HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE DEUXIÈME. — CHAPITRE PREMIER.

 

 

Les préparatifs pour la guerre. — Le système monétaire. — Les alliances du royaume. — L'armée. — Passage en Asie. — Bataille du Granique. — Occupation de la côte occidentale d'Asie-Mineure. — Prise d'Halicarnasse. — Marche à travers la Lycie, la Pamphylie, la Pisidie. — Organisation des nouveaux territoires.

Au premier coup d'œil, l'expédition d'Alexandre parait tout à fait disproportionnée avec les moyens dont il disposait pour l'accomplir. Chasser l'ennemi n'était que la moitié la plus facile de son entreprise ; il devait penser à la manière de rendre durable le succès de ses armes.

Sous le rapport de l'étendue, le territoire dont les forces étaient à sa disposition égalait à peine la trentième partie du royaume des Perses. La disproportion n'était pas moindre entre la population des deux pays, ainsi qu'entre les effectifs militaires sur terre et sur mer. Encore faut-il ajouter que le trésor macédonien, à la mort de Philippe, était épuisé et chargé d'une dette de 800 talents, tandis qu'à Suse, à Persépolis, à Ecbatane et dans d'autres grandes villes, les caisses où le Grand-Roi entassait ses trésors regorgeaient de métaux précieux. Quand de plus on considère qu'après ses préparatifs, qui lui avaient coûté 800 talents, Alexandre n'en avait plus que 60 pour commencer la guerre contre l'Asie[1], son entreprise parait follement téméraire et presque chimérique.

Le caractère des documents qui sont arrivés jusqu'à nous ne permet pas d'attendre d'eux une réponse à la foule des questions qui se pressent ici. Le judicieux Arrien lui-même ne nous présente que l'extérieur et presque uniquement le côté militaire des événements, en y joignant à l'occasion une appréciation morale de son héros ; quant à ceux qui aidèrent Alexandre dans ses opérations militaires par le conseil et l'action, c'est à peine s'il fait autre chose que de citer leurs noms ; sur l'administration, les finances, l'organisation politique, sur la chancellerie, le cabinet du roi, sur les hommes qui furent les instruments d'Alexandre dans l'exercice de ces fonctions, il ne nous donne aucun renseignement ; il néglige, pour son propre compte et pour celui du lecteur, d'expliquer comment les faits et les succès qu'il enregistre furent possibles, comment ils se réalisèrent, par quels moyens, jusqu'à quel point ils entraient dans des plans dressés d'avance, quel était leur but, quel point de vue pratique en a déterminé le cours, par quelle force de volonté, de propos délibéré, de génie militaire et politique on parvint à les exécuter.

Parmi cette multitude de questions que nous venons d'indiquer, contentons-nous de relever d'abord celles qui, au point où nous en sommes, au début de la plus prodigieuse suite de victoires, sont les plus essentielles.

Il n'a pas manqué d'hommes qui ont cru apprécier équitablement le caractère et le génie d'Alexandre en le représentant comme un fantaisiste qui, avec son peuple guerrier non moins enthousiaste que lui, était parti en Asie pour battre les Perses, de quelque façon et en quelque lieu qu'il dût les rencontrer, comptant sur le hasard pour le pousser plus loin le lendemain. D'autres ont pensé qu'il n'avait fait qu'exécuter la pensée dont son père avait été préoccupé, que les philosophes, les orateurs, les patriotes avaient eue toujours tant à cœur et qui, en réalité, avait été engendrée et nourrie par la civilisation hellénique elle-même.

La pensée, avant de devenir un fait, n'est qu'un rêve, un fantôme, un jeu de l'imagination excitée ; c'est celui qui la réalise qui lui donne une forme, de la chair et des os, l'impulsion d'un mouvement propre, qui fixe la place et le moment de son action ; ce sont les conditions même qu'elle rencontre, les réactions qu'elle provoque dans l'espace et dans le temps qui lui imposent à chaque instant des bornes nouvelles, et en la limitant donnent un relief de plus en plus accusé à son caractère propre, à sa force comme à ses faiblesses.

Alexandre est-il parti comme un aventurier, comme un rêveur, avec l'idée sommaire de conquérir l'Asie jusqu'aux mers inconnues qui formaient ses frontières, ou bien a-t-il su ce qu'il voulait et ce qu'il pouvait vouloir ? Avait-il tracé en conséquence ses plans militaires et politiques ? Avait-il pris ses mesures ?

Il ne s'agit pas d'examiner l'enchaînement de ses succès et ensuite de porter sur eux un jugement rétrospectif, ni de montrer comment la suite de ces succès se rapporte à un plan, puis de donner comme preuve l'évidence elle-même ; la question est de savoir s'il y a des preuves que son entreprise, avant d'être commencée, se soit présentée à son esprit telle qu'elle devait être.

Pour résoudre la question, peut-être doit-on avancer un fait dont, à, la vérité, nos sources ne parlent point. En dehors de quelques inscriptions et de quelques œuvres d'art, nous n'avons d'autres monuments immédiats de ce temps que les monnaies, dont des Milliers, en or, en argent, en cuivre, portent l'empreinte d'Alexandre, témoins muets que l'étude enfin a su faire parler. Comparées avec les monnaies d'or et d'argent des rois de Perse, des nombreux États de la Grèce, des rois de Macédoine avant Alexandre, elles nous révèlent une circonstance d'une nature très remarquable.

Nous avons dit plus haut que le roi Philippe avait introduit un ordre nouveau dans les monnaies de son pays ; ce nouveau système était, selon l'expression d'un savant célèbre, comme un acheminement éloigné à la conquête de la Perse[2]. Le monde hellénique étant habitué à la monnaie d'argent et l'empire perse à la monnaie d'or, la réforme de Philippe avait consisté à frapper de l'or au poids des dariques, et en même temps de l'argent au poids qui se rapportait le mieux à la valeur commerciale de l'or. Ainsi, il mit la monnaie d'or non pas à la place, mais à côté de la monnaie d'argent qui jusque-là avait été seule en usage dans le monde grec, et il introduisit de cette façon dans son royaume le bimétallisme[3]. Le rapport de valeur entre l'argent et l'or étant alors dans le commerce 1 : 12, 51, il donna en conséquence à ses pièces d'argent, dont 15 devaient équivaloir à une pièce d'or de 8 gr. 60, le poids de 7 gr. 24. C'était à peu près l'étalon d'argent du système rhodien, alors très répandu.

Les monnaies d'or d'Alexandre sont du même poids et au même titre que les philippes, mais les monnaies d'argent suivent un tout autre système ; ce sont des tétradrachmes de 17 gr. 20, dont les pièces divisionnaires sont exactement conformes au système attique, le rapport de l'or à l'argent étant comme 1 : 12, 30. Cette réduction ne se fit pas seulement en vue de revenir du bimétallisme de Philippe à la monnaie d'argent unique des Hellènes, ce qui arriva en effet dans la suite, quand la drachme d'Alexandre devint l'unité de compte universelle ayant cours par tout l'empire ; mais — et c'est là le plus important pour la question débattue ici, —dans la quantité de drachmes d'Alexandre que nous avons, il n'y a pas une seule pièce qui soit frappée au poids adopté par Philippe[4].

Il n'est pas admissible que cette réforme nouvelle ait été introduite sans de graves motifs. Lorsque Philippe avait inauguré le bimétallisme, il avait eu l'intention, vu la dépréciation de l'or dans les relations commerciales avec la Grèce, où l'argent avait seul cours, de fixer le prix des deux métaux précieux et de les tenir ainsi en balance. Mais si la valeur de l'or continuait à baisser, l'argent devait sortir de Macédoine, comme jusqu'à présent il était sorti de Perse, en proportion de l'excès de la valeur de l'argent comparée à la valeur de l'or contre lequel on l'échangeait. Avec le nouveau système monétaire introduit par Alexandre, la guerre, pourrait-on dire, était déclarée à l'or de la Perse ; l'or était réduit à l'état de simple marchandise qui, au cas où les trésors du roi de Perse seraient conquis et les masses d'or improductives entassées dans ses trésors rendues au commerce, pouvait toujours se déprécier de plus en plus, sans que les prix évalués en argent dans le monde hellénique subissent de ce chef une altération proportionnelle. L'argent au poids attique fut pris dorénavant pour mesure de la valeur et le tétradrachme pour nom d'une unité monétaire dans laquelle presque tous les systèmes de monnaies helléniques pouvaient se retrouver comme autant de fractions dans un facteur commun. Et une demi-génération plus tard, la drachme d'Alexandre était la monnaie universelle.

Nous n'avons pas à nous occuper ici de savoir si, en établissant le système monétaire macédonien, on chercha par surcroît un expédient financier pour subvenir aux besoins d'argent du moment[5] si Alexandre et ses conseillers avaient calculé les résultats de l'opération, s'ils avaient prévu la dépréciation de l'or lorsque les trésors des Perses seraient jetés dans la circulation ; c'est assez qu'une mesure d'une aussi haute portée nous fasse remarquer jusqu'à quel point le grand plan avait été médité avant qu'on procédât à son exécution.

Une seconde question préjudicielle est celle de savoir sur quelle base était fondée l'entreprise d'Alexandre, s'il n'avait pas peut-être l'intention d'abandonner sa base aussitôt après avoir franchi l'Hellespont et, comme on dit, de brûler ses vaisseaux derrière lui.

Nous laissons à la suite de notre récit le soin de justifier la discrétion qui nous engage à ne point résoudre ici cette alternative. Au moins dans le principe, tout, pour Alexandre, dépendait de la sécurité de sa base ; c'était seulement à la condition que cette sécurité serait assurée au point de vue militaire et politique qu'il pouvait tenter le premier coup décisif, et qu'il pouvait espérer en développer les conséquences.

L'empire d'Alexandre s'étendait depuis Byzance jusqu'à l'Eurotas et, du côté du continent, depuis l'Hæmos et le Pinde jusqu'aux abords du Danube et de l'Adriatique. Ce territoire comprenait deux des quatre côtés de la mer Égée, dont il renfermait comme dans un angle droit les bords septentrional et occidental, tandis que les parties orientales appartenaient au royaume des Perses, mais formaient la côte de l'Asie-Mineure qui était occupée par des villes grecques. La Crète, qui s'étend au sud de cette mer, du côté ouvert, était grecque, mais formait un tout indépendant, comme la Grande-Grèce et la Sicile ou les villes grecques au nord et au sud du Pont.

Alexandre était complètement sûr du territoire situé au sommet de cet angle droit et qui formait en même temps la clef de voûte et la pierre angulaire de son royaume. Là, dans les contrées macédoniennes, y compris Tymphæa et Parauæa à l'ouest et le pays du Strymon à l'est, il était roi de naissance ; la noblesse, les paysans, les villes, même celles de fondation grecque, comme Amphipolis, lui étaient aveuglément soumis.

Autour de ce noyau de sa puissance, à droite, à gauche et en arrière, s'étendaient les autres territoires, soumis aux formes politiques les plus variées, depuis la dépendance complète jusqu'à la simple fédération.

La Thrace, cette partie de son domaine qui, depuis l'entrée de l'Hellespont jusqu'à la sortie du Bosphore, fait face, et de très près, à la côte de l'Asie-Mineure, était d'une importance particulière. Le royaume de Thrace, qui jadis comprenait le bassin de l'Hèbre jusque dans les montagnes, avait été détruit par Philippe, et, bien qu'il en restât encore, parait-il, des vestiges dans la principauté des Odryses, il dépendait cependant de la Macédoine, au point d'être soumis à l'obligation du service militaire. La Thrace était devenue une province de l'État macédonien, s'il est permis de se servir de cette dénomination usitée plus tard dans l'empire romain. Pour la tenir, on avait bâti et colonisé, sur les points dominants de son territoire, les nouvelles villes de Philippopolis, de Calybe, de Bércea, d'Alexandropolis. Ce n'étaient pas des colonies libres à l'ancienne mode hellénique, mais bien des stations militaires, quoi qu'elles eussent un corps de citoyens et une autonomie communale ; pour les peupler, on racola des habitants au près et au loin, quelquefois même on employa la contrainte[6] Le territoire thrace était placé sous les ordres d'un stratège macédonien, nous le savons positivement, au moins depuis 335. Nous ne pouvons déterminer ici jusqu'où s'étendait, au delà des défilés de l'Hæmos, le territoire dépendant de ce stratège ; ni si un second stratège administrait les environs du Pont, ainsi que le fait conjecturer un renseignement peu sûr, datant de l'an 331 ou 326 ; ni si, après la campagne de 335, les peuplades cantonnées entre l'Hæmos et le Danube furent seulement contraintes à devenir des voisines paisibles ou bien peut-être à payer tribut. Les villes grecques qui s'étendent sur la côte thrace du Pont, depuis Apollonia et Mesembria jusqu'à Callatis et Istros, étaient déjà liées d'amitié avec Philippe ; toutefois elles ne paraissent pas être entrées en relations plus étroites avec la Macédoine, même après l'expédition de 335[7]. Byzance avait bien envoyé des vaisseaux pour cette expédition, mais certainement ce n'était qu'à titre d'alliée ; car Byzance, au temps d'Alexandre et des Diadoques, n'a frappé aucune monnaie alexandrine ; elle était donc restée un État indépendant, comme les cités grecques de la ligue corinthienne. Quant à savoir si elle était entrée dans cette ligue ou si elle n'avait pas plutôt traité pour son propre compte avec la Macédoine, c'est là une question que nous ne résoudrons pas ici.

Une chose très digne de remarque, c'est que presque toutes les villes grecques des côtes méridionales de Thrace frappent des monnaies d'Alexandre tout comme Pella, Amphipolis, Scione, et autres villes macédoniennes ; elles sont donc soumises au même système monétaire, et, bien qu'elles aient une autonomie communale, elles ne sont pas des « États particuliers[8]. Parmi ces villes de Thrace qu'on peut appeler royales, nous citerons Abdère, Maronée, sur la route qui conduit à l'Hellespont ; Cardia, à l'entrée de la Chersonèse ; Crithote, à l'entrée septentrionale de l'Hellespont, en face de Lampsaque ; Sestos et Cœlé, à l'endroit où se fait la traversée d'Abydos ; Périnthe et Sélymbria sur la Propontide[9].

Au nord de la Macédoine se trouve la principauté des Péoniens, et plus loin celle des Agrianes, placées sous la suzeraineté de la Macédoine, avec le droit ou le devoir de servir dans l'armée du roi. Nous avons des monnaies, au moins des princes péoniens, qui datent des temps immédiatement postérieurs à Alexandre ; mais elles ne sont ni au titre macédonien, ni à l'effigie d'Alexandre[10].

Au nord des Péoniens et des Agrianes et jusqu'à la mer Adriatique, les peuplades des Triballes, des Autariates, des Dardaniens, des Taulantins, des Illyriens de Clitos, furent contraintes par la campagne de 335 à se tenir en repos et à signer des traités par lesquels elles reconnaissaient leur dépendance à l'égard de la Macédoine. Nous n'examinerons pas la question de savoir si on les soumit à un tribut.

Ce qui offre un caractère tout particulier, c'est la situation du royaume d'Épire vis-à-vis de la Macédoine. Depuis que le roi Philippe avait arraché cette contrée à Arybbas et l'avait donnée au neveu de ce dernier, Alexandre frère d'Olympias, depuis qu'il en avait reculé les frontières jusqu'au golfe d'Ambracie, elle était pour la Macédoine comme un appui naturel. Le mariage du jeune roi avec la fille de Philippe, peut-être une sorte de possession en commun avec la reine Olympias, paraissait devoir l'attacher encore plus étroitement aux intérêts macédoniens. Combien n'est-il pas singulier que, malgré tout cela, les Épirotes n'aient pas combattu pour la Macédoine dans la campagne de 335[11], et n'aient pas non plus pris part à la grande expédition d'Asie ! Bien plus, un an après, nous voyons le roi des Épirotes entreprendre son expédition contre l'Italie, avec quinze vaisseaux de guerre et de nombreux navires pour le transport des troupes et des chevaux[12], et on ne peut même pas dire s'il l'entreprit de concert avec les Macédoniens[13]. Si l'on pouvait démontrer qu'il y eut entente, ce serait une donnée importante de plus pour nous faire comprendre les pensées politiques de cette époque. Mais peut-être doit-on se souvenir que la constitution des Molosses n'était pas à beaucoup près aussi monarchique que la constitution de la Macédoine, et qu'elle était surtout basée sur les serments que le roi faisait au peuple et que le peuple faisait au roi ; ce qui veut dire probablement que le roi ne disposait en toute liberté que des revenus de ses biens royaux. Il est donc possible que le roi des Molosses n'ait pas entrepris cette expédition au nom de l'Épire, mais qu'il ait conduit en Italie une armée enrôlée à ses frais pour combattre au service de l'étranger, ainsi que le fit plus d'un roi de Sparte.

Nous avons dit plus haut quelle était la condition des États grecs par rapport à la Macédoine ; mais il est nécessaire de revenir sur cette question pour toucher quelques points qui ont une importance politique, bien qu'il ne soit plus possible de les élucider tous.

Ce n'est pas la ligue de Corinthe qui a la première attaché les Thessaliens à Alexandre. Ce peuple, disséminé dans ses quatre régions à côté de la Macédoine, était réuni en une communauté par une même constitution. C'était le roi Philippe qui lui avait donné, ou qui avait renouvelé cette constitution, en vertu de laquelle les affaires militaires et financières du pays étaient pour ainsi dire remises à la libre disposition du roi de Macédoine[14]. Il n'est plus possible de reconnaître si les tribus montagnardes de la Thessalie, qui de temps immémorial constituaient les cantons annexes, les Dolopes, Ænianes, Maliens et autres, étaient compris dans cette organisation, ou bien s'ils n'étaient attachés à la Macédoine que par le lien amphictyonique.

Les Étoliens ne semblent pas non plus avoir été compris dans la Ligue corinthienne : ils ont dû renouveler leurs anciens traités particuliers, en vertu desquels ils étaient devenus maitres de Naupacte (338).

La ligue de Corinthe comprenait l'Hellade en deçà des Thermopyles[15] ; Sparte seule n'y était pas entrée. Il ressort des articles de la constitution fédérale que nous avons cités plus haut, qu'elle ne devait pas seulement servir à la puissance directrice pour s'assurer de l'hégémonie sur la Grèce et des contingents helléniques pour la guerre de Perse, mais qu'elle avait encore pour but de conserver la paix intérieure dans l'étendue du territoire fédéral, de maintenir les possessions telles qu'elles avaient été fixées en 338, et d'exclure dans la suite toute influence politique de la Perse sur les États alliés. Nous manquons de plus amples renseignements sur l'organisation de la ligue : nous ne savons même pas si le Synédrion était en permanence à Corinthe, ou s'il ne se réunissait qu'à certaines époques[16], si la Macédoine y était représentée et y votait, ou si ce pays n'était pas plutôt en dehors de la Ligue et si le roi n'était pas simplement un général revêtu de pleins pouvoirs pour faire la guerre à la Perse, ayant le commandement des contingents alliés et la direction de la politique extérieure des États alliés. Dans la ligue maritime du temps de Périclès, Athènes avait exercé sur ses alliés une domination réelle et en avait usé assez rigoureusement ; elle était même allée jusqu'à évoquer leurs procès devant les tribunaux athéniens[17]. Dans la seconde ligue maritime athénienne, l'État athénien et la totalité de ses alliés autonomes se trouvaient juxtaposés de telle sorte que la diète fédérale, réunie en permanence à Athènes, traitait les affaires courantes avec le Conseil et le peuple athénien et que le dêmos d'Athènes statuait définitivement sur les propositions de la diète. Si le roi Philippe, en fondant la ligue corinthienne, se contenta d'une forme infiniment plus lâche ; si Alexandre, malgré les deux occasions qui se présentèrent, ne demanda pas ou n'imposa pas un règlement plus strict, c'est qu'il leur parut ou inutile ou impossible de transformer en Union politique cette fédération, comme on dirait aujourd'hui, qui n'était fondée que sur le droit des gens.

C'est là un fait qu'il faut prendre en considération, pour apprécier avec justesse les conséquences qui en découlèrent. La manière dont la ligue fut fondée, puis brisée, puis de nouveau jurée, montre suffisamment que les serments prêtés ne suffisaient pas pour assurer à Alexandre le secours des États alliés contre le Grand-Roi et leur persévérance dans la politique commune. En tout cas, les factions qui déchiraient presque toutes les cités helléniques et les haines intestines fomentées entre les villes par le vieux particularisme servaient de correctif ; et il serait injuste de faire un reproche à la politique macédonienne (l'avoir appuyé ses partisans pour ne pas laisser tomber le pouvoir entre les mains de ceux qui, dans les circonstances actuelles, étaient les partisans de la Perse, tant qu'ils continueraient à travailler contre la ligue qu'on avait fondée. Afin d'assurer davantage la sécurité, il y avait des garnisons macédoniennes dans l'Acrocorinthe, à Chalcis en Eubée, dans la Cadmée ; et pour leur donner un point d'appui et non pas simplement pour tenir en respect les tribus barbares de l'autre côté de l'Hæmos et en Illyrie, Alexandre, en partant, laissa en Macédoine des forces considérables, la grande moitié peut-être des troupes proprement macédoniennes, que renforcèrent encore les recrues annuelles et qui servirent de dépôt pour former les contingents destinés à combler les vides de l'armée d'Asie.

Restait encore un inconvénient très grave. Les forces navales de la Macédoine étaient loin d'égaler celles des Perses. Le Grand-Roi pouvait facilement, ainsi que l'événement le montra, lancer en mer 400 vaisseaux de guerre ; sa flotte était celle des Phéniciens et Cypriotes, les meilleurs marins du monde ancien ; par les 11es de la côte occidentale de l'Asie-Mineure — Îles qui, malgré leur autonomie garantie par la paix d' Antalcidas, étaient, sous leurs tyrans ou leurs oligarques, complètement à la disposition du Grand-Roi — il était maître, lorsqu'il le voudrait, de la mer Égée. Si les États de la ligue corinthienne avaient uni leurs forces navales à celles des Macédoniens, il eût été facile de s'assurer de cette mer avant que les forces navales des Perses ne s'en fussent emparées, car Athènes avait à elle seule dans ses arsenaux plus de 350 vaisseaux de guerre ; mais la politique macédonienne, en fondant et en renouvelant la Ligue, n'avait pas jugé possible ou prudent de demander aux États de la Grèce un concours sérieux en fait de marine[18]. Si la Macédoine préféra donner dès le début à la lutte contre l'empire perse le caractère d'une guerre continentale, il est aisé de voir qu'elle y fut poussée par des raisons politiques et non par des motifs de l'ordre militaire.

Alexandre, avec ses forces de terre, devait se tenir pour complètement sûr du succès, ou, pour parler plus exactement — car nous abordons ici notre troisième question — il devait avoir si bien calculé la force de l'armée destinée à l'expédition d'Asie, son équipement, son organisation, la proportion des diverses armes, qu'il pouvait se regarder comme entièrement assuré du succès.

Le roi Philippe avait déjà porté les forces de la Macédoine à environ 30.000 fantassins et à peu près 4.000 cavaliers ; c'est lui qui avait donné à l'armée son organisation spéciale, c'est-à-dire le régime hellénique développé, accommodé au tempérament macédonien et perfectionné en conséquence. Cette organisation avait naturellement pour but de donner aux différentes armes, infanterie et cavalerie, troupes légères et pesantes, levée territoriale et mercenaires, une instruction infiniment plus large et une action' plus efficace que celle à laquelle l'art militaire grec était arrivé jusqu'alors.

D'après un dénombrement qui à la vérité parait fort suspect, Alexandre, partant pour l'Asie, laissa 12.000 hommes de pied et 1,500 cavaliers en Macédoine, sous les ordres d'Antipater ; on les remplaça par 1,500 cavaliers thessaliens, 600 cavaliers et 7.000 fantassins fournis parla Ligue hellénique, 5.000 mercenaires grecs, sans compter des Thraces à pied et des cavaliers odryses et péoniens[19]. L'effectif total de l'armée qui marcha vers l'Hellespont s'élevait, d'après les documents les plus sûrs, à pas beaucoup plus de 30.000 hommes de pied et plus de 5.000 cavaliers[20].

La totalité de l'infanterie et de la cavalerie était divisée d'après les armes, et en partie d'après la nationalité, et non pas à la manière des légions romaines et des divisions modernes, qui offrent une réunion de toutes les armes et sont des armées en petit. Contre des ennemis tels que les peuples de l'Asie, qui, rassemblés à la hâte pour frapper un grand coup, se ruaient en masse au combat, sans ordre et sans tactique, qui abandonnaient la partie après une défaite, tandis qu'une victoire sur des troupes organisées ne faisait que leur préparer de nouveaux dangers, contre de tels ennemis, disons-nous, l'ordre d'après l'arme et la nationalité a l'avantage d'être la forme tactique la plus simple et de fournir des groupes naturels compacts. Dans ces mêmes contrées où la phalange d'Alexandre vainquit l'armée de Darius, sept légions romaines succombèrent aux impétueuses attaques des Parthes.

L'armée qu'Alexandre conduisait en Asie conservait pour base l'organisation macédonienne ; les contingents des alliés qui y furent ajoutés, aussi bien que les gens à gages qu'on y adjoignit en dehors de l'ancien effectif des mercenaires enrôlés, ne servirent qu'à compléter autant que possible, dans ses deux éléments de mobilité et de résistance, cette organisation dans laquelle on les faisait entrer.

Dans la tactique hellénique, la grosse infanterie avait été l'arme prédominante jusqu'à ce qu'on eût importé, avec les peltastes, l'usage d'une infanterie plus légère qui amena la défaite des Spartiates. Dans l'armée macédonienne aussi, ces deux formes d'infanterie, représentées dans l'ordre de bataille par les phalanges[21] et les hypaspistes, étaient encore, au point de vue numérique, la force la plus considérable.

Ce qui distinguait la phalange, c'était l'armement du soldat et l'ordre dans lequel les hommes étaient disposés. Les phalangistes étaient ce que les Grecs appelaient des hoplites, quoiqu'ils ne fussent pas tout à fait aussi pesamment armés que les hoplites helléniques[22]. Ils portaient le casque, la cuirasse[23], les jambières, et un bouclier rond assez large pour couvrir la poitrine et les épaules. Leur arme principale était la sarisse macédonienne, sorte de lance de quatorze à seize pieds de longueur[24] et la courte épée grecque. Destinés principalement à combattre de près et en bloc, ils devaient être rangés de telle sorte que, d'un côté, ils attendissent tranquillement l'attaque impétueuse de l'ennemi, et que, de l'autre, ils pussent être sûrs de rompre les rangs ennemis en se portant en avant. Généralement ils étaient rangés sur 16 hommes de profondeur[25], de manière que les lances des cinq premiers rangs, dépassant le front, formassent comme un mur impénétrable et même inattaquable à l'ennemi qui prenait l'offensive. Les rangs postérieurs appuyaient la lance sur les épaules des précédents, de telle sorte que l'attaque de cette masse de bataille était absolument irrésistible, par la double et redoutable force de la pesanteur et du mouvement[26]. Il fallait la parfaite instruction gymnastique de chacun des soldats pour rendre possible l'unité, la précision et la rapidité avec laquelle cette masse d'hommes serrés les uns contre les autres dans un étroit espace accomplissaient les mouvements les plus compliqués[27]. Au milieu de la bataille, on pouvait leur appliquer le nom que, deux mille ans plus tard, l'agha des Tartares donnait aux bataillons serrés de Brandebourg, à ces carrés hérissés de piques et de mousquets, lorsqu'il les appelait des forteresses ambulantes. Il y avait six taxes ou phalanges[28] de ces hoplites macédoniens ou pézétæres dans l'armée qui marchait vers l'Asie ; ils étaient commandés par les stratèges[29] Perdiccas, Cœnos, Amyntas fils d'Andromène, Méléagre, Philippe fils d'Amyntas et Cratère. Les taxes ou régiments[30] paraissaient avoir été formés et recrutés par contrées, de telle sorte que les soldats de Cœnos étaient des Élymiotes, ceux de Perdiccas des Orestiens et des Lyncestes, ceux de Philippe, qui furent plus tard commandés par Polysperchon, étaient de Tymphæa.

Les soldats helléniques pesamment armés, les mercenaires aussi bien que les soldats de la Ligue, avaient leurs commandants particuliers ; le stratège des contingents de la Ligue était Antigone, celui qui fut roi plus tard ; celui des mercenaires était Ménandre, un des hétœres. Pour les actions importantes, ces alliés et ces mercenaires semblent avoir été combinés avec les hoplites macédoniens de la façon suivante : On prenait dans un régiment macédonien un certain nombre de bataillons de pézétæres : on les associait avec un nombre déterminé de bataillons d'alliés ou de mercenaires, et l'on formait ainsi la phalange de Perdiccas, de Cœnos, et ainsi de suite[31]. L'ensemble des troupes de grosse infanterie dans l'armée d'Alexandre pouvait monter à environ 18.000 hommes.

Vient ensuite le corps proprement macédonien des hypaspistes. Déjà, pour avoir une milice plus agile à l'attaque que les hoplites et plus pesamment armée que les soldats à armes légères, l'Athénien Iphicrate avait créé, sous le nom de peltastes, un corps dont les soldats portaient des cuirasses de lin, un bouclier plus léger et une épée plus longue que les hoplites. Cette nouvelle arme fut introduite en Macédoine peut-être pour les troupes qui, par opposition avec les levées de la milice, étaient retenues constamment au service, ainsi que semble l'indiquer leur nom de porte-écu ou gardes (du roi)[32]. La campagne de 335 a montré un grand nombre d'exemples de l'emploi de ce corps. Le terrain empêchait souvent qu'on pût retirer de la phalange tout l'avantage possible ; plus souvent encore se présentait l'occasion de tenter des attaques soudaines, des marches rapides, des coups de main de toutes sortes pour lesquels les phalanges n'étaient pas assez mobiles et les troupes légères pas assez fortes, tandis que ces hypaspistes étaient particulièrement aptes à occuper les hauteurs, à forcer le passage des rivières, à appuyer les charges de cavalerie ou à les rendre inutiles[33]. Le corps entier des hypaspistes des hétœres, comme un l'appelait, était commandé par Nicanor, fils de Parménion, dont le frère Philotas était à la tête de la cavalerie des hétœres. Le premier régiment portait le nom d'agéma, d'escorte royale des hypaspistes[34].

Dans la cavalerie, les escadrons macédoniens et thessaliens tenaient le premier rang. Ceux qui en faisaient partie appartenaient à la noblesse chevaleresque de Macédoine et de Thessalie. Égaux en équipement, en pratique des armes, en gloire, ils rivalisaient pour se signaler sous les yeux du roi, qui ordinairement combattait à leur tête. Toutes les grandes batailles que livra Alexandre, et plus encore peut-être les courses à cheval, telles que la dernière poursuite de Darius et la chasse donnée à Bessos, montrent de quelle importance fut cette arme pour les desseins du roi. Aussi redoutables par leur choc que lorsqu'ils combattaient corps à corps, les cavaliers d'Alexandre étaient supérieurs par leur ordre et leur pratique des armes à la cavalerie asiatique, en quelque grande masse que celle-ci pût se présenter ; leur attaque contre l'infanterie ennemie était ordinairement décisive. Ils portaient le casque, le haubert, la cuirasse, des plaques aux épaules et aux hanches, et leur cheval lui-même était bardé au front et au poitrail ; ils étaient armés de la lance et portaient l'épée au côté[35]. Philotas, fils de Parménion, commandait, avec le titre d'hipparque, à ce qu'il semble[36], les hétœres macédoniens. Ceux-ci s'appelaient la cavalerie des hétœres. Ils formaient huit iles ou escadrons, désignés tantôt par le nom de leur ilarque, tantôt par celui des provinces macédoniennes. A la bataille d'Arbèles, ces huit escadrons avaient pour commandants Clitos, Glaucias, Ariston, Sopolis, Héraclide. Démétrios, Méléagre et Hégélochos. L'escadron de Sopolis portait le nom d'Amphipolis sur le Strymon ; celui d'Héraclide le nom de la province de Bottiée, etc. Celui de Clitos[37] était appelé l'escadron royal et formait l'agéma de la cavalerie. Parmi les escadrons thessaliens, le plus fort et le plus vaillant était celui de Pharsale[38]. Calas, fils d'Harpalos, commandait la cavalerie thessalienne.

Il y a aussi à l'armée des cavaliers helléniques, compris dans les contingents de la Ligue[39] ; ils sont ordinairement adjoints aux Thessaliens[40], mais ils forment un corps à part et sont sous les ordres de Philippe, fils de Ménélas. Ce n'est que dans les dernières campagnes qu'on voit paraître des cavaliers enrôlés en Grèce.

Viennent enfin les troupes légères à pied et à cheval. Elles sont tirées en partie de la Haute-Macédoine, en partie des provinces de la Thrace, Péoniens, Agrianes, chaque peuplade portant les armes offensives et défensives en usage dans son pays. Habitués dans leur patrie aux chasses, aux brigandages, aux mille petites guerres que se faisaient leurs chefs, ces gens étaient propres aux escarmouches, bons pour couvrir une marche, en un mot aptes à tous les emplois dont furent chargés, au commencement du XVIIIe siècle, les pandours, les hussards, les ulans, les tartares.

Parmi les troupes d'infanterie légère, les plus importantes, quant au nombre, sont les Thraces sous les ordres de Sitalcès, qui probablement appartenait à la famille royale de ces peuples[41]. Ils formaient plusieurs régiments, d'où l'on peut estimer leur nombre[42]. On nous les représente comme des acontistes, ou gens de trait[43] ; ils semblent avoir porté le petit bouclier, car l'arme des peltastes avait certainement été imitée de celle des Thraces[44]. Puis viennent les Agrianes[45], qui sont aussi des acontistes ; ils sont sous les ordres d'Attale, qui peut-être était fils du prince Langaros. Enfin les archers, partie Macédoniens, partie soldats enrôlés, la plupart en Crète ; il n'y a presque aucun combat où on ne les voie marcher en tête, ainsi que les Agrianes ; dans une seule année, le toxarque fut remplacé trois fois : au commencement de la guerre, ils étaient commandés par Cléarchos[46]

A côté des archers, la cavalerie légère, formée en partie de Macédoniens, en partie de Péoniens, d'Odryses, peuples dont l'aptitude au service de la cavalerie était vantée dès les temps les plus reculés. Il n'est pas possible d'en déterminer l'effectif. Ariston conduisait les Péoniens, Agathon fils de Tyrimmas, les Thraces Odryses ; tous deux étaient sans doute de race princière. Ces cavaliers et le corps macédonien des sarissophores, sous la conduite du Lynceste Amyntas, étaient compris sous le nom de prodromes ou éclaireurs[47]

Ces troupes légères introduisaient dans l'armée d'Alexandre un élément de succès dont l'art militaire hellénique n'avait pas jusque-là reconnu toute la valeur. Avant Alexandre, les troupes légères n'avaient eu, soit au point de vue du nombre, soit au point de vue de leur emploi, que peu d'importance dans les armées grecques ; elles ne pouvaient d'ailleurs s'affranchir d'un certain dédain qu'on leur témoignait, parce qu'elles étaient composées en partie de gens de basse condition, en partie de mercenaires barbares, et parce que leur force consistait dans cet art de surprises, d'attaques bruyantes, de fuites simulées, que les gens de guerre en Grèce trouvaient méprisable et répugnant. Le célèbre général spartiate Brasidas lui-même avouait que l'attaque de ces troupes, avec leurs sauvages cris de guerre et leur manière menaçante de brandir leurs armes, avait quelque chose d'effrayant, que la façon tout arbitraire dont ils passaient tout d'un coup de l'attaque à la fuite, du désordre à la poursuite, produisait une vive impression, et que l'ordre sévère d'un corps d'armée hellénique pouvait seul faire surmonter la terreur qu'ils inspiraient. Maintenant ces soldats à armes légères entraient dans l'armée macédonienne comme partie essentielle, pour coopérer à son action selon leur manière nationale de combattre ; en même temps, la discipline ferme qui régnait dans cette armée leur était imposée et accroissait leur valeur[48].

Nous n'avons, sur l'ordre de marche et le campement des troupes, aucun renseignement digne d'être cité. Pour les actions les plus importantes, nous voyons se reproduire dans ses traits essentiels la même disposition tactique : afin d'éviter les répétitions, nous allons en indiquer ici les points caractéristiques. Le centre est formé par la grosse infanterie avec ses six phalanges rangées à la suite par numéro d'ordre, chacune sous son stratège. A côté des phalanges, sur la droite, se trouvent les régiments des hypaspistes ; à côté de ceux-ci, les huit escadrons de la cavalerie macédonienne rangés à la suite par numéro d'ordre. Les troupes légères de l'aile droite, les escadrons des sarissophores, ceux des Péoniens, les Agrianes et les archers sont employés, selon les circonstances, comme éclaireurs, pour engager l'attaque, pour couvrir les flancs à l'extrémité de l'aile, etc. Les Thraces de Sitalcès, à moins qu'ils ne soient employés autre part, par exemple pour couvrir le camp, sont placés tout près de l'aile gauche de la phalange, faisant pendant, comme peltastes, aux hypaspistes de l'aile droite ; ensuite les contingents helléniques à cheval, puis la cavalerie thessalienne, enfin les troupes légères de cette aile, les cavaliers odryses d'Agathon, auxquels on adjoignit aussi dans les années suivantes une seconde division d'archers. La ligne de bataille a son centre entre la troisième et la quatrième phalange ; c'est de ce point qu'on compte les deux ailes, dont la droite, ordinairement destinée à l'attaque, est conduite par le roi, tandis que la gauche est sous les ordres de Parménion.

L'armée d'Alexandre se distingue principalement par deux particularités.

Dans les armées grecques, le nombre des cavaliers avait toujours été minime. Dans les batailles d'Épaminondas, la proportion de la cavalerie à l'infanterie s'élève à 1/10 ; dans l'armée d'Alexandre, la proportion est presque doublée, elle est de 1/6. Déjà à Chéronée, Alexandre, à la tête de la cavalerie massée à l'aile gauche, avait changé en une brillante victoire une bataille presque perdue. Pour lutter contre les armées du Grand-Roi, dont les cavaliers asiatiques formaient le nerf, Alexandre renforça cette arme qu'il destinait particulièrement au rôle offensif ; il s'agissait de frapper l'ennemi au point vital[49].

Il est à remarquer que l'étrier et le fer à cheval étaient inconnus des Grecs et des Macédoniens ; il en était certainement de même dans la cavalerie asiatique, sans quoi cela eût suffi pour lui assurer la supériorité. Quand on songe aux fatigues inouïes, aux longues marches en hiver sur le verglas des routes de montagne qu'Alexandre imposa aux chevaux de sa cavalerie dans ses dernières expéditions, on doit se souvenir que les chevaux n'avaient pas de fers. Ce n'était pas non plus un minime surcroît de fatigue pour les cavaliers que de se tenir à cheval sans selle ni étriers, avec une simple couverture fortement sanglée. Dans le combat, l'absence d'étriers devait être pour le cavalier une difficulté que nous avons peine à noue représenter ; obligé d'être toujours assis, sans jamais pouvoir se dresser sur les étriers pour lancer ou abattre le coup, le cavalier n'avait, pour ainsi dire, à sa disposition que la force de la moitié supérieure de son corps, et il fallait compter d'autant plus sur la violence du choc brisant en masse compacte. Il semble que l'instruction du cavalier devait avoir surtout pour but de l'habituer à se mouvoir librement sur son cheval, souplesse dont il est peut-être encore possible de reconnaître quelques traces dans les statues de ce temps[50].

Une autre particularité plus caractéristique encore de cette armée, c'est qu'elle n'avait pas seulement des officiers, mais un véritable corps d'officiers. De même que, dans. les temps modernes, le gymnasium illustre de chevalerie fondé par Gustave-Adolphe fut une véritable académie d'exercices équestres, ainsi la σωματοφυλακία, le corps des enfants royaux, était une école préparatoire militaire et scientifique pour les jeunes nobles macédoniens. C'est de là que sortaient les hétœres de la cavalerie, les officiers des hypaspistes, des pézétæres, des sarissophores, etc., pour arriver ensuite jusqu'aux plus hauts grades, ainsi qu'on peut encore reconnaître cet avancement à de nombreux exemples. Ceux qui occupent le grade le plus élevé, ou du moins qui approchent le plus du misent les sept Gardes du corps et, paraît-il, ceux qui portent le nom d'hétœres, dans le sens strict du mot[51] ; les uns et les autres sont constamment à la disposition du roi pour le conseiller, le servir, porter ses ordres. L'officier le plus élevé après le roi est le vieux Parménion ; il est à l'armée ce qu'Antipater est en Macédoine, mais nous n'examinerons pas ici s'il avait un titre particulier. Viennent ensuite, sans qu'on sache dans quel ordre[52], les hipparques des différents corps de cavalerie, les stratèges des phalanges, des hypaspistes, des contingents de la Ligue hellénique, des mercenaires ; puis probablement les ilarques de la cavalerie, les chiliarques des hypaspistes, les taxiarques des pézétæres et ainsi de suite. Si occasionnellement les hégémons des alliés ou des mercenaires sont appelés au conseil de guerre[53], il semble bien qu'on désigne sous ce nom les commandants comme Sitalcès, qui conduisait les acontistes thraces, Attale, qui marchait à la tête des Agrianes, Agathon et Ariston, qui commandaient la cavalerie péonienne et odryse, ou peut-être aussi les chefs des contingents helléniques et des bataillons de mercenaires grecs[54].

Telle était l'armée d'Alexandre[55]. Son père l'avait organisée, l'avait formée par une discipline sévère et de nombreuses campagnes ; en unissant étroitement la cavalerie thessalienne avec celle de Macédoine, il avait créé un corps de cavalerie tel que le monde hellénique n'en avait point encore vu. Mais Philippe n'était pas parvenu à tirer tout le parti possible de sa supériorité militaire, à manier d'une main parfaitement libre sa propre force et, pourrait-on dire, à en avoir conscience. A Chéronée, où il conduisait les cavaliers macédoniens de l'aile droite, il ne rompit pas la ligne des ennemis qui fonçaient sur lui ; il laissa la phalange elle-même se retirer, bien qu'elle le fit en bon ordre ; ce fut Alexandre qui, à la tête de la cavalerie thessalienne, refoula l'attaque énergique de l'ennemi et décida du succès de la journée. Déjà dans cette bataille, mais plus encore dans les combats de l'année 335, Alexandre avait montré qu'il savait, par sa hardiesse, sa promptitude, son action toujours décisive, employer l'irrésistible force offensive de cette armée, en même temps qu'il en était lui-même le général, le premier soldat et, dans le sens le plus complet du mot, le champion d'avant-garde. Si quelque chose pouvait enflammer l'émulation de ses officiers et de ses troupes, c'était de le voir payer de sa personne comme il faisait et s'élancer, au moment de la charge décisive, à la tête de ses bataillons contre l'ennemi. Comme nombre, son armée était petite ; mais avec l'organisation qu'elle avait, l'instruction que chaque arme possédait dans tout ce qui tenait à la tactique, conduite enfin par un Alexandre, elle marchait vers l'Asie avec toute la supériorité morale que donne la certitude de la victoire.

L'empire des Perses n'était pas outillé pour la résistance : son étendue même, la manière dont étaient assemblés les peuples qu'il dominait, l'organisation défectueuse de son administration et de son armée, rendaient sa chute inévitable.

Si l'on considère l'état dans lequel se trouvait l'empire des Perses à cette époque, lorsque Darius III monta sur le trône[56], en reconnaît facilement que le moment était venu où tout allait se disloquer et périr. La cause n'en était pas la corruption des mœurs de la cour, de la race dominante, ni des peuples assujettis ; cette corruption, perpétuelle compagne du despotisme, ne fait jamais tort à la puissance despotique. L'empire des Osmanlis en a été la preuve pendant assez longtemps ; nous y voyons en effet une puissance qui, malgré les licencieux désordres de la cour et du harem, au milieu des cabales et des turpitudes des grands, des changements de souverain obtenus par la violence, des cruautés contre nature exercées envers des partis la veille encore tout-puissants, réussit à étendre de plus en plus de tous côtés ses succès diplomatiques et militaires. Ce qui fit le malheur de la Perse, ce fut d'avoir été entre les mains d'une suite de souverains trop faibles, qui ne surent pas serrer les rênes de leur puissance d'une main aussi ferme qu'il le fallait pour soutenir l'empire. Il en résulta qu'on vit disparaître la crainte parmi les peuples, l'obéissance chez les satrapes, dans l'empire la seule unité qui le maintenait debout. Parmi les peuples, q ui partout encore avaient conservé leur ancienne religion, leurs lois, leurs mœurs, et en partie leurs princes indigènes, prévalut le désir de l'indépendance ; les satrapes, administrateurs trop puissants de territoires vastes et éloignés, se mirent à rêver une puissance souveraine ; le peuple dominant, qui dans la possession et dans l'habitude du pouvoir avait oublié les conditions de son établissement et de sa durée, devenait de plus en plus indifférent envers le Grand-Roi et envers la race des Achéménides. Pendant les cent années d'inaction qui suivirent l'expédition de Xerxès en Europe, il s'était développé dans les contrées helléniques un art militaire particulier, avec lequel l'Asie avait évité de se mesurer et avait désappris à lutter ; l'expédition des Dix-Mille avait montré que cet art était plus puissant que les masses énormes dont étaient formées les armées de Perse ; c'est en cet art qu'avaient confiance les satrapes, lorsqu'ils se révoltaient ; c'est à lui encore que s'adressa le roi Ochos lorsqu'il entreprit son expédition pour réduire l'Égypte soulevée, de telle sorte que le royaume fondé par la victoire des armes perses était obligé pour se soutenir d'entretenir des mercenaires grecs.

Il est vrai qu'Ochos avait, une fois de plus, rétabli extérieurement l'unité de l'empire et avait su faire respecter sa puissance avec la rigueur sanguinaire que le despotisme exige ; mais il était trop tard : Ochos lui-même tomba dans l'inaction et la faiblesse ; les satrapes gardèrent leur trop puissante position, et les peuples, particulièrement ceux des satrapies occidentales, en sentant l'oppression peser de nouveau sur eux, n'oublièrent pas qu'ils avaient été sur le point d'y mettre fin. Après de nouvelles et sanglantes révolutions, le trône était enfin échu à Darius. Pour sauver l'empire, il aurait fallu qu'il fût énergique au lieu d'être vertueux, impitoyable au lieu d'être généreux, despote au lieu d'être doux ; il avait gagné le respect des Perses ; les satrapes lui étaient dévoués ; mais le salut n'était pas là : il était aimé, mais il n'était pas craint, et l'avenir devait bientôt montrer combien il y avait d'hommes, parmi les grands du royaume, qui faisaient passer leur propre avantage avant la volonté et la faveur d'un maitre dans lequel ils pouvaient tout admirer, excepté la grandeur du souverain.

L'empire de Darius s'étendait depuis l'Indus jusqu'à la mer Hellénique, depuis l'Iaxarte jusqu'au désert de Libye : sa domination, ou plutôt celle de ses satrapes, ne variait pas selon le caractère des différents peuples qu'il gouvernait ; nulle part elle n'était nationale, nulle part elle n'était affermie par une organisation puisant sa vitalité en elle-même et solidement enracinée ; elle se bornait à un arbitraire capricieux, à une oppression constante, à une sorte d'hérédité des charges publiques, ainsi que la coutume s'en était introduite pendant de longues années d'un gouvernement faible, contrairement à l'esprit d'un régime monarchique ; de telle sorte qu'il ne restait plus guère au Grand-Roi d'autre autorité sur ses sujets que la force des armes ou celle qu'on voulait bien lui accorder par considération personnelle. Les nationalités qui s'étaient solidement maintenues dans tous les pays de l'empire des Perses ne faisaient que rendre le colosse vermoulu encore plus incapable de résistance. Les peuples d'Iran, d'Ariane, des contrées de la Bactriane, étaient certainement belliqueux ; ils s'accommodaient d'une domination quelle qu'elle fût, tant qu'elle les conduisait à la guerre et au butin ; les cavaliers de l'Hyrcanie, de la Bactriane, de la Sogdiane, formaient les troupes permanentes des satrapes dans la majeure partie des provinces ; mais c'est en vain qu'on eût cherché chez eux un attachement particulier à la cause des Perses, et ces peuples dont l'attaque était si redoutable jadis dans les armées de Cyrus, de Cambyse, de Darius, étaient incapables d'une résistance sérieuse et opiniâtres, surtout lorsqu'ils :avaient à lutter contre la bravoure et l'habileté militaire des Grecs. Les peuples de l'Ouest, qu'on ne retenait dans la soumission qu'avec peine et trop souvent au prix d'exécutions sanglantes, étaient certainement prêts à faire défection aux Perses dès qu'un ennemi victorieux s'approcherait de leurs frontières. C'est à peine si l'on parvenait à maintenir dans la dépendance les Perses des côtes de l'Asie-Mineure, au moyen d'oligarchies ou de tyrannies dont l'existence dépendait de la puissance des satrapes et de l'empire, et les peuples de l'intérieur de la péninsule, constamment opprimés depuis deux siècles, n'avaient ni l'énergie, ni la volonté de lutter au profit de la Perse ; ils n'avaient même pas pris part aux précédentes révoltes des satrapes d'Asie-Mineure ; ils étaient mous, indolents, sans souci ni souvenir de leur passé. On pouvait en dire autant des habitants des deux Syries, en deçà et au delà de l'Euphrate. La servitude continuée pendant de longs siècles avait courbé le front de ces peuples ; ils supportaient le joug ; ils acceptaient avec résignation leur sort, quel qu'il fût. Sur les côtes de Phénicie seulement s'était conservée la vie active d'autrefois, mais cette vitalité était plutôt pour les Perses un danger qu'un motif de confiance ; la jalousie de Tyr contre Sidon et son propre intérêt pouvaient seuls maintenir cette ville dans la fidélité aux Perses ; enfin l'Égypte n'avait jamais ni abandonné, ni renié sa haine contre l'étranger ; les dévastations d'Ochos avaient bien pu la paralyser, mais non pas la gagner. Toutes ces contrées, que le royaume des Perses avait conquises pour son malheur, pouvaient être considérées comme perdues, dès la première attaque venue de l'Occident.

C'est pourquoi la politique perse, depuis longtemps, n'avait pas eu de plus grand souci que celui d'entretenir la jalousie parmi les États helléniques, d'affaiblir ceux qui étaient puissants, d'exciter et de protéger ceux qui étaient faibles, et d'empêcher, en employant systématiquement la corruption et l'excitation à la haine, une action commune des Hellènes à laquelle les Perses n'étaient pas capables de résister. Ce système avait réussi pendant longtemps, jusqu'au moment où les rois de Macédoine, marchant en avant d'un pas rapide et assuré, menacèrent de rendre tous ces efforts inutiles. Après la bataille de Chéronée, après la fondation de la Ligue hellénique qui en avait été la suite, on devait savoir à la cour de Suse ce qui aller arriver.

Enfin Darius, qui monta sur le trône vers le temps où Philippe fut assassiné, commença par prendre des mesures contre les troupes qui avaient déjà traversé l'Hellespont, et confia au Rhodien Memnon, frère de Mentor, les mercenaires grecs disponibles, avec ordre de marcher contre les Macédoniens et de protéger les frontières du royaume. Il était facile de voir qu'on pouvait bien arrêter ainsi un simple corps de troupes, mais non pas l'armée gréco-macédonienne à laquelle il servait d'avant-garde et qui déjà se préparait à passer en Asie. Il était également impossible qu'avant l'arrivée de celle-ci on pût lever, réunir et envoyer en Asie-Mineure une armée perse ; il sembla plus facile et plus prudent de couper le mal dans sa racine. On noua donc des relations à la cour de Macédoine, et Philippe fut assassiné, ainsi qu'Alexandre le déclare dans une lettre qu'il écrivit plus tard à Darius[57], avec la connivence et conformément à la volonté du Grand-Roi. Il semblait qu'on eût fait échouer d'un seul coup l'entreprise redoutée ; les troubles qui éclatèrent en Thessalie, en Grèce, en Thrace, en Illyrie, firent évanouir les dernières craintes, et lorsqu'Attale, à la tête de ses troupes et déjà en relation avec les hommes d'État influents d'Athènes, se déclara opposé à l'avènement au trône d'Alexandre, il sembla que les intrigues perses avaient encore une fois triomphé. Déjà Memnon s'était avancé contre Magnésie et, par ses manœuvres habiles, avait infligé des pertes sensibles à Parménion et à Attale qui avaient occupé cette ville. Cependant, Alexandre avait mis ordre aux affaires de Macédoine et rétabli la tranquillité en Grèce ; Attale avait été mis à mort et ses troupes étaient promptement rentrées dans le devoir ; Parménion, avec une partie de l'armée, s'était emparé de Gryneion, puis s'était avancé sur Pitane, tandis qu'avec l'autre partie, Calas, fils d'Harpalos[58], cherchait à s'établir fortement dans l'intérieur de la Troade. L'expédition contre les Thraces, les Triballes et les Illyriens, à laquelle Alexandre dut se résoudre, procura un nouveau délai à la cour de Perse. Sans doute on en profita pour lever l'armée de l'empire et réunir les forces navales des côtes ; mais on dut d'abord attendre pour savoir si l'on pouvait compter sur la défection et le soulèvement de la Grèce, et ce que pourrait faire Memnon avec les forces restreintes dont il disposait.

Cyzique était le point le plus important pour protéger l'Asie contre une invasion par l'Hellespont. Cette ville, bâtie sur une île qu'un bras de mer peu profond séparait seul de la terre ferme, avait été, depuis une dizaine d'années, entourée de fortes murailles et pourvue d'arsenaux pour deux cents trirèmes. Cette populeuse ville libre offrait à quiconque l'occupait ou s'appuyait sur elle une position commandant la Propontide, le littoral asiatique jusqu'à Lampsaque et l'entrée orientale de l'Hellespont. Elle était hostile aux Perses, et ces dispositions furent d'une grande importance pour le corps d'armée macédonien qui se trouvait en Asie. Memnon chercha à s'en emparer par un coup de main ; à la tête de cinq mille mercenaires grecs, il sortit de ses possessions situées dans la Bithynie occidentale[59], se dirigea sur Cyzique à marches forcées, et il s'en fallut de peu qu'il ne s'emparât de cette ville. Les habitants, en effet, croyant voir arriver l'armée de Calas, avaient laissé ouvertes les portes de la ville. Voyant qu'il avait manqué son but, Memnon saccagea le territoire de Cyzique, puis se dirigea à la hâte vers l'Éolide où Parménion assiégeait Pitane. L'apparition de Memnon fit lever le siège. Continuant sa marche, il se dirigea rapidement vers la Troade, où il trouva Calas déjà fort avant dans le pays. Lampsaque, qui lui appartenait aussi, lui offrait un excellent point d'appui pour ses mouvements ; d'ailleurs ses troupes étaient supérieures en nombre ; il remporta l'avantage dans un combat, et Calas fut contraint de se retirer près de l'Hellespont et de se retrancher dans la forte position de Rhœteon[60]. On ne sait au juste si Calas conserva du moins cette place ; en tout cas, Parménion lui-même était peu de temps après à la cour de Pella. Il est possible que le roi l'ait rappelé, pensant qu'après sa campagne du Nord il suffisait de conserver les points qui couvraient le passage en Asie, afin qu'ils servissent, pour ainsi dire, de tête de pont ; et en effet, lorsqu'on aurait la flotte sur les côtés, un petit nombre de troupes à Rhœteon et peut-être aussi à Abydos, seraient suffisantes pour assurer le passage[61]. En ce cas, il est d'autant plus surprenant que Memnon, qui était un excellent général, n'ait pas travaillé avec plus d'ardeur à faire évacuer toute la côte ; aussi les satrapes lui reprochèrent-ils plus tard d'avoir cherché à prolonger la guerre, afin de se rendre nécessaire : peut-être eut-il cette pensée, peut-être aussi la jalousie des satrapes lui enleva-t-elle les moyens d'en faire davantage.

Au printemps de 334, la flotte du Grand-Roi était prête à mettre à la voile. L'ordre fut envoyé aux satrapes et aux commandants en Asie-Mineure de s'avancer sur la côte et de faire face aux Macédoniens sur le seuil de l'Asie. Ce fut dans la plaine de Zéleia que se réunit ce corps de troupes, au nombre de 20.000 cavaliers perses, bactriens, mèdes, hyrcaniens et paphlagoniens, et d'autant de Grecs[62] ; il formait une armée assez brave et assez nombreuse, ainsi qu'elle le montra bientôt, pour barrer la route à l'ennemi, pourvu qu'elle fût bien dirigée. Mais le Grand-Roi n'avait pas nommé de général en chef ; c'était le conseil des généraux qui devait statuer sur la marche des opérations. En dehors de Memnon, ces généraux étaient Arsitès, gouverneur de la Phrygie d'Hellespont, dont le territoire était le premier menacé, Spithridate, satrape de Lydie et d'Ionie ; Atizyès, satrape de la Grande-Phrygie ; Mithrobouzane, gouverneur de Cappadoce, le Perse Omarès et antres grands de Perse[63]. Il n'est pas douteux que, parmi tous ces personnages, Memnon ne fût le plus expérimenté, sinon le seul générai ; mais sa double qualité de Grec et de favori du roi le faisait haïr et ne lui laissait pas, dans le conseil de guerre, autant d'influence qu'il eût été à désirer pour la cause des Perses.

Pendant que ces préparatifs se faisaient en Asie, Alexandre avait tellement avancé les siens qu'il put entrer en campagne au commencement du printemps de 334[64]. Il se mit en marche par Amphipolis sur le Strymon, le long de la côte, passant par Abdère, Maronée, Cardia ; le vingtième jour, il était à Sestos. Déjà sa flotte était dans l'Hellespont. Parménion reçut l'ordre de conduire la cavalerie et la plus grande partie de l'infanterie de Sestos à Abydos, tandis que le roi se rendait avec le reste des fantassins à Éléonte, en face de la côte de Troade, pour offrir un sacrifice sur le tombeau de Protésilas, le premier héros qui succomba dans la guerre de Troie, afin d'être plus heureux que lui dans son expédition en Orient. Ensuite l'armée fut embarquée ; cent soixante trirèmes[65] et un grand nombre de vaisseaux de transport croisèrent pendant ces jours entre les belles rives de l'Hellespont ornées de tout l'éclat du printemps, sur ces eaux que Xerxès avait fait passer jadis sous le joug et le fouet. Alexandre, tenant lui-même le gouvernail de son vaisseau royal, s'éloigna du tombeau de Protésilas et mit le cap sur la baie qui, depuis les temps d'Achille et d'Agamemnon, s'appelait le port des Achéens, et sur les bords de laquelle s'élevaient les tombeaux d'Ajax, d'Achille et de Patrocle. Au milieu de l'Hellespont, il offrit un sacrifice à Poséidon et fit des libations aux Néréides avec une coupe d'or. On approchait de la côte ; la trirème d'Alexandre toucha terre la première ; jetant sa lance par dessus le bord, le roi l'enfonça dans la terre ennemie et, le premier de tous, il s'élança, couvert de ses armes, sur le sable du rivage. Il ordonna que des autels désignassent ce lieu par la suite. Puis il s'avança, avec ses stratèges et l'escorte des hypaspistes, vers les ruines d'Ilion, sacrifia dans le temple d'Athéna Ilia et lui consacra ses armes, qu'il échangea avec d'autres prises dans le temple, et particulièrement avec le bouclier sacré qu'on regardait comme ayant été celui d'Achille[66]. Sur l'autel de Zeus Protecteur du foyer, il sacrifia aussi à l'ombre de Priam, pour apaiser sa colère contre la race d'Achille, car le fils du héros avait frappé le vieux roi au foyer sacré. Avant tout, il honora la mémoire d'Achille son ancêtre, orna de guirlandes de fleurs la tombe du héros et y répandit des parfums ; son ami Héphestion en fit autant sur le tombeau de Patrocle. Ensuite eurent lieu des joutes. d'armes de toutes sortes. Un grand nombre d'habitants du pays et d'Hellènes vinrent offrir au roi des couronnes d'or ; parmi eux se trouvait l'Athénien Charès, seigneur de Sigeion, celui-là même qu'Alexandre avait voulu se faire livrer l'année précédente. Pour terminer les fêtes, le roi ordonna qu'Ilion fût rebâtie, accorda aux citoyens de la nouvelle ville l'autonomie et l'exemption d'impôts, et leur promit de songer encore à eux par la suite.

Il s'avança ensuite dans la plaine d'Arisbe, où le reste de l'armée, qui avait abordé près d'Abydos sous la conduite de Parménion[67], avait dressé son camp. Immédiatement on se mit en marche pour aller à la rencontre des ennemis, car on savait qu'ils s'étaient réunis près de Zéleia, à une quinzaine de milles vers l'est. On se dirigea par Percote vers Lampsaque, la ville de Memnon[68]. Les citoyens, ne voyant pas d'autre moyen de salut, envoyèrent au roi, pour demander grâce, une ambassade à la tête de laquelle était Anaximène, savant distingué qui avait été jadis en faveur auprès de Philippe. Sur sa prière, Alexandre pardonna à la ville[69].

De Lampsaque, l'armée continua de s'avancer en suivant la côte ; Amyntas le Lynceste, avec l'escadron des cavaliers d'Apollonie et quatre escadrons de sarissophores, marchait en avant-garde. A leur approche, la ville de Priapos sur la Propontide, non loin de l'embouchure du Granique, se soumit. Cette place, qui commande la plaine d'Adrastéa, arrosée par le Granique, était importante dans les circonstances présentes, car, d'après les renseignements d'Amyntas, l'armée perse s'était avancée sur les bords de la rivière pour y attendre la première rencontre avec l'ennemi.

Il est évident qu'Alexandre désirait se battre aussitôt que possible, et les Perses auraient dû l'éviter d'autant plus. Dans le conseil de guerre tenu à Zéleia, Memnon avait conseillé de ne point engager un combat qui n'offrait que peu d'espérances de victoire et qui, même en- cas de succès, ne présentait presque aucun avantage ; les Macédoniens, disait-il, étaient bien supérieurs en infanterie aux Perses et doublement à craindre, car ils combattaient sous la conduite de leur roi, tandis que Darius manquait à son armée ; en supposant même que les Perses fussent vainqueurs, les Macédoniens étaient protégés par derrière, et leur perte se réduirait à une attaque inutile, au lieu que les Perses perdraient par une défaite le pays qu'ils devaient défendre ; éviter tout combat décisif était donc le seul parti à prendre. Il ajoutait qu'Alexandre n'était pourvu de vivres que pour peu de temps et qu'on devait se retirer lentement, en laissant derrière soi un désert dans lequel l'ennemi ne pût trouver ni vivres, ni bétail, ni abri ; Alexandre serait ainsi vaincu sans combat, et on aurait empêché par un léger sacrifice un dommage plus grand dont on ne pouvait calculer les suites. Dans le conseil des généraux perses, l'avis de Memnon ne fut point écouté ; on ne le trouvait pas digne de la majesté de la Perse : Arsitès notamment, le gouverneur de la Phrygie d'Hellespont, parla contre, disant qu'il ne laisserait pas mettre le feu à une seule maison dans sa satrapie, et les autres Perses opinèrent avec lui pour la bataille. Ils étaient poussés autant par le désir de combattre que par antipathie pour le Grec étranger dont l'influence était déjà trop grande auprès de Darius, et qui semblait vouloir faire durer la guerre pour monter plus haut encore dans la faveur royale. Ils marchèrent donc à la rencontre des Macédoniens jusqu'au Granique, et résolurent d'utiliser les berges escarpées de ce fleuve pour empêcher Alexandre de s'avancer plus loin. Ils s'établirent sur la rive droite, de manière que le bord du fleuve fut occupé par la cavalerie perse, tandis que le terrain qui s'étendait en montant à une certaine distance en arrière était occupé par les mercenaires grecs[70].

Cependant Alexandre s'avançait vers le Granique, à. travers la plaine d'Adrastéa ; la grosse infanterie était divisée en deux colonnes, l'aile droite et l'aile gauche, flanquées à droite par la cavalerie macédonienne, à gauche par les cavaleries thessalienne et grecque ; les bêtes de somme, avec la plus grande partie de l'infanterie légère, suivaient les colonnes ; les sarissophores et environ cinq cents hommes d'infanterie légère formaient l'avant-garde, sous la conduite d'Hégélochos. Déjà la masse principale de l'armée s'approchait du fleuve, lorsque quelques sarissophores, revenant en arrière à bride abattue, portèrent la nouvelle que les ennemis se tenaient sur la rive opposée en ordre de bataille, la cavalerie déployée en ligne sur la berge argileuse et escarpée du Granique, avec l'infanterie à petite distance derrière elle. Alexandre comprit aussitôt le défaut de la disposition des Perses, qui employaient à la défense d'un terrain difficile les armes propres à une attaque impétueuse, tandis qu'ils réduisaient leurs excellentes troupes mercenaires helléniques au rôle inactif de spectateurs d'un combat qu'eux seuls auraient pu soutenir. Une charge hardie de cavalerie devait suffire pour atteindre l'autre rive et gagner la bataille ; les hypaspistes et les phalanges devaient suivre pour confirmer et utiliser la victoire. Il donna l'ordre aux colonnes de marche de s'étendre à droite et à gauche, et de se former en ordre de bataille. Parménion vint le trouver pour le dissuader du combat. Il était prudent, disait-il, de camper d'abord sur la rive du fleuve, car l'ennemi, inférieur en troupes de pied, n'oserait passer la nuit près des Macédoniens ; il se retirerait, et le lendemain, avant que les Perses aient eu le temps de revenir et de se reformer, on pourrait sans danger opérer la traversée du fleuve : à cette heure, au contraire, l'entreprise ne semblait pas sans péril : le jour baissait ; le fleuve était en maint endroit rapide et profond ; la rive opposée était escarpée, et, comme on ne pourrait traverser en ligne, il faudrait passer en colonnes que la cavalerie prendrait en flanc et massacrerait avant qu'elles aient pu se préparer au combat. Enfin, les suites d'un premier échec ne seraient pas seulement fâcheuses pour le présent, mais auraient une influence décisive sur le sort de la campagne[71]. Le roi répondit : Je vois bien tout cela ; mais j'aurais honte, après avoir si facilement passé l'Hellespont, si ce filet d'eau nous retenait et nous empêchait de passer, tous tant que nous sommes ; cela conviendrait aussi peu à la gloire des Macédoniens qu'à nos habitudes en face du danger ; et les Perses, je pense, s'enhardiraient, s'imaginant qu'ils peuvent se mesurer avec les Macédoniens parce qu'ils n'auront pas fait tout de suite l'expérience qu'ils redoutent. Sur ce, il renvoya Parménion à l'aile gauche qu'il devait conduire, tandis qu'il se dirigeait lui-même vers les escadrons de l'aile droite.

A l'éclat de ses armes, au panache blanc de son casque, aux témoignages de respect de ceux qui l'environnaient, les Perses, sur l'autre rive, reconnurent qu'Alexandre se tenait en face de leur aile gauche et que c'était de ce côté qu'ils devaient attendre l'attaque principale. lis se hâtèrent de placer le noyau de leur cavalerie en rangs serrés en face de ce point, tout au bord de la rivière ; il y avait là Memnon avec ses fils, et Arsame avec ses propres cavaliers ; venaient ensuite, dans la ligne de bataille, le gouverneur de Phrygie Arsitès, le satrape de Lydie Spithridate, avec les cavaliers hyrcaniens et quarante nobles Perses formant son escorte, puis les masses de cavalerie formant le centre, enfin celles de l'aile droite sous les ordres de Rhéomithrès[72]. Un instant les deux armées se tinrent en silence, dans une anxieuse attente, en face l'une de l'autre, les Perses tout prêts à fondre sur l'ennemi, s'il voulait traverser le fleuve, au moment où il gravirait la rive escarpée et avant qu'il pût se mettre en ordre, Alexandre explorant le fleuve d'un coup d'œil rapide, pour saisir l'endroit où l'attaque était possible. Montant alors sur son cheval de bataille, le roi exhorta ses soldats à le suivre et à combattre en hommes ; puis il donna le signal de l'attaque. En avant, pour ouvrir le combat, marchait Amyntas le Lynceste, avec les sarissophores, les Péoniens et un régiment d'hypaspistes[73], auquel on avait adjoint l'escadron d'Apollonia, conduit par Ptolémée fils de Philippe, et placé 'u jour là en tête de la cavalerie[74]. Dès que ces premières troupes furent entrées dans le fleuve, le roi s'avança derrière elles avec les autres escadrons d'hétœres, au son des trompettes et au bruit des chants de guerre[75]. Il voulait, tandis que Ptolémée occupait par son attaque l'extrémité de l'aile droite de l'ennemi, fondre sur le centre et le disperser avec les sept escadrons en faisant demi-conversion à droite, appuyé à gauche sur la ligne de l'infanterie qui s'avançait derrière lui, et à droite sur Ptolémée, tandis que Parménion , suivant le fleuve en ligne oblique, devait paralyser l'aile droite.

Dès qu'Amyntas et Ptolémée furent près de l'autre rive, la bataille commença. Les Perses, commandés sur ce point par Memnon et par ses fils, s'opposèrent de toutes leurs forces à ce que l'ennemi gravît la berge : les uns lançaient du haut de la rive leurs javelots ; les autres, s'approchant de l'eau, repoussaient immédiatement ceux qui en voulaient sortir. Ceux-ci, plus gênés encore par l'argile glissante du bord, se trouvaient dans une position difficile et éprouvèrent de grandes pertes, surtout ceux qui se trouvaient le plus à droite, car ceux de la gauche se trouvaient déjà appuyés. En effet, le roi, avec l'agêma de la cavalerie[76], s'avançait à travers le fleuve et s'élançait vers le point de la rive où se tenaient le gros des ennemis et les chefs de l'armée. Aussitôt s'engagea sur ce point, autour de la personne du roi, un combat acharné auquel vinrent successivement prendre part les autres escadrons qui avaient suivi Alexandre à travers le fleuve. Ce fut un engagement de cavalerie, qui par l'opiniâtreté, la solidité, la fureur des combattants, ressemblait à un combat d'infanterie ; pressé cheval contre cheval, homme contre homme, on combattait, les Macédoniens avec leurs lances, les Perses avec leurs javelots plus légers et ensuite avec leurs sabres recourbés, les uns pour rejeter les Perses dans la plaine, les autres pour refouler les Macédoniens dans le fleuve. Au plus fort de la mêlée, on voyait s'agiter le panache blanc du roi : au milieu de la lutte ardente, sa lance vole en éclats ; il crie à son écuyer de lui en donner une autre, mais lui aussi avait eu sa lance brisée, il combattait avec un tronçon qu'il tenait par le haut. Démaratos de Corinthe présente son arme au roi. A peine Alexandre s'en est-il emparé qu'un nouvel essaim de Perses d'élite vient fondre sur lui ; Mithridate est à leur tête, il se précipite en avant contre le roi et le blesse à l'épaule d'un coup de javelot ; mais Alexandre, d'un coup de lance, étend raide mort à ses pieds le prince perse. Au même instant, le frère de celui qui vient de tomber, Rhœsacès, se précipite sur Alexandre ; d'un coup de sabre il fend le casque du roi, et l'arme effleure la peau du front. Alexandre pousse sa lance en avant ; le fer transperce l'armure du Perse, s'enfonce profondément dans sa poitrine, et Rhœsacès tombe de cheval à la renverse. Aussitôt Spithridate, le satrape de Lydie, s'élance sur Alexandre ; déjà son sabre est levé sur la tête du roi ; il va lui porter un coup mortel, mais Clitos le Noir s e jette en avant ; d'un seul coup il tranche le bras du Barbare et lui donne ensuite le coup de grâce. La lutte, en se prolongeant, devenait de plus en plus sauvage ; les Perses combattaient avec la plus grande valeur pour venger la mort de leurs chefs, tandis que de nouveaux bataillons traversaient sans cesse le fleuve, entraient dans la mêlée, multipliaient le carnage. En vain les généraux Niphatès, Pétinès, Mithrobouzane, cherchent à résister ; en vain Pharnace, le gendre de Darius, Arboupalès, l'oncle d'Artaxerxès, s'efforcent de retenir leurs troupes qui commencent à se débander ; eux aussi ne tardent pas à mordre la poussière. Le centre des Perses une fois enfoncé, la fuite devint générale. Mille Perses environ, disent les uns, deux mille cinq cents, disent les autres, restaient sur le champ de bataille ; le reste s'enfuyait au loin de tous côtés. Alexandre ne les poursuivit pas longtemps, car les bataillons encore entiers de l'infanterie ennemie se tenaient sur la hauteur, commandés par Omarès et déterminés à soutenir, en face des Macédoniens, la gloire des mercenaires helléniques. C'était tout ce qui leur restait ; spectateurs oisifs d'un combat sanglant que leur coopération eût peut-être changé en victoire, sans ordres déterminés pour le cas d'une défaite que l'orgueil des princes perses avait crue impossible, leurs bataillons, qui auraient pu du moins assurer à l'armée une retraite honorable, restèrent cloués sur les hauteurs par l'étonnement et la perplexité : la fuite désordonnée des escadrons de la cavalerie les avait livrés à l'ennemi ; réduits à leurs propres forces, ils attendaient l'attaque de l'armée victorieuse et la mort, déterminés à vendre leur vie aussi chèrement que possible[77]. Alexandre lança sur eux la phalange, tandis que de tous côtés la cavalerie entière, même celle des Thessaliens et des Grecs de l'aile gauche, se précipitait contre eux. Après un court et sanglant combat, dans lequel le roi eut un cheval tué sous lui, les mercenaires étaient terrassés ; à l'exception de quelques hommes qui purent se cacher parmi les cadavres, pas un n'échappa ; deux mille furent faits prisonniers.

Les pertes d'Alexandre furent relativement minimes ; à la première attaque, vingt-cinq cavaliers de l'escadron d'Apollonia restèrent sur la place ; en dehors de ceux-ci, une soixantaine d'hommes de la cavalerie et trente fantassins avaient succombé[78]. Le lendemain ils furent enterrés dans leur équipement de guerre ; on leur rendit les honneurs militaires, et leurs ascendants et descendants en Macédoine furent exemptés de tout impôt[79]. Alexandre prit soin en personne des blessés, alla les voir, se fit montrer leurs blessures et raconter par chacun comment il avait été frappé. Il ordonna aussi qu'on ensevelit les généraux perses ainsi que les mercenaires grecs qui avaient trouvé la mort au service de l'ennemi ; au contraire, les prisonniers grecs furent chargés de fers et conduits en Macédoine, pour y subir la peine des travaux publics, parce qu'ils avaient combattu malgré le vote national de la Grèce et en faveur des Perses contre les Grecs ; ceux de Thèbes seuls obtinrent leur pardon. Le riche camp des Perses tomba aux mains d'Alexandre, qui partagea le butin de la victoire avec ses alliés. Ils envoya à sa mère Olympias des coupes d'or, des tapis de pourpre et autres objets précieux trouvés dans les tentes des princes perses ; enfin, il décida que vingt-cinq statues de bronze seraient fondues par le statuaire Lysippe et érigées à Dion à la mémoire des vingt-cinq premiers cavaliers tombés dans la bataille. Il envoya à Athènes en ex-voto pour Pallas Athéna trois cents armures complètes, avec cette inscription : Alexandre, fils de Philippe, et les Hellènes à l'exception des Lacédémoniens, sur les Barbares en Asie.

Par la victoire du Granique, la puissance des Perses était anéantie en deçà du Taurus ; les forces militaires des satrapies qui formaient le rempart du royaume étaient dispersées, découragées et réduites au point de ne plus oser se rencontrer en rase campagne avec les Macédoniens ; les garnisons perses des grandes villes, prises séparément, étaient trop faibles pour résister à une armée victorieuse ; on pouvait les regarder comme vaincues. Il faut ajouter que beaucoup de généraux perses avaient succombé, entre autres le satrape de Lydie, et qu'Arsitès, le gouverneur de la Phrygie d'Hellespont, s'était donné la mort peu de temps après la bataille, poussé, dit-on, par le repentir et l'effroi de la responsabilité qui pesait sur lui. Enfin, les points les plus importants du littoral devaient être pour les Macédoniens une proie d'autant plus facile que, dans les riches cités grecques, il y avait toujours des démocrates pour lesquels l'occasion se présentait de secouer le joug des Perses et celui des oligarques que les Perses leur avaient imposés.

Alexandre ne pouvait être indécis sur la route qu'il devait suivre pour tirer parti de sa victoire et pour en augmenter autant que possible les avantages. En s'avançant rapidement dans l'intérieur de l'Asie-Mineure, il pouvait s'emparer de vastes territoires et d'un riche butin ; il pouvait gagner des terres et des peuples ; mais son but était d'anéantir la puissance des Perses : or une flotte ennemie était déjà dans la mer Égée ; s'il s'avançait dans l'intérieur, cette flotte pouvait opérer sur ses derrières, s'emparer des côtes et nouer des relations avec l'Hellade. Il fallait qu'Alexandre prévint l'ennemi par ses succès sur terre ; il devait élargir et assurer autant que possible la base de ses opérations pour s'avancer plus loin dans l'Est ; s'il ne s'appuyait que sur l'Hellespont, les satrapies riveraines de la mer Égée restaient aux mains de l'ennemi, qui de là pourrait inquiéter ses flancs. Il était nécessaire d'occuper toute la côte de l'ouest et du sud de l'Asie-Mineure, pour pouvoir s'avancer au delà du Taurus. Ces côtes, toutes garnies de cités helléniques ou hellénisées, et encore sous l'impression de la victoire que le roi venait de remporter, seraient gagnées d'autant plus sûrement à la cause de la Grèce victorieuse qu'on agirait avec plus de célérité.

Alexandre donna la satrapie de la Phrygie d'Hellespont à Calas, fils d'Harpalos, qu'un séjour de deux années dans cette contrée y avait fait connaître, et qui paraissait propre à administrer cette province si importante au point de vue militaire ; du reste, rien ne devait être changé dans l'administration ; les impôts eux-mêmes restèrent tels que le Grand-Roi les avait établis. Les habitants qui n'étaient pas de race grecque vinrent pour la plupart se soumettre volontairement ; on les laissa retourner dans leur pays sans leur rien demander de plus. Ceux de Zéleia, qui avaient marché avec l'armée perse au Granique, obtinrent leur pardon, parce qu'ils n'avaient pris part au combat que par contrainte. Parménion fut détaché et envoyé vers Dascylion, résidence du satrape de Phrygie ; il s'empara de la ville, que déjà la garnison perse avait évacuée. Il était inutile, du moins pour le présent, de s'avancer plus loin vers l'est dans cette direction, car Dascylion suffisait pour protéger les derrières de l'armée en marche vers le Midi.

Alexandre se dirigea lui-même vers le sud, marchant sur Sardes, qui était la résidence du satrape de Lydie. Cette ville était célèbre par sa vieille citadelle, bâtie sur une masse de rochers isolée et taillée à pic que le Tmole projette dans la plaine ; cette forteresse, environnée d'une triple muraille, passait pour imprenable ; le trésor de la riche satrapie s'y trouvait renfermé, et pouvait donner au commandant de la ville la possibilité d'augmenter et d'entretenir la garnison déjà importante par elle-même ; de plus, une force militaire puissante à Sardes aurait donné à l'armée navale des Perses le meilleur des points d'appui[80]. On n'en fut que plus heureux de voir paraître à deux milles environ en avant de la ville Mithrinès, commandant de la citadelle, accompagné des principaux citoyens ; ils venaient remettre aux mains d'Alexandre l'un la forteresse et le Trésor, les autres la ville. Le roi envoya en avant Amyntas, fils d'Andromène, pour occuper la citadelle, et lui-même le suivit après avoir pris un peu de repos. Il garda depuis lors près de lui le Perse Mithrinès et le traita avec toute sorte de distinction, autant à coup sûr pour récompenser sa soumission que pour faire voir comment il la récompensait. Il rendit aux Sardiens et à tous les Lydiens la liberté et la constitution de leurs pères, dont ils avaient été privés deux siècles durant sous l'oppression des satrapes perses. Pour honorer la ville, il résolut d'orner la citadelle d'un temple de Zeus Olympien. Tandis qu'il regardait autour de lui pour chercher un endroit favorable dans l'enceinte de l'acropole, un orage s'éleva subitement et, au milieu des éclairs et du tonnerre, une violente averse se mit à tomber sur l'emplacement où s'élevait jadis le palais royal de Lydie : ce fut cette place que choisit le roi pour la construction du temple qui devait parer désormais la forteresse imposante du célèbre Crésus[81]. Sardes fut le second point important dans la ligne d'opérations d'Alexandre et comme la porte qui devait l'introduire dans l'intérieur de l'Asie-Mineure ; toutes les grandes routes du centre venaient aboutir à cette ville, qui servait pour ainsi dire d'entrepôt au commerce de l'Asie occidentale. L'administration de la Lydie fut confiée à Asandros, frère de Parménion ; une troupe de cavaliers et de fantassins armés à la légère fut mise sous ses ordres, comme garnison de la satrapie ; Alexandre lui laissa également Nicias et Pausanias, qui faisaient partie du corps des hétœres, le dernier en qualité de commandant du château de Sardes et de sa garnison, à laquelle fut affecté le contingent d'Argos, le premier comme collecteur des tributs. Un autre corps, composé des contingents du Péloponnèse et du reste des Grecs, fut envoyé, sous la conduite de Calas et d'Alexandre le Lynceste, qui avait remplacé Calas comme commandant de la cavalerie thessalienne, contre le territoire qui appartenait au Rhodien Memnon[82] Après la chute de Sardes, il pouvait paraître nécessaire de pousser aussi plus loin l'occupation sur le flanc gauche et de s'assurer de la route qui remontait le long du Sangarios, en occupant une partie plus étendue de la côte de la Propontide. Enfin la flotte, que conduisait Nicanor, dut recevoir l'ordre, après la victoire du Granique, de faire voile vers Lesbos et Milet, et c'est probablement à son apparition que Mitylène entra dans la ligue macédonienne[83].

Le roi lui-même, en quittant Sardes, se dirigea avec le gros de l'armée vers l'Ionie, dont les villes avaient subi depuis de longues années le joug de garnisons perses ou celui d'oligarques inféodés à la Perse et, toutes courbées qu'elles étaient par une longue servitude, se souvenaient de leur premier état et nourrissaient un vif désir de recouvrer leur ancienne liberté, maintenant qu'un prodige des dieux semblait vouloir là leur rendre. Ce n'est pas que ces aspirations osassent se faire jour partout ; dans les villes où le parti oligarchique était assez fort, le dêmos devait se taire ; mais on pouvait être sûr qu'au moment où s'approcheraient les forces libératrices, la démocratie se réveillerait dans toute sa force, que partout le commencement d'une liberté nouvelle serait signalé à la mode hellénique par une joie sans bornes et par une explosion de haine passionnée contre les oppresseurs.

Éphèse, la reine des cités ioniennes, donna aux autres villes un grand exemple. Déjà du temps de Philippe, et peut-être par suite des décrets rendus à Corinthe en 338, le démos s'était affranchi ; Autophradate avait été envoyé contre la ville avec une armée et avait convoqué les autorités pour entrer en négociations, mais, pendant la conférence, il avait donné l'ordre à ses troupes de tomber sur les habitants qui ne soupçonnaient aucun danger ; un grand nombre furent faits prisonniers et un grand nombre mis à mort[84]. Depuis lors, on avait remis une garnison perse à Éphèse, et le pouvoir avait été confié aux mains de Syrphax et de sa famille.

Parmi ceux qui avaient quitté la cour de Pella après la mort de Philippe se trouvait Amyntas, fils d'Antiochos, dont le frère, nommé Héraclide, commandait l'escadron de Bottiée. Bien qu'Alexandre ne l'eût jamais traité qu'avec bonté, il s'était enfui de Macédoine et s'était retiré à Éphèse, soit qu'il eût conscience d'avoir commis quelque faute, soit qu'il voulût réaliser quelque mauvais dessein ; l'oligarchie de cette ville l'avait comblé d'honneurs[85]. Pendant ce temps avait eu lieu la bataille du Granique ; Memnon, avec les débris de l'armée vaincue, s'était enfui vers les côtes d'Ionie et se dirigeait vers Éphèse où la nouvelle de la défaite des Perses avait causé la plus vive agitation ; le peuple espérait la restauration de la démocratie ; l'oligarchie courait les plus grands dangers. A ce moment Memnon parut devant la ville ; le parti de Syrphax se hâta de lui ouvrir les portes et commença, de concert avec les troupes perses, à exercer sa rage sur le parti populaire. Le tombeau d'Héropythos, le libérateur d'Éphèse, fut fouillé et profané ; le trésor sacré dans le grand temple d'Artémis fut pillé, la statue du roi Philippe dans le temple renversée ; en un mot, on commit toutes les dévastations qui d'ordinaire accompagnent la chute plus encore que les débuts des pouvoirs despotiques[86]. Cependant, l'armée victorieuse d'Alexandre s'approchait de plus en plus ; déjà Memnon s'était retiré à Halicarnasse, pour y prendre des mesures de défense aussi énergiques que possible ; Amyntas, qui ne se sentait plus en sûreté au milieu de l'agitation populaire et qui ne pensait pas qu'on pût défendre la ville contre les Macédoniens, se hâta, avec les mercenaires qui étaient dans la place, de s'emparer de deux trirèmes dans le port, et s'enfuit vers la flotte perse qui, forte de quatre cents voiles, s'était déjà montrée dans lamer Égée. A peine le peuple se vit-il délivré de ces bandes, qu'il se souleva tout entier contre le parti oligarchique ; un grand nombre d'hommes distingués prirent la fuite ; Syrphax, son fils et les fils de son frère, se sauvèrent dans les temples ; le peuple les arracha des autels et les lapida ; on se mit à la recherche des autres pour les dévouer à une mort semblable. Le lendemain de la fuite d'Amyntas, Alexandre entra dans la ville et mit fin au massacre ; il ordonna que ceux qui avaient été bannis à cause de lui fussent rappelés et que la démocratie fût à jamais le gouvernement de la cité. Les taxes qui jusqu'alors avaient été payées aux Perses furent, d'après son ordre, assignées au temple d'Artémis, dont il étendit le droit d'asile jusqu'à un stade à partir des degrés de l'édifice[87]. Il est possible que la nouvelle limite du téménos ait été déterminée en même temps, pour prévenir un nouveau conflit entre les autorités religieuse et politique. Par l'intermédiaire d'Alexandre, la paix fut rétablie dans la commune elle-même, et si quelque chose fait honneur au roi, dit Arrien, c'est la conduite qu'il tint en cette occasion à Éphèse.

Dans cette cité arrivèrent des députés de Tralles et de Magnésie sur le Méandre pour apporter à Alexandre la soumission de ces deux villes, qui étaient les plus importantes de la Carie septentrionale. Parménion fut envoyé pour en prendre possession, avec un corps de cinq mille hommes de pied et de deux cents chevaux[88]. En même temps Alcimachos[89], frère de Lysimaque, fut envoyé dans le Nord, avec un nombre égal de troupes, vers les villes éoliennes et ioniennes, avec ordre d'abolir partout l'oligarchie, de restaurer la puissance populaire, de rétablir les anciennes lois, et d'exempter ces villes des tributs qu'elles avaient jusqu'ici payés aux Perses. Cette expédition eut pour résultat que, dans Chios même, l'oligarchie, qui avait Apollonide à sa tête, tomba, qu'à Lesbos la tyrannie fut détruite à Antissa et à Érésos, et qu'on s'assura de Mitylène par une garnison macédonienne[90].

Le roi lui-même resta encore quelque temps à Éphèse, dont le séjour lui était rendu doublement cher par ses relations avec Apelle, le plus grand des peintres de ce temps. C'est de cette époque que date le portrait d'Alexandre portant la foudre dans sa main, tableau qui fut longtemps un ornement du grand temple d'Artémis[91]. Le roi était occupé de toutes sortes de projets pour la prospérité des villes grecques de la côte[92]. Tout d'abord, il ordonna de relever Smyrne qui, depuis que le roi de Lydie l'avait détruite, s'était disséminée en plusieurs bourgades ; de relier par une digue la ville de Clazomènes avec l'île qui lui servait de port, et de percer l'isthme de Clazomènes jusqu'à Téos, afin que les vaisseaux ne fussent pas forcés de faire un long circuit autour du cap Noir. Ce travail ne fut pas exécuté ; mais longtemps après on célébrait encore dans l'isthme, au milieu d'un bois consacré au roi Alexandre, les jeux institués par la ligue des Ioniens en l'honneur de leur libérateur[93].

Après avoir encore une fois sacrifié dans le temple d'Artémis et avoir passé en revue ses troupes revêtues de leur armement complet comme pour une bataille, Alexandre partit le lendemain avec son armée, composée de quatre escadrons de cavalerie macédonienne, des cavaliers thraces, des Agrianes, des archers et d'environ 12.000 hoplites et hypaspistes, et prit la route de Milet[94]. A l'approche de l'arrière-saison, cette ville était, à cause de son vaste port, d'une très grande importance pour la flotte des Perses, si elle voulait tenir la mer Égée. Le Grec Hégésistrate, commandant de la garnison perse de Milet, avait précédemment écrit au roi pour lui offrir la reddition de la place ; mais, ayant été informé de l'approche de la grande flotte des Perses, il avait résolu de leur conserver ce port de mer important. Cette circonstance ne fit qu'exciter l'ardent désir qu'avait Alexandre de s'emparer de la ville.

Milet était située sur un promontoire au sud du golfe Latmique, à trois milles au sud du promontoire de Mycale et à quatre milles de l'île de Samos qu'on voit surgir des eaux à l'horizon ; la ville elle-même, partagée en faubourgs et en ville intérieure, celle-ci munie de fortes murailles et de fossés profonds, ouvre sur le golfe ses quatre ports, dont le plus spacieux et le plus important se trouve dans l'île de Ladé, à quelque distance de la côte. Ce port, assez vaste pour abriter une flotte, fut plus d'une fois la cause que des batailles navales se livrèrent dans le voisinage, batailles dont la garnison de la ville décida souvent le succès. Les ports contigus à la ville, séparés les uns des autres par de petits flots rocheux, sont très commodes pour le commerce ; mais ils sont moins spacieux et la rade de Ladé les commande tous. La riche et commerçante cité n'avait pas été précisément opprimée par les Perses, qui lui avaient laissé sa démocratie peut-être avait-elle espéré pouvoir rester neutre dans la lutte des deux puissances ; en tout cas, elle avait envoyé à Athènes demander du secours[95].

Nicanor, qui commandait la flotte hellénique, atteignit la hauteur de Milet avant l'arrivée de la flotte perse qui était supérieure en nombre, et vint mouiller près de l'île avec ses cent soixante trirèmes. Au même moment, Alexandre était apparu sous les murs de la ville ; il s'était emparé des faubourgs et avait enfermé la ville intérieure par une circonvallation. Pour renforcer l'importante position de Ladé, il avait fait occuper l'île par les Thraces et quatre mille mercenaires environ, et donné ordre à sa flotte de bloquer très attentivement Milet du côté de la mer. Trois jours après, la flotte des Perses était en vue : s'apercevant que le golfe était occupé par des vaisseaux helléniques, l'ennemi gouverna au nord et vint mouiller devant le promontoire de Mycale. Sa flotte était forte de quatre cents voiles.

Les flottes hellénique et perse étaient si rapprochées l'une de l'autre qu'un combat naval semblait inévitable ; bon nombre des généraux d'Alexandre le désiraient ; on paraissait assuré de la victoire, et le vieux et prudent Parménion lui-même conseillait le combat, car on avait vu, disait-il, — c'est un argument qu'Arrien met dans sa bouche — on avait vu un aigle se poser sur le rivage à la proue du vaisseau d'Alexandre ; les Grecs avaient toujours vaincu sur mer les Barbares, et d'ailleurs le présage tiré de l'aigle ne laissait aucun doute que telle était la volonté des dieux. Il ajoutait qu'une victoire navale serait d'une extrême utilité pour toute l'entreprise, tandis qu'une défaite ne pouvait faire perdre que ce qu'on n'avait déjà plus, puisque les Perses, avec leurs quatre cents navires, étaient maintenant les maîtres de la mer. Enfin Parménion déclarait qu'il était prêt à monter à bord et à prendre part au combat[96]. Alexandre repoussa ce conseil : hasarder un combat dans les circonstances présentes serait aussi inutile que périlleux ; ce serait une témérité folle que de vouloir engager cent soixante vaisseaux contre une flotte aussi supérieure en nombre, et d'entreprendre de combattre les Cypriotes et les Phéniciens avec des marins aussi peu expérimentés que les siens. Les Macédoniens, invincibles sur la terre ferme, ne devaient pas, disait-il, s'exposer à devenir la proie des Barbares sur la mer, qui leur était peu familière et où l'on était obligé de tenir compte de mille hasards ; car une défaite n'entraînerait pas seulement un grave préjudice pour l'avenir de son entreprise, mais encore fournirait aux Hellènes un prétexte à défection, tandis qu'une victoire n'apporterait qu'un mince avantage, attendu que le cours de sa campagne sur la terre ferme amènerait de lui-même l'anéantissement de la flotte des Perses. Tel était, ajoutait-il, le sens du prodige ; l'aigle qu'on avait vu se tenait sur la terre pour montrer que c'était sur la terre qu'on vaincrait les forces navales des Perses : ce n'était pas assez de ne rien perdre ; ne pas gagner était déjà une perte. La flotte resta donc tranquille dans la rade de Ladé.

Alors Glaucippos, un des notables de Milet, vint au camp du roi pour déclarer, au nom du peuple et des bandes mercenaires aux mains desquels était présentement la ville, que Milet était prête à ouvrir ses portes et ses ports indistinctement aux Macédoniens et aux Perses, si Alexandre voulait lever le siège. Le roi répondit qu'il n'était pas venu en Asie pour se contenter de ce qu'on voudrait bien lui accorder, et qu'il saurait imposer sa volonté ; c'était de sa générosité qu'on avait à attendre, pour la violation de la parole donnée, ou le pardon, ou le châtiment que la ville avait mérité par une résistance aussi coupable que vaine ; Glaucippos n'avait qu'à retourner promptement dans la ville pour annoncer aux Milésiens qu'ils pouvaient s'attendre à un assaut. Le lendemain, les balistes et les béliers commencèrent à fonctionner ; bientôt une brèche s'ouvrit dans la muraille ; les Macédoniens s'élancèrent dans la ville, tandis que leur flotte, ayant vu de l'endroit où elle se tenait à l'ancre l'assaut commencé, fit aussitôt force de rames et barra l'entrée du port de la ville, de manière que les trirèmes, serrées l'une contre l'autre et la proue en dehors, empêchaient la flotte perse de porter secours aux Milésiens et ceux-ci de se sauver sur la flotte perse. Habitants et mercenaires, pressés de tous côtés dans la ville et sans espoir d'échapper, cherchaient leur salut dans la fuite. Les uns, se laissant flotter sur leurs boucliers, atteignirent un des flots des ports : d'autres cherchèrent à échapper avec des bateaux aux trirèmes helléno-macédoniennes ; la plupart périrent dans la ville. Les Macédoniens, maintenant maîtres de la place, se dirigèrent alors vers l'îlot, sous la conduite même du roi, et déjà les échelles étaient appliquées des trirèmes à la rive escarpée pour opérer de force l'escalade, lorsque le roi, pris de compassion pour tous ces braves qui cherchaient encore à se défendre ou qui étaient prêts à mourir avec gloire, ordonna de les épargner et leur fit offrir leur grâce, à condition qu'ils prendraient du service dans son armée. Ainsi furent sauvés trois cents mercenaires grecs. Alexandre accorda la vie et la liberté à tous les Milésiens qui n'avaient pas trouvé la mort durant l'assaut.

De Mycale, la flotte perse avait assisté à la chute de Milet sans pouvoir faire la moindre chose pour sauver la ville. Chaque jour elle croisait en face de la flotte hellénique, dans l'espoir de l'attirer à un combat, et le soir elle rentrait, sans avoir réussi, dans la rade du promontoire. Cet ancrage était fort incommode, car les Perses étaient obligés d'aller la nuit puiser de l'eau potable dans le Méandre, éloigné d'environ trois milles. Le roi entreprit de les chasser de leur position sans faire perdre à. sa propre flotte la place à la fois assurée et assurante qu'elle occupait. Il envoya les cavaliers et trois régiments d'infanterie, sous les ordres de Philotas, le long de la côte du promontoire de Mycale, avec ordre d'empêcher toute tentative des ennemis pour descendre à. terre ; de sorte que, bloqués pour ainsi dire sur mer, ils furent alors contraints par le manque complet d'eau et de vivres d'aller à Samos pour prendre à bord le nécessaire. A leur retour, ils disposèrent de nouveau leurs vaisseaux en ligne de bataille comme pour offrir le combat ; mais, voyant que la flotte hellénique se tenait au repos à Ladé, ils envoyèrent cinq navires dans le port qui était situé entre le camp et les îlots et qui séparait l'armée de la flotte, dans l'espérance de surprendre les vaisseaux dégarnis de leur équipage ; car ils savaient qu'ordinairement les hommes quittaient leurs navires et se dispersaient pour se procurer du bois et des provisions. Dès qu'Alexandre eut vu s'approcher ces cinq vaisseaux, il donna aussitôt à ses marins, qui justement étaient présents, l'ordre de monter sur dix trirèmes et de s'avancer au large pour donner la chasse à l'ennemi. Les vaisseaux perses se hâtèrent de regagner leur flotte, avant que les trirèmes ne fussent à portée ; l'un d'eux, qui était mauvais voilier, tomba aux mains des Macédoniens et fut coulé ; c'était un vaisseau d'Iasos en Carie. L'escadre perse, sans renouveler ses tentatives contre Milet, se retira à Samos.

Ce qui venait de se passer avait convaincu le roi que la flotte perse n'exercerait plus aucune influence sensible sur les mouvements de ses forces de terre, qu'elle ne tarderait même pas à être chassée complètement loin de la terre ferme par une occupation progressive des côtes, obligée de renoncer désormais à toute intervention dans les actions décisives et à se tenir provisoirement à l'ancre près des îles. Alexandre, en plein élan offensif sur la terre ferme, voyait donc maintenant ses forces navales réduites à la défensive et dans l'impossibilité de tenir la mer en face d'un ennemi trois fois plus nombreux. Malgré les importants services que sa flotte lui avait rendus au commencement de la campagne en couvrant, les premières opérations de l'armée de terre, elle lui était devenue à peu près inutile depuis que la puissance des Perses était renversée en Asie-Mineure, tandis qu'elle entraînait à des dépenses énormes. Cent soixante trirèmes exigeaient trente mille matelots. et soldats, effectif presque aussi grand que l'armée destinée à renverser l'empire perse : elles coûtaient par mois plus de cinquante talents de solde, et peut-être autant d'entretien, sans rapporter ni nouvelles conquêtes, ni nouveau butin, ainsi que le faisait chaque jour l'armée de terre, qui ne coûtait guère plus d'entretien. Les caisses d'Alexandre étaient épuisées et il n'avait à attendre pour le moment aucune rentrée importante, puisque les cités grecques affranchies avaient été exemptées de tribut et que les villes de l'intérieur ne devaient être ni mises à contribution, ni pillées, mais seulement soumises à l'ancienne taxe, qui était fort minime. Tels furent les motifs qui portèrent le roi à licencier sa flotte dans l'automne de 334 ; il ne retint près de lui qu'un petit nombre de vaisseaux pour les transports le long des côtes, entre autres les. vingt navires qu'Athènes avait fournis ; le but de cette mesure était soit d'honorer les Athéniens, soit de conserver un gage de leur fidélité, dans le cas très probable où la flotte ennemie se tournerait du côté de la Grèce[97].

Maintenant, après le licenciement de la flotte, il devenait doublement important pour Alexandre d'occuper toutes les régions du littoral, toutes les villes maritimes, tous les ports, pour exécuter ce blocus continental par lequel il espérait épuiser les forces navales des Perses. Sur la côte de la mer Égée restait encore la Carie, et dans la Carie Halicarnasse, ville doublement importante par sa situation à l'entrée de cette mer, et parce que les derniers débris des forces perses en Asie Mineure s'étaient réunis dans cette place exceptionnellement forte et s'y préparaient à la résistance.

Une cinquantaine d'années auparavant, au temps d'Artaxerxès II, la Carie avait été sous la domination du dynaste Hécatomnos d'Halicarnasse. Il portait le titre de satrape perse, mais il était à peu près indépendant et prêt à soutenir à la première occasion cette indépendance les armes à la main[98] Il avait transporté sa résidence à Mylasa, dans l'intérieur de son territoire, et de là avait entrepris d'étendre notablement son domaine. Mausole, son fils et son successeur, suivit les plans de son père, et augmenta de toutes façons sa puissance et ses richesses. Après qu'on lui eut confié la Lycie[99], il régna sur deux importantes provinces maritimes de l'Asie Mineure, ce qui lui donna l'occasion de développer — son père ayant déjà combattu contre Cypre en qualité de navarque, — les forces navales dont il disposait. Il reporta sa résidence à Halicarnasse qu'il agrandit en y annexant six petites localités, souleva la guerre Sociale contre Athènes, afin d'affaiblir la puissance maritime des Athéniens, et étendit même la main jusque sur Milet[100] Après la mort de sa sœur e t épouse Artémise, qui, d'après les mœurs cariennes, lui avait succédé (351), son second frère, Idrieus, avait pris le gouvernement (349) et, favorisé par les circonstances, avait soumis à sa domination Chios, Cos et Rhodes. Idrieus eut pour successeur sa sœur et épouse Ada (343) ; mais celle-ci, quatre ans après, fut dépouillée de la souveraineté par son plus jeune frère Pixodaros, de sorte qu'il ne lui resta plus que la forteresse d'Alinda. Pixodaros avait l'intention de se préparer à lutter pour son indépendance, au moyen d'une alliance avec la maison royale de Macédoine, dont les plans au sujet de l'Asie n'étaient plus un secret ; et ce qui montre combien il se croyait avancé, c'est qu'il faisait frapper des monnaies à son nom[101], ce qui — suivant l'opinion générale — n'était permis à aucun satrape. La discorde qui régnait à la cour de Philippe détruisit ses plans, de sorte que, obtempérant au désir du Grand-Roi, il maria sa fille avec le noble Perse Othontopatès[102], et celui-ci, à la mort de son beau-père, en 335, devint le chef de la dynastie carienne[103].

Aussitôt qu'Alexandre fut entré en Carie, Ada accourut à sa rencontre et lui promit de l'aider de toutes manières dans la conquête de cette province ; son nom seul devait gagner des amis au roi ; les gens aisés du pays étaient mécontents, disait-elle, de l'alliance renouvelée avec les Perses, tandis qu'elle, à l'opposé de son frère, avait toujours pris parti contre la Perse et pour la Grèce. Comme gage de la loyauté de ses intentions, elle priait le roi de vouloir bien être son fils adoptif. Alexandre ne repoussa pas ses propositions et lui laissa la possession d'Alinda. Les Cariens rivalisèrent de zèle pour se soumettre au roi, spécialement les villes grecques ; il restaura chez eux la démocratie, leur accorda l'autonomie et les exempta de tribut.

Il ne restait plus qu'Halicarnasse ; Othontopatès s'y était retiré ; Memnon lui-même, qui à Éphèse et à Milet n'avait trouvé ni le temps, ni l'occasion d'organiser une résistance avec quelque espoir de succès, s'était transporté dans cette ville avec les débris de l'armée vaincue au Granique, pour défendre la dernière position importante sur les côtes de l'Asie Mineure, de concert avec le satrape de Carie. La ville était entourée de trois côtés par de puissantes murailles, et le quatrième côté, celui du sud, faisait face à la mer. Elle possédait trois forteresses, l'Acropole, située sur une hauteur du côté du nord, la Salmacis, à l'angle sud-ouest, tout au bord de la mer, à l'entrée d'une presqu'île qui ferme à l'ouest la baie d'Halicarnasse, et enfin le Château royal, sur une petite île l'entrée du port, lequel forme le fond du golfe. Memnon envoya au Grand-Roi sa femme et son enfant, sous prétexte de les garantir de tout danger, mais en réalité pour donner une marque et un gage de sa fidélité, que son origine grecque avait déjà trop souvent donné occasion de soupçonner. Le roi de Perse, pour reconnaître son dévouement et pour lui donner la latitude d'opérations que méritaient ses talents militaires reconnus et souvent éprouvés, lui avait confié le commandement en chef de toutes les forces navales perses et de tout le littoral[104]. Si la Perse pouvait encore sauver quelque débris de sa puissance, Memnon paraissait être l'homme capable d'opérer ce sauvetage. Avec une activité extraordinaire, il avait encore augmenté la force d'Halicarnasse, autour de laquelle il avait notamment fait creuser un fossé large et profond ; il avait augmenté la garnison, formée de Perses et de mercenaires, et fait rentrer dans le port ses vaisseaux de guerre[105], afin de s'en servir pour protéger la défense et fournir des subsistances à la ville, en cas d'un long siège. Par ses ordres, l'île d'Arconnèse, qui commandait la baie à l'est, avait été fortifiée, et des garnisons avaient été mises dans Myndos, Caunos, Théra, Callipolis[106] ; tout, en un mot, avait été préparé pour faire d'Halicarnasse un point central de mouvements très importants, et un boulevard contre l'envahissement des Macédoniens. C'est pour cette raison qu'un nombre assez considérable d'hommes appartenant aux partis vaincus en Grèce étaient venus à Halicarnasse ; parmi eux se trouvaient les athéniens Éphialte et Thrasybule. Le Lynceste Néoptolème, un de ceux qui s'étaient enfuis lors du meurtre de Philippe, s'y trouvait aussi réfugié, et cet Amyntas, fils d'Antiochos, dont il a été question plus haut, semble également s'être sauvé d'Éphèse avec les mercenaires et s'être retiré dans Halicarnasse. Si l'on parvenait, dans cette forte position, à arrêter les forces des Macédoniens, leurs communications avec leur patrie se trouveraient coupées, puisque la flotte perse commandait la mer, et il ne serait pas difficile d'exciter en Grèce une nouvelle levée de boucliers en faisant retentir le cri de liberté.

Cependant Alexandre marcha sur la ville, et, s'attendant à un long siège, il plaça son camp à environ mille pas des murailles. Les Perses commencèrent les hostilités en tombant sur les Macédoniens qui venaient d'arriver ; mais ils furent repoussés sans beaucoup de peine. Peu de jours après, le roi s'avança vers le nord, autour de la ville, avec une portion considérable de l'armée[107], en partie pour inspecter les murailles, mais principalement pour s'emparer de Myndos. Cette ville, peu éloignée d'Halicarnasse, pouvait être d'une grande importance pour le cours du siège, et la garnison de la place lui en avait promis la reddition s'il voulait se présenter pendant la nuit devant ses portes. Alexandre arriva, mais personne n'ouvrit. Enflammé de colère en se voyant ainsi trompé, le roi, qui n'avait ni machines, ni béliers, puisque l'armée ne s'était point préparée à une attaque, donna cependant l'ordre à ses soldats pesamment armés de s'avancer au pied des murailles et de commencer à les miner. Une tour s'écroula, mais sans ouvrir toutefois une brèche assez large pour qu'on pût tenter l'attaque avec succès. Au lever du jour, les habitants d'Halicarnasse, ayant remarqué la sortie des Macédoniens, envoyèrent aussitôt par mer des renforts à Myndos, et Alexandre retourna sans avoir abouti dans ses positions devant Halicarnasse.

Le siège de la place commença. Bientôt le fossé, large de vingt-cinq pieds et moitié aussi profond, fut comblé sous la protection de plusieurs tortues, comme on appelait ces toits de boucliers, ce qui permit de faire approcher des murailles les tours au moyen desquelles on balayait les défenseurs des remparts, ainsi que les machines dont on se servait pour ouvrir des brèches[108]. Déjà les tours étaient près des murs, lorsque les assiégés firent une sortie pendant la nuit pour les incendier ; mais l'alarme se répandit promptement parmi le camp ; les Macédoniens, éveillés au milieu de leur sommeil, coururent porter secours à leurs avant-postes, et, après un court combat livré à la lueur des feux du camp, les assiégés furent rejetés dans la ville sans avoir atteint leur but. L'ennemi laissait sur le champ de bataille cent soixante-quinze cadavres, parmi lesquels celui du Lynceste Néoptolème. Les Macédoniens n'eurent que dix morts, mais le nombre de leurs blessés monta à trois cents, parce qu'ils n'avaient pu se couvrir suffisamment au milieu de l'obscurité de la nuit.

Les machines commencèrent à fonctionner. Bientôt, du côté nord de la ville, deux tours et la partie des murailles qui les séparait ne furent plus qu'un amas de ruines ; une troisième tour était fortement endommagée, et il était facile de l'abattre en la minant. Une après-midi, deux Macédoniens de la phalange de Perdiccas étaient assis à boire dans leur tente ; comme chacun vantait ses mérites et ses hauts faits, ils firent le serment de s'emparer, à la pointe de leur lance, d'Halicarnasse tout entière et de tous ces poltrons de Perses qui la remplissaient. Aussitôt les deux soldats prennent leur bouclier et leur lance, et s'en vont tout seuls droit au mur ; ils brandissent leurs armes et poussent des cris en levant la tête vers les créneaux. Ceux qui se trouvaient sur les remparts, voyant et entendant ces bravades, firent une sortie contre les deux hommes ; ceux-ci, sans lâcher pied, abattaient quiconque s'approchait de trop près et allongeaient des coups à ceux qui reculaient. Mais la foule des ennemis croissait à chaque instant, et les deux champions, qui malgré tout tenaient ferme, furent enfin accablés par le nombre. Cependant leurs camarades, qui avaient vu du camp cette étrange attaque, se précipitèrent pour leur porter secours ; en même temps les soldats sortaient de la ville en plus grand nombre, et un combat acharné s'en suivit sous les murs. Les Macédoniens eurent bientôt l'avantage ; les ennemis furent rejetés dans la place et, comme en ce moment les remparts se trouvaient presque sans défenseurs et déjà renversés sur un point, il semblait qu'il ne manquât pour s'emparer de la ville qu'un ordre d'attaque générale de la part du roi[109]. Alexandre ne le donna pas ; il aurait voulu conserver la ville intacte, et il espérait qu'elle capitulerait.

Mais les ennemis avaient construit, en arrière de la brèche, un mur qui allait d'une tour à l'autre en forme de demi-lune. Ce fut contre cette nouvelle muraille que le roi dirigea ses efforts. Déjà l'angle rentrant qu'elle formait avait été débarrassé des  décombres et des ruines et aplani de manière à permettre de commencer une nouvelle attaque ; on y fit avancer des paravents tressés en osier, de hautes tours de bois, des tortues et des béliers. Les assiégés firent une seconde sortie pour incendier les machines, tandis que des soldats, du haut des deux tours et de la muraille, soutenaient vivement leur attaque ; déjà plusieurs paravents et même une tour étaient en feu, et ce fut à grand peine que les troupes de Philotas, préposées à la garde du camp, purent préserver le reste. Alexandre parut alors pour leur porter secours, et les ennemis, jetant à la hâte leurs torches et leurs armes, se retirèrent derrière les murailles d'où ils décochèrent leurs traits sur les flancs et en partie dans le dos des assaillants, de manière à. leur faire subir une perte assez importante.

Cette résistance opiniâtre montra au roi qu'il fallait agir plus énergiquement. Il fit de nouveau jouer les machines et présida lui-même à leur fonctionnement. Ce fut alors que Memnon résolut de tenter une sortie générale, sur les instantes Fibres qu'Éphialte, dit-on, lui fit de ne pas attendre la dernière extrémité[110]. Une partie de la garnison, sous la conduite d'Éphialte, s'élança au dehors, du côté où la muraille était très compromise, tandis que l'autre partie s'avançait contre le camp par une autre porte, celle de Tripylon, du côté où l'ennemi s'y attendait le moins. Éphialte combattit avec la plus grande valeur ; ses soldats lancèrent sur les machines des torches à feu et des ronds de poix, mais l'attaque énergique du roi, soutenue par la grêle de traits et de grosses pierres qu'on lançait des hautes tours de siège, força les ennemis à plier après un combat des plus acharnés ; un grand nombre d'hommes, et parmi eux Éphialte, restèrent sur le champ de bataille, et un plus grand nombre encore périrent dans leur fuite parmi les décombres des murs écroulés et à l'entrée trop étroite des portes de la ville. Pendant ce temps, de l'autre côté, deux régiments d'hypaspistes et quelques troupes d'infanterie légère, commandées par le garde du corps Ptolémée, avaient fait face à l'ennemi. Le combat dura longtemps ; Ptolémée lui-même, le chiliarque des hypaspistes Addæos, le commandant des archers Cléarchos, un grand nombre d'autres Macédoniens de distinction étaient déjà tombés, quand on parvint enfin à repousser l'ennemi : le pont étroit qui traversait le fossé se rompit sous le poids des fuyards ; un grand nombre furent précipités et périrent, les uns étouffés par ceux qui tombaient sur eux, les autres transpercés par les lances macédoniennes. Pendant cette déroute générale, ceux qui étaient restés dans la ville avaient promptement fermé les portes, afin que les Macédoniens n'entrassent pas à la suite des fuyards, de sorte que devant les portes se pressait une multitude de malheureux soldats qui, livrés sans armes, sans courage, sans moyen de salut aux Macédoniens, furent tous égorgés. Les assiégés remplis d'épouvante pensaient que les Macédoniens, enflammés par un si grand succès et favorisés par l'obscurité naissante, allaient enfoncer les portes pour se précipiter dans la ville même, lorsqu'au contraire ils entendirent sonner le signal de la retraite. Le roi désirait encore à ce moment sauver la cité ; il espérait qu'après cette journée, qui ne lui avait coûté que quarante hommes tandis que l'ennemi en avait perdu mille, et qui avait assez clairement montré que la ville ne résisterait pas à une nouvelle attaque, les assiégés feraient des propositions, et il n'attendait que cela pour mettre fin à cette lutte contre nature de Grecs contre une cité grecque.

Dans Halicarnasse, les deux commandants, Memnon et Othontopatès, tenaient conseil pour savoir quelles mesures il convenait de prendre. Ils ne se dissimulaient pas que, dans les circonstances présentes, avec une partie des murailles déjà détruite et une autre prête à s'écrouler, avec une garnison affaiblie par le grand nombre des tués et des blessés, le siège ne pouvait durer longtemps. D'ailleurs, à quoi bon défendre encore la ville, maintenant que le pays était déjà perdu ? le port, qu'il était important de conserver à cause de la flotte, pouvait être suffisamment garanti par l'occupation de la Salmacis[111] et du château royal qui étaient en avant des ports, ainsi que par celle des places fortes situées dans le golfe de Carie : ils résolurent d'abandonner la ville. Vers le milieu de la nuit, les gardes du camp macédonien aperçurent les flammes d'un incendie s'élevant par-dessus les remparts. Des fuyards, qui s'échappaient de la ville embrasée et cherchaient leur salut du côté des avant-postes macédoniens, annoncèrent que la grande tour qui s'élevait en face des machines des Macédoniens, ainsi que les magasins d'armes et les quartiers qui avoisinaient les murailles étaient en feu. Un vent violent chassait les flammes vers l'intérieur de la ville, et l'on apprit que les assiégés activaient le feu de toutes les façons. Malgré la nuit, Alexandre donna aussitôt l'ordre d'avancer et d'occuper la ville embrasée. Ceux qui alimentaient l'incendie furent massacrés ; nulle part on n'éprouva de résistance ; les habitants qu'on trouva chez eux furent épargnés. Enfin les premières lueurs du matin parurent ; les ennemis avaient évacué la ville et s'étaient retirés dans la Salmacis et dans le château, d'où ils dominaient le port et d'où ils pouvaient, dans une sécurité à peu près complète, inquiéter le champ de ruines tombé aux mains de l'ennemi.

Le roi comprit leur dessein, et, pour ne pas s'arrêter au siège de la forteresse, qui ne pouvait plus lui donner de résultats décisifs dans les circonstances actuelles, il fit ensevelir les morts de la dernière nuit ; puis il envoya à Tralles le parc de ses machines de siège, et ordonna de détruire de fond en comble les restes de la cité qui s'était opposée à la cause commune des Hellènes avec tant d'opiniâtreté, car ces débris pouvaient encore devenir dangereux à cause du voisinage des Perses qui étaient dans la Salmacis et à Arconnèse. Les citoyens furent dispersés dans les six bourgades que le dynaste Mausole avait annexées à sa résidence quarante ans auparavant[112]. Ada obtint de nouveau la satrapie de Carie, mais les villes grecques de cette provinces restèrent autonomes et exemptes de tribut. Les revenus du pays continuèrent à être perçus par la princesse. Alexandre laissa pour sa garde et pour celle de la province trois mille mercenaires et environ deux cents cavaliers commandés par Ptolémée[113], qui reçut l'ordre de se réunir avec le commandant de Lydie pour chasser complètement l'ennemi des places maritimes qu'il occupait encore, puis de commencer aussitôt le siège de la Salmacis en établissant des circonvallations[114].

L'automne était arrivé. Avec la chute d'Halicarnasse, Alexandre pouvait regarder comme terminée la conquête de la côte occidentale de l'Asie-Mineure ; la liberté restaurée à nouveau dans les villes maritimes helléniques, et les garnisons macédoniennes dans la Phrygie d'Hellespont, la Lydie et la Carie, garantissaient ces parages contre de nouvelles attaques de la flotte perse. Les opérations suivantes devaient avoir pour but de barrer à cette flotte l'accès de la côte sud de l'Asie-Mineure, et en même temps de soumettre l'intérieur du pays. Comme il était à prévoir que la résistance ne serait nulle part bien sérieuse, ni dans les villes du littoral, qui en cette saison ne pouvaient guère être secourues par mer, ni dans l'intérieur du pays, que les Perses avaient pour ainsi dire complètement évacué depuis longtemps, il était inutile d'employer toute l'armée à cette fatigante opération : d'ailleurs, l'armée avait besoin d'être renforcée par de nouvelles troupes tirées d'Europe, pour les grands mouvements qui devaient ouvrir la campagne de l'année suivante. Il y avait dans l'armée un grand nombre de soldats nouvellement mariés ; on les renvoya en congé dans leur pays, afin qu'ils pussent passer l'hiver près de leur femme et de leurs enfants. Trois nouveau-mariés d'entre les officiers se mirent à leur tête ; c'étaient Ptolémée, fils de Séleucos, un des gardes du corps du roi, Cœnos, gendre du vieux Parménion, et Méléagre, tous deux stratèges de phalange ; ils reçurent l'ordre de ramener en Asie aussitôt que possible, outre les hommes en permission, un nombre considérable de troupes fraîches et de rejoindre le gros de l'armée à Gordion au printemps suivant. On peut se figurer avec quels transports fut reçu ce congé, avec quelle joie fut salué le retour de ces braves dans leur famille, comment on les écoutait lorsqu'ils parlaient de leurs hauts faits, de leur roi, du butin, des belles contrées de l'Asie ; il semblait que l'Asie et la Macédoine eussent cessé d'être des pays éloignés et étrangers.

Avec les troupes mobiles qui restaient en Asie, défalcation faite d'un millier d'hommes environ qui étaient dans les garnisons, Alexandre forma deux colonnes de marche, dont la plus petite, sous les ordres de Parménion, se composait de la cavalerie macédonienne et thessalienne, des troupes alliées[115] ainsi que du parc des chariots et des machines ; elle gagna Sardes, en passant par Tralles, pour hiverner dans la plaine de Lydie et se diriger sur Gordion au commencement du printemps. Les hypaspistes, les régiments de phalange, les Agrianes, les archers, les Thraces[116], formaient la plus forte colonne qui, sous la conduite du roi lui-même, s'éloigna de la Carie pour pénétrer dans les contrées du littoral et de l'intérieur et en prendre possession.

Alexandre dirigea sa marche vers la Lycie en passant par Hyparna, ville forte sur la frontière, dont la garnison, composée de mercenaires grecs, livra même la citadelle, sous condition de pouvoir se retirer librement. La Lycie était incorporée au royaume des Perses depuis le temps de Cyrus ; cependant non seulement elle avait conservé sa constitution fédérale, mais encore elle avait bientôt recouvré assez d'indépendance pour n'envoyer à Suse qu'un tribut déterminé, jusqu'au moment où, comme nous l'avons dit, le satrape de Carie obtint également la Lycie. Dans les dernières années, le roi de Perse avait encore annexé à la Lycie la contrée montagneuse de Milyade, située sur la frontière du côté de la Phrygie. Il n'y avait pas de garnison perse en Lycie, et Alexandre s'empara sans obstacle de cette contrée parsemée de villes nombreuses et de bons ports de mer. Telmissos, et au delà du fleuve du Xanthe, Pinara, Xanthos, Patara et trente autres localités plus petites se soumirent aux Macédoniens. On était au milieu de l'hiver ; Alexandre remonta vers les sources du Xanthe, dans le pays de Milyade[117] ; là il reçut une ambassade des Phasélites., qui lui envoyaient une couronne d'honneur en or, selon la coutume hellénique, ainsi que les députés de plusieurs villes de la Basse-Lycie qui demandaient chacune la paix et son amitié. Il promit aux Phasélites d'aller bientôt chez eux et de s'y reposer pendant quelque temps ; le poète Théodecte, que le roi honorait de son amitié, était leur concitoyen il y avait peu de temps qu'il était mort à Athènes, et son père vivait encore[118]. Alexandre ne reçut pas moins amicalement les autres envoyés lyciens et leur ordonna de remettre leurs villes aux officiers qu'il enverrait à cet effet. Il nomma ensuite satrape de Lycie et du littoral qui y confine à l'est Néarchos d'Amphipolis, originaire de Crète, pour lequel il avait une amitié particulière[119]. Les événements postérieurs nous font voir qu'il se trouvait à cette époque dans la flotte des Perses un contingent de vaisseaux lyciens ; on doit supposer qu'Alexandre en demanda le rappel comme une conséquence de l'alliance conclue, ou comme une condition de ce qu'il accordait ; car il est certain que les Lyciens ou Termèles, comme ils s'appelaient eux-mêmes, conservèrent leur constitution fédérale antique et sagement ordonnée. D'après cette constitution, vingt-trois villes avaient chacune un Conseil et une assemblée du peuple, et à la tête de leur administration un stratège, qui portait peut-être la dénomination lycienne de roi de la ville ; il y avait en outre, pour tout le territoire confédéré, une assemblée des villes, dans laquelle les six plus importantes avaient chacune trois voix, celles qui étaient moins considérables, chacune deux, et enfin les plus petites, chacune une ; la répartition de l'impôt fédéral avait lieu dans la même proportion ; enfin, comme directeur de l'Union, se trouvait le lyciarque, qui portait peut-être aussi le titre de roi, et était élu par l'assemblée fédérale comme les autres fonctionnaires et juges de la confédération[120].

Alexandre se mit alors en marche sur Phasélis. Cette ville, d'origine dorienne et assez importante pour prétendre au titre de cité hellénique, était située dans une position extrêmement favorable sur le golfe de Pamphylie et possédait trois ports auxquels elle devait sa richesse. A l'ouest, les montagnes s'élèvent, en terrasses superposées, jusqu'à une hauteur de sept mille pieds. Ces montagnes décrivent une courbe peu accentuée autour du golfe de Pamphylie jusqu'à Perge, et se rapprochent tellement de la côte qu'en beaucoup d'endroits c'est seulement lorsque le vent du nord chasse les eaux du rivage que les vagues laissent le chemin libre. Si l'on veut éviter ce chemin, on est obligé de prendre, à travers les montagnes, une route beaucoup plus longue et plus difficile ; encore ladite route était-elle précisément alors interceptée par une tribu pisidienne, qui s'était bâti une forteresse à. l'entrée des défilés et, de là, faisait des incursions chez les Phasélites. De concert avec ces derniers, Alexandre attaqua ce repaire de brigands et le détruisit ; on fêta par des banquets l'heureuse délivrance de la ville, que ces pillards avaient souvent inquiétée, et la victoire du roi ; il est' bien possible que ce fût la première fois, depuis les victoires de Cimon sur l'Eurymédon, que la cité voyait une armée hellénique. Ces jours-là, Alexandre lui-même semble avoir été de fort bonne humeur ; on le vit, après un des festins, se diriger vers le marché, environné de la joyeuse escorte de ses fidèles ; il s'arrêta devant la statue de Théodecte et l'orna de couronnes de fleurs, pour honorer la mémoire d'un homme dont il faisait grand cas[121].

Cette même journée se dévoila une trame infâme, doublement odieuse, car elle était ourdie par un des premiers officiers de l'armée, par un homme auquel Alexandre avait beaucoup pardonné, auquel il avait confié davantage encore. Le roi avait reçu des avertissements de plus d'une sorte ; peu de jours avant encore, Olympias avait écrit à son fils, le conjurant de se tenir en garde contre d'anciens ennemis qu'à l'heure présente il considérait comme des amis.

Le traître, c'était Alexandre le Lynceste : les prétentions équivoques de sa famille au trône de Macédoine avaient en lui un défenseur aussi dissimulé qu'il était opiniâtre. Soupçonné d'avoir pris part à la conjuration contre la vie de Philippe, que ses deux frères avaient payée de leur tête, non seulement il avait obtenu grâce parce qu'il s'était incontinent soumis au fils du monarque assassiné et, le premier, l'avait salué roi de Macédoine, mais encore Alexandre l'avait retenu près de sa personne et lui avait confié plusieurs commandements importants ; dernièrement encore, il l'avait chargé de la conduite des cavaliers thessaliens pour l'expédition en Bithynie et contre le domaine de Memnon. La confiance même que lui témoignait le roi ne put changer les coupables pensées de cet homme ; la conscience d'un crime pardonné, mais dont il ne se repentait pas, l'orgueil impuissant et doublement blessé par la générosité du jeune roi auquel tout réussissait, le souvenir de ses deux frères dont le sang avait coulé pour l'entreprise commune, le désir personnel du pouvoir, d'autant plus excité qu'il avait moins d'espoir, en un mot l'envie, la haine, l'ambition, la crainte, tels durent être les motifs qui poussèrent le Lynceste à renouer, ou peut-être même à ne pas rompre ses relations avec la cour de Perse. Ce Néoptolème qui venait de trouver la mort à Halicarnasse en combattant pour les Perses était son neveu. Par Amyntas, fils d'Antiochos — celui qui s'était enfui de Macédoine, puis d'Éphèse, lorsqu'il avait vu l'armée des Macédoniens s'approcher, et qui s'était réfugié à Halicarnasse d'où il avait ensuite gagné la cour de Perse — Alexandre avait fait faire, par écrit et de vive voix, des ouvertures au Grand-Roi, et Sisinès, un des confidents de Darius, sous prétexte de porter des ordres à Atizyès, satrape de la Grande-Phrygie, était venu en mission secrète dans les provinces extérieures du royaume et s'était ensuite efforcé de pénétrer dans les quartiers de la cavalerie thessalienne. Parménion l'ayant fait prisonnier, Sisinès avoua le but de sa mission au général, qui l'envoya sous escorte à Phasélis : devant le roi, il confessa qu'il devait offrir de la part du Grand-Roi mille talents et le royaume de Macédoine au Lynceste s'il assassinait Alexandre.

Le roi convoqua aussitôt ses amis, afin de se concerter avec eux sur la manière dont il devait se comporter envers le coupable. Leur avis fut que déjà on avait eu tort de confier à un homme aussi peu sûr le noyau de la cavalerie, et qu'il semblait d'autant plus nécessaire maintenant d'agir sans retard, pour lui enlever au moins les moyens de nuire avant qu'il eût le temps de gagner davantage à sa cause la cavalerie thessalienne et de l'entraîner dans sa trahison. Après cette décision, on envoya à Parménion un des officiers les plus sûrs, Amphotéros, frère de Cratère. Celui-ci se mit en route en costume du pays et accompagné de quelques Pergiens, pour ne pas être reconnu pendant le voyage, et arriva incognito au lieu de sa destination. Le roi n'avait pas voulu confier un secret aussi dangereux à une lettre dont il eût été facile de s'emparer et d'abuser ; Amphotéros accomplit donc son message de vive voix, et aussitôt le Lynceste fut enlevé sans bruit et mis en lieu sûr. Le roi différa encore à ce moment de porter une sentence contre le traître, d'abord par égard pour Antipater dont il était le gendre, mais surtout pour ne pas donner lieu à des bruits qui auraient pu causer de l'agitation dans l'armée et en Grèce[122].

Après ce retard, Alexandre quitta Phasélis pour gagner la Pamphylie et Perge qui en était la ville principale. Il envoya en avant une partie de l'armée par la voie longue et difficile des montagnes que les Thraces, par son ordre, avaient rendue praticable au moins pour l'infanterie, tandis que lui-même, paraît-il, avec la cavalerie et une partie des fantassins pesamment armés, prit la routé de la côte ; c'était en réalité une entreprise assez risquée, car à ce moment, au milieu de l'hiver, le chemin était submergé. On mit toute une journée à traverser l'eau, car en certains endroits les hommes en avaient jusqu'à la ceinture ; mais l'exemple et la présence du roi, qui ne connaissait pas le mot impossible, donnait aux soldats de l'émulation pour surmonter toutes les fatigues avec patience et bonne humeur, et lorsqu'une fois arrivés au but ils jetèrent leurs regards sur le chemin qu'ils avaient parcouru, sur la houle écumante qui le couvrait, il leur sembla que c'était un prodige qu'ils venaient d'accomplir sous la conduite de leur héroïque souverain. La nouvelle de cette marche, ornée des circonstances les plus fabuleuses, se répandit parmi les Hellènes ; malgré le vent du sud qui soufflait avec violence et poussait les flots jusque sur les montagnes, le roi était descendu sur le rivage, et aussitôt le vent avait tourné et, soufflant au nord, avait refoulé les eaux ; d'autres prétendaient savoir pertinemment qu'Alexandre avait conduit son armée à pied sec à travers la mer, et le péripatéticien Callisthène, écrivant le premier l'histoire de cette expédition à laquelle il avait assisté, se laissa emporter par son enthousiasme au point de dire que la mer avait voulu rendre hommage au roi et s'était prosternée devant lui. Quant à Alexandre, il écrivit dans une lettre (si tant est que ce document soit authentique[123]) ces simples paroles : qu'il avait fait frayer une route à travers l'échelle de Pamphylie, — c'est ainsi qu'on appelait les talus de ces montagnes, — et qu'il l'avait traversée en partant de Phasélis.

C'est ainsi qu'Alexandre s'avança avec son armée dans la partie de la province de Pisidie qui borde la côte et porte le nom de Pamphylie. Cette région maritime, bornée au nord par le Taurus, s'étend jusqu'au delà de la ville de Sidé, où les montagnes viennent de nouveau se rapprocher du rivage pour se prolonger au nord-est à travers la Cilicie, la première région au delà du Taurus ; de sorte qu'Alexandre, après avoir pris possession de la Pamphylie, pourrait dire qu'il avait achevé de soumettre le littoral en deçà du Taurus. Perge, qui était la clef pour traverser la chaîne et pénétrer au nord et à l'ouest dans l'intérieur des terres, se soumit ; la ville d'Aspendos envoya une ambassade au roi pour offrir sa soumission, et pour demander en même temps qu'on ne lui imposât pas de garnison macédonienne. Alexandre acquiesça à cette demande, à condition qu'on lui livrerait un certain nombre de chevaux que la ville avait coutume d'envoyer au roi de Perse au lieu de tribut, et lui compterait en outre cinquante talents pour la paie des soldats. Il se transporta lui-même à Sidé, ville frontière de la Pamphylie, qui passait pour avoir été fondée par des émigrés de Kyme en Éolide ; mais le langage de ces Hellènes était tout particulier, car ils avaient oublié celui de leur pays sans prendre celui de la contrée[124] ; Alexandre laissa dans leur ville une garnison, qui fut placée sous les ordres de Néarchos, ainsi que toutes les côtes du golfe de Pamphylie.

Ensuite il se remit en marche pour revenir à Perge, afin de surprendre Syllion, forteresse élevée dans les montagnes et pourvue d'une garnison d'indigènes et de mercenaires étrangers[125] ; mais il échoua et laissa à son lieutenant le soin de s'en emparer, car déjà la nouvelle lui était arrivée que les Aspendiens ne voulaient ni livrer les chevaux qu'ils avaient promis, ni payer les cinquante talents dont ils s'étaient reconnus redevables, et qu'ils s'étaient préparés au contraire à une résistance sérieuse. Il marcha contre Aspendos, et s'empara de la ville basse que les habitants avaient abandonnée ; puis, sans se laisser émouvoir par la force de la citadelle, dans laquelle les Aspendiens s'étaient retirés, ni par le manque de machines de siège, il renvoya les ambassadeurs que les citoyens effrayés par son approche lui avaient dépêchés pour offrir leur soumission aux conditions du précédent traité, en les avertissant que la ville, en dehors des chevaux et des cinquante talents exigés d'abord, devrait encore payer cinquante talents, livrer ses principaux citoyens comme otages, et de plus se soumettre à une décision juridique au sujet du territoire qu'elle était accusée d'avoir enlevé par la force à ses voisins[126], obéir au lieutenant du roi dans cette contrée et payer un tribut annuel[127]. Le courage des Aspendiens fut bientôt à bout ; ils se soumirent.

Le roi revint sur Perge, pour continuer sa marche à travers la contrée inégale et montagneuse de la Pisidie vers la Phrygie. Il ne pouvait entrer dans ses desseins de soumettre vallée par vallée ces montagnards alors partagés en un grand nombre de tribus presque toujours en querelle avec leurs voisins ; il suffisait de leur faire sentir en passant sa main puissante : il comptait laisser aux commandants qu'il installerait dans les régions avoisinant la chaîne le soin d'assurer d'une façon durable la route-ainsi frayée entre la côte de Pamphylie et la Phrygie.

La route qu'il choisit conduit de Perge vers l'ouest à travers la plaine du littoral jusqu'au pied du Taurus, puis s'engage dans un défilé difficile commandé par la forteresse de Termessos[128], où une poignée de soldats pouvait facilement barrer le chemin même à une nombreuse armée. La route gravit une montagne à pic dominée de l'autre côté par une montagne non moins escarpée ; la ville est placée derrière, dans une dépression qui sépare les deux sommets. Toute la population de Termessos était sortie pour aller occuper les deux montagnes, de sorte que le roi préféra camper en avant du défilé, car il était persuadé que les ennemis, voyant les Macédoniens faire halte de cette façon, penseraient que le danger n'était pas pressant et se retireraient dans la ville en laissant seulement une garde pour la sûreté du défilé. Ce fut en effet ce qui arriva ; la multitude se retira, et on n'aperçut bientôt plus que quelques postes sur les hauteurs. Aussitôt le roi marcha en avant avec l'infanterie légère[129] ; les soldats des postes furent obligés de céder et les montagnes occupées l'armée s'avança sans résistance à travers le défilé et vint camper devant la ville. Les Selgiens, qui étaient de race pisidienne comme les Termessiens, mais constamment en guerre avec ces derniers, envoyèrent alors des ambassadeurs au camp pour conclure une transaction amicale avec l'ennemi de leurs ennemis, et restèrent fidèles à partir de ce moment. Comme Alexandre aurait été obligé de séjourner longtemps pour s'emparer de Termessos, il continua sa marche sans s'arrêter davantage.

Il marcha contre la ville de Sagalassos[130], habitée par les plus belliqueux de tous les Pisidiens. Située au pied de la plus haute terrasse des Alpes de Pisidie, cette cité ouvre le passage par où l'on pénètre sur le plateau de Phrygie. Les Sagalassiens, unis aux Termessiens, s'étaient postés sur une hauteur au sud de la ville et barraient ainsi la route aux Macédoniens. Alexandre disposa aussitôt sa ligne d'attaque ; à l'aile droite s'avançaient les archers et les Agrianes, puis venaient les hypaspistes et les régiments de la phalange ; les Thraces de Sitalcès formaient la pointe de l'aile gauche. Le roi confia le commandement de l'aile gauche au Lynceste Amyntas[131], et prit lui-même celui de l'aile droite. On était déjà parvenu à l'endroit le plus escarpé de la montagne, lorsque soudain les Barbares se précipitèrent par bandes sur les ailes de l'armée qui s'approchait, avec d'autant plus de succès qu'ils s'élançaient en descendant la pente contre les soldats qui la gravissaient. Ce furent les archers de l'aide droite qui reçurent le choc le plus violent ; leur commandant tomba et ils durent céder : les Agrianes tinrent bon ; déjà l'infanterie pesante approchait conduite par Alexandre ; les attaques furieuses des Barbares vinrent se briser contre la masse serrée des hommes armés de boucliers, et dans la mêlée, les Pisidiens armés à la légère succombèrent sous les armes pesantes des Macédoniens : cinq cents d'entre eux tombèrent sur le champ de bataille ; les autres s'enfuirent et, grâce à leur connaissance des lieux, parvinrent à s'échapper. Alexandre poursuivit sa marche sur le grand chemin et s'empara de la ville.

Après la chute de Sagalassos, les autres villes de Pisidie furent prises, les unes de vive force[132], les autres par capitulation. Alors la route du haut plateau qui commence avec la Phrygie de l'autre côté des montagnes de Sagalassos se trouvait ouverte. Dans une dépression de ce plateau, du côté de l'est, se trouve le lac d'Égerdir, dont la grandeur est à peu près égale à celle du lac de Constance, et qui est entouré au nord et à l'ouest par de puissantes masses de montagnes ; à huit milles environ à l'ouest de ce lac s'en trouve un autre plus petit, le lac Ascanien, et il y a environ trois milles de la pointe nord du lac Ascanien à la ligne de faite derrière laquelle, sur le versant nord, le Méandre prend sa source. Dans les défilés qui conduisent à la vallée du Méandre s'élève l'ancienne ville de Célænæ, où jadis Xerxès, après les défaites qu'il avait éprouvées en Grèce et sur la mer, avait bâti une puissante forteresse, pour arrêter l'invasion des Hellènes du littoral qui venaient de recouvrer leur liberté. Depuis cette époque, Célænæ était le point central de la satrapie de Phrygie et la résidence du satrape.

C'est de ce côté qu'Alexandre dirigea sa marche en quittant Sagalassos ; passant devant le lac Ascanien, il atteignit la ville en cinq étapes[133]. Le satrape Atizyès s'était enfui et le roi trouva Célænæ aux mains de onze cents mercenaires, dont mille Cariens et cent Hellènes, qui offrirent de rendre la ville et la forteresse, si, à tel jour qu'ils désignèrent, les secours perses qui leur avaient été promis n'étaient pas arrivés[134]. Le roi accepta la proposition ; il n'aurait pu s'emparer de la citadelle sans une perte de temps considérable, et plus il arriverait promptement à Gordion pour revenir vers le Taurus avec l'autre partie de son armée, à laquelle il avait donné rendez-vous dans cette ville, plus aussi il empêcherait les Perses de secourir Célænæ. Il laissa un détachement d'environ quinze cents hommes devant cette dernière ville, confia la satrapie de Phrygie à Antigone, fils de Philippe, qui jusqu'alors avait commandé les contingents des alliés, et nomma pour stratège des alliés Balacros, fils d'Amyntas.

Après un repos de dix jours à Célænæ, Alexandre poursuivit sa marche vers Gordion sur le Sangarios, d'où la grande route conduit à Suse en franchissant et traversant la Cappadoce.

Les résultats qu'Alexandre avait obtenus pendant cette première année de guerre étaient peu considérables, même sous le rapport du chemin qu'il avait parcouru, et il est bien possible qu'en Grèce les hommes d'État et les stratégistes aient pris des airs dédaigneux en voyant que la bataille du Granique, dont on avait fait tant de bruit, n'avait rapporté que la conquête des côtes occidentales et de la moitié des côtes méridionales de l'Asie-Mineure, conquêtes que Memnon, par un calcul adroit, avait laissé faire, afin de couper les communications d'Alexandre avec la Macédoine en se rendant maître de la mer et des îles.

Les motifs qui dirigeaient Alexandre sont faciles à concevoir. Son dessein n'était certainement pas d'occuper un espace toujours plus étendu de territoire et de pénétrer toujours plus avant dans l'intérieur de l'Asie-Mineure, tant que la flotte perse commanderait la mer et pouvait causer en Grèce des troubles incalculables ; il suffisait que, par l'effet de la première grande bataille qu'il avait livrée, il eût chassé complètement les navires ennemis des côtes et des ports d'où ils auraient pu menacer ses derrières lorsqu'il pénétrerait plus avant vers l'est, dans une seconde campagne.

Il est vrai que la manière dont il s'avançait rompait complètement avec les traditions helléniques. C'est à peine si la puissance athénienne, aux temps de Cimon et de Périclès, avait osé se hasarder dans l'intérieur des terres au delà des villes du littoral de l'Asie-Mineure ; les Spartiates, aux jours de Thibron et d'Agésilas, Charès et Charidème avec les forces militaires de la seconde ligue maritime athénienne, y avaient bien pénétré, mais, après avoir pillé et rançonné quelques localités, ils s'étaient hâtés de retourner sur leurs pas, tandis que les mesures stratégiques d'Alexandre avaient pour but de fonder une occupation définitive et un état de choses durable.

Les institutions politiques établies par le roi répondaient-elles à ce but ?

Ce que nous en fait connaître le cours de cette première campagne concorde certainement avec les formes en usage jusqu'ici dans ces contrées, mais de telle sorte que ces formes semblent changer de signification par des transformations essentielles dans le fond[135]. Le régime des satrapies subsistait dans la Phrygie d'Hellespont, en Lydie, en Carie ; mais en Lydie, on avait placé près du satrape un officier civil particulier pour la répartition et la perception des tributs ; en Carie, la princesse Ada avait obtenu la satrapie, mais les importantes forces militaires de cette contrée étaient sous les ordres d'un stratège macédonien ; on avait également placé, à côté du satrape de Lydie, un chef militaire qui portait probablement aussi le titre de stratège. Peut-être, là et partout ailleurs, l'administration financière de la satrapie était-elle en rapport immédiat avec la Trésorerie, dont la direction était ou venait d'être confiée — c'est ce que nous ne saurions dire — à Harpale, fils de Machatas[136].

Ce qui montre que la compétence des satrapes était beaucoup plus rigoureusement limitée que dans le royaume des Perses et qu'ils n'étaient pas placés dans leur territoire en qualité de seigneurs et maîtres, mais bien comme des officiers royaux, c'est qu'il n'y a aucune monnaie des satrapes de l'empire d'Alexandre avant l'an 306, tandis que dans le royaume des Perses, déjà sous Darius Ier, le fondateur du système administratif du royaume, les satrapes usaient du droit de battre monnaie[137]. On a du temps des Diadoques un écrit qui parait bien s'inspirer de l'organisation établie par Alexandre. L'auteur distingue les divers régimes économiques, ceux des rois, des satrapes, des villes, des particuliers. Dans l'économie royale, les principaux chapitres sont le tarif de la monnaie[138], les règlements concernant l'exportation et de l'importation, l'administration de la maison du roi ; celle des satrapes comprend surtout l'impôt foncier, ensuite les revenus des mines, des douanes, le produit des champs, du trafic sur les marchés, des troupeaux, enfin l'impôt personnel et l'impôt professionnel.

La manière dont Alexandre régla le régime politique des populations n'est pas moins remarquable. Partout où se trouvaient des communes organisées, partout où il en avait existé autrefois, il semble que la pensée du roi ait été de les laisser administrer librement leurs affaires communales. Non seulement il restaura dans ce sens l'autonomie pour les villes helléniques de l'Asie et la garantit par le rétablissement de la démocratie, mais encore, nous l'avons vu tout à l'heure, le système fédératif auquel la Lycie était accoutumée de temps immémorial demeura intact, à condition sans doute que les dix vaisseaux de guerre qui formaient le contingent de Lycie dans la flotte des Perses seraient rappelés. Les Lydiens aussi, disent nos sources, recouvrèrent leurs lois et devinrent libres[139]. Nous ne savons rien de plus sur ces lois des Lydiens ; mais quelles qu'elles aient pu être leur rétablissement prouve que par la suite la règle devait être l'autorité des lois, et non plus, comme jusqu'à présent, l'arbitraire et le droit de la force exercé par les conquérants ; il prouve que le peuple de Crésus, jadis brave, industrieux et policé, fut affranchi du joug étranger sous lequel il était tombé en décadence, et qu'il devait chercher à se relever suivant son génie national et avec son unité première. Quant aux populations qui vivaient sans former de société proprement dite, tels que les Barbares des montagnes de la Petite-Phrygie, lorsqu'ils se soumettaient volontairement, on ne leur demandait que « le tribut qu'ils avaient payé jusqu'alors[140]. Un trait tout aussi caractéristique, c'est que le tribut que les Éphésiens avaient jusqu'ici payé au Grand-Roi fut affecté au sanctuaire d'Artémis, tandis qu'Érythræ, ainsi que le prouve une inscription[141], Ilion, qu'Alexandre rétablit comme ville[142], et certainement aussi les autres villes grecques du littoral, obtinrent avec l'autonomie l'exemption de tribut. Au contraire, les villes de Pamphylie, qui n'avaient de grec que le nom, et en particulier Aspendos après qu'elle eut essayé de tromper le roi en négociant, furent soumises à un tribut et placées sous l'administration du satrape. La forteresse d'Halicarnasse, ainsi que plusieurs îles, resta encore pendant un certain temps au pouvoir des Perses ; la commune d'Halicarnasse fut répartie dans les localités que le dynaste carien avait groupées en un tout : quant aux îles, elles furent sans doute traitées comme les villes grecques de la terre ferme qu'Alexandre affranchit, et nous verrons plus loin que le dêmos de plusieurs de ces îles se souleva en faveur d'Alexandre.

Les monnaies de ces villes à cette époque prouvent qu'elles ne recouvrèrent pas seulement leurs libertés communales, mais encore qu'elles devinrent des États libres, ainsi qu'elles l'étaient avant la paix d'Antalcidas. Lesdites monnaies ne portent pas les armes du roi, mais bien celles de la ville qui les frappait ; elles ne suivent même pas le système monétaire introduit par Alexandre[143] ; beaucoup, au contraire, sont conformes au système en usage dans le pays. Quand on voit, un siècle plus tard, des Séleucides qualifier des villes d'Éolide de cités appartenant à notre confédération[144], on peut être assuré que c'est là le régime établi par Alexandre.

Nous arrivons à une question connexe : les cités des îles et des côtes ainsi affranchies et restaurées entrèrent-elles dans la confédération des États grecs groupés à la diète de Corinthe ? Un témoignage précis nous permet de l'affirmer pour l'île de Ténédos[145] ; mais, comme ce témoignage ne se-renouvelle pas pour Mitylène, Lesbos et les autres villes, on est en droit d'en conclure que l'accession n'eut pas lieu pour ces dernières. Alexandre pouvait bien, ce semble, avoir intérêt à se faire de ces villes helléniques affranchies un contrepoids contre la ligue de celles qui, pour la plupart, n'étaient entrées dans l'alliance de la Macédoine que contraintes par la force des armes, et qui n'étaient rien moins que de sûres alliées ; d'ailleurs, la ligue des Hellènes en dedans des Thermopyles n'avait pas été formée seulement en vue de la guerre contre les Perses, mais encore pour garantir la paix, l'ordre et le droit dans le territoire de cette ligue, et l'éloignement ainsi que la difficulté des rapports réguliers aurait rendu la diète de Corinthe impropre à remplir ce but dans les îles et les cités de l'Asie.

Bien que nous n'ayons aucune preuve précise à ce sujet, on peut supposer sans crainte de se tromper qu'Alexandre obligea également ces villes grecques restées en dehors de la ligue à reconnaître sa stratégie illimitée, et à contribuer d'une façon déterminée à la grande guerre[146]. Les documents que nous avons entre les mains ne nous permettent plus de constater s'il conclut des traités en ce sens avec chacune de ces villes, ou s'il les porta, pour atteindre ce but et en même temps pour maintenir la paix intérieure comme dans l'Hellade, à former quelques fédérations analogues, par exemple, comme Éoliens, Ioniens, etc.[147] Nous avons du moins, au sujet d'une association de ce genre, des documents authentiques dont le plus ancien est du temps d'Antigone (vers 306) ; il s'agit d'un κοινόν des villes de la région de l'Ida, groupé autour du culte d'Athéna lia, avec un synédrion qui prend des arrêtés au nom desdites villes ; parmi les cités qui font partie de cette fédération, l'inscription cite Gargara sur le golfe d'Adramyttion et Lampsaque sur l'Hellespont[148]

Nous avons vu avec quelle habileté Alexandre savait favoriser l'essor de ces villes grecques ; en répandant ainsi sur elles les faveurs à pleines mains et sans envie, il pouvait espérer les attacher d'autant plus fortement au nouvel ordre de choses, qui dans l'Hellade même était encore loin d'être affermi ; il pouvait espérer que les immenses avantages de leur nouvelle position de communes libres, de villes privilégiées dans l'empire de leur libérateur, leur feraient désapprendre et oublier les avantages mesquins qu'elles pouvaient dérober à la faveur des grands, et la politique de terroir à laquelle une longue domination étrangère les avait accoutumées.

Le contraste entre leur nouvelle et leur ancienne position n'aura pas été sans frapper vivement les Hellènes qui habitaient ces contrées asiatiques, depuis la Propontide jusqu'à la mer de Cypre ; il dut leur sembler qu'on venait enfin de leur rendre l'air et la lumière.

 

 

 



[1] C'est ce que dit Alexandre dans Arrien (VII, 9, 6). Si ce discours n'est pas authentique, il doit contenir cependant des données de bon aloi. Plutarque (Alex., 15) donne d'autres renseignements empruntés à Aristobule, Onésicrite et Douris.

[2] C'était comme un acheminement éloigné à la conquête de la Perse, qu'il projetait déjà (TH. MOMSSEN, Histoire de la monnaie romaine, traduite de l'allemand par le duc de Blacas et J. de Witte. Paris, 1865-1875, I, p. 69). Dans l'empire perse, la valeur de l'or était à celle de l'argent comme 13, 33 est à 1, tandis que dans le commerce l'or baissait de plus en plus.

[3] BRANDIS, Das Münz- Mass- und Gewichtswesen in Vorderasien, p. 250.

[4] On ne trouve du moins ni tétradrachmes, ni didrachmes, ni drachmes de ce système. Sur trois demi-drachmes du Cabinet de Berlin que M. DE SALLET a eu la bonté de peser pour moi, l'une a donné 2 gr. 09, les deux autres 1 gr. 93 et 1 gr. 38 seulement : en revanche, une demi-obole pesait 0 gr. 32.

[5] On peut citer comme exemple le fait que Lycurgue, dans son rapport en reddition de comptes (inscription publiée dans l'Εφημ. Αρχ., n° 3452 et par KÖHLER dans l'Hermes, I, p. 318), dit avoir acheté plus d'un talent d'or au prix de 22 drachmes 5 ½ oboles d'argent pour un statère d'or, c'est-à-dire au cours de 1 : 11,47. Il gagnait par conséquent près de 210 drachmes sur 100 statères. Si Alexandre s'est fait compter en argent cet emprunt de 800 talents avant d'avoir introduit son nouveau système monétaire, sa réforme une fois accomplie, il avait, si je ne me trompe, gagné sur 800 talents 16.800 statères, et s'il s'était engagé à payer en or les intérêts ordinaires de 12 %, il économisait 2.100 statères sur l'intérêt d'une année. La façon dont Arrien (VII, 23, 3) désigne les trois officiers macédoniens compris dans le bataillon de formation nouvelle donne à penser que la solde était comptée en statères, par conséquent en or : et l'on sait qu'il était d'usage depuis longtemps de fixer le chiffre de la solde en dariques, statères de Cyzique, etc. Si donc Alexandre avait maintenant 30.000 hommes à un darique de solde par tête et par mois, la dépréciation de l'or lui faisait gagner un peu plus de 30.000 statères par an. On peut supposer que les contrats passés avec les fournisseurs, etc. se trouvaient dans les mêmes conditions. En tout cas, on voit qu'il est possible que la réforme monétaire ait été une mesure financière.

[6] Tel était le cas des 10.000 Illyriens de Sarnonte (POLYÆN., IV, 2, 12) : c'est ainsi que fut peuplée Calybe (STRABON, VII, p. 320) : de là probablement le nom de Πονηρόπολις, etc.

[7] On a des monnaies d'Alexandre provenant d'Odessos, de Mesembria, de Callatis, d'Apollonia, de Dionysopolis ; mais elles appartiennent dans la classification de Müller à la IVe, Ve, VIIe classe et n'ont été frappées probablement qu'au temps ou après le temps de Lysimaque.

[8] La personnalité politique est définie par le traité conclu entre Sparte et Argos : (THUCYD., V, 79). Pour Philippes, il est certain qu'à côté des monnaies royales en or, on y a frappé aussi des monnaies de la ville même (Droit. Tête d'Héraclès avec la peau de lion. Revers : le trépied avec ΦΙΛΙΠΠΙΩΝ). Y a-t-il eu à la même époque des monnaies autonomes d'Amphipolis ? C'est une question qui ne semble pas avoir été étudiée encore.

[9] Toutes ces villes de la côte sud de Thrace, à l'exception de Périnthe et de Sélymbria, ont déjà frappé des monnaies de Philippe. On rencontre déjà dans la Ire et la IIIe classe des monnaies d'Alexandre provenant de ces deux dernières villes. Il en résulte qu'après la mort de Philippe et par le fait d'Alexandre, elles ont accepté vis-à-vis de la Macédoine une situation qui n'était identique ni à celle de Byzance ni à celle de la Ligue corinthienne.

[10] Les pièces d'argent de Patraos et d'Audoléon (12 gr. 6) ne concordent ni avec les didrachmes de Philippe (14 gr. 47) ni avec les tétradrachmes d'Alexandre (17 gr. 2) : les monnaies dont elles se rapprochent le plus sont les anciens didrachmes de Thasos (12 gr. 55 à 12 gr. 10).

[11] Frontin (II, 5, 10) parle d'une expédition du roi Molosse contre les Illyriens, et ailleurs (III, 4, 5) d'une autre contre Leucade. Si la première avait été entreprise en 355, les deux rois illyriens n'auraient pas attendu l'attaque des Macédoniens : on a encore moins de raisons de placer en cette année l'expédition contre Leucade.

[12] ARISTOT., Δικαιώματα, fr. 571.

[13] Le seul renseignement permettant d'établir un rapport entre les deux entreprises, c'est que Tauriscos, qui fut cause que le trésorier macédonien s'enfuit à Mégare, alla rejoindre en Italie le Molosse Alexandre (ARRIAN., III, 6, 7). Ce que dit Justin (XII, 3, 1) n'apprend rien de plus.

[14] D'après Arrien (VII, 9, 10) Alexandre, haranguant les Macédoniens à Opis, leur dit Θεσσαλών δέ άρχοντας... [ύμάς] άπέφενην. Dans la première classe des monnaies d'Alexandre, on en trouve déjà qui proviennent de Lamia, de Pharsale, de Tricca (dans L. MÜLLER, n° 503. 527. 528). Parmi les monnaies de cette classe provenant de l'Hellade proprement dite, Chalcis et Histiæa en Eubée sont seules représentées (ibid., n° 757. 758). Ambracie, qui avait frappé des monnaies à l'empreinte et au nom de Philippe, n'a émis aucune monnaie d'Alexandre, attendu qu'elle était redevenue autonome en 336.

[15] ARRIAN, I, 1, 2. C'était à l'époque une expression pour ainsi dire technique, comme on le voit par un passage de Démosthène (Pro Coron., § 304).

[16] Diodore (XVII, 48) dit que les σύνεδροι τών Έλλήνων envoyèrent une couronne d'or à Alexandre après la bataille d'Issos d'après Quinte-Curce (IV, 5, 11), la motion aurait été votée à l'occasion des Jeux Isthmiques (ceux qui ont été célébrés vers la fin de Ol. CXIV, 4, à peu près en juin 332). Un argument plus sérieux se tire d'un passage d'Eschine (In Ctesiph., § 254). Ce συνέδριον ne peut guère s'entendre du Conseil amphictyonique constitué en tribunal fédéral. On peut supposer que le synédrion (DIODORE, XVIII, 4) se réunissait aussi lors des grandes fêtes panhelléniques. On n'a point de témoignage exprès affirmant qu'il siégeait régulièrement à Corinthe, bien qu'un passage d'Hypéride (Pro Euxenipp., § 32) ait l'air de dire que l'un ne va pas sans l'autre. Ces questions et bien d'autres relatives à la constitution de la Ligue ont encore besoin d'études plus approfondies.

[17] Ce n'est point avec ce système, mais avec la domination romaine que Pausanias fait la comparaison (VII, 10, 10).

[18] D'après Arrien (I, 11, 6 et I, 18, 4), la flotte d'Alexandre, lors du passage en Asie, est forte de 160 navires. Combien y en avait-il de macédoniens dans le nombre, c'est ce qu'on ne sait pas : on peut croire que Byzance envoya des vaisseaux dans l'Hellespont en 334, comme elle en avait envoyé sur le Danube l'année précédente, et d'autres villes grecques de la côte de Thrace ont dé en faire autant. Suivant Diodore (XVII, 22), il y avait dans cette flotte 20 vaisseaux athéniens.

[19] Le catalogue de Diodore (XVII,17), auquel ces chiffres sont empruntés, laisse voir les sources fort peu militaires où l'auteur a puisé ses renseignements. Cependant, les nombres énoncés ci-dessus doivent indiquer à peu de chose près non pas l'effectif réel des corps de troupes, mais la proportion des éléments ethnologiques dont se composait l'armée. J'ai, du reste, étudié la question en détail dans un article de l'Hermes (XII, p. 268 sqq). C'est à tort que le catalogue de Diodore cite aussi des Triballes et des Illyriens, dont Arrien ne fait mention nulle part. Tout au plus est-il question d'Illyriens dans une harangue d'Alexandre (ARRIAN., II, 7, 5), ce qui prouve que ce discours n'a pas été tiré de Ptolémée.

[20] ARRIAN., I, 11, 3. Arrien se fonde certainement ici sur Ptolémée, bien que le texte de celui-ci (fragm., 2) donne des chiffres précis au lieu de ces nombres ronds. Anaximène (fragm. 15) donnait 30.000 fantassins et 5.500 cavaliers ; Callisthène (fragm. 33), 40.000 fant. et 4.500 cav. ; Aristobule (fragm. 1), 30.000 fant. et 4.000 cav. ; Diodore (c'est-à-dire Clitarque), 30.000 fant. et 4.500 cav. Arrien donne expressément le nombre des soldats partant actuellement de la Macédoine : il ne dit pas si les troupes envoyées deux ans auparavant en avant-garde sous Attale et Parménion — et dont l'effectif montait, d'après Polyænos, à 10.000 Macédoniens et mercenaires — se trouvent encore, en totalité ou en partie, sur le rivage asiatique. Les 40.000 hommes de Callisthène s'expliqueraient si l'on était sûr que ces 10.000 soldats étaient encore en Asie. On verra plus loin le compte détaillé de l'effectif.

[21] Le mot phalange est employé chez Arrien dans des sens très différents. Il désigne : 1° l'ordre de bataille dans son ensemble (III, 12, 1. I, 28, 3) ; 2° toute l'infanterie, à l'exclusion des ψιλοί (III, 11, 8) ; 3° les soldats pesamment armés (I, 13, 1) ; 4° tout groupe d'hoplites est une phalange (I, 14, 2 etc.).

[22] ARRIAN, III, 18, 1 ; sans compter bien d'autres témoignages.

[23] Dans l'énumération des armes au temps de Philippe que fait Polyænos (III, 2, 10), la cuirasse manque : d'après le même auteur (IV, 3, 13), Alexandre fit donner à ceux qui avaient fui des ήμιθωράκια, de façon que leur dos resta sans être protégé (?). Les τής Μακεδονικής φάλαγγος οί κουφότατοι (ARRIAN, III, 23, 3) servent à des usages spéciaux ; ce qui le montre, c'est qu'ils sont — probablement les rangs de derrière — moins pesamment armés.

[24] Sur la sarisse, voyez les détails donnés par KÖCHLY et RÜSTOW, Gesch. d. Kriegswesens, p. 228.

[25] Il semble résulter d'un passage d'Arrien (I, 6, 1) que la phalange était composée de pelotons de 8 hommes (comme dans la tactique grecque), car la phalange ne pouvait se ranger sur 120 hommes de profondeur qu'avec des pelotons de 8 hommes.

[26] La phalange n'était pas employée uniquement dans la défensive : on en a la preuve a l'attaque de Thèbes et au combat de Pélion.

[27] Le Grec Charidémos décrit au Grand-Roi la phalange en ces termes : peditum stabile agmen, vir viro, arma armis conferta sunt ; ad nutum monentis intenti sequi signa, ordines servare didicere : quod imperatur omnes exaudiunt ; obsistere, circumire, discurrere in cornu, mutare pugnam, non duces magis quam milites callent (CURT., III, 2, 13).

[28] Chez Arrien (I, 14, 3), il y a certainement une faute dans le dénombrement des phalanges à la bataille du Granique, car celle de Cratère est nommée deux fois : il faut effacer ce nom une fois.

[29] Tel parait avoir été leur titre officiel (ARRIAN, I, 28, 3).

[30] L'emploi des termes grecs, auquel notre auteur reste fidèle, risquerait de produire en français une cacophonie déplaisante, tout en n'offrant au commun des lecteurs que des idées confuses. Nous continuerons à dire, faute d'équivalents, des hoplites, des peltastes, des hétœres et pézétæres (hétœres à pied), des hypaspistes, des sarissophores, etc., mais nous substituerons généralement aux noms anciens des unités tactiques des équivalents approchés. Les τάξεις (legiones) d'infanterie seront des régiments (Cf. rego et τάσσω), les λόχοι (cohortes) des bataillons, les ϊλαι (turmæ) de cavalerie des escadrons, au lieu de rester des taxes, des loches et des iles. Mais, de peur de fausser les idées en convertissant de même les grades, nous laisserons aux chefs de ces corps les noms de taxiarques, lochages, ilarques, ou même chiliarques, hipparques, stratèges, etc. C'est un expédient qu'on adopte, et la logique n'a que faire ici (Note du Trad.).

[31] C'est à cette conclusion qu'on est amené quand on remarque que, dans les batailles d'Alexandre, jamais les hoplites alliés et les mercenaires ne sont mentionnés séparément, comme corps particulier : dans l'article de l'Hermes auquel je me réfère, j'ai essayé d'établir sur les textes cette combinaison. Pour les loches, on a l'expression de λοχαγός qui revient souvent dans Arrien (surtout III, 9, 6 et II, 10, 2 où elle a une précision caractéristique) : le λόχος doit avoir eu un effectif de 512 hommes distribués en 32 pelotons, ce qui parait résulter aussi de l'expression quingenariæ cohortes dans Quinte-Curce (V, 7, 3).

[32] HEROD., V, 111. Comme celui qui a le bouclier en couvre un autre, le sens du mot paraît attaché non pas à l'idée de bouclier, mais à l'idée de protéger : par conséquent les hypaspistes sont, au sens propre du mot, une garde.

[33] Nous n'avons aucun renseignement sur l'effectif de ce corps : il comprend plusieurs τάξεις, dont deux sont mentionnées avec leurs chefs par Arrien (II, 22, 2) : un peu plus loin (II, 22, 7), l'historien rapporte la mort de l'un d'eux et lui donne à cette occasion son titre de chiliarque. On ne saurait dire si ce corps était renforcé d'alliés grecs et de peltastes mercenaires. Dans l'expédition de l'Inde, l'effectif total des hypaspistes est évalué à 6.000 hommes (ARRIAN., V, 14, 1). Leur nom est οί ύπασπισταί τών έταίρων (ARRIAN., I, 14, 2).

[34] Les βασιλικοί σωματοφύλακες qu'Arrien cite à plusieurs reprises (I, 6, 5. III, 17, 2 etc.) et comprend parmi les hypaspistes (IV, 3, 2 : 30. 3), sont très probablement les jeunes nobles dont l'historien donne le classement (ARRIAN, V, 13, 4). Au passage indiqué, on les voit monter à cheval avec leurs boucliers et combattre ensuite en partie à pied. Ces derniers sont, comme on le constate par l'exemple de Pausanias lors du meurtre de Philippe, etc., la σωματοφυλακία royale, le seminarium ducum præfectorumque (CURT., VIII, 6, 6), la garde-noble du roi. Les sept σωματοφύλακες (ARRIAN, VI, 28, 4), comme Léonnatos, Ptolémée, Balacros, etc., pourraient être désignés par le titre plus exact et employé plus tard de άρχισωτοφύλακες : ce ne sont pas des commandants de corps déterminés, mais pour ainsi dire les adjudants généraux du roi.

[35] On a une idée assez exacte de leur armement par les débris de ce qu'on appelle la Bataille d'Alexandre. On est frappé de la longueur des piques.

[36] C'est du moins la conclusion qu'on peut tirer d'un passage d'Arrien (I, 24, 3).

[37] Ne pas confondre ce Clitos, dit le Noir, avec son homonyme le prince illyrien.

[38] ARRIAN, III, 11, 10. Si Diodore ne se trompe pas en disant que 1.500 cavaliers thessaliens ont accompagné l'armée, il est à remarquer qu'au temps de Jason de Phères, la levée thessalienne montait à 6.000 cavaliers (XENOPH., Hellen., VI, 19). Diodore (XVII, 17) donne ce même chiffre de 1,500 hommes pour la cavalerie macédonienne. Il faut dire que les deux chiffres ne proviennent que d'une note marginale d'un ms., tandis que, dans l'un et l'autre passage, le texte porte 1,800. D'après Arrien (II, 9, 4), deux de ces iles macédoniennes sont fortes de 300 hommes ; d'autres peuvent avoir eu un effectif plus considérable. Sur le Danube, Alexandre avait avec lui au moins 1.500 cavaliers macédoniens.

[39] On a maintenant un texte épigraphique attestant l'envoi d'un contingent hellénique, c'est l'inscription trouvée à Orchomène de Béotie et publiée par P. FOUCART (Bull. de corresp. hellénique, VII, p. 454) où on trouve une liste de vingt-trois noms. Par conséquent, le contingent (orchoménien) de cavalerie était constitué en ile particulière, sous les ordres d'un ilarque du pays. Ces vingt-trois sont revenus d'Asie ; les autres, peut-être aussi nombreux ou plus nombreux, n'ont pas revu leur patrie. Ils ont da recevoir leur congé et de riches présents, comme les Thessaliens et autres alliés, à Ecbatane, au printemps de 330. Foucart signale un deuxième contingent hellénique dans une épigramme de l'Anthologie grecque. Le τούςδε doit désigner les auteurs de la dédicace, dont le nom se trouvait sans doute sur le trépied (ou autel), probablement avec mention de leur grade (lochages, etc., des hoplites de Thespies).

[40] Il résulte d'un passage d'Arrien (III, 19, 5) que les cavaliers thessaliens servent à titre d'alliés. Ils sont sous les ordres d'un hipparque macédonien (le premier fut Calas, fils d'Harpalos), comme les contingents fournis par les États helléniques (commandant Philippe, fils de Ménélas).

[41] Peut-être n'était-ce pas là un contingent indigène, mais un corps de ξένοι : c'est du moins ce que donne à penser un passage d'Arrien (I, 18, 5). Les cavaliers odryses sous Agathon, les cavaliers permiens sous Ariston, les Agrianes sous Attale, étaient-ils des ξένοι ou des contingents, c'est ce qu'aucun renseignement sûr ne permet de décider. Il est à remarquer pourtant que la victoire de Charès sur [le Péonien] Adæos, à propos de laquelle s'égayait le comique Héraclide (ATHEN., XII, p. 532), est appelée ή γενομένη μάχη πρός τούς Φιλίππου ξένους. Seulement, dans ce passage, il n'est pas dit expressément qu'Adæos fût un Péonien.

[42] ARRIAN, I, 27, 8.

[43] άκοντίζειν signifie lancer le javelot.

[44] Xénophon (Hellen., VI, I, 9), parlant de l'armée de Jason, dit que les peuples qui lui obéissent sur la frontière de Thessalie sont presque tous des άκοντισταί.

[45] ARRIAN, I, 14, 1. Arrien (I, 5, 2) mentionne les ύπασπισταί du prince Langaros. D'après l'habitude presque constante que l'on avait de mettre les Agrianes à côté des archers, ils paraissent avoir été armés plus légèrement que les Thraces : peut-être avaient-ils en moins le bouclier. C'est ainsi que, dans l'armée de Thrasybule, il y avait des πελτοφόροι τε καί ψιλοί άκοντισταί (XENOPH., Hellen., II, 4, 12).

[46] D'après Diodore (XVII, 17), il y aurait eu dans l'armée 1.000 Agrianes et archers. Ce chiffre est probablement trop faible. Dans la campagne de 335, ces deux espèces de troupes comptaient ensemble pour 2.000 hommes, et dans la campagne de l'Inde, les Αγριάνες οί χίλιοι jouent leur rôle (ARRIAN., IV, 25, 6). Qu'il y ait eu aussi des frondeurs dans l'armée, Arrien ne le dit nulle part, et on aurait tort de l'inférer d'un passage de cet auteur (II, 7, 8).

[47] Diodore (XVII, 17) évalue à 900 hommes le nombre des Θράκες πρόδρομοι καί Παίονες. Une fois (ARRIAN., I, 12, 7) il arrive que τών προδρόμων καλουμένων ΐλαι τέσσαρες sont envoyées en avant-garde. Ailleurs (III, 8, 1), Arrien cite τών προδρόμων τούς Παίονας. Plutarque (Alex., 16) dit que la bataille du Granique commença par un mouvement de treize iles qui traversèrent le fleuve. Si ce renseignement méritait confiance, il faudrait admettre que les sarissophores et les Péoniens ensemble ne comptaient que cinq iles. Le beau didrachme de Patraos (inscrit sous le n° 242 dans le catalogue du Cabinet des médailles de Berlin) nous montre un cavalier péonien qui terrasse un ennemi, avec son équipement au grand complet.

[48] En résumé, d'après les calculs dont on trouvera le détail dans mon article de l'Hermes (XII, p. 266 sqq.), l'armée d'Alexandre se compose :

Au point de vue de la nationalité : 1° de Macédoniens, enrégimentés par région dans la grosse cavalerie et l'infanterie pesamment armée ; 2° d'Hellènes, en partie classés aussi par région ; 3° de Barbares, Thraces, Péoniens, Agrianes, Odryses :

Au point de vue du service militaire : 1° de sujets du roi, nobles et roturiers, qui servent les uns comme vassaux, d'autres comme faisant partie, à ce qu'il semble, de l'armée permanente, les autres en vertu de l'obligation qui astreint tout le monde aux levées ; 2° d'alliés, contingents fournis par les villes et princes alliés, en vertu des conventions ; 3° de mercenaires, Hellènes et autres, engagés par enrôlement. Les matériaux dont nous disposons ne nous permettent plus de reconnaître jusqu'à quel point les Thraces, Odryses, Péoniens, Agrianes, sont des mercenaires ou des alliés. Au point de vue de l'arme, voici les chiffres établis dans l'article susmentionné :

I. CAVALERIE. 5.200 hommes, répartis : Grosse cavalerie = 3.400 hommes, Cavalerie légère =  1.800 hommes.

II. INFANTERIE. 30.000 hommes répartis : Hoplites =  19.000 hommes, Peltastes = 9.000 hommes, Infanterie légère =  2000 hommes.

L'effectif total de l'armée — cavalerie et infanterie — est donc de 35.200 hommes, auxquels il faut ajouter le petit bataillon des βασιλικοί παΐδες, formant une annexe du corps des hypaspistes.

[49] Malheureusement, nos sources ne nous donnent aucun renseignement sur l'organisation tactique de la cavalerie d'Alexandre : nous ne savons même pas si elle marchait au combat sur trois, quatre rangs ou plus de profondeur : nous ignorons de même si, une fois engagée, elle avait une manière quelconque de renforcer ou d'éparpiller ses lignes.

[50] La statue de bronze provenant d'Herculanum (Mus. Borbon., III, tav. 43) qui représente un cavalier combattant — lequel cavalier doit être sinon Alexandre, au moins un des vingt-cinq hétœres tombés à la bataille du Granique (ARRIAN, I, 16, 5) — montre le cavalier la main droite levée pour porter le coup d'épée, la jambe droite raidie en arrière sur la croupe du cheval, la gauche allongée en avant : c'est une attitude qui, à supposer qu'elle soit possible, est plutôt celle d'un voltigeur que d'un cavalier formé à l'école ordinaire.

[51] Quand Arrien (III, 9, 3. II, 6, 8, etc.) parle des hétœres convoqués avec d'autres officiers supérieurs et au premier rang — ou même tout seuls (ARRIAN, II, 25, 2) — il est impossible qu'il entende par là les centaines d'hétœres incorporés dans la cavalerie. Le même auteur dit ailleurs (I, 25, 4) que le roi leur soumet une question, et il continue en disant : καί έδόκει τοΐς έταίροις, etc. : on ne voit pas bien si ces hétœres, dans le sens restreint du mot, portaient officiellement le titre de φίλοι, comme ce fut, plus tard l'usage dans les cours hellénistiques.

[52] Il faut remarquer cependant que Perdiccas, qui dans les premières années de la guerre est stratège d'une phalange, a dans la campagne de l'Inde une hipparchie (ARRIAN, V, 12, 2, etc.). Seulement, Cœnos, stratège d'une phalange, a une hipparchie par-dessus le marché (ARRIAN, V, 16, 3).

[53] ARRIAN, III, 9. 3.

[54] On ne peut plus savoir si les mercenaires helléniques nommaient eux-mêmes leurs officiers dans les grades inférieurs ; si, par exemple, l'Éléen Alcias, qui recruta et conduisit à l'armée 150 cavaliers éléens (ARRIAN, I, 29, 4), resta le chef de sa troupe. Il faut remarquer que Jason de Phères avait déjà parmi ses mercenaires des hommes qui recevaient double, triple, quadruple solde (XENOPH., Hellen., VI, 1, 6), et qui, par conséquent, étaient des officiers de ces mêmes mercenaires.

[55] Il resterait à élucider encore quantité de questions techniques auxquelles les matériaux dont nous disposons ne permettent pas de donner une réponse : mais il est bon de se rendre compté des lacunes que présente l'état actuel de nos connaissances. On voit par le combat de Pélion que l'armée emmenait avec elle de l'artillerie de campagne. Les attelages nécessaires pour les machines, pour les voitures de bagages et de vivres, augmentaient déjà la masse des chevaux auxquels il fallait songer : en outre, d'après une ordonnance du roi Philippe (FRONTIN, IV, 1, 6), chaque cavalier devait n'avoir avec lui qu'un écuyer, mais enfin cet écuyer devait naturellement être aussi monté. Or, un homme du métier me fait remarquer que, si l'on compte comme aujourd'hui par cheval et par jour quatre mesures d'avoine ou d'orge et si l'on emporte du fourrage pour trois jours — dans les marches à l'intérieur de l'Asie, il en fallait le double — le second cheval ne pouvait guère porter, outre l'écuyer, vingt-quatre mesures de grain et des masses de foin par-dessus le marché. Il fallait donc un cheval de main ou bête de somme, qui portait en même temps le bagage de l'hétœre. A coup sûr, la cavalerie thessalienne faisait comme celle des Macédoniens : étant donné que chacune comptait 3.000 combattants, on arrive déjà à un total de 9.000 chevaux. Nous ignorons comment l'on s'y prenait avec les cavaliers hellènes, les sarissophores et les Péoniens. D'après le même passage de Frontin, il était alloué un portefaix pour dix phalangites : il en allait probablement de même chez les alliés et les mercenaires. Naturellement, il fallait au quartier général du roi une chancellerie, une intendance, un économat, etc. On apprend, à propos d'autre chose, que Harpale, un des amis d'Alexandre bannis en 337, impropre au service militaire à cause de sa constitution, était chargé de gérer la cassette royale ; qu'un autre personnage du même monde, le Mitylénien Laomédon (ARRIAN, III, 6, 6), avait été constitué le gardien des prisonniers barbares. Il est probable que la βασιλική θεραπεία dont parle Arrien (IV, 16,6) était un lazaret ou hôpital militaire, etc.

[56] D'après le Canon des Rois, le règne d'Arsès finit dans le courant de l'an 413 de l'ère de Nabonassar, c'est-à-dire avant le mois de décembre 336, et, suivant Diodore (XVII, 6), Codomannos ou Darius III monta sur le trône vers le temps où Alexandre succéda à son père. En dépit des observations de MORDTMANN (in Zeitschr. der deutschen Morgenl. Gesellschaft, XIX [1865], p. 411), on a maintenu dans le texte le nom de Codomannos. Il ne se trouve que dans Justin (X, 3, 3) : mais, si cet auteur l'emploie, c'est qu'il l'a trouvé dans ses sources. Dire que ce nom est inadmissible, parce qu'il conduit à une racine sémitique (gad) et qu'un Achéménide n'aurait certainement pas porté un nom sémitique — c'est là le raisonnement de Mordtmann — me paraît être une conclusion trop précipitée.

[57] ARRIAN, II, 14, 5.

[58] C'est le même Calas qui se trouve déjà mentionné comme chef de la cavalerie thessalienne : naturellement, il ne fut investi de ce commandement qu'après le printemps de 334. Son père Harpalos n'est pas celui qui figure dans le grand procès à Athènes (324/3), mais celui que nomme Démosthène dans son discours Contre Aristocrate (§ 149), à propos d'un incident de l'an 367.

[59] D'après Arrien (I, 17, 8), il est à croire que ή χώρα ή Μέμνωνος se trouvait à l'E. de Dascylion et s'étendait jusqu'au Pont-Euxin. Il est moins prudent d'admettre qu'il partit de Lampsaque. La ville cependant lui appartenait ([ARISTOT.], Œcon., II, 30), ce qui n'est pas inconciliable avec le fait que l'on a frappé à Lampsaque des monnaies de Spithridate (ΣΠΙΘΡ sur une pièce d'argent du Cabinet de Berlin). Cf. H. DROYSEN in von Sallets Numism. Zeitung, II, p. 313.

[60] POLYÆN., V, 44 : passage où Χάλκας ό Μακεδών est naturellement Calas.

[61] Étant donnée la discipline macédonienne, il est inadmissible que Parménion et Calas aient repassé l'Hellespont sans ordres, d'autant plus qu'immédiatement après (334) ils sont investis l'un et l'autre d'un commandement supérieur.

[62] C'est ce que dit Arrien (I, 14, 4). Au contraire, Diodore (XVII, 19) parle de 10.000 cavaliers et de 100.000 fantassins ; Justin (XI, 6, 11) va jusqu'à 600.000 hommes. Le σύλλογος mentionné par Arrien (I, 13, 10), comparé avec les συλλόγοις analogues tenus à Zariaspa (IV, 1, 5 : 7, 3) et à Ecbatane (IV, 7, 3), permet de constater que, dans les pays d'Asie-Mineure, les magnats feudataires sont convoqués avec leurs hommes d'armes.

[63] Il n'y a que les noms et titres mentionnés par Arrien qui méritent d'être pris en considération. Arsitès et Spithridate (I, 12, 8), Mithrobouzane (I, 16, 3), Atizyès (I, 25, 3. II, 11, 8) sont les seuls qu'il nomme avec leur titre officiel. Il y avait aussi à la réunion de Zéleia des parents de la famille royale ; Mithridate (Mithradate ?), probablement l'ancêtre des futurs souverains du Pont, puis Pharnace, frère de l'épouse du roi, enfin Arboupalès, dont le père Darius était fils d'Artaxerxès II. Diodore s'embrouille à chaque instant dans les noms et les titres. Quant aux Septem satrapæ de l'Itin. Alex. c. 19, il en est question dans l'étude sur les sources mise en Appendice à la fin du volume.

[64] ARRIAN, I, 11, 3, par conséquent, si l'on suit l'usage grec ordinaire, en mars.

[65] C'est le voisinage de cette puissante flotte qui a dû décider l'île de Ténédos à embrasser la cause d'Alexandre et des Hellènes (ARRIAN, II, 2, 2).

[66] ARRIAN, VI, 9, 3.

[67] STRABON, XIII, p. 593. C. I. GRÆC., II, n° 3595.

[68] Polyænos, dans la deuxième série de ses notices (IV, 3, 15) rapporte qu'Alexandre, pour rendre Memnon suspect aux Perses, avait ordonné aux fourrageurs d'épargner ses propriétés.

[69] Pausanias (VI, 18, 2) raconte qu'Alexandre avait juré de faire tout le contraire de ce que lui demanderaient les envoyés de Lampsaque ; sur quoi le rhéteur l'aurait supplié de punir la ville pour sa défection. C'est en tout cas une jolie anecdote.

[70] L'emplacement du champ de bataille est fixé par un plan que H. KIEPERT a levé sur les lieux en 1842. Il se trouve juste au dessous de l'endroit où la route de l'Hellespont à Broussa franchit le Bigha-Tchai (Granique). L'ancien lit du fleuve, devenu aujourd'hui un marais (Edje-Gheui), côtoie le flanc ouest d'une éminence qui se prolonge durant six kilomètres environ dans la direction N.-E. et qui offre du côté de l'ancien lit une paroi à pic de dix à treize mètres de hauteur.

[71] Le récit de Plutarque (Alex., 16) — à savoir qu'Alexandre, sachant que les rois de Macédoine avaient l'habitude de ne pas livrer de bataille durant le mois Dæsios, avait tourné la difficulté en appelant ce mois le second Artémisios — ne peut guère servir à déterminer avec quelque précision la date de la bataille. Personne autre ne dit que le mois Artémisios ait été en Macédoine le mois intercalaire, et l'identification du Thargélion attique (mai) avec le Dæsios macédonien ne peut être acceptée qu'avec bien des réserves.

[72] Du moins Diodore (XVII, 19) indique ces points du front de bataille il place à l'aile droite 1.000 cavaliers mèdes, 2.000 autres sous Rhéomitrès et 2.000 Bactriens.

[73] C'était sûrement une taxis d'hypaspistes : Arrien (I, 22, 4) en cite deux, dont l'une sous les ordres du chiliarque Addæos.

[74] C'est l'île de Socrate, lequel était présent, comme on le voit par un passage d'Arrien (I, 15, 1). Ce Ptolémée qui, malgré la présence de l'ilarque, commande le bataillon, doit être le σωματοφύλαξ que l'on rencontre dans Arrien (I, 22, 4), et le fait est caractéristique pour faire apprécier la situation des somalophylaques.

[75] ARRIAN, I, 14, 6. Alexandre traverse le fleuve à gué. Polyænos (IV, 3, 16) appelle la manœuvre d'Alexandre un mouvement débordant l'aile : cela suffit pour juger l'auteur qui lui a fourni les extraits de cette deuxième série.

[76] On voit par Arrien (I, 15, 6) qu'Alexandre était à la tête de cette troupe.

[77] D'après Plutarque (Alex., 16), ces mercenaires hellènes ont demandé à capituler. Mais il faudrait savoir à quelles conditions ils voulaient capituler : s'ils demandaient la liberté de rejoindre le Grand-Roi, Alexandre fit ce qu'il devait faire en les exterminant. Ce qui étonne davantage, c'est que ces 20.000 Hellènes, dans une lutte aussi désespérée, n'aient abouti qu'à se faire tailler en pièces. Plutarque dit que la majeure partie des pertes d'Alexandre ont été causées par le combat avec ces mercenaires.

[78] A Halicarnasse, les pertes pour un engagement de nuit montent à 16 morts et environ 300 blessés (proportion de 1 à 18 ½). Ce qui élève autant ce dernier chiffre, c'est que dans l'obscurité les combattants n'avaient pas pu se garantir convenablement. Si l'on admet pour un combat de jour ne fût-ce que la proportion de 1 : 8, on peut dire que dans l'escadron d'Apollonia tout le monde à peu près a été blessé.

[79] ARRIAN, I, 16, 4. Cf. VII, 10, 4. — JUSTIN, XI, 6, 13.

[80] PLUTARQUE, Alex., 17.

[81] Arrien (I, 17, 5) rapporte cet omen d'une façon qui ferait croire qu'il l'a emprunté à Ptolémée : d'ordinaire, c'est d'Aristobule que proviennent ces sortes de miracles et présages.

[82] Arrien (I, 17, 8) dit expressément : έπί τήν χώραν Μέμνονος. S'agit-il du domaine sur le lac Ascanien ou de quelque autre, c'est ce qu'on ne saisit pas. Les tribus bithyniennes cantonnées dans cet angle de l'Asie-Mineure étaient libres sous leur prince Bas, fils de Dydalsos (MEMNON ap. PHOT. cod. 20, 2).

[83] On a des détails sur la tyrannie d'Agonippos à Érésos par les curieux documents épigraphiques que l'on trouve dans CONZE, Reise auf der Insel Lesbos, p. 35 sqq. et p. 29 (C. I. GRÆC., II, n° 2166 b. Add. p. 1023). Ils nous apprennent que le tyran a chassé les citoyens de la ville, enfermé dans la citadelle leurs femmes et leurs filles, encaissé 3.200 statères d'or..., etc. On ne voit pas de quelle façon le roi est intervenu alors. Il est à remarquer que Erigyios et Laomédon étaient de Mitylène.

[84] POLYÆN., VII, 27, 2.

[85] Comme Arrien (I, 17, 9) dit que cet Amyntas s'était enfui de Macédoine, ce ne peut pas être l'Amyntas qui avait été envoyé en Asie comme avant-garde avec Parménion et Attale en 338 (JUSTIN, IX, 5, 9).

[86] Si tenté qu'on soit de se représenter la politique sacerdotale comme ayant fait cause commune avec les oligarques et s'étant déclarée pour la Perse, il faut avouer que cette conjecture n'est guère appuyée par les textes. La statue de Philippe dans le temple (ARRIAN, I, 17, 11) montre que les prêtres n'étaient même pas simplement d'opinion anti-macédonienne. C'est l'oligarchie victorieuse avec l'aide de Memnon qui a renversé ladite statue : c'est elle aussi, et non pas le dêmos, qui a pillé le Trésor du temple (ARRIAN, ibid.).

[87] L'anecdote suivant laquelle Alexandre aurait promis aux Éphésiens d'achever la construction de leur temple, s'ils le laissaient inscrire son nom sur la frise de l'édifice, date d'une époque postérieure, comme l'indique l'anachronisme commis par l'Éphésien qui est censé lui répondre : Il ne convient pas qu'un dieu consacre un temple à une déesse. On prendrait l'historiette pour une invention des écoles de déclamation, si elle n'était déjà rapportée par Artémidore (ap. STRAB., XIV, p. 641). La garantie de cet Éphésien, qui vivait au temps des guerres de Mithridate, ne la rend pas plus croyable. Quant à ce qu'il ajoute à propos de cette offre du roi, on est encore moins en droit d'en conclure qu'un parti a décliné sèchement l'offre d'Alexandre, en qualifiant d'ίεροσυλία la dédicace projetée par lui, tandis que l'autre parti aurait su donner à son refus la forme courtoise mentionnée plus haut.

[88] Cet envoi et celui d'Antimachos montrent d'une manière irrécusable que, pour ces sortes d'expéditions, on ne tenait pas compte du groupement en phalanges.

[89] C'est le personnage auquel on décerne des honneurs dans l'inscription du C. I. ATTIC., II, n° 123.

[90] L'expulsion des tyrans dans les deux villes lesbiennes est mentionnée par [DEMOSTH.,] De fœd. Alex., § 7 ; la garnison mise à Mitylène, par Arrien (II, 1, 3). Seul, Aristonicos, que Polyænos (V, 44, 3) appelle Aristonymos, parait s'être maintenu encore à Méthymne (ARRIAN, III, 2, 4).

[91] PLINE, XXX, 5, 10. ÆLIAN, Var. Hist., II, 2. XII, 34. Élien fait ici des confusions de toute sorte. L'histoire de Pancaste me parait être, d'après Plutarque (Alex., 21), un conte charmant, imaginé à la plus grande gloire d'Alexandre.

[92] C'est à cette époque que doit remonter la dédicace pour la construction ou reconstruction du temple de Priène, attestée par l'inscription du C. I. GRÆC., II, n° 2904 (LE BAS, III, 1, n° 187).

[93] STRABON, XIV, p. 644. Du reste, ce n'est pas précisément le mont Mimas, comme le dit Pausanias (II, 1, 5), qu'Alexandre a eu l'intention de percer de part en part.

[94] Comme les deux colonnes de Parménion et d'Alcimachos comptaient 10.000 hommes de pied et 400 cavaliers, que les cavaliers thessaliens et grecs et les contingents des alliés en infanterie — c'est-à-dire certainement plus de 6.000 hommes de pied et plus de 1.200 chevaux — se trouvaient détachés en Bithynie sous Calas, Alexandre n'avait pas sous la main plus de 13 à 14.000 hommes de pied et environ 3.000 cavaliers. Parménion doit l'avoir rejoint avec sa colonne sur la route d'Éphèse à Milet.

[95] GELL., II, 9.

[96] ARRIAN, I, 18, 6.

[97] Diodore dit que certains auteurs ont admiré, dans le licenciement de la flotte, un moyen stratégique employé par Alexandre pour contraindre les Macédoniens à faire preuve de bravoure en leur rendant le retour impossible. Ce moyen ne ferait honneur ni au talent stratégique du roi, ni au courage de son armée.

[98] THEOPOMP., fragm. 111 ap. PHOT. cod. 476. ISOCRAT., Panegyr., § 162. Isocrate l'appelle Καρίας έπίσταθμος : son fils Mausole est, d'après l'inscription du C. I. GRÆC., II, n° 2691 c, satrape en Carie.

[99] Ceci résulte d'un passage des Économiques attribuées à Aristote (II, 15). Isocrate écrit bien, vers 380 : Λυκίας δ' ούδ' πώποτε Περσών έκράτησεν : mais il se peut que plus tard la Lycie ait été adjugée à l'avide satrape de Carie pour habituer à l'obéissance cette confédération opiniâtre. L'inscription malheureusement très mutilée qu'a publiée G. HIRSCHFELD (Monatsber. der Berl. Akad., 1874, p. 716), et où l'on reconnaît tout d'abord un traité entre Mausole et Phasélis, doit dater de cette époque.

[100] On sait que, durant la guerre Sociale, les dynastes cariens avaient des garnisons à Rhodes, à Cos et à Chios. Un passage de Polyænos (VI, 8) indique qu'ils portèrent aussi la main sur Milet : quant aux monnaies milésiennes avec ΕΚΑ et ΜΑ, il est douteux qu'il faille en rapporter la légende à Hécatomnos et Mausole (Cf. WADDINGTON, Mél. de Numism., p. 14).

[101] ΠΙΞΩΔΑΡΟΥ (avec Ω et non pas Ο, comme le transcrit PINDER, Die ant. Münzen des Berl. Museums, 1851, n° 350. 351). Sur ses monnaies d'or, voir les renseignements donnés par BRANDIS, Münzwesen Vorderasiens, p. 475.

[102] ΟΘΟΝΤΟΠΑΤΟ (MIONNET, III, 400 s. VI, t. 7, 5) et non pas Όροντοβάτης, comme l'écrit Arrien (I, 23, 1. 8). Sur la série des dynastes de Carie, voyez STRAB., XIII, p. 657. Il est impossible de déterminer exactement la durée de chaque règne.

[103] ARRIAN, ibid. Cf. STRAB., ibid.

[104] ARRIAN, I, 1. Après lui vient Autophradate : ce ne peut guère être celui qui, trente ans auparavant, avait défendu la cause du Grand-Roi (en qualité de Karanos ?) contre les satrapes révoltés ; c'est sans aucun doute l'Autophradate qui avait tout dernièrement marché sur Éphèse.

[105] Le αΐ τε τριηρεΐς dans Arrien (II, 5, 7) semble bien indiquer que la flotte s'était retirée à Halicarnasse.

[106] ARRIAN, II, 5, 7. Nous ne sommes plus en état de préciser la situation des deux dernières localités.

[107] Il prit avec lui les ailes de la cavalerie, les hypaspistes, et les trois taxes d'Amyntas, Perdiccas, Méléagre.

[108] Les terrassements exécutés lors du siège et la construction de machines permettent de conclure à coup sûr que les armes spéciales étaient représentées dans l'armée d'Alexandre, encore qu'il faille admettre que les travaux ordonnés et dirigés par les ingénieurs étaient exécutés par les combattants. Nos sources ne nous permettent pas de préciser davantage.

[109] Cet incident caractéristique se trouve dans Arrien (I, 21).

[110] DIODORE, XVII, 26. Diodore donne sur ces combats autour d'Halicarnasse une foule de détails, mais peu sûrs et parfois confus. C'est le cas lorsqu'il fait succomber Néoptolémos comme stratège macédonien. Que cette partie de son récit soit empruntée à Clitarque ou à Callisthène, il est visible que son auteur a voulu flatter les Athéniens. Il peut être exact que les vieux soldats macédoniens aient été obligés de remonter le courage des jeunes recrues : mais le vétéran Atharrias, qui reparaît encore à plusieurs reprises même dans Quinte-Curce, est visiblement un miles gloriosus, un de ces types qu'emploie volontiers un historien artiste. Ce doit être le Tharrias qui, d'après [PLUTARQUE,] De glor. Alex., II, 7, avait perdu un œil au siège de Périnthe.

[111] C'est bien la Salmacis (ARRIAN, I, 23, 3), distincte de l'acropole à l'intérieur de la ville, comme le montre le plan dressé par NEWTON (History of discoveries at Halicarnassus, 1862).

[112] PLINE (V, 29, § 107 éd. Detlefsen) dit bien qu'Alexandre a fait cadeau à la ville d'Halicarnasse de six villes, parmi lesquelles Pédason ; mais cela se rapporte à une époque postérieure.

[113] Comme Arrien n'ajoute pas le nom du père, on ne voit pas quel est ce Ptolémée ; peut-être était-ce celui qui commandait une phalange à Issos (ARRIAN, II, 8, 4).

[114] DIODORE, XVII, 27.

[115] ARRIAN, I, 24, 3. Comme la cavalerie thessalienne et les contingents helléniques étaient restés avec Calas et qu'on ne parle pas de leur marche sur Halicarnasse, il est possible que Parménion les ait ralliés seulement sur la route de Sardes. Que Calas ait été repoussé par le prince bithynien Bas, c'est ce que dit Memnon (fr. 20 ap. C. MÜLLER, Fr. Hist. Græc., III, p. 537), dans un passage où Calas, il est vrai, est appelé à tort stratège.

[116] Il va de soi et Arrien (I, 28, 4) fait entendre que le roi emmenait aussi avec lui des cavaliers : mais on ne voit pas quel corps ; peut-être quelques îles de sarissophores ou des Odryses. Comme les alliés helléniques étaient confiés à Parménion, que 3.000 mercenaires étaient restés en Carie, que parmi les soldats en congé il y avait à coup sûr beaucoup de phalangites, les phalanges qui partirent avec Alexandre devaient avoir un effectif très faible.

[117] ARRIAN, I, 24, 5. La contrée de Milyade s'étend, dit Strabon, depuis les défilés au-dessus de Termessos et le pays qui plus haut va rejoindre le Taurus vers Ifinda jusqu'à Sagalassos et Apamée.

[118] SUIDAS, s. v. (WESTERMANN, Biogr., p. 147) : on avait de son fils et homonyme un panégyrique d'Alexandre d'Épire.

[119] ARRIAN, III, 6, 6. Par conséquent, ce n'est pas comme lyciarque qu'il l'installe.

[120] STRABON, XIV, p. 664. Le titre de stratèges pour les villes prises isolément est attesté par Dion Cassius (XLVII, 34). Les inscriptions (C. I. GRÆC., III, n° 4270. 4303 h, etc.) nomment ή βουλή καί ό δήμος de certaines villes. Le titre de lyciarque se rencontre dans Strabon et dans des inscriptions de l'époque romaine (C. I. GRÆC., III, n° 4198. 4247). Théopompe (fr. 111) parle du roi Périclès, et une épigramme triomphale du fils d'Harpage (vers Ol. C) parle des συγγενέσι τής βασιλείας (C. I. GRÆC., III, n° 4269) auxquels le vainqueur avait donné une part de butin.

[121] PLUTARQUE, Alex., 17.

[122] ARRIAN, I, 25. DIODORE, XVII, 32. 80. CURT., VII, 1, etc.

[123] PLUTARQUE, Alex., 17.

[124] C'est ce que dit Arrien (I, 27, 4). Les anciennes monnaies de Sidé portent des caractères qu'on dit semblables à ceux de Palmyre (DE LUYNES, Num. des Satrapes, p. 23) : le reste de la bibliographie dans IMHOOF-BLUMER (in von Sallets Num. Zeitschrift, III, p. 330).

[125] Suivant Arrien, cette forteresse est située entre Aspendos et Sidé. Dans l'expression de Strabon : πόλις ύψηλός ώς τοΐς έκ Πέργης έποπτος (STRAB., XIV, p. 667), G. HIRSCHFELD (Monatsber. der Berl. Akad., 1874, p. 724) a reconnu le fort de Syllion et rétabli le nom, qui manque au texte de Strabon. On est renseigné sur le dialecte de ces villes par l'inscription de Syllion, dont Hirschfeld donne une nouvelle transcription, et par les légendes des anciennes monnaies : ΣΕΛΥΝΙΥΕ pour Syllion, ΕΣΤΡΕΔΠΥΣ pour Aspendos, ΠΡΕΠΑΣ pour Perge (FRIEDLÆNDER in von Sallets Num. Zeitschrift, IV, p. 298 sqq.).

[126] D'après Polybe (V, 73), on peut croire que les voisins ainsi dépouillés étaient les Sidètes.

[127] ARRIAN, I, 27, 4.

[128] Termessos ou Telmissos (STRABON, XIV, p. 666). Cf. les renseignements donnés plus loin (vol. II, liv. I, ch. 4) à propos des événements de l'an 319.

[129] ARRIAN, I, 27, 8.

[130] LEAKE (Asia Minor, p. 150) a eu raison de retrouver cette ville dans le site d'Aglason (Aghlasun dans la Carte en deux feuilles de H. KIEPERT).

[131] Amyntas commandait ordinairement les escadrons des sarissophores : les cavaliers n'avancèrent pas avec l'infanterie (ARRIAN, I, 28, 4).

[132] Diodore (XVII, 28) parle d'une entreprise contre les Marmares, qui trouve sa place ici : mais les détails très précis que donne Diodore ne s'appliquent à aucun des engagements signalés par Arrien dans cette saison d'hiver.

[133] La construction élevée par Xerxès est mentionnée par Xénophon (Anab., I, 2, 9). Le lac Ascanien, un lac salé, est le Ghendieli-Gheui, qui a été souvent visité dans ces derniers temps. Célænæ (Apameia Cibotos) est à 14 milles de Sagalassos : l'armée a dû faire, par conséquent, à peu près trois milles par jour.

[134] Quinte-Curce (III, 1, 8) parle d'un délai de soixante jours. Ce laps de temps n'a rien d'invraisemblable en soi. Malheureusement, nos sources ne nous donnent aucun renseignement sur les étapes de ces marches d'Halicarnasse à Gordion ; elles ne parlent même pas des neiges et des mauvais temps rencontrés dans les montagnes de Pisidie.

[135] On devinait déjà par l'usage des auteurs que le nom de satrape avait dû être officiellement conservé : le fait est aujourd'hui attesté par les inscriptions. On lit dans une inscription de Mylasa : βασιλεύοντος Φιλίπ[που... Άσάνόρου ?] σατραπεύοντος (C. I. GRÆC., II, n° 2692), et l'on aura occasion plus loin de citer un décret en hiéroglyphes rédigé en 310 par des prêtres égyptiens, où Ptolémée, qui y parle à la première personne, se donne le titre de satrape.

[136] ARRIAN., III, 6, 6.

[137] HERODOT., IV, 166.

[138] [ARISTOT.,] Œcon., II, 1.

[139] ARRIAN, I, 17, 4. La nomination de Nicias comme épimélète montre que la liberté laissée aux Lydiens n'excluait pas l'obligation du tribut.

[140] ARRIAN, I, 17, 1. C'est dans ces contrées que plus tard un roi Antiochus (sans doute Antiochus III), voulant faire un cadeau princier à un de ses intimes, lui assigna 2.000 plèthres άπό τής βασιλικής χώρας, en stipulant que les βασιλικοί λαοί de ce domaine pourront résider dans la forteresse de Pétra (Inscription citée par SCHLIEMANN, Trojanische Alterthümer, p. 204). Est terre royale, à ce qu'il semble, tout ce qui n'appartient pas à des villes, à des dynastes — ou à des hyparques et satrapes, peut-on ajouter pour le temps où le régime perse était en vigueur.

[141] Inscription d'Érythræ, dans les Monatsberichte der Berl. Akad., 1875, p. 554.

[142] STRABON, XIII, p. 593. Il est impossible, avec les matériaux dont nous disposons, de différencier nettement, d'après le sens qu'ils avaient dans le droit public, les termes έλεύθερος, αύτόνομος, άφορολόγητος, etc. Il serait trop long de faire le compte des textes ayant trait à la question : il faut se représenter tous ces rapports comme tout aussi complexes, aussi variés, aussi locaux et dépendant des circonstances qu'au temps de la première Ligue maritime athénienne et de la symmachie spartiate, où l'on employait encore par-dessus le marché les termes de ύπήκοος et αύτόπολις.

[143] Telles sont les monnaies d'or de Rhodes, Cios, Pergame, trouvées à Saïda en 1863 (WADDINGTON, dans la Revue Numism., 1865, p. 8. 11. 13), telles aussi les monnaies d'argent de Chalcédoine, Éphèse, Rhodes, datant de la même époque. Le cas d'Éphèse surtout est caractéristique, car on a des drachmes de cette ville avec l'abeille d'Éphèse et la légende ΑΡΣΙ, c'est-à-dire du temps où la ville s'appelait Arsinoé, du nom de la femme de Lysimaque, et ces monnaies n'ont pas le poids des drachmes d'Alexandre (4 gr. 10 à 4 gr. 25). Elles pèsent de 4 gr. 93 à 5 gr. 59.

[144] Inscription d'Ilion dans SCHLIEMANN, Trojanische Alterthümer, p. 204.

[145] ARRIAN., II, 2, 2. Démosthène ([DEM.,] De fœd. Alex., § 7) constate qu'Alexandre a rétabli le tyran en Messénie, tandis qu'il a chassé ceux de Lesbos : mais il ne parle pas comme si la Ligue corinthienne avait qualité pour s'occuper également des affaires de Lesbos.

[146] Un texte épigraphique (C. I. GRÆC., II, n° 2166. Add. p. 1024), nous apprend qu'en 321, Antipater, agissant au nom du roi et se préparant à faire la guerre à Perdiccas, exigea de Nasos (Hécatonnesos) et autres villes une είσφορά dont il fit remise aux Nésiotes ; que de même Cassandre, allant faire la guerre à Cypre, exigea είσφοράς καί μεγάλας δαπανάς, mais les allégea pour Nasos, sur les instances de Thersippos.

[147] Ce qui suggère cette idée, c'est que l'on a de cette époque et des temps qui suivent des monnaies d'argent et de cuivre portant sur la face la tête de Pallas des statères d'Alexandre, et sur le revers une foudre avec la légende ΑΙΟΛΕ. Il n'y a guère de rapprochement à faire ici avec la hache double qui se rencontre fréquemment sur les monnaies canonnes. Un fait d'où l'on peut inférer que la Ligue des villes ioniennes a été renouvelée ou a pris alors une nouvelle importance, c'est que, d'après Vitruve (IV, 1), Smyrne, restaurée par Alexandre et Antigone, a été incorporée à nouveau dans la Ligue. Enfin, nous avons déjà deux inscriptions attestant l'existence du κοινόν des villes ioniennes. L'un de ces documents, d'une étendue considérable, est le rescrit par lequel le roi Antigone (par conséquent entre 306 et 301) institue le synœkisme de Lébédos et de Téos. On y règle, entre autres choses, la façon dont les dites villes se feront représenter en commun à la fête des Panionies (LE BAS-WADDINGTON, II, n° 86). L'autre inscription (Archäol. Zeitung, 1872, p. 188) provient de Smyrne. Ce texte fait parfaitement apprécier le renseignement donné par Strabon, à savoir que, sur l'isthme entre Érythræ et Téos, un téménos a été consacré à Alexandre (STRAB., XIV, p. 644).

[148] Inscription d'Ilion (Hissarlik) publiée par G. HIRSCHFELD dans l'Archäol Zeitung, N. F. VII, p. 151. On y trouve six γνήμη τών συνέδρων et une proposition additionnelle de Simalos de Lampsaque en l'honneur de Malousios de Gargara : dans la première γνήμη, Antigone ne porte pas encore le titre de roi ; on le lui donne dans la seconde. Malousios reçoit un témoignage d'honneur parce qu'il a avancé de l'argent sans intérêts (l. 31. 55). Cette inscription explique des formules que l'on rencontre ailleurs (C. I. GRÆC., II, n° 3602 ; n° 3601, l. 2. 9. 16 sqq. ; n° 3595, l. 40).