HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE PREMIER. — CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Dangers de l'extérieur. — Expédition en Grèce (336). — Renouvellement de la ligue de Corinthe. — Fin d'Attale. — Les voisins du Nord. — Expédition en Thrace, sur le Danube, contre les Illyriens. — Deuxième expédition en Grèce. — Ruiné de Thèbes. — Seconde rénovation de la Ligue de Corinthe.

D'une main ferme et prompte, Alexandre avait saisi les rênes du pouvoir et rétabli la paix intérieure. Mais les nouvelles les plus alarmantes arrivaient de l'extérieur.

En Asie-Mineure, Attale, comptant sur ses troupes, qu'il avait su gagner, avait formé le dessein de s'emparer du pouvoir, sous prétexte de défendre les droits de son petit-neveu, le fils de Cléopâtre. Ses forces militaires, et surtout les alliances qu'il avait formées avec les ennemis de la Macédoine, le rendaient redoutable. Pour augmenter le danger, une agitation commençait à se manifester en Grèce qui faisait craindre une défection générale. En apprenant la mort de Philippe — Démosthène en avait été informé le premier par des messagers secrets du stratège Charidème, qui était en station tout près des côtes de Thrace[1], — les Athéniens avaient célébré une fête de joie et consacré un décret d'honneur à la mémoire du meurtrier[2]. C'était Démosthène lui-même qui en avait fait la motion, et qui, parlant devant le Conseil, avait appelé Alexandre un Jocrisse[3] qui n'oserait pas s'aventurer hors de la Macédoine. Il mit tout en mouvement, Athènes, Thèbes, la Thessalie, la Grèce entière, pour arriver à une rupture ouverte avec la Macédoine, prétextant que le serment fédéral que les villes avaient prêté au père ne les engageait pas avec le fils[4] ; il envoya des messagers et des lettres à Attale ; il entra en négociation avec les Perses au sujet de subsides contre la Macédoine. Athènes se prépara à la guerre et apprêta sa flotte ; Thèbes se disposa à chasser de la Cadmée la garnison macédonienne ; les Étoliens, jusqu'alors amis des Macédoniens, prirent la résolution de ramener à main armée ceux que Philippe avait bannis d'Acarnanie ; les Ambraciotes chassèrent la garnison macédonienne et restaurèrent la démocratie. Argos[5], les Éléens, les Arcadiens étaient prêts à secouer le joug de la Macédoine, et Sparte ne s'y était jamais soumise.

En vain Alexandre envoya des ambassadeurs pour assurer la Grèce de son bon vouloir et de son respect pour les libertés existantes, les Hellènes, enivrés par la certitude que les anciens temps de gloire et de liberté étaient revenus, croyaient la victoire assurée ; à Chéronée, disait-on, toutes les forces macédoniennes, commandées par Philippe et Parménion, avaient triomphé avec peine de l'armée d'Athènes et de Thèbes : maintenant tous les Hellènes étaient unis et n'avaient devant eux qu'un enfant à peine affermi sur son trône, qui aimerait mieux péripatétiser à Pella que s'aventurer à lutter contre l'Hellade ; Parménion, le seul général éprouvé qu'il eût à son service, était en Asie, ainsi qu'une partie considérable de ses forces, que les satrapes perses serraient déjà de près, tandis qu'une autre partie, commandée par Attale, était prête à se déclarer pour les Hellènes contre Alexandre ; les cavaliers thessaliens eux-mêmes, ainsi que les contingents militaires des Thraces et des Péoniens, s'étaient soustraits à la puissance macédonienne ; le chemin de la Grèce n'était même plus ouvert à Alexandre, puisqu'il lui faudrait courir le risque d'abandonner son royaume aux invasions de ses voisins du Nord et aux attaques d'Attale. En effet, les peuples du Nord et de l'Est menaçaient de se soustraire à la dépendance de la Macédoine, ou d'envahir à la première occasion les frontières du royaume, pour le piller.

La situation d'Alexandre était difficile et pressante. Ses amis — ceux même qui avaient été récemment banni s étaient rentrés — le conjuraient de céder avant que tout fût perdu, de se réconcilier avec Attale et de rappeler les forces envoyées en avant, de laisser faire les Hellènes jusqu'à ce que les premières fumées fussent dissipées, de gagner par des présents les Thraces, les Gètes, les Illyriens, et de désarmer les rebelles en leur faisant grâce. Par ces moyens, en effet, Alexandre aurait pu s'affermir en Macédoine et gouverner en paix son pays ; peut-être même fût-il arrivé à recouvrer la même influence et la même puissance qu'avait eues son père sur la Grèce et sur les Barbares circonvoisins, et eût-il pu à la fin songer à une expédition en Asie, ainsi que son père avait fait toute sa vie. Alexandre fut d'un autre avis ; la résolution qu'il prit le montre dans toute la force et toute la hardiesse de son esprit : son génie le poussait, comme on a dit en parlant d'un héros des siècles postérieurs.

Les périls qui s'enchevêtraient autour de lui se rangeaient en trois catégories : ceux du Nord, ceux de l'Asie, ceux de la Grèce. S'il marchait contre les peuples du Nord, Attale avait le temps d'affermir sa puissance et peut-être de revenir en Europe ; la ligue des villes helléniques se fortifiait, et il était forcé de combattre comme une trahison et une rébellion ouverte des États ce qui jusqu'à présent pouvait être seulement puni comme une affaire de partis et .une suggestion de démagogues criminels gagnés par l'or des Perses. S'il marchait contre la Grèce, il suffisait des moindres forces pour le retenir et arrêter sa marche à travers les défilés, tandis que rien n'empêchait Attale d'opérer sur ses derrières et de s'unir aux Thraces révoltés. Marcher contre Attale lui-même était encore le parti le moins prudent, car alors les villes grecques seraient trop longtemps laissées à elles-mêmes les Macédoniens se trouveraient entraînés contre les Macédoniens à une guerre civile, dans laquelle les satrapes perses auraient peut-être le dernier mot : enfin Attale, qui ne devait être regardé que comme un traître, serait traité comme une puissance, et le roi, en le combattant, amoindrirait son prestige aux yeux des Grecs et des Barbares. Si l'on arrivait à frapper Attale, la chaîne était brisée et le reste se trouvait de soi.

Attale fut décrété de haute trahison et condamné à mort ; un des amis[6], Hécatæos de Cardia, reçut l'ordre de se rendre en Asie à la tête d'un corps de troupes, de s'unir aux forces de Parménion, et d'amener Attale, mort ou vif, en Macédoine. Ensuite, comme, au pis aller, on n'avait à redouter des ennemis du Nord que des incursions dévastatrices et qu'il serait toujours facile de les soumettre par une expédition ultérieure, le roi résolut d'envahir l'Hellade avec son armée avant qu'on eût pu réunir, pour lui barrer le chemin, des forces considérables.

Vers cette époque arrivèrent à Pella des courriers envoyés par Attale pour démentir les bruits qui s'étaient répandus sur son compte, témoigner de sa soumission par de belles paroles, et donner la preuve de la loyauté de ses sentiments en remettant aux mains du roi les lettres qu'il avait reçues de Démosthène au sujet des préparatifs en Grèce[7]. D'après ces documents et d'après la démarche d'Attale, le roi put conclure qu'il ne rencontrerait en Grèce qu'une faible résistance ; il ne rapporta pas son ordre, sachant qu'il pouvait se reposer sur la fidélité du vieux Parménion, bien que celui-ci eût Attale pour gendre.

Il marcha en personne sur la Thessalie et se dirigea en longeant la côte vers les défilés du Pénée ; mais il trouva le passage principal de Tempé et le défilé latéral de Callipeuké fortement occupés. S'en emparer de vive force était difficile, et tout retard plein de dangers : Alexandre s'ouvrit une voie nouvelle. Au sud du défilé principal s'élèvent les masses rocheuses de l'Ossa, un peu moins escarpées du côté de la mer que du côté du Pénée. Ce fut vers ces endroits moins escarpés qu'Alexandre conduisit son armée ; puis, faisant creuser des degrés dans le roc, là où cela était nécessaire, il gravit la montagne et déboucha dans la plaine de la Thessalie, sur les derrières des postes thessaliens[8]. Sans avoir tiré l'épée, il était maitre du pays, qu'il voulait gagner et non soumettre, afin de pouvoir compter sûrement, au moment de la guerre contre les Perses, sur l'excellente cavalerie thessalienne. Convoquant alors les nobles de la contrée à une assemblée, il rappela l'origine commune des deux races ; qui descendaient d'Achille, les bienfaits de son père, qui avait délivré le pays du joug sanguinaire des tyrans de Phères et l'avait toujours mis à l'abri des insurrections et de la tyrannie en restaurant les anciennes tétrarchies d'Aleuas[9]. Il ajoutait qu'il ne demandait rien que ce qu'ils avaient librement donné à son père et la reconnaissance de l'hégémonie de la Grèce, que la Ligue hellénique avait conférée à Philippe. Il promit de laisser et de protéger chaque famille et chaque contrée dans ses droits et dans ses libertés, comme avait fait son père, de donner à leurs cavaliers leur part entière du butin dans les guerres de Perse, et d'honorer par l'exemption d'impôts Phthie, la patrie d'Achille, leur ancêtre commun[10]. Les Thessaliens se hâtèrent d'accepter des conditions si avantageuses et si honorables, et de confirmer, par un vote commun, Alexandre dans les droits de son père[11] ; ils lui promirent même de marcher avec lui sur la Grèce, s'il en était besoin, pour y étouffer l'agitation[12]. Après les Thessaliens, il attira à lui par des avances semblables les peuples voisins, les Ænianes, Maliens, Dolopes, toutes tribus dont chacune avait une voix au conseil des Amphictyons, et dont l'alliance lui ouvrait la route des Thermopyles.

La rapidité avec laquelle la Thessalie avait été prise et pacifiée n'avait pas laissé aux États helléniques le temps d'occuper les importants défilés de la chaîne de l'Œta. Il n'entrait pas-dans le plan d'Alexandre de donner, par des mesures rigoureuses, un prétexte et un air sérieux à un mouvement qui devait être tout au plus considéré comme l'œuvre insensée d'un parti. Effrayés par l'approche des forces macédoniennes, les Hellènes se hâtèrent de prendre l'apparence d'une paix profonde. Comme, par conséquent, il n'y avait rien de changé aux institutions établies par Philippe, Alexandre convoqua les Amphictyons aux Thermopyles[13] ; il demanda et obtint un décret reconnaissant formellement son hégémonie. Dans le même but, il garantit aux Ambraciotes l'autonomie qu'ils avaient rétablie chez eux après avoir chassé la garnison macédonienne, en leur disant qu'il avait eu l'intention de la leur offrir et qu'ils l'avaient simplement devancé.

Les Thessaliens et les Amphictyons avaient reconnu l'hégémonie d'Alexandre, mais aucun envoyé de Thèbes, d'Athènes, de Sparte, n'avait paru aux Thermopyles. Maintenant encore peut-être, Thèbes faisait défection ; elle avait pu compter sur la connivence et peut-être sur l'appui de plusieurs États. Il est vrai que ces États n'étaient pas préparés ; Sparte n'avait pu se relever, depuis qu'Épaminondas. avait campé aux bords de l'Eurotas ; la Cadmée, Chalcis en Eubée, l'Acrocorinthe[14] étaient encore occupées par des garnisons macédoniennes ; à Athènes, comme toujours, on déclamait beaucoup et l'on n'agissait guère ; même à l'annonce que le roi était déjà en Thessalie, qu'il allait entrer en Grèce avec les Thessaliens et qu'il avait manifesté une grande irritation contre l'aveuglement d'Athènes[15], on n'en poussa pas avec plus de zèle les préparatifs, bien que Démosthène n'eût pas cessé de prêcher la guerre. Une marche rapide des Macédoniens pouvait épargner à la Grèce un grand malheur.

Alexandre, quittant les Thermopyles, descendit dans la plaine de la Béotie et vint camper près de la Cadmée : les Thébains n'essayèrent pas de résister. Quand on apprit à Athènes que Thèbes était aux mains d'Alexandre, si bien que deux jours de marche pouvaient amener l'ennemi aux portes de la ville, les défenseurs les plus acharnés de la liberté eux-mêmes perdirent courage. On résolut de mettre à la hâte les murs en état de défense, d'évacuer le pays plat, de faire entrer dans Athènes tous les biens meubles, de sorte que cette ville, si admirée et si disputée, ressemblait à une étable de bœufs et de moutons[16]. En même temps, on décida d'envoyer des ambassadeurs au roi, pour l'apaiser et lui demander pardon de ce que les Athéniens n'avaient pas immédiatement reconnu son hégémonie. Peut-être pouvait-on sauver encore la possession d'Oropos, que les Athéniens avaient reçue des mains de Philippe deux ans auparavant[17]. Démosthène était un des ambassadeurs ; mais, arrivé au Cithéron, soit qu'il se souvint de ses lettres à Attale, soit qu'il craignit de dévoiler ses relations avec les Perses[18], il s'en retourna, laissant aux autres envoyés le soin de porter les prières du dêmos athénien. Alexandre les reçut avec bonté[19], pardonna le passé, renouvela les traités précédemment conclus avec son père, et demanda seulement que, pour les négociations ultérieures, Athènes envoyât des plénipotentiaires à Corinthe. Le peuple jugea convenable de décréter pour le jeune roi de plus grands honneurs que ceux qu'il avait accordés à son père deux ans auparavant[20].

Alexandre poursuivit sa marche vers Corinthe, où les plénipotentiaires des États de la Ligue avaient rendez-vous[21]. Sparte elle-même parait avoir été invitée ; c'est ce que fait supposer la déclaration des Spartiates : que leur habitude n'était pas de suivre les autres, mais de les conduire[22]. Alexandre aurait pu facilement les contraindre, mais c'eût été peu habile et la chose n'en valait pas la peine ; il ne voulait en somme que l'apaisement aussi prompt que possible de la Grèce et la reconnaissance de l'hégémonie de la Macédoine contre les Perses. C'est en ce sens que fut renouvelée et jurée la formule du pacte fédéral, et Alexandre fut nommé stratège des Hellènes avec des pouvoirs illimités.

Alexandre avait atteint le but qu'il se proposait. Il serait intéressant de connaître en quelle disposition se trouvaient alors à son égard les contrées helléniques ; il est vraisemblable qu'il y avait moins d'exaspération et d'hypocrisie à son égard que pourraient nous le faire croire le zèle acharné des orateurs attiques pour la liberté, ou la haine que les moralistes grecs du temps de l'empire romain affectaient pour la tyrannie. On voit les choses sous un jour bien différent, quand on songe que Délios d'Éphèse, le disciple de Platon, envoyé par les Hellènes d'Asie, vint trouver Alexandre, l'excita de toutes ses forces et l'entraîna à commencer la guerre contre les Perses[23]. Parmi ceux qui étaient le plus étroitement liés avec Alexandre étaient Érigyios et Laomédon, originaires de Lesbos, qui étaient venus s'établir à Amphipolis et qui devaient suffisamment connaître la misère de leur patrie dominée par les amis des Perses. L'état de ces pays était en effet un triste exemple de l'autonomie que le Grand-Roi avait garantie aux îles, depuis Rhodes jusqu'à Ténédos, par la paix d'Antalcidas : c'en était fait là-bas de la civilisation grecque, à moins qu'Alexandre ne vint et ne triomphât[24]. Dans l'Hellade elle-même, Thèbes seule avait à déplorer la perte de son autonomie, dont elle était bien un peu la cause ; à Athènes, l'opinion de la foule la plus mobile qui ait jamais exercé le pouvoir dépendait plus que jamais des dernières impressions et des prochaines espérances. L'abstention boudeuse de Sparte témoignait plus de faiblesse que de force, plus de mauvaise humeur que de dignité. On doit supposer que la partie la plus sensée du peuple hellénique se tournait du côté de la grande entreprise nationale qu'on était sur le point d'entreprendre, et du jeune héros qui se présentait pour l'accomplir. Les jours qu'Alexandre passa à Corinthe semblent nous en donner la preuve. De tous les côtés, artistes, philosophes, hommes politiques, accouraient dans cette ville pour voir le jeune roi, l'élève d'Aristote ; tous se pressaient près de lui, cherchant à obtenir de lui un regard ou une parole. Diogène de Sinope seul resta tranquille dans son tonneau, sur la palestre du faubourg. Alexandre vint alors à lui et le trouva couché au soleil devant son tonneau ; il le salua et lui demanda s'il n'avait point quelque désir : Écarte-toi un peu de mon soleil, fut la réponse du philosophe. Sur quoi le roi dit à ceux qui l'accompagnaient : Par Zeus ! si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène[25]. Peut-être n'est-ce là qu'une anecdote comme on en a tant conté sur cet homme bizarre.

A l'hiver, Alexandre retourna en Macédoine pour se préparer à marcher contre les Barbares des frontières, expédition qu'il avait retardée jusqu'à cette époque. Attale n'était plus à craindre ; Hécatæos s'était uni à Parménion, et, comme ils ne croyaient pas leur armée assez forte pour aller s'emparer d'Attale au milieu des troupes qu'il avait su gagner, ils le firent assassiner, selon l'ordre qu'ils avaient reçu[26] ; les troupes séduites, qui se composaient partie de Macédoniens, partie de mercenaires grecs[27], rentrèrent dans le devoir.

Telle était la situation en Asie. En Macédoine, Olympias avait profité de l'absence de son fils pour savourer jusqu'à la dernière goutte le plaisir de la vengeance. Le meurtre de Philippe avait été, sinon son ouvrage, du moins certainement son désir ; mais ceux pour qui elle et son fils avaient dû souffrir un indigne traitement vivaient encore : la jeune veuve Cléopâtre et son petit enfant devaient mourir aussi. Olympias fit massacrer l'enfant sur le sein de sa mère, et força celle-ci à s'étrangler avec sa propre ceinture[28]. On rapporte qu'Alexandre s'emporta contre sa mère à ce sujet ; mais un fils ne pouvait que se mettre en colère. Toutefois, le courage de ses adversaires n'était pas brisé ; toujours on découvrait de nouvelles trames : Amyntas, fils du roi Perdiccas, auquel Philippe avait donné la main de sa fille Cynane, se trouva impliqué dans un complot contre la vie d'Alexandre, et fut exécuté[29].

Pendant ce temps, le corps d'avant-garde qu'on avait envoyé en Asie s'était étendu le long de la côte, à l'est et au sud : la ville libre de Cyzique, sur la Propontide, protégeait le flanc gauche de cette armée ; sur la droite, au sud du Caïcos, Parménion occupait Gryneion. Déjà le dêmos d'Éphèse s'était soulevé et avait renversé l'oligarchie amie des Perses ; cette place était un point d'appui important qui permettait à Parménion de s'avancer davantage[30]. Certainement le dêmos des autres cités, opprimé, soit par des tyrans, comme dans les villes de l'île de Lesbos, soit par des oligarques, comme à Chios et à Cos, ou assujetti à l'obéissance des Perses, considérait avec une agitation croissante les progrès des troupes macédoniennes. L'envoi de cette avant-garde avait pu être une faute, et pour Alexandre un embarras au commencement de son règne ; mais maintenant ce corps et l'excitation qu'il avait causée pouvait servir au moins à couvrir les derrières de l'armée d'expédition contre les Thraces ; les positions dont il s'était emparé, et la flotte macédonienne qui stationnait dans les eaux de la Propontide rendaient impossible toute tentative des Perses pour passer en Thrace.

Cependant le besoin de faire sentir aux Thraces, aux Gètes, aux Triballes et aux Illyriens la supériorité des forces macédoniennes se faisait vivement sentir ; avant d'entreprendre la grande expédition contre l'Asie, il fallait établir avec ces voisins une situation qui eût chance de durer. Ces peuplades, qui environnaient la Macédoine de trois côtés, avaient été au temps de Philippe réduites en partie au rôle de sujettes, en partie à celui d'alliées corvéables des rois de Macédoine, ou bien arrêtées dans leurs incursions pillardes par de nombreuses défaites, comme les tribus illyriennes[31]. Mais à la mort de Philippe, elles avaient cru le moment favorable pour secouer leur lourde dépendance, pour recommencer leurs courses et leurs invasions sous la conduite de leurs chefs et avec leur indépendance d'autrefois, comme avaient fait leurs pères.

C'est ainsi que se levaient maintenant les Illyriens, sous les ordres de leur prince Clitos[32]. Le père de ce prince, nommé Bardylis, était de charbonnier devenu roi, et avait groupé les divers cantons pour entreprendre en commun des incursions de brigandage. Il avait même occupé les frontières de la Macédoine sous les règnes néfastes d'Amyntas et de Ptolémée l'Alorite, jusqu'à ce qu'enfin Philippe, dans un sanglant combat, l'eût repoussé derrière le lac Lychnitis. Clitos pensait qu'il pourrait au moins s'emparer cette fois des défilés au sud de ce lac. Les Taulantins s'apprêtaient à faire cause commune avec lui, sous la conduite de leur prince Glaucias. Ces derniers, voisins des Illyriens, occupaient à côté d'eux et derrière eux le pays qui s'étendait jusqu'à la mer, près d'Apollonia et de Dyrrhachion. Les Autariates, installés depuis deux générations dans les vallées du Brongos et de l'Angros (la Morava serbe et bulgare)[33], emportés par le mouvement général des tribus illyriennes leurs congénères et attirés par l'appât du butin, se disposaient également à faire irruption sur le territoire macédonien.

Les Triballes, tribu de Thraces nombreuse et ennemie des Macédoniens, semblaient encore plus redoutables. Ils habitaient alors au nord de la chaîne de l'Hæmos, le long du cours inférieur du Danube. Déjà, vers 370, ayant été chassés par les Autariates du pays qu'ils occupaient sur la Morava, ils avaient franchi les montagnes, s'étaient frayé un chemin jusqu'à Abdère, et s'étaient retirés, chargés de butin, vers les bords du Danube d'où ils avaient chassé les Gètes[34]. Ceux-ci s'étaient alors répandus dans les vastes plaines qui s'étendent sur la rive gauche du Danube, chassant à leur tour les Scythes qui habitaient cette plaine ainsi que les forêts marécageuses des bouches du Danube et les steppes de la Dobroutscha, et qui étaient gouvernés par leur vieux roi Atéas[35]. Celui-ci, se sentant ainsi pressé, appela Philippe à son secours par l'intermédiaire de Grecs d'Apollonia avec qui il était en relations d'amitié. Mais, avant l'arrivée du roi de Macédoine, le vieil Atéas avait fait la paix avec les Gètes, et il tourna ses armes contre celui qui accourait à son aide. Une sanglante défaite (339) lui fit expier sa trahison. Pour s'en retourner, Philippe avait choisi la route qui traversait le territoire des Triballes, et il s'en revenait chargé de riches dépouilles, lorsque ces peuples, qu'il croyait sans doute avoir effrayés, tombèrent sur lui et s'emparèrent d'une partie de son butin. Dans cette rencontre, Philippe reçut une blessure qui l'obligea à se retirer sans avoir châtié d'abord les Triballes. L'automne suivant, la guerre amphictyonique l'appela en Grèce ; puis la nécessité de réduire Thèbes, l'organisation de la ligue corinthienne, ensuite la guerre contre l'Illyrien Pleurias, l'avaient retenu, de sorte que la mort le frappa avant qu'il eût tiré vengeance des Triballes. Comment ces peuples n'eussent-ils pas été alléchés, aussi bien que les Illyriens, par les débuts d'un jeune roi et par les discordes, maintenant trop connues, qui régnaient à la cour de Pella ?

Si les Triballes se révoltaient en ce moment, leurs voisins immédiats, les Thraces qui habitaient dans l'Hæmos et que les brigands eux-mêmes redoutaient comme des brigands, les Mordes, les Besses, les Corpilles, loin de s'opposer à leur irruption, se seraient peut-être unis avec eux, ce qui eût doublé le danger. Les tribus du Sud elles-mêmes, qui occupaient le Rhodope jusqu'à la vallée du Nestos et étaient connues sous le nom de Thraces libres, auraient certainement fait cause commune avec les Triballes, comme jadis lors de l'incursion contre Abdère. Les régions limitrophes du côté du Nord, régions à moitié soumises, notamment le pays entre le Strymon et l'Axios supérieur et la principauté importante encore des Péoniens[36] bien qu'elles fussent encore tranquilles pour le moment, étaient loin d'offrir une sécurité absolue au royaume macédonien ; les Thraces qui occupaient les bords de l'Hèbre jusqu'à la Propontide au sud, jusqu'au Pont à l'est, ne semblaient pas moins douteux. Tous ces Thraces, issus de la maison royale de Térès, roi des Odryses au temps de Périclès, avaient jadis formé une quantité de petites principautés qui eurent une importante puissance collective tant qu'elles trouvèrent dans le royaume des Odryses une sorte de lien qui les réunissait ; le roi Philippe avait réussi, par de longs et sanglants combats, à les désunir de plus en plus et à les réduire sous sa dépendance[37] ; les Athéniens, en exigeant du roi la restauration de Kersoblepte et du vieux Térès, avaient causé la cruelle guerre. de 340. Il est possible qu'après la victoire de Chéronée, Philippe ait aussi mis en ordre les affaires de Thrace, et il n'est pas douteux que quelques-uns de ces princes conservèrent leur patrimoine, sous la dépendance toutefois de la Macédoine[38]. Cette dépendance dut leur être assez difficile à supporter, d'autant plus que les colonies macédoniennes sur l'Hèbre, et peut-être un stratège macédonien placé à la tête de celles-ci, les forçaient à la tranquillité[39]. Bien que ces peuples n'eussent pas profité des troubles qui suivirent le meurtre de Philippe pour se mettre en état d'hostilité déclarée, bien qu'ils ne se fussent ligués ni avec les conjurés, ni avec Attale, ni avec les Athéniens, cependant les inquiétudes à. leur sujet étaient si grandes parmi les conseillers d'Alexandre, qu'ils crurent plus prudent d'user de condescendance et même, si ces peuples faisaient défection, d'indulgence, que d'exiger d'eux avec rigueur la soumission et le respect envers les traités conclus. Alexandre comprit que l'indulgence et les demi-mesures réduiraient à la défensive la Macédoine, ;qui était invincible si elle attaquait ; qu'on enhardirait ainsi ces farouches Barbares avides de pillage, et qu'on rendrait impossible la guerre de Perse ; car on ne pouvait ni laisser les frontières exposées aux attaques de ces peuples, ni se passer de leur concours, comme infanterie légère, dans la guerre contre les Perses.

Les dangers que présentait la Grèce étaient maintenant heureusement écartés, et on se trouvait dans une saison assez avancée pour qu'on pût espérer traverser les montagnes sans obstacle[40]. Parmi les peuples dont nous venons de parler, ceux qui appartenaient à la Macédoine n'avaient encore entrepris rien de décisif, ou du moins depuis le retour d'Alexandre en Macédoine ne semblaient pas penser à poursuivre leurs téméraires entreprises ; d'un autre côté, pour les effrayer et leur enlever toute pensée de défection et de changement, on allait leur mettre sous leurs yeux, pour ainsi dire, la supériorité des armes macédoniennes et la volonté bien déterminée de s'en servir ; le roi prit donc la résolution d'entrer en campagne contre les Triballes, qui n'avaient :pas encore été châtiés pour avoir attaqué et volé Philippe au retour de son expédition contre les Scythes.

Deux chemins se présentaient au roi pour traverser les montagnes et entrer dans le pays des Triballes ; il pouvait y pénétrer, soit en remontant l'Axios et en traversant les défilés du nord et le territoire des Agrianes, qui avaient toujours été fidèles, soit en passant à l'est par le territoire des Thraces libres, puis par la vallée de l'Hèbre, et en franchissant l'Hæmos pour tomber sur les frontières orientales des Triballes. Cette seconde route était préférable, en ce qu'elle passait dans le territoire de peuplades d'une fidélité douteuse, notamment à travers le pays des Thraces Odryses. En même temps, on ordonna à Byzance d'envoyer sur les bouches du Danube un certain nombre de vaisseaux de guerre, afin de rendre possible la traversée du fleuve[41]. Antipater resta à Pella pour administrer le royaume[42].

D'Amphipolis, le roi marcha d'abord vers l'est[43] à travers le territoire des Thraces libres, en laissant sur sa gauche Philippes et plus loin l'Orbelos, puis il remonta la vallée du Nessos et traversa ce fleuve[44]. Il franchit ensuite le Rhodope, et traversa le territoire des Odryses pour arriver aux défilés de l'Hæmos[45]. Après une marche de dix jours, dit-on, Alexandre était au pied des montagnes. La route, escarpée dans cet endroit et resserrée de chaque côté par des hauteurs, était occupée par les ennemis, qui semblaient vouloir à toute force fermer le passage. Ces ennemis étaient composés en partie de montagnards des environs[46], et en partie de Thraces libres ; ils n'avaient pour toutes armes qu'une dague et un épieu, et portaient en guise de casque une peau de renard, de sorte qu'ils ne pouvaient tenir la campagne contre les Macédoniens, qui étaient pesamment armés. Leur intention était de jeter le désordre et la confusion dans la ligne de bataille ennemie, lorsqu'elle s'approcherait des montagnes, en faisant rouler sur elle les nombreux chariots dont ils avaient garni les hauteurs, pour tomber ensuite sur les rangs ainsi débandés. Alexandre vit le danger ; mais, persuadé que nulle part ailleurs le passage n'était possible, il donna l'ordre à son infanterie d'ouvrir ses rangs, si la nature du terrain le permettait, partout où elle verrait les chariots rouler, et de laisser ainsi passer ces engins au milieu de leurs bataillons ; dans les endroits où il était impossible de se ranger de côté pour les éviter, les soldats devaient mettre le genou en terre et se tenir fortement serrés, leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, afin de laisser passer sur eux les voitures. Les chariots lancés passèrent ainsi en partie au milieu des rangs ouverts, et en partie sur le toit de boucliers, sans causer aucun mal. Alors les Macédoniens se précipitèrent sur les Thraces en poussant de grands cris ; les archers, envoyés en avant de l'aile droite, rejetèrent en arrière à coups de flèches les ennemis qui les assaillaient, et couvrirent la marche des soldats pesamment armés qui gravissaient la montagne. Ceux-ci, s'avançant en lignes serrées, chassèrent facilement de leur position les Barbares armés à la légère, de telle sorte que, le roi survenant à la tête de l'aile gauche avec les hypaspistes et les Agrianes, les Barbares ne purent résister davantage ; ils jetèrent leurs armes et s'enfuirent comme ils purent. Ils perdirent quinze cents morts ; leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens devinrent la proie des Macédoniens, qui les envoyèrent sur les marchés des villes maritimes, sous la garde de Lysanias et de Philotas[47].

Alexandre descendit alors le versant nord de la montagne, qui est moins escarpé, et pénétra dans la vallée des Triballes en traversant le Lyginos, qui dans cet endroit est éloigné du Danube d'environ trois étapes[48]. Syrmos, prince des Triballes, informé de l'invasion d'Alexandre, avait envoyé en avant les femmes et les enfants de ses sujets sur le Danube, en leur ordonnant de s'établir dans l'île de Peuké[49], où déjà les Thraces voisins des Triballes s'étaient réfugiés[50] ; Syrmos lui-même s'y enfuit à ce moment avec ses gens. La masse des Triballes, au contraire, se porta en arrière, du côté du Lyginos dont Alexandre s'était éloigné le jour précédent, sans doute afin de s'emparer des défilés sur ses derrières. A peine le roi eut-il appris cette manœuvre qu'il revint promptement sur ses pas pour les poursuivre, et il les surprit au moment où ils venaient de camper. Les Barbares se mirent rapidement en ligne sur le bord de la forêt qui s'étend le long de la rivière. Tandis que les colonnes de la phalange approchaient, Alexandre lança en avant les archers et les frondeurs, pour attirer avec leurs flèches et leurs pierres les ennemis en rase campagne. Ces derniers firent une charge impétueuse ; mais, au moment où ils s'aventuraient trop loin, particulièrement sur l'aile droite, trois escadrons de cavalerie se précipitèrent sur eux à droite et à gauche, puis les autres escadrons se portèrent rapidement au centre, tandis que la phalange s'avançait derrière eux. L'ennemi, qui jusqu'alors s'était vaillamment comporté, ne put supporter le choc des cavaliers cuirassés et de la phalange serrée, et s'enfuit à travers la forêt vers la rivière. Trois mille hommes périrent dans cette fuite ; les autres, protégés par l'obscurité de la forêt et de la nuit qui arrivait, parvinrent à s'échapper.

Alexandre reprit sa marche en avant et, le troisième jour, arriva au bord du Danube, où déjà l'attendaient les vaisseaux de Byzance. Aussitôt, ces vaisseaux furent chargés d'archers et d'hommes pesamment armés, pour s'emparer de l'île où. les Triballes et les Thraces s'étaient réfugiés. Mais cette île était bien gardée ; les rives étaient escarpées, le courant resserré et rapide, les vaisseaux trop peu nombreux, et les Gètes, sur la rive nord, semblaient prêts à faire cause commune avec l'ennemi. Alexandre rappela ses vaisseaux et résolut immédiatement d'attaquer les Gètes sur l'autre bord : s'il parvenait, en surmontant ces Barbares, à se rendre maître des deux rives du fleuve, l'île ne pourrait pas tenir longtemps[51].

Les Gètes, au nombre d'environ quatre mille cavaliers et de plus de dix mille fantassins, s'étaient rangés sur la rive nord du Danube, en avant d'une ville mal fortifiée qui se trouvait un peu dans l'intérieur des terres. Ils pouvaient espérer que l'ennemi emploierait des journées à traverser le fleuve, et qu'ils trouveraient ainsi l'occasion de tomber sur chaque partie des troupes qui débarqueraient et de les écraser séparément. On était au milieu de mai, et les champs qui entouraient la ville des Gètes étaient couverts de moissons dont les chaumes déjà assez hauts pouvaient cacher aux yeux de l'ennemi des troupes abordant à la rive[52]. Le tout était de surprendre les Gètes par une prompte attaque. Comme les vaisseaux de Byzance ne pouvaient contenir une quantité suffisante de troupes, on réunit, de tout le voisinage, une multitude de petits bateaux dont les habitants se servaient pour pêcher, pour pirater ou pour visiter leurs amis de l'autre rivage ; de plus, les peaux qui servaient de tentes aux Macédoniens furent remplies de foin et solidement liées ensemble. Au milieu du silence de la nuit, quinze cents cavaliers et quatre mille fantassins, conduits par le roi, traversèrent le fleuve et abordèrent au-dessous de la ville, sous la protection des immenses champs de blé. Au lever du jour, ils s'avancèrent au milieu des moissons ; les fantassins marchaient en avant, avec ordre de coucher les blés avec leur sarisses et de s'avancer jusqu'à ce qu'ils trouvassent un terrain non cultivé. La cavalerie, qui jusque-là avait suivi les fantassins, se porta, sous la conduite du roi, dans ce terrain, près de l'aile droite, tandis qu'à gauche, appuyée sur le fleuve, la phalange marchait en ligne déployée, sous les ordres de Nicanor. Effrayés par l'inconcevable hardiesse d'Alexandre, qui en une nuit avait ainsi facilement traversé le plus grand de tous les fleuves, les Gètes, se sentant incapables de résister à l'attaque de la cavalerie ainsi qu'à la force de la phalange, se jetèrent à la hâte dans la ville ; puis, voyant que l'ennemi s'en approchait, ils se mirent à fuir vers l'intérieur des terres, prenant avec eux autant de femmes et d'enfants que les chevaux en pouvaient porter. Le roi entra dans la ville, la mit au pillage, envoya le butin en Macédoine sous la garde de Philippe et de Méléagre, puis offrit sur la rive du Danube un sacrifice d'action de grâces à Zeus Sauveur, à Héraclès et au fleuve. Son intention n'était pas d'étendre les limites de sa puissance jusque dans les vastes plaines qui se déroulent au delà du Danube du côté du nord : les Gètes avaient appris à connaître la puissance des Macédoniens ; le large fleuve tait désormais une frontière sûre, et dans le voisinage ne se trouvait aucune peuplade dont on eût à craindre la résistance. Alexandre, après avoir marqué par ce sacrifice le terme qu'il s'était proposé d'atteindre au nord, s'en retourna le même jour d'une expédition qui ne lui pas avait coûté un homme, et rentra dans son camp au sud du fleuve[53].

Les peuplades qui habitaient près du Danube, si rudement et si soudainement attaquées, envoyèrent des ambassadeurs dans le camp du roi avec des présents de leur pays et demandèrent la paix, ce qu'Alexandre leur accorda volontiers. Le prince des Triballes, Syrmos, voyant bien que son île du Danube ne serait pas en état de tenir, se soumit aussi. Une ambassade des Celtes qui habitaient les montagnes voisines de la mer Adriatique vint également au camp. Ces Celtes, qui sont de haute stature et ont une haute opinion d'eux-mêmes, ainsi que le raconte un témoin oculaire, avaient appris les exploits du roi et voulaient lui demander son amitié. Pendant le festin, le jeune roi leur demanda ce qu'ils craignaient le plus. Alexandre pensait qu'ils allaient dire que c'était lui ; ils répondirent qu'ils ne craignaient rien, sauf peut-être que le ciel ne leur tombât un jour sur la tête, mais que l'amitié d'un héros tel que lui était ce qu'ils prisaient le plus. Le roi les appela ses amis et ses alliés et les congédia chargés de riches présents ; mais, après leur départ, il ne se fit pas faute de dire que les Celtes étaient des fanfarons[54].

Après avoir ainsi dompté les Thraces libres, contraint les Odryses au repos, établi la domination macédonienne sur les peuples du Danube par sa victoire sur les Triballes et par la défaite des Gètes, s'être assuré du Danube comme frontière, Alexandre avait atteint le but de cette expédition : il se hâta de revenir vers le sud, à travers le territoire de ses alliés les Agrianes (plaine de Sofia[55]), pour rentrer en Macédoine. Déjà il avait reçu la nouvelle que le prince Clitos, avec ses Illyriens, s'était emparé des défilés de Pélion, que Glaucias, prince des Taulantins, s'avançait pour s'unir à Clitos, et que les Autariates, de concert avec eux, se disposaient à tomber sur l'armée macédonienne pendant sa marche à travers les montagnes.

La position d'Alexandre était difficile ; plus de huit jours de marche le séparaient encore des défilés des frontières de l'ouest déjà franchis par les Illyriens ; il n'était plus en état de sauver Pélion, qui était la clef des vallées des deux rivières, l'Haliacmon et l'Apsos (Devol). Pour peu que l'attaque des Autariates le retînt deux jours, les Illyriens et les Taulantins réunis étaient assez forts pour s'avancer de Pélion jusqu'au cœur de la Macédoine, occuper l'importante ligne de la rivière de l'Érigon et couper au roi les. communications avec le sud de son royaume et avec la Grèce, où déjà une agitation pleine de périls se faisait sentir, tandis que les communications des Barbares avec leur pays restaient ouvertes pour eux par le défilé de Pélion. Il est vrai que Philotas occupait la Cadmée avec une forte garnison et qu'Antipater, en Macédoine, avait encore des troupes sous la main pour le soutenir ; mais ils ne pouvaient que peu de chose sans l'armée qui était avec le roi, et cette armée se trouvait dans un sérieux embarras. Alexandre jouait gros jeu ; une rencontre malheureuse, et tout ce que son père et lui avaient élevé avec tant de peine s'écroulait d'un seul coup.

Langaros, le prince des Agrianes, qui déjà du temps de Philippe avait donné des preuves d'une inébranlable fidélité et dont le contingent avait combattu avec une vaillance signalée dans la campagne qui venait de se terminer, était venu à la rencontre d'Alexandre avec ses hypaspistes et les troupes les plus belles et les plus vaillantes qu'il eût alors sous la main. Comme Alexandre, inquiet du retard que pouvaient lui causer les Autariates, s'informait de leurs forces et de leur armement, Langaros lui apprit qu'il n'avait pas besoin de s'inquiéter à cause de ce peuple, qui était le moins redoutable de toutes les tribus des montagnes, ajoutant que, si le roi le permettait, il irait lui-même faire une invasion dans leur pays et leur donnerait assez à faire pour les empêcher de songer plus longtemps à attaquer les autres. Alexandre y consentit, et Langaros fit irruption dans la vallée des Autariates, pillant et saccageant, tant et si bien qu'ils ne troublèrent pas davantage la marche des Macédoniens. Le roi rendit hommage aux loyaux services de son fidèle allié, lui fiança sa sueur consanguine Cynane, et l'invita à venir à Pella après la fin de la guerre pour célébrer les noces. Langaros mourut de maladie aussitôt après son expédition.

Dans le puissant rempart de montagnes qui sépare les bassins fluviaux de l'Illyrie et de la Macédoine se trouve, au sud-est du lac Lychnitis (lac d'Ochrida), une trouée large de près de deux milles, à travers laquelle l'Apsos (Devol) coule dans la direction de l'ouest : elle forme une porte naturelle entre la Haute-Macédoine et l'Illyrie. Le roi Philippe n'avait pas eu de repos qu'il n'eût reculé ses frontières jusqu'au lac. Parmi les positions et les forteresses qui commandaient ce passage, Pélion était la meilleure et la plus importante. Pareille à un bastion opposé aux contreforts des montagnes illyriennes qui l'entourent en cercle, elle protégeait aussi le chemin qui au sud conduisait de la vallée de l'Érigon à celle de l'Haliacmon et dans la Macédoine méridionale. La route qui allait de là à Pélion[56] descendait le long du lit encaissé de l'Apsos et était par instants si étroite qu'une armée pouvait à peine y pénétrer par quatre hommes de front. Cette importante position était déjà aux mains du prince illyrien. Alexandre remonta le cours de l'Érigon à marches forcées, afin de reprendre la forteresse, s'il était possible, avant l'arrivée des Taulantins.

Arrivé devant la ville, il établit son camp sur l'Apsos, pour attaquer le lendemain. Clitos avait déjà occupé aussi les hauteurs boisées qui environnaient la ville, menaçant ainsi les derrières de l'ennemi s'il osait tenter une attaque. Suivant la coutume de son pays, ce prince offrit en sacrifice trois garçons, trois filles et trois béliers noirs ; puis il s'avança comme s'il voulait en venir aux mains avec les Macédoniens. Mais, dès que ceux-ci marchèrent contre les hauteurs, les Illyriens abandonnèrent en toute hâte leur forte position, laissant même sur le sol les victimes de leur sacrifice qui tombèrent aux mains des Macédoniens, et ils se réfugièrent dans la ville, sous les murs de laquelle Alexandre établit alors son camp. Le roi, voyant que l'attaque avait été sans résultat, voulait entourer Pélion d'une tranchée et la forcer à se rendre. Mais, dès le lendemain, Glandas se montrait sur les hauteurs avec une puissante armée : Alexandre, qui aurait eu à dos les Taulantins postés sur les montagnes, dut renoncer à tenter avec les forces dont il disposait alors un assaut contre la forteresse, pleine elle-même de soldats. Dans sa position, la plus grande prudence était nécessaire. Philotas, qui avait été envoyé pour fourrager, avec les troupes et les attelages nécessaires, avait failli tomber entre les mains des Taulantins ; heureusement Alexandre s'avança promptement derrière lui avec les hypaspistes, les Agrianes, les archers et trois cents cavaliers, assura son retour et sauva l'important convoi. La situation de l'armée devenait de jour en jour plus critique ; Alexandre, presque enfermé dans la plaine, n'avait ni assez de troupes pour tenter un coup décisif contre les forces des deux princes, ni assez de provisions de bouche pour attendre l'arrivée de renforts. Il était obligé de se retirer, mais le retour semblait doublement périlleux. Clitos et Glaucias croyaient, non sans fondement, que le roi, acculé sur un terrain des plus défavorables, n'échapperait pas de leurs mains ; ils avaient garni les hauteurs environnantes d'une nombreuse cavalerie avec beaucoup d'archers, de frondeurs et de soldats pesamment armés, qui pouvaient surprendre l'armée dans cet étroit chemin et la massacrer, tandis que les Illyriens de la forteresse tomberaient sur ses derrières une fois la retraite commencée.

Par un mouvement hardi, tel que seule une armée macédonienne pouvait l'opérer, Alexandre changea en désastre l'espérance des ennemis. Tournant la plus grande partie de sa cavalerie et toutes ses armes légères contre l'ennemi renfermé dans la ville, il écarta tout péril de ce côté ; puis, formant la phalange sur 120 hommes de profondeur et couvrant ses flancs par 200 cavaliers, il la fit avancer dans la plaine, après avoir ordonné le plus profond silence, afin que les commandements fussent immédiatement entendus. La plaine était environnée en forme d'arc par les montagnes, du haut desquelles les Taulantins menaçaient les flancs de l'armée en marche. Mais le carré tout entier, baissant la lance, se porta directement contre les hauteurs, fit subitement demi-tour à droite et s'avança dans cette direction, puis fit front contre une autre troupe d'ennemis qui menaçait son nouveau flanc. Alternant ainsi, et répétant plusieurs fois et avec la plus grande précision leurs mouvements changeants, les Macédoniens s'avancèrent entre les hauteurs ennemies, puis se formèrent par le flanc gauche en forme de coin comme s'ils voulaient faire une trouée[57]. A la vue de ces mouvements irrésistibles et exécutés avec tant d'ordre et de rapidité, les Taulantins n'osèrent pas risquer l'attaque et évacuèrent les premières éminences. Mais lorsque les Macédoniens poussèrent leur cri de guerre et se mirent à frapper leurs lances contre leurs boucliers, les Barbares, saisis d'une terreur panique, s'enfuirent à la hâte par les montagnes pour se réfugier dans la ville. Une seule troupe resta en possession d'une hauteur sur laquelle passait la route ; Alexandre ordonna aux hétœres de son état-major[58] de monter à cheval et de s'élancer sur cette hauteur ; si l'ennemi faisait mine de résister, la moitié devaient mettre pied à terre et combattre mêlés à ceux qui seraient restés sur leurs chevaux. Mais à peine les ennemis eurent-ils vu cette troupe d'assaillants s'élancer sur eux avec fureur, qu'ils se précipitèrent du haut de leur éminence dans toutes les directions. Le roi occupait maintenant cette colline ; il y fit monter en toute hâte à sa suite le reste des escadrons de la cavalerie, les deux mille archers et les Agrianes ; il ordonna ensuite aux hypaspistes, et après eux aux phalanges, de passer la rivière, puis de s'avancer en ordre de bataille sur la gauche et d'y mettre les balistes en batterie. Lui-même resta sur cette hauteur avec l'arrière-garde, observant les mouvements des ennemis. Dès que les Barbares virent que l'armée avait traversé le fleuve, ils s'avancèrent vers les montagnes pour tomber sur les troupes qui se retiraient les dernières avec Alexandre. Une charge du roi contre eux et le cri de guerre que fit entendre la phalange, comme si elle voulait repasser la rivière, les fit reculer, et Alexandre, suivi de ses archers et de ses Agrianes, s'élança à toute vitesse à travers la rivière. Il arriva le premier sur l'autre bord et, voyant que son arrière-garde était pressée par l'ennemi, il fit jouer les balistes contre les Barbares qui étaient sur la rive opposée et ordonna aux archers de faire volte-face au milieu de la rivière pour tirer. Pendant que Glaucias avec ses Taulantins n'osait s'avancer à portée des projectiles, les derniers Macédoniens passèrent le fleuve, sans qu'Alexandre eût perdu un seul homme dans cette dangereuse manœuvre. Il avait combattu lui-même à l'endroit le plus périlleux et reçu un coup de massue au cou, un coup de pierre à la tête.

Par ce mouvement, Alexandre n'avait pas seulement sauvé son armée d'un péril évident ; de sa position sur la rive du fleuve, il pouvait surveiller tous les mouvements et opérations des ennemis et les réduire à l'inaction, en attendant qu'il fit venir des renforts[59]. Mais les Barbares lui fournirent plus tôt l'occasion d'un coup de main qui termina rapidement la guerre. Pensant que cette retraite était un effet de la peur, les ennemis avaient établi leur camp sur une longue ligne en avant de Pélion, sans se protéger par des tranchées et des fossés ou sans donner une attention suffisante au service des postes avancés. Alexandre l'apprit ; la troisième nuit, sans être aperçu, il passa la rivière avec les hypaspistes, les Agrianes, les archers et deux phalanges, et, sans attendre l'arrivée des autres colonnes, il lança en avant les archers et les Agrianes. Ceux-ci pénétrèrent dans le camp par le côté où la résistance était le moins possible, et les ennemis, éveillés d'un profond sommeil, effrayés, désarmés, sans direction, sans courage pour résister, furent égorgés dans les tentes, dans la longue ruelle du camp et dans leur retraite désordonnée ; beaucoup furent faits prisonniers ; on poursuivit les autres jusqu'aux montagnes des Taulantins ; ceux qui s'échappèrent se sauvèrent sans leurs armes. Quant à Clitos, il s'était jeté dans la ville, y avait mis le feu et, à la faveur de l'incendie, s'était enfui près de Glaucias sur le territoire des Taulantins[60]. C'est ainsi que furent recouvrées de ce côté les anciennes frontières. Alexandre parait avoir accordé la pair aux princes vaincus, à la condition qu'ils reconnaîtraient sa suzeraineté[61].

Les coups rapides et violents par lesquels le roi, au prix d'attaques parfois risquées, écrasa les Illyriens font voir quelle impatience il avait d'en avoir fini avec eux. Pendant qu'il avait encore beaucoup à faire avec les Illyriens, une agitation s'était produite dans le Sud ; si elle n'était promptement réprimée, elle pouvait retarder pendant longtemps encore l'exécution du grand plan d'une expédition contre les Perses, et peut-être même la rendre à jamais impossible.

Les Hellènes avaient bien reconnu l'hégémonie d'Alexandre et juré alliance avec lui dans l'assemblée fédérale de Corinthe ; mais pour le moment le roi était loin avec ses forces, et les paroles de ceux qui rappelaient l'ancienne liberté et l'ancienne gloire trouvèrent bientôt des oreilles et des cœurs ouverts. Sans doute, tant qu'à la cour de Suse on ferait peu de cas de la jeunesse d'Alexandre, on jugeait prudent de louvoyer ; ce que le Grand-Roi avait écrit tout récemment aux Athéniens pouvait encore résonner à leurs oreilles : Je ne veux pas vous donner d'argent ; ne m'en demandez pas, car vous n'obtiendrez rien[62]. Mais peu à peu on commençait à comprendre à Suse quel ennemi l'empire allait avoir dans Alexandre. Memnon, dont le frère était sans doute mort, avait été envoyé, avec 5.000 mercenaires helléniques, contre les troupes macédoniennes qui déjà avaient abordé en Asie ; mais l'agitation qui régnait parmi les Hellènes d'Asie menaçait de rendre sa position difficile. Les Perses n'avaient pas de meilleur moyen de se protéger que celui qu'ils avaient souvent employé et qui consistait à combattre l'ennemi dans l'Hellade et par les Hellènes.

Darius écrivit une lettre aux Hellènes pour les exciter à la guerre contre Alexandre. Il envoya de l'argent aux divers États : le dêmos d'Athènes eut encore assez de bon sens pour ne pas accepter les trois cents talents qu'offrait le Grand-Roi, mais Démosthène les prit pour s'en servir dans l'intérêt de Darius et contre la paix jurée[63] Le grand orateur était en relation par lettres avec les généraux du Grand-Roi, naturellement pour donner et recevoir des informations au sujet de la guerre contre Alexandre. Étroitement lié avec Lycurgue et les autres chefs populaires de même opinion, il faisait tout ce qu'il fallait pour préparer et engager une nouvelle lutte contre la puissance macédonienne, et en particulier pour pousser à de nouvelles entreprises les bannis de Thèbes, dont un grand nombre avaient trouvé asile dans Athènes. Plus Alexandre était loin, plus il restait longtemps éloigné, et plus aussi grandissait le courage et le zèle de ce parti. Déjà le bruit d'une défaite d'Alexandre dans le pays des Triballes[64] se répandait et s'accréditait. Même en Arcadie, en Élide, en Messénie, chez les Étoliens, se réveillaient le goût des nouveautés et de nouvelles espérances : plus que tous les autres les Thébains sentaient le joug de la domination macédonienne ; la garnison établie dans leur citadelle leur semblait un souvenir incessant de l'outrage qu'ils avaient subi et de la perte de leur ancienne gloire.

La nouvelle certaine qu'Alexandre avait trouvé la mort dans un combat contre les Triballes se répandit alors ; Démosthène présenta au peuple assemblé un homme qui pouvait montrer une blessure reçue dans la bataille même où, à l'entendre, Alexandre était tombé sous ses yeux[65]. Qui pouvait douter encore ? Qui ne se serait laissé persuader avec joie par ceux qui disaient que le temps était venu de s'affranchir du joug macédonien, que les traités conclus avec Alexandre avaient pris fin par sa mort, que le Grand-Roi, prêt à protéger la liberté des États helléniques, avait déposé de riches subsides entre les mains d'hommes qui, comme lui, ne voulaient que le bien et la liberté des Hellènes ? Ce qui contribuait, non moins que l'or des Perses, à assurer la réussite de ces plans, c'est que l'intègre Lycurgue parlait, comme Démosthène, en leur faveur. L'essentiel était d'agir sans délai et de donner par une action d'éclat un centre au soulèvement général.

On comprend que dans cette Thèbes si sévèrement punie, que parmi ceux qui s'en étaient enfuis ou en avaient été bannis et qui s'étaient réfugiés à Athènes et ailleurs, l'opinion fût qu'il fallait tout oser. Une fois déjà les bannis n'étaient-ils pas partis d'Athènes pour aller délivrer la Cadmée ? Pélopidas les avait conduits ; les victoires de Leuctres et de Mantinée avaient été les glorieux résultats de cette héroïque entreprise. A la vérité, dans le traité d'alliance, chaque ville avait promis solennellement qu'elle ne permettrait pas que les bannis se préparassent dans ses murs à rentrer de force dans leur patrie ; mais aujourd'hui, le roi à qui l'alliance avait été jurée était mort. De connivence avec Démosthène, et peut-être soutenus par une partie de l'or perse que l'orateur avait dans ses mains, plusieurs bannis quittèrent Athènes et arrivèrent pendant la nuit à Thèbes, où déjà leurs amis les attendaient. Ils commencèrent par égorger deux meneurs du parti macédonien, qui sans se douter de rien étaient descendus de la Cadmée[66]. Ils convoquèrent les citoyens à une assemblée, leur annoncèrent ce qui venait d'arriver et ce qu'on pouvait espérer ; ils conjurèrent le peuple, au nom si cher de la liberté et de leur ancienne renommée, de secouer le joug des Macédoniens ; la Grèce entière, disaient-ils, et le roi des Perses étaient prêts à les soutenir. Quand ils eurent annoncé qu'Alexandre n'était plus à craindre, qu'il avait trouvé la mort en Illyrie, le peuple prit la résolution de restaurer l'antique liberté, de rétablir les béotarques, de chasser la garnison de la Cadmée, et d'envoyer des ambassadeurs aux autres États pour les appeler à son aide.

Tout semblait promettre le plus heureux succès. Déjà les Éléens avaient chassé les partisans d'Alexandre ; les Étoliens étaient dans l'agitation ; Athènes se préparait ; Démosthène envoyait des armes à Thèbes[67] ; les Arcadiens s'avançaient pour soutenir les Thébains. Lorsque les envoyés d'Antipater arrivèrent à l'isthme, où les Arcadiens étaient déjà, pour les rappeler au respect des traités et leur demander leur secours en vertu du pacte fédéral[68], on ne fit pas attention à eux ; on n'écouta que les instantes prières des ambassadeurs thébains qui, portant dans leurs mains des rameaux d'olivier entourés de laine, appelaient les citoyens à la défense de la cause sainte[69]. A Thèbes, on n'en fut que plus zélé ; la Cadmée fut environnée de palissades et d'autres ouvrages, de sorte que la garnison qui y était établie ne pouvait recevoir ni secours ni vivres ; les esclaves furent affranchis et armés pour la guerre, ainsi que les métèques ; la ville fut abondamment pourvue de provisions et d'armes : la Cadmée devait bientôt capituler ; alors Thèbes et la Grèce entière était libre, la honte de Chéronée vengée, et le conseil fédéral de Corinthe, ce fantôme d'indépendance et de sécurité, disparaissait devant la joyeuse lumière d'une aurore nouvelle qui semblait déjà se lever sur la Grèce.

A ce moment, le bruit se répandit qu'une armée macédonienne arrivait à marches forcées, et qu'elle était déjà à Onchestos, à deux milles de Thèbes. Les chefs du mouvement calmèrent le peuple : ce devait être Antipater ; Alexandre étant mort, on n'avait plus besoin de redouter les Macédoniens. Puis vinrent des messagers : c'était Alexandre lui-même. On les reçut assez mal : en ce cas, c'était Alexandre le Lynceste, le fils d'Aéropos. Le lendemain, le roi, le soi-disant mort, était avec son armée sous les murs de la ville[70].

Tout dans cette première guerre du roi est surprenant, imprévu ; tout y révèle la vigueur, l'énergie ; mais cette marche étonne encore plus que tout le reste. Quatorze jours avant, il frappait le dernier coup sous les murs de Pélion ; à la nouvelle de ce qui se passait à Thèbes, il avait pris sa course : en sept jours, marchant à travers les montagnes, il avait atteint Pellineion, au haut du bassin du Pénée, puis poussé vivement jusqu'au Sperchios, traversé les Thermopyles, pénétré en Béotie, et il était maintenant à Onchestos, à deux milles de Thèbes et à près de soixante milles de Pélion[71]. Le premier effet de sa brusque apparition fut que les Arcadiens, qui venaient au secours des Thébains, n'osèrent pas s'aventurer à traverser l'isthme, que les Athéniens résolurent de retenir leurs troupes jusqu'à ce que la lutte eût tourné contre Alexandre, et que les Orchoméniens, les Platéens, les Thespiens, les Phocidiens et les autres ennemis des Thébains, qui déjà se croyaient livrés à toute la fureur de leurs anciens bourreaux, redoublèrent de zèle pour s'unir aux Macédoniens. L'intention du roi n'était pas d'employer d'abord la violence. Il conduisit son armée d'Orchomène vers Thèbes et campa au nord des murs, près du gymnase d'Iolaos : il pensait que les Thébains, à la vue de ses forces, reconnaîtraient la folie de leur entreprise et viendraient lui demander un arrangement à l'amiable. Mais ceux-ci, bien qu'ils n'eussent aucun espoir d'être secourus, étaient si loin de vouloir céder, qu'ils firent faire aussitôt une sortie à leurs cavaliers et leurs soldats armés à la légère pour repousser les avant-postes ennemis et redoublèrent de zèle pour serrer de près la Cadmée. A ce moment encore, Alexandre hésitait à livrer une bataille qui, une fois commencée, pouvait causer un grand désastre à une ville hellénique. Le second jour, il s'avança vers la porte du sud, celle qui conduisait à Athènes et à laquelle la Cadmée est adossée en dedans de la ville ; il y établit un camp pour se rapprocher des Macédoniens enfermés dans la place et pour les soutenir. Il hésitait encore à attaquer. On dit qu'il avait fait savoir dans la ville que tout ce qui était arrivé serait pardonné et oublié si Thèbes voulait livrer Phœnix et Prothytès, les instigateurs de sa défection[72]. Il ne manquait pas de citoyens dans la ville qui conseillaient et demandaient qu'on envoyât au roi des ambassadeurs et qu'on lui demandât pardon ; mais les béotarques, les bannis et ceux qui les avaient engagés au retour ne pouvaient s'attendre à une réception amicale de la part d'Alexandre ; ils poussèrent le peuple à une résistance obstinée. On répondit au roi, paraît-il, que s'il voulait la paix il devait livrer aux Thébains Antipater et Philotas[73] ; puis ils firent, dit-on, publier l'invitation d'entrer dans la ville adressée à tous ceux qui voulaient délivrer l'Hellade avec eux et le Grand-Roi. A ce moment encore, Alexandre ne voulait pas attaquer.

Mais Perdiccas, qui avec sa phalange formait l'avant-garde du camp macédonien et se trouvait :près des ouvrages avancés de l'ennemi, trouva l'occasion si favorable pour attaquer, que, sans attendre les ordres d'Alexandre, il se précipita sur les retranchements, les renversa et tomba sur les avant-postes ennemis[74]. Aussitôt Amyntas, avec sa phalange, qui était voisine de celle de Perdiccas, sortit rapidement du camp et suivit son collègue à l'attaque de la seconde palissade. Le roi vit leur mouvement et craignit. pour eux s'ils restaient. seuls en face de l'ennemi ; il envoya promptement les archers et les Agrianes faire irruption entre les retranchements et fit marcher l'agêma avec les autres hypaspistes, mais avec ordre de faire halte devant, les ouvrages avancés. Perdiccas tomba grièvement blessé à l'attaque de la seconde palissade ; mais les deux phalanges, unies aux archers et aux Agrianes, prirent d'assaut la barricade et pénétrèrent dans la ville par le chemin creux de la porte d'Électre jusqu'à l'Héracléon. Soudain, les Thébains se retournèrent en poussant de grands cris et tombèrent sur les Macédoniens, de telle sorte que ceux-ci se replièrent en fuyant sur les hypaspistes et éprouvèrent des pertes sérieuses ; soixante archers tombèrent, et parmi eux leur commandant, le Crétois Eurybotas. En ce moment, Alexandre, qui voyait les Thébains poursuivre en désordre ses propres troupes, s'avança vivement contre eux avec une phalange compacte : les ennemis furent culbutés et s'enfuirent avec une telle vitesse que les Macédoniens entrèrent avec eux par la porte, tandis qu'en même temps, sur d'autres points, ils escaladaient le mur d'enceinte laissé sans défense à cause des nombreux avant-postes, et s'en emparaient ; les communications avec la Cadmée furent rétablies. Maintenant la ville était perdue ; la garnison de la Cadmée se jeta, avec une partie des troupes nouvellement entrées, dans la ville basse, sur l'Amphiéon ; d'autres escaladèrent les murs et s'avancèrent au pas de charge sur le marché. En vain les Thébains combattirent avec la plus grande valeur. ; les ennemis les pressaient de tous côtés ; Alexandre était partout, enflammant les siens par la parole et par l'exemple. La cavalerie thébaine, dispersée par les rues, s'échappa dans la campagne par la porte qui restait libre ; parmi les fantassins, ceux qui le purent se sauvèrent dans les champs, dans les maisons, dans les temples, qui étaient remplis de femmes et d'enfants poussant des cris de détresse. A partir de ce moment, ce furent moins les Macédoniens que les Phocidiens, les Platéens et les autres Béotiens qui, pleins d'animosité, organisèrent une horrible tuerie ; les femmes, les enfants eux-mêmes ne furent pas épargnés ; leur sang souilla les autels des dieux[75]. Enfin l'obscurité de la nuit mit fin au pillage et au massacre. Cinq cents Macédoniens, dit-on, avaient péri, et six mille Thébains avaient été égorgés lorsque le roi donna l'ordre de cesser le carnage.

Le lendemain, il convoqua une assemblée des membres de la ligue corinthienne qui avaient pris part au combat[76], et remit entre leurs mains la décision du sort de la cité. Les juges de Thèbes furent ces mêmes Platéens, Orchoméniens, Phocidiens, Thespiens, qui pendant longtemps avaient dû supporter la terrible oppression des Thébains, qui avaient vu leurs villes détruites, leurs fils et leurs filles violés et vendus comme esclaves par leurs oppresseurs. Ils décrétèrent que la ville serait rasée, que le pays, à l'exception des biens des temples, serait partagé entre les alliés d'Alexandre, et que tous les Thébains, avec les femmes et les enfants, seraient vendus comme esclaves[77] : seuls les prêtres et prêtresses, ainsi que les hôtes de Philippe, d'Alexandre et des Macédoniens, devaient obtenir la liberté ; Alexandre demanda qu'on épargnât aussi la maison de Pindare et les descendants du poète. Trente mille hommes[78] de tout âge et de toute condition furent vendus et dispersés au loin dans le monde ; puis les murailles furent rasées, les maisons évacuées et détruites. Le peuple d'Épaminondas n'existait plus ; la ville n'était plus qu'un sinistre amas de décombres, le cénotaphe de sa gloire : au sommet de la citadelle solitaire, une garde macédonienne veillait sur les temples et sur les tombeaux des vivants.

La destinée de Thèbes était émouvante : à peine une génération auparavant, elle avait eu l'hégémonie dans l'Hellade ; son bataillon sacré délivrait la Thessalie ; ses chevaux buvaient dans l'Eurotas ; maintenant elle était anéantie. Les Grecs de tous les partis sont intarissables dans leurs plaintes sur la chute de Thèbes et trop souvent injustes envers le roi qui ne put la sauver. Plus tard, lorsque, parmi les troupes mercenaires d'Asie, des Thébains tombèrent entre ses mains comme prisonniers de guerre, il les traita toujours avec générosité ; même en ce moment, lorsque le combat était à peine terminé, il se comporta de la même manière. On raconte qu'une noble Thébaine, prise et garrottée, fut amenée devant lui : sa maison avait été abattue par les Thraces d'Alexandre ; elle-même avait été outragée par leur commandant ; puis, interrogée avec des menaces brutales sur ses trésors, elle avait conduit le Thrace à un puits caché dans un bosquet, lui disant que ses trésors avaient été déposés au fond, et, une fois qu'il y fut descendu, elle avait jeté des pierres sur lui jusqu'à ce qu'il fût mort. Maintenant les Thraces l'amenaient devant le tribunal du roi. Elle déclara qu'elle était Timocleia, sœur de Théagène, le général qui était tombé à Chéronée en combattant contre Philippe pour la liberté de la Grèce. Si ce récit est digne de foi, la manière dont il se termine ne l'est pas moins : Alexandre pardonna à cette femme courageuse et lui donna la liberté ainsi qu'à ses parents[79].

La prise et la ruine de Thèbes étaient bien faites pour intimider les Hellènes, qui avaient l'enthousiasme fugitif. Les Éléens, qui avaient banni les amis d'Alexandre, se hâtèrent de les faire rentrer ; les Arcadiens rappelèrent de l'isthme leurs bataillons de guerre et condamnèrent à mort ceux qui avaient poussé à cette expédition contre Alexandre ; les tribus des Étoliens envoyèrent, chacune pour son compte, des ambassadeurs au roi et lui demandèrent pardon de ce qui s'était passé chez eux. On fit de même ailleurs.

Malgré le serment fédéral, les Athéniens avaient laissé retourner chez eux les bannis de Thèbes ; sur la proposition de Démosthène, ils avaient résolu de prêter secours à Thèbes, d'envoyer la flotte ; mais ils n'avaient pas profité des hésitations d'Alexandre pour faire marcher leurs troupes, qui en deux étapes eussent pu atteindre Thèbes. Ils célébraient justement les grands Mystères (au commencement de septembre) lorsque les fuyards apportèrent la nouvelle de la prise de Thèbes. La solennité fut interrompue par la plus profonde consternation ; tous les biens meubles du pays furent amenés dans la ville ; puis on tint une assemblée dans laquelle on résolut, sur la proposition de Démade, d'envoyer en ambassade au roi dix personnes qui lui fussent agréables, afin de le féliciter sur son heureux retour du pays des Triballes et sur la guerre illyrienne, aussi bien que sur la répression et le juste châtiment de l'insurrection thébaine. Cette députation devait en même temps solliciter, au nom de la ville, la faveur de pouvoir, en donnant asile aux fuyards de Thèbes, faire honneur à son ancienne renommée d'hospitalité. Le roi demanda qu'on lui livrât Démosthène, Lycurgue et aussi Charidème, cet adversaire acharné de la puissance macédonienne qui l'obligeait de mettre un terme à ses lucratives opérations stratégiques, puis Éphialte, qui venait d'être envoyé en ambassade à Suse, et enfin quelques autres ; car ces hommes étaient la cause non seulement de la défaite qu'Athènes avait subie à Chéronée, mais encore de toutes les injustices qu'on s'était permises, après la mort de Philippe, contre sa mémoire et contre le légitime héritier du trône de Macédoine ; ils avaient été la cause de la chute de Thèbes, non moins que les agitateurs thébains eux-mêmes. Parmi ces derniers, ceux qui avaient trouvé asile à Athènes devaient être également livrés[80]. La demande d'Alexandre souleva les plus vives discussions dans l'assemblée du peuple à Athènes. Démosthène conjura le peuple de ne pas imiter les brebis de la fable, qui livrèrent au loup leurs chiens de garde. Dans sa perplexité, le peuple attendait que le rigide Phocion exprimât son sentiment ; il fut d'avis d'acheter à tout prix le pardon du roi, et de ne pas ajouter au malheur de Thèbes la ruine d'Athènes par une résistance inconsidérée ; ces dix hommes qu'Alexandre demandait devaient maintenant montrer qu'ils étaient prêts à se soumettre même au plus grand sacrifice, par amour pour la patrie. Mais Démosthène agit avec sa parole sur le peuple, avec cinq talents sur l'orateur Démade, qui était animé de sentiments macédoniens, et par ces moyens il obtint que Démade fût envoyé au roi pour demander que ceux qui seraient coupables fussent soumis à la justice du peuple athénien[81]. Alexandre y consentit, en partie par considération pour Athènes, en partie par zèle pour l'expédition d'Asie, pendant laquelle il ne voulait laisser en Grèce aucun mécontentement suspect[82]. Le bannissement de Charidème fut seul exigé ; c'était un aventurier taré que Démosthène lui-même avait abhorré jadis ; il s'enfuit en Asie, près du roi de Perse[83]. Peu après, Éphialte quitta aussi Athènes et s'embarqua.

Ramenée ainsi à la tranquillité, la Grèce paraissait suffisamment protégée à l'avenir contre de nouvelles agitations par l'anéantissement de Thèbes et par la garnison de la Cadmée. Alexandre, quittant ses positions devant Thèbes, se hâta de regagner la Macédoine (automne 335). Un an avait suffi pour affermir sa royauté menacée par de si grands dangers. Assuré de l'obéissance des peuples barbares voisins, de la tranquillité en Grèce, du dévouement de son peuple, il pouvait fixer au printemps suivant le commencement de l'entreprise qui devait avoir une influence décisive sur les destinées de l'Asie et sur la marche des siècles.

Les mois suivants furent employés aux préparatifs de la grande guerre ; de Grèce, de Thessalie, des montagnes et des vallées de la Thrace venaient des bataillons d'alliés ; on enrôla des mercenaires, on apprêta les vaisseaux pour passer en Asie. Le roi tenait des conseils[84] pour combiner le plan des opérations de la campagne d'après les renseignements qu'il obtenait sur l'état des pays d'Orient, sur l'importance au point de vue militaire des vallées avec fleuves, des chaînes de montagnes, des villes et des contrées. Combien nous serions heureux d'apprendre quelque chose de plus précis à ce sujet, et en particulier de savoir si, à la cour de Pella, on avait une idée des conditions géographiques du royaume qu'on voulait attaquer, et de son extension au delà du Taurus et au delà du Tigre. On connaissait certainement l'Anabase de Xénophon, peut-être l'Histoire de Perse de Ctésias ; on avait pu se procurer bien des renseignements par les Hellènes qui avaient été mercenaires en Asie, par les ambassadeurs de Perse, par Artabaze et par Memnon, qui avaient vécu pendant des années comme proscrits à la cour de Macédoine. Malgré tout le soin qu'on put mettre à recueillir des informations, tout cela ne pouvait guère fournir que des données peu sûres pour guider l'armée jusqu'à l'Euphrate ou tout au plus jusqu'au Tigre ; mais bien certainement on n'avait aucune idée des distances et de l'état des contrées qui s'étendaient plus à l'est.

On régla alors les affaires du pays : Antipater fut placé à la tête du royaume comme administrateur[85] avec des forces suffisantes pour assurer la tranquillité en Grèce, couvrir les frontières de la Macédoine et contenir dans l'obéissance les peuples environnants. Les princes des tribus barbares alliées furent invités à prendre part en personne à l'expédition, afin que le royaume fût d'autant plus assuré contre les changements et que leurs peuples combattissent plus courageusement sous leur conduite[86]. Le conseil de guerre, et surtout Antipater et Parménion, se préoccupa aussi d'un autre soin : au cas d'un malheur imprévu, à qui appartiendrait la succession au trône ? On conjura le roi de se marier avant la campagne et d'attendre la naissance d'un héritier[87]. Alexandre rejeta ce conseil, en disant qu'il n'était digne ni de lui, ni des Macédoniens et Hellènes de penser aux noces et au lit nuptial lorsque l'Asie se tenait déjà prête pour le combat. Devait-il donc attendre que la flotte déjà équipée des Phéniciens et des Cypriotes arrivât, que l'armée levée par le Grand-Roi s'assemblât et passât le Taurus ? Il ne devait pas hésiter plus longtemps s'il voulait gagner l'Asie Mineure et se procurer ainsi une base d'opérations pour porter la guerre plus avant.

On rapporte qu'il voulut tout disposer comme s'il avait l'intention de s'éloigner pour toujours de sa patrie. Ce qui lui appartenait en Macédoine, biens-fonds, bois, villages, même le péage des ports et les autres revenus, il distribua tout à ses amis, et quand presque tous ses biens furent ainsi partagés, comme Perdiccas lui demandait ce qu'il lui restait enfin, le roi répondit : L'espérance ! mais Perdiccas, dédaignant la part qu'Alexandre lui avait faite, reprit : Alors, laissez-nous donc partager avec vous l'espérance, à nous qui allons combattre avec vous ; et beaucoup de ses amis suivirent l'exemple de Perdiccas[88]. Il doit y avoir de l'exagération dans cette anecdote, mais elle répond à la disposition dans laquelle on se trouvait avant le départ. Le roi sut développer de plus en plus cette disposition : l'enthousiasme qui le remplissait enflammait ses généraux, la noblesse chevaleresque qui l'entourait, l'armée entière qui le suivait ; sous la conduite du jeune héros qui marchait à leur tête, sûrs de la victoire, ils défiaient au combat le monde entier.

 

 

 



[1] ÆSCHIN., In Ctesiph., § 77.

[2] ÆCHIN., ibid., § 180.

[3] Il employa l'expression équivalente de ΜαργίτηςCHIN., ibid., § 160. MARSYAS, fragm. 8).

[4] Nous ne connaissons pas le texte exact du pacte fédéral de Corinthe : on ne peut donc pas dire s'il était rédigé de façon qu'on pût l'interpréter en ce sens, à savoir, que la mort de Philippe mettait fin non seulement à sa stratégie contre les Perses, mais encore à la κοίνή είρήνη conclue et jurée sous ses auspices.

[5] La participation d'Argos (DIODOR., XVII, 3, 8) est aujourd'hui confirmée par le décret rendu à Athènes en l'honneur d'Aristomachos d'Argos (C. I. ATTIC., II, n° 161).

[6] DIODORE, XVII, 2. La question est de savoir si le titre de φίλος avait déjà à l'époque une valeur officielle dans la hiérarchie sociale en Macédoine. Le texte de Quinte-Curce (ex prima cohorte amicorum, CURT., VI, 7, 17) ne suffit pas à la trancher. Dans Arrien (I, 25, 4), Alexandre convoque en conseil τοΰς φίλους, et pour désigner les avis qu'ils lui donnent, il se sert de l'expression έδόκει τοΐς έταίροις. Il est vrai que les expressions d'Arrien ne sont pas toujours exactes au point de vue technique.

[7] DIODORE, XVII, 5.

[8] POLYÆN., IV, 3, 23. Je ne vois aucune raison de tenir le fait pour une pure invention. Ce renseignement se trouve dans la troisième série des extraits de Polyænos, qui, d'après PETERSDORFF, paraissent avoir été puisés à des sources différentes, la première série (§ 1-10) peut-être dans Callisthène, la seconde (§ 11-22) probablement dans Clitarque ; la troisième (§ 23-32) dans un auteur qu'on ne peut plus déterminer.

[9] THEOPOMP. ap. HARPOCRAT., s. v. τετραρχία. Pour plus amples détails, voyez A. SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 402.

[10] PHILOSTR., Heroic., p. 130.

[11] DIODORE, XVII, 4. JUSTIN, XI, 3, 2. L'expression de Justin semble désigner la fonction de Tagos : d'après Diodore, Alexandre ne réclame que les pouvoirs lui appartenant en sa qualité de στρατηγός αύτοκράτωρ de la Ligue hellénique. En dépit du titre des Thessalorum reges, la situation officielle qu'avait Philippe en Thessalie n'est pas claire.

[12] ÆSCHIN., In Ctesiph., § 161.

[13] L'expression de Diodore signifie sans doute qu'Alexandre convoqua une assemblée extraordinaire, et qu'il ne s'agit pas de la πυλαία όπωρινή habituelle.

[14] Pour l'Acrocorinthe, nous avons le témoignage de Plutarque (Arat., 23) ; pour Chalcis, un passage de Polybe (XXXVIII, I c, 3 éd. Hultsch) et surtout l'envoi de Protéas contre la flotte perse en 333 (ARRIEN, II, 2, 4) rend l'occupation vraisemblable.

[15] ÆSCHIN., In Ctesiph., § 161.

[16] C'est l'expression employée dans le discours Ύπέρ τής δωδεκαετίας (§14), mis sous le nom de Démade.

[17] DEMAD., ibid., § 9. Aristote (fragm. 561 éd. Rose) mentionne Oropos, et (fragm. 560) Drymos, située dans la partie du territoire attico-béotien qui confine à la Mégaride. Ces deux fragments sont tirés des Δικαιώματα Έλληνίδων πόλεων, etc. (Vit. Arist. Marcian., ap. Rose, ARISTOT., Pseudep., I, p. 246).

[18] ÆSCHIN., In Ctesiph., § 161. Suivant Dinarque (In Demosth., § 82), il refusa de faire partie de l'ambassade envoyée au roi.

[19] DIODORE, XVII, 4. Justin dit au contraire : quibus auditis et graviter increpatis (JUSTIN, XI, 3) : il confond les deux expéditions d'Alexandre, celle-ci et celle de l'année suivante, et il met au compte de la première ce qui est vrai de la seconde. Une inscription nous a conservé quelques fragments du traité conclu avec Alexandre (C. I. ATTIC., II, n° 160).

[20] ARRIEN, I, 1, 3. C'est à cette circonstance que doit se rapporter, dans l'inscription où Lycurgue rend compte de son administration (Cf. KÖHLER, in Hermes, V, p. 224), le passage où il est dit que deux couronnes d'or ont été votées à Alexandre. On peut mentionner aussi l'honneur que firent au roi les Mégariens en lui accordant chez eux le droit de cité. Alexandre accepta cet honneur, parce qu'ils lui dirent qu'ils l'avaient jadis décerné à Héraclès (PLUTARQUE, De monarch., 2).

[21] DIODORE, XVII, 4, 9.

[22] ARRIEN, I, 1, 2.

[23] PLUTARQUE, Adv. Colot., 32.

[24] Il est possible que Ténédos se soit dès ce moment déclarée pour la cause grecque (ARRIEN, II, 2, 2). Il est probable que cette accession a eu lieu alors et non pas seulement en 334, attendu que les conventions de 334 paraissent avoir été conclues avec Alexandre seul, et non pas avec Alexandre et la Ligue de Corinthe.

[25] PLUTARQUE, Alex., 14. PAUSANIAS, II, 2, 4, etc. C'est probablement à cette époque que se rapporte aussi l'histoire, assez spirituellement inventée d'ailleurs, de la visite d'Alexandre à Delphes. Comme la Pythie ne voulait pas Prophétiser, attendu que ce n'était pas la saison (Apollon passait pour être absent durant les mois d'hiver), Alexandre la prit par le bras pour la mener malgré elle au trépied : elle s'écria : Ô mon fils, tu es irrésistible ! et Alexandre enchanté accepta son exclamation comme un oracle.

[26] DIODORE, XVII, 5. CURT., VII, 1,3. Comment fut accompli le meurtre, les sources ne le disent pas : Diodore fait entendre que l'autorité de Parménion ramena les troupes à l'obéissance.

[27] Diodore (XVII, 7) désigne les uns et les autres comme étant sous les ordres de Calas, qui succéda à Attale dans le commandement.

[28] PLUTARQUE, Alex., 10. DIODORE, XVII, 2. JUSTIN., IX, 7. Pausanias (VIII, 7, 7) parle d'un genre de mort plus horrible encore.

[29] Amyntas qui mihi consobrinus fuit et in Macedonia capiti meo impias comparavit insidias, dit Alexandre dans le procès de Philotas (CURT., VI, 9, 17. Cf. ARRIEN, ap. PHOTIUS, § 22). La date est fournie par les fiançailles de Cynane avec le prince des Agrianes (ARRIEN, I, 5, 4).

[30] Les événements de Magnésie, où le général perse Memnon avait la haute main, sont antérieurs à la mort d'Attale, que Polyænos (V, 44, 4) nomme à côté de Parménion, et appartiennent encore, par conséquent, à l'année 336.

[31] Comme Arrien (I, 5, 1) emploie en parlant des Illyriens l'expression άφεστάναι, il faut que leur indépendance ait été reconnue par la Macédoine : dous quelle forme et dans quelle mesure, c'est ce que nous ignorons.

[32] Les Illyriens qu'amène Clitos sont évidemment d'autres tribus que les bandes conduites par Pleurias, qu'Alexandre avait combattues deux années auparavant ; ils habitaient probablement plus au sud que celles-ci, dans les montagnes et les vallées qu'arrosent l'Ergent et le Devol. On ne parle pas à ce moment des Dardanes, contre lesquels Philippe avait encore lutté énergiquement, et qui reparaissent plus tard comme une puissance considérable : leur habitat s'étendait de l'extrémité nord des défilés de Skoupia par la Plaine des merles jusqu'au Drin, au point où il commence à être navigable. Pleurias n'était-il pas peut-être un prince des Dardanes ?

[33] ARRIEN, I, 5, 4. Strabon (VII, p. 318) rapporte que les Autariates avaient fait irruption dans le pays des Triballes et les avaient subjugués : la date du fait est donnée par Diodore (XV, 36), qui dit, il est vrai, que les Triballes avaient quitté le pays σιτοδεία πιεζόμενοι et émigré πανδημεί.

[34] Avec le texte d'Hérodote (IV, 49), on est parfaitement renseigné sur l'habitat antérieur des Triballes. Il cite le πεδίον Τριβαλλικόν avec ses deux fleuves. Que les Triballes, après leur coup de main sur Abdère, se soient installés de l'autre côté de l'Hæmos, à l'est de leur ancien séjour, à peu près en aval du Timok ou de l'Isker, les auteurs ne le disent pas expressément ; mais c'est la conclusion qui parait résulter de ce fait, qu'après le règne de Philippe les Gètes ont disparu de la rive droite du Danube.

[35] Les Istrianes, qui molestaient le roi Atéas (JUSTIN., IX, 2, 1), ne sont pas les Grecs de la ville d'Istros sur la côte de la Dobroutscha, puisqu'on dit d'eux qu'ils avaient un roi. Je crois que THIRLWALL avait raison de supposer que ces Istriani étaient des peuples danubiens non-scythiques, et de reconnaître en eux les Triballes.

[36] Les Péoniens tenaient le côté sud des défilés de Skoupia et faisaient la cérémonie du bain royal dans le fleuve Astycos (POLYÆN., IV, 12, 3), probablement la Pschtinya actuelle. L'existence d'une principauté de Péoniens à cette époque n'est pas chose parfaitement certaine. On sait qu'elle existait encore dans les premières années du règne de Philippe II, par Diodore (XVI, 22) et par le texte du traité conclu par les Athéniens avec Kétriporis le Thrace et ses frères Grabos l'Illyrien et Lykpeios le Péonien. Diodore dit de ces trois princes que Philippe les battit, καί ήνάγκασε προσθέσθαι τοΐς Μακεδόσι. Les matériaux dont nous disposons ne nous permettent pas de décider si la principauté en pays péonien prit fin alors ou survécut à la crise. Plus tard, en 310, on cite de nouveau un roi des Péoniens, Audoléon, fils de Patraos (DIODOR., XX, 19) : on a d'Audoléon des tétradrachmes avec la légende Αύδολέοντος βασιλέως, frappées au même coin et au même poids que ceux d'Alexandre : d'autres monnaies de lui (sans βασιλέως) et aussi de son père ne suivent pas l'étalon macédonien, ce qui montre bien qu'ils ne tenaient au royaume macédonien que par des liens assez lâches. Le fait que le fils d'Audoléon — dépouillé de sa principauté vers 282 par Lysimaque — s'appelait Ariston, comme le chef de la cavalerie péonienne dans l'armée d'Alexandre, a suggéré l'idée que ce dernier appartenait à la famille des princes, et que, par conséquent, la principauté devait subsister encore au temps d'Alexandre (ARRIEN, I, 5, 1). Cependant, H. DROYSEN a fait remarquer que, sur les beaux didrachmes de Patraos, l'ennemi abattu par le cavalier péonien est un Macédonien, comme on le reconnaît à son chapeau et à son bouclier. Pausanias (X, 13, 1) mentionne dans sa description de Delphes un ex-voto en bronze, une tête de bison péonien, consacré par Δροπίων Λέοντος βασιλεύς Παιόνων : c'est le même prince dont il est parlé dans une inscription récemment découverte à Olympie (Arch. Zeitung, 1877, p. 38). La forme ou le contenu de l'inscription ne permet pas d'en déterminer la date. Dropion étant qualifié de « fondateur », on peut conjecturer que l'État des Péoniens, désorganisé peut-être déjà par son annexion au royaume de Lysimaque, à coup sûr par la formidable invasion des Celtes (280-277), a été comme créé à nouveau par Dropion après 276.

[37] Voir la lettre de Philippe, en 341, aux Athéniens d'après Démosthène (Philipp., III, § 27).

[38] Ce qui est certain, c'est qu'après les événements de 330 et de 323, il y avait encore un prince thrace du nom de Seuthès (Seuthes Odrysas populares suos ad defectionem compulerat, CURT., X, 1, 45). La façon dont son fils Cotys se trouve mentionné dans une inscription attique de l'année 330 (C. I. ATTIC., II add. 175 h), sur laquelle on reviendra plus tard, fait supposer que Cotys avait aussi une principauté. On peut tout aussi bien regarder comme un prince thrace Agathon fils de Tyrimmas, qui commandait en 334 les cavaliers odryses dans l'armée d'Alexandre, et peut-être aussi Sitalcès, qui commandait au même moment l'infanterie thrace.

[39] Arrien (I, 25, 3) nous apprend qu'Alexandre le Lynceste avait été fait par Alexandre στρατηγός έπί Θράκης. Vers 330, c'est Memnon qui occupe ce poste : on ne saurait démontrer que cette stratégie ait été instituée par Philippe, mais la chose est vraisemblable.

[40] Arrien, qui raconte tout ce qui s'est passé depuis la mort de Philippe jusqu'au premier combat dans l'Hæmos sous la rubrique λέγεται (I, 1, 4), dit : άμα τώ ήρι έλαύνειν έπί Θράκης, ές Τριβαλλούς καί Ίλλυριούς, de sorte que άμα τώ ήρι ne s'applique pas nécessairement au départ d'Amphipolis. Il rapporte de même, avec la formule λέγουσι, qu'Alexandre διαβάς τόν Νέσσον δεκαταΐος άφίκετο έπί τό όρος τόν τόν Αΐμον. Quand Arrien emploie λέγουσι, c'est qu'il ne puise pas dans Ptolémée et Aristobule.

[41] On ne nous dit pas si Byzance était tenue à l'obéissance par des conventions particulières, ou — ce dont on ne parle pas davantage — par l'accession de la ville à la Ligue hellénique. La première-hypothèse est cependant plus vraisemblable, d'après un passage de Suidas (s. v. Λέων).

[42] On voit qu'Antipater a exercé ces fonctions — on ne sait rien de son titre — par un texte de Dinarque (In Demosth., § 18), où il est question d'ambassadeurs envoyés en Arcadie par Antipater, en l'absence d'Alexandre.

[43] Nous n'avons pas de données sur la force de l'armée. On voit cependant dans Arrien, qui mentionne trois ou plutôt quatre îles de cavalerie (I, 3, 5), qu'il y avait au moins dans l'armée 1.500 hommes de cavalerie (I, 3, 6). On cite en outre l'agêma et les autres hypaspistes, par conséquent plusieurs τάξεις, puis les phalanges de Cronos, Perdiccas, Amyntas (I, 6, 10 : 8, 1) : il résulte d'un autre passage (I, 4, 5) que celles de Méléagre et de Philippe y étaient aussi, et peut-être même deux autres encore (I, 2, 1). Avec les 2.000 archers et Agrianes dont il est parlé, on arrive à un total d'environ 20.000 hommes. L'armée était pourvue d'artillerie (ARRIEN., I, 6, 8).

[44] Le texte d'Arrien (I, 1, 5), empêche d'admettre qu'Alexandre ait remonté la vallée du Nessos jusqu'à Raslog (Meomia), pour passer de là, par le col de Tchepina et la vallée de l'Elliden, dans le bassin de l'Hèbre et descendre à Philippopoli. Il doit avoir franchi le Nessos plus bas, soit à Bouck, pour contourner par le sud le mont Krouchova et, passant devant Asmilan, descendre par la vallée de l'Arda à Andrinople, ou à Nevrekop, d'où le col de Karaboulan, au nord du Krouchova, conduit dans la vallée de la Kritzchma et plus bas à Philippopoli (voyez ces routes sur la grande Carte de Kiepert, 1870). Lequel de ces deux défilés est le plus praticable pour une armée, c'est une autre question : pour le but qu'Alexandre se proposait, la route de Nevrekop était la plus courte.

[45] Le chemin que prit Alexandre doit avoir été à peu près celui que suivit Philippe III, d'après Polybe (XXIII, 8, 4) et Tite-Live (XXXIX, 53). Quand Arrien (I, 25, 2) dit que le roi, aussitôt après son avènement, fut salué roi tout d'abord par le Lynceste Alexandre ; il est impossible de décider si Alexandre avait envoyé dès lors le Lynceste en Thrace comme stratège, ou s'il l'y emmena et l'y laissa cette fois, en 335.

[46] Au lieu de τών δέ έμπόρων πολλοί, on a raison de lire dans le texte d'Arrien (I, 1, 6) τών έκ τών όρων πολλοί : ce sont probablement les Besses, les desservants du sanctuaire de Dionysos dans les montagnes (DION CASS., LI, 25. LIV, 34. HÉROD., VII, 110. En effet, d'après Strabon (VII, p. 318) et Pline (IV, 40), l'Hæmos est occupé par des peuplades qui sont, en allant du Pont vers l'O., les Corolles (plus exactement les Corpilles), les Bosses, les Miettes ; et Suétone (Aug., 94) rapporte qu'Alexandre sacrifia dans le sanctuaire de Dionysos au haut de la montagne. Je suis tenté d'identifier ces στενά τής άνόδου τής έπί τό όρος (ARRIEN, I. 4, 6) avec le défilé de Kalifer, qu'a traversé Henri Barth en 1862. Le col d'Aïdos (au-dessus de Choumla), tel que le décrit CYPR. ROBERT (Die Slaven der Tùrkei, II2, p. 186), se prêterait on ne peut plus mal à l'emploi susmentionné des voitures, ce qui est plus vrai encore de l'autre passage d'Aïdos au-dessus de Karnabat, décrit par VON HOCHSTETTER (Miltheil. der k. k. Geogr. Gesellschaft in Wien, 1871, p. 587).

[47] ARRIEN, I, 2, 1. POLYÆN., IV, 3, 11. Le Philotas nommé ici par Arrien doit être distingué et de celui qui commandait dans la Cadmée et du fils de Parménion qui dirigeait la cavalerie (ARRIEN, I, 2, 5).

[48] Le Lyginos n'est nommé qu'à cette occasion. On ne doit pas l'identifier, comme je l'ai fait autrefois, avec l'Œscos (Isker), car cette rivière ne formait plus, comme au temps de Thucydide (II, 96), la frontière orientale des Triballes. Quand Arrien dit du Lyginos : άπέχει άπό τοΰ Ίστρου... σταθμούς τρεΐς, on n'est pas obligé d'en conclure que le fleuve se jette directement dans le Pont ; autrement ce ne pourrait être que le Kanitschyk, qui passe à Choumla. On ne saurait décider si Alexandre a opéré sa descente dans la direction de Trojan ou de Grabova. Cependant, une chose à noter, c'est que la Jantra au-dessous de Grabova, jusqu'aux environs de Tirnova, l'ancienne capitale de la Bulgarie, coule généralement dans la direction de l'est, et que de Tirnova jusqu'au Danube, à Roustchouk, il y a à peu près 14 milles. R. ROULER (Rumänische Studien, 1871, p. 20) croit reconnaître le Lyginos dans la petite rivière de Ljig, un affluent de droite de la Koloubara, qui se jette elle-même dans le Danube : il croit qu'Alexandre, suivant la direction du nord-ouest, a traversé les défilés voisins de Sofia (Porta Trajani). Il faudrait alors que les Triballes eussent encore été installés sur la Morava et les Gètes sur le Danube, à Belgrade.

[49] Arrien dit : ές νήσόν τινα τών έν Ίστρω ; Strabon (VII, p. 310), qui suit certainement Ptolémée : τής έν αύτώ (l'Ister) νήσου, et tous deux appellent l'île Peuké. Les interprètes la prennent pour la grande Peuké, de laquelle Strabon (VII, p. 305) dit : πρός δέ ταΐς έκβολαΐς μεγάλη νήσός ή Πεύκη et qui, d'après Scymnos de Chios (v. 789) ούκ έστ' έλάττων μέν 'Ρόδον. Mais cette île, formée par les bouches du Danube, ne répond en aucune façon à la description d'Arrien (I, 3, 4). On ne trouve pas τής νήσου τά πολλά άπότομα ές προσβολήν.. ; on comprend moins encore que le fleuve ait été impétueux et difficile à traverser à cause de l'étroitesse de son lit ; et ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'Alexandre, au lieu d'aborder dans l'île, décide de passer sur l'autre rive. Cette île de Peuké ne peut pas avoir été aussi grande que Rhodes : c'était simplement une île située dans le lit du fleuve, comme il y en a plusieurs au-dessus de Silistrie devant la rive méridionale, qui est plus élevée. On est ainsi d'accord, ce semble, avec l'expression de Strabon ou de Ptolémée (STRABON, VII, p. 301).

[50] ARRIEN, I, 2, 3. Arrien ne nomme pas ces Thraces ; on voit seulement qu'entre les Triballes et le Pont il y avait encore des Thraces, mais plus la tribu thrace des Gètes.

[51] Le peuple thrace des Gètes avait encore pris parti en 340 pour le roi Philippe, parce qu'il combattit et vainquit alors leur oppresseur, le roi scythe Atéas. La campagne d'Alexandre montre qu'ils étaient à présent sur la rive gauche du Danube. Il se peut qu'en partant Alexandre n'eût pas l'intention de les attaquer, et que les navires demandés à Byzance fussent destinés à opérer contre les Triballes. Mais comme, en dépit de la barrière du Danube, ils rassemblèrent leurs forces, Alexandre jugea sans doute nécessaire de leur donner, à eux aussi, une leçon.

[52] D'après une communication verbale d'un botaniste qui a vu dans ces régions le blé à hauteur d'homme dès la mi-mai.

[53] ARRIEN, I, 4, 5.

[54] ARRIEN, I, 4, 8. STRABON, VII, p. 301 (d'après Ptolémée).

[55] D'après la situation du pays des Agrianes, on peut conclure presqu'à coup sûr qu'Alexandre a traversé le territoire des Péoniens par le haut du bassin de l'Axios, en suivant la route qui mène par Sofia et Kœstendil à Skoupia, et qui était le chemin le plus direct pour aller à la frontière occidentale menacée. C'est pour cela qu'Arrien dit έπ' Άγριάνων καί Παιόνων προύχωρει (I, 5, 1). A Sofia, Alexandre était encore à 48 milles environ de Pélion.

[56] La position de Pélion, que l'on plaçait jadis beaucoup trop loin au N.-E. parce qu'on ne tenait pas compte des dates données par Tite-Live (XXXI, 40), a été déterminée en gros avec assez d'exactitude par BARBIÉ DU BOCAGE. Il faut chercher l'ancienne Pélion à peu près dans les environs de la Korytza actuelle, peut-être encore plus près de l'étroit défilé de Tchangon, par lequel le Devol se fraye un passage vers l'ouest, à l'endroit où KIEPERT (Karte der Flussgebiete der Drin und des Wardar, 1867) place Plyassa, devant l'entrée occidentale du défilé.

[57] Je ne sais si j'ai bien compris la partie technique de cette manœuvre. On nous dit que la profondeur de la phalange était de 120 hommes. Peut-être faudrait-il utiliser ce renseignement pour évaluer la force de l'infanterie groupée ici en phalange, la profondeur indiquée faisant supposer qu'il s'agit d'un bataillon carré, ayant un front à peu près égal à sa profondeur.

[58] ARRIEN, I, 6, 5, ce qui ne veut pas dire les sept personnages ayant titre de gardes du corps, mais le bataillon des βασιλικοί παϊδες, qui sont souvent mentionnés dans les campagnes postérieures.

[59] L'expression d'Arrien : τή παρούση δυνάμει (I, 5, 8) semble indiquer qu'on attendait des renforts.

[60] ARRIEN, I, 6, II.

[61] La couronne d'Illyrie resta longtemps encore dans la famille de Bardylis et de Clitos : on ne rencontre point d'Illyriens dans l'expédition d'Alexandre en Asie, malgré l'affirmation expresse de Diodore (XVII, 77). Ce qui fait supposer que les princes illyriens ont dû reconnaître la suzeraineté de la Macédoine, c'est qu'en 323 Antipater est investi de pouvoirs qui s'étendent à τά έπέκεινα τής Θράκης ώς έπί Ίλλυρίους καί Τριβαλλούς καί Άγριάνας, etc. (ARRIEN, τά μετά Άλεξ., 7).

[62] ÆSCHIN., In Ctesiph., § 238.

[63] ARRIEN, II, 14, 16. ÆSCHIN., In Ctesiph., § 239. DINARCH., In Demosth., § 10. PLUTARQUE, Démosthène, 20 et 23.

[64] PS. DEMAD., § 17.

[65] JUSTIN, XI, 2, 8.

[66] Arrien (I, 7, 2) les appelle Άμύνταν καί Τιμόλαον τών τήν Καδμείαν έχόντων. Déjà NIEBUHR a reconnu dans ces personnages les chefs du parti macédonien que Démosthène cite dans la liste des traîtres (Pro Coron., § 295), et corrigé Άμύντας en Άνεμοίτας.

[67] PLUTARQUE, Démosthène, 23. — DIODORE, XVII, 8.

[68] Dinarque (I, § 18) dit des Arcadiens : τήν μέν παρά Άντιπάτρου πρεσβείαν άπρακτον άποστειλάντων. Antipater ne se contenta pas de les engager à rebrousser chemin, comme on le voit par le décret rendu sur la proposition de Démocharès en l'honneur de Démosthène (Vit. X Oratt., p. 850). Si, comme les auteurs l'affirment, il y avait depuis 338 une garnison macédonienne sur l'Acrocorinthe, il est d'autant plus singulier qu'Antipater négocie au lieu de la faire intervenir.

[69] Eschine, dans le discours qu'il écrivit environ cinq ans plus tard, présente les choses tout différemment (In Ctesiph., § 239). Les Arcadiens, d'après lui, avaient demandé pour servir qu'on leur allouât leur solde sur les subsides perses : mais comme Démosthène, par avarice, avait prétendu ne rien débourser et garder tout pour lui, les Arcadiens étaient retournés chez eux : avec quelques talents, on aurait pu décider la garnison macédonienne elle-même à se retirer, mais Démosthène n'avait rien voulu avancer. Ce sont des accusations qui ne tiennent pas devant l'examen des faits. Démosthène aurait bien mal compris son intérêt, si, pour garder quelques talents par devers lui, il avait compromis le succès d'une entreprise dont l'échec pouvait lui coûter non seulement sa popularité, mais sa fortune et même la vie. Si réellement il était possible de corrompre la garnison de la Cadmée, est-ce que les Thébains n'étaient plus en mesure de réunir cinq talents ? Dinarque, dans son Discours contre Démosthène, dit à peu près la même chose qu'Eschine, mais cela n'enlève pas à ces allégations leur caractère apocryphe.

[70] Diodore (XVII, 9) évalue l'effectif de l'armée à plus de 30.000 hommes de pied et au moins 3.000 cavaliers. Le nombre n'est pas invraisemblable en soi, mais il faut dire que l'auteur qui renseigne Diodore, Clitarque, ne mérite guère de confiance.

[71] ARRIEN, I, 7, 5. Alexandre n'a pas dû remonter la vallée de l'Aoos (Viossa) et déboucher en Thessalie par le col de Mezzovo, car Arrien dit qu'il s'achemina par la Cordiée et l'Élymiotide, et longea les monts Tymphæa et Parauæa, c'est-à-dire qu'il laissa ces montagnes à sa droite et l'Haliacmon à sa gauche : il est entré en Thessalie par les défilés de Katakati, que décrit GORCEIX (Aperçu géogr. de la région de Khassia dans le Bulletin de Géographie, 1874, VI, 7, p. 449).

[72] PLUTARQUE, Alex., 11. Arrien ne parle pas de ces offres.

[73] PLUTARQUE, Alex., 11. Les deux noms rendent ce renseignement suspect. Si ce Philotas est le commandant de la Cadmée, il est étonnant qu'on lui associe Antipater ; si ce dernier nom est bien exact, il aurait fallu, pour que l'ironie fût complète, lui accoler non pas Philotas, mais son père Parménion.

[74] Suivant l'expression d'Arrien (I, 8, 2), il avait pénétré jusque εΐσω τοΰ χάρακς ; il s'agissait maintenant de τοΰ δευτέρου χάρακος εΐσω παρελθεΐν (I, 8, 3).

[75] C'est ce que rapporte Arrien, d'après Ptolémée, qui a été lui-même témoin de cet assaut. La description de Diodore, faite d'après Clitarque, n'a aucune valeur au point de vue militaire, et les points où elle s'accorde avec Arrien n'en montrent que mieux qu'il faut la laisser de côté. Le plan d'Alexandre était sans doute d'obliger les Thébains à capituler en s'emparant des ouvrages extérieurs ; la prise de la ville à la première attaque fut l'œuvre des circonstances. Clitarque transforme cet accident en un plan régulier d'opération pour trois corps, dont l'un doit prendre d'assaut les ouvrages, le second occuper les Thébains, et le troisième se tenir en embuscade : on reconnaît là l'attaque de Perdiccas, la marche consécutive de l'infanterie légère, l'assaut donné par la phalange. Polyænos (IV, 3, 23) indique encore (peut-être d'après des sources différentes) une autre opération : il veut que les troupes embusquées aient été sous les ordres d'Antipater et aient escaladé la muraille à un endroit où elle était en ruines et mal gardée. Mais, si Antipater avait rejoint l'armée avec des troupes de Macédoine, il n'est pas probable qu'Arrien aurait passé le fait sous silence. Cette assertion de Polyænos est tirée de la deuxième de ses trois séries indépendantes d'aphorismes, celle où l'on trouve bien des renseignements différents de ce que l'on sait par ailleurs. Les phrases d'Hégésias (fragm., 1) extraites d'Agatharchide (ap. PHOT., p. 446 éd. Bekker), sont absolument sans valeur.

[76] ARRIEN, I, 9, 9. Diodore (XVII, 14) parle de συνέδροι τών Έλλήνων : d'après le pacte fédéral, tous les alliés auraient dû prêter leur concours contre Thèbes. Le roi, se conformant aux statuts, remit le sort de Thèbes τοΐς μετέχουσι τοΰ έργου συμμάχοις (ARRIEN, ibid.). Il se trouva que les anciens ennemis de la Béotie — y compris sans doute les Thessaliens — avaient été seuls à s'acquitter de leur devoir fédéral ; cette circonstance fut fatale pour Thèbes : mais ce n'était pas la faute d'Alexandre.

[77] Peut-être pourrait-on supposer qu'il y avait dans les statuts fédéraux un article en vertu duquel ce verdict fut rendu. Cf. C. I. ATTIC., n° 17, ligne 50 sqq. Cent ans plus tard, les statuts de la Ligue achéenne punissent aussi de mort la violation du pacte, ce qui parait résulter d'un fragment du traité avec Orchomène (Revue Archéol., 1876, p. 97). C'est aussi au nom de la Ligue hellénique de 480 que Thémistocle est accusé de haute trahison. Il semble donc que, d'après les principes juridiques des Hellènes, les fédérations de cette nature avaient essentiellement le droit d'appliquer de pareilles pénalités, et il doit y avoir eu aussi dans le pacte conclu à Corinthe un article rédigé dans ce sens.

[78] Ces chiffres de 30.000 hommes vendus et de 6.000 morts sont donnés par Diodore (XVII, 14), Plutarque (Alex., 11) et Élien (Var. Hist., XIII, 7). Ils ne sont pas impossibles, attendu que, parmi ceux qui luttèrent et furent vendus, il y avait non seulement des Thébains, mais encore des affranchis et des métèques.

[79] PLUTARQUE, Alex., 12. De virt. mulier., 24. POLYÆN., VIII, 40. Chez Arrien, il n'est aucunement fait mention de Thraces dans l'armée du roi durant cette campagne : l'historien ne dit mot de cette anecdote, bien que Plutarque la donne comme racontée par Aristobule, non pas il est vrai dans la Vie d'Alexandre, mais incidemment (PLUTARQUE, Non posse suaviter, 10), à l'appui de cette réflexion qui est du Plutarque tout pur : qui aimerait mieux dormir avec la plus belle femme que de veiller pour entendre lire ce que Xénophon a écrit de Pantheia, Aristobule de Timocleia, Théopompe de Thébé ? Le moraliste est bien capable d'avoir écrit Aristobule pour Clitarque.

[80] Ce que dit Arrien (ARRIEN, I, 10, 3) tend à faire considérer comme controuvée l'autre version (PLUTARQUE, Phocion, 17), d'après laquelle Alexandre aurait jeté la lettre des Athéniens et tourné le dos aux envoyés. Fût-elle exacte, on s'expliquerait très bien l'indignation du roi en présence d'une pareille flagornerie du démos athénien.

[81] Les éléments de ce récit sont disséminés dans Plutarque (Vies de Démosthène et de Phocion), dans Diodore et dans Arrien. On dit que Phocion prit part à la deuxième ambassade : Plutarque lui attribue toute la négociation avec Alexandre et l'heureuse issue de cette démarche.

[82] D'après Plutarque (Alex., 13 : Phocion, 17), Alexandre aurait traité Athènes avec cette générosité parce que la ville — ce sont les termes qu'on lui prête — devait avoir l'œil sur la Grèce, dont l'hégémonie devait lui appartenir s'il venait à succomber. La politique d'Alexandre n'était pas si enfantine ; mais les Athéniens étaient gens à entendre volontiers et à croire de pareilles sornettes.

[83] ARRIEN, I, 10, 6. Dinarque (In Demosth., § 12) représente la fuite de Charidème comme la libre résolution d'un patriote.

[84] DIODORE, XVII, 16. Malheureusement, le texte de Diodore ne donne pas là des expressions techniques et précises.

[85] ARRIEN, I, 11, 3. Nous n'avons pas le titre officiel de sa fonction.

[86] Dericta perdomitaque Thracia petens Asiam veritus ne post ipsius discessum sumerent arma, reges eorum prœfectosque et omnes quibus videbatur inesse cura detractæ libertatis secum velut honoris causa traxit (FRONTIN, II, 11, 3) — et reges stipendirios conspectioris ingenii ad commilitium secum trahit, segniores ad tutelam regni relinquit (JUSTIN, XI, 5, 3). On peut compter parmi ces princes ou fils de princes Sitalcès, qui commandait les Thraces, Ariston, qui conduisait les cavaliers péoniens (PLUTARQUE, Alex., 39), Attale, chef des Agrianes, et peut-être Agathon, fils de Tyrimmas, qui commandait la cavalerie odryse.

[87] DIODORE, XVII, 16.

[88] C'est ce que raconte Plutarque. L'histoire n'est pas nécessairement inventée : quelque fait de détail a pu se trouver généralisé ainsi en passant de bouche en bouche, et Callisthène ou quelque autre lettré a orné ce récit de mots à effet.