HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE DEUXIÈME. — CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Préparatifs des Perses. — La flotte perse sous Memnon et les Grecs. —Alexandre franchit le Taurus. — Occupation de la Cilicie. — Bataille d'Issos. — Le manifeste. — Effervescence en Grèce. — Siège de Tyr. — Conquête de Gaza. — Occupation de l'Égypte.

Du côté des Perses, la nouvelle de la bataille du Granique avait été reçue avec plus de dépit que d'inquiétude. On ne se rendait pas compte de l'importance réelle de l'agression entreprise par les Macédoniens, ni par conséquent des dangers qui menaçaient le royaume ; on attribuait le succès d'Alexandre à l'heureuse chance d'un fou téméraire ; on l'imputait aux fautes qui l'avaient facilité ; il suffisait d'éviter ces fautes pour écarter tout danger ultérieur et mettre un terme aux succès des Macédoniens. Il semblait que ce qui avait surtout causé la défaite du Granique, c'était le défaut d'unité et de plan dans la direction de l'armée. On aurait dû, on le reconnaissait maintenant, suivre le conseil de Memnon ; c'est lui qui aurait dû conduire lui-même l'armée dès le commencement ; aussi remit-on entre ses mains seules, du moins à partir de ce moment, le commandement illimité de toutes les forces de terre et de mer relevant de la Perse dans les satrapies d'Asie-Mineure.

Il semblait en effet qu'on dût trouver dans cet Hellène un adversaire redoutable pour le roi de Macédoine ; sa défense opiniâtre d'Halicarnasse montrait déjà son talent et son énergie ; puis, chassé comme il l'était de tous les points de la côte sans exception, mais favorisé par le licenciement de la flotte macédonienne, il avait formé le projet de couper les relations d'Alexandre avec l'Europe, d'aller porter en Grèce les hasards de la guerre et de détruire dans sa racine la puissance d'Alexandre en s'unissant avec les nombreux ennemis que les Macédoniens avaient dans ce pays. Il avait une flotte puissante de vaisseaux phéniciens et cypriotes, plus dix navires lyciens, dix de Rhodes et trois des villes ciliciennes de Mallos et de Soles ; la forteresse maritime d'Halicarnasse était encore en son pouvoir ; Rhodes, Cos et certainement toutes les Sporades étaient pour lui, ainsi que probablement les clérouques athéniens qui possédaient Samos ; les oligarques et les tyrans de Chios et de Lesbos n'attendaient que son aide pour mettre fin à la démocratie et à l'alliance avec les Macédoniens ; enfin les patriotes, en Grèce, espéraient qu'il rétablirait la liberté hellénique.

Memnon était parti avec la flotte de la rade d'Halicarnasse pour se rendre à Chios. Il s'empara de l'île par la trahison des oligarques qui précédemment l'avaient gouvernée, et à la tête desquels était Apollonide ; il y rétablit l'oligarchie qui lui en garantissait la possession[1]. Il fit voile vers Lesbos, où l'Athénien Charès était arrivé de Sigeion avec des mercenaires pour chasser de Méthymne le tyran Aristonicos. C'était ce même Charès qui avait salué Alexandre avec tant de soumission lors de son .débarquement à Sigeion : il demanda à Memnon de ne pas le troubler dans son entreprise ; mais le général perse arrivait comme un ami paternel et un hôte du tyran ; il chassa facilement de l'île l'ancien stratège attique[2]. Déjà les villes de Lesbos s'étaient soumises à lui ; mais la plus importante, Mitylène, était restée fidèle à son alliance avec Alexandre, et, confiante dans la garnison macédonienne qu'elle avait reçue, elle avait repoussé sa sommation. Memnon en commença le siège et la pressa de la façon la plus vigoureuse. Entourée du côté de la terre par un mur et par cinq camps, sur mer par une escadre qui bloquait le port tandis qu'une autre surveillait la route de la Grèce, privée de tout espoir de secours, la ville se trouva réduite à l'extrémité. Déjà des ambassadeurs arrivaient des autres îles vers Memnon ; l'anxiété régnait dans l'Eubée, dont les villes, dévouées à la cause macédonienne, craignaient de le voir arriver à bref délai ; les Spartiates étaient prêts à se soulever. Ce fut à ce moment que Memnon tomba malade ; après avoir remis, jusqu'à plus ample décision du Grand-Roi, son commandement aux mains de Pharnabaze, son Neveu et le fils d'Artabaze, il descendit au tombeau, trop tôt sinon pour sa gloire, du moins pour les espérances de Darius.

Lorsque le Grand-Roi reçut le message qui lui annonçait la mort de Memnon, il convoqua, dit-on, un conseil de guerre ; il était indécis s'il devait envoyer, contre l'ennemi qui s'avançait sans relâche, les satrapes les plus voisins, ou s'il devait aller à sa rencontre en personne, à la tête de l'armée royale[3]. Les Perses lui conseillaient de conduire lui-même en campagne l'armée qui était déjà rassemblée ; sous les yeux du Roi des rois, l'armée saurait vaincre, et une seule bataille suffirait pour écraser Alexandre. Mais l'Athénien Charidème, qui avait été proscrit par Alexandre et qui pour ce motif avait été deux fois le bienvenu près du Grand-Roi, fut d'avis, comme Darius lui-même, qu'il fallait être circonspect, ne pas tout risquer sur un coup de dés, ne pas exposer l'Asie au seuil même de l'Asie ; on devait réserver le ban du royaume et la présence du Grand-Seigneur pour le dernier danger, auquel on n'arriverait pas si l'on savait tenir tête avec adresse et prudence à la folle témérité des Macédoniens : avec cent mille hommes, dont un tiers de Grecs, il se faisait fort d'écraser l'ennemi :Les Perses orgueilleux ripostèrent de la manière la plus vive, affirmant que de tels plans étaient indignes du nom des Perses et constituaient une injure gratuite à leur vaillance : que les suivre serait un indice des plus tristes soupçons, un aveu d'impuissance ; qu'au contraire la présence du Grand-Roi ne trouvait qu'enthousiasme et dévouement ; ils conjurèrent le roi indécis de ne pas confier la dernière planche de salut à un étranger qui n'avait d'autre but que de se faire placer à la tête de l'armée pour trahir le royaume de Cyrus. Charidème se leva tout en colère, les accusa d'aveuglement, de lâcheté, d'égoïsme ; ils ne connaissaient, disait-il, ni leur impuissance, ni la redoutable force des Grecs ; ils allaient précipiter dans la ruine le royaume de Cyrus, à moins que la sagesse du Grand-Roi ne suivît présentement ses avis. Le roi de Perse, sans confiance en lui-même et doublement défiant envers les autres, se sentit blessé dans sa fierté nationale ; il toucha la ceinture de l'étranger, et ses satellites entraînèrent le Grec pour l'étrangler. La dernière parole de Charidème au roi fut, dit-on, celle-ci : Tes regrets montreront ce que je valais ; mon vengeur n'est pas loin. Dans le conseil de guerre, on résolut de se porter contre les Macédoniens au moment où ils entreraient dans la Haute-Asie, avec le ban du royaume, sous la conduite du Grand-Roi en personne, et de prendre à la flotte le plus possible de mercenaires grecs, que Pharnabaze devait débarquer aussitôt que faire se pourrait à Tripolis, sur la côte de Phénicie. Thymondas, fils de Mentor, fut envoyé à Tripolis pour .recevoir ces troupes et les amener à l'armée royale, et en même temps pour conférer à Pharnabaze tous les pouvoirs qu'avait eus Memnon.

Pendant ce temps, Pharnabaze et Autophradate avaient continué le siège de Mitylène, et J'avaient heureusement terminé ; la ville s'était rendue, sous condition qu'en échange du rappel des bannis et de l'anéantissement des documents officiels relatifs à la ligue conclue avec Alexandre, la garnison macédonienne se retirerait librement, et que la ville rentrerait dans l'alliance des Perses selon les dispositions de la paix d'Antalcidas. Mais à peine les deux Perses furent-ils en possession de la ville qu'ils ne tinrent plus aucun compte du traité ; ils laissèrent dans la place une garnison sous les ordres du Rhodien Lycomède, installèrent comme tyran Diogène, un des anciens bannis, et firent sentir à Mitylène tout le poids du joug perse en lui imposant de lourdes contributions qui devaient être payées en partie par certains citoyens, en partie par la ville entière. Pharnabaze se hâta ensuite de transporter en Syrie les mercenaires[4] ; ce fut là qu'il reçut l'ordre de prendre le commandement en chef à la place de Memnon, dont les plans, il est vrai, étaient, pour ainsi dire, privés de leur ressort par la remise des mercenaires ; l'offensive prompte et efficace qui aurait enflammé Sparte, Athènes et toute la Grèce continentale n'était plus possible.

Toutefois, Pharnabaze et Autophradate tentèrent quelque chose en ce sens. Ils envoyèrent le Perse Datame dans les Cyclades avec dix trirèmes, firent voile eux-mêmes vers Ténédos avec cent vaisseaux, et contraignirent l'île, qui avait pris fait et cause pour les Hellènes, à revenir aux stipulations de la paix d'Antalcidas : c'est la formule dont on se servit cette fois encore. Il est évident qu'ils avaient en vue l'occupation de l'Hellespont.

Afin d'assurer au moins ses communications avec la Macédoine au moyen d'une flotte, Alexandre avait déjà envoyé Hégélochos dans la Propontide pour réunir des vaisseaux, avec ordre d'arrêter tous les navires qui venaient du Pont et de les armer en guerre[5]. Alcimachos fut envoyé à Athènes pour sommer les Athéniens de fournir en navires leur contingent fédéral et d'autoriser dans les ports attiques des armement de vaisseaux pour la flotte macédonienne ; mais il éprouva un refus[6]. Antipater fit rassembler par Protéas des vaisseaux tirés de l'Eubée et du Péloponnèse, pour observer l'escadre de Datame, qui déjà était à l'ancre devant l'île de Siphnos ; mesure d'autant plus nécessaire que les Athéniens avaient envoyé de nouveau des ambassadeurs au roi de Perse et qu'en apprenant que leurs navires de blé avaient été arrêtés à. leur retour du Pont et réquisitionnés pour la guerre contre la flotte perse, ils avaient résolu d'envoyer en mer une flotte de cent voiles, sous les ordres de Ménestheus, fils d'Iphicrate[7]. Hégélochos jugea prudent de relâcher les vaisseaux appartenant aux Athéniens, afin d'enlever à ceux-ci le prétexte dont ils allaient profiter pour joindre leurs cent trirèmes à la flotte des Perses. Les succès de Protéas vinrent d'autant plus à propos. Avec son escadre de quinze navires, il réussit non seulement à retenir devant Siphnos les vaisseaux perses, mais encore à les surprendre par une attaque adroite, de telle sorte que huit d'entre eux tombèrent entre ses mains avec leur équipage, tandis que les deux autres prenaient la fuite et, sous la conduite de Datame, allaient se réfugier près de la flotte occupée à croiser aux environs de Chios et de Milet et à piller les côtes[8].

Le plus grand danger qu'eût pu causer le plan de Memnon était ainsi écarté ; la prompte attaque de Protéas avait conjuré une défection des Grecs. Mais ces succès eux-mêmes ne démontraient-ils pas qu'Alexandre avait eu tort de licencier une flotte qu'il était forcé de réunir de nouveau au bout de six mois à peine ? Alexandre avait mesuré d'un coup d'œil sûr l'énergie et l'intelligence qu'il pouvait attendre des généraux perses, et il estimait ses alliés helléniques tels que l'événement les a montrés ; bien qu'ils fussent enclins à faire défection et prêts à réunir leurs vaisseaux à ceux des Perses, Antipater devait pouvoir les tenir en bride sur le continent : enfin, il n'était pas aussi difficile qu'on pourrait le croire de réunir à la hâte une nouvelle flotte, pour garantir les côtes contre un ennemi qui ne savait pas intervenir d'une façon décisive. Alexandre pouvait d'autant mieux poursuivre ses plans sans prendre souci de la guerre maritime, que chaque pas qu'il faisait en avant menaçait l'existence de la flotte ennemie elle-même, en lui enlevant les côtes de son propre pays. La prochaine campagne devait être consacrée à. mettre cette idée à exécution[9].

Les diverses fractions de l'armée macédonienne se réunirent à Gordion au printemps de 333. Du côté du sud, les troupes qui avaient fait la campagne d'hiver avec Alexandre arrivaient de Célænæ ; de Sardes, Parménion amenait la cavalerie et le train de la grande armée ; de Macédoine, les soldats nouvellement mariés revenaient de leur congé ; ils étaient accompagnés d'un nombre important de nouvelles recrues comprenant 3.000 Macédoniens à. pied et 300 à cheval, 200 cavaliers thessaliens et 150 cavaliers éléens, de sorte qu'Alexandre, malgré les garnisons qu'il avait laissées, n'avait guère moins d'hommes que lorsqu'il avait combattu sur le Granique[10]. Il est facile de se faire une idée de l'esprit de ces troupes d'après les succès qu'elles avaient remportés jusqu'alors et par ce qu'elles espéraient comme prix de nouveaux combats ; fières des victoires remportées et assurées de nouveaux triomphes, elles considéraient déjà l'Asie comme leur proie ; les soldats avaient pour garants du succès eux-mêmes, leur roi et les dieux.

Des envoyés d'Athènes vinrent aussi à Gordion pour demander au roi la mise en liberté des Athéniens qui avaient été pris à la bataille du Granique et avaient été envoyés prisonniers en Macédoine ; était-ce, par hasard, au nom de l'alliance jurée à. Corinthe et de leur fidélité aux obligations fédérales ? On leur répondit de revenir, si la prochaine campagne s'accomplissait heureusement.

La ville de Gordion, qui avait été autrefois la résidence des rois de Phrygie, conservait encore sur son acropole les palais de Gordios et de Midas, et le char qui avait fait jadis reconnaître Midas pour celui que les dieux avaient prédestiné au trône de Phrygie. Le joug de ce char était si artistement attaché par un nœud d'écorce qu'on ne pouvait voir ni le commencement ni la fin de la ligature ; il y avait un oracle qui disait que celui qui dénouerait le nœud obtiendrait l'empire de l'Asie. Alexandre se fit montrer l'acropole, le palais et le char ; on lui rapporta l'oracle ; il voulut l'accomplir et défaire le nœud ; mais c'est en vain qu'il chercha un bout de la corde : les assistants considéraient avec inquiétude ses efforts inutiles ; enfin le roi, tirant son épée, trancha le nœud ; tant bien que mal, l'oracle était accompli[11].

Le lendemain, l'armée se mit en marche et se dirigea vers Ancyre, sur le versant méridional de la chaîne de montagnes qui forme les limites de la Paphlagonie. Une ambassade des Paphlagoniens vint à Ancyre[12] pour offrir au roi la soumission de leur pays, à la condition qu'aucune troupe macédonienne n'entrerait dans la province ; le roi le promit, et la Paphlagonie resta sous l'autorité d'un dynaste indigène, ou peut-être sous la juridiction du gouverneur de la Phrygie d'Hellespont[13].

L'armée poursuivit sa marche vers la Cappadoce, au delà de l'Halys, à travers les territoires de cette grande satrapie qui s'étend jusqu'à l'Iris ; on les traversa sans résistance[14] et, bien que les contrées qui se trouvent au nord ne pussent être occupées, elles furent cependant données à Sabictas[15] comme satrapie macédonienne. Nous avons au moins un exemple[16] qui nous montre que le parti démocratique, dans les villes grecques du Pont, espérait être délivré par Alexandre. Toutefois, en attendant, le parti des Perses, comme à Sinope, ou la tyrannie, comme à Héraclée, y resta au pouvoir. Alexandre ne devait pas différer des entreprises plus considérables pour aller s'emparer des côtes éloignées du Pont ; il se dirigea vers les côtes de la Méditerranée[17]. Le chemin qu'il prit conduisait au versant nord du Taurus, vers les défilés ciliciens situés au-dessus de Tyane, que Cyrus le Jeune avait traversés quelque soixante ans auparavant avec ses dix mille Grecs[18].

Alexandre trouva les hauteurs occupées par des postes considérables. Laissant camper le reste de l'armée, il s'avança lui-même avec les hypaspites, les archers et les Agrianes, vers l'heure de la première veille, pour surprendre les ennemis dans l'obscurité de la nuit. A peine les gardes l'eurent-ils entendu s'approcher qu'ils prirent la fuite en toute hâte, abandonnant le défilé qu'ils auraient pu barrer sans grande peine, s'ils ne se fussent pas crus dans un poste perdu. Arsame, le satrape de Cilicie, semblait ne les avoir envoyés en avant que pour gagner du temps, pour piller et dévaster le pays et pouvoir se retirer en sûreté, après avoir fait un désert des pays qu'il laissait derrière lui, auprès de Darius qui déjà s'avançait des bords de l'Euphrate. Alexandre n'en mit que plus de hâte à traverser les défilés et à franchir le Taurus avec sa cavalerie et les corps les plus agiles parmi les troupes légères ; il y mit tant de promptitude qu'Arsame, qui n'avait cru l'ennemi ni si voisin, ni si prompt, prit la fuite en toute hâte sans avoir ravagé ni la ville, ni le pays, et sauva sa vie sans se douter que la mort devait si tôt l'atteindre.

Harassé par les veilles, les marches forcées et le soleil de midi d'une chaude journée d'été, Alexandre arriva avec ses troupes sur les bords du Cydnos, fleuve limpide et froid qui descend des montagnes vers Tarse. Désirant prendre un bain, il ôte rapidement casque, armure, habits, et se précipite dans le fleuve ; une fièvre chaude le saisit aussitôt, il s'évanouit : on le retire du fleuve à moitié mort et on le porte sans connaissance dans sa tente. Des convulsions, une Chaleur ardente, semblaient être les derniers signes de vie ; tous les médecins désespéraient de le sauver. Le retour de la connaissance ne fit qu'aggraver le mal ; les nuits sans sommeil, la tristesse d'une mort prochaine lui enlevaient ses dernières forces. Ses amis se désolaient ; l'armée se désespérait ; l'ennemi était proche ; personne ne voyait de moyen de salut. Enfin le médecin acarnanien Philippe, qui connaissait le roi depuis son enfance, offrit de lui préparer une boisson qui le soulagerait. Alexandre ne demandait rien qu'un prompt secours ; Philippe le lui promit. En ce moment, Alexandre reçut une lettre de Parménion qui lui recommandait la circonspection : le médecin Philippe avait, disait-on, reçu de Darius mille talents et la promesse d'un mariage avec une fille du Grand-Roi pour empoisonner Alexandre[19]. Le roi donna la lettre à son médecin, et, pendant que celui-ci la lisait, il vida la coupe. Le médecin lut sans se troubler ; il se sentait pur de toute faute ; il conjura le roi d'avoir confiance en lui et de continuer le traitement, l'assurant que bientôt ses souffrances auraient disparu ; il s'entretint avec lui de la patrie, de sa mère, de ses sœurs, de la victoire prochaine, des contrées splendides de l'Orient ; ses soins fidèles furent récompensés par un prompt rétablissement du roi ; Alexandre rentra dans les rangs de ses Macédoniens.

On redoubla de zèle pour pousser les opérations militaires. Dans la chaîne des satrapies perses, la Cilicie était l'anneau qui rattachait les satrapies extérieures à celles de la Haute-Asie. En s'emparant avec rapidité des cols du Taurus, Alexandre s'était rendu maître du poste le plus fort qui défendît l'empire perse contre l'Occident ; il fallait qu'il s'assurât de tout le versant méridional de la chaîne pour pouvoir prendre et garder le territoire où se trouvait un second passage traversant l'Amanos du côté de la Syrie. Tandis que Parménion, avec les mercenaires, les troupes alliées, les escadrons thessaliens et les Thraces de Sitalcès, s'avançait dans la direction de l'est pour s'emparer des défilés qui conduisent dans la Haute-Asie, le roi marcha vers l'ouest pour s'assurer de la route de Laranda et d'Iconion, et de la région qu'on appelle Cilicie âpre, région dont les habitants, des peuplades libres adonnées au brigandage comme leurs voisins de Pisidie, pouvaient facilement couper ses communications avec l'Asie-Mineure.

Il partit de Tarse pour Anchiale, ville fondée par le roi d'Assyrie, Sardanapale, dont elle conservait une statue avec cette singulière inscription : Sardanapale a fondé en un jour Anchiale et Tarse : pour toi, étranger, mange, bois, aime ; tout ce que l'homme a de plus ne vaut pas la peine qu'on en parle. Il se dirigea ensuite sur Soles, la patrie des solécismes. Bien que grecque d'origine, cette ville était tellement attachée à la cause des Perses, qu'Alexandre non seulement y laissa une garnison, mais frappa les habitants d'une contribution de deux cents talents d'argent. Il fit de là une incursion dans la Cilicie âpre avec trois phalanges, les archers et les Agrianes ; en sept jours, il acheva de soumettre les montagnards, partie de gré, partie de force, de sorte que ses communications avec les provinces de l'ouest furent assurées. Il revint à Soles, où il reçut la nouvelle qu'Othontopatès, qui tenait encore la forteresse maritime d'Halicarnasse, avait été vaincu dans un combat acharné et que plus de mille hommes avaient été faits prisonniers. Pour célébrer l'heureuse issue de la campagne et la guérison du roi, on donna des fêtes de toutes sortes à Soles. Le spectacle du grand sacrifice qui fut offert à Asclépios, du défilé triomphal de toute l'armée réunie, de la retraite aux flambeaux, des concours gymniques et jeux d'adresse, dut réveiller dans l'esprit des Soliens, qui avaient presque oublié les mœurs de la Grèce, le souvenir de leur patrie et de leurs aïeux. Maintenant le temps des Barbares était passé ; la vie hellénique rentrait dans ces contrées longtemps asservies ; elles se glorifiaient maintenant de leur origine hellénique, jadis oubliée et méprisée au milieu de la barbarie asiatique. Alexandre donna aux Soliens une constitution démocratique, et, quelques semaines plus tard, aussitôt après la bataille décisive d'Issos, il envoya l'ordre de leur remettre la rançon imposée et leurs otages[20].

De retour à Tarse, le roi fit avancer sa cavalerie sous la conduite de Philotas à travers la plaine d'Aléa, au bord du fleuve Pyramos, tandis qu'il se dirigeait lui-même avec le reste de l'armée, le long de la côte, vers Mallos en passant par Magarsos. Ces deux villes conservaient encore des souvenirs helléniques auxquels Alexandre put faire appel : à Mallos en particulier, le peuple, à l'approche d'Alexandre, s'était soulevé contre ceux qui l'avaient opprimé jusqu'à ce jour ; la lutte sanglante entre le parti des Perses et celui du peuple ne se décida et ne s'apaisa qu'à l'apparition d'Alexandre. Celui-ci fit remise à la ville, qui tirait son origine d'Argos comme la famille royale de Macédoine, du tribut qu'elle avait dû payer jusqu'alors au Grand-Roi, lui donna la liberté et institua une fête héroïque en l'honneur d'Amphilochos d'Argos, son fondateur[21].

Pendant qu'Alexandre était encore à Mallos, il reçut la nouvelle que le roi Darius s'était avancé de l'Euphrate avec une formidable armée, et qu'il était déjà depuis quelque temps à Soches, ville de Syrie, à deux jours de marche des défilés[22]. Alexandre convoqua aussitôt un conseil de guerre ; tous furent d'avis qu'il fallait s'avancer à la hâte, traverser les défilés et attaquer les Perses n'importe où on les trouverait. Le lendemain, le roi commanda de se mettre en marche et se dirigea vers Issos, en contournant le golfe qui s'avance profondément dans les terres.

Deux chemins conduisent d'Issos en Syrie ; le plus malaisé se dirige d'abord au nord (vers Topra Kalessi), puis tourne à l'est et franchit par des gorges et des cols les monts Amaniques. Alexandre ne choisit pas celui-ci : ses soldats seraient arrivés en face de l'ennemi doublement fatigués par une série de montées et de descentes et par le mauvais état des chemins dans la région ; d'ailleurs il ne devait pas s'éloigner des côtes du golfe avant d'en être complètement maitre et de les avoir fermées aux vaisseaux ennemis. Laissant les malades à Issos, où ils étaient plus en sûreté sur les derrières de l'armée, il prit la route ordinaire, que les Grecs connaissaient par la description de Xénophon, celle qui se dirige au sud en côtoyant la mer, et, passant par les défilés appelés Portes de la plage, il arriva à la ville maritime de Myriandros, non loin de l'entrée des principaux défilés de Syrie (portes de Bailân), avec l'intention de déboucher dans la plaine de Syrie dès le lendemain et de se diriger vers Soches. On était aux premiers jours de novembre[23], et un violent orage éclata pendant la nuit ; le vent et la pluie empêchèrent de donner le signal du départ, et l'armée resta dans le camp de Myriandros, à environ trois milles au sud des Portes ; on espérait atteindre en peu de jours l'ennemi dans la plaine de Soches et livrer une bataille décisive.

La rencontre des deux armées devait être décisive en effet. Celle des Perses comptait les hommes par centaines de mille, parmi lesquels 30.000 mercenaires grecs qui avaient débarqué récemment sous les ordres de l'Acarnanien Bianor et du Thessalien Aristomède ; parmi les troupes asiatiques, il y avait environ cent mille fantassins pesamment armés (cardaques), et les cavaliers perses portant cuirasse. Darius se confiait dans ces forces, dans son bon droit, dans sa renommée guerrière ; il en croyait volontiers les orgueilleuses assurances de ses grands et, dit-on, un songe qu'il avait eu peu de temps avant son départ de Babylone et que les Chaldéens avaient expliqué dans un sens assez favorable : il avait vu le camp macédonien à la lueur d'un immense incendie et le roi de Macédoine qui chevauchait, vêtu en prince perse, dans les rues de Babylone ; puis cheval et cavalier avaient disparu. Ainsi rassuré sur l'avenir, il avait passé l'Euphrate ; environné de tout l'éclat guerrier d'un Roi des rois, accompagné de sa maison royale et du harem, des harems des satrapes et des princes perses, de bandes d'eunuques et de muets, d'une caravane sans fin de chariots élégants pour les centaines de mille hommes sous les armes, de riches baldaquins, d'un train bruyant, il campait maintenant près de Soches ; c'était là, dans cette vaste plaine où il avait tout l'espace pour développer l'écrasante supériorité de son armée et pour employer efficacement la masse de ses cavaliers, qu'il voulait attendre l'ennemi afin de l'anéantir.

Ce dut être Arsame qui, s'enfuyant de Cilicie, apporta le premier dans le camp la nouvelle de l'approche d'Alexandre et de sa marche en avant ; d'après ce qu'il annonçait, l'ennemi semblait vouloir traverser les défilés de l'Amanos. Chaque jour on s'attendait à voir s'élever du côté de l'ouest des nuages de poussière. Les jours se passaient les uns après les autres et l'on devint indifférent pour un danger qui n'arrivait pas ; on oubliait ce qu'on avait déjà perdu ; on raillait l'ennemi qui n'osait pas quitter l'étroite bordure du littoral, pressentant bien que le sabot des chevaux perses suffirait pour écraser sa puissance. Darius n'écoutait que trop volontiers les présomptueuses paroles de ses grands : le Macédonien était intimidé par l'approche des Perses ; il n'avancerait pas au delà de Tarse ; il fallait l'attaquer ; on allait l'exterminer. C'est en vain que le Macédonien Amyntas essayait de les contredire : il répétait qu'Alexandre ne marcherait que trop tôt à la rencontre des Perses, que son retard était précisément l'indice d'un danger doublement redoutable ; à aucun prix, disait-il, il ne fallait s'aventurer dans les vallées étroites de la Cilicie ; la plaine de Soches était le champ de bataille le mieux approprié aux forces des Perses ; là le nombre pouvait vaincre ou du moins se sauver en cas de défaite[24]. Mais Darius, plein de méfiance pour l'étranger qui avait trahi son roi, et poussé en avant par les flatteries de ses grands, par son propre désir, enfin par l'inquiétude d'une âme faible et par son destin, résolut de lever le camp de Soches et d'aller chercher l'ennemi qui l'évitait. Les équipages inutiles, les harems, la plus grande partie du Trésor, tout ce qui pouvait entraver la marche fut envoyé à Damas, sous la conduite de Cophène, frère de Pharnabaze, tandis que le roi, pour éviter le circuit par Myriandros, s'avançait vers la Cilicie par les défilés de l'Amanos et arrivait à Issos. Cela se passait le jour même où Alexandre était parti pour Myriandros. Les Perses trouvèrent à Issos les malades de l'armée macédonienne, qu'ils firent périr dans de cruels supplices. Les Barbares, tout joyeux, se figuraient qu'Alexandre fuyait devant eux ; ils croyaient avoir coupé ses communications avec son pays ; ils étaient certains de sa ruine. Les troupes se mirent en route sans délai pour poursuivre les fuyards.

Sans aucun doute, la retraite d'Alexandre était coupée ; on l'a accusé d'imprévoyance pour ne point avoir occupé les portes Amaniques, pour avoir laissé Issos sans garnison et abandonné ses malades aux mains d'un ennemi cruel. Son armée entière, dit-on, aurait pu périr misérablement si les Perses avaient évité une bataille, s'ils avaient barré la mer avec leur flotte et la ligne de retraite d'Alexandre par une défensive opiniâtre, si, dès qu'il aurait fait un mouvement en avant, ils avaient inquiété sa marche avec leurs escadrons de cavalerie et l'avaient rendue doublement périlleuse en ravageant le pays, ainsi que Memnon l'avait conseillé. Mais Alexandre connaissait les forces militaires des Perses ; il savait que l'entretien de tant de centaines de mille hommes sur sa ligne de marche et dans l'étroite Cilicie devenait à la longue une impossibilité, que cette armée n'était rien moins qu'un tout organisé, qu'elle était incapable d'exécuter un ensemble de mouvements militaires pour l'enlacer et le prendre au filet, qu'au pis aller une série de marches promptes et hardies de son côté aurait forcé cette masse maladroite à reculer, l'aurait mise en désordre, ;disloquée et rendue incapable de se garantir contre la moindre surprise. Il ne pouvait pas non plus prévoir que les Perses abandonneraient un terrain qui leur était si favorable, et iraient jusqu'à s'engager au bord de la mer dans l'étroite bande de terrain qu'arrose le Pinaros.

Darius l'avait fait pourtant. Informé par des indigènes fugitifs qu'Alexandre était arrêté à quelques lieues à peine, de l'autre côté des défilés de la plage, et pas du tout en train de fuir, il dut se préparer à livrer bataille dans la plaine resserrée où il était campé et où il était maintenant forcé de laisser à l'ennemi l'avantage de l'attaque, car le temps lui manquait pour en faire sortir assez promptement son immense armée, et il n'osait la lancer marcher contre ces Thermopyles de la Cilicie. En effet, s'il eût été possible, par un stratagème quelconque, d'obliger le Grand-Roi à sortir de la plaine de Soches et à descendre vers la côte de Cilicie, Alexandre aurait risqué l'affaire avec joie, eût-elle dû lui coûter une perte plus grande encore que celle du lazaret d'Issos. La première rumeur qui se répandit de l'approche de Darius lui sembla tellement incroyable, qu'il envoya quelques officiers le long de la côte sur un yacht pour vérifier si réellement l'ennemi s'approchait.

Cette rumeur produisit un tout autre effet sur les soldats d'Alexandre ; ils avaient espéré rencontrer l'ennemi quelques jours plus tard en rase campagne, maintenant se produisaient des circonstances imprévues et pressantes ; l'ennemi se tenait sur leurs derrières ; il faudrait combattre dès le lendemain ; on allait être obligé d'arracher à l'ennemi, au prix d'une bataille, ce qu'on possédait déjà ; chaque pas sur le chemin du retour allait leur coûter du sang ; peut-être même les défilés étaient-ils déjà occupés et interceptés ; peut-être faudrait-il, comme jadis les Dix-Mille, se frayer une voie par l'intérieur de l'Asie pour rapporter au pays, au lieu de gloire et de butin, à peine la vie sauve ; et tout cela parce qu'on avait marché en avant sans circonspection ; on n'avait aucun souci du simple soldat, et, quand il était blessé, on l'abandonnait à son sort entre les mains de l'ennemi[25]. Telles et plus amères encore étaient les plaintes que faisaient entendre les soldats en préparant leurs armes et en aiguisant leurs lances, moins par découragement que parce que les choses tournaient autrement qu'ils ne s'y étaient attendus, et aussi par besoin de se soulager, en maugréant tout haut, du sentiment pénible qui saisit même les troupes les plus braves à l'approche d'une action décisive longtemps attendue.

Alexandre connaissait l'esprit de ses troupes ; il ne s'inquiéta pas de ces velléités d'insubordination que la guerre suscite et encourage. Aussitôt que les officiers qu'il avait envoyés l'eurent informé de ce qu'ils avaient vu et lui eurent dit que la plaine était couverte de tentes depuis l'embouchure du Pinaros jusqu'à Issos et que Darius était dans le voisinage, il convoqua les stratèges, les ilarques et les commandants des troupes alliées, leur communiqua les renseignements qu'il avait obtenus, leur démontra que la position que venait de prendre l'ennemi était, de toutes les chances qu'on pouvait imaginer, celle qui promettait le succès le plus certain : il ne fallait pas — ce sont les paroles que lui prête Arrien — que l'idée d'être tournés leur fît illusion ; il avaient trop souvent combattu avec gloire pour se laisser décourager par un danger apparent ; n'étaient-ce pas des troupes toujours victorieuses qui allaient à la rencontre de troupes toujours vaincues, des Macédoniens contre des Perses et des Mèdes, des guerriers éprouvés et blanchis sous les armes contre des Asiatiques efféminés dont la main depuis longtemps avait désappris à manier l'épée, des hommes libres contre des esclaves, des Hellènes combattant librement pour leurs dieux et leur patrie contre des Grecs dégénérés qui, pour quelques misérables dariques, avaient trahi et leur patrie et la gloire de leurs aïeux, la nation autochtone la plus belliqueuse et la plus libre de l'Europe contre les peuplades les plus méprisables de l'Orient, la force, en un mot, contre la faiblesse, la volonté la plus puissante contre l'impuissance la plus profonde, tous les avantages du terrain, de l'habileté militaire, de la bravoure contre des hordes perses ? l'issue du combat pouvait-elle donc être douteuse ? Et le prix de la victoire ! ce n'était plus une satrapie ou deux, mais le royaume des Perses ; ils allaient vaincre, non plus les bandes de cavaliers et de mercenaires rencontrées au Granique, mais l'armée de l'empire asiatique, non plus des satrapes persans, mais le roi des Perses ; après cette victoire, il ne leur resterait plus qu'à prendre possession de l'Asie et à se dédommager de toutes les fatigues qu'ils avaient endurées en combattant ensemble. Il leur rappela leurs hauts faits communs ; il énuméra les actions d'éclat que chacun d'eux avait accomplies en telle et telle circonstance, en les citant par leur nom[26]. En leur tenant ce langage, en leur disant tout ce que peut contenir la harangue d'un général vaillant pour enflammer de vaillants soldats, Alexandre parlait avec l'élévation, l'enthousiasme qui lui était propre. Pas un qui ne fût saisi par les paroles du jeune héros : ils se pressèrent autour de lui pour lui tendre la main avec un mot. énergique à l'appui. Tout de suite ils voulaient marcher, tout de suite combattre[27]. Alexandre les congédia avec l'ordre d'employer d'abord tous leurs soins à échauffer au point voulu le moral des troupes, puis d'envoyer en avant-garde quelques cavaliers avec des archers vers les Portes de la plage, enfin de se tenir prêts à marcher dès le soir avec le reste des troupes.

La soirée était avancée lorsque l'armée se mit en marche ; il était environ minuit quand elle arriva aux Portes. On fit halte au pied des rochers pour se reposer un peu, tandis qu'on faisait avancer les avant-postes à distance convenable, et le lendemain, à la première lueur du jour, on s'engagea à travers les défilés pour déboucher dans la plaine du littoral[28].

Cette plaine s'étend depuis les défilés de la plage sur environ cinq milles dans la direction du nord, jusqu'à la ville d'Issos. Fermée à l'ouest par la mer, à l'est par des montagnes en partie élevées, :elle s'élargit à mesure qu'on s'éloigne des défilés. Vers le milieu, où elle a plus d'un demi-mille de largeur[29], coule vers le sud-ouest un petit cours d'eau, le Pinaros (Deli-Tchai), dont la rive nord est en partie escarpée ; il sort au nord-est des montagnes, qui accompagnent son cours et projettent dans la plaine, le long de sa rive sud, un imposant contrefort, de sorte que la plaine se prolonge un peu avec le lit du Pinaros du côté des montagnes. A quelque distance au nord du petit fleuve commençait, le camp des Perses.

Aussitôt que Darius eut appris qu'Alexandre était revenu aux défilés de la plage, qu'il était prêt à offrir la bataille et que déjà il s'avançait, il fit mettre en ligne l'armée perse, aussi promptement et aussi bien qu'il put. A la vérité, le terrain, qui était fort resserré, n'était guère propre à faire valoir la supériorité du nombre, mais il n'en paraissait que mieux disposé pour une défensive tenace. Le Pinaros, avec sa rive escarpée et glissante, servait de rempart et de fossé derrière lequel la masse de l'armée devait se former. Pour pouvoir ranger ses troupes sans désordre, Darius fit traverser le fleuve à 30.000 cavaliers et à 20.000 hommes d'infanterie légère, avec ordre de se replier ensuite à droite et à gauche sur les ailes de la ligne. La ligne de l'infanterie légère était rangée de telle sorte que les 30.000 mercenaires helléniques, sous les ordres de Thymondas[30], formaient l'aile droite et 60.000 cardaques l'aile gauche ; on fit avancer plus loin, à gauche, jusque sur les hauteurs, 20.000 autres cardaques[31], destinés à mettre en péril l'aile droite d'Alexandre : aussitôt que les Macédoniens marcheraient vers le Pinaros pour attaquer, une partie au moins de ce corps se trouverait en arrière de leur aile droite. Du côté des Perses, l'étroitesse de l'espace ne permettait d'engager que les troupes d'élite ; le plus grand nombre, composé d'infanterie légère et pesante, se retira en colonnes derrière la ligne, de sorte qu'on pouvait amener sans cesse de nouvelles troupes sur le front de bataille. Lorsque tout fut. ainsi disposé, le signal de se replier fut donné aux escadrons de cavalerie envoyés en avant, et ils se séparèrent pour se porter à droite et à gauche sur les ailes ; mais le terrain semblait rendre impossible sur l'aile gauche l'emploi de la cavalerie : c'est pourquoi on reporta sur l'aile droite les escadrons d'abord envoyés de ce côté, de telle sorte que la cavalerie, qui formait la principale force des Perses, était alors rassemblée tout entière au bord de la mer, sous la conduite de Nabarzane. Darius lui-même, suivant la coutume des Perses, prit place sur son char de bataille au centre de la ligne, entouré d'un escadron de cavalerie formé par les plus nobles d'entre les Perses et commandé par son frère Oxathrès. Le plan de bataille était que l'infanterie devait garder ses positions derrière le Pinaros, et à cette fin on avait muni de retranchements les points les moins escarpés de la rive ; sur l'aile droite, au contraire, la cavalerie perse devait se porter de toute sa force contre l'aile gauche des Macédoniens, tandis que les troupes placées dans les montagnes devaient tomber sur les derrières de l'ennemi[32].

De son côté, Alexandre avait rangé ses troupes. Sa colonne de marche était composée de l'infanterie pesante, de la cavalerie et de l'infanterie légère qui sortaient l'une après l'autre du défilé. Dès que le terrain était devenu plus spacieux, il avait fait avancer la grosse infanterie à droite et à gauche, sur seize hommes de profondeur[33], en ordre de bataille. A mesure qu'on avançait, la plaine s'élargissait de plus en plus, de telle sorte que la cavalerie put aussi marcher sur deux lignes : à l'aile gauche, les alliés helléniques et les cavaliers enrôlés en Élide ; à l'aile droite, qui ordinairement engageait l'attaque, les cavaliers thessaliens et macédoniens. Déjà l'on apercevait dans le lointain la large ligne de l'armée des Perses ; à droite, on voyait les hauteurs occupées par des fantassins ennemis ; on distinguait de gros escadrons de cavalerie-qui, se détachant de l'aile gauche, filaient le long de la ligne de bataille pour aller se grouper à l'aile droite, où le terrain paraissait plus spacieux, et se préparer à faire une charge en masse. Alexandre donna l'ordre aux escadrons thessaliens de descendre au trot vers l'aile gauche, en se tenant derrière la ligne de bataille, afin que l'ennemi ne vît pas le mouvement, et d'aller se placer immédiatement après les archers crétois et les Thraces de Sitalcès, qui précisément s'alignaient alors sur le front de bataille à gauche des phalanges. Il donna l'ordre à Parménion, qui commandait l'aile gauche, de se tenir aussi rapproché que possible de la mer avec les cavaliers éléens, qui maintenant faisaient suite à gauche des Thessaliens, afin que la ligne ne pût être tournée du côté de la mer. Sur son aile droite, il fit avancer, à la droite de la cavalerie macédonienne, les escadrons des sarissophores sous les ordres de Protomachos, les Péoniens conduits par Ariston, et les archers commandés par Antiochos. Contre les cardaques postés à sa droite sur les hauteurs, il forma, avec les Agrianes sous les ordres d'Attale, avec une partie des archers et quelques cavaliers, un second front qui faisait un angle avec la ligne de bataille[34].

A mesure qu'on se rapprochait du Pinaros, on reconnaissait plus distinctement l'imposant déploiement de la ligne ennemie qui dépassait de beaucoup l'aile droite de l'armée d'Alexandre. Le roi crut nécessaire d'envoyer tout au bout de cette aile deux des escadrons macédoniens, ceux de Pérœdas et de Pantordanos, en les faisant passer derrière le front ; il pouvait déjà les remplacer dans la ligne par les Agrianes, les archers et les cavaliers du front latéral, car, à la suite d'une vigoureuse attaque exécutée par eux contre les Barbares qui leur faisaient face, ceux-ci avaient été culbutés et obligés de s'enfuir sur les hauteurs, de façon que trois cents hétœres paraissaient maintenant suffisants pour les tenir éloignés et garantir de ce côté les mouvements de la ligne de bataille.

Par cette marche, telle qu'elle s'accomplissait, sans hâte, avec de courtes haltes pour reprendre haleine, Alexandre n'avait pas seulement repoussé au loin ce corps d'ennemis que les Perses avaient placé en avant sur son flanc, il avait en même temps fait avancer à droite sa ligne de bataille, composée des troupes légères à pied et à cheval, sur l'aile gauche de l'ennemi, de sorte que ces troupes pouvaient couvrir l'attaque qu'il s'apprêtait à faire avec les escadrons de ses hétœres et occuper l'extrémité des gauches ennemies, jusqu'à ce qu'il se fût précipité sur le centre avec les hypaspistes à sa gauche et les phalanges les plus avancées derrière lui. S'il parvenait à rompre le centre de l'ennemi, il espérait pouvoir prendre en flanc avec ses escadrons, en tête avec ses hypaspistes, l'aile droite de l'ennemi, à laquelle les mercenaires grecs et les masses de cavalerie donnaient une grande supériorité sur l'aile de Parménion, et l'anéantir sans désemparer. Il pouvait prévoir que sa première attaque aurait un résultat d'autant plus décisif que le Grand-Roi ne se trouvait pas parmi les cavaliers de l'aile droite, qui auraient pu exécuter du côté des Perses l'attaque principale, mais au centre de la défensive, qui, bien que protégée par la rive escarpée du Pinaros et des terrassements ajoutés à ce rempart naturel, ne paraissait pas pouvoir résister à un assaut énergique.

Alexandre fit avancer sa ligne avec lenteur, afin de pouvoir fondre sur l'ennemi dans le plus grand ordre et en rangs très serrés. Il chevauchait le long du front de bataille, parlant à chaque division, appelant par leur nom tantôt l'un, tantôt l'autre des chefs et citant ce qu'ils avaient déjà fait de glorieux : partout les troupes l'accueillirent avec des cris d'enthousiasme, demandant qu'on n'attendit pas plus longtemps et qu'on commençât l'attaque. Aussitôt que toute la ligne, en ordre compacte, se fut approchée de l'ennemi à portée des traits, Alexandre s'élança dans le Pinaros avec sa cavalerie, tandis que l'armée poussait son cri de guerre : sans éprouver de pertes sensibles par les traits de l'ennemi, ils atteignirent la rive opposée et se précipitèrent avec une telle force contre la ligne des Perses, qu'après une courte et vaine résistance elle commença à se démembrer et à plier. Déjà Alexandre apercevait le char de Darius : il fonça de ce côté, et il s'ensuivit une sanglante mêlée entre les nobles Perses qui défendaient leur roi et la cavalerie des Macédoniens que conduisait le leur ; Arsame, Rhéomitrès, Atizyès, le satrape d'Égypte Sabacès, tombèrent ; Alexandre lui-même fut blessé à la cuisse, et les Macédoniens en combattirent avec plus d'animosité encore. Enfin Darius détourna son char de la mêlée, et fut suivi par les rangs voisins qu'on avait postés à gauche, du côté des montagnes, et bientôt, sur ce point, la fuite devint générale. Les Péoniens, les Agrianes, les deux escadrons de l'extrémité de l'aile macédonienne se précipitèrent de la droite sur les masses confuses des Perses et achevèrent de ce côté la victoire.

Cependant, tandis qu'Alexandre partait en avant avec impétuosité, la grosse infanterie du centre n'avait pu le suivre en conservant le même alignement ; il s'était produit des lacunes, et l'ardeur des soldats à suivre leur roi, entravée tout d'abord par les berges escarpées du Pinaros, ne faisait qu'agrandir ces lacunes. Pendant qu'Alexandre chargeait déjà avec fureur le centre de l'ennemi et que l'aile gauche des Perses faiblissait, les Hellènes qui faisaient partie de l'armée des Perses se ruèrent sans tarder sur les hoplites macédoniens, avec qui ils se sentaient en état de rivaliser polir le courage, l'armement et l'habileté militaire, en dirigeant leur attaque sur le point où la ligne macédonienne offrait le vide le plus large. Il était possible de regagner ainsi la bataille déjà perdue ; si Fon parvenait à repousser les Macédoniens de la berge escarpée et à les rejeter au delà du fleuve, Alexandre était découvert sur son flanc et pouvait être considéré comme vaincu. Enflammés à la vue de ce danger, les pézétæres redoublèrent leurs efforts ; ils sentaient que plier, c'était abandonner la victoire que déjà Alexandre avait remportée. La vieille haine entre Hellènes et Macédoniens rendait plus sanglant encore ce combat où les adversaires déployaient un courage et une vigueur égale ; les malédictions et les gémissements des mourants, étant compris réciproquement des deux partis, redoublaient leur fureur. Déjà Ptolémée fils de Séleucos, qui conduisait l'avant-dernier régiment, et un grand nombre d'officiers[35] étaient tombés ; ce n'était plus qu'à grand peine et au prix d'efforts inouïs qu'on soutenait encore le combat sur ce point, et la victoire semblait déjà se décider en faveur des Perses dans le voisinage de la côte.

Nabarzane, avec les cavaliers perses, avait passé le Pinaros, et il s'était précipité avec une telle impétuosité sur les cavaliers thessaliens, qu'un des escadrons fut complètement dispersé : les autres ne purent se maintenir que par l'adresse de leurs chevaux habitués à se reformer promptement. Ils revenaient sur l'ennemi tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; seulement il n'était pas possible qu'ils pussent résister longtemps à la supériorité numérique et à la fureur des cavaliers perses. Mais déjà l'aile droite des Perses était rompue, et Darius cherchait son salut dans la fuite, au lieu de le chercher dans la bataille au milieu de ses fidèles. Alexandre vit alors ses phalanges en péril : il courut leur porter secours, au lieu de poursuivre plus loin le roi fugitif ; il fit faire à ses hypaspistes conversion il gauche, et, tandis que les hoplites de la phalange se reformaient de nouveau, il tombait en flanc sur les mercenaires grecs, qui, incapables de résister à cette double attaque, furent culbutés, dispersés, taillés en pièces. Les troupes qui avaient été placées derrière eux, et qui eussent pu servir de réserve et reprendre alors le combat, avaient suivi le Grand-Roi dans sa déroute. C'est alors que ce cri : Le roi est en fuite ! vint frapper les oreilles des cavaliers de Narbazane, qui étaient au plus chaud de la mêlée et gagnaient du terrain : on les vit s'arrêter, fléchir, puis prendre la fuite à travers la plaine, poursuivis par les Thessaliens. Tout se précipitait vers les montagnes : les ravins se remplissaient ; la foule de toutes armes et de toutes nations, les chevaux emportés qui broyaient tout dans leur course, les cris de désespoir, la rage meurtrière et l'angoisse mortelle des ennemis tombant sous les épées et les lances des Macédoniens qui les poursuivaient en poussant des cris de joie et de victoire, telle fut la lin de cette glorieuse journée d'Issos.

La perte des Perses fut immense : le champ de bataille était couvert de morts et de mourants ; les ravins des montagnes étaient obstrués par les cadavres, et cette muraille de corps abritait la fuite du roi.

Darius avait détourné son quadrige dès qu'il avait vu le succès couronner la première attaque d'Alexandre, et il avait pris sa course à travers la plaine jusqu'aux montagnes ; là, se trouvant retardé dans sa fuite précipitée par les pentes raides, il sauta à terre et, abandonnant son manteau, son arc et son bouclier, il monta sur une jument qui se précipita du côté de l'écurie où était resté son poulain avec toute la vitesse que désirait Darius. Alexandre le poursuivit tant que dura le jour, car la prise du Grand-Roi semblait être le couronnement de cette journée de victoire : il trouva dans le ravin son quadrige, son bouclier, son manteau, son arc, et revint avec ces trophées dans le camp des Perses, dont ses troupes s'étaient emparées sans combat et qu'on avait disposé pour y passer la nuit en repos[36].

En dehors des ornements luxueux du camp et des armes précieuses des princes perses, le butin en argent et en valeurs fut peu considérable, car les trésors, les équipages de guerre, tout ce qui composait la maison du Grand-Roi et celle des satrapes, avaient été envoyés à Damas[37] ; mais la reine-mère, Sisygambis, l'épouse de Darius et ses enfants, qui dans la confusion de la fuite avaient été oubliés dans le camp, tombèrent aux mains des vainqueurs. Tandis qu'Alexandre, après avoir cessé la poursuite des ennemis, soupait avec ses officiers dans la tente de Darius, il entendit non loin de là des voix de femmes qui poussaient des cris de détresse ; on lui dit que c'étaient les femmes du roi, qui pensaient que Darius était mort parce qu'elles avaient vu son char, son arc, son manteau royal traînés en triomphe à travers le camp. Aussitôt Alexandre envoya vers elles Léonnatos, un des amis, pour leur donner l'assurance que Darius vivait et qu'elles n'avaient rien à craindre, car il n'était ni leur ennemi personnel, ni celui de Darius ; il s'agissait d'un combat loyal pour la possession de l'Asie et il saurait rendre hommage à leur rang et à leur malheur[38]. Il leur tint parole : non seulement on eut pour elles tous les ménagements dus à l'infortune, mais encore on leur rendit les mêmes honneurs auxquels elles s'étaient habituées aux jours de la prospérité, et le service de leur personne continua à se faire d'après l'étiquette perse. Alexandre ne voulut pas qu'elles fussent traitées comme des prisonnières, mais comme des reines ; il voulait qu'aux yeux de tous la majesté royale fût placée au-dessus de la distinction de Grecs et de Barbares. C'est dans cette circonstance qu'on remarque pour la première fois la manière dont il prétendait régler ses relations avec les Perses. En semblable occurrence, les Athéniens et les Spartiates auraient laissé leur haine ou leur avidité fixer le sort des princesses ennemies ; la conduite d'Alexandre fut l'indice d'une politique autrement élevée et même autrement perspicace, en même temps quelle témoignait de sa grandeur d'âme. Ses contemporains ont beaucoup loué cette grandeur d'âme, et la cause comme la mesure de leurs louanges est qu'ils ne comprenaient pas sa politique : il n'y a guère dans la vie d'Alexandre d'action qu'ils aient plus admirée que cette douceur lorsqu'il pouvait se montrer un vainqueur orgueilleux, et ces témoignages de respect quand il aurait pu agir en Grec et en roi. Ce qui leur semblait plus mémorable que tout le reste, c'était que, plus grand en cela que le grand Achille son modèle, il n'eût pas songé à faire valoir ses droits de vainqueur sur l'épouse du vaincu, qui cependant passait pour la plus belle femme de toute l'Asie. Alexandre- alla même jusqu'à défendre qu'on parlât de sa beauté en sa présence, afin que pas un seul mot n'augmentât la douleur des nobles femmes. On raconta depuis que le roi, accompagné seulement de son favori Héphestion, était entré dans la tente des princesses, et que la reine-mère, en face de ces deux hommes également revêtus d'habits somptueux, ne sachant lequel était le roi, s'était prosternée dans la poussière devant Héphestion, qui était d'une stature plus élevée, pour l'adorer à la mode des Perses ; mais qu'avertie de son erreur par le mouvement qu'Héphestion fit en arrière, elle avait été saisie du plus grand trouble, croyant avoir mérité la mort. Alexandre lui aurait dit alors en souriant : Vous ne vous êtes pas trompée ; celui-ci est aussi Alexandre ; on ajoute encore qu'il avait pris sur son bras le jeune enfant de Darius, âgé de six ans, l'avait pressé sur son cœur et l'avait embrassé[39]

Les pertes de l'armée macédonienne dans cette bataille furent, dit-on, de 300 fantassins et de 150 cavaliers[40] ; le roi lui-même fut blessé à la cuisse, ce qui ne l'empêcha pas de visiter les blessés le lendemain de la bataille : il fit ensevelir les morts avec toute la pompe militaire, en présence de toute l'armée disposée comme pour une bataille ; les trois autels élevés sur le bord du Pinaros furent leur monument funèbre[41] et la ville d'Alexandrie, à l'entrée des défilés syriaques, fut un souvenir de cette grande journée d'Issos, qui avait anéanti d'un seul coup la puissance des Perses.

L'armée perse dut perdre environ 100.000 hommes, parmi lesquels 10.000 cavaliers. L'aile gauche, mise tout d'abord en déroute, avait, en se repliant sur la mer, complètement débandé le reste de l'armée ; la plus grande partie avait pris la fuite à travers les montagnes, du côté de l'Euphrate ; d'autres troupes de fuyards s'étaient dirigées au nord, vers les montagnes de Cilicie, et de là s'étaient répandues en Cappadoce, en Lycaonie, en Paphlagonie ; elles furent dispersées, les unes par Antigone, qui commandait en Phrygie, les autres par Calas gouverneur de la Petite-Phrygie[42]. Environ 8.000 mercenaires helléniques échappés du champ de bataille, franchissant les monts Amaniques, pénétrèrent en Syrie[43] et, sous la conduite du réfugié macédoniens Amyntas, atteignirent en assez bon ordre Tripolis, où se trouvaient encore sur le rivage les trirèmes qui les avaient amenés ; s'étant emparés d'autant de vaisseaux qu'ils en avaient besoin pour fuir, ils brûlèrent les autres, afin qu'ils ne tombassent pas aux mains de l'ennemi, et firent voile pour Cypre[44]. D'autres doivent avoir également atteint la mer par d'autres routes et rejoint le Ténare, en quête de nouveaux enrôlements. Avec les fuyards qui étaient à Cypre, Amyntas se dirigea vers Péluse pour s'emparer de la place du satrape Sabacès, tombé à Issos, place qui déjà avait été confiée au Perse Mazacès. Déjà il s'était avancé jusqu'aux portes de Memphis, déjà il était maître de la plus importante partie de l'Égypte, lorsque les Égyptiens, que le satrape avait réunis, tombèrent sur ses mercenaires, qu'ils haïssaient à cause de leurs audacieuses déprédations, au moment où ils étaient encore dispersés pour piller dans le voisinage, et les exterminèrent jusqu'au dernier, y compris Amyntas lui-même.

Darius, dans sa fuite jusqu'à Onchæ, avait réuni lui-même les restes de ses troupes perses et environ quatre mille mercenaires helléniques, puis avait continué avec eux sa course précipitée vers Thapsaque, jusqu'à ce qu'il se crût en sûreté contre de nouveaux dangers derrière l'Euphrate. Ce qui devait lui briser le cœur, plus encore que la perte de la bataille et de quelques satrapies, c'était la perte des siens ; la honte de la défaite et de la fuite disparaissait devant le déshonneur auquel il craignait d'avoir exposé son épouse, la plus belle des femmes de Perse, en l'abandonnant aux mains d'un orgueilleux vainqueur ; et, comme son malheur domestique et son chagrin lui faisait oublier peut-être le danger et l'impuissance de son empire, mais non pas son rang, il crut faire beaucoup en faisant avec une généreuse condescendance le premier pas au-devant du vainqueur. Bientôt après la bataille, il envoya des ambassadeurs à Alexandre avec une lettre[45] dans laquelle il lui rappelait comment Philippe, son père, avait été l'ami et l'allié du Grand-Roi Artaxerxès ; comment, après la mort de ce dernier, les hostilités avaient été engagées contre le Grand-Roi Arsès, sans que rien du côté des Perses y eût pu donner prétexte ; comment, lors du dernier changement de souverain en Perse, Alexandre avait négligé de lui envoyer des ambassadeurs, à lui Darius, pour affermir l'ancienne amitié et l'ancienne alliance ; bien loin de là, il avait même fait irruption en Asie et avait préparé aux Perses de grands et de nombreux malheurs ; c'était pour cette raison, disait-il, que lui, le Grand-Roi, il avait réuni ses peuples et les avait conduits contre les Macédoniens : puisque le sort de la bataille s'était déclaré contre les Perses, il lui demandait, de roi à roi[46], de lui rendre sa femme, sa mère et ses enfants, qui étaient prisonniers de guerre ; il lui offrait de faire amitié et alliance avec lui ; enfin il l'engageait à faire accompagner à leur retour les porteurs de son message, Méniscos et Arsimas, par des plénipotentiaires, pour donner et recevoir les garanties nécessaires.

A cette missive et aux autres ouvertures verbales des messagers royaux, Alexandre répondit par une lettre qu'il chargea son ambassadeur Thersippos[47] de remettre, sans s'engager dans de plus amples négociations verbales ; puis celui-ci partit avec les envoyés perses pour se rendre à la cour de Darius. La lettre était ainsi conçue :

Vos prédécesseurs sont venus en Macédoine et dans le reste de l'Hellade, sans que les Hellènes leur en aient donné « le moindre prétexte, et nous ont causé de nombreux malheurs. Moi, que les Hellènes ont choisi pour leur général et qui suis déterminé à rendre aux Perses le mal qu'ils nous ont fait, je suis passé en Asie après que vous m'eûtes donné de nouveaux motifs de guerre. Vous avez en effet soutenu les Périnthiens qui avaient offensé mon père, et Ochos a envoyé des forces militaires dans la Thrace, où nous sommes les maîtres. Mon père est tombé sous le poignard d'assassins qui ont agi à votre instigation, ainsi que vous l'avez déclaré vous-même dans une lettre publique. Vous avez massacré le roi Arsès, d'un commun accord avec Bagoas, et vous avez usurpé le trône d'une manière irrégulière, non pas d'après la coutume des Perses, mais en violant leurs droits les plus sacrés. Vous avez fait parvenir aux Hellènes des lettres qui n'étaient rien moins qu'amicales pour moi, afin de les exciter à la guerre contre moi ; vous avez envoyé aux Spartiates et à certains autres Hellènes de l'argent qu'à la vérité aucun État n'a accepté, à l'exception des Spartiates ; vous avez cherché enfin, par vos émissaires, à séduire mes amis et à troubler la paix que j'avais donnée aux Hellènes. C'est pour ces motifs que je me suis mis en guerre contre vous, puisque vous aviez commencé les hostilités. Vainqueur dans un premier et juste combat contre vos généraux et vos satrapes, la victoire vient encore de me favoriser contre vous et contre l'armée qui était avec vous, et je suis, par la grâce des dieux immortels, maître de cette terre que vous appelez vôtre. Je prends soin de quiconque, après avoir combattu dans vos rangs contre moi, n'a pas persisté dans la lutte mais est venu se mettre sous ma protection ; personne n'est près de moi malgré lui ; au contraire, tous se rangent volontiers et librement sous mes ordres. Puis donc que je suis ainsi maître de l'Asie, venez aussi vers moi, ou, si vous croyez avoir quelque chose à redouter en venant vous-même, envoyez quelques-uns de vos nobles pour recevoir les garanties convenables. Lorsque vous serez près de moi, vous me trouverez favorablement disposé à écouter vos requêtes au sujet de votre mère, de votre épouse, de vos enfants et de tout ce que vous désirerez ; vous n'aurez qu'à demander pour obtenir. Du reste, lorsque vous m'adresserez des ambassadeurs à l'avenir, vous aurez à me les envoyer en ma qualité de roi d'Asie, et vous ne m'écrirez pas comme à un de vos pareils, mais comme à celui qui est le maitre de tout ce qui était à vous, et vous m'exposerez vos désirs avec la soumission convenable ; autrement j'agirais avec vous comme envers un coupable de lèse-majesté royale. Si vous êtes d'un autre avis au sujet de la possession de la souveraineté, attendez-moi une fois encore en rase campagne pour en décider et ne fuyez pas ; pour moi, j'irai vous trouver, où que vous soyez[48].

Si cette lettre, telle qu'on vient de la lire, a été envoyée à Darius, elle n'était pas destinée seulement à celui à qui elle fut remise ; c'était un véritable manifeste que le vainqueur adressait en même temps aux peuples de l'Asie et aux Hellènes.

Aux Hellènes aussi. La flotte perse était encore dans la mer Égée, et son voisinage entretenait l'agitation dans les États de la Grèce. Une victoire dans ces parages, un débarquement hardi sur l'isthme ou dans l'Eubée, avec la levée de boucliers qui en pareil cas n'aurait pas manqué de se produire en Grèce, aurait eu des résultats incalculables et mis la Macédoine elle-même dans un grand danger. Il semble que ce fut là la véritable cause pour laquelle Alexandre partit si tard de Gordion, d'où, le cas échéant, quinze jours de marche l'auraient amené sur les rives de l'Hellespont. La nouvelle du transport des mercenaires helléniques à Tripolis fut peut-être le motif qui le détermina à se mettre aussitôt en marche ; avec son coup d'œil militaire, il avait compris que, sans ces mercenaires, les mouvements de la flotte perse se réduiraient à une simple parade, d'autant plus que les vaisseaux qui avaient amené les troupes étaient restés à Tripolis.

Cette opinion était loin d'être partagée par les patriotes en Grèce. Combien leur courage ne dut-il pas grandir, lorsque la résolution hardie qu'avaient prise les Athéniens d'envoyer cent trirèmes en mer effraya Hégélochos au point de lui faire relâcher les navires athéniens qu'il avait arrêtés ; lorsque la garnison macédonienne de Mitylène fut obligée de capituler et toute File ramenée à la paix d'Antalcidas ; lorsque Ténédos, qui avait passé des traités avec Alexandre et la Ligue corinthienne, fut obligée de se soumettre et de revenir également à la paix d'Antalcidas ! Pour le patriotisme hellénique, la paix glorieuse d'Antalcidas était le principe sauveur, et c'est sous cette bannière qu'il pensait pouvoir balayer l'abominable Ligue de Corinthe. Alors la tribune d'Athènes retentit d'appels directs à une rupture avec Alexandre, malgré les traités qu'on avait consentis : « Il est écrit dans ces conventions, dit un orateur : si nous voulons avoir part à la paix générale, — ce qui suppose que nous pouvons ne pas le vouloir[49].

Malgré quelques petits échecs subis par Datame, la flotte perse tenait encore la mer Égée. Après la prise de Ténédos, les amiraux perses avaient envoyé sous les ordres d'Aristomène une escadre dans l'Hellespont, pour s'emparer des côtes[50], tandis qu'eux-mêmes s'étaient dirigés sur Chios en mettant à contribution la côte d'Ionie ; mais il faut dire qu'ils avaient négligé de couvrir l'importante position d'Halicarnasse, dont Othontopatès tenait encore la forteresse. Cette dernière tomba aux mains des Macédoniens, et Alexandre en reçut la nouvelle tandis qu'il était à Soles ; puis les Perses, après avoir éprouvé là des pertes considérables en hommes, durent aussi abandonner les points qu'ils possédaient encore sur la terre ferme : Myndos, Caunos, le Triopion, et il ne leur resta plus que Cos, Rhodes, Calymna, qui leur assuraient encore l'entrée de la baie d'Halicarnasse[51]. Ils savaient que déjà Darius avait passé l'Euphrate avec une armée où les mercenaires helléniques égalaient à eux seuls l'armée entière d'Alexandre, et où la cavalerie était infiniment supérieure en nombre à celle des Macédoniens.

On ne sait trop quels furent les motifs qui poussèrent les amiraux à s'engager dans l'entreprise qu'ils tentèrent bientôt ; ce furent peut-être les progrès d'Hégélochos qui, sur l'ordre d'Alexandre, avait de nouveau réuni une flotte dans l'Hellespont, battu Aristomène et son escadre, et repris Ténédos[52] ; peut-être aussi le dessein d'exciter un soulèvement général en Grèce aussitôt après la défaite d'Alexandre, défaite qu'ils considéraient comme certaine. Ils laissèrent une garnison à Chios, quelques navires dans les eaux de Cos et d'Halicarnasse, et gagnèrent Siphnos avec cent vaisseaux de leurs meilleurs voiliers. Le roi Agis vint les y trouver ; il n'avait qu'une seule trirème, il est vrai, mais il apportait un grand plan pour l'exécution duquel il leur demanda d'envoyer avec lui vers le Péloponnèse autant de vaisseaux et de troupes que possible, et de lui donner de l'argent pour faire de plus amples enrôlements. A Athènes aussi, les esprits étaient excités au plus haut degré, ou du moins les patriotes faisaient tous leurs efforts pour les enflammer. Trois ans plus tard, Eschine disait, dans un de ses discours contre Démosthène : Lorsqu'Alexandre était enfermé en Cilicie et qu'il manquait de tout, disais-tu, lorsque tu affirmais qu'il serait écrasé le lendemain par la cavalerie des Perses, le peuple méprisa tes suggestions et les lettres que tu colportais de tous côtés[53] ; ce fut aussi en vain que tu dépeignis aux citoyens combien mon visage semblait défait et découragé, et même que peut-être tu me désignas comme une victime à immoler aussitôt qu'il serait arrivé quelque accident à Alexandre. Et pourtant Démosthène, au dire d'Eschine, recommandait de temporiser encore ; mais probablement Hypéride, Mœroclès, Callisthène, ne s'en montrèrent que plus pressés de lancer contre Antipater et la Macédoine, de concert avec Agis, les États de la Grèce, qui semblaient n'attendre que le signal de la défection. Il n'est pas question ici de savoir si des relations furent nouées également avec Harpale, le trésorier d'Alexandre, qui venait de prendre la fuite, non pas les mains vides à coup sûr, et qui se trouvait alors à Mégare[54].

Mais au lieu du bulletin de victoire qu'on attendait de Cilicie arriva la nouvelle de la défaite complète du Grand-Roi et de l'entier anéantissement de l'armée perse. Les Athéniens purent rendre grâces au ciel de n'avoir encore rien fait qui les contraignit à s'engager plus avant. Les amiraux perses se hâtèrent de mettre à l'abri ce qu'il était encore possible de sauver. Pharnabaze fit voile, avec douze trirèmes et quinze cents mercenaires, vers l'île de Chios, dont la défection était à redouter, et Autophradate se retira dans la baie d'Halicarnasse avec la plus grande partie de la flotte et les vaisseaux tyriens que commandait le roi Azémilcos. Le roi Agis, au lieu des nombreuses forces de terre et de mer qu'il avait demandées, ne reçut que trente talents et dix vaisseaux ; il les envoya au Ténare à son frère Agésilas, en lui recommandant de payer aux matelots leur solde complète, puis de gagner la Crète en toute hâte afin de s'assurer de l'île ; quant à lui, après être resté quelque temps dans les Cyclades, il alla rejoindre Autophradate à Halicarnasse. Il fallait renoncer désormais à toute entreprise sur mer, car on s'aperçut bientôt qu'Alexandre ne marchait pas sur Babylone, et les escadres phéniciennes n'attendaient que la saison favorable pour rentrer dans leur patrie, qui déjà peut-être avait été obligée de se soumettre aux Macédoniens. Les rois cypriotes eux-mêmes étaient d'avis qu'il y aurait danger pour leur île, dès que la côte de Phénicie serait au pouvoir d'Alexandre.

Dans les temps modernes, on a dépeint comme étrange et dénotant l'absence de tout plan la conduite d'Alexandre qui, après la bataille d'Issos, ne continua pas à poursuivre les Perses et ne se hâta pas de s'avancer au delà de l'Euphrate pour porter le dernier coup au royaume des Perses. Agir ainsi eût été folie ; il aurait donné un coup d'épée dans l'eau, ses derrières n'étant assurés d'aucune façon. La fuite des mercenaires helléniques vers Péluse devait lui rappeler qu'il lui était nécessaire de s'emparer de l'Égypte s'il voulait avoir une base solide pour sa marche dans l'intérieur de l'Asie. Ce n'était ni Babylone, ni Suse qui des-aient être le prix de la victoire d'Issos : le fruit de cette victoire pour Alexandre, c'était de lui ouvrir les côtes de la Méditerranée jusqu'aux rivages déserts de la Syrte ; d'obliger d'abord la Phénicie, cet inépuisable arsenal du royaume des Perses, à retirer sa flotte des mers helléniques, soit que ce pays se soumît, soit qu'il voulût se défendre ; d'enrayer à bref délai, en supprimant désormais tout secours venu de la Perse, le mouvement auquel Sparte avait donné le branle ; enfin de créer, par l'occupation des contrées du Nil, à laquelle rien désormais ne pouvait apporter un empêchement sérieux, une base d'opérations vraiment large et solide pour l'expédition destinée à pousser la conquête plus avant du côté de l'Orient.

Il fallait diriger en conséquence la marche des entreprises ultérieures. Alexandre envoya Parménion à la tête de la cavalerie thessalienne et d'autres troupes, avec ordre de remonter la vallée de l'Oronte et de marcher sur Damas, capitale de la Cœlé-Syrie, où la caisse de guerre, les provisions de campagne et toute la somptueuse maison du Grand-Roi, ainsi que les femmes, les enfants, les trésors des grands, avaient été envoyés de Soches. Toutes ces personnes et tous ces biens, ainsi que la ville, tombèrent entre les mains de Parménion par la trahison du satrape de Syrie, qui feignit de vouloir fuir avec les trésors et la caravane d'un si grand nombre de nobles dames accompagnées de leurs enfants. Le butin fut immense ; le nombre des prisonniers monta à plusieurs milliers[55], parmi lesquels se trouvèrent les ambassadeurs qu'Athènes, Sparte et Thèbes avaient envoyés à Darius avant la bataille d'Issos. Aussitôt qu'Alexandre eut reçu de Parménion la nouvelle de cette expédition, il donna l'ordre au vieux général de ramener et de garder à Damas tout ce qui était tombé dans ses mains, et de lui envoyer immédiatement à lui-même les ambassadeurs grecs. Dès que ceux-ci furent arrivés, il renvoya sans plus ample information les deux ambassadeurs de Thèbes, en partie par égard pour leurs personnes, car l'un était Thessaliscos, fils du noble Isménias, et l'autre Dionysodore, couronné aux jeux Olympiques, et en partie par commisération pour leur malheureuse patrie, dont la haine contre les Macédoniens était bien pardonnable..Quant à l'Athénien Iphicrate, fils du général du même nom, Alexandre le retint près de sa personne et le traita avec de grands honneurs, tant par considération pour son père que pour donner aux Athéniens une preuve de sa bienveillance ; au contraire, le Spartiate Euthydès, dont la ville natale venait précisément d'entrer en guerre ouverte contre Alexandre, fut provisoirement gardé comme prisonnier et ne fut renvoyé dans son pays que plus tard, lorsque les rapports avec Sparte se furent modifiés par suite des succès toujours croissants des armes macédoniennes.

Pendant l'expédition de Parménion à Damas, Alexandre avait mis en ordre les affaires de la Cilicie. Nous ne savons que peu de chose sur ce sujet ; mais ce peu est caractéristique. Ce territoire, qui offrait plus d'importance qu'aucun autre au point de vue militaire et qui avait dans les tribus libres et courageuses du Taurus un voisinage redoutable, devait être placé dans une main ferme ; Alexandre le confia à Balacros, fils de Nicanor, un des sept gardes du corps, qui semble avoir reçu la dignité de stratège en même temps que celle de satrape[56], et dont nous trouvons mentionnés les combats contre les Isauriens. Parmi les monnaies d'Alexandre du type le plus ancien, on croit en reconnaître un nombre considérable qui portent l'empreinte cilicienne[57]. Ménon, fils de Kerdimmas, fut nommé satrape de Syrie, du moins de la partie occupée par Parménion ou Cœlé-Syrie. Quant à la Phénicie, le roi n'en pouvait encore disposer, et il devait y rencontrer de sérieuses difficultés.

Par suite de leur position géographique et de leur constitution intérieure, la situation politique des villes phéniciennes dans le royaume des Perses était toute particulière. Puissantes sur mer depuis des siècles, il leur manquait l'avantage d'une position insulaire, presque indispensable cependant aux puissances maritimes ; elles furent successivement la proie des Assyriens, des Babyloniens et des Perses. Mais comme, du côté de la terre, elles étaient presque complètement séparées des territoires intérieurs par la haute chaîne du Liban, et qu'elles étaient en .partie construites sur de petites îles voisines des côtes, celles d'entre elles au moins qui n'étaient pas complètement soumises à l'influence continuelle et immédiate de la puissance qui commandait sur la terre ferme conservèrent, avec leur ancienne constitution, leur ancienne indépendance, à tel point que les rois perses se contentaient volontiers de la suzeraineté et de la faculté d'appeler au service militaire la flotte phénicienne. La dissolu Lion de l'ancienne Ligue maritime attique les avait délivrées de la rivalité jadis redoutable des Grecs dans le commerce, l'industrie et la marine, et, même aux temps de leur complète indépendance, jamais peut-être l'industrie et la prospérité de ces villes n'avaient atteint un degré aussi élevé que maintenant, sous la domination des Perses qui assurait à leur commerce un débouché immense derrière elles. Tandis qu'ailleurs, dans toutes les régions incorporées au royaume des Perses, l'antique civilisation nationale dégénérait ou tombait dans l'oubli, le génie commercial et cette sorte de liberté que développe la pratique du commerce étaient restées en Phénicie. Plus d'une fois les Phéniciens avaient tenté de secouer le joug du Grand-Roi, et s'ils n'y étaient pas parvenus, malgré l'affaissement de l'empire, la faute en était à leur organisation intérieure et plus encore à la profonde rivalité d'intérêts qui existait entre les cités jalouses les unes des autres. Lorsqu'au temps du roi Ochos, Sidon, au milieu du conseil fédéral réuni à Tripolis, appela les deux autres villes principales de la ligue, Tyr et Arados, à prendre part à l'insurrection, ces deux cités promirent des secours, mais elles attendirent dans l'inaction la fin d'une entreprise qui, si elle réussissait, devait les affranchir et qui, si elle échouait, devait, par la perte de Sidon, augmenter leur puissance et leur commerce. Sidon succomba ; elle devint la proie des flammes et perdit son antique constitution et son indépendance ; Byblos entra, parait-il, à sa place dans la ligue de Tripolis, ou du moins elle accrut depuis lors son importance au point de pouvoir jouer un rôle par la suite, à côté d'Arados et de Tyr.

Les neuf villes de Cypre étaient rattachées au royaume des Perses à peu près de la même manière que les cités phéniciennes ; mais leur origine, en partie hellénique, et l'avantage d'une position plus favorable augmentait leur impatient désir de liberté. Elles se soulevèrent en même temps que Sidon : le roi de Salamine, Pnytagoras, était à leur tête ; mais, bientôt après la chute de Sidon, elles furent ramenées à l'obéissance sous Évagoras, frère de Pnytagoras ; et lorsque, peu de temps après, Pnytagoras recouvra la royauté de Salamine, ce fut à la condition d'accepter une dépendance complète vis-à-vis de l'empire perse, sous le protectorat duquel il devait être, comme auparavant, le premier parmi les petits princes de Cypre.

Depuis ces événements, vingt années s'étaient écoulées lorsqu'Alexandre entreprit sa guerre contre les Perses. Les vaisseaux des Phéniciens conduits par leurs rois, ceux de Tyr par Azémilcos, ceux des Aradiens par Gérostratos, ceux de Byblos par Enylos, avec adjonction des vaisseaux de Sidon[58] de plus les navires cypriotes sous les ordres de Pnytagoras et des autres princes, répondant à l'appel du Grand-Roi, étaient entrés dans les eaux grecques et avaient commencé les hostilités, sous une direction, il est vrai, peu énergique et sans grand succès. La bataille d'Issos changea complètement la face des choses pour les cités phéniciennes. Si elles avaient fait cause commune, si elles avaient réuni leurs forces navales pour soutenir d'un commun accord chaque point visé par l'ennemi, si les amiraux du Grand-Roi avaient voulu abandonner les eaux helléniques et une offensive qui ne pouvait plus avoir de résultat pour défendre les ports phéniciens, on ne voit pas trop comment les forces du conquérant, qui étaient uniquement des forces de terre, se seraient tirées d'une lutte avec la défense maritime de ces villes fortes et populeuses. Mais les cités phéniciennes, en dépit de leur ligue, n'étaient rien moins qu'unies, du moins depuis les événements qu'ils avaient laissés s'accomplir à Sidon. Les Sidoniens durent saluer avec allégresse la victoire d'Issos, car ils pouvaient espérer qu'ils répareraient, par Alexandre, les pertes qu'ils avaient éprouvées dans leur lutte contre les despotes perses. Byblos, qui devait sa prospérité à la chute de Sidon, devait craindre, de son côté, de tout perdre, car, placée sur la terre ferme, elle était incapable de résister à l'armée victorieuse d'Alexandre ; Arados et Tyr, au contraire, étaient situées sur des îles ; toutefois Arados, dont la force consistait plutôt dans les possessions qu'elle avait sur la terre ferme que dans l'extension de son commerce, avait plus à perdre par l'arrivée d'Alexandre que Tyr, qui se croyait à l'abri sur son île avec les quatre-vingts vaisseaux qu'elle avait encore dans son port.

Tandis qu'Alexandre, parti des bords de l'Oronte, s'approchait du territoire des villes phéniciennes, Straton, fils du prince d'Arados, Gérostratos, vint à sa rencontre : il lui offrit, au nom de son père, une couronne d'or et la soumission de son territoire, qui comprenait la partie nord de la côte phénicienne et s'étendait du côté des terres jusqu'à la ville de Mariamne, située à la distance d'un jour de marche. La grande ville de Marathos, dans laquelle Alexandre se reposa pendant quelques jours, appartenait également au territoire d'Arados. Le roi, continuant sa marche, prit possession de Byblos qui se soumit par traité. Les Sidoniens se hâtèrent de se donner au vainqueur de l'odieuse puissance des Perses. Alexandre prit possession de leur ville sur leur respectueuse invitation, leur restitua leur territoire primitif ainsi que leur antique constitution, et remit le pouvoir entre les mains d'Abdolonyme, un des descendants des rois de Sidon qui vivait dans la pauvreté[59] ; puis il se mit en marche vers Tyr.

Tandis qu'il était en route, une députation des citoyens les plus riches et les plus considérables de Tyr, ayant à sa tête le fils d'Azémilcos, leur prince, vint le saluer et lui déclarer que les Tyriens étaient prêts à faire tout ce qu'il demanderait. Le roi remercia ces citoyens, fit l'éloge de leur ville et leur dit que son intention était de se rendre à Tyr pour y offrir un holocauste solennel dans le temple de l'Héraclès tyrien.

C'était précisément ce que les habitants ne voulaient pas. Dans les circonstances présentes, les administrateurs de la ville pensaient unanimement qu'ils devaient suivre la ligne de conduite qui leur avait si bien réussi lors de l'insurrection de Sidon et garantir leur indépendance par la plus stricte neutralité, de manière à trouver leur avantage quelle que pût être l'issue de la guerre, et ils croyaient que la ville pouvait garder cette attitude, car, malgré l'escadre qu'elle avait dans la mer Égée, sa marine était encore assez importante pour faire respecter ses volontés. Les forces navales des Perses avaient encore la haute main sur toutes les mers, et déjà Darius réunissait une nouvelle armée pour arrêter désormais la marche en avant des Macédoniens : s'il triomphait, la fidélité des Tyriens serait d'autant plus magnifiquement récompensée que déjà les autres cités phéniciennes avaient trahi la cause des Perses ; s'il succombait, la colère d'Alexandre, dépourvu de marine comme il l'était, serait impuissante contre Tyr, tandis que la ville, appuyée sur sa flotte, sur ses alliés de Cypre, du Péloponnèse et de Libye, ainsi que sur ses propres moyens de défense et sur sa position inexpugnable, aurait toujours le temps de stipuler avec Alexandre des conditions favorables aux intérêts de la cité. Les Tyriens, persuadés qu'ils avaient trouvé un expédient tout à la fois habile, efficace et sans danger, signifièrent leur résolution au roi de Macédoine : ils se sentiraient, dirent-ils, très honorés qu'Alexandre offrit un sacrifice à leur dieu national dans le temple de la Vieille-Tyr, sur la terre ferme, et ils étaient prêts à lui accorder tout ce qu'il leur demanderait ; mais la ville insulaire devait rester fermée aussi bien aux Macédoniens qu'aux Perses.

Alexandre rompit immédiatement toute négociation et résolut d'obtenir par la force ce qui lui était indispensable pour assurer le succès de son entreprise. Laisser neutre derrière lui Tyr, puissante cité maritime, t'eût été donner un centre et un point d'appui au mauvais vouloir et à la défection dans les contrées helléniques, ainsi qu'à la lutte déjà commencée par le roi Agis, dont le frère avait déjà pris possession de la Crète. Il convoqua les stratèges, les ilarques, les taxiarques et les commandants des troupes alliées, leur fit part de ce qui venait d'arriver et leur déclara que son dessein était de s'emparer de Tyr à tout prix, car on ne pouvait ni se risquer à marcher contre l'Égypte tant que les Perses auraient encore une flotte, ni poursuivre le roi Darius en laissant derrière soi la ville de Tyr, dont les dispositions étaient évidemment hostiles, et de plus l'Égypte et Cypre, qui étaient encore aux mains des Perses. Ce qui se passait en Grèce rendait la chose plus impossible encore. Avec l'aide des Tyriens, en effet, les Perses pouvaient de nouveau se rendre maitre du littoral, et, tandis qu'on se lancerait sur Babylone, porter la guerre, avec des forces plus nombreuses encore, dans l'Hellade, où déjà les Spartiates s'étaient ostensiblement soulevés et où jusqu'alors la crainte plutôt que la bonne volonté attachait les Athéniens à la cause macédonienne. Au contraire, ajoutait le roi, Tyr une fois prise, on tenait toute la Phénicie, et la flotte phénicienne, qui constituait la partie la plus grande et la plus belle des forces navales des Perses, devait se ranger du côté de la Macédoine, car ni les matelots, ni le reste de l'équipage des vaisseaux phéniciens ne seraient disposés à poursuivre la lutte sur mer pendant que leurs propres villes seraient occupées ; Cypre serait bien obligée de se résoudre à suivre leur exemple, sous peine d'être prise immédiatement par la flotte macédono-phénicienne. Une fois qu'on aurait acquis ces forces navales, auxquelles viendraient encore se joindre les vaisseaux de Cypre, alors la thalassocratie de la Macédoine serait définitivement affermie, l'expédition d'Égypte assurée et son succès certain. L'Égypte une fois soumise, on n'aurait plus besoin de se préoccuper de ce qui se passait en Grèce, et lorsqu'on serait rassuré sur l'agitation hellénique, on pourrait commencer l'expédition contre Babylone avec d'autant plus de chance de succès qu'alors les Perses seraient privés de toute communication et avec la mer et avec les régions situées en deçà de l'Euphrate[60]. Le conseil se convainquit de la nécessité de réduire l'insolente ville maritime ; mais il semblait impossible de s'en emparer sans flotte. C'était impossible, en effet, au premier coup d'œil ; mais il fallait pourtant rendre possible ce qui était reconnu nécessaire : Alexandre, habitué à accomplir des plans hardis par des moyens plus hardis encore, résolut de réunir l'île de Tyr à la terre ferme, puis de commencer le siège proprement dit.

La Nouvelle-Tyr, bâtie sur une île longue d'un demi-mille et un peu moins large[61], était séparée de la terre ferme par un détroit large d'environ mille pas. qui dans le voisinage de l'île avait à peu près trois brasses d'eau, tandis qu'il était à sec et envasé du côté de la terre. Alexandre résolut d'élever une digue en cet endroit à travers la mer ; les maisons que les habitants de la Vieille-Tyr avaient abandonnées, ainsi que les cèdres du Liban qui n'était pas très éloigné, lui en fournirent les matériaux[62]. Les pieux pénétraient facilement dans le fond vaseux de la mer, et le limon servait à réunir entre elles les différentes pièces enfoncées dans le sol. On travailla avec la plus grande activité : le roi lui-même assistait fréquemment aux travaux[63] ; les louanges et les récompenses rendaient facile aux soldats ce pénible ouvrage.

Les Tyriens, confiants dans leurs vaisseaux et dans la force et la hauteur de leurs murailles, avaient jusqu'alors considéré les travaux sans inquiétude[64]. Il semblait qu'il était temps maintenant pour les assiégés de faire sentir à un ennemi présomptueux la folie de son entreprise et leur supériorité dans les arts mécaniques, où ils étaient passés maîtres depuis des siècles. La digue atteignait déjà le chenal navigable. Les Tyriens réunirent, du côté où leurs murailles faisaient face à la terre, le plus possible de projectiles et commencèrent à faire pleuvoir des traits et des pierres sur les soldats qui travaillaient à découvert sur la digue, tandis que leurs trirèmes venaient les attaquer des deux côtés à la fois. Alexandre fit. élever à l'extrémité de la jetée deux tours qui, pourvues d'auvents, garnies de peaux et munies de machines de trait, abritaient les ouvriers contre les projectiles qu'on leur lançait de la ville et contre les trirèmes. Chaque jour la digue avançait, mais plus lentement à cause de la profondeur de l'eau. Pour échapper à ce danger, les Tyriens construisirent un brûlot de la manière suivante : ils remplirent un chaland avec des ramilles sèches et d'autres matières facilement inflammables, puis ils fixèrent à l'avant deux mâts entourés d'une galerie aussi large que possible afin d'y entasser d'autant plus de paille et de bois de pin ; de plus, ils remplirent encore le navire de poix, de soufre et autres matières semblables ; ils attachèrent aux deux mâts des vergues accouplées, au bout desquelles étaient suspendues des chaudières remplies de toute sorte de combustible propre à répandre promptement l'incendie ; enfin ils chargèrent fortement l'arrière du navire, afin d'élever le plus possible l'avant au-dessus de l'eau. Dès que le vent fut favorable, ils lancèrent ce brûlot à la mer ; quelques trirèmes le prirent à la remorque et l'amenèrent contre la jetée ; alors l'équipage qui se trouvait dans le brûlot mit le feu çà et là dans le navire et aux mâts, puis les hommes gagnèrent à la nage les trirèmes, qui lancèrent à toute volée le bâtiment enflammé contre l'extrémité de la digue. Favorisé par un vent violent du nord-ouest, le brûlot atteignit pleinement son but, et en peu de temps tours, auvents, échafaudages, monceaux de fascines, furent la proie des flammes, tandis que les trirèmes, se tenant à l'ancre sous le vent près de la digue, s'opposaient avec leur artillerie à toute tentative pour éteindre le brûlot. En même temps, les Tyriens firent une sortie : montés sur une foule de bateaux et ramant à travers la baie, ils détruisirent en peu de temps tout le pilotis en avant de la levée et achevèrent d'incendier les machines qui pouvaient rester encore. Par l'enlèvement de ce pilotis, la partie de la digue qui n'était pas encore achevée fut déchaussée et livrée à la merci des vagues qui l'assaillaient avec une violence croissante, de sorte que la partie antérieure de l'ouvrage, arrachée et balayée, disparut dans les flots.

On a bien dit qu'après cet événement malheureux, qui non seulement avait coûté une multitude d'hommes et toutes les machines, mais qui de plus avait montré l'impossibilité de s'emparer de Tyr du côté de la terre, Alexandre aurait dû abandonner complètement le siège, accepter le traité que la ville lui proposait et se mettre en marche pour l'Égypte ; mais, eu égard à son caractère et à ses plans, il lui était plus impossible d'agir ainsi que de s'emparer de l'île. Plus Tyr mettait d'énergie à défendre son indépendance vis-à-vis de la puissance qui tenait le continent, et plus il était nécessaire d'abaisser l'orgueilleuse cité ; plus le résultat pouvait paraître douteux à des esprits craintifs, plus Alexandre devait être déterminé à en venir à bout ; un seul pas en arrière, un seul plan abandonné, une seule demi-mesure, suffisaient à tout perdre.

Ce fut probablement à ce moment[65] qu'arrivèrent de nouveaux ambassadeurs de Darius, chargés d'offrir, en échange de la mère, de l'épouse et des enfants du Grand-Roi, une rançon de dix mille talents, de plus la possession du pays en deçà de l'Euphrate : enfin Darius proposait, avec la main de sa fille, son amitié et son alliance. Lorsqu'Alexandre réunit ses généraux et leur fit part des propositions du roi de Perse, les avis furent très partagés ; Parménion notamment déclarait que, s'il était Alexandre, il accepterait, dans les circonstances présentes, ces conditions, et ne se confierait pas plus longtemps à la fortune changeante de la guerre. Alexandre répondit qu'il agirait aussi de la sorte, s'il était Parménion : mais, comme il était Alexandre, il répondit au Grand-Roi qu'il n'avait pas besoin de l'argent de Darius ; qu'il n'acceptait pas une partie de son royaume au lieu du tout, car ce que Darius avait en terres, en sujets, en argent et en biens lui appartenait, à lui, Alexandre ; que, s'il lui plaisait d'épouser la fille de Darius, il pouvait le faire sans que Darius la lui donnât, et qu'enfin, si son adversaire avait quelque chose à solliciter de sa bonté, il devait venir en personne.

On redoubla d'activité pour pousser les travaux du siège, et la digue notamment fut reconstituée sur une plus grande largeur du côté de la terre, en partie pour donner à l'ouvrage lui-même plus de solidité, et en partie afin d'avoir plus d'espace pour les tours et les machines. En même temps, les ingénieurs militaires reçurent l'ordre de construire de nouvelles tours et de nouvelles machines, tant pour l'établissement de la digue que pour l'attaque des puissantes murailles. Pendant ces travaux préparatoires, Alexandre alla lui-même à Sidon, avec les hypaspistes et les Agrianes, pour y réunir une flotte, afin de pouvoir bloquer Tyr en même temps du côté de la mer. On pouvait être au commencement du printemps, et précisément à cette époque les vaisseaux d'Arados, de Byblos et de Sidon revenaient des eaux helléniques, où, sur la nouvelle de la bataille d'Issos, ils s'étaient séparés de la flotte d'Autophradate, prêts à rentrer dans leur patrie dès que la saison le permettrait. Leur nombre montait à quatre-vingts trirèmes, placées sous les ordres de Gérostratos d'Arados et d'Enylos de Byblos : la ville de Rhodes, qui peu de temps auparavant s'était déclarée pour Alexandre, envoya dix navires ; puis la belle escadre des rois de Cypre, forte d'environ cent vingt voiles, accourut, de son côté dans le port de Sidon[66] ; quelques vaisseaux de Lycie et de Cilicie y vinrent également, et même une escadre macédonienne conduite par le neveu de Clitos le Noir, Protéas, qui s'était signalé par un coup de main à Siphnos, de sorte que les forces navales d'Alexandre pouvaient monter à 250 vaisseaux[67], parmi lesquels il y en avait à quatre et à cinq rangs de rames.

Pendant que la flotte achevait ses préparatifs et qu'on terminait la construction des machines, Alexandre entreprit une incursion contre les tribus arabes de l'Anti-Liban. Il était d'autant plus important de les soumettre qu'elles commandaient les routes qui conduisent de la vallée de 1'Oronte à la côte et que, du haut des forteresses qu'elles possédaient sur les montagnes, elles pouvaient tomber sur les caravanes de Chalybon et de Damas. Accompagné de quelques escadrons de cavalerie, des hypaspistes, des Agrianes et des archers, le roi traversa les belles vallées des chaînes du Liban ; plusieurs places des Arabes furent prises de vive force ; d'autres se rendirent librement ; toutes reconnurent la suprématie du roi de Macédoine qui, onze jours après, était de retour à Sidon[68], où venaient d'arriver dans un moment fort opportun quatre mille mercenaires grecs enrôlés par Cléandros. Les préparatifs pour faire le siège en règle de la puissante Tyr étaient si avancés, qu'Alexandre put quitter la rade de Sidon et s'avancer en mer, après avoir renforcé avec des hypaspistes l'équipage de ses vaisseaux, afin d'avoir une supériorité décisive sur les Tyriens dans une bataille navale, et particulièrement à l'abordage. Il se dirigea sur Tyr en ligne complète de bataille ; Cratère et Pnytagoras étaient à l'aile gauche, tandis qu'il se tenait lui-même à la droite, avec les autres rois cypriotes et phéniciens. Son intention était de livrer bataille le plus tôt possible à la flotte tyrienne pour la chasser de la mer, puis de forcer la ville à se rendre en employant l'assaut ou le blocus.

La ville avait deux ports, tous deux du côté de l'île qui regarde la terre : le port Sidonien, à droite de la ligne des Macédoniens, et à gauche, le port Égyptien, séparé de la pleine mer par la longue saillie que l'île projette du côté du sud. Tant que les Tyriens avaient ignoré que les escadres cypriote et phénicienne se trouvaient sous les ordres d'Alexandre, ils avaient eu l'intention de se porter à sa rencontre pour engager une bataille navale ; mais maintenant, ils voyaient s'avancer à l'horizon la flotte ennemie déployée sur une ligne longue d'un mille, et leurs vaisseaux, à peu près trois fois plus faibles en nombre, devaient d'autant moins oser se mesurer avec elle qu'ils étaient obligés de garantir de toute surprise les deux ports, ce qui diminuait encore le nombre de leurs navires disponibles. Le port du nord était exposé à la première attaque : les Tyriens se contentèrent d'en barrer l'étroite entrée par un rang de trirèmes serrées l'une contre l'autre, avec l'éperon tourné du côté de la mer, de manière à rendre impossible toute tentative d'y pénétrer de vive force. De son côté, Alexandre, à peine arrivé avec ses escadres à la hauteur de Tyr, fit faire halte, afin d'attendre la flotte ennemie pour le combat ; puis, voyant qu'aucun vaisseau tyrien ne venait à sa rencontre, il se lança à toute vitesse contre la ville, peut-être dans l'espoir de s'emparer du port par une attaque vigoureuse. Le rang serré de trirèmes qui en barrait l'étroite entrée l'obligea à renoncer à ce plan ; trois vaisseaux seulement, qui se trouvaient très éloignés du port, furent coulés bas, et leur équipage se sauva à la nage sur la côte voisine.

Alexandre avait fait accoster sa flotte non loin de la digue, sur un point où elle était à l'abri du vent. Le lendemain, il fit commencer le blocus de la ville. Les vaisseaux cypriotes, sous les ordres de l'amiral Andromachos et de leurs rois particuliers, investirent le port du nord, tandis que les Phéniciens, avec lesquels le roi lui-même demeura, se postèrent devant le port Égyptien. Il s'agissait maintenant de faire approcher les machines et les tours assez près des murailles, soit pour faire une brèche, soit pour lancer des ponts volants sur les créneaux. Non seulement l'extrémité de la digue était couverte d'une foule de machines, mais encore un grand nombre de navires de charge et toutes les trirèmes qui n'étaient pas spécialement voilières furent garnis avec un art consommé de balistes, de catapultes et d'autres machines. Mais les murailles, très solidement construites avec des pierres de taille et dont la hauteur, qui était de cent cinquante pieds, était encore augmentée par les tours de bois qu'on avait établies sur leurs sommets, résistaient aux machines de la digue et rendaient inoffensives les tours macédoniennes avec leurs ponts volants. Lorsque les vaisseaux qui portaient des machines s'approchaient des murailles à droite et à gauche de la levée, ils recevaient, dès qu'ils se trouvaient à portée, une grêle de projectiles, de pierres et de traits enflammés ; et si malgré cela ils continuaient à ramer vers l'île pour aborder, l'approche de la côte leur était rendue impossible par une quantité de pierres noyées sous l'eau. On commença par enlever ces pierres ; c'était déjà un ouvrage pénible, à cause du mouvement que la mer imprimait aux vaisseaux, et des bâtiments tyriens munis d'auvents protecteurs doublaient encore la difficulté du travail et le rendaient même souvent impossible, en coupant les câbles des ancres qui attachaient les navires employés à cette besogne et les livrant ainsi aux courants et aux vents. Alexandre fit placer des navires garantis de la même façon en avant des ancres, afin de protéger les amarres, mais les plongeurs tyriens nageaient sous l'eau jusque dans le voisinage des vaisseaux, et coupaient les câbles : il fallut à la fin attacher les ancres avec des chaînes de fer. Alors les vaisseaux purent travailler sans avoir désormais de danger à. redouter. Les masses de pierres furent retirées du chenal et rejetées dans le voisinage de la digue, de sorte que les vaisseaux pourvus de machines purent enfin, un à un, s'approcher des murs. L'armée était remplie d'un ardent désir de combattre ; les esprits étaient très surexcités, car les Tyriens avaient conduit sur le haut des murailles les prisonniers macédoniens, et là, sous les yeux de leurs camarades qui étaient dans le camp, ils les avaient massacrés et précipités dans la mer.

Les assiégés s'apercevaient bien que le danger augmentait chaque jour, et que leur ville .était perdue sans rémission si elle ne conservait pas la haute main sur la mer. Ils avaient espéré recevoir des secours, notamment de Carthage ; ils avaient compté que du moins les Cypriotes ne combattraient pas contre eux. Le navire sacré monté par la mission envoyée à la fête métropolitaine arriva enfin de Carthage : il apportait la nouvelle qu'aucun secours ne pouvait être accordé à la ville mère. Et déjà les assiégés pouvaient se considérer comme investis, puisque la flotte cypriote était à l'ancre devant le port du nord et la flotte phénicienne devant celui du sud, de telle sorte qu'ils ne pouvaient même pas réunir toute leur marine pour faire une sortie générale, ce qui semblait être le seul moyen de salut. Ils employèrent d'autant plus de circonspection à préparer, dans le port du nord et derrière des voiles déployées de manière à cacher complètement les préparatifs, une escadre de trois navires à cinq rangs de rameurs, d'autant à quatre rangs et de sept trirèmes ; ils les garnirent d'un équipage d'élite, puis -ils fixèrent le moment de la sortie à l'heure de midi : c'était un moment de calme pendant lequel Alexandre lui-même avait coutume de se retirer dans sa tente sur la terre ferme pour se reposer. et où les équipages de la plupart des vaisseaux se trouvaient ordinairement à terre pour faire de l'eau fraiche et des provisions. Ils sortirent du port sans avoir été remarqués, puis, dès qu'ils furent près des navires qui stationnaient du côté du nord et des vaisseaux des princes cypriotes, qu'on avait laissés presque sans gardiens, ils se précipitèrent contre eux en faisant force de rames et en poussant de grands cris de guerre, coulèrent à fond du premier choc la pentère de Pnytagoras, celle d'Androclès d'Amathonte et celle de Pasicrate de Courion, poussèrent les autres sur la grève et commencèrent à les disloquer. Alexandre était revenu ce jour-là à ses vaisseaux du côté du sud de meilleure heure que d'habitude, et avait bientôt remarqué le mouvement qui régnait devant le port de l'autre côté de la ville ; aussitôt il commanda aux équipages de regagner leur bord, ce qui fut exécuté en toute hâte : puis, laissant la plus grande partie de ses navires devant le port du sud pour s'opposer à une sortie des Tyriens sur ce côté, il prit cinq trirèmes et tous les vaisseaux à cinq rangs de rames qu'il y avait dans son escadre, et fit avec eux le tour de Pile pour aller tomber sur l'escadre tyrienne déjà victorieuse. Des murailles de la ville, les assiégés s'aperçurent de l'approche d'Alexandre ; ils cherchèrent, par de grands cris et des signaux de toute sorte, à avertir du danger les vaisseaux qui déjà poursuivaient les Cypriotes et à les engager au retour, mais ceux-ci, au milieu du bruit du combat, ne remarquèrent ces avertissements que lorsque l'escadre ennemie les eut presque atteints. Les navires tyriens virèrent aussitôt de bord et se mirent à faire force de rames pour regagner le port, mais un petit nombre seulement purent y atteindre ; la majeure partie fut coulée à fond ou tellement endommagée qu'il lui fut désormais impossible de tenir la mer ; à quelques pas de l'entrée du port, un navire à cinq rangs de rames et un autre à quatre rangs tombèrent encore entre les mains d'Alexandre, tandis que l'équipage se sauvait à la nage.

L'issue de cette journée eut une influence capitale sur le sort de la ville ; en perdant la mer, elle avait perdu pour ainsi dire le glacis de ses fortifications. Maintenant les vaisseaux tyriens restaient immobiles dans les deux ports, que surveillaient rigoureusement les navires ennemis et qui furent munis de chaînes du côté des Tyriens, afin de les mettre à. labri d'une irruption. C'est ainsi que commence le dernier acte d'un siège où, de chaque côté, par une rivalité toujours plus ingénieuse en inventions, en moyens mécaniques et en art technique, on surpassa tout ce qui avait jamais été entrepris en ce genre par des Barbares et par des Hellènes. Les Tyriens étaient connus pour être les plus grands ingénieurs et constructeurs de machines qu'il y eût alors au monde :mais si, pour se protéger, ils avaient employé les moyens les plus inattendus, les ingénieurs d'Alexandre, et parmi eux Diadès et Chœrias, de l'école de Polyidès[69], ne se montrèrent pas moins inventifs pour surpasser l'habileté des assiégés. Maintenant que le roi, au moyen de sa digue, s'était procuré un point d'attaque solide en même temps qu'un ancrage suffisamment sûr pour ses vaisseaux, maintenant qu'il avait nettoyé le fond de la mer et rendu possible à ses machines l'approche des murailles, maintenant qu'il avait chassé de la mer les forces navales des Tyriens, de manière qu'il ne lui restait plus qu'à escalader les murailles ou à y ouvrir une brèche, il était au moment où commençait pour lui le travail le plus pénible et le plus périlleux. Chez les assiégés, la rage croissait avec le danger, et le fanatisme avec l'approche de la défaite.

En face de la digue, les murs étaient trop hauts et trop épais pour être ébranlés ou escaladés : du côté du nord, les machines n'avaient pas beaucoup plus de succès ; la résistance des pierres de taille encastrées dans du ciment semblait défier toute attaque. Alexandre n'en mit que plus d'obstination à poursuivre son plan ; il fit approcher les machines du côté sud de la ville et les fit travailler, sans leur accorder un instant de relâche, jusqu'à ce que le mur, gravement endommagé et perforé, s'écroulât en ouvrant une brèche. Aussitôt il fit lancer les ponts volants et tenter un assaut. Le combat s'engagea avec une fureur sans égale ; devant la rage des assiégés, devant les machines qu'ils faisaient manœuvrer et dont les unes lançaient des matières bouillantes et corrosives, tandis que les autres étaient munies d'instruments tranchants, les Macédoniens durent plier. Le roi abandonna la brèche trop étroite, et les Tyriens eurent bientôt reconstruit le mur en arrière.

On comprend que la confiance ait commencé à chanceler dans l'armée. Le roi n'en fut que plus impatient d'en finir : cette première brèche lui avait montré le point par lequel il pouvait s'emparer de l'audacieuse cité ; il n'attendait plus qu'une mer paisible pour renouveler la tentative. On était alors au mois d'août[70] ; trois jours après l'infructueuse attaque, la mer était calme, l'air serein, l'horizon sans nuages ; tout favorisait le plan du roi. Il convoqua les chefs des troupes destinées à l'attaque et leur fit donner les instructions nécessaires. Puis il fit approcher les plus forts de ses vaisseaux à machines et les fit travailler contre les murailles au sud de la ville, tandis que deux autres navires, montés, l'un par les hypaspistes d'Admète, l'autre par les phalangites de Cœnos, se tenaient tout prêts à commencer l'attaque dès qu'elle serait possible ; le roi lui-même accompagnait les hypaspistes. En même temps, il fit tenir la mer à tous ses vaisseaux et posta une partie des trirèmes devant les ports, peut-être pour briser les chaînes des bassins et en forcer l'entrée. Tous les autres navires, qui avaient à leur bord des archers, des frondeurs, des balistes, des catapultes, des béliers ou autres machines semblables, se dispersèrent tout autour de la ville, après avoir reçu l'ordre ou de débarquer là où la chose serait possible, ou de se mettre à l'ancre sous les murailles, à portée de trait, et de faire pleuvoir de tous côtés leurs projectiles sur les Tyriens, de telle sorte que ceux-ci, ne sachant quel côté était le plus menacé ou le mieux protégé, fussent plus facilement culbutés par l'assaut.

Les machines commencèrent leur travail ; projectiles et pierres pleuvaient de tous côtés sur les créneaux ; la ville semblait menacée sur tous les points, lorsque tout à coup la partie de la muraille qu'Alexandre avait en vue, ébranlée, s'abîma d'un seul bloc et ouvrit une brèche considérable. Aussitôt les deux vaisseaux chargés d'hommes armés viennent prendre la place des navires à machines ; les ponts volants sont lancés ; les hypaspistes se précipitent sur les ponts. Admète est le premier sur le mur, et le premier qui tombe ; enflammés par la mort de leur chef, sous les yeux du roi qui déjà s'avançait avec l'agéma, les hypaspistes s'élancent en avant ; bientôt les Tyriens sont repoussés de la brèche ; les Macédoniens s'emparent d'une tour, puis d'une seconde ; ils occupent la muraille ; le terre-plein qui conduit à la forteresse royale est libre et le roi le fait occuper, parce qu'il était plus facile de descendre de là dans la ville.

Pendant ce temps, les vaisseaux de Sidon, de Byblos et d'Arados, après avoir rompu les chaînes qui barraient le port du sud, y avaient pénétré, et les navires qui s'y trouvaient avaient été en partie coulés, en partie chassés sur le rivage. Les vaisseaux cypriotes étaient entrés de même dans le port du nord et s'étaient déjà emparés du bastion et des points de la ville les plus rapprochés. Partout les Tyriens s'étaient retirés ; ils s'étaient rassemblés devant l'Agénorion, où ils résolurent de se mettre en défense. Le roi s'avança alors de la forteresse royale avec les hypaspistes, et Cœnos du côté du port avec les phalangites contre cette dernière troupe organisée de Tyriens ; le combat fut court, mais extrêmement sanglant ; le groupe fut vaincu et taillé en pièces. Huit mille Tyriens y trouvèrent la mort. Le reste des habitants, c'est-à-dire tous ceux qui ne purent s'échapper, au nombre d'à peu près trente mille hommes, furent vendus comme esclaves[71]. Le roi lit grâce à ceux qui s'étaient réfugiés dans le temple d'Héraclès et spécialement au roi Azémilcos, à ceux qui occupaient les principales charges de la ville et à quelques membres de l'ambassade carthaginoise.

Il peut se faire que les Sidoniens et les autres Phéniciens aient caché et sauvé sur leurs vaisseaux plusieurs milliers de leurs compatriotes tyriens ; il n'est pas moins possible qu'une partie de l'ancienne population soit restée ou se soit de nouveau réunie[72]. Cette ville avait un port excellent ; elle était peut-être pour une flotte la meilleure station de toute la côte syrienne, et Alexandre avait toute espèce de motifs de la conserver et de la favoriser, ne fût-ce que pour s'assurer une position prépondérante dans ces eaux, au milieu des autres villes maritimes qui gardaient leurs princes et leurs flottes, bien qu'en reconnaissant la suprématie macédonienne. Mais l'antique constitution de la ville, et même, semble-t-il, la royauté, furent abolies[73]. Tyr devint la place d'armes macédonienne sur cette côte et, ainsi qu'il est permis de le supposer, une des stations permanentes de la flotte[74].

Le triomphe d'Alexandre fut d'offrir solennellement, dans l'Héracléon de la ville insulaire, le sacrifice à Héraclès que les Tyriens lui avaient interdit ; il l'offrit en présence des troupes sous les armes, tandis que toute la flotte pavoisée croisait à la hauteur de l'île. La machine qui avait abattu la muraille fut promenée par la ville, au milieu des joutes et des courses aux flambeaux, et placée dans l'Héracléon ; le vaisseau de l'Héraclès Tyrien, qui précédemment était tombé aux mains d'Alexandre, fut consacré au dieu.

L'annonce de la chute de Tyr dut produire une immense impression ; elle dut faire sentir sur toutes les côtes de l'Occident et jusqu'aux Colonnes d'Hercule le poids de la redoutable épée du prince macédonien, ainsi que la bataille d'Issos l'avait fait pour l'Orient. La puissante cité insulaire, la flotte orgueilleuse, la marine marchande, l'opulence de cette ville célèbre dans le monde entier étaient anéanties ; la colère du vainqueur, semblable à celle d'Achille, avait tout abattu[75].

Alexandre devait s'attendre à une nouvelle résistance dans le sud de la Syrie. Tandis qu'il était encore à Tyr, il avait sommé les Juifs, qui obéissaient à leur grand prêtre Jaddua, de se soumettre, mais, sous le prétexte qu'ils étaient liés au roi de Perse par leur serment de soumission, ils avaient refusé les vivres et autres contributions qu'Alexandre exigeait ; Sanballat, au contraire, que la cour de Suse avait placé comme satrape à Samarie, s'était rangé du côté du vainqueur. La forteresse de Gaza, placée sur les frontières, inspirait surtout de graves inquiétudes. Cette place, de beaucoup la plus forte de la Syrie palestinienne et située sur les routes qui conduisaient de la mer Rouge à Tyr et de Damas en Égypte, avait toujours été l'objet d'une attention particulière de la part des rois de Perse, car elle était un boulevard contre la satrapie d'Égypte si souvent agitée, et Darius l'avait confiée à l'eunuque Batis[76] un de ses serviteurs les plus fidèles et assez hardi pour s'imaginer qu'il mettrait un terme aux envahissements de l'ennemi victorieux. Batis avait renforcé l'importante garnison perse de la ville en enrôlant les tribus arabes qui habitaient jusqu'à la côte, au sud de Gaza ; de plus, il avait amassé des provisions pour un long siège, persuadé que, s'il pouvait maintenant arrêter l'ennemi, d'abord la riche satrapie d'Égypte resterait dans l'obéissance, et ensuite le Grand-Roi aurait le temps d'achever ses nouveaux préparatifs dans la Haute-Asie, de descendre dans les basses satrapies et de rejeter le Macédonien téméraire au delà du Taurus, de l'Halys et de l'Hellespont. La longue résistance que Tyr avait opposée encourageait d'autant plus l'eunuque que la flotte, à laquelle Alexandre devait de s'être enfin emparé de la cité insulaire, ne pourrait être employée devant Gaza, car la ville était située à un demi-mille de la côte, et d'ailleurs, le rivage encombré de bancs de sable et de bas-fonds permettait à peine à une flotte d'atterrir. Une plaine de sable où l'on enfonçait profondément s'étendait de la côte jusqu'au monticule sur lequel Gaza était bâtie. La ville elle-même avait un périmètre considérable et était entourée de hautes et puissantes murailles, qui semblaient pouvoir défier tous les béliers et toutes les machines.

On était à peu près au commencement de septembre 332 lorsqu'Alexandre s'éloigna de Tyr. Sans éprouver de résistance de la part de la ville forte d'Ake, qui ferme l'entrée de la Syrie palestinienne, il s'avança vers Gaza et posa son camp au sud de la ville, côté où les murailles semblaient être le plus faciles à attaquer ; il commanda aussitôt de monter et de mettre en place les machines nécessaires. Mais les ingénieurs déclarèrent qu'il était impossible, vu la hauteur de l'éminence sur laquelle la ville était bâtie, de construire des machines qui pussent atteindre les murs et les ébranler. Alexandre ne pouvait à aucun prix laisser cette place sans s'en emparer ; plus l'entreprise paraissait difficile aux siens, plus il avait à cœur d'en venir à bout et de voir encore une fois l'impossible devenir possible. Il donna ordre d'élever contre la ville, du côté du sud, qui était le plus accessible, une chaussée qui atteignit la hauteur de l'éminence sur laquelle s'élevaient les murailles. Ce travail fut exécuté avec la plus grande célérité, et, dès qu'il fut achevé, on fit approcher des murs les machines, qui commencèrent à fonctionner au lever du jour. Pendant ce temps, Alexandre, couronne en tête et revêtu de son armure de guerre, offrait un sacrifice et attendait un présage ; en ce moment, dit-on, un oiseau de proie vint planer sur l'autel et laissa tomber une petite pierre sur la tête du roi, puis alla se prendre dans les cordages d'une machine. Le devin Aristandros expliqua ce signe en disant que le roi s'emparerait à la vérité de la ville, mais qu'il n'avait qu'à bien se garder pendant cette journée. Alexandre resta dans le voisinage des béliers, qui fonctionnaient avec succès contre les puissantes murailles. Tout à coup les assiégés, faisant une sortie vigoureuse, mirent le feu aux abris et aux engins, firent pleuvoir leurs traits du haut des murailles sur les Macédoniens qui travaillaient aux machines et qui cherchaient à éteindre l'incendie, et les pressèrent tellement qu'ils commencèrent à se retirer de la levée. Alexandre ne put se contenir plus longtemps ; à la tête de ses hypaspistes, il s'élança en avant, porta du secours sur les points les plus menacés et ramena les Macédoniens au combat, de manière à ce que du moins il ne fussent pas complètement repoussés de leur terrasse. A ce moment un trait parti d'une catapulte l'atteignit, traversa son bouclier et sa cuirasse et pénétra dans son épaule. Le roi tomba ; les ennemis accoururent en poussant des cris de joie, et les Macédoniens s'éloignèrent de la muraille.

La blessure du roi était douloureuse, mais sans danger la moitié du présage s'était vérifiée ; il restait maintenant à accomplir la partie la plus heureuse. Les machines qui avaient abattu les murailles de Tyr étaient précisément alors arrivées dans le port voisin de Majumas ; pour pouvoir les employer, le roi fit construire des levées larges de douze cents pieds, hautes de deux cent cinquante et concentriques avec les remparts de la ville[77] ; en même temps, on pratiqua des mines jusque sous les murailles, de sorte que celles-ci, en certains endroits, s'écroulaient par le fait de leur propre poids, tandis qu'elles tombaient en certains autres sous les coups des béliers placés sur les levées. Sur ces parties ainsi endommagées, on commença à diriger des assauts ; repoussés une première fois, les Macédoniens revinrent à la charge une seconde et une troisième fois ; enfin, à la quatrième attaque, au moment où les phalanges s'élançaient de tous côtés, où de nouveaux pans de mur ne cessaient de s'écrouler et où les machines produisaient des effets de plus en plus terribles, où enfin les vaillants Arabes comptaient déjà trop de morts et de blessés pour pouvoir résister efficacement sur tous les points, les hypaspistes parvinrent à placer leurs échelles sur les brèches ; ils s'introduisirent dans la ville en franchissant les décombres des murailles écroulées, puis ouvrirent les portes et donnèrent accès dans la cité à l'armée toute entière. Un combat encore plus acharné commença dans les rues de la ville ; les vaillants habitants défendirent leurs postes jusqu'à la mort, et cette chaude journée finit dans un affreux bain de sang. Dix mille Barbares environ durent y perdre la vie ; leurs femmes et leurs enfants furent vendus comme esclaves. Un riche butin, consistant spécialement en aromates d'Arabie, pour lesquels Gaza servait d'entrepôt, tomba entre les mains des vainqueurs. Alexandre prit les habitants des localités voisines, philistines et arabes, pour repeupler la ville, et une garnison permanente en fit une place d'armes[78] également importante pour la Syrie et pour l'Égypte[79].

D'après les traditions juives, Alexandre, après la chute de Gaza, entreprit une expédition dans le pays des Juifs et des Samaritains. Lorsque le roi approcha de Jérusalem, disent ces traditions, le grand-prêtre, avec les prêtres et une grande foule de peuple en habits de fête, vint à sa rencontre et le salua comme celui que leurs livres sacrés annonçaient et qui devait détruire la puissance des Perses. Le roi se montra plein de bienveillance pour eux, leur laissa leur loi et leur garantit l'exemption d'impôt à chaque septième année ; puis, sur l'invitation du grand-prêtre, il apporta aussi dans le temple de Jéhovah une offrande solennelle. On raconte encore plusieurs autres choses contradictoires[80].

On nous permettra de nous arrêter encore un instant sur ces pays de Syrie. Les renseignements insuffisants que les anciens documents nous fournissent sur le nouvel ordre de choses dans ces régions sont bien loin de nous en donner une idée claire ; ils ne nous laissent même pas reconnaître si l'on essaya de les organiser de la même manière et sur le même plan que les satrapies d'Asie-Mineure.

Les monnaies nous offrent du moins quelques renseignements complémentaires. Nous voyons que la monnaie d'argent de l'Asie-Mineure jusqu'au Taurus, frappée à l'effigie bien connue d'Alexandre, appartenait entièrement aux dernières classes des monnaies alexandrines, à celles qui furent frappées pendant et après le temps des Diadoques ; nous pouvons fournir les preuves, pour chacune de ces villes, qu'elles ont frappé monnaie avec leur coin particulier au temps d'Alexandre et tant que son empire conserva une existence nominale (jusqu'en 306) ; nous pouvons conclure de là. que les villes grecques de l'Asie-Mineure, ainsi que celles de la ligue lycienne, furent érigées par Alexandre en États libres et confédérés avec lui, et que, de par cette indépendance politique, elles usaient du droit de battre monnaie d'une façon aussi souveraine qu'Athènes, Argos et les autres États de la ligue corinthienne. De l'autre côté du Taurus commence un système différent : les nombreuses monnaies d'argent à l'effigie d'Alexandre que nous possédons des villes ciliciennes appartiennent toutes aux classes les plus anciennes. Il en est de même pour celles de la Commagène, de Damas, d'Arados, de Sidon, d'Ake et d'Ascalon[81] ; et ici nous retrouvons presque toujours dans l'exergue le titre de roi donné à Alexandre, tandis que ce n'est pas le cas, en thèse générale, dans les monnaies contemporaines de Macédoine, de Thrace et de Thessalie.

Ainsi donc, en Cilicie, en Syrie, en Cœlé-Syrie et en Phénicie, Alexandre laisse subsister la commune urbaine, mais les villes ne forment pas des États autonomes comme les villes grecques de l'Asie-Mineure ; leurs monnaies montrent qu'elles ne frappaient que par commission royale et sous leur responsabilité, ou qu'elles ne devaient frapper que de la monnaie royale, conforme au système monétaire introduit par Alexandre et à ses types.

On doit encore ajouter une particularité. En 1863, en creusant dans un jardin, aux environs de Sidon, on trouva un trésor de trois mille pièces d'or, qui ne fut pas dispersé comme les trouvailles de 1829 et de 1852, et qui put être, au moins en grande partie, examiné et inventorié par les savants[82]. Parmi les quinze cent trente et un statères ainsi décrits, ceux d'Ake, de Sidon, et ceux d'Arados étaient particulièrement nombreux ; il y en avait quelques-uns de Cilicie ; un assez grand nombre de villes de Macédoine, de Thrace, de Thessalie, étaient également représentées par un ou plusieurs types ; les pièces frappées en Grèce faisaient presque complètement défaut ; parmi celles de l'Asie-Mineure, on trouva des pièces de Cos, de Clazomènes (?), de Pergame, de Rhodes, avec leurs empreintes particulières ; quelques-unes portaient l'effigie de Pnytagoras, roi de Salamine dans l'île de Cypre. Ces monnaies, dit l'un des rapports, étaient presque toutes neuves ; une grande partie, notamment de celles qui avaient été frappées à Sidon, étaient encore rugueuses comme si elles venaient de sortir des ateliers. Comme, parmi ces monnaies, on n'en trouve aucune des Diadoques, qui prirent le titre de rois en 306, et comme trois de celles d'Ake portent les dates de l'an 23 et 24, on peut en conclure avec certitude que ce trésor fut enfoui avant 306 et peu de temps après 310, par conséquent dans un temps où officiellement la monarchie d'Alexandre et l'organisation qu'il avait donnée au royaume subsistaient encore.

Il est tout à fait digne de remarque que, parmi ce grand nombre de pièces d'or, on n'en trouve pas une seule de Tyr ; ce peut être un effet du hasard, mais on peut aussi supposer que, dans les temps qui suivirent de près la conquête de cette ville, elle dut jouir de moins grands privilèges que les autres villes phéniciennes. Les dates inscrites sur les monnaies d'Ake sont d'un intérêt particulier ; on trouve, sur des monnaies d'Arados connues d'autre part, les dates correspondantes, et même depuis 21 jusqu'à 76. Dans l'histoire des successeurs d'Alexandre, nous aurons occasion de dire qu'Arados obtint des Séleucides une complète indépendance en 258, et qu'avec cette année commença une ère nouvelle ; Arados et Ake avaient donc inauguré auparavant une ère qui datait de la délivrance du joug des Perses, et il no peut y avoir de doute que sur la question de savoir si cette ère datait de la bataille du Granique ou de celle d'Issos. Il ne s'ensuit pas ou du moins l'examen des monnaies ne prouve pas que les autres villes aient également suivi ce comput ; mais il est certain que ces deux villes considérèrent la victoire d'Alexandre comme une délivrance et comme le début d'une ère nouvelle.

La résistance de Tyr, puis celle de Gaza, avaient pendant assez longtemps retardé l'expédition du roi en Égypte[83] ; maintenant enfin, plus d'une année après la bataille d'Issos, vers le commencement de décembre 332, il partit de Gaza. Il s'agissait de s'emparer de la dernière province que possédait encore le Grand-Roi sur la Méditerranée, province qui aurait pu, grâce à des conditions topographiques très favorables, opposer une longue résistance si elle eût été fidèle ou entre des mains fidèles. Mais comment le peuple égyptien aurait-il pu se sentir prêt à combattre pour la cause d'un roi auquel il n'était attaché que par les chaînes d'une domination impuissante et par conséquent doublement odieuse ? D'autre part, le caractère égyptien est plus porté au repos qu'à l'action ; il est plus patient et plus laborieux qu'énergique et fort : si malgré cela l'Égypte, pendant les deux siècles de sa servitude, fit de fréquentes tentatives pour secouer le joug de l'étranger, le peuple dans son ensemble y prit d'autant moins de part qu'il était habitué, depuis l'émigration de la caste guerrière indigène, à voir combattre pour l'Égypte des étrangers, spécialement des mercenaires grecs, qui emmenaient tout au plus avec eux quelques milliers d'indigènes en bandes indisciplinées ou comme portefaix. L'état de l'Égypte était alors en général un état de stagnation absolue : toutes les habitudes sociales, restes du temps des Pharaons depuis longtemps disparu, étaient dans la plus évidente contradiction avec chacune des vicissitudes historiques que le pays avait tant de fois éprouvées depuis la chute de la royauté sacerdotale. Les tentatives des rois de Saïs pour faire revivre leur peuple par le commerce et les relations avec les peuples étrangers n'avaient pu qu'augmenter le trouble et la désorganisation dans l'élément indigène. La domination des Perses, qui les écrasa, eut bien alors à lutter contre la répulsion sourde et toujours croissante du peuple contre l'impur étranger, et contre les révoltes multipliées de ceux qui se glorifiaient d'appartenir à la famille des Pharaons ; mais l'Égypte n'était plus arrivée à se soulever par sa propre initiative et à se mouvoir d'elle-même. Affaissés sur eux-mêmes, dans l'indolence et la mollesse africaine, courbés sous tous les vices et toutes les superstitions d'un régime de castes, dont le temps n'avait laissé debout qu'une forme caduque, plutôt embarrassés que favorisés par l'excessive fertilité de leur pays, à laquelle aucun commerce libre et actif avec le dehors ne donnait de valeur ni d'impulsion, les Égyptiens,. plus qu'aucun autre peuple, avaient besoin d'une régénération, d'une fermentation renouvelée et réparatrice, telle que pouvait la lui apporter l'essor élevé et la domination du génie grec.

L'Égypte, dès qu'Alexandre s'en approcha, fut perdue pour le roi de Perse ; son satrape Mazacès, successeur de Sabacès qui était mort à Issos, poussé par la jalousie ou par un zèle mal entendu, avait fait massacrer, au lieu de les prendre à sa solde, les mercenaires helléniques qui, sous la conduite d'Amyntas", avaient débarqué en Égypte. Maintenant, depuis la chute de Tyr et de Gaza, et par le fait de l'occupation ennemie qui s'étendait jusque parmi les tribus arabes du désert, l'Égypte se trouvait tout à fait séparée de la Haute-Perse ; déjà la flotte était arrivée de Tyr et se tenait devant Péluse ; il ne restait au satrape et aux quelques Perses qui l'entouraient qu'à se soumettre le plus promptement possible. Voilà pourquoi, lorsqu'Alexandre, parti de Gaza, arriva à Péluse après une marche de sept jours, Mazacès lei remit l'Égypte sans autre difficulté. Après avoir donné l'ordre à sa flotte de remonter la branche pélusiaque du Nil, il alla-la rejoindre à Memphis en passant par Héliopolis. Toutes les villes par où il passa se soumirent sans hésitation, et il occupa sans résistance aucune Memphis, la grande capitale de .la vallée du Nil, dont la soumission se trouva ainsi achevée.

Mais il ne se contentait pas de soumettre ; sur son passage, les peuples devaient s'apercevoir qu'il venait pour affranchir et pour relever, qu'il honorait ce qu'ils considéraient comme sacré et laissait substituer les institutions du pays. Rien n'avait. plus blessé les Égyptiens que de voir le roi Ochos abattre d'un coup d'épée le taureau sacré à Memphis ; Alexandre sacrifia à Apis dans le temple de Phtha[84], ainsi qu'aux autres divinités des Égyptiens ; il fit aussi célébrer des concours gymniques et musicaux par des artistes helléniques, pour montrer que, si l'élément étranger s'implantait dorénavant dans le pays, il saurait du moins respecter les coutumes nationales. Le respect qu'il témoignait aux prêtres égyptiens devait lui gagner cette classe d'autant plus sûrement qu'elle avait été plus profondément méprisée par l'intolérance souvent fanatique des Perses.

En s'emparant de l'Égypte, Alexandre avait achevé la conquête des côtes méditerranéennes qui avaient été sous la domination des Perses. La pensée la plus hardie de la politique de Périclès, qui consistait à donner l'affranchissement de l'Égypte pour base et pour gage de durée à la puissance maritime et commerciale d'Athènes, était non seulement accomplie, mais de beaucoup dépassée ; le bassin oriental de la Méditerranée était acquis au monde hellénique, et avec la domination de l'Égypte on avait aussi le golfe voisin, d'où partaient les routes maritimes qui conduisaient en Éthiopie et dans les merveilleuses contrées de l'Inde. La possession de l'Égypte ouvrait des perspectives immenses. La conduite d'Alexandre en sortant de Memphis montra comment il savait comprendre ces perspectives et comment il songeait à les réaliser.

Il avait laissé à Péluse, ville située à l'angle oriental du Delta, une forte garnison ; c'est de là qu'il devait entreprendre, au printemps suivant, son expédition dans l'intérieur de l'Asie. Partant de Memphis, il descendit avec les hypaspistes, l'agéma de la cavalerie macédonienne, les Agrianes et les archers, la branche occidentale du Nil, se dirigeant vers Canope, et de là, en suivant la côte, vers Racotis, ancien poste frontière du côté de la Libye. Le bourg était situé sur la langue de terre basse, longue de huit milles, qui sépare le lac Maréotis de la mer ; en avant de la côte, à une distance de sept stades, était située l'île de Pharos, l'île des phoques des chants homériques. Le roi reconnut que la côte entre le lac Maréotis et la mer était extrêmement propice à la fondation d'une ville ; le bras de mer pouvait lui former un port large et à l'abri de presque tous les vents.

On rapporte qu'il voulut lui-même tracer immédiatement à son architecte Dinocrate le plan de la ville, les rues, les marchés, la position des temples pour les dieux helléniques et pour l'Isis égyptienne. Comme on n'avait pas autre chose sous la main, le roi fit marquer les lignes des fondations en faisant répandre de la farine par ses Macédoniens, de sorte qu'une nuée d'oiseaux venant de tous côtés s'abattirent pour becqueter cette farine, signe dans lequel le docte Aristandros découvrit la prospérité future et l'extension du commerce de la ville. On sait comment cet augure ainsi que la pensée du roi s'accomplirent de la façon la plus extraordinaire ; la population de la ville s'accrut avec une extrême rapidité, et bientôt son commerce relia le monde de l'Occident avec l'Inde nouvellement ouverte ; elle devint un point central pour la vie hellénistique des siècles suivants, une patrie pour la civilisation et la littérature cosmopolite qui y convergeaient de l'Orient et de l'Occident, le monument le plus durable et le plus magnifique de son grand fondateur.

 

 

 



[1] ARRIAN, III, 2, 5.

[2] Ces indications de Polyænos (V, 44, 3) se rapportent, comme on le voit par Arrien (III, 2, 6), à l'époque présente, et non au temps de la guerre de Byzance, car il n'est dit nulle part qu'à ce temps-là Memnon ait eu une flotte à sa disposition.

[3] Arrien ne dit mot de ces délibérations, qui sont rapportées par Diodore (XVII, 30) et Quinte-Curce (III, 1). Elles n'ont rien d'invraisemblable en soi : il se peut que Clitarque les ait empruntées à Callisthène, qui a bien pu apprendre par des prisonniers perses le fond de ses amplifications ; mais la manière de cet auteur n'offre aucune garantie d'exactitude.

[4] Arrien (II, 2, 1) dit έπί Λυκίας : on voit par un autre passage (II, 13, 2) que les mercenaires ont été conduits en Phénicie.

[5] ARRIAN, II 2, 3. C'est certainement le même Hégélochos qui commandait l'avant-garde au moment où l'armée se portait sur le Granique. On lui avait adjoint Amphotéros, frère de Cratère (CURT., III, 1, 19). D'après [DEMOSTHEN.,] De fœd. Alex., § 20, la flotte fut organisée dans la baie de Besika. A Ténédos, Hégélochos ne pouvait tout au plus que rassembler des navires, tant que la flotte perse stationnait encore à Lesbos : par conséquent, Alexandre a dû donner l'ordre de les armer aussitôt que la flotte commandée par Memnon eut fait voile pour Chios et autres parages au-delà. C'est pour cela que Quinte-Curce dit : nondum enim Memnonem vita excessisse cognoverat (III, 1, 19).

[6] On est en droit d'inférer d'un passage d'Anaximène (fragm. 17) qu'Alcimachos — celui qui, d'après Arrien (I, 18, 1) commandait la colonne chargée de parcourir l'Éolide — a été envoyé à Athènes pour demander des navires athéniens à l'approche de la flotte perse. Aussi Quinte-Curce dit-il : ex fœdere naves sociis imperatæ quæ Hellesponto præsiderent (III, 2, 20). Phocion conseilla alors de céder, si on ne voulait pas la guerre avec la Macédoine (PLUTARQUE, Phocion, 21) : mais Démosthène et Hypéride s'y opposèrent, disant qu'on ne pouvait pas savoir si le roi n'emploierait pas les navires contre Athènes. Il est possible que la trirème dont parle l'orateur et qui est entrée dans la Pirée ([DEMOSTHEN.,] De fœd. Alex., § 27) soit celle d'Alcimachos, et que l'envoyé d'Alexandre — qui était en même temps citoyen d'Athènes (HARPOCRAT., s. v.) — ait demandé la permission de construire dans les chantiers athéniens de petits navires pour le compte de la Macédoine. Le discours doit être de l'été 333.

[7] [DEMOSTH.,] De fœd. Alex. § 20. PLUTARQUE, Vit. X Oratt. (Demosth.). Ménestheus est ex Thressa natus Cotyis regis filia (CORN. NEP., Iphicr. 5).

[8] ARRIAN, II, 2, 4. CURT., III, 4, 1.

[9] Il n'est plus possible de donner des dates précises aux événements survenus en mer et à la mort de Memnon. Si, comme le dit Quinte-Curce (III, 2, 2), Darius était encore à Babylone quand il apprit la mort de Memnon, on peut en tirer les conclusions suivantes. L'armée perse devait se trouver vers la fin d'octobre à Soches, non loin de la rivière d'Haleb. De l'Haleb à Pylæ, l'armée des Dix-Mille avait fait 35 étapes, soit 220 parasanges : de Pylæ à Babylone, il y avait 20 autres parasanges. Darius est donc parti de Babylone au commencement de septembre, au plus tard. Or, il est parti après avoir reçu la nouvelle de la mort de Memnon, et cette nouvelle lui est parvenue non pas par la poste royale et la route de Sardes, mais bien plus lentement, par la voie de mer et un long détour passant par la Phénicie : la mort de Memnon est donc survenue au plus tard fin juillet. Mais Thymondas, expédié à Tripolis pour transférer à Pharnabaze le commandement de Memnon, y prit avec lui les mercenaires grecs de la flotte : il faut bien que l'ordre d'emmener ces troupes ait été donné au moins huit semaines auparavant à Babylone, par conséquent dans les premiers jours de juin au plus tard, si bien qu'à la fin de juin au plus tard Pharnabaze avait fait voile avec une partie de la flotte et les mercenaires pour la Phénicie. Memnon a pu mourir au cours du mois de mai, et même plus tôt.

[10] Il y avait 3.000 mercenaires et 200 chevaux en Carie, 1.500 hommes devant Célænæ ; il était resté d'autres garnisons à Sidé, en Lydie et dans la Petite-Phrygie, c'est-à-dire environ 3.000 hommes : il n'est guère admissible que ces 8.000 hommes aient été renforcés par les mercenaires qui de temps à autre passaient du service de la Perse à celui de la Macédoine, et il n'y aucun indice sûr que jamais des contingents de Grecs asiatiques se soient réunis avec l'armée macédonienne. Callisthène (fragm. 33) assure qu'il était arrivé 5.000 fantassins et 8.000 cavaliers de nouvelles recrues : en ajoutant ces chiffres aux 40.000 fantassins et 4.500 cavaliers qu'il compte au début de la première campagne, il arrivait, au témoignage de Polybe (XII, 19), à donner à l'armée d'Alexandre, lors de la bataille d'Issos, un effectif de 45.000 hommes de pied et 5.300 cavaliers. Il néglige de décompter les corps détachés et les garnisons. Mais Polybe à son tour, lui qui fait si bien la critique de Callisthène, exagère en sens inverse lorsqu'il ne compte que 3.000 hommes de renfort.

[11] Ariotobule a donné de cet incident un autre récit. Le roi aurait défilé la cheville qui, passée à travers le timon, tenait le nœud serré. Même en admettant que la chose se soit passée ainsi, il est certain que toute l'armée a mieux aimé croire au coup d'épée qu'à l'opération insignifiante en soi de la cheville, et que les soldats ont ensuite raconté le fait ainsi. C'est comme pour l'œuf de Colomb : ce n'est pas le résultat, mais l'imprévu de la solution qui marque le génie.

[12] Si Alexandre a tant tardé à partir de Gordion, ce n'est pas pour trouver du fourrage vert dans les champs, car dès le mois de mai l'herbe foisonne sur le plateau de Phrygie. Alexandre a dû se mettre en marche quand il eut été informé que les mercenaires de la flotte avaient reçu l'ordre de se rendre à Tripolis, c'est-à-dire vers le commencement de juillet. S'il est passé par Ancyre, il n'a pas pris le chemin qui se dirige au sud à travers le steppe salé, mais bien la route impériale qui franchit l'Halys. C'est, du reste, ce qu'indique Arrien (II, 4, 2). Alexandre ne doit pas être arrivé en Cilicie avant le commencement de septembre.

[13] D'après Quinte-Curce (III, 1, 22), Alexandre serait entré de sa personne en Paphlagonie : le témoignage exprès d'Arrien prouve le contraire. D'après Diodore (XVI, 90, 2), on ne peut guère douter que la Paphlagonie ne fût alors gouvernée par Mithridate, fils d'Ariobarzane : c'est le même Mithridate qui fut plus tard l'ami d'Antigone et de son fils Démétrios, et qui, à travers des vicissitudes de toute sorte, conserva an moins une partie de ce que Diodore appelle sa βασιλεία jusqu'à l'année 302, où Mithridate III le Fondateur lui succéda.

[14] Que la Cappadoce ait été divisée, dès le temps de Datame (vers 380) en deux satrapies, celle du Pont et la Cappadoce du Taurus, comme l'appelle Strabon (XII, p. 534), c'est un fait aujourd'hui démontré par H. DROYSEN (Die Münzen der persischen Satrapen in Kleinasien in von Sallets Num. Zeitschr., II, p. 314 sqq.). L'auteur précité conteste, non sans motif, que les monnaies de cuivre et d'argent frappées à Sinope et peut-être à Gazioura avec la légende אריורה (Ariorat) soient de cet Ariarathe qui prend maintenant la fuite et qui périt onze ans plus tard en combattant Perdiccas : il les attribue à son fils, celui qu'on appelle d'ordinaire Ariarathe II.

[15] C'est le nom, assez bizarre d'ailleurs, que lui donne Arrien (II, 4,2). Quinte-Curce (III, 4, 1) l'appelle Abistamène. La soumission de la Cappadoce est un fait que démontre la force des choses aussi bien que le témoignage exprès d'Arrien. Quand Hiéronyme (ap. APPIAN., B. Mithrid., 8) affirme qu'Alexandre n'a pas mis le pied en Cappadoce, mais qu'il a marché contre Darius en suivant la côte de Pamphylie et de Cilicie, il se trompe, lui ou Appien. Mais comme on retrouve plus tard Ariarathe encore et réellement prince de Cappadoce, la conclusion est que la partie de la Cappadoce qui avoisine le Pont est restée en son pouvoir.

[16] Memnon (ap. PHOT., 223, 40 [c. 4]) raconte comme quoi le tyran Denys d'Héraclée était dans l'angoisse, et comment les bannis d'Héraclée députèrent près d'Alexandre καί κάθοδον καί τήν τής πόλεως πάτριον δημοκρατίαν έξαιτούμενοι.

[17] On est en droit de supposer qu'Alexandre n'a pas été sans remarquer l'importante position de Mazaca (Césarée) au pied de l'Ardisch, dans la plaine arrosée par le fleuve Mélos, une position qui commande la route de l'Arménie. De là, passant entre l'Ardisch et le fort escarpé de Nora, qui devait jouer un si grand rôle sous les Diadoques, il s'est acheminé sur Tyane (probablement Kilissa-Hissar : voyez les commentateurs de l'Anabase de Xénophon [I, 2, 20] et KINNEIR, Journey, p. 105. 110). TCHIHATCHEFF (Ergänzungsheft, n° 20 zu Petermanns, Geograph. Mittheil., p. 15) appelle cette localité Kisser-Hissar.

[18] Le défilé franchi par Alexandre est mieux connu depuis KINNEIR (op. cit., p. 118 sqq.) et surtout depuis le voyage exécuté en 1853 par TCHIHATCHEFF (op. cit., p. 55 sqq.).

[19] ARRIAN, II, 4, 8. Sénèque (De ira, II, 23) dit que la lettre d'avis avait été écrite par Olympias. Aristobule ne parle pas du bain dans le Cnydos : il dit que le roi est tombé malade par suite de fatigues excessives.

[20] ARRIAN, II, 12, 4.

[21] ARRIAN, II, 5, 8-9. STRAB., XIV, p. 676. Les villes grecques obtinrent, comme toujours, la liberté ; mais on verra plus loin que ce ne devait pas être cella accordée au littoral occidental d'Asie-Mineure. Suivant Arrien (II, 20, 2), il y avait encore à ce moment dans les rangs de la flotte perse des navires de Soles et de Mallos.

[22] RENNEL a cru trouver cette Soches dans la région de Derbesak, au bas et à l'est des défilés de Bailân, et il est évident que sans la marche de Darius à travers les postes de l'Amanos, la lutte avec les Macédoniens se serait décidée dans cette plaine si souvent choisie comme champ de bataille (STRAB., XVI, p. 751). Les deux jours de marche qui séparent cet endroit des postes de l'Amanos reportent Soches un peu plus loin, là où NIEBUHR place Anzas (Azas dans les cartes récentes). Ce lieu est à huit milles du défilé, cinq milles d'Alep, à l'entrée de ce qu'on appelle le Champ du Sang. L'Onchæ de Quinte-Curce (IV, 1, 3, variantes Unchæ, Orchæ), où arrive après la bataille Darius fugitif, parait être la même localité.

[23] D'après Arrien (II, 11, 10), la bataille d'Issos a été livrée έπί άρχοντος Άθηναίοις Νικοκράτους μηνός Μημακτηριώνος, ce qui correspond à peu près, d'après le calcul d'IDELER, à novembre 333 (entre le 28 octobre et le 27 novembre).

[24] Il est à remarquer que ces détails sur la séance du conseil de Darius sont relatés par Arrien (II, 6, 3-6).

[25] Ces renseignements donnés par Quinte-Curce doivent avoir un fond historique : on s'en aperçoit au début de la harangue qu'Arrien (II, 7, 3) met dans la bouche d'Alexandre.

[26] Arrien ajoute, avec un λέγεται (II, 7, 8), qu'Alexandre cita également Xénophon et les Dix-Mille. On serait tenté d'en conclure que la harangue — analysée et non pas à l'état de discours direct dans Arrien — est tirée de Ptolémée et que le fond en est authentique. On verra dans l'étude sur les sources, à l'Appendice, pourquoi ce discours n'a pu être ni prononcé par Alexandre, ni composé par Ptolémée.

[27] ARRIAN, II, 7, 3.

[28] Dans une prétendue lettre d'Eumène de Cardia à Antipater, on raconte ce qui suit : Le matin avant la bataille, Héphæstion entra dans la tente du roi, et, soit qu'il s'oubliât, soit qu'il fût surexcité comme je l'étais moi-même, soit qu'un dieu l'inspirât, bref, il s'écria : Bonjour, roi, c'est le moment ! Comme ce salut inconvenant avait mis tout le monde fort mal à l'aise et qu'Héphestion était tout honteux et soucieux, Alexandre répondit : J'accepte, Héphæstion, ce salut comme un heureux présage ; il me promet qu'un dieu nous protégera et que nous reviendrons sains et saufs de la bataille.

[29] Callisthène (ap. POLYB., XII,21) évalue la largeur de la plaine à 14 stades. A supposer que les chiffres de l'armée perse aient été exagérés, il n'y a pas même de place dans un pareil espace, comme Polybe le démontre pertinemment. pour le front de bataille des Macédoniens : du reste, la ligne de bataille s'étendait de part et d'autre jusqu'aux saillies avancées des montagnes. La topographie a été fixée par les recherches de RENNEL et les indications de KINNEIR (Journey, p. 133 sqq.) : les journaux de l'année 1832, en reproduisant les rapports du pacha d'Égypte, du 1er, 2 et 3 août, fournissent bien des renseignements divers. Enfin, le champ de bataille a été, dans ces derniers temps, exploré par FAVRE et MANDROT, qui en ont levé un plan plus exact que les esquisses antérieures (Cf. la reproduction de leur croquis par R. KIEPERT (in Globus, XXXIV, 11. 15). Les fameux défilés repassés par Alexandre sont ceux du fort aujourd'hui démoli de Merkes, le long de la plage, les mêmes que décrit exactement Xénophon dans son Anabase (I, 4, 4) : trois stades de longueur ; à l'entrée et à la sortie, des murs qui descendent des montagnes jusqu'à la mer ; entre les deux murailles un cours d'eau, le Kersos. D'Issos à ces défilés, il y a cinq parasanges (150 stades). A Merkes, d'après la carte de l'amirauté anglaise que j'ai sous les yeux, la plage a 1/4 de mille de largeur, mais elle se rétrécit ensuite : ce n'est que près du Pinaros que les hauteurs s'éloignent et laissent entre le pied des montagnes et la mer une plaine dont la largeur va jusqu'à ½ mille.

[30] Il y a dans Arrien (II, 8, 6), entre πρώτους έταξεν, qui ne peut désigner que la position des mercenaires helléniques à l'aile droite, et l'expression έπί δέ τούτοις ένθεν καί ένθεν employée à propos des cardaques, une contradiction que les renseignements fournis par Quinte-Curce paraissent résoudre en faveur des πρώτους.

[31] D'après Quinte-Curce (III, 9, 3), leur commandant était Aristomède de Phères.

[32] La position de l'armée perse est assez mal éclaircie : celle qui lui est attribuée ci-dessus résulte du texte d'Arrien et des erreurs de Callisthène. Dans Quinte-Curce, ce sont les cavaliers perses de l'aile droite qui engagent le combat avec la cavalerie thessalienne : ils sont par conséquent déployés à droite des mercenaires helléniques. Nabarzones equitatu dextrum cornu tuebatur... in eodem Thymondes erat Græcis... præpositus (CURT., III, 9, 1). Callisthène (fr. 33) et Arrien (II, 8, 11) disent que le Grand-Roi était au centre de la ligne de bataille : d'après Quinte-Curce, il est entouré de sa garde, composée de 3.000 cavaliers d'élite et de 40.000 fantassins. Quant à l'extension des lignes perses, on ne peut rien affirmer de précis : les 30.000 mercenaires de l'aile droite ont dû prendre pour se déployer une bonne moitié de la plaine.

[33] Arrien (II, 8, 5) ne nomme que cinq régiments de la phalange : il y manque celle de Cratère, qu'il appelle le commandant de l'aile droite des régiments d'infanterie. Il est difficile de croire que le roi n'ait pas eu sous la main pour le jour de la bataille ses six régiments, qu'il ait détaché ou dispersé dans des garnisons un régiment entier : même les 3.000 hommes laissés devant Halicarnasse étaient des ξένοι, et non pas des Macédoniens.

[34] Cette formation en potence (ARRIAN, II, 9, 2), peut servir à donner une idée de la configuration du terrain.

[35] ARRIAN, II, 10, 7. Comme ce Ptolémée est σωματοφύλαξ (ARRIAN, I, 24, 1), il doit avoir été délégué au commandement de la phalange — celle que Philippe commandait à la bataille du Granique.

[36] D'après Diodore (XVII, 37), Alexandre a continué la poursuite pendant 200 stades. La ville de Nicopolis, qu'il bâtit à l'issue des défilés de l'Amanos, du côté de l'est, marque peut-être l'endroit où il s'arrêta. On m'informe que le professeur HAUSKNECHT vient de retrouver dans la localité moderne de Neboul les ruines de l'ancienne Ville de la Victoire.

[37] Arrien (II, 11, 10) estime l'argent pris en cette circonstance à pas plus de 3000 talents ; il s'agit, clans sa pensée, de talents d'argent.

[38] Arrien dit expressément (II, 12, 5) qu'il reproduit le récit de Ptolémée et d'Aristobule : le qualificatif ένα τών έταίρων montre que Léonnatos n'était pas encore un des sept gardes du corps, comme on aurait pu le croire d'après Diodore (XVI, 94).

[39] Ce récit, qui revient si souvent dans les auteurs anciens, a contre lui une lettre, écrite probablement un peu plus tard, dans laquelle Alexandre assure n'avoir jamais vu la femme de Darius (PLUTARQUE, Alex., 22). Cette assertion, répétée ailleurs (PLUTARQUE, De Curios. Cf. ATHEN., XIII, p. 603), rendrait l'anecdote fort suspecte ; mais il faudrait que l'authenticité de la lettre fût démontrée.

[40] Ce sont les chiffres de Diodore (XVII, 36). Justin (XI, 9, 10) donne 130 fantassins et 150 cavaliers : Quinte-Curce (III, 11, 27), 32 fantassins, 150 cavaliers, 504 blessés. Si, comme le dit Arrien, l'aile de Parménion a perdu à elle seule 120 hoplites, le total des morts du côté des Macédoniens a dû être bien plus considérable, et l'on peut évaluer le chiffre des blessés à huit ou dix fois le nombre des morts.

[41] Cicéron, Ad Fam., XV, 4, 9. Ad Attic., V, 20, 3.

[42] CURT., IV, I, 35. DIODORE, XVII, 48.

[43] Naturellement, ils ne prirent pas la route de Myriandros, mais celle qui remonte du côté de l'Oronte.

[44] D'après Quinte-Curce (IV, 1, 25), Amyntas conduisit 4.000 Grecs fugitifs à Tripolis et de là à Cypre : d'après Diodore (XVII, 48), Agis de Sparte prend à sa solde 8.000 des mercenaires échappés d'Issos, pendant qu'Amyntas en conduit 4.000 autres à Tripolis, puis à Cypre, où il grossit sa troupe par des enrôlements. Arrien dit simplement, ce que nous avons répété après lui, qu'Amyntas fils d'Antiochos, Thymondas fils de Mentor, Aristomède de Phères, Bianos d'Acarnanie, ont été les chefs de ces fuyards.

[45] Cette lettre, ainsi que la réponse d'Alexandre (ARRIAN, II, II), doit être authentique, sans quoi le roi Ochos, comme l'appelle la réponse, ne porterait pas, dans la lettre de Darius, le nom royal d'Artaxerxès. Celle qu'analyse Quinte-Curce (IV, 1, 8) était de rédaction un peu différente, et celle que cite Plutarque (Alex., 29) est encore une autre variante. L'Itin. Alex., que d'ordinaire Arrien est seul à reproduire, mentionne au chapitre 39, comme Plutarque, l'offre de 10.000 talents. Seulement, Plutarque y ajoute encore la proposition du mariage d'Alexandre avec une fille de Darius, et la cession de territoire jusqu'à l'Euphrate.

[46] ARRIAN, II, 14, 3. Quinte-Curce (II, 14, 7) dit au contraire : prœcipue eum movit quod Darius sibi regis titulum nec eundem Alexandri nomini adscripserat. En formulant sa demande de roi à roi, Darius a entendu faire, ce semble, une grande concession, c'est-à-dire accepter une égalité que d'ordinaire le Roi des rois ne reconnaît à personne.

[47] Ce Thersippos pourrait bien être celui de l'inscription de Nasos, de l'an 320 à peu près (C. I. GRÆC., II, n° 2166 c, p. 1024. Cf. le texte complet dans l'Appendice du tome II du présent ouvrage).

[48] ARRIAN, II, 14, 4-9. On reconnaît le même fond, mais remanié, dans Quinte-Curce (IV, 1, 10). Il me semble qu'il n'y a aucun motif de révoquer en doute l'authenticité du document : la publicité donnée à cette lettre-manifeste expliquerait assez bien qu'elle se soit conservée.

[49] [DEMOSTH.,] De fœd. Alex., § 30. On reconnaît la date du discours à plus d'un indice : on voit que Hégélochos a déjà relâché les navires athéniens (§ 20) et que les tyrans d'Érésos et d'Antissa ont été expulsés par Alexandre (§ 7). L'expression έκβαλεΐν dont se sert l'orateur ne veut pas dire que lesdits tyrans ne soient pas déjà rentrés. Peu de temps après, des Hellènes députés au Grand-Roi tombèrent à Damas entre, les mains de Parménion : c'étaient Iphicrate, fils du célèbre Iphicrate, les Thébains Thalassicos et Dionysodoros, le Spartiate Euthyclès. En examinant de près les circonstances, il semble bien qu'ils n'avaient pas été envoyés dès 335, lors de l'insurrection de Thèbes, mais dans cette même année 333 ; car Alexandre pardonne aux Thébains, parce qu'ils sont excusables : or, au point de vue macédonien, ce qui s'était passé à Thèbes avant 335, après la bataille de Chéronée, ne pouvait s'appeler άνδραποδισμός. Du reste, pourquoi en 335 aurait-on envoyé Iphicrate au Grand-Roi qui faisait alors des offres et des avances aux Athéniens ? Comment, s'il avait une mission officielle de l'État athénien, aurait-il pu séjourner à la cour de Perse pendant plus de deux ans, et après qu'Athènes avait de nouveau fait la paix avec Alexandre ?

[50] Quinte-Curce (IV, 1, 34) est seul à donner ce renseignement.

[51] Un passage d'Arrien (II, 13, 4) ferait supposer qu'au moment où ceci arriva — immédiatement avant le départ de la flotte pour Siphnos — Othontopatès n'avait pas encore été battu : mais plus loin (II, 13, 6), alors que déjà la défaite d'Issos était connue de la flotte et même un certain temps après l'événement, Arrien fait arriver à Halicarnasse le roi Agis en personne. Ou bien c'est là une erreur, ou Autophradate se maintenait encore dans la baie d'Halicarnasse. D'après Quinte-Curce (IV, 5, 13), Milet était également occupée par Hydarne et ne fut reprise par Balacros qu'après la bataille d'Issos. Si l'on accepte son témoignage, il faut que Milet sa soit rendue au printemps de 333 à la flotte perse, et le Balacros qui reprit la ville ne peut être que le fils d'Amyntas, celui qui à Gordion a remplacé Antigone au commandement de l'infanterie des contingents helléniques (ARRIAN, I, 29, 3) et qui plus tard, au commencement de 332, fut laissé en Égypte comme stratège (ARRIAN, III, 5, 5).

[52] C'est ce que fait entendre Arrien (II, 2, 3). Quinte-Curce (IV, 1, 36) complète ici Arrien.

[53] ÆSCHINE, In Ctesiph., § 164.

[54] ARRIAN, III, 6, 7. La fuite d'Harpale eut lieu à peu près en octobre 333. Le fait que Tauriscos, le mauvais génie et le compagnon d'Harpale, est allé rejoindre en Italie Alexandre le Molosse, fournit un point de repère assuré pour la chronologie de cette expédition en Italie.

[55] Quinte-Curce dit 30.000 hommes : c'est un chiffre qui n'est pas invraisemblable, si l'on accepte comme authentique le fragment d'un rapport de Parménion à Alexandre qu'on lit dans Athénée (XIII, p. 667). C'est une énumération qui ne comprend qu'une petite portion de l'énorme masse, et on y lit : Servantes du roi pour la musique et le chant, 329 ; cuisiniers aux fourneaux, 29 ; laitiers, 3 ; laquais pour apprêter les breuvages, 17 ; pour chauffer le vin, 70 ; pour préparer les parfums, 40. Polyænos (IV,5) rapporte le stratagème dont usa Parménion pour opérer le transport du butin par bêtes de somme.

[56] Arrien (II, 12, 2) dit simplement : σατράπην άποδεικνύει. Diodore (XVIII, 22, 2) dit : άποδεδειγμένον στρατηγόν άμα καί σατράπην. Le même auteur rapporte que Balacros périt dans un combat contre les Isauriens.

[57] L. MÜLLER signale dans la IIe et IIIe classe des monnaies d'Alexandre des pièces de Mallos, Soles, Nagidos, etc. On sait quelle quantité de monnaies, y compris des monnaies de satrapes, ont été frappées en Cilicie sous la domination perse. La liste des pièces avec ΣΟΛΙΚΟΝ, ΤΕΡΣΙΚΟΝ, ΝΑΓΙΔΙΚΟΝ, s'est accrue tout dernièrement d'une médaille d'Issos avec ΙΣΣΙΚΟΝ qui se trouve au musée de Berlin (VON SALLET, Num. Zeitschr., 1876, IV, p. 145).

[58] Ces détails sont empruntés textuellement à Arrien (II, 20, 1. II, 13, 7), qui appelle Gérostratos fils de Straton (II, 13, 7). Quinte-Curce (IV, 1,13) mentionne vers cette époque un roi Straton de Sidon (de Tyr, suivant Diodore [XVII, 17]), mais c'est une erreur. Le prédécesseur du roi Tennés, de celui qui se révolta contre Ochos, porte dans Hiéronyme le nom de Straton (cf. PERIZON., ad Ælian. var. Hist., XII, 2) : c'est le Straton dont parle Théopompe (fr. 126 ap. ATHEN., XII, p. 352) et dont il est question dans une inscription attique (C. I. ATTIC., II, 86).

[59] C'est là, suivant toute apparence, le fond assez simple de l'histoire — défigurée par des enjolivements de toute sorte — que Diodore (XVII, 47) place à Tyr, Plutarque (De fort. Alex., II, 8) à Paphos. Cf. CURT., IV, 1, 18 sqq. JUSTIN., XI, 10. Arrien ne parle pas d'Abdolonyme.

[60] ARRIAN, II, 17.

[61] Cf. PRUTZ, Aus Phönicien, 1876 (particulièrement la carte de la page 214, qui donne les profondeurs de la mer autour de Ille, d'après la carte de l'amirauté anglaise). D'après ces sondages et les observations faites sur les lieux par Prutz, on voit que de la partie sud de l'île, là où s'élevait jadis le temple de Melkart, il ne reste plus que des récifs, des bancs à faible profondeur et quantité de ruines à fient. d'eau. Le périmètre de la ville, évalué par Pline à 22 stades, est une preuve de plus qu'elle s'étendait, comme on le dit ici, vers le sud ; car sans cela le pourtour ne serait que de 14 à 15 stades.

[62] Quinte-Curce et Diodore n'ont sans doute pas tort quand ils nous représentent Alexandre détruisant pour construire sa digue la Vieille-Tyr, qui existait encore (SCYLAX, p. 42, éd. Hudson). D'après Arrien (II, 24,9) la population s'était réfugiée dans la ville insulaire et y était comprise parmi les ξένοι. Quant à tout ce que racontent du siège les auteurs précités, il n'en faut croire que ce qui se trouve confirmé par Arrien. La distance de l'ile au continent est évaluée par Scylax à 3 stades, par Pline à 700 pas. Comme le siège a duré sept mois (DIODORE, XVII, 46. PLUTARQUE, Alex., 24), il a dû commencer vers le mois de janvier 333.

[63] On raconte qu'Alexandre remplit lui-même de terre et mit en place le premier gabion, et qu'alors les Macédoniens se mirent à ce pénible travail en poussant des cris d'enthousiasme (POLYÆN., IV, 3, 3).

[64] D'après Quinte-Curce (IV, 2, 10 : 3, 19), les Carthaginois, dont les envoyés venaient d'arriver pour une fête de la métropole, avaient promis des secours et s'étaient excusés plus tard en disant qu'ils étaient empêchés par un débarquement des Syracusains sur la côte d'Afrique. Il est vrai que justement l'histoire de la Sicile durant les années qui s'écoulent entre la mort de Timoléon et l'avènement d'Agathoclès manque dans Diodore ; mais on ne trouve nulle part la moindre trace d'une pareille agression des Syracusains sur la côte africaine, et, vu l'état où se trouvaient alors Syracuse et la Sicile, elle est peu vraisemblable.

[65] Arrien (I, 25, 1) dit seulement έτι έν τή πολιορκία, etc. Quinte-Curce (IV, 5, 1) place cette députation, avec offre de céder les pays de l'ouest jusqu'à l'Halys, après la prise de Tyr : il parle d'une troisième démarche un peu avant la bataille d'Arbèles. Diodore (XVII, 54) et Plutarque (Alex., 29) mettent la deuxième ambassade après le retour d'Égypte. Alexandre avait repoussé les premières ouvertures à Marathos, c'est-à-dire vers le milieu de décembre 333 : les terrassements de la digue ont dû prendre au moins quatre semaines, et il y eut une pause après la destruction des travaux faits jusque-là. Darius avait toutes sortes de raisons pour ne pas différer ses deuxièmes propositions.

[66] Le pardon accordé aux nouveaux alliés par la raison qu'ils avaient servi les Perses plutôt par contrainte que de leur plein gré n'est pas, comme on l'a dit, de l'orgueil. Le roi avait été constitué dans toutes les formes le champion de la race hellénique, et il avait toutes sortes de raisons pour maintenir cc principe. Maintenant que les Rhodiens et les Cypriotes se déclaraient pour la cause hellénique, cette άδεια devenait nécessaire si on voulait les reconnaître pour Hellènes et non pas les traiter en transfuges.

[67] Quinte-Curce dit 180 ; Plutarque, 200 : mais Arrien donne à entendre qu'aux chiffres indiqués dans le texte il faut ajouter un certain nombre de trirèmes dont le roi disposait déjà avant l'arrivée des escadres de Phénicie et autres lieux.

[68] Les tribus mentionnées ici sont celles qu'on appelle plus tard les Ituréens (les Durses ou Druses du moyen-âge), et auxquelles Pompée a fait la guerre de la même façon. Quinte-Curce croit pour sa part qu'Alexandre a bataillé contre les Arabes parce qu'ils avaient massacré quelques Macédoniens en train de couper des cèdres sur le Liban. L'histoire de bravoure rapportée par Charès (PLUTARQUE, Alex., 24) devait faire meilleur effet dans la bouche des vieux guerriers macédoniens que dans la relation de l'historien.

[69] Arrien ne s'occupe pas plus des ingénieurs d'Alexandre lors du siège de Tyr qu'à propos de celui d'Halicarnasse. Le Thessalien Polyidès, qui avait dirigé le siège de Périnthe, n'avait probablement pas suivi l'armée cette fois : peut-être est-ce celui qu'Arrien (III, 19, 6) mentionne en passant comme le père d'Épocillos. On cite comme élèves de Polyidès, à propos d'Alexandre, les deux personnages nommés ci-dessus ; ATHÉNÆOS ap. Mathem. vett., éd. Thévenot, p. 3-4), ainsi qu'un troisième, Dimachos, dont Étienne de Byzance (s. v. Λακεδαίμων) cite les ύπομνήματα πολιορκητικά, cités peut-être aussi par Athénæos (ap. Mathem. vett., éd. Thévenot, p. 2). Arrien (II, 26, 1) dit qu'Alexandre employa aussi des constructeurs de machines cypriotes et phéniciens.

[70] La date (20 août) n'offre qu'une certitude approximative. Il résulte du texte d'Arrien (II, 24, 6) que Tyr a été prise en Hécatombæon (à peu près du 22 juillet au 20 août 332). Il faut rapprocher cette indication de l'anecdote merveilleuse racontée par Plutarque (Alex., 25). D'après lui, Aristandros aurait déclaré que, bien qu'on fût déjà au dernier jour du mois, la ville serait prise dans le mois. Naturellement, le devin ne parlait pas du mois attique, mais du mois macédonien, et la date reste incertaine parce qu'on ne sait pas si le mois macédonien coïncidait avec le mois attique. En fût-on certain, il faudrait encore, pour que le 20 août fût la date exacte, qu'on eût suivi au temps d'Alexandre le canon de Méton, tel que l'a calculé IDELER (Handb. d. Chronol., I, p. 386).

[71] ARRIAN, II, 24, 4-5. POLYBE, XVI, 39. D'après Diodore, il y aurait eu 7.000 hommes tués en combattant (Quinte-Curce dit 6.000). 2.000 hommes valides mis en croix, 13.000 vieillards, femmes et enfants vendus comme esclaves da majeure partie s'étaient réfugiés à Carthage. Arrien estime le nombre des morts à 8.000, celui des prisonniers à 30.000. Il va de soi, et Arrien le donne à entendre, que la ville avait plus de 40.000 habitants. Il fallait déjà, rien que pour monter les 80 vaisseaux, dont un certain nombre étaient des pentères ou quinquérèmes, près de 20.000 hommes. Avec ses rues étroites, ses hautes maisons et les 22 stades de tour que lui donne Pline, la ville insulaire, en calculant d'après les statistiques des grandes villes modernes, pouvait contenir 80.000 habitants. Sur ce nombre, des milliers probablement s'étaient enfuis avant le commencement du siège : ils vinrent petit à petit rejoindre les autres.

[72] D'après Quinte-Curce (IV, 4, 15), ils étaient 15.000. Justin (XVIII, 3) rapporte des choses surprenantes : genus tantum Stratonis — c'est pour lui l'ancienne dynastie — inviolatum servavit regnumque stirpi ejus restituit, ingenuis et innoxiis incolis insulæ attributis, ut exstirpato servili germine genus urbis ex integro conderetur, etc. On sait par divers témoignages, entre autres par Strabon (XVI, p. 757), que Tyr redevint bientôt une grande et opulente ville de commerce.

[73] Il faut avouer qu'aucun auteur ancien ne s'exprime bien nettement sur ce point : ce que dit Arrien du pardon accordé à Azémilcos et le récit embrouillé de Diodore (XVII, 47) à propos d'Abdolonyme pourraient même faire croire le contraire. Cependant, l'opinion adoptée ci-dessus a pour elle non seulement l'enchaînement des faits, mais l'histoire des temps postérieurs. En effet, durant les querelles des Diadoques, on rencontre des rois à Cypre et à Sidon, à Byblos, à Arados, tandis qu'il y a à Tyr des phrourarques macédoniens : c'est à Tyr que Perdiccas avait son argent (DIODOR., XVIII, 37).

[74] Quinte-Curce (IV, 5, 9) dit : Philota regioni circa Tyrum jusso præsidere, et la chose ne serait pas impossible en soi ; mais il soutient en même temps que la Cilicie a été confiée à Socrate, la Cœlé-Syrie à Andromachos (Syriam Andromacho Parmenio tradiderat, bello quod superat interfuturus), tandis qu'Arrien (II, 12, 2 : 13, 7) place comme satrapes en Cilicie Balacros, en Syrie, Ménon fils de Kerdimmas. On peut admettre à la rigueur qu'en Syrie, comme en d'autres contrées, il est resté à côté du satrape un commandant militaire, et qu'Andromachos a été investi de ce commandement après Parménion.

[75] Comme preuve de l'impression produite, on pourrait citer le passage où Quinte-Curce (IV, 5, 8) dit que les Hellènes rassemblés aux Jeux Isthmiques prirent la résolution, ut sunt temporaria ingenia, de faire porter à Alexandre par quinze députés une couronne d'or, ob res pro salute ac libertate Græciæ gestas. Ces Jeux Isthmiques tombaient au commencement de l'été 332, avant que Tyr ne fût prise. Si une pareille résolution a été votée aux Jeux Isthmiques, ce victoriœ donum s'adressait à la victoire d'Issos. Diodore (XVII, 47) raconte à peu près la même chose, mais des σύνεδροι τών Έλλήνων, et rapporte expressément ces congratulations à la victoire remportée en Cilicie.

[76] C'est le nom que lui donne Arrien (II, 25, 4) : dans Josèphe (Ant. Jud., XI, 8, 4) le nom est écrit Βαβαμήσης (var. Abimases, Babimasis). On a cru retrouver dans l'inintelligible βασιλεύς d'un passage d'Hégésias (fr. 3) le nom défiguré de l'eunuque.

[77] La description du siège par Arrien (II, 26, 2 sqq.) est brève et en partie obscure, surtout en ce qui concerne ces nouveaux terrassements : on a pensé que son expression χώμα χωννύναι έν κύκλω πάντοθεν τής πόλεως signifie une circonvallation complète faisant le tour de la ville. Or, celle-ci couvrait au moins la hauteur, qui d'après STARK (p. 25) a 2 milles anglais ou environ 5.000 pas de circonférence. En admettant que l'enceinte ait eu 4.000 pas seulement et que 20.000 hommes aient travaillé tous les jours, un calcul des plus simples montre qu'il leur aurait fallu plus d'un an pour élever une terrasse à cette hauteur, sans compter qu'on n'aurait plus trouvé le temps de miner les murs par dessous.

[78] ARRIAN, II, 27, 7.

[79] Quinte-Curce, ou l'auteur qu'il a sous les yeux, a surchargé le récit de ce siège de bien des détails tirés d'Hégésias et qui sont sans valeur historique. Telle est, par exemple, la tentative d'assassinat par le transfuge arabe (IV, 6, 15), et la vengeance exercée sur l'eunuque Batis (IV, 6, 25-30) pris par Philotas et Léonnatos (HEGES., fr. 3). Quinte-Curce ne cite pas ces deux noms, parce que, suivant lui, Philotas était resté à Tyr. D'après Diodore (XVII, 48) et Josèphe (Ant. Jud., XI, 8), le siège de Gaza a pris deux mois. L'armée doit être arrivée devant Gaza à la fin de septembre et la ville avoir été prise vers la fin de novembre : la marche jusqu'à Péluse ayant duré sept jours, Alexandre n'a pas pu être à Memphis avant la fin de novembre. Dans le Canon des Rois, l'an I d'Alexandre coïncide avec le 1er Thoth 417 de l'ère de Nabonassar, c'est-à-dire le 14 novembre 332. Cf. IDELER, Handb. der Chronol., I, p. 422.

[80] Étant donné le silence absolu des écrivains dignes de foi, il est difficile d'arriver à une certitude quelconque en ce qui concerne la conduite d'Alexandre vis-à-vis de Samarie et de Juda, attendu que les mensonges des Samaritains et des Juifs s'annihilent réciproquement. On peut consulter à ce sujet SAINTE-CROIX (Histor. d'Alex., p. 547 sqq.) qui accorde, il est vrai, trop de confiance à l'écalée d'Abdère, l'inventeur du fameux palais d'Osymandias à Thèbes. Ce qui est dit dans le texte est tiré de Josèphe (Ant. Jud., XI, 8, 2-7) D'après la tradition talmudique (DERENBOURG, Essai sur l'histoire et la géographie de la Palestine, Paris, 1867, p. 71), le grand-prêtre qui figure dans cette occasion est le célèbre Siméon, dit le Juste, petit-fils de Jaddua, tandis que la tradition samaritaine raconte la même chose du grand-prêtre samaritain Hizkiah (Ézéchias). Suivant Josèphe, Sanballat est un Couthæen, comme la population de Samarie, et il a marié sa fille avec le frère de Jaddua, Manassé, qui, chassé par les Juifs précisément à cause de ce mariage, décide son beau-père à élever un temple sur le mont Garizim et à l'y installer comme grand-prêtre. Sanballat s'est mis du côté des Macédoniens après la bataille d'Issos, et il est mort avant l'arrivée d'Alexandre à Gaza. D'après la tradition talmudique, les Couthæens de Samarie ont demandé à Alexandre la permission de détruire le temple de Jérusalem ; là-dessus, les Juifs se sont présentés devant lui dans l'appareil solennel que l'on sait, et ont obtenu la permission de détruire le temple de Garizim. En réalité, ce temple n'a été détruit que beaucoup plus tard, au temps de Jean Hyrcan. Au dire d'Hécatée (ap. JOSEPH., Contre Apion., II, 4), Alexandre a laissé aux Juifs τήν Σαμαρεΐτιν χώραν exempte de tribut. Peut-être n'entendit par là que les trois toparchies dont il est question au premier livre des Macchabées (II, 28 et 34) ; mais partir de là pour corriger le texte d'Hécatée, comme fait GRÆTZ (Geschichte der Israeliten, 1876, p. 224), c'est avoir la main trop prompte. On a vu que, suivant Arrien, après la prise de Damas par Parménion, on nomme satrape de Cœlé-Syrie Ménon fils de Kerdimmas ; ce doit être le même personnage qui plus tard est destitué pour n'avoir pas pris les mesures nécessaires à l'entretien de l'armée en marche de l'Égypte vers l'Euphrate (ARRIAN, III, 6, 8). D'autre part, Quinte-Curce (IV, 5, 9) prétend que Parménion, partant de Damas pour aller à Tyr, a confié le commandement de Syrie à Andromachos : d'après lui encore (IV, 8, 9), Alexandre, revenant d'Égypte, apprend que les Samaritains ont assassiné Andromachos ; il les châtie et nomme Ménon à la place d'Andromachos. C'est une assertion qui ne tient pas devant le texte d'Arrien. Suivant Eusèbe (Chron., II, p. 114 ed. Schöne, ann. 1680 Abr. = Ol. CXI, 1 = 337 a. Chr. — ann. 1685 Abr. = Ol. CXII, 1 = 332 a. Chr. dans S. Jérôme), Alexandre aurait à cette occasion installé des colons macédoniens à Samarie : plus loin (p. 118), il est dit que le fait eut lieu au moment où Perdiccas était administrateur de l'empire : Samaritanorum urbem a Perdicca constructam (ou, suivant PETERMANN, incolis frequentatam). Bref, tous les renseignements qui concernent Jérusalem et Samarie sont tellement contradictoires, qu'il faut renoncer à en tirer un agencement pragmatique des faits.

[81] Non pas celles de Tyr, qui sont de la cinquième classe, et par conséquent postérieures à 306.

[82] Il y a sur ce Trésor deux rapports, l'un signé W. (in Eggers Wien. Num. Zeitschr., 1865, I, 1), dont l'auteur est le consul général d'Autriche WECBECKER, présent à Saïda lors de la découverte, l'autre de WADDINGTON (Revue Numism., 1865, p. 1 sqq.), d'après les communications de Wecbecker et de Péretié, chancelier du consulat général français à Beyrouth.

[83] ARRIAN, III, 1, 1.

[84] Les narrations romanesques de la vie et des exploits d'Alexandre (comme PS.-CALLISTHEN., I, 34. JUL. VALER., I, 34) font de ce sacrifice un sacre en forme, comme celui qui fut remis en vigueur, sous le nom d'άνακλητήρια, par les successeurs d'Alexandre en Égypte, à partir de Ptolémée V.