HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE PREMIER.

 

 

Poursuite de Bessos. — Insurrection en Arie. — Marche de l'armée vers le sud, à travers l'Arie, la Drangiane, l'Arachosie, jusqu'aux versants sud du Caucase indien. — La pensée d'Alexandre et la théorie d'Aristote. — Conjuration découverte. — La nouvelle organisation de l'armée.

Vers le temps de la défaite des Spartiates, Alexandre se trouvait en Hyrcanie, sur le versant nord de cette chaîne couverte de forêts qui sépare l'Iran et le Touran ; devant lui, la rainé de la Bactriane et de l'Inde, la route de cette mer inconnue qu'il pouvait espérer trouver au delà des deux pays pour en faire la frontière dé son royaume ; derrière lui, la moitié de l'empire des Perses et, à des centaines de milles en arrière, la Grèce, sa patrie. Il était informé de la levée de boucliers d'Agis, de son influence croissante dans le Péloponnèse, des dispositions douteuses du reste de l'Hellade ; tout cela rendait plus périlleuses encore les vicissitudes de la fortune des armes ; il connaissait la valeur de son adversaire spartiate, sa prudence, son activité : Et cependant, il continuait toujours à s'enfoncer plus avant dans l'Orient, sans envoyer de troupes à Antipater ou sans attendre des nouvelles favorables. Si Cependant Agis avait remporté la victoire ?... Alexandre était-il enivré par sa fortune ? méprisait-il le danger auquel il ne pouvait plus faire face ? n'osait-il pas, pour sauver la Grèce, poursuivre les meurtriers du roi avec la moitié des troupes qui lui avaient suffi pour vaincre à Gaugamèle et à Issos ?

il est vrai que, dans le principe, la tranquillité de la Grèce et la reconnaissance par les Grecs de l'hégémonie macédonienne avaient été le fondement essentiel de sa puissance et la raison de ses victoires ; maintenant ses victoires lui garantissaient la tranquillité de la Grèce, et la possession de l'Asie lui assurait l'acceptation ultérieure de cette hégémonie qu'il eût été plus insensé que périlleux de lui disputer. Antipater eût-il succombé que les satrapes de Lydie, de Phrygie, de Syrie et d'Égypte étaient prêts à exiger au nom de leur roi, non la terre et l'eau, mais satisfaction pour le crime de félonie et de trahison ; et cet amour de la liberté affiché par des mécontents, cet héroïsme douteux de phrases, d'intrigues et de corruption n'aurait pas trouvé de Marathon.

Sans s'inquiéter de l'agitation qu'il laissait derrière lui, le roi devait poursuivre les plans que le crime de Bessos lui imposait ou lui rendait possibles. Par la possession des portes Caspiennes, par les garnisons qui étaient restées à l'entrée des défilés de la Médie, sur le Tigre, à Ecbatane, par la colonne. mobile qui commandait la ligne de l'Euphrate, Alexandre, bien que déjà séparé de la grande plaine de Syrie par une double muraille de montagnes, était cependant assez sûr de ses relations avec les provinces occidentales de son empire pour pouvoir prendre les montagnes de l'Hyrcanie, ces imposantes frontières jetées entre les contrées et les peuples, comme un point de départ pour de nouvelles entreprises.

Après avoir accordé quelque temps de repos à son armée, après avoir célébré, selon les mœurs helléniques, des jeux solennels et des joutes d'armes et avoir sacrifié aux dieux, il partit de la résidence d'Hyrcanie. Pour le moment, il avait près de lui environ 20.000 hommes de pied et 3.000 cavaliers[1], notamment les hypaspistes — dont le stratège éprouvé, Nicanor, fils de Parménion, ne devait que trop tôt succomber à une maladie, — la plus grande partie des phalangites[2], et enfin toute la cavalerie macédonienne, sous la conduite de Philotas, dont le père, Parménion, commandait le poste important d'Ecbatane. En fait de troupes légères, Alexandre avait avec lui les archers et les Agrianes ; les autres corps devaient rejoindre l'armée les uns après les autres pendant la marche : Clitos en particulier devait conduire les six mille phalangites d'Ecbatane vers la Parthie, et Parménion -amener lui-même en Hyrcanie les cavaliers et troupes légères avec lesquelles il était resté en arrière[3].

Il résulte de témoignages exprès que l'intention d'Alexandre était de se rendre à Bactres, capitale de la grande satrapie de Bactriane[4]. C'était là, il le savait, que Bessos s'était retiré avec ses partisans, là que tous. ceux qui tenaient pour le vieux parti des Perses s'étaient donné rendez-vous pour s'opposer au conquérant macédonien, s'il osait traverser l'Hyrcanie. Alexandre devait espérer qu'en se portant rapidement sur les bords de l'Oxus, il rencontrerait et anéantirait la dernière armée un peu importante qui voulait encore lui résister, avant que les renforts des pays ariens ne se fussent réunis à elle ; pour le moment, il laissait à droite de sa route ces satrapies ariennes, mais il était à prévoir qu'elles aussi se soumettraient avant le coup qui allait écraser les meurtriers du roi.

Il prit la grande route qui conduit d'Hyrcanie on Bactriane, en suivant le versant nord des montagnes, puis en traversant les parties de l'Arie et de la Parthie qui avoisinent le désert touranien. Lorsqu'il eut atteint les frontières de l'Arie, Satibarzane, le satrape de ce pays, vint à sa rencontre à Susia[5], la ville la plus voisine de la frontière, pour se soumettre, lui et la contrée, et en même temps pour lui faire d'importantes communications au sujet de Bessos. Le roi laissa Satibarzane en possession de sa satrapie ; Anaxippos, un des hétœres, fut laissé en arrière avec soixante acontistes à cheval pour garder la place et recevoir les colonnes qui suivaient. Ces dispositions montraient assez qu'en se contentant d'une suzeraineté nominale qui n'avait pas grande importance, Alexandre voulait simplement pour l'instant retenir dans l'inaction les puissants satrapes qui se trouvaient immédiatement sur les flancs de sa route, afin de pouvoir continuer en sécurité sa marche précipitée. Ainsi que Satibarzane l'avait annoncé et que la plupart des Perses venus de la Bactriane à Susia l'avaient confirmé, Bessos avait en effet déjà pris la tiare, le titre de roi d'Asie et le nom royal d'Artaxerxès ; il avait réuni autour de lui les troupes perses qui étaient en fuite, ainsi que beaucoup de Bactriens, et il attendait une armée auxiliaire des territoires scythes du voisinage.

C'est ainsi qu'Alexandre s'avançait sur la route de la Bactriane ; déjà les cavaliers alliés que Philippe conduisait d'Ecbatane, les cavaliers mercenaires et les Thessaliens qui avaient pris du service à nouveau s'étaient réunis à l'armée[6]. Le roi pouvait espérer qu'avec ses renforts et en employant sa promptitude habituelle, il aurait bientôt. accablé l'usurpateur. Il était en pleine marche, lorsque les nouvelles les plus inquiétantes lui arrivèrent de l'Arie : Satibarzane avait surpris par trahison les postes macédoniens et les avait massacrés jusqu'au dernier avec Anaxippos, leur commandant ; puis il avait appelé aux armes la population de sa satrapie ; Artacoana, la ville royale de la satrapie, était le lieu de rendez-vous des révoltés ; de là, aussitôt qu'Alexandre aurait dépassé les frontières de l'Arie, le satrape félon voulait se réunir avec Bessos et attaquer. les Macédoniens, n'importe où il les rencontrerait, de concert avec le nouveau roi Artaxerxès Bessos. Alexandre ne pouvait se dissimuler qu'un tel mouvement sur le flanc de sa route de marche était un péril des plus grands des entre- mis postés en Aria pouvaient couper complètement ses communications, et aider de mille manières l'usurpation de Bessos : de plus, le satrape de Drangiane et d'Arachosie, régions qui confinaient immédiatement à l'Arie, était Barsaëntès, un des meurtriers du roi, et il était à prévoir qu'il s'unirait au mouvement des Ariens : Poursuivre sa marche sur la Bactriane dans de telles conditions eût été une témérité insensée ; même au risque de laisser à l'usurpateur le temps de faire de plus grands préparatifs, il fallait réparer d'une manière prompte et décisive la faute qu'on avait commise en confiant tout le flanc de ses opérations à un allié douteux, et chercher d'abord à soumettre le territoire entier qui se trouvait sur ce flanc. Pour le moment, Alexandre abandonna la poursuite de Bessos et la conquête de la Bactriane pour s'assurer de la possession de l'Arie et du reste des pays ariens, afin de pouvoir reprendre de là avec d'autant plus de sécurité son entreprise interrompue et atteindre l'usurpateur.

A la tête de deux phalanges, des archers, des Agrianes, de la cavalerie macédonienne et des acontistes à cheval, le roi se porta en toute hâte contre le satrape révolté, tandis que le reste de l'armée, sous les ordres de Cratère, dressait son camp au lieu même où l'on se trouvait. Après deux jours de marche forcée, Alexandre était devant la ville royale d'Artacoana[7] ; il y trouva tout dans une extrême agitation. Satibarzane, déconcerté par l'arrivée inattendue du roi et abandonné par les troupes qu'il avait réunies, avait franchi les montagnes avec un petit nombre de cavaliers et s'était enfui près de Bessos ; les Ariens avaient abandonné leurs villes et villages et pris la fuite dans les montagnes. Alexandre se lança sur eux : treize mille hommes armés furent cernés ; une partie fut taillée en pièces, le reste réduit en esclavage. Cette prompte et sévère justice réduisit les Ariens, et la satrapie fut confiée au Perse Arsame.

L'Arie est un des territoires les plus importants de la Perse ; c'est la contrée qui sert de passage entre l'Iran, le Touran et l'Ariane : à l'endroit où le fleuve Arios dirige brusquement son cours vers le nord se croisent les grandes voies venant d'Hyrcanie et de Parthie, de Margiane et de Bactriane, de l'oasis de Seistan et de la partie supérieure du bassin du Kaboul. Dans cette position importante, une colonie macédonienne fut fondée sous le nom d'Alexandrie en Arie, et aujourd'hui encore la population d'Hérat garde le souvenir de son fondateur Alexandre[8].

Par les renseignements qu'Alexandre obtint en changeant la direction de sa marche, il dut acquérir une idée topographique approximative des satrapies ariennes du côté de la Bactriane et de l'Inde, des montagnes et des fleuves qui déterminent la configuration de ces pays, des routes et des défilés qui les relient. Il dut lui paraître nécessaire d'occuper d'abord tout le côté sud du pays bactrien avant de se tourner contre l'usurpateur en Bactriane, afin de lui enlever l'appui qu'il espérait tirer des contrées ariennes et indiennes, l'enfermant ainsi dans un large circuit pour tomber enfin sur l'extrémité de l'aile des positions ennemies, d'après le système stratégique qu'il avait adopté après les batailles du Granique, d'Issos et de Gaugamèle. En remontant vers l'Arie, il avait déjà commencé ce mouvement, qui le faisait passer d'abord par la Drangiane et par l'Arachosie. Dès que Cratère l'eut rejoint, Alexandre se dirigea vers le sud pour soumettre l'un après l'autre les districts de cette contrée, alors riche et peuplée. Barsentès n'attendit pas son arrivée ; il s'enfuit au delà des frontières orientales de sa satrapie, chez les Indiens, qui plus tard le livrèrent. Alexandre s'avança dans la vallée du fleuve Ardekan, qui aboutit au lac Aria (Haraiva), dans le pays des Dranges ou Zaranges, dont la capitale, Prophthasia[9], se soumit sans difficulté.

Au sud des Dranges, dans la plaine fertile du Seistan méridional, qui n'était pas encore ensablée alors, les Ariaspes— ou, comme les Grecs les nommaient, les Évergètes[10], — peuple paisible d'agriculteurs, établi de temps immémorial dans cette terre du printemps, menaient la vie paisible, laborieuse et rangée à laquelle la doctrine de Zarathustra attache un si haut prix. Alexandre honora de toutes façons leur hospitalité. Il est certain qu'il était pour lui d'une importance particulière de savoir que ce coin de terre, riche et semblable à une oasis au milieu des montagnes et des déserts de l'Ariane, lui était favorable. Un séjour assez long parmi ces tribus, une légère extension de territoire qu'ils désiraient depuis longtemps, le maintien de leurs anciennes lois et de leur constitution qui semblaient ne le céder en rien à celles des cités grecques, enfin vis-à-vis de l'empire une sujétion assez douce, moins rigoureuse en tout cas que celle des autres satrapies[11], tels furent à peu près les moyens par lesquels Alexandre gagna au nouvel ordre de choses ce singulier peuple des Ariaspes, sans laisser de colonies au milieu d'eux et bans employer de mesures violentes[12].

Les tribus des Gédrosiens[13], dont il toucha le territoire on continuant sa marche[14], ne se montrèrent pas moins amicales envers lui. Les Arachosiens, leurs voisins du nord, se soumirent aussi ; leur pays s'étendait jusqu'à la région des défilés[15] qui conduisent dans le bassin des affluents de l'Indus. Ce fut pour cette raison qu'Alexandre confia cette satrapie au Macédonien Ménon, sous le commandement duquel il plaça 4.000 fantassins et 600 cavaliers[16], avec ordre de fonder cette Alexandrie d'Arachosie (Kandahar) qui, placée à l'entrée des défilés et restée jusqu'à ce jour une des cités les plus florissantes de la région, a conservé jusque dans son nom moderne le souvenir de son fondateur[17]. On était à peu près à l'époque du coucher des Pléiades, vers le milieu de novembre, et toute cette contrée montueuse était couverte d'une neige épaisse lorsque l'armée macédonienne, quittant l'Arachosie, s'avança, au milieu de difficultés sans nombre, dans le pays des Paropamisades, la première tribu indienne qui se trouva sur son chemin[18] ; au nord de cette contrée se dresse le Caucase indien, qu'il fallait traverser pour aller au pays de Bessos.

Telles furent à peu près les étapes par lesquelles Alexandre, dans les derniers mois de l'année 330, conduisit son armée de l'extrémité septentrionale du Khorassan jusqu'au pied du Caucase indien. Cette période remplie de fatigues, pauvre en gloire militaire, devait acquérir par le crime une triste célébrité. Il s'agissait cette fois d'assassiner Alexandre, comme Darius avait été assassiné ; les coupables, pour exécuter leur plan, comptaient sur l'adhésion de l'armée, qui semblait excédée de marcher toujours en avant sans avoir un instant de repos.

Par ce que le roi faisait et laissait faire, il était inévitable que bien des espérances fussent trompées, bien des inquiétudes entretenues, bien des mécontentements justifiés, à cause de ses conquêtes qui allaient toujours grandissant, de la rapidité de l'organisation nouvelle qu'elles exigeaient et de la direction qu'il croyait devoir lui donner.

Un savant anglais, à propos du jugement à porter sur Alexandre, est arrivé à cette conclusion, que la passion qui chez lui absorbait tout, c'était la conquête, à l'est et à l'ouest, au nord et au midi ; c'est une déclaration qui le dispense ensuite de l'obligation de comprendre. Si Alexandre remporta des victoires avec le succès irrésistible que nous constatons, s'il détruisit l'organisme gouvernemental qui jusque-là avait relié entre eux les peuples de l'Asie, si, en brisant l'ancien, il en ébaucha du même coup un nouveau, il fallait qu'il fût sûr du plan d'après lequel il voulait construire son œuvre, de la pensée qui devait donner aux premières assises de cette œuvre leur direction et leur mesure.

Le plus profond penseur de l'antiquité, le précepteur du roi, Aristote, l'a plus d'une fois aidé de ses conseils dans ces questions ; il lui a recommandé de se conduire en hégémon avec les Hellènes et en maître avec les Barbares, de traiter les Hellènes comme des amis et des hommes de même race que lui, et les Barbares comme s'ils étaient des animaux et des plantes[19]. Il est d'avis que c'est la nature elle-même qui justifie cette différence, car, dit-il, les peuples des contrées froides de l'Europe sont pleins de courage, mais ils sont impropres au travail intellectuel et aux arts ; c'est pourquoi ils vivent libres pour la plupart, mais ils sont incapables de créer des sociétés policées et de dominer les autres ; les peuples d'Asie sont d'un esprit éveillé et habiles dans les arts, mais ils sont sans courage ; c'est pourquoi ils ont des maîtres et sont esclaves : le peuple des Hellènes, qui vit entre les deux races, participe aux aptitudes des uns et des autres ; il est aussi courageux qu'intelligent ; il possède par conséquent la liberté et le meilleur gouvernement ; il est capable de commander à tous, s'il est uni dans un seul État[20]. Cette appréciation serait juste, à coup sûr, si la vie des peuples devait être et rester ce que l'a faite à l'avance une fois pour toutes la prédestination naturelle ; mais quand même l'histoire, dont Aristote fait peu de cas, ne développerait pas de nouvelles forces et de nouvelles conditions, le conseil du profond penseur était, en présence des devoirs qui s'imposaient au vainqueur en Asie, doctrinaire, impraticable dans les nécessités pressantes et positives du moment, incapable surtout de fonder un état de choses possible, à plus forte raison un système acceptable au point de vue moral. Le philosophe voulait seulement maintenir et continuer l'ensemble du passé ; le roi voyait dans cet immense changement, dans cette révolution qui était le résultat et la critique du passé, les éléments d'une organisation nouvelle destinée à dépasser ce cadre artificiel, et dans laquelle toutes ces nécessités soi-disant naturelles seraient vaincues par la puissance du progrès historique.

Si la dislocation de l'empire perse était une preuve qu'il avait complètement épuisé sa force vitale, la nation des Hellènes était-elle donc, en définitive, clans une meilleure situation, avec sa liberté et le mirage de constitution parfaite qu'elle poursuivait ? Avait-elle été assez forte pour échapper à la dépendance honteuse où elle avait été vis-à-vis de la politique des Perses et aux invasions menaçantes des Barbares du Nord, tant que cheque ville n'avait vécu que pour sa liberté et son envie de dominer les autres ? Et les Macédoniens eux-mêmes avaient-ils eu quelque importance ; avaient-ils eu seulement la sécurité dans les limites de leurs propres frontières, avant que leur royauté, se relevant avec force et décision, ne leur apprît et ne les obligeât à ne pas se contenter d'être et de rester ce qu'ils avaient été depuis si longtemps ? Si Alexandre a lu la Politique de son maitre, il y a trouvé un passage significatif ; c'est Celui où Aristote traite de l'égalité des droits et des devoirs parmi les membres de l'État ; et où il fait reposer sur elle l'essence du meilleur gouvernement. Mais si quelqu'un se signale par une habileté tellement supérieure que l'habileté et l'influence politique des autres- ne puissent plus se comparer aux siennes, on peut alors ne plus le considérer comme une partie ; ce serait commettre une injustice envers celui dont l'habileté et l'influence sont tellement inégales que de le placer sur le pied d'égalité avec les autres : un tel individu serait un dieu entre les hommes[21]. Il résulte de là : nécessairement que la législation ne s'applique qu'à ceux qui sont égaux en naissance et en force ; mais pour les hommes supérieurs, il n'y a pas de loi ; eux-mêmes sont la loi : qui voudrait pour eux établir des lois deviendrait ridicule ; ils répondraient peut-être comme les lions dans Antisthène lorsque les lièvres, dans l'assemblée des animaux, fout un discours pour demander que tous reçoivent une part égale.

Telles étaient les opinions d'Aristote ; certainement il y était arrivé en dehors de tolite espèce de considération personnelle, mais celui qui les lisait pouvait-il faire autrement que de penser à Alexandre ? Tout le monde, dit Polybe, s'accorde à dire que l'esprit de ce roi dépassait la mesure humaine[22]. Sa force de volonté, la perspicacité de son regard, sa supériorité intellectuelle sont attestées par ses actions et l'esprit de suite rigide, je dirai même inflexible, qui préside à leur enchaînement. Ce n'est que d'une façon indirecte et seulement par ce qu'il est parvenu à en réaliser qu'on peut connaître approximativement ce qu'il a voulu et comment il à conçu son œuvre ; et pourtant, c'est la seule mesure qu'un appréciateur équitable voudra appliquer. Alexandre était au sommet de la civilisation et des connaissances de son temps ; il n'aura pas eu, sur les devoirs d'un roi, de moins grandes pensées que le maître de ceux qui savent. Mais il n'aura pas estimé, comme le faisait son maitre, que ce fût une conséquence de l'idée de monarchie et de la charge de surveillants qui incombe aux monarques, que de traiter les Barbares comme des animaux on des plantes ; ni que ses Macédoniens eussent été dressés au maniement des armes par son père pour être, ainsi que le déclarait le philosophe, les maîtres de ceux auxquels il appartenait d'être esclaves[23], et encore moins que son père et lui ensuite eussent contraint les Hellènes à entrer dans la fédération corinthienne afin qu'ils pussent exploiter et pressurer l'Asie avec leur égoïsme raffiné et leur adresse effrontée, après l'avoir mise dans l'impossibilité de se défendre.

Il avait frappé l'Asie d'une façon terrible ; il dut se souvenir de la lance d'Achille son ancêtre et reconnaître la vertu spécifique de la véritable lance royale à ce signe, qu'elle guérissait aussi les blessures qu'elle avait faites. L'anéantissement de l'ancien empire, la mort de Darius, l'avaient fait héritier d'une autorité absolue sur d'innombrables peuples qui jusqu'alors avaient été gouvernés comme des esclaves ; c'était faire œuvre véritablement royale que de les délivrer, dans les limites oh ils pouvaient comprendre ou apprendre à connaître la liberté, de les maintenir et de les entretenir dans ce qu'ils avaient de louable et de sain, de les honorer et de les épargner dans ce qu'ils considéraient comme sacré et comme leur propriété la plus inaliénable. Il devait se les concilier, savoir les gagner, pour faire de ces peuples mêmes les soutiens de l'empire qui devait les rattacher dorénavant au monde hellénique. Dans cette monarchie, il ne fallait plus, après les victoires remportées, qu'il fût question de vainqueurs et de vaincus ; elle devait faire oublier la distinction entre Grecs et Barbares.  Si Alexandre parvenait à fondre en un seul peuple les habitants de ce vaste empire à la fois oriental et occidental, de manière à ce qu'ils pussent se compléter et s'égaliser par leurs aptitudes et leurs ressources respectives, s'il arrivait à leur procurer à l'intérieur la paix et une organisation qui les mit en sécurité, à leur enseigner l'art des Muses, sans perdre par là sa trempe, comme le fer[24], alors il pourrait avoir conscience d'avoir accompli une œuvre bienfaisante et grande, une œuvre telle qu'il la faut, d'après le mot d'Aristote, pour fonder véritablement la royauté[25]. Si son ambition, le prix de ses victoires, son enthousiasme tendaient à créer un empire à là fois oriental et occidental de caractère hellénistique, à transporter la monarchie, comme on l'a dit plus tard d'après la vision du prophète, des Perses aux Hellènes, en ce cas, la force des choses lui montrait chaque jour d'une façon plus claire et plus inéluctable les voies qu'il devait suivre pour achever l'œuvre commencée.

Dans cette voie, on rencontrait d'immenses difficultés ; l'arbitraire, la violence, des habitudes contre nature semblaient rendre l'œuvre impossible. Elles ne le firent pas hésiter ; elles ne firent qu'exciter chez lui le vif élan de la volonté et l'assurance invariable de l'action. L'œuvre qu'il avait commencée dans l'enthousiasme de la première jeunesse le dominait ; elle l'emportait en grossissant comme une avalanche : la ruine, la dévastation, des champs de cadavres marquaient son passage. Son armée, son entourage, lui-même, se transformaient avec le monde dont il triomphait. Il marchait toujours en avant, ne regardait que son but et voyait en lui sa justification.

Il devait croire que la nécessité de ce qu'il voulait se montrerait d'elle-même par les événements, et s'imposerait même par la persuasion à ceux qui ne le voulaient pas. Au premier abord, quant à la forme, l'empire hellénistique pouvait ne différer que bien peu de celui des Achéménides ; la différence essentielle et incalculable dans ses résultats consistait dans l'énergie nouvelle qu'il infusait dans la vie asiatique. Ce que la victoire des armes avait commencé, il pouvait confier le soin de l'achever au génie de la race grecque, à cet esprit éclairé, cultivé à fond, infiniment mobile et débordant de sève, et poursuivre tranquillement sa tâche. Pour le moment, le point principal était de rapprocher et de relier les uns aux autres les éléments qui devaient se mêler et fermenter ensemble. La nature asiatique était passive, méfiante, lourde et opiniâtre ; des ménagements avec lesquels on la traiterait, de l'intelligence des mœurs particulières et des préjugés, de la docilité complète de cette nature dépendait, au début, l'existence du nouvel empire. Il fallait que ces peuples vissent, eux aussi, leur roi dans Alexandre ; car c'était lui d'abord, et lui seul, qui était l'unité du vaste empire et le noyau autour duquel la nouvelle cristallisation devait se faire. Comme il avait sacrifié à leurs dieux et célébré leurs solennités, de même il voulait montrer dans son entourage, dans les fêtes de sa cour, que lui aussi appartenait à l'Asie. A partir de la mort de Darius, il commença à recevoir, dans le costume et avec l'étiquette asiatique, les Asiatiques qui venaient à lui et à faire alterner la simplicité journalière du camp macédonien avec la pompe éblouissante de la cour orientale ; le lendemain on le voyait de nouveau marcher au combat à la tête des Macédoniens, insensible aux fatigues, rempli de soins et de sollicitude pour les troupes, bienveillant et accessible à tous[26].

A aucune époque le naturel macédonien n'avait été bien souple, et la guerre, avec les immenses succès qui en avaient été la suite, n'avait fait qu'exalter encore la fierté et la rudesse de ces hétœres. Tous ne comprenaient pas comme Héphestion le but et la politique de leur roi ; tous n'avaient pas, comme Cratère, assez de dévouement et d'abnégation pour les soutenir par loyauté ; la plupart ne comprenaient pas et désapprouvaient ce que le roi faisait ou ne faisait pas. Tandis qu'Alexandre faisait tous ses efforts pour gagner les vaincus et pour leur faire oublier que les Macédoniens étaient leurs vainqueurs, beaucoup, dans leur orgueil et leur égoïsme, pensaient qu'une sujétion absolue devait être le fondement nécessaire de toute institution nouvelle ; ils prétendaient qu'il était tout à fait naturel d'ajouter encore à la toute-puissance despotique des satrapes le droit impitoyable de la force, qu'ils tenaient de la victoire. Tandis qu'Alexandre recevait les génuflexions des grands de la Perse et l'adoration que les Orientaux croyaient lui devoir avec la même bonne grâce que les ambassades honorifiques des Grecs et les acclamations militaires de ses phalanges, eux, au contraire, s'égalant à leur roi, auraient vu volontiers tous les autres autour d'eux prosternés dans la poussière de l'asservissement. Tandis qu'ils s'adonnaient au luxe effréné de la vie asiatique, autant que le permettait la vie d'un camp et le voisinage de leur roi qui les désapprouvait hautement, et cela dans le seul but de jouir des plaisirs les plus brutaux, ils reprochaient à leur roi ses vêtements mèdes et la pompe persique de sa cour, qui faisait que des millions d'Asiatiques le reconnaissaient et l'adoraient comme leur dieu-roi. Ainsi, beaucoup parmi les grands de Macédoine étaient devenus des Asiatiques, dans le sens le plus mauvais du mot, et la propension naturelle des hommes de ce pays au despotisme, à la cabale et aux excès, s'unissait à cette violence et au sentiment exagéré de leur propre valeur qui animait les Macédoniens et les rendait toujours avides de gloire, braves dans les combats et prêts à tout oser.

Dès qu'Alexandre commença à admettre à sa cour l'élément oriental, dès qu'il réunit autour de lui les grands de la Perse, les attira à lui avec la même bienveillance, la même munificence que les Macédoniens, leur accorda la même confiance, les honora par des emplois importants, les investit de satrapies, il était naturel que les grands de Macédoine, comme s'il y avait là pour eux un préjudice ou une humiliation ! tournassent leur mépris contre cette engeance asiatique que le roi favorisait, et se considérassent eux-mêmes, en face d'elle, comme les représentants des véritables et anciennes mœurs macédoniennes. Beaucoup, principalement parmi les vieux généraux du temps de Philippe, ne dissimulaient pas leur jalousie contre les Perses et leur défiance envers Alexandre ; ils s'excitaient et se montaient mutuellement la tête, dans leur dépit d'être mis de côté et traités avec ingratitude par celui qui leur devait tout ; pendant des années, il leur avait fallu combattre, et ils voyaient tomber maintenant dans les mains des vaincus le fruit de leurs victoires ; le roi, qui traitait maintenant les grands de la Perse comme leurs égaux, les traiterait bientôt comme ces anciens esclaves du Grand-Roi ; Alexandre oubliait les Macédoniens, il fallait être sur ses gardes.

Le roi connaissait ces dispositions : sa mère, raconte-t-on, l'avait averti à plusieurs reprises, l'avait conjuré d'être circonspect avec les grands ; elle lui avait reproché d'être trop confiant et trop bienveillant avec cette vieille noblesse macédonienne, de faire des rois de ses sujets avec une munificence exagérée, et de leur donner l'occasion de se faire des amis et un parti en s'enlevant à lui-même ses propres amis[27]. Alexandre ne pouvait se dissimuler que beaucoup, même de ceux qui faisaient partie de son entourage immédiat, observaient ses démarches avec défiance et mécontentement. Il était habitué à avoir dans Parménion un moniteur perpétuel, et il savait que le fils de celui-ci, Philotas, désapprouvait hautement ses institutions et même s'exprimait sur sa personne en termes qui n'étaient nullement mesurés ; le roi pardonnait à l'humeur violente et sombre de l'hipparque, qui d'ailleurs était brave et infatigable dans le service ; mais ce qui le blessa davantage, ce fut de voir que Cratère, l'homme au cœur loyal et élevé, celui qu'il estimait plus que tout autre, n'était pas toujours content de ce qui se passait, et que Clitos lui-même, qui conduisait l'agéma de la cavalerie, se détachait de lui. La division entre les généraux macédoniens devenait de plus en plus marquée, et, bien qu'elle fût .encore sans conséquence pour le présent, toutefois ces dispositions prenaient de l'extension et se manifestaient jusque dans le conseil de guerre par une susceptibilité déplorable ; les plus avancés voulaient voir la guerre finie, l'armée dissoute et le butin partagé ; il parut même que leur action n'était pas étrangère au désir de retourner au pays que l'armée manifestait de plus en plus ouvertement.

Ainsi le mécontentement grandissait ; malgré ses présents, ses égards, ses témoignages de confiance, le roi déjà n'en était plus maitre. Il ne pouvait pas, il ne devait pas marcher ainsi plus longtemps ; la discipline militaire et l'obéissance des officiers, c'étaient là les premières conditions d'où dépendait non seulement le succès des entreprises militaires, mais encore la conservation des conquêtes et la sécurité même de l'armée. Bien qu'Alexandre ne pût s'attendre à aucun acte de la part de Cratère, de Clitos, de Philotas, de Parménion et des hétœres, il devait, pour l'exemple et à cause des dispositions déjà douteuses de l'armée, souhaiter qu'il se produisît une crise qui mît ouvertement la faction en face de lui et lui offrît l'occasion de l'écraser.

Pendant l'automne de l'année 330, Alexandre se reposa avec son armée dans le capitale de la Drangiane ; Cratère, qui avait traversé la Bactriane, l'avait rejoint ; il en était de même de Cœnos, de Perdiccas et d'Amyntas avec leurs phalanges ; la cavalerie macédonienne de Philotas et les hypaspistes étaient également autour de lui ; leur chef, Nicanor, frère de Philotas, était mort depuis peu : le roi avait été douloureusement affecté de sa perte et l'avait fait ensevelir avec pompe par son frère, car Parménion, le père, était avec le reste des troupes dans les régions éloignées de la Médie pour garder les routes de la Macédoine et les riches trésors du royaume des Perses, et il ne devait rejoindre le gros de l'armée qu'au printemps suivant. Ce fut alors que la trahison de Philotas fut dénoncée à Alexandre, dit Arrien, qui poursuit en indiquant sommairement comment on procéda à l'égard du traître. L'auteur que suivent Diodore, Quinte-Curce et Plutarque raconte l'événement avec plus de détails. Qu'il soit ou non plus près de la vérité, voici ce que disent les historiens précités :

Parmi les mécontents, dans l'entourage du roi, était Dimnos de Chalæstra en Macédoine. Il confia à Nicomachos, avec lequel il vivait en commerce de galanterie, que le roi l'avait blessé dans son honneur et qu'il était résolu à se venger : des personnes de distinction étaient d'accord avec lui, disait-il ; le désir d'un changement était général ; le roi, que tout le monde haïssait et qui était le principal obstacle, devait être écarté ; dans trois jours il serait mort. Inquiet pour la vie du roi, mais trop timide pour lui révéler lui-même une chose si grave, Nicomachos fait part du plan des traitres à son frère Cébalinos et le conjure de le dévoiler en toute hâte. Son frère se rend au château où demeure le roi ; pour éviter tout éclat, il attend à l'entrée qu'il sorte un des stratèges auquel il puisse révéler le danger. Philotas est le premier qu'il voit ; il lui dit ce qu'il a appris, le charge de révéler au plus tôt l'affaire et le rend responsable de la vie du roi. Philotas retourne près du roi, lui parle de choses indifférentes, sans rien dire du danger prochain. Cébalinos va le trouver dans la soirée, et Philotas répond à ses questions que la révélation n'a pu se faire, mais qu'il serait temps encore le lendemain. Cependant, le lendemain Philotas se tait encore, bien qu'il se soit trouvé plusieurs fois seul avec le roi. Cébalinos conçoit des soupçons ; il s'adresse alors à Métron, un des pages du roi ; il lui dit qu'il y a un danger en perspective, lui confie ce qu'il sait et lui demande de lui procurer un entretien secret avec le roi. Métron le conduit dans la salle d'armes d'Alexandre ; pendant que le roi prenait un bain, il lui communique ce qu'on vient de lui révéler, puis il introduit Cébalinos lui-même. Celui-ci complète la dénonciation et dit qu'il est innocent du retard que cette révélation a éprouvé, mais qu'en présence de la conduite surprenante de Philotas et du danger d'un plus long retard, il avait cru devoir faire directement au roi cette communication. Alexandre ne peut l'entendre sans être profondément agité ; il donne aussitôt l'ordre d'arrêter Dimnos. Celui-ci, voyant la conjuration découverte et ses plans éludés, se donne la mort[28]. Ensuite Philotas est mandé près du roi ; il proteste qu'il a pris la chose pour une fanfaronnade de Dimnos et n'a pas cru que cela valût la peine qu'on en parlât ; il avoue que le suicide de Dimnos le surprend, mais que le roi connaît ses sentiments. Alexandre le congédie sans élever le moindre doute sur sa fidélité et l'invite à ne pas manquer ce jour-là à sa table. Il convoque alors un conseil de guerre secret et fait part aux assistants de ce qui s'est passé. L'appréhension des amis fidèles augmente le soupçon que le roi a conçu d'une trame mieux ourdie et son inquiétude au sujet de la conduite énigmatique de Philotas ; il ordonne le plus profond silence sur ces débats, puis il invite Héphestion et Cratère, Cœnos et Érigyios, Perdiccas et Léonnatos à venir chez lui à minuit pour recevoir de nouveaux ordres. Les fidèles du roi se mettent à table avec lui ; Philotas est aussi présent ; on se sépare quand la soirée est avancée. A minuit arrivent les- généraux convoqués, accompagnés d'un petit nombre d'hommes armés ; le roi fait renforcer la garde du château et occuper les portes de la ville, spécialement celle qui conduit à Ecbatane, envoie séparément des ordres pour que ceux qui sont désignés comme faisant partie de la conjuration soient arrêtés sans bruit, enfin expédie trois cents hommes au quartier de Philotas[29], avec ordre d'investir d'abord la maison par une ligne de postes, puis d'y pénétrer, l'arrêter l'hipparque et de l'amener au château. La nuit se passe ainsi.

Le lendemain matin, l'armée est convoquée en assemblée générale[30]. Personne ne soupçonne ce qui s'est passé. Le roi entre alors dans le cercle formé par les troupes ; il a, dit-il, convoqué l'armée en cour de justice, d'après la coutume macédonienne ; un plan de haute trahison contre sa vie vient d'être découvert. Nicomachos, Cébalinos, Métron portent témoignage ; le cadavre de Dimnos est la confirmation de leur parole. Alors le roi désigne les chefs de la conjuration : à Philotas a été faite la première révélation que l'assassinat devait avoir lieu le troisième jour ; or, bien qu'il soit venu au château deux fois par jour, il n'a pas proféré un mot, ni le premier, ni le deuxième jour ; ensuite le roi montre des lettres de Parménion, dans lesquelles le père donne des conseils à ses fils Philotas et Nicanor : Prenez soin de vous d'abord, puis des vôtres ; c'est ainsi que vous arriverez au but que vous voulez atteindre ; il ajoute que ces dispositions sont confirmées par une suite de faits et de propos et attestent la pensée du plus vil des crimes : il rappelle que déjà, lors du meurtre de Philippe, Philotas s'était déclaré pour le prétendant Amyntas ; que sa sœur était devenue l'épouse de cet Attale, qui l'avait longtemps poursuivi, lui et Olympias, sa mère, qui avait cherché à le frustrer de la succession au trône et s'était enfin révolté après avoir été envoyé en Asie avec Parménion ; que malgré tout cela il avait honoré cette famille par toutes sortes de distinctions et de marques de confiance : déjà, en Égypte, il avait parfaitement eu connaissance des paroles audacieuses et menaçantes que Philotas avait souvent répétées à la courtisane Antigone, mais il les avait pardonnées à son caractère emporté, et cela n'avait servi qu'à rendre Philotas plus impérieux et plus hautain ; sa libéralité douteuse, sa prodigalité effrénée, son orgueil insensé, avaient même inquiété son père et l'avaient poussé à lui adresser des avertissements répétés pour qu'il ne se trahit pas, trop tôt. Depuis longtemps ils n'avaient plus servi le roi fidèlement, et la bataille de Gaugamèle avait été presque perdue par la faute de Parménion ; mais depuis la mort de Darius, ils avaient ourdi leurs plans de trahison, et, tandis qu'il continuait lui-même à leur donner toute sa confiance, ils avaient fixé le jour où il devait être massacré ; ils avaient soudoyé les assassins et préparé le renversement de tout ce qui existait. Ceux qui nous font le tableau de cet événement nous peignent l'émotion profonde avec laquelle les Macédoniens écoutèrent le roi. Les soldats ne sont pas moins impressionnés lorsque Philotas, chargé de chaînes, est amené au milieu d'eux ; sa vue excite leur pitié. Le stratège Amyntas prend la parole contre le coupable qui, avec la vie du roi, aurait anéanti pour tous l'espoir du retour dans la patrie. Le stratège Cœnos, beau-frère de Philotas, est encore plus véhément ; déjà .il a saisi une pierre pour commencer à faire justice à la manière macédonienne, mais le roi l'arrête : il faut d'abord que Philotas se défende, et il quitte lui-même l'assemblée, afin de ne pas mettre obstacle par sa présence à la liberté de la défense. Philotas nie la vérité de l'accusation ; il rappelle ses fidèles services, ceux de son père et de son frère ; il soutient que s'il a tu la révélation de Cébalinos, c'était pour ne pas devenir un moniteur inutile et fatigant, comme son père l'avait été à Tarse lorsqu'il avait mis le roi en défiance contre le remède du médecin acarnanien ; mais la haine et la peur torturent toujours le despote, et c'est cela précisément que tous déplorent. Au milieu de la plus vive agitation, les Macédoniens décident que Philotas et le reste des conjurés sont dignes de mort ; le roi ajourne le jugement jusqu'au lendemain.

Il manque, encore l'aveu de Philotas, qui doit faire la lumière sur la culpabilité de son père et des autres conjurés. Le roi convoque un conseil secret ; la plupart des membres demandent que la sentence de mort soit exécutée aussitôt ; Héphestion, Cratère, Cœnos, conseillent d'extorquer d'abord un aveu, et la majorité se range à cet avis. Les trois stratèges reçoivent mission d'être présents à la torture. Dans les tourments, Philotas reconnaît que lui et son père ont parlé du meurtre. d'Alexandre, mais qu'ils n'auraient pas voulu l'accomplir pendant que Darius vivait, parce que l'avantage en aurait été tout entier pour les Perses ; que lui, Philotas, avait hâté l'exécution avant que son père, dont la vieillesse était fort avancée, ne fût enlevé par la mort au plan commun, et qu'il avait ourdi cette conjuration sans que son père en eût connaissance. Muni de ces témoignages, le roi parut le lendemain devant l'armée réunie ; Philotas fut amené et transpercé par les lances macédoniennes.

Les meilleures sources, celle de Ptolémée et d'Aristobule, que suit Arrien, confirment qu'en Égypte on avait déjà mis sous les yeux du roi les indices des plans de trahison de Philotas[31], et qu'Alexandre, se fondant sur l'amitié qui existait entre Philotas et lui ainsi que sur l'estime profonde qu'il n'avait cessé de témoigner à Parménion, son père, n'avait pu se résoudre à y ajouter foi. Ptolémée affirme que ce fut le roi lui-même qui porta plainte devant les troupes réunies, que Philotas se défendit et qu'on lui fit particulièrement un crime d'avoir tu la dénonciation. Il ne dit rien de la torture.

Parménion avait été également jugé digne de mort[32]. Il parut nécessaire d'exécuter la sentence aussi rapidement que possible, car il était à la tête d'une partie importante de l'armée et, par la haute considération dont il jouissait parmi les troupes ainsi que par les trésors dont la garde lui avait été confiée et qui montaient à plusieurs milliers de talents, il lui était facile de pousser ses soldats aux résolutions extrêmes ; lors même qu'il n'aurait pris aucune part directe à la trahison de son fils, après l'exécution de celui-ci, les résolutions les plus funestes semblaient possibles de la part du père. Parménion était à Ecbatane, éloigné de trente à quarante jours de marche : que ne pouvait-il pas arriver pendant ce temps, s'il se révoltait ? En de telles circonstances, le roi ne pouvait user de son droit de grâce ; il ne pouvait non plus faire ouvertement arrêter le général au milieu de troupes si faciles à séduire ; Polydamas, qui faisait partie du corps des hétœres, fut envoyé à Ecbatane vers Sitalcès, Ménidas et Cléandros, avec l'ordre écrit du roi de se débarrasser sans bruit de Parménion. Polydamas, accompagné de deux Arabes, et montés tous trois sur de rapides dromadaires, arriva la douzième nuit à Ecbatane ; le prince thrace et les deux commandants macédoniens s'acquittèrent immédiatement de l'ordre qu'ils avaient reçu.

Cependant on poursuivait l'enquête à Prophthasia. Démétrios, un des sept gardes du corps, fut soupçonné de liaison avec Philotas et emprisonné ; Ptolémée, fils de Lagos, obtint sa place. Les fils d'Andromène de Tymphæa avaient été étroitement liés avec Philotas, et Polémon, le plus jeune des frères, qui faisait partie d'un escadron de la cavalerie, aveuglé par la peur, avait pris la fuite aussitôt qu'il avait eu connaissance de l'arrestation de son hipparque Philotas ; sa participation et celle de ses frères à la conjuration n'en parut que plus croyable. Amyntas, Simmias, Attale, tous trois stratèges des phalangites, durent comparaître ; on faisait peser, surtout sur Amyntas, des accusations de plusieurs sortes ; mais celui-ci se défendit de telle façon, lui et ses frères, que les Macédoniens les déclarèrent innocents de toute faute : il demanda alors la faveur de ramener son frère qui avait pris la fuite. Le roi la lui accorda ; il partit le même jour et ramena Polémon. Toutes ces circonstances, et la mort glorieuse qu'Amyntas trouva peu après sur le champ de bataille, achevèrent de faire disparaître de l'esprit du roi les derniers soupçons contre les frères, qu'il combla dès lors de toute sorte de marques de distinction.

Un fait à remarquer, c'est qu'à l'occasion de ces recherches l'affaire d'Alexandre le Lynceste, qui quatre ans auparavant avait médité un attentat contre la vie du roi, en Asie-Mineure, et qui, sur l'ordre exprès du roi, avait seulement été emprisonné, revint sur le tapis. Il peut être vrai que l'armée ait demandé son exécution, et il put paraître nécessaire au roi de livrer à la sentence que l'armée avait été invitée à rendre un homme qu'il avait soustrait jusqu'alors à un juste châtiment, à raison de son alliance avec l'administrateur de la Macédoine. Il n'est pas invraisemblable qu'il se produisit de nouveaux motifs pour le faire comparaître en justice précisément en ce moment ; malheureusement nos sources ne nous disent rien de précis. Mais si Philotas avoua que le but de la conjuration était le meurtre d'Alexandre, il est naturel que la première question qu'on dut lui faire et qui était prévue d'avancé, fut de lui demander qui devait porter le diadème après Alexandre. Celui qui y avait le plus de droit ensuite était Arrhidée, fils du roi Philippe ; mais, lors même qu'il eût été à l'armée, il ne pouvait entrer dans la pensée de personne de confier la puissance à un homme qui était pour ainsi dire idiot ; il était également impossible de songer à donner, le diadème à quelqu'un qui n'avait aucun droit à la royauté, tel que Parménion, ou son fils, ou quelque autre des généraux ; le Lynceste pouvait paraître aux conjurés d'autant plus à même de succéder à Alexandre qu'on pouvait penser qu'Antipater, dont il fallait tenir un compte tout particulier, se laisserait gagner au nouvel ordre de choses par l'élévation de son gendre. C'est peut-être le cas de remarquer qu'Antipater, aussitôt qu'il eut connaissance des événements qui avaient eu lieu à Prophthasia et à Ecbatane, semble avoir fait des démarches qui, sans cet enchaînement de circonstances, eussent été incompréhensibles ; on raconte qu'au lieu d'exécuter les ordres d'Alexandre, c'est-à-dire de châtier les Étoliens de la manière la plus sévère pour avoir détruit la ville d'Œniadæ dévouée aux Macédoniens, il entama secrètement des négociations avec eux[33]. Cette précaution n'eut pas d'autre effet pour le moment ; mais elle ne resta pas ignorée du roi[34] et elle excita, croit-on, sa défiance d'une façon qui devait se manifester plus tard, bien que ce fût seulement au bout de plusieurs années.

Ainsi se termina cette déplorable affaire, déplorable bien que la sentence portée contre Philotas fût juste et que le meurtre de Parménion fût devenu une nécessité politique. Ce n'est pas atténuer l'odieux de ces exécutions que de dire avec les auteurs que Philotas, malgré sa bravoure personnelle et son habileté militaire, était violent, égoïste, insidieux ; que son père l'avait lui-même averti d'être plus prudent et moins orgueilleux, et encore moins d'alléguer que Parménion, même pour des questions de service, s'était déjà attiré des reproches multipliés de la part du roi. Que le roi se soit cru obligé d'exiger l'obéissance la plus rigoureuse de la part de ses officiers supérieurs, et de serrer les rênes de la discipline avec d'autant plus de vigueur qu'on était en pleine guerre, toujours est-il que le fait de trouver à punir dans le cercle de ses officiers supérieurs et de croire le châtiment nécessaire était un symptôme significatif de l'état de son armée et une première brèche de mauvais augure dans l'instrument de sa puissance, jusque-là si fort et si tranchant, qui était la seule garantie de ses succès et de son œuvre. Avec son énergie et ce génie du commandement qui lui était propre, il aura su enrayer l'effet dissolvant de ces événements et remettre promptement et complètement les troupes dans sa main[35] ; mais que Philotas, que Parménion manquassent à cette armée, c'était et ce devait être toujours une perte irréparable, une tache qu'on n'effacerait plus.

Nous n'examinerons pas ici s'il faut considérer comme une conséquence des événements précités les changements apportés à l'organisation de l'armée, changements dont une partie au moins s'est effectuée pendant le repos de cet hiver, ou si la raison en est que la tâche de l'armée avait elle-même changé.

Depuis la mort de Darius, il n'y avait plus, dans le territoire ayant appartenu jusque-là à la Perse, d'armée ennemie organisée ; il pouvait bien y avoir encore çà et là des masses levées à la hâte et conduites en campagne, mais elles n'avaient plus rien du caractère de l'armée royale sur laquelle Alexandre avait calculé le mécanisme de son armée d'opérations au commencement de la lutte ; elles n'avaient plus ni les troupes de la cour des Grands-Rois et les cardaques, ni un noyau de mercenaires grecs et leur habitude des manœuvres. La guerre allait maintenant surtout se poursuivre sous forme de lutte contre des masses isolées, avec lesquelles il faudrait employer l'attaque par surprise et la poursuite rapide, tout ce qui caractérise la petite guerre. Il fallait que les corps de troupes fussent disposés de telle sorte qu'on pût facilement en formel ; des armées en petit ; elles devaient être plus mobiles, devenir dans leur tactique encore plus agressives que jusqu'alors : les troupes légères devaient prendre plus d'extension encore. Enfin, il était nécessaire de prendre des mesures afin qu'on pût utiliser des levées faites en Asie même, non seulement pour grossir la masse de l'armée, mais encore comme une compensation qu'on avait sous la main, à mesure qu'on s'éloignait davantage des recrues qu'on tirait de la patrie.

Déjà, l'hiver précédent, les huit escadrons de la cavalerie avaient été divisés chacun en deux loches, dont chacune fut confiée à un lochage ; maintenant ces loches furent réunies par huit en une hipparchie, de telle sorte que dorénavant il y eut dans cette grosse cavalerie deux régiments, s'il est permis d'employer cette expression moderne, comptant huit escadrons, d'effectif, il est vrai, plus faible. Clitos, fils de Dropidas, dit le Noir, qui jusqu'ici avait conduit l'escadron royal de la cavalerie, obtint une des hipparchies ; Héphestion eut la seconde. Déjà, dans le cours de la campagne de l'année suivante, le nombre des hipparchies fut beaucoup augmenté[36]. Les cavaliers mercenaires, qui étaient arrivés à l'armée au nombre de quatre cents, sous les ordres de Ménidas, en 331, furent augmentés de la même façon, assez pour former plus d'une hipparchie[37]. On avait déjà aussi formé un corps d'acontistes à cheval, sans qu'on puisse dire quel en était l'effectif[38].

Les changements non moins importants qu'on remarque dans l'infanterie durant la campagne de l'Inde semblent avoir été accomplis aussitôt après que l'armée eut reçu de Bactriane des renforts considérables. Déjà, à Persépolis, le roi avait envoyé dans les satrapies l'ordre de lever des troupes de jeunes gens, 30.000 hommes en tout, qui devaient être formés au service à la façon macédonienne et faire ensuite partie de l'armée en qualité d'épigones[39]. Mais bientôt après, lors du séjour de deux ans qu'il fit dans les contrées de la Bactriane, il prit au service des Bactriens, des Sogdianiens, des Paropamisades et autres peuples, particulièrement comme cavaliers.

En un mot, l'armée du roi, qui jusque là s'était composée de Macédoniens, d'Hellènes et de Barbares européens, commença à se développer avec le caractère hellénistique qu'Alexandre voulait donner à son empire. Partout, dans les centres des satrapies, des garnisons gréco-macédoniennes plus ou moins fortes restaient en arrière, s'établissaient d'une façon durable et transformaient ainsi une installation purement militaire en communes civiles et en cités à la mode hellénique, tandis que les Asiatiques enrégimentés dans l'armée devaient aussi commencer à s'helléniser par la vie en commun et la discipline militaire.

Cette armée n'était donc plus simplement un corps guerrier ; elle comportait encore d'autres éléments et d'autres fonctions ; elle formait à elle seule un monde tout à fait particulier. Le camp était en même temps la cour ; il renfermait l'administration centrale de l'immense empire et les grands services civils, les caisses, les bureaux d'intendance, les provisions d'armes et d'habillements pour l'armée, de vivres pour les hommes et les animaux, le service des hôpitaux. Avec l'armée marchaient des négociants, des artisans, des fournisseurs, des spéculateurs de toute sorte, et un bon nombre de lettrés qui n'étaient pas tous destinés à l'instruction des jeunes seigneurs. Il y avait aussi des hôtes de Grèce et d'Asie, prêtres et laïques ; elle ne devait pas manquer non plus de traîner à sa suite une troupe de femmes ; enfin, si le Lynceste Alexandre, qui était prisonnier depuis ce qui s'était passé en Pisidie, suivait l'armée, on n'avait pas dû non plus laisser en arrière Arrhidée, le bâtard idiot de Philippe. En un mot, ce camp doublé d'une cour était pour ainsi dire la capitale mobile de l'empire, son centre de gravité et de force, d'où partait une impulsion énergique qui, en se transportant d'un pays à l'autre, faisait sentir le poids de sa puissance aussi bien lorsqu'il s'arrêtait que lorsqu'il s'acheminait plus loin.

C'est peut-être ici le lieu d'examiner encore une autre question que semble amener la nature des choses. L'habillement des troupes d'Alexandre répondait au climat et aux habitudes de leur patrie ; était-il aussi bien approprié aux convenances toutes différentes de l'Iran, du Touran, de l'Inde, aux fatigues de marches sans fin, aux changements aussi brusques qu'inévitables survenant dans l'alimentation, à l'ardeur du soleil, aux hivers passés dans les hautes montagnes, puis aux mois de pluies tropicales ? Le soin de la santé des hommes n'obligeait-il pas à garder la chaleur du corps par l'emploi de vêtements plus collants, de protéger le crâne contre les coups de soleil, d'envelopper les jambes[40], de garantir les pieds mieux que par des sandales ou des souliers bas, peut-être en adoptant la forme qui était en usage chez les peuples de ces pays ? N'est-ce pas là peut-être l'importation des modes asiatiques dont on à fait un reproche au roi ? Il faut avouer que, sur ces questions, comme sur beaucoup d'autres, nos documents incomplets ne donnent aucune réponse.

 

 

 



[1] C'est le chiffre donné par Plutarque (Alex., 47), — dans un passage. il est vrai, où le reste est puisé à la même source que les renseignements fournis par Quinte-Curce (VI, 8, 17) et Diodore (XVII, 74).

[2] Arrien cite les τάξεις de Cratère, d'Amyntas (III, 23, 2) et de Cœnos (III, 24, I) : il devait encore y avoir près du roi un autre régiment (celui de Perdiccas), car il n'était resté que 6.000 hommes à Ecbatane.

[3] On passe ici sous silence le récit du mécontentement, de la nostalgie de l'armée, de l'ardeur guerrière que réveille en elle la parole d'Alexandre (PLUTARQUE, Alex., 47. DIODORE, XVII, 74, et surtout CURT., VI, 8, 17), car Arrien ne dit mot de tout cela. Plutarque cite, il est vrai, une lettre du roi où il est fait allusion à cet incident ; mais la dite lettre sent la fiction et la rhétorique tout autant que le récit de Quinte-Curce. Il faut rapporter à la même origine l'histoire de la reine des Amazones Thamestris, que les auteurs précités intercalent ici. Plutarque (Alex., 46) nomme les auteurs qui la racontent, et parmi eux il n'y a qu'Onésicritos qui soit contemporain d'Alexandre.

[4] Le fait est attesté par Arrien (III, 25, 4). De même Strabon (XV, p. 724).

[5] Sur la situation de cette ville, voyez les détails donnés dans l'étude sur les villes fondées par Alexandre (à l'Appendice du tome III). Il y a trois routes qui mènent des défilés Caspiens vers l'est à travers le Khorassan : ce qui montre qu'il a pris celle du nord, c'est qu'il est parti de l'Hyrcanie. Comme il avait hâte d'arriver en Bactriane, il a dû prendre le chemin le plus court, et comme il voulait surprendre, il a dû éviter les routes toutes faites. Autrement, il lui aurait fallu, après avoir passé les montagnes, revenir sur Hécatompylos pour atteindre l'Ochos (Arios) par la route du midi, celle de Nischabour, ou par la route intermédiaire, celle qui passe à Djadjerm et Meschhed. Comme, d'après Arrien (III, 25, 1), Alexandre a traversé la Parthie pour aller de là à Sparte. Il a suivi à peu de chose près la route qu'indique Isidore de Charax et qui se dirige vers Susia en passant par Nisa-la-Parthe et la riche vallée de Kabouschan. WILSON (Ariana antique) a cru retrouver Susia dans Souzan, qui est marquée sur la carte de AL. BURNES entre Meschhed et, Hérat. Il est plus probable que Susia n'est autre que Toûz, l'antique cité de Djemschid, à quelques milles de Meschhed sur la route de Kabouschan, là où la route venant d'Hyrcanie rejoint celle qui vient de Schahroud.

[6] D'après Quinte-Curce (VI, 6, 36), il était arrivé 500 cavaliers grecs, 3.000 illyriens, 130 thessaliens, 300 lydiens et 2.600 fantassins lydiens. Ce renseignement est suspect d'exagération : il l'est doublement à cause de la mention qui y est faite de troupes illyriennes. Arrien dit : Alexandre se lança sur la Bactriane, ayant déjà autour de lui toutes ses forces ; il fut rejoint en route par Philippe venant d'Ecbatane. Évidemment, les troupes étaient arrivées à Susia en plusieurs colonnes de marche, et elles doivent avoir pris les grandes routes pour traverser les montagnes du Khorassan.

[7] Il n'est plus possible de déterminer l'emplacement des localités de cette région. En aucun cas, Artacoana (sur l'orthographe du nom, voyez MÜTZELL ad Curt., VI, 6, 34) ne saurait être Hérat : la description de Quinte-Curce, si tant est que la couleur locale y soit exacte (prærupta rupes est que spectat occidentem, VI, 6, 23), indique que la ville était dans une vallée orientée au nord, et non pas vers l'ouest, comme celle d'Hérat ; et Strabon dit que le pays a 2.000 stades de long sur 300 stades de large dans la plaine, ce qui indique que le principal district des Ariens se trouvait dans une vallée pourvue d'un cours d'eau. D'après Ptolémée (VI, 17) Articaudna est située 40' plus à l'ouest et 10' plus au nord que Alexandrie Areion ou Hérat : comme Alexandre, au moment de son départ pour la Bactriane, se trouvait à 600 stades de cette forteresse (ARRIAN, III, 25, 6), il a dû se diriger sur Merv-roûd.

[8] HERBELOT, II, p. 240. SAINTE-CROIX, p. 822, etc. Ammien Marcellin (XXIII, 6, 69) dit que l'on va en bateau d'Alexandrie à la mer Caspienne : la distance qu'il donne, 1.500 stades, est trop faible, mais il n'y a pas lieu de mettre en doute le fait lui-même, car d'une part, Strabon (XI, p. 509) dit que l'Hyrcanie est arrosée par l'Ochos jusqu'à son embouchure et que Nisæa se trouve sur le bord du fleuve, et, d'autre part, Ptolémée indique avec précision les deux embouchures de l'Ochos et de l'Oxos. Il semble bien que cet Ochos des anciens était formé par la réunion de la rivière de Merv-roûd et de la Tedjend, cette dernière formée elle-même par la rivière de Hérat et celle de Meschhed, tandis qu'aujourd'hui les deux cours d'eau se perdent dans le désert avant de se rejoindre.

[9] Arrien ne prononce pas ce nom : cependant on a de bonnes raisons de l'accepter pour la capitale des Zaranges. WILSON (Ariana antique, p. 154) retrouve la vieille capitale de la Drangiane à Peschaveroun, sur la route de Douschak à Fourrah : d'autres opinions ont été relevées par SPIEGEL (op. cit., II, p. 451). J'ai pris jadis Fourrah pour l'ancienne Prophthasia ; mais la connaissance plus exacte qu'on a aujourd'hui des cours d'eau tributaires du lac d'Aral ne permet pas de considérer la rivière de Fourrah comme celle qu'a suivie Alexandre : la première qu'il a rencontrée dans cette marche est l'Ardekan, dont KHANIKOFF a longé le cours.

[10] Les textes concernant les Évergètes ont été rassemblés par les commentateurs de Quinte-Curce (VII, 3) : leur nom primitif était Ariaspes (Ariens-cavaliers), leur pays était arrosé par le fleuve Étymandros (ARRIAN, IV, 6, 6), l'Hindmend moderne. Ce fleuve coule à travers le désert, encaissé dans une vallée étroite bordée de rochers : c'est seulement à l'approche du lac d'Aral que les roches à pic s'écartent et donnent accès dans un pays fertile et riant où l'on retrouve encore aujourd'hui les ruines de plusieurs grandes villes, de canaux et d'aqueducs. C'est là probablement qu'il faut chercher le séjour des Ariaspes.

[11] ARRIAN, III, 27, 5.

[12] D'après Quinte-Curce, on leur donna pour satrape le secrétaire privé de Darius : suivant-Diodore, ils furent gouvernés par Tiridate en commun avec les Gédrosiens : suivant Arrien, ils restent libres.

[13] Plus tard, on trouve ordinairement associés les satrapies d'Arachosie et de Gédrosie d'une part, l'Arie et la Drangiane d'autre part ; et il ressort d'un passage de Quinte-Curce (IX, 10, 20) que le satrape d'Arachosie reçut également le gouvernement des Gédrosiens mentionnés dans le texte. Les Dranges (Drangiens) et Zaranges sont certainement le même peuple : les indications fournies par Strabon sur l'habitat de toutes ces tribus sont si précises qu'il ne peut rester d'incertitude sur leur position géographique.

[14] Alexandre parait avoir fondé ici une ville portant son nom (cf. l'Appendice du tome III).

[15] Ce sont les défilés de Kelat et d'Ourghoundab (voyez SULTAN BABER, Mém., p. 171. 224 etc. ; CHEREFFEDDIN, II, c. 47, p. 366).

[16] ARRIAN, III, 28, 1. Quinte-Curce (VII, 3, 5) donne le chiffre des soldats.

[17] D'après les traditions de l'Orient, telles qu'on les trouve dans Férishta, Aboul-Gazi etc. (Cf. ELPHINSTONE, Cabul, II, p. 152, trad. Rühs), Kandahar, dont il s'agit ici, doit être considérée comme une ville fondée par Alexandre, et les objections de WILSON (Asiat. Researches, XV, p. 106) ne paraissent pas avoir ébranlé encore cette opinion.

[18] D'après LASSEN (Ind. Alterth. I2, 27, note 4), le nom de la montagne est Paropa-nischadha, la montagne basse, par opposition à la montagne haute, Nischada, nom que l'on donne à la haute crête de l'Hindou-Kousch. Le texte babylonien de la grande inscription de Darius donne Parupara-'isana : par conséquent, la plus correcte des nombreuses variantes de ce nom dans les auteurs grecs doit être celle de Ptolémée, qui écrit Παρπάνισος. Cependant j'ai cru bon de m'en tenir à l'orthographe consacrée. On voit par l'intéressante description de BABER (op. cit., p. 209) quelle quantité de neige il tombe en hiver dans ces régions. Strabon (XV, p. 724) dit que le roi a fait route δία τών Παροπαμισαδών ύπό Πλειάδος δύσιν ; ce renseignement fait paraître impossible ce que dit Quinte-Curce (VII, 3, 4), à savoir qu'Alexandre a séjourné 60 jours chez les Évergètes.

[19] ARISTOTE, fr. 81, ap. PLUTARQUE, De Alex. s. virt. s. fort., I, 6. L'authenticité contestée de ce fragment est mise, ce semble, hors de doute par la citation identique au fond que Strabon emprunte à Ératosthène. L'expression συνεβουλεύεν employée par l'auteur de l'opuscule sur la fortune d'Alexandre se combine sans le moindre effort avec une phrase de Cicéron qui fait allusion à l'écrit aristotélique d'où a été tiré le passage en question : Cicéron, écrivant à Atticus (XII, 40, 2), parle du projet qu'il a d'adresser un écrit à César victorieux. Il abandonne plus tard son idée (XIII, 31), puis il y revient encore (XIII, 28, 2). Cet opuscule πρός Άλεξανδρον, que Cicéron avait sous les yeux, n'était pas un dialogue.

[20] ARISTOTE, Polit., VII, 7, 1.

[21] ARISTOTE, Polit., III, 13, 8.

[22] Polybe (XII, 22), reprenant Timée qui avait reproché à Callisthène la glorification d'Alexandre, dit : qu'il reçut d'Alexandre un juste châtiment pour lui avoir corrompu le cœur autant qu'il était en lui..... Enfin il répète que ce philosophe... a reçu des dieux la légitime punition de son impiété.

[23] ARISTOTE, Polit., VII, 14 sub fin.

[24] ARISTOTE, Polit., VII, 14, 15.

[25] ARISTOTE, Polit., V, 10, 22 — Ibid., V, 10, 5.

[26] PLUTARQUE, Alex., 45.

[27] PLUTARQUE, Alex., 39.

[28] D'après Plutarque, Dimnos, s'étant débattu avec rage pour ne pas aller en prison, fut transpercé par celui qui avait reçu l'ordre de l'arrêter : le fait, s'il n'est pas controuvé, atteste doublement la grandeur du péril, car en ce cas, c'est que l'officier chargé de l'arrestation s'est hâté de faire disparaître, dans l'intérêt de Philotas, l'homme dont la déposition pouvait tout dévoiler.

[29] Quinte-Curce (VI, 8, 20) veut que le vétéran Atharrias ait été chargé de cette mission, ce qui ne rend pas son récit plus croyable.

[30] D'après Quinte-Curce, il y avait six mille Macédoniens présents : autour d'eux se pressaient des valets, palefreniers... etc. : le reste des troupes devait être dispersé dans des cantonnements.

[31] Il s'agit probablement ici de dénonciations comme celle que, suivant Plutarque (Alex., 38), la belle Antigone de Pydna, prise à Damas et ensuite maîtresse de Philotas, avait, fait parvenir au roi par l'entremise de Cratère et avait ensuite réitérée de vive voix à Alexandre.

[32] DIODORE, XVII, 80. Avec les renseignements dont nous disposons, il n'est plus possible de savoir si la procédure a été conduite suivant les régies de droit qui en temps ordinaire étaient appliquées même en Macédoine, ou si, pour l'armée en campagne, il y avait une justice militaire plus sévère et plus expéditive.

[33] PLUTARQUE, Alex., 49.

[34] Peut-être y eut-il un rapport envoyé par Olympias.

[35] On peut compter parmi ces expédients le τάγμα άτάκτων (DIODOR., XVII, 80. CURT., VII, 2, 35) dans lequel furent relégués les mécontents et les raisonneurs.

[36] Suivant Arrien (III, 29, 7), Ptolémée reçoit un corps dans lequel il y a τών έταίρων ίππαρχίαι τρεϊς. On voit déjà par là qu'il ne s'agissait pas simplement de remplacer la cavalerie thessalienne libérée du service. Plus tard, il est fait mention (ARRIAN, IV, 4, 7) d'un autre corps dans lequel il y a également trois hipparchies d'hétœres : lors de la campagne dans l'Inde, on énumère six hipparchies avec les noms de leurs hipparques d'après le texte d'Arrien (IV, 22, 7. Cf. 23, 1 et 24, 1), on peut admettre six hipparchies, non compris l'agéma.

[37] Suivant Arrien (IV, 4, 6), l'attaque contre les Scythes est exécutée par μία ίππαρχία τών ξένων et quatre escadrons de sarissophores : on voit un détachement (ARRIAN, IV, 3,7) auquel on adjoint, en fait de cavalerie, 60 hétœres et 800 τών μισθοφόρων.

[38] ARRIAN, III, , 24, 1. IV, 17, 3. V, 11, 3 etc.

[39] ARRIAN, VII, 6, 1. PLUTARQUE, Alex., 47. SUIDAS, s. v. Βασιλείοι παίδες.

[40] On voit par la colonne Trajane que, dans la campagne de Dacie, le soldat romain portait des pantalons, et on sait par Josèphe qu'il portait des souliers garnis de clous.