peut arriver que par une étude approfondie, et aussi plus d'espace que n'en comportent nos éclaircissements.
[18]
C'est ainsi que Néarque raconte les faits (dans les Indica d'Arrien). On
peut fixer la date de cette rencontre par l'itinéraire de Néarque. Celui-ci
avait mis à la voile le 21 septembre et, d'après le calcul de VINCENT, avait dû
aborder à l'embouchure de l'Anamis le quatre-vingtième jour, c'est-à-dire le 9
décembre : ce fut probablement entre le 15 et le 20 décembre qu'il rejoignit le
roi. Il est plus difficile, il est rame impossible de déterminer le lieu où
campait Alexandre. Diodore (XVII, 106) raconte qu'Alexandre se trouve avec son
armée dans la ville de Salmos, au bord de la mer, et qu'on était justement
réuni au théâtre lorsque Néarque avait abordé avec sa flotte et était venu
immédiatement au théâtre pour rendre compte de sa traversée. Persuadé que dans
ce récit, d'ailleurs parfaitement absurde, le nom de Salmos tout au moins était
exact, VINCENT
(p. 306) a supposé que ce nom (Salmoun) correspondait à la localité appelée
Maaoun par les Orientaux. Cette hypothèse parait bien risquée. La seule
indication qui puisse servir à déterminer à peu près la situation de l'endroit
cherché, c'est que de là à l'ancrage de l'Anamis (fleuve Ibrahim) il y avait
cinq jours de marche, c'est-à-dire de 15 à 20 milles. Il est par conséquent
impossible de songer à Kerman, à Ioumali ou à quelqu'une des localités que POTTINGER a visitées au
cours de son voyage. Si l'orographie de
[19]
En ce qui concerne la marche de Cratère, tous les renseignements font défaut.
Il est à supposer qu'il a longé l'Hindmend en descendant, et passé par Lash et
Nikh : de là il s'est dirigé à travers le désert sur Kerman, en suivant à peu
près la route décrite par KHANIKOFF (Recueil de
[20] ARRIAN, VI, 27. Quinte-Curce (X, 1, 1) donne le chiffre de 5.000.
[21]
Les fêtes mentionnées ci-dessus (ARRIAN, VI, 28. Ind., 37) ont donné lieu à une exagération
vraiment répugnante : on raconte que, sept jours durant, le roi parcourut
[22] L'itinéraire d'Héphestion ne peut pas l'avoir mené immédiatement au bord de la mer, sans quoi Néarque n'aurait pas été surpris par les peuplades des montagnes en retournant à l'Anamis (ARRIAN, Ind., 36) : cependant, VINCENT parait le faire séjourner trop longtemps dans l'intérieur de la province. Il est probable qu'il a suivi jusqu'à Lar le chemin que décrit don GARCIAS DE SILVA FIGUEROA (Ambassade, trad. Wicquefort, p. 65 sqq ), et qu'il est descendu de Lar à la côte.
[23] L'itinéraire suivi par Alexandre parait être celui qu'indique EDRISI, de Giroft à Fasa.
[24] ARRIAN, VI, 27, 1. Par conséquent, la satrapie a été un moment sans administrateur (ARRIAN, Ind., 38, 8).
[25] Nuper
interierat morbo (CURT., X, 10, 20).
[26] ARRIAN, VI, 27. V, 8,2.
[27] ARRIAN, VI, 27, 3. Ce sont les chefs nommés plus haut (III, 28) ; Sitalcès, commandant des acontistes odryses, Cléandros, des anciens mercenaires, et à ce qu'il semble, Héracon, commandant des mercenaires à cheval à la place de Ménidas, qui était peut-être mort. Quinte-Curce (X, 1, 1) cite encore Agathon, le chef des cavaliers thraces : il prétend aussi qu'ils amenèrent 5.000 hommes de pied et 1.000 cavaliers.
[28] DIODORE, XVII, 111. Ce renseignement important est de Diodore : la clause additionnelle — en tant qu'ils n'auraient pas été enrôlés au nom du roi — résulte des circonstances elles-mêmes.
[29] ARRIAN, VI, 29, 2. Quinte-Curce l'appelle Orsines (X, 1, 22) et le cite déjà parmi les chefs qui figurent à la bataille de Gaugamèle. Il dit que les Perses, Mardes, Sogdiens étaient alors sous les ordres d'Ariobarzane et Orontobate, ceux-ci étant chefs de corps particuliers, au lieu qu'Orsinès commandait le tout (IV, 12, 8). Il fait d'Orsinès un Achéménide excessivement riche (X, 1, 22). Arrien ne parle pas d'Orsinès à propos de cette bataille.
[30] ARRIAN, VI, 29. STRABON, XV, p. 730. Ces deux auteurs en parlent d'après Aristobule, lequel a reconnu à l'état du tombeau que le coup avait été fait par des maraudeurs et qu'il n'y avait point de la faute du satrape. D'après Plutarque (Alex., 69), l'auteur du sacrilège était Polymachos de Pella, un Macédonien de grande famille, qui fut pour ce fait puni de mort. Peut-être faut-il prendre προνομευτών dans le sens plus restreint de fourrageurs : il se pourrait alors que Polymachos avec un détachement de soldats eût commis cet attentat.
[31] C'est le récit d'Arrien (VI, 30). D'après Quinte-Curce (X, 1, 21), la mort d'Orxinès aurait été machinée par l'eunuque Bagoas, qui aurait été alors un favori d'Alexandre : à l'entendre, le satrape était non seulement innocent, mais exceptionnellement dévoué au roi. Quant à l'inclination d'Alexandre pour cet eunuque, Dicéarque racontait là-dessus dans son livre Sur le sacrifice à Ilion (ap. ATHÉNÉE, XVII, p. 603 b) une anecdote un peu leste, que Plutarque (Alex., 67) répète après lui.
[32] ARRIAN, VI, 29, 3. Le Phradate de Quinte-Curce (X, 1, 39) parait bien être le même personnage : cependant, je fais observer que cet auteur appelle également Phradate l'ancien satrape des Tapuriens, Autophradate.
[33] ARRIAN, VII, 4. VI,27, 12.
[34] ARRIAN, III, 6. PLUTARQUE, Alex., 10 et 35.
[35] THEOPOMP., fragm., 277. 278. Sur le titre de l'écrit de Théopompe, voyez C. MÜLLER, Fragm. Histor. Græc., I, p. LXXIII. Le Théocrite incriminé dans le fr. 276 (ap. ATHÉNÉE, IV, p. 230 f) est le rhéteur de Chios que Strabon (XIV, p. 645. Cf. SUIDAS, s. v. Θεόκριτος) signale comme un adversaire politique de Théopompe, et qui appliquait avec une ironie si amère à Alexandre le vers où il est question de la mort empourprée (PLUTARQUE, De educ. puer., 16. Cf. ILGEN, Scol. Græcorum, p. 162). Aristote lui-même ne fut pas toujours à l'abri de ses sarcasmes : voyez l'épigramme rapportée par Eusèbe (Præp. Evang., XV, p. 793 a).
[36] C'est à cela que songe Plutarque quand il dit qu'Éphialte et Cissos, ceux qui apportèrent les premiers la nouvelle de la fuite d'Harpale, furent appréhendés comme faux délateurs (PLUTARQUE, Alex., 41).
[37] PLUTARQUE, Phocion, 22.
[38] ATHÉNÉE, loc. cit. CURT., X, 2. Les événements survenus à Athènes indiquent avec une certitude suffisante que la fuite d'Harpale a eu lieu à cette époque (à la fin de 325 ou au commencement de 324).
[39] On peut combiner la narration de Charès (fr. 16, ap. ATHÉNÉE, XII, p. 538, et d'après lui ÆLIAN., VIII, 7) avec la description de la tente d'après Phylarque (fr., 42) qui vient immédiatement après, attendu que les deux écrivains ont en vue la même construction.
[40]
Aristobule (ap. ARRIAN,
VII, 4) dit qu'outre la fille de Darius, Alexandre épousa encore Parysatis, la
fille du roi Ochos ; mais il ne cite à l'appui de son dire aucun autre
témoignage. De même, Barsine, fille d'Artabaze et veuve de Mentor, n'a jamais
été son épouse, bien qu'il ait eu des relations avec elle à Damas et plus tard
: elle vivait avec ses enfants à Pergame au moins dés 323 (JUSTIN., XIII, 2, 7).
Seule, Roxane était déjà l'épouse légitime d'Alexandre et habitait, au moins
l'année suivante, avec lui. La fille de Darius s'appelait, suivant Arrien,
Bardine, ou, dans le manuscrit dont Photius a fait des extraits (p. 68 b 7),
Arsinoé tous les autres auteurs, au contraire (DIODOR., XVII, 107. PLUTARQUE, Alex., 70. CURT., IV, 5, 1. JUSTIN., XII, 10. MEMNON ap. PHOT., p. 224 a 50)
l'appellent Statira, nom qui était aussi celui de sa mère (PLUTARQUE, Alex.,
30. PHYLARCH.,
ap. ATHÉNÉE,
XIII, p. 609 b). Peut-être la princesse, à l'exemple de quelques autres femmes
d'Asie, a-t-elle en se mariant échangé son nom perse contre un nom hellénique.
La reine Olympias elle-même, avant de porter ce nom, s'appelait Myrtale (JUSTIN., IX, 7, 13).
L'Amastrine d'Arrien se nomme Amestris dans Diodore (XIX, 109) et Amastris dans
Strabon (XII, p. 544) ainsi que sur les monnaies de la ville, dont elle était
l'éponyme : les filles d'Artaban, outre
[41] C'est peut-être encore là un trait qui caractérise l'état de cette armée : les braves soldats n'avaient pas attendu ce moment pour chercher et trouver leurs femmes asiatiques : une bande de femmes et d'enfants devait partager avec eux la vie des camps.
[42] Ce drame satyrique intitulé Agèn fut, au dire d'Athénée (XIII. p. 575 e), représenté à la fête des Dionysies aux bords de l'Hydaspe, alors que déjà Harpale avait gagné la mer et couronné sa trahison. Ceci n'aurait pu avoir lieu qu'en 326, soit en avril, soit en mars, ou encore en octobre, après le retour des régions de l'Hyphase ; mais justement à cette époque, il est arrivé à l'armée des troupes envoyées par Harpale. Athénée a tout simplement écrit l'Hydaspe pour le Choaspe, le fleuve de Suse. C'est à Suse que fut représenté le drame satyrique. On cite comme auteur de la pièce Python de Byzance ou de Catane, ou même le roi : ce Python de Byzance est sans nul doute l'orateur qui était déjà un des familiers de Philippe et qui fut chargé par lui de missions importantes (voyez A. SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 351). D'après ce qu'Athénée raconte de lui (XII, p. 550), il parait avoir été assez spirituel pour composer un drame satyrique. Les deux fragments qui nous restent de l'Agèn (NAUCK, Trag fragm., p. 630) contiennent ce qui suit :
Il y a, au lieu où a poussé ce roseau que je tiens,
Un fronton bombé, sur la grande route à gauche ;
C'est la splendide chapelle d'une courtisane, que Pallidès
A bâtie, exploit après lequel il songea à prendre la fuite.
Certains mages barbares passant par là,
Et le voyant courbé en piteux état,
Lui persuadèrent qu'ils allaient ramener en ce monde l'âme
De Pythionice,
Plus loin, un interlocuteur demande :
.....Je désire que tu me renseignes,
Habitant, comme je fais, loin d'ici, sur ce qui se passe en Attique,
Comment les gens s'y trouvent et ce qu'ils font.
L'autre répond (il y avait eu une disette sérieuse à Athènes en l'année 326/5)
Tant qu'ils criaient : Nous menons une vie d'esclaves !
Ils avaient de quoi dîner. Maintenant, tout juste des légumes
Et du fenouil à manger : de froment plus guère.
Le premier reprend :
J'entends dire qu'Harpale leur a envoyé par milliers
— Autant au moins qu'Agèn lui-même —
Des boisseaux de farine et a été fait citoyen.
L'autre réplique :
C'était la farine de Glycère ; et c'est peut-être
L'annonce de leur perte plutôt que le gain de la belle.
Le nom de Pallidès appliqué à Harpale est une équivoque aussi grossière que le fronton bombé du deuxième vers : le sens des allusions de détail ressort du texte même.
[43] C'est le chiffre d'Arrien (VII, 5). Plutarque (Alex., 70) dit 970 talents : Quinte-Curce (X, 2, 10) et Diodore (XVII, 109) ne parlent pas, à vrai dire, de cette abolition des dettes à Suse : ils songent aux cadeaux faits à Opis aux vétérans qui ne retournaient pas au pays, mais ils confondent en effet ces largesses avec ce qui s'est fait à Suse.
[44] PLUTARQUE, Alex., 70. D'après [PLUTARQUE,] De fort. Alex., le héros de l'histoire s'appelle Tarras : c'est évidemment le même Atharrias, dans lequel nous avons cru pouvoir reconnaître un type de vétéran familier aux chroniqueurs que suit Quinte-Curce.
[45] ARRIAN, VII, 5. Cf. VI, 28,
[46] Cette description est faite d'après Arrien (VII, 3), Strabon (XV, p. 717 sqq.), Élien (Var. Hist., II, 41) et Plutarque (Alex., 69). On trouve d'autres détails dans Philon (p. 879, éd. de Francfort, 1691), Lucien (De mort. Peregr., 25. 39) et Cicéron (Tuscul., II, 22. De divin., I, 23) etc. Arrien ne dit mot de l'assaut de beuverie en l'honneur de Calanos. Quant au lieu où se célébra la fête, les auteurs ne sont pas d'accord. Strabon parait songer à Pasargade ; mais la chose est impossible, car Néarque était présent (fr., 37). Élien dit que le bûcher fut dressé dans le plus beau faubourg de Babylone ; l'assertion est tout aussi inexacte, car Alexandre n'est arrivé qu'un an plus tard à Babylone, tandis que Calanos tomba malade en Perse, comme le dit Arrien ; ou plus exactement à Pasargade, suivant Strabon, et se décida presque aussitôt (d'après Plutarque) à se brûler sur le bûcher. Ce n'est qu'à Suse qu'ont pu se trouver les éléphants amenés par Héphestion et Néarque avec l'armée de mer ; c'est là seulement qu'a pu être célébrée la fête des Morts, et c'est bien ainsi, ce semble, que l'entend Arrien. Cet auteur décrit d'abord le trépas de Calanos, puis le retour d'Atropatès en Médie, et ensuite les noces, sans prétendre observer strictement la chronologie : il est probable en effet qu'Atropatès était encore à Suse lors du mariage de sa tille et des autres princesses.
[47] ARRIAN., VII, 3, 5.
[48] D'après Quinte-Curce 2, 8), Alexandre conserva alors 13.000 hommes de pied et 2.000 cavaliers à son service, senioribus militum in patriam remissis, et ces vétérans congédiés étaient, suivant Diodore, qui du reste tire ses informations de la même source, au nombre de 10.000. Il faut dire qu'on ne peut guère se fier à ces indications.
[49] ARRIAN, VII, 6. Cf. PLUTARQUE, Alex., 71. DIODORE, XVII, 108. Ces auteurs placent en cet endroit les faits survenus plus tard à Suse. D'autres ont déjà fait remarquer qu'Arrien (VII, 6, 8) a le tort de donner à ces troupes le nom d'épigones, qui convient plutôt aux enfants nés de soldats macédoniens et de femmes asiatiques, enfants auxquels le roi se chargea de faire donner une éducation militaire. C'est ainsi que, cent ans plus tard, dans l'armée des Lagides (POLYB., V, 65), on appelle épigones non pas les guerriers armés à la mode macédonienne, mais les descendants des Galates appelés dans le pays par Ptolémée Philadelphe (SCHOL. ad. Callimach. In Del., p. 165). Arrien (VII, 11, 3) appelle ces nouvelles milices des Perses ; ailleurs (VII, 6, 3), il les dit amenées par les satrapes des nouvelles cités et des pays conquis : Diodore (XVII, 108) et Justin (XII, 12) emploient aussi l'expression de Perses. Évidemment, ces troupes nouvelles n'étaient pas uniquement des Perses, mais des recrues tirées de diverses satrapies et prélevées sur ces βασίλειοι παΐδες dont 6.000 avaient déjà été enrôlés et exercés en Égypte par ordre d'Alexandre.
[50] Ce nombre surprend quand on songe que, durant la campagne de l'Inde (ARRIAN, IV, 22, 7 : 23, 1 : 24, 1), il y avait huit hipparchies sans compter l'agéma. Est-ce que les pertes éprouvées durant la marche à travers le désert auraient été telles qu'il ne restait plus que l'effectif de quatre hipparchies ? C'est dans cet ordre d'idées qu'il faut sans doute chercher l'explication de ce que dit Arrien (VII, 29, 4), à savoir qu'Alexandre a incorporé dans les régiments macédoniens les anciens mélophores perses, c'est-à-dire les 10.000 Immortels portant la lance ornée de grenades d'or et d'argent (HEROD., VII, 40. 83. ARRIAN, III, 11, 5), et accepté dans les bataillons de l'agéma les όμότιμοι (probablement identiques aux έντιμοι. ARRIAN., II, 11, 8), c'est-à-dire les parents et sans doute aussi commensaux du Grand-Roi.
[51] Au sujet de l'orthographe des noms, il est bon de consulter les commentateurs d'Arrien (VII, 6, 5). Hystaspe est peut-être le parent de Darius nommé par Quinte-Curce (VI, 2, 7).