HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR.

 

 

La bataille de Chéronée et la paix de Démade terminent, comme le dit M. E. Curtius à la dernière page de son Histoire grecque, l'histoire continue, suivie, cohérente de la Grèce.

Désormais chaque cité, abandonnant les longs espoirs et les vastes pensées, se replie sur elle-même et vit au jour le jour, craignant à chaque instant de perdre le peu d'autonomie communale que le Macédonien a jugée compatible avec l'unité de son empire. La Grèce s'émiette peu à peu sous la pression d'une monarchie militaire qui va devenir le colossal empire d'Alexandre. Ce travail de désorganisation, plutôt morale encore que matérielle, se poursuit avec une rapidité effrayante ; en quelques dizaines d'années, il a emporté toutes les vertus des Hellènes, attachées à la forme étroite mais vivante de la cité libre et souveraine : il a brisé le ressort qui poussait aux expériences et aux aventures ces vives intelligences, ardentes à l'entreprise, promptes au découragement : chaque ville est pleine de mécontents, voués à la haine silencieuse qui devient bien vite de la résignation et, à la génération suivante, se change en indifférence. La foi religieuse elle-même, bien ébranlée déjà, s'en va ; les dieux patrons des cités n'inspirent plus la même confiance à ceux qu'ils n'ont pas su ou n'ont pas voulu défendre. Le vide laissé dans les âmes par la disparition des grands sentiments patriotiques et religieux va se combler un peu au hasard, avec la poussière qu'apporte le vent de chaque jour. Chacun s'oriente comme il peut : la philosophie s'occupe à dresser des programmes de vertu et de bonheur à l'usage de l'individu sans patrie, de l'homme citoyen du monde ; le grand nombre a recours aux distractions vulgaires et se hâte de jouir des restes d'une prospérité qui décline : l'activité féconde d'autrefois fait place aux préoccupations égoïstes qui entraînent et absorbent inévitablement les esprits désintéressés du bien public.

Et pourtant, de grands événements s'accomplissent auxquels la Grèce parait directement mêlée ; c'est presque en son nom, c'est soi-disant pour venger ses injures, pour vider une querelle restée pendante depuis le temps d'Agamemnon, que Philippe s'apprête à renverser et qu'Alexandre détruit par une série d'exploits prodigieux le grand empire asiatique ; c'est la civilisation grecque que l'élève d'Aristote a la prétention de porter jusqu'aux rives de l'Indus et de répandre à pleines mains sur le sol arrosé de sang où il promène ses triomphes et sa gloire. Avec un peu de bonne volonté et de patriotisme accommodé aux circonstances nouvelles, les Hellènes prendraient au sérieux le titre de généralissime de la Ligue de Corinthe que Philippe s'est fait donner et qu'ils n'ont pas pu davantage refuser à Alexandre ; ils se sentiraient réellement unis pour la première fois depuis le début de leur histoire ; ils suivraient d'un œil joyeux la marche de cette irrésistible armée où combattent quelques-uns de leurs contingents ; ses victoires deviendraient les leurs, et ils retrouveraient à régenter le monde par procuration le plaisir, d'ailleurs fort mélangé, qu'ils trouvaient à se gouverner eux-mêmes. Au lieu de regretter et surtout de vouloir restaurer le passé, ils comprendraient que les formes grêles et étriquées de leurs constitutions autonomes ne conviennent plus au vaste édifice qui se construit sous leurs yeux ; qu'elles ont produit tout leur effet utile et gêneraient, en se survivant à elles-mêmes, le cours nouveau qu'a pris dans le monde transformé la force vitale et la pensée.

Voilà deux points de vue bien opposés, deux façons bien différentes de comprendre la même époque, les mêmes hommes, les mêmes faits. Selon que l'on se tourne vers le passé ou l'avenir, on assiste à la décadence d'une civilisation ou à l'expansion victorieuse du génie hellénique. L'Histoire grecque s'arrête au moment de prendre le deuil ; l'Histoire de l'Hellénisme transporte brusquement ses sympathies du côté où se fait l'avenir.

I

Les Hellènes, peu curieux d'abstractions, mal placés pour voir se lever l'aurore des temps nouveaux et surtout mal satisfaits d'expériences qui s'étaient faites tout d'abord à leurs dépens, n'ont pas accepté ainsi les faits accomplis ; ils ont refusé aux Macédoniens le droit de se dire leurs héritiers, de se faire les apôtres de l'hellénisme ; ils n'ont plus reconnu leur libre génie dans les masses dépourvues d'initiative que traînaient derrière eux les rois de Macédoine, à l'instar des anciens rois de Perse, et il n'est pas sûr qu'ils aient bien senti la distance qui sépare un Alexandre d'un Xerxès.

C'est à ce point de vue qu'il faut se placer si l'on veut comprendre leurs rébellions, puis leurs rancunes, enfin le morne engourdissement qui les envahit, et c'est pour n'avoir point voulu en sortir que M. E. Curtius a cru devoir clore son Histoire grecque au moment où Philippe devient le généralissime à perpétuité, c'est-à-dire le maitre des Hellènes. Visiblement gagné par l'esprit libéral et généreux de ces Athéniens dont il comprend, c'est-à-dire excuse même les erreurs, habitué comme eux à chercher le beau et le grand ailleurs que dans les vastes proportions, les masses énormes et les espaces interminables, M. E. Curtius a dû s'avouer incapable de comprendre également bien la beauté et la grandeur de l'œuvre d'Alexandre et de ses successeurs. Lui qui évite de parti pris les récriminations stériles, lui qui ne croit voir les choses sous leur vrai jour que quand ce jour est favorable, il eût été obligé de t'aire des réserves sur la légitimité de cette filiation improvisée qui transforme tout d'un coup les Macédoniens en Hellènes et les charge d'helléniser le monde. Sans contester la parenté ethnographique des Macédoniens et des Hellènes, parenté qu'il admet de bonne grâce[1], il se serait demandé s'il suffisait que Philippe eût été élevé dans la patrie d'Épaminondas et qu'Alexandre eût reçu les leçons d'Aristote pour que le peuple macédonien fût dès lors le véritable représentant de la civilisation hellénique. Enfin, il eût hésité à admettre que la force donne du même coup le droit d'en user pour opérer la critique historique[2], c'est-à-dire, euphémisme à part, le renversement d'institutions existantes et de droits non prescrits.

Il n'est pas difficile de deviner les conclusions auxquelles eût abouti M. E. Curtius, car il les fait pressentir dans les pages vigoureuses qui terminent l'Histoire grecque. Il y prend nettement parti pour Démosthène, le patriote vaincu mais rassuré par le témoignage de conscience, contre Philippe et surtout contre le lâche optimisme de ses partisans.

Philippe n'avait jamais montré d'intelligence pour les besoins des peuples : les pays n'étaient pour lui que des sources de revenus et des circonscriptions de recrutement. Il favorisait partout les tendances les plus viles, jouait scandaleusement avec les plus saintes traditions, développait en tous lieux l'étroit égoïsme des États séparés, semait la discorde entre les voisins, et poursuivait ses desseins en employant de préférence la corruption. Ses amis étaient la lie de la nation, et tout ce qui l'approchait était comme saisi par un mauvais génie... La soumission à ce roi conquérant pouvait-elle avoir d'autres résultats qu'une surexcitation de l'esprit d'aventures, qui depuis le temps de Cyrus le Jeune était le fléau de l'Hellade, une démoralisante courtisanerie et une contagion des mœurs barbares infectant toute la vie nationale ?... Le Macédonien savait reconnaître et employer les talents, la culture, toutes les forces intellectuelles des Hellènes : il rendait hommage à la gloire de leur passé ; il flattait leur vanité ; mais, en définitive, il n'avait aucune sympathie pour les Hellènes en tant que nation... Bien qu'il dût aux Grecs tous les résultats qu'il avait obtenus, bien qu'ils lui fussent indispensables pour ses desseins ultérieurs, il se borna néanmoins à se servir d'eux pour son ambition dynastique, sans accorder à la nation une part indépendante dans sa gloire, sans songer à un relèvement des Hellènes devenus membres de son empire. Aussi l'entrée de la Grèce dans la domination macédonienne ne fut-elle pas le commencement d'une ère nouvelle, qui aurait éliminé les éléments morts et provoqué le développement de germes nouveaux : elle fut au contraire un recul, une chute complète[3].

Bien différent est le point de vue auquel se place l'auteur de l'Histoire de l'Hellénisme. C'est à lui que j'empruntais tout à l'heure l'hypothèse de la Grèce unifiée assistant avec une joie patriotique à l'expansion triomphale de son génie et reconnaissant dans Alexandre le plus glorieux de ses enfants. Pour lui aussi, l'histoire de la Grèce libre, remuante, indisciplinée, est bien finie ; mais l'histoire de l'hellénisme, c'est-à-dire de la civilisation grecque débordant sur le monde, commence et ne lui permet pas de regretter le passé. Le passé, une fois qu'il a enfanté le présent, qui lui même est gros de l'avenir, n'est plus qu'une chose caduque et morte ; dans ce monde où le travail incessant de la vie élabore sans cesse des organismes nouveaux avec la substance de ceux qui ont achevé leur évolution, où rien ne dure et rien ne se recommence, il n'est ni possible ni désirable que ce qui est usé se perpétue et fasse obstacle à l'éclosion des germes qui portent en eux l'avenir. L'assemblage bigarré de constitutions politiques qu'on appelait la Grèce a fait son temps : les forces qui s'agitent au milieu de ces ruines vont s'user sur place dans une fermentation malsaine, si on ne leur ouvre à temps un large champ d'expériences et si on ne leur assigne une tâche nouvelle.

C'est la main puissante d'Alexandre qui opère cette dérivation salutaire et qui, mélangeant avec art des peuples et des mœurs hétérogènes, fonde sur de larges assises la civilisation hellénistique. Sans doute, sous son impulsion fiévreuse, le progrès prend une allure précipitée, et la fin prématurée du conquérant compromet un instant le succès de cette gigantesque opération ; mais l'œuvre est faite de main d'ouvrier : elle durera en dépit des secousses violentes, des conflits, des intrigues souvent mesquines et toujours meurtrières qui remplissent l'histoire des successeurs d'Alexandre. Une fois tout ce bruit apaisé, on s'aperçoit que, si l'empire unitaire d'Alexandre est tombé avec lui, le mouvement imprimé par lui ne s'est pas arrêté. Les peuples ne retournent point à leurs habitudes premières : ils sont groupés maintenant en royaumes hellénistiques, et leur évolution historique gravite autour du foyer lumineux de la civilisation jadis grecque, maintenant gréco-orientale. L'hellénisme peut même survivre et il survit aux royautés fondées par les héritiers d'Alexandre :

Le nouvel élément introduit par les Macédoniens et Grecs dans la vie des peuples y est entré si profondément, qu'il survit à son existence politique. A l'état de culture et de mode, de philosophie et de libre-pensée, de science et de superstition, il subsiste et finit par dominer le monde romain lui-même. Il survit au paganisme athée qu'il s'était fait par voie de théocrasie, pour élaborer le christianisme naissant en le faisant passer par des disputes sans fin sur le dogme et par l'hérésie. Enfin, ne conservant plus de vivant que la langue, il erre des siècles durant comme un fantôme, et disparaît ensuite tout à fait dans l'Orient moderne et le mahométisme[4].

On le voit, ce n'est ni à un médiocre penseur, ni à une médiocre entreprise que nous avons affaire. M. J. G. Droysen se proposait moins d'écrire l'histoire de la Grèce sous les diverses dominations qu'elle a subies que l'histoire de sa civilisation, de son génie agissant, en dehors d'elle et presque sans elle, sur des peuples qui subissent son influence et se transforment en s'imprégnant de ses idées[5]

Dans le plan primitif, l'Histoire d'Alexandre le Grand n'était que la préface de l'œuvre, et l'Histoire de l'Hellénisme ne commençait qu'avec les successeurs d'Alexandre, au moment où la combinaison de l'âme hellénique avec le corps énorme que venait d'ébaucher. une conquête rapide était définitivement opérée. On peut juger, par l'étendue de cette préface, des gigantesques proportions que l'historien entendait donner à son œuvre. Il ne nous appartient pas de rechercher ici pourquoi l'auteur a délaissé ce qu'il appelait en 1836 la tâche de sa vie. Peut-être a-t-il reculé devant les difficultés d'une synthèse si vaste, qui devait embrasser un laps de vingt siècles et trouver le lien logique de tant d'événements disparates ; peut-être a-t-il jugé à propos de ne pas s'attarder si loin du monde vivant et de rentrer, par la pensée ou même par l'action, dans un courant historique qui n'eût pas encore épuisé la série de ses effets.

Distrait par d'autres préoccupations et absorbé par d'autres travaux moins étrangers à son temps et à son pays[6], M. Droysen, qui n'avait pas vingt-cinq ans quand il publiait l'Histoire d'Alexandre (1833), a laissé passer près d'un demi-siècle sur l'œuvre de sa précoce et virile jeunesse. Il y est revenu dans ces dernières années, non pour l'achever, mais pour la réviser. Il a éliminé du texte tout ce qui avait vieilli, tout ce que son goût devenu plus sévère avait condamné, pour élargir, au contraire, la place faite dans les notes à la critique des sources et aux in-&mations supplémentaires. En même temps, le plan primitif de l'ouvrage étant abandonné, l'Histoire d'Alexandre a cessé d'être une sorte d'Introduction ou Étude préparatoire pour devenir le premier volume de l'Histoire de l'Hellénisme, ordonnée maintenant, à la façon d'une trilogie antique, en Histoire d'Alexandre, des Diadoques (Διάδοχοι) ou Successeurs immédiats d'Alexandre, des Épigones ou seconde génération des successeurs d'Alexandre.

C'est l'ouvrage ainsi amené à sa forme définitive qu'il convient d'étudier d'un peu plus près.

II

Il y a toujours entre le tempérament d'un auteur et le sujet qu'il s'est librement choisi une affinité plus ou moins marquée, plus ou moins consciente, mais qui se retrouve à l'analyse. Cela est vrai surtout des travaux historiques. La curiosité désintéressée, qui implique déjà une sorte d'indifférence et de scepticisme, n'est pas l'âme des grandes entreprises : quand elle n'est point aiguillonnée par une passion plus vivante, elle se satisfait vite ou se contente des résultats précédemment acquis. Un esprit doué de quelque initiative cherche nécessairement, quand il aborde les études historiques, à vérifier au contact des faits des idées préconçues, et chacun choisit le terrain sur lequel il lui semble que l'expérience se fera plus complète et plus décisive. A ce point de vue, la carrière scientifique de M. Droysen, en dépit de la diversité des sujets auxquels il a appliqué ses puissantes facultés, offre une unité remarquable.

Fils d'un pasteur poméranien, c'est-à-dire issu d'une race qu'un ancien eût appelée durum genus et marqué dès l'enfance par le génie austère des traditions bibliques, M. Droysen s'est occupé tout d'abord du poète le plus mystique et le plus fataliste qu'ait produit l'antiquité. Il donna en 1832 une traduction d'Eschyle fort appréciée. C'était évidemment pour lui plus qu'un exercice de style et une distraction littéraire. Peut-être retrouverait-on çà et là dans l'Histoire d'Alexandre, qui est une sorte de tragédie historique, comme des reflets de la pensée d'Eschyle, le goût des idées fixes, incarnées dans des caractères tout d'une pièce, la préoccupation des catastrophes grandioses et soudaines, et surtout l'habitude de faire peser sur le présent le passé et l'avenir, la tendance à retrouver partout l'action d'une volonté supérieure qui achemine vers un but marqué à l'avance le cours des événements[7]. Mais l'influence — d'ailleurs problématique — d'Eschyle ne put que s'ajouter à une attraction autrement puissante, à laquelle M. Droysen céda d'autant plus aisément qu'elle le portait du côté où il voulait aller.

Hegel venait de mourir dans tout l'éclat de sa renommée ; sa doctrine paraissait avoir enfin saisi sous le flux incessant des phénomènes l'absolu, la substance même des choses, et fourni des destinées du monde une explication dont toutes les sciences, et l'histoire en particulier, allaient confirmer la vérité. L'enthousiasme excité en Allemagne par la philosophie nouvelle n'avait point encore à compter avec l'antagonisme des méthodes expérimentales, avec la concurrence des sciences positives, qui ont fini par décourager l'idéalisme d'abord si confiant. C'était l'époque des illusions. On eût dit que Hegel avait fondé une sorte d'empire intellectuel, en dehors duquel il n'y avait plus que des Barbares, et l'on ne jugeait pas en équilibre un esprit qui n'eût pas su balancer sa pensée entre la thèse et l'antithèse.

On s'étonnerait de rencontrer ici un exposé du système de Hegel : je n'en prendrai que la partie applicable à l'histoire, celle que M. Droysen a appliquée, à mon sens, aux études historiques d'où est sortie l'Histoire de l'Hellénisme.

La philosophie de Hegel est sinon le dernier, du moins le plus puissant effort tenté par la métaphysique allemande pour briser le cercle, trop étroit à son gré, où nous enferme l'expérience, et pour passer du relatif à l'absolu. Kant, prenant pour objet de ses patientes investigations la raison elle-même, que Descartes croyait infaillible, avait montré que la logique, appuyée sur ses axiomes, aboutit de toutes parts à des contradictions ou antinomies insolubles, dès qu'elle suppose réel l'objet des concepts sur lesquels elle opère. Elle est obligée d'affirmer que le monde a des limites dans l'espace et le temps et qu'il n'en a pas ; qu'il est composé de parties simples et qu'il n'existe pas de parties simples ; qu'il n'y a point d'effet sans cause, et qu'il y a à la série des effets une impulsion initiale qui n'a pas de cause. Le seul moyen, suivant Kant, de résoudre ces antinomies, c'est d'admettre que les choses ne sont pas ce qu'elle paraissent être, que les lois de la pensée s'appliquent légitimement aux apparences ou phénomènes, mais que les réalités substantielles ou noumènes sont hors de leur portée. Le philosophe ne se résigne pas cependant à déclarer inconnaissable ce que la raison théorique ne peut connaître : la foi au devoir dote la raison, devenue raison pratique, d'une sorte de seconde vue au moyen de laquelle elle aperçoit, derrière cet enchaînement rigoureux mais factice de nécessités logiques, le monde réel, fait de spontanéité et de liberté.

Le criticisme de Kant, en ébranlant le fondement même de la certitude rationnelle, produisit dans tous les esprits tournés vers la spéculation métaphysique une effervescence qui n'est point encore apaisée aujourd'hui. Les contradictions signalées dans la raison par le subtil dialecticien de Kœnigsberg parurent indéniables, mais la solution qu'il avait donnée au problème ne pouvait être considérée comme définitive. Séparer aussi violemment l'apparence de la réalité, scinder la raison en deux facultés hétérogènes, c'était se tirer d'un embarras fâcheux par un expédient plus fâcheux encore.

Disciples et adversaires de Kant s'efforcèrent à l'envi de reconstituer l'unité de l'esprit humain, et de rendre à la raison le pouvoir de connaître les réalités substantielles. Fichte s'arrêta à l'idée que l'essence libre et consciente, le moi, est identique avec le monde, qu'il le crée même en se développant et peut, à plus forte raison, le connaître : Schelling arriva par un procédé inverse au même résultat. Nul ne trancha le nœud gordien avec plus de hardiesse que Hegel. Il déclara que, si la raison aboutit nécessairement à des contradictions, c'est que ces contradictions coexistent en effet, dans le réel. Non seulement l'affirmation et la négation ne s'excluent pas, mais elles se présupposent réciproquement dans l'absolu, et un être particulier a d'autant plus de réalité qu'il contient plus de contradictions combinées. La logique hégélienne, au rebours de la logique ordinaire, prend pour axiome primordial, pour formule de l'Être, l'identité des contraires. Le sujet qui pense et l'objet pensé, la Nature et l'homme, le corps et l'esprit, tout cela n'est qu'une même substance en transition perpétuelle d'un état à un autre, dont on peut dire également bien qu'elle est et qu'elle n'est pas, car elle devient sans cesse. Cette substance, Hegel l'appelle l'Idée ou Raison absolue, et elle devient ou acquiert une réalité de plus en plus haute en reformant perpétuellement la combinaison des contraires qui constitue le réel, ou, pour parler la langue de Hegel, en passant de la thèse et de l'antithèse à la synthèse. Cette marche rythmique de l'Idée est aussi nécessaire que le progrès même qui l'entraine, sans recul ni défaillance, dans le sens d'une perfection poursuivie sans fin ni trêve.

Il n'y a pas d'utilité à dénombrer les rouages multiples, toujours groupés en raison ternaire, dont le jeu propage jusqu'aux manifestations infinitésimales de l'Être le rythme monotone de la thèse ; antithèse et synthèse. Ce qui nous intéresse ici, c'est l'application du système à l'histoire.

Pour Hegel, l'histoire est l'évolution de l'Esprit rentrant en lui-même, c'est-à-dire prenant une conscience de plus en plus nette de son unité et de son identité avec le monde. Cette évolution se poursuit en vertu d'une dialectique immanente, inéluctable, et, pour lui assigner un but, sinon un terme, Hegel affirme qu'elle tend à la réalisation du concept de liberté. Mais qu'on ne s'y méprenne pas : il s'agit de la liberté de l'Idée, qui est la négation de la liberté individuelle. L'individu est porté par un instinct invincible à vouloir conserver sa personnalité ; il oublie qu'il n'est qu'une manifestation passagère de l'Idée, et que celle-ci a besoin de le supprimer pour continuer sa marche. Le premier devoir de l'individu, c'est de comprendre le peu qu'il pèse comme moment de la pensée universelle et de partager, s'il le peut, la prodigieuse indifférence qu'éprouve pour son sort l'Idée qui l'écrase ou, plus exactement, le résorbe. La vie individuelle ne doit servir qu'à développer la vie universelle : lui assigner un autre but, c'est se révolter, bien inutilement d'ailleurs, contre l'inéluctable évolution qui condamne chaque forme restreinte de l'Être à servir d'instrument et d'échelon à une forme plus large et plus haute.

Appliquée à l'humanité, dépositaire actuelle de l'Idée consciente, cette théorie aboutit à des conséquences inquiétantes. L'individu s'absorbe dans l'État, qui est sa véritable substance, sa fin, son dieu, au sens propre du mot. De même, l'État moins parfait est destiné à être absorbé par l'État plus rationnellement organisé, les races inférieures par les races supérieures. C'est là un progrès nécessaire, irrésistible, conforme à la logique immanente qui meut l'univers, et par conséquent à la justice, envisagée au point de vue de l'absolu. La force n'est quo la manifestation vivante du droit[8], engendré lui-même par la Raison supérieure : elle est aussi inséparable du droit que l'effet l'est de la cause. C'est la force qui fait tous les jours le départ, la critique de ce qui doit périr et de ce qui doit rester, mais au nom du droit, comme action visible de l'Idée, Tout ce qui est, est rationnel, et tout ce qui cesse d'exister ne l'est plus. Les monarques dans lesquels s'incarne la puissance de l'État, les grands hommes qui attellent à leurs vastes projets des millions de vies humaines, sont des e porteurs de l'Idée », et ils prouvent la légitimité de leur mission en l'imposant. Tout ce qu'ils peuvent faire est rationnel par cela même qu'ils le peuvent, et échappe aux objections mesquines tirées d'une conception étroite, celle du droit individuel.

En résumé, le monde, qui se perfectionne de jour en jour, est à chaque instant aussi parfait qu'il peut l'être. Hegel professe, à cet égard, un optimisme qui est bien près d'être absolu, c'est-à-dire identique à son contraire, car le pessimisme consiste aussi à croire que le droit ne peut jamais prévaloir contre la force ou autrement que par la force.

Telles sont les grandes vues du système, et il ne sera pas difficile d'en trouver la trace dans les œuvres de M. J. G. Droysen.

III

Il ne faudrait pas, croire que le fatalisme historique de l'école hégélienne, toujours prêt à déifier la force et à vanter même la guerre, bella matribus detestata, comme moyen de hâter l'évolution de l'Idée et de perfectionner le monde, se soit dégagé lentement de la métaphysique du maitre. Hegel avait achevé jusque dans le détail l'immense organisme de son idéalisme absolu, et il n'avait pas manqué d'étendre sur le champ de l'histoire le réseau de ses déductions. C'est même par là qu'il avait fait rapidement pénétrer son influence dans des esprits peu curieux de spéculations métaphysiques, et, mérité les encouragements d'un gouvernement à qui des théories menaçantes seulement pour les faibles étaient loin de déplaire[9].

L'histoire, qui suggère en effet d'elle-même l'idée d'un plan providentiel imposé à des acteurs inconscients, est restée la forteresse de l'hégélianisme : il est entré de cette façon dans les idées courantes de l'autre côté du Rhin ; il est descendu peu à peu dans les masses profondes, et l'on ne se tromperait guère en supposant que les événements de ces dernières années n'y ont pas discrédité le droit illimité des races supérieures. Ce d'est pas aux mains des philosophes que les doctrines philosophiques ont le plus d'efficacité : elles n'exercent une action réelle sur les esprits que quand elles sortent de l'école et se résument en un petit nombre d'idées pratiques. Le sens des discussions sur l'Être absolu et sur la valeur de la connaissance échappe à la plupart des intelligences même cultivées ; le vulgaire devine d'instinct que les solutions auxquelles elles aboutissent sont toujours provisoires, et voit d'un œil indifférent se succéder des systèmes dont chacun mourra d'une pétition de principe ou d'une objection laissée sans réponse. Ces systèmes n'agissent que par les maximes dérivées qu'ils ont pu jeter dans la circulation. Une fois mises à la portée des intelligences moyennes, ces idées acquièrent une vitalité propre : elles peuvent se détacher de la doctrine qui les a engendrées et leur survivre. Il importe peu que la dialectique hégélienne passe ou demeure ; mais l'opinion qu'on se fait du rôle d'un Alexandre ou d'un César, des droits respectifs des peuples ou de la valeur des constitutions, n'est pas chose indifférente, car il s'agit là de faits auxquels le présent est aisément comparable et d'où il est facile de tirer des conclusions pratiques.

Je n'ai aucunement l'intention de faire à l'hégélianisme historique, ou à M. J. G. Droysen qui s'en est assimilé les principes, un procès de tendance. Chacun se fait des destinées de l'humanité l'idée qui lui plaît, et la question n'est pas si simple qu'on puisse la trancher au pied levé. Mon but est de donner au lecteur la clef de bien des vues d'ensemble, de bien des jugements sur les hommes et les choses, qu'il rencontrera disséminés dans l'Histoire de l'Hellénisme[10]. J'ajoute, pour ne rien cacher de ce que je crois bon de dire, que l'on peut généraliser les observations faites à propos de l'œuvre de M. Droysen et ne pas trop le détacher du milieu où s'est façonnée sa pensée. C'est qu'en effet le milieu joue ici un grand rôle. Comme les doctrines religieuses, les systèmes philosophiques trahissent les aspirations des sociétés au milieu desquelles ils se forment, et quiconque a examiné de près plusieurs systèmes philosophiques sans s'attacher à aucun sait que, dans cet ordre d'études, la dialectique est. l'art de conduire un raisonnement à un but marqué d'avance. Fichte, qui n'était point un sceptique, a dit lui-même que le choix qu'on fait d'une philosophie dépend de ce que l'on est.

L'observation est juste et peut s'étendre à un grand nombre d'individus sans perdre de sa justesse. C'est donc, si l'on veut, l'Allemagne, autant que Hegel et que M. Droysen, qui, lasse de la vie bourgeoise des petits États (Kleinstaaterei), s'est prise d'enthousiasme pour les hommes énergiques et les grandes ambitions, pour les épopées soldatesques et les triomphes de la force.

Cette antipathie pour les petits États appareil en maint passage de l'Histoire de l'Hellénisme. Si l'auteur esquisse d'un trait rapide l'état de la Grèce avant Alexandre, ce qui le frappe tout d'abord, ce sont les effets désastreux du particularisme à outrance, des autonomies minuscules qui usent en frottements sur place les forces vives de la nation et la font mourir chaque jour en détail. Les ligues ou fédérations ne parviennent pas à grouper ces molécules dont chacune a une volonté propre. L'inconsistance et l'impuissance que le particularisme perpétue en Grèce, le gouvernement démocratique l'introduit dans la cité. L'auteur ne cache aucunement son aversion raisonnée pour la démocratie, ou tout au moins pour celle qui survit à ses vertus. Il saisit volontiers les occasions de faire remarquer que les Athéniens ont dû à ce régime, qui ne leur permettait aucun esprit de suite dans la conduite de leurs affaires, une bonne part de leurs malheurs. Sans doute, il n'ignore pas que le particularisme hellénique, en multipliant les foyers d'activité, a accéléré l'essor de la civilisation et affiné plus vite les individus ; le contraste offert parles peuples plus massifs et plus compactes suffirait à le lui apprendre : mais ces forces individuelles ainsi surexcitées restent sans emploi utile si elles ne s'unissent ensuite pour une action commune. Pour cela, il faut que le régime change ; la thèse a épuisé son effet et l'antithèse commence. Ce qui était bon à son heure devient mauvais quand le progrès nécessaire de l'évolution appelle à la vie des organismes nouveaux et. évoque, pour marquer un but à leur activité, des pensées nouvelles.

La Macédoine, antithèse vivante de l'Hellade, entre en conflit avec ce monde vieilli, l'absorbe et se donne aussitôt pour tâche d'éliminer en se l'assimilant un autre contraste, la civilisation asiatique. Le peuple macédonien ne saurait avoir conscience de sa mission. Il concentre d'instinct tout ce qu'il a de force et de volonté dans la personne de son roi ; c'est au point où convergent toutes ces vagues aspirations qu'apparaît la grande âme de la nation, le génie d'Alexandre. M. J. G. Droysen s'étend fort peu sur l'éducation d'Alexandre : il note brièvement les circonstances au milieu desquelles s'est formé son caractère, mais une analyse psychologique trop minutieuse irait contre son but. Ce n'est pas au jeu des passions individuelles, aux habitudes du cœur et au pli de l'imagination, qu'il compte demander l'explication de la vie d'Alexandre. Le héros est, lui aussi, un instrument de l'Idée qui se réalise par lui[11]. Il acquiert de sa mission une conscience de plus en plus nette ; il comprend à la fin que la conquête est un moyen et non un but ; la force des choses lui montrait chaque jour d'une façon plus claire et plus inéluctable les voies qu'il devait suivre pour achever y l'œuvre commencée ; mais ses premiers pas dans la carrière sont aussi sûrs que s'il avait lu dans l'avenir. Point d'hésitations, de demi-mesures, d'erreurs ; il partage déjà l'infaillibilité de la Raison supérieure qui s'est comme incarnée en lui.

Cette infaillibilité, pour le dire en passant, ne laisse pas que d'atténuer le relief de cette grande peinture où les ombres manquent pour mettre en valeur les lumières. Horace voulait un Achille coléreux et inexorable : l'Achille de M. Droysen a vraiment trop de sérénité et de raison. Il est presque impossible de le surprendre abandonné à quelque faiblesse humaine, et la métaphysique devient, nécessaire pour expliquer l'ardeur latente, toujours inassouvie, qui pousse ce génie si pondéré de champ de bataille en champ de bataille et d'Alexandrie en Alexandrie. Il marchait toujours en avant, ne regardant que son but et voyant en lui sa justification. Ses imprudences même, qui mirent plusieurs fois ses jours en danger, ressemblent moins à des excès de bravoure irréfléchie qu'à des moyens d'entraîner l'armée et de hâter le succès.

M. Droysen se donne une peine infinie pour supprimer ces ombres dont je regrettais tout à l'heure l'absence. L'exécution de Philotas parait bien être le châtiment d'un crime réel, mais le meurtre de son père Parménion, froidement ordonné par Alexandre, est une précaution qui n'a rien de commun avec la justice. On le juge dangereux et on le supprime. Lors même qu'il n'aurait pris aucune part directe à la trahison de son fils, après l'exécution de celui-ci, les résolutions les plus funestes semblaient possibles de la part du père. Cette considération suffit aux Macédoniens pour le condamner sans l'entendre, et M. J. G. Droysen s'en contente, parce que la raison d'État doit toujours prévaloir contre le droit individuel. A quelque temps de là, Alexandre tue Clitos dans un accès de colère. L'historien regrette ce fâcheux éclat, mais il a vite fait d'absoudre le monarque offensé. Il se repentit du meurtre ; il sacrifia aux dieux : les moralistes qui le condamnent négligent de nous dire ce qu'il aurait dû faire de plus. Au fond, Clitos est surtout coupable d'opposition au régime nouveau ; il est de ceux qu'il fallait briser tôt ou tard : si Alexandre l'avait simplement livré au bourreau, l'historien emploierait ici une de ces formules expéditives qu'il étend volontiers comme un voile discret sur les victimes des grandes crises.

Plus tard, Alexandre réclame pour sa personne les honneurs divins et enjoint aux cités grecques d'instituer à son intention un culte officiel. M. Droysen démontre à merveille l'utilité politique de cette mesure, mais cela ne lui suffit pas : il laisse entendre que les prêtres d'Ammon, habitués par leur symbolique profonde à considérer les rois comme les fils des dieux, ont bien pu faire partager cette croyance à Alexandre, et : que celui-ci joue avec une sincérité relative son rôle de dieu. Cela ne lui suffit pas encore ; il estime que les habitudes du polythéisme hellénique auraient dû faire trouver cette prétention toute naturelle, et, s'il ne-blâme pas ouvertement les Athéniens de s'être montrés récalcitrants à ce propos, il se réserve de les prendre plus tard en flagrant délit d'apothéose, décernée cette fois à un soudard libertin, Démétrios Poliorcète. Il eût été plus juste peut-être de reconnaître que les Athéniens ne pouvaient pas avoir la dévotion monarchique des Orientaux et des hégéliens ; que, ne l'ayant pas, ils avaient raison de ne pas faire acte d'hypocrisie, et que si, plus tard, leur reconnaissance pour le Poliorcète a pris un tour hyperbolique et bruyant, cette attitude servile montre à quel point la domination macédonienne avait déjà abaissé les caractères. M. Droysen poursuit jusque dans le détail la glorification de son héros. La polygamie qu'Alexandre emprunte aux Orientaux lui parait une mesure politique justifiée par le but visé[12] ; il reconnaît volontiers que Philippe n'était pas un modèle de tempérance, mais il atténue autant qu'il le peut les excès qui ont bien pu hâter la fin d'Alexandre.

La mort du conquérant ouvre l'ère des Diadoques ou successeurs immédiats d'Alexandre.

C'est une ère de confusion, de troubles, de conflits qui durent jusqu'à ce que les monarchies hellénistiques aient trouvé leur assiette naturelle. M. Droysen avait fait d'abord plus que le possible pour' ordonner ce chaos en le forçant à entrer dans les formes de la dialectique hégélienne. L'histoire de l'empire après la mort du grand fondateur, disait-il, est l'antistrophe de l'histoire de sa fondation ; elle développe les forces négatives qui devaient sortir de la grande œuvre d'Alexandre. On se plaint de la confusion qui règne dans cette partie de l'histoire : cette confusion existe, si l'on ne comprend pas les décisions supérieures de la Providence planant au-dessus des visées et des passions humaines : plus les hommes sont déréglés, égoïstes et impies, plus la main de Dieu est sur eux puissante et visible.

Alexandre avait poursuivi avec une logique infaillible son but, qui était la fusion de l'Occident et de l'Orient ; mais il croyait constituer une unité matérielle, et le destin ou l'histoire préparait une réaction en sens inverse d'où allait sortir une synthèse différente. Cette réaction s'opère en quatre étapes successives. D'abord, Perdiccas veut maintenir l'unité de l'empire avec l'unité dynastique ; le partage de Triparadisos ne laisse plus subsister que l'unité dynastique. Celle-ci, défendue par Polysperchon en Occident, par Eumène en Orient, est vaincue des deux côtés ; mais il reste à savoir si ce ne sera pas au profil d'Antigone . La bataille d'Ipsos consomme la dislocation de l'empire et crée quatre royaumes nouveaux ; mais ce n'est pas encore là l'assiette définitive. Le conflit entre Démétrios Poliorcète et Séleucos laisse encore indécises des questions que devra régler la génération suivante, celle des Épigones.

Ce groupement des faits, conforme à l'ordre chronologique, en facilite l'intelligence, et M. Droysen n'a eu qu'à supprimer çà et là quelques formules pour enlever à l'histoire des Diadoques le caractère importun de construction logique, antérieure et supérieure aux faits, que lui donnaient ces formules.

L'historien a placé en tête de la troisième partie de son œuvre une large esquisse du passé, où il mesure le chemin déjà fait par les civilisations des deux côtés de la mer Égée et cherche la direction dans laquelle va se mouvoir l'avenir. Peut-être la première partie de ce morceau, qui établit sur des considérations géographiques le contraste primordial entre l'Orient et l'Occident, eût-elle été mieux placée comme Introduction à l'histoire d'Alexandre, où elle se fût aisément raccordée au premier chapitre. Mais, telle qu'elle est, cette revue rapide remet sous les yeux du lecteur, un peu las des faits de détail, les grandes perspectives le long desquelles s'alignent les événements. Les idées y surabondent ; chaque mot porte : l'historien n'écrit pas pour des lecteurs distraits. Après avoir tracé en quelques lignes le canevas géographique de l'histoire universelle, M. Droysen étudie sur place la genèse des nationalités et des religions qu'elle va mettre en conflit. Là, nous constatons encore que, si tout à l'heure les conditions géographiques paraissaient devoir introduire dans l'histoire bon nombre de causes efficientes, ces causes reculent déjà à l'arrière-plan devant les causes finales. Nous retrouvons la dialectique hégélienne et sa façon de construire et détruire non en raison du passé, qui n'est rien, mais en vue de l'avenir, qui est tout.

Dans l'histoire du monde antique, le point de départ, la première œuvre de l'Esprit qui se dégage à peine de la Nature, c'est la création de nationalités étroites, de religions naturalistes taillées à la mesure de ces nationalités et intimement fondues avec l'État ; le point d'arrivée, c'est le cosmopolitisme religieux, l'idée d'une humanité qui embrasse tous les peuples, d'un royaume qui n'est pas de ce monde, idée qui trouve son expression complète dans la venue du Sauveur. Entre ces deux points extrêmes, le progrès poursuit sa marche par action et réaction, avec l'énergie irrésistible d'une force qui s'accroît en s'exerçant. Le système des nationalités étroites et compactes, poussé à l'extrême, va provoquer une réaction en sens inverse dont le terme est l'individualisme ; la conciliation ou synthèse des deux idées sera le cosmopolitisme, qui assigne pour objet aux préoccupations de l'individu l'humanité entière.

Il faut d'abord que l'attache eux nationalités concrètes et matérielles disparaisse. Ce travail s'accomplit par la série de conquêtes qui remuent incessamment la masse des populations asiatiques. L'empire perse associe par la force des nationalités différentes qui conservent leurs mœurs et leurs religions particulières ; l'État se sépare donc de la religion avec laquelle il était jadis intimement uni ; l'idée de Dieu se dégage peu à peu du monde tangible et devient pour ainsi dire acosmique. Voilà le système que l'empire perse rêve d'imposer par la conquête au reste du monde. Il se heurte dès les premiers pas à son antithèse, à la civilisation grecque. Celle-ci a également brisé le lien établi à l'origine entre les conceptions religieuses et le monde réel, mais par la réflexion et la critique, forces qui décomposent sans reconstituer et amènent l'individu à ne plus reconnaître d'autre règle que sa volonté propre. Avec les religions locales se disloquent les États qu'elles soutenaient : la Grèce en vient à n'être plus composée que d'atomes anarchiques. Mais, de même qu'en Orient le système des nationalités avait engendré une aspiration contraire, à savoir le sens d'une religion idéale appelée à effacer toutes les différences ethnologiques, de même la décomposition sociale, hâtée par la sophistique et la démocratie, éveille le besoin de groupements nouveaux aussi larges que possible. Pour satisfaire ce besoin, deux procédés sont essayés concurremment, la fédération et le retour au régime monarchique . La fédération échoue ; la monarchie l'emporte et entraîne avec elle la Grèce que n'attachent plus à ses traditions locales , à son sol , les liens tranchés par le développement de l'individualisme. A cette époque, on rencontre partout les Hellènes hors de chez eux ; ils négocient sur toutes les places et se battent pour toutes les causes. Alexandre ne fait que canaliser ce flot débordant et le lancer sur l'Orient.

L'œuvre d'Alexandre est unique dans l'histoire. On a vu depuis des vaincus disparaître devant une race supérieure et aussi des vainqueurs se mettre à l'école des vaincus : on n'a jamais revu ce mémorable spectacle de civilisations, adultes des deux parts, se mêlant pour ainsi dire à doses égales et produisant un alliage stable, l'hellénisme, dans lequel elles perdent l'une et l'autre leurs propriétés spécifiques. Mais le but final n'est pas atteint. Si homogène qu'il soit d'ailleurs, l'hellénisme se localise : il se crée des États distincts. L'historien les passe en revue l'un après l'autre, et il constate qu'ils n'ont plus de racines dans le sol, à la façon des États de la période antérieure : Ce sont plutôt des édifices élevés sur un plan artificiel, charpentés avec les tronçons de ces arbres abattus, avec les débris et les fragments de ce monde d'autrefois maintenant détruit. Seul, le royaume des Lagides garde ou acquiert une vitalité moins factice.

Pendant que ces États hellénistiques cherchent à s'assimiler les éléments morts et comme inorganiques qui encombrent encore le chemin, Rome, et Carthage, l'État agraire et l'État marchand, se disputent l'Europe occidentale. Déjà Rome a mis la main sur la Grande-Grèce ; elle va incorporer à son empire la Sicile, théâtre du premier conflit entre Rome et Carthage. Les royaumes hellénistiques abandonnent les Grecs d'Occident à leur sort, non par indifférence, mais par impuissance ou par politique. L'Égypte pourrait seule intervenir, mais elle préfère conclure une alliance avec les Romains, afin de pouvoir ébranler à son aise l'empire des Séleucides et exciter contre la Macédoine les Hellènes, amants incorrigibles de la liberté. Les Ptolémées, hantés par le souvenir d'Alexandre, nourrissent au fond du cœur le projet chimérique de reconstituer son empire unitaire. Encouragées par leur protection, Sparte, Athènes, la Ligue achéenne harcèlent sans cesse la Macédoine, qui a failli déjà être absorbée par l'Épire. L'Égypte, de son côté, agrandit son territoire aux dépens des Séleucides . L'antagonisme de ces trois grandes puissances fait naître ou conserve de petits États autonomes qui, condamnés à un effort perpétuel, toujours menacés, froissés, mécontents, entretiennent l'agitation dans le monde gréco-oriental. On sent venir l'inévitable conquête romaine, qui va enfin pacifier le monde et déblayer l'arène où doit se livrer le dernier combat, celui des idées religieuses.

Longtemps concentrée dans le peuple d'Israël et nourrie d'espérances messianiques, la foi au Dieu unique et personnel se pose en face du paganisme surchargé de religions diverses, de cultes vides et de rites incohérents. Le monothéisme triomphe, mais en perdant le caractère étroitement national qu'il avait en Judée et en prenant les allures cosmopolites de son adversaire.

Alors enfin s'engage, front contre front, la lutte provoquée par cet antagonisme, le dernier et le plus profond qu'il y ait dans l'histoire ancienne. C'est maintenant que commence le dernier travail, le travail décisif de l'antiquité en train d'accomplir sa destinée. Sa carrière s'achève, quand le temps fut accompli, dans l'apparition du Dieu fait homme, dans la doctrine de l'Alliance nouvelle, au sein de laquelle allait s'aplanir ce dernier contraste, le plus profond de tous ; au sein de laquelle juifs et païens, les peuples du monde entier, à bout d'énergie ethnique et épuisés à en mourir, allaient enfin, conformément aux promesses des prophètes, aux pressentiments des sages, aux appels de plus en plus pressants des sibylles, organes des Gentils, trouver la consolation, le repos, et, en échange de la patrie perdue ici-bas, une patrie plus haute, toute spirituelle, celle du royaume de Dieu.

Cette page nous fait songer à Bossuet beaucoup plus qu'à Hegel. Ceux qui s'en étonneraient se sont sans doute habitués à séparer la philosophie de la religion, et à croire que l'idéalisme absolu de Hegel est trop panthéistique ou trop fataliste pour s'accorder avec le christianisme. Il est possible qu'ils aient raison au point de vue des principes, mais ils commettent une erreur de fait. Le fond du système hégélien, comme de toutes les grandes synthèses métaphysiques, est emprunté à la théologie[13]. Le rôle de l'Idée hégélienne ressemble singulièrement à celui de la Providence, et bon nombre de disciples du nouveau Messie, oubliant que l'Idée devient sans cesse et n'est pas actuellement parfaite, ont cru très sincèrement leur philosophie non seulement compatible mais identique avec leur foi chrétienne. Il leur semblait même que Hegel venait enfin de dévoiler le mystère de l'Incarnation, identification de deux contraires, l'homme et Dieu, le fini et l'infini. Le panthéisme est infusé dans toute la doctrine hégélienne, mais il n'est en évidence nulle part, et l'on peut de bonne foi fermer les yeux pour ne le point voir.

Il en est de même du fatalisme inhérent au système. L'idée de la Providence et des causes finales, étirée par un dialecticien vigoureux, aboutit infailliblement à la négation de la liberté humaine, à moins qu'on ne s'arrête à temps, retenu par une foi égale et contraire dans cette liberté, condition du devoir. Bossuet, écrivant le Discours sur l'Histoire Universelle, montre bien que l'histoire, telle qu'il la comprend, marche d'ensemble vers un but marqué d'avance, mais il lui eût été difficile d'expliquer aussi clairement comment les volontés individuelles, obligées de travailler à cette œuvre divine, restent cependant libres.

Hegel n'a fait qu'accepter sans hésiter tout le fatalisme inhérent aux causes finales. La conciliation de ce fatalisme avec la liberté n'aurait pas dû l'embarrasser et l'amener à sacrifier la liberté individuelle, puisqu'il voyait en toute chose une combinaison de principes contradictoires.

Pour nous, qui n'avons pas l'esprit façonné à cette dialectique, il y a là un mystère qu'il faut laisser sommeiller, car il est impossible de le supprimer par des raisonnements si l'on tient à faire coexister des choses incompatibles, des lois fixes appliquées au monde moral et la liberté. Il importe peu que l'on place devant ou derrière le point d'attache de la série des causes ; devant, à l'état de but et de point d'arrivée, derrière, à l'état de première cause efficiente et de point de départ. La liberté ne peut être intercalée dans une chaîne de principes et de conséquences sans la rompre. Tout acte dont on peut rendre raison n'est plus un acte libre, car si les raisons qu'on en donne l'expliquent complètement, c'est que la volonté libre n'y a rien ajouté de son propre fonds. La liberté est quelque chose d'irrationnel, d'inconnaissable, qui échappe aux prises de la logique, puisque la comprendre, ce serait la rattacher à une cause autre qu'elle-même.

Voilà pourquoi la philosophie contemporaine, au lieu d'opter entre le mécanisme scientifique de causes efficientes et la domination tout aussi fatale des causes finales, parait vouloir retourner au dualisme de Kant, qui ne résout pas la question mais protège du moins la foi en la liberté et la morale contre les entreprises de la raison théorique. Voilà pourquoi aussi je ne me sens nullement obligé de batailler contre l'Idée providentielle de M. Droysen ; de décider s'il voit dans la marche des choses plus de nécessité qu'il n'y en a ou que n'en constatent le commun des historiens, et si ceux-ci restent plus près de la vérité parce qu'ils raisonnent avec moins de rigueur que lui.

IV

Le goût des hautes spéculations, la préoccupation des lois générales qui mènent le monde s'accusent assez dans l'œuvre de M. Droysen pour frapper même le lecteur le moins attentif, mais il n'est pas aussi aisé de distinguer dans quelle mesure et dans quelle intention il mêle la philosophie à l'histoire, l'abstraction aux faits concrets, ce qu'il cherche dans l'étude du passé, de quelle façon, en un mot, il comprend sa tâche d'historien.

Ce serait se donner une peine inutile que de soumettre ses ouvrages à une analyse minutieuse pour en extraire les règles de sa méthode, car il les a formulées lui-même, avec une précision toute mathématique, dans un opuscule intitulé Grundriss der Historik. Résumer ces pages où l'auteur s'est étudié à ne pas laisser un mot oiseux, où la concision est poussée jusqu'à l'extrême, est chose impossible. Je me bornerai à indiquer, autant que possible en langage courant, les grandes lignes du système, car c'est toujours en système logique, dogmatique même, que cet esprit impérieux ordonne ses idées. L'inconvénient qu'il peut y avoir à ouvrir cette espèce de digression, et à revenir sur quelques-unes des idées précédemment signalées, sera largement compensé par l'intérêt qu'offrent en elles-mêmes les théories de M. Droysen.

M. Droysen se demande si l'histoire n'est qu'une combinaison à doses arbitraires de diverses connaissances dont aucune ne lui appartient en propre, ou si elle est elle-même une science, ayant son objet spécial et sa méthode à elle. La question est plus compliquée qu'elle peut le paraître à première vue. Dire que l'histoire est. l'étude ou la connaissance du passé, c'est employer une expression impropre et peut-être fausse, car on ne peut pas plus connaître ce qui n'existe pas ou n'existe plus que ce qui n'existe pas encore. Pour résoudre le problème, M. Droysen ramène d'abord tous les objets possibles de la connaissance à deux catégories, qui répondent à la notion de l'espace et à celle du temps. Tout ce qui coexiste dans l'espace, nous l'appelons la nature ; ce qui se succède dans le temps constitue l'histoire. Cette division n'est pas dans les choses, car tout ce qui est dans l'espace est aussi dans le temps et change sans cesse ; elle est toute subjective et veut dire que notre esprit conçoit certains phénomènes comme fixes — ou, ce qui revient au même, comme se répétant sans se modifier, — certains autres, au contraire, comme des quantités qui grandissent ou des qualités qui se perfectionnent avec le temps. A vrai dire, il peut y avoir, à côté des sciences qui étudient les phénomènes naturels comme fixes ou se succédant dans un ordre fixe, une histoire de la Nature, et les auteurs des théories évolutionnistes essaient de la faire ; mais cette histoire ne peut que constater des transformations de force, sans accroissement et, par conséquent, sans progrès réel. Il faut réserver le nom d'histoire pour l'étude de ce qui s'accroit par une sorte de création continuée et représente, à chaque instant de la durée, une somme d'énergie plus glande qu'à un instant quelconque du temps antérieurement écoulé.

Cet accroissement, impossible dans le monde matériel, est la loi même du monde moral. Là, le principe de l'équivalence des forces ne s'applique plus, car chaque être pensant est doué d'une spontanéité propre qui, si petite qu'on la suppose, n'en est pas moins distincte de tout ce qu'il a reçu ou s'est assimilé du dehors[14]. Une pensée, un désir, un acte de volonté, une conception artistique, est une création qui, conservée par le souvenir, s'ajoute à la somme actuelle de tous les souvenirs immortalisés de la même manière, au capital que l'on désigne souvent par le terme générique de civilisation. Ce capital, chacun se l'approprie, sinon en totalité, du moins en partie, et continue pour son compte le travail créateur qui grossit sans cesse l'héritage de l'humanité.

C'est donc dans la vie, et dans la vie morale de l'humanité, que doit s'enfermer l'histoire proprement dite. Elle se propose pour objet spécial de connaître, de grouper, de faire revivre dans une intelligence, en un mot, de comprendre non pas précisément le passé, qui est un pur néant, mais tout ce qui reste présentement du passé, à l'état conscient ou latent, dans le souvenir des hommes. En d'autres termes, l'objet de sa connaissance est présent et de nature immatérielle ; il est le' résultat permanent d'un concours incessamment varié de conditions incessamment changeantes, un produit rejeté sur le rivage par le flux éternel des choses et mis à l'abri dans le trésor que la race humaine emporte avec elle à travers les âges. Ceci est vrai dans tous les cas, qu'il s'agisse de traditions à recueillir, de textes à rapprocher, ou de débris matériels, de monuments à interpréter. Ce que l'historien étudie dans les Pyramides, ce ne sont pas les propriétés chimiques et physiques de la matière dont elles sont faites, c'est le plan, le but, les moyens employés, en un mot, toutes les idées, passions, actes volontaires qu'elles représentent et que l'étude peut encore faire renaître, rendre actuelles dans la pensée d'un homme vivant. Ce sont là les réalités vraies, car elles seules survivent par le souvenir à toutes les transformations possibles de la matière qui en a été le véhicule ; elles seules peuvent se transmettre à l'état d'énergie accumulée. Penser historiquement, dit M. Droysen, c'est voir dans les réalités leur vérité.

Pour arriver à dégager cet élément moral qui est son objet propre, l'histoire procède par empirisme et non par spéculation ; elle emprunte le secours de toutes les sciences qui s'occupent de la Nature. Elle a besoin de :reconstituer, à l'aide d'observations géographiques, physiologiques, statistiques et autres, le milieu dans lequel se meuvent les intelligences et les volontés ; il n'est pas de connaissance scientifique dont elle ne puisse faire son profit, mais les secours qu'elle tire des autres sciences ne la détournent pas de son but. Le chimiste qui analyse les couleurs d'une peinture antique ou l'alliage d'une monnaie fournit à l'historien les moyens de retrouver les efforts, les combinaisons, les calculs effectués par des intelligences, des volontés dont ces objets matériels ont apporté jusqu'à nous l'empreinte. La tâche de celui-ci commence là où celle de l'autre finit. Ainsi donc, précisément parce que l'histoire se propose de connaître le monde moral et que celui-ci est comme porté par l'autre, elle doit étudier l'homme dans les manifestations de sa double nature, matière et pensée. La fausse alternative de la conception matérialiste et idéaliste du monde se trouve conciliée dans la conception historique, à laquelle nous amène le monde moral ; car l'essence du monde moral est précisément que ce contraste se concilie à chaque instant en lui pour se renouveler, et se renouvelle pour se concilier[15].

La méthode historique est déterminée, on le voit, par le caractère morphologique des matériaux. Elle consiste à pénétrer du dehors au dedans, de conclure de la périphérie que nous pouvons seule saisir au centre. Ce centre, nous ne le connaissons pas directement, mais nous le comprenons cependant mieux que tout le reste, car c'est un moi analogue au nôtre. Bien que, comme les monades de Leibniz, les individualités soient impénétrables les unes aux autres, elles se révèlent les unes aux autres par leurs manifestations extérieures ; chacune d'elles peut reproduire en elle, par sympathie et conformité de nature, le travail mental que présupposent les actes observés.

Mais ce n'est pas assez de définir le but poursuivi par l'histoire, et de dire que la méthode doit se régler sur les conditions données. Cette méthode peut se ramener à un certain nombre d'opérations successives. Il faut d'abord trouver les matériaux ; pour trouver, chercher ; pour chercher, commencer par une sorte de doute cartésien, se poser la question historique. Toutes les sciences, comme nous le disions tout à l'heure, tous les procédés logiques, comparaison, analogie, hypothèse, divination même, sont mis à contribution par ce que M. Droysen appelle l'heuristique ou l'art de grossir et de compléter les matériaux de l'histoire.

Vient ensuite la critique, dont la tâche consiste à déterminer dans quel rapport se trouve la matière historique avec les actes de volonté dont elle rend témoignage. Quand elle a vérifié la valeur de ce témoignage, décidé s'il est et jusqu'à quel point il est l'expression fidèle de l'activité morale dont il garde la trace, les matériaux ainsi éprouvés sont livrés à l'interprétation.

M. Droysen donne ici une réponse très catégorique, sinon très claire, à des questions qu'il m'est arrivé de soulever tout à l'heure à propos de son livre. Il déclare nettement que l'histoire ne se propose pas, comme les sciences naturelles, d'expliquer, c'est-à-dire de retrouver toutes les causes d'un fait dans les faits antérieurs ; car, dans le monde moral, le présent ne sort pas tout entier du passé. L'interprétation historique ne doit pas regarder en arrière, mais en avant ; la poussée des causes est remplacée pour elle par l'attraction du but, qui agit sur la spontanéité individuelle ou liberté. Nous touchons à la question brûlante. Cette attraction morale, reportée d'échelon en échelon jusqu'à un but suprême, est-elle aussi invincible, inéluctable, fatale, pour tout dire, que la nécessité logique entre cause et effet ? M. Droysen le pense ; mais il se refuse à admettre qu'il faille choisir ici entre la nécessité et la liberté[16]. L'histoire concilie encore ces deux antinomies ; elle admet la nécessité, mais elle n'en est pas moins la science de la liberté, comme la liberté est le pouls du mouvement historique, attendu que, pour l'homme, la vraie liberté consiste à marcher volontairement vers le but où le traînerait au besoin malgré lui le mouvement universel.

Cette définition de la liberté, la liberté du Sage, a beaucoup servi depuis Platon et les stoïciens, et elle n'en est peut-être pas plus satisfaisante pour cela. M. Droysen n'explique pas plus que ses illustres devanciers comment la liberté individuelle, même pervertie, asservie, disait Platon, même orientée à l'opposé du bien, se trouve toujours collaborer, malgré qu'elle en ait, au plan général. C'est déjà un tour de force que d'identifier la liberté avec la nécessité du Bien ; il en faut un autre pour démontrer que la liberté tournée contre le Bien ne s'identifie pas moins complètement par ses actes à cette nécessité du Bien. On s'acharne vainement, depuis des siècles, à trouver à ces graves problèmes une solution théorique ; mais, émiettés dans le détail de la vie pratique, ils reçoivent tous les jours une solution approchée et suffisante, et peut-être M. Droysen eût-il mieux fait de se contenter d'appliquer dans l'histoire la morale courante , qui a la vue courte mais l'instinct sûr.

Je ne suivrai pas M. Droysen à travers les classifications, d'ailleurs fort étudiées, qu'il range sous les titres de Systématique, ou histoire appliquée aux divers aspects du monde moral, et Topique, on formes diverses du récit. Je n'y relèverai qu'une définition de l'État, afin de montrer que l'étude de l'Histoire de l'Hellénisme et des principes hégéliens ne nous avait pas induit en erreur sur la véritable pensée de M. Droysen. L'État n'est pas la somme des individus qu'il contient ; il ne nait pas de leur volonté, et ce n'est pas pour eux qu'il existe... L'État a seul le droit et le devoir d'être une autorité, car il est le protecteur de tous les groupes inférieurs qu'il comprend et qui sont faits pour lui. L'autorité est dans l'État ce que l'amour est dans la famille, la foi dans l'Église, le beau dans l'art, la loi de la gravitation dans le monde physique, c'est-à-dire, le principe créateur et conservateur, préexistant à ce qu'il crée et conserve. C'est à l'antiquité que M. Droysen, après Hegel, emprunte cette conception de l'État : on la retrouverait, formulée presque dans les mêmes termes, dans Aristote.

Il m'a semblé que ce substantiel opuscule, où l'auteur a condensé les idées appliquées par lui à l'histoire, était particulièrement propre à caractériser sa manière et l'originalité de son talent. M. Droysen est doué à un degré éminent de la faculté d'abstraire, de saisir dans la complexité des faits une direction générale, de voir sous la surface mouvante des choses les forces motrices, faculté à la fois précieuse et dangereuse pour un historien. Cette aptitude dominante se marque jusque dans les titres et divisions de ses ouvrages. Il est et veut être partout l'historien des idées. Il n'écrit pas l'histoire de la Grèce, mais l'histoire de l'Hellénisme ; ce n'est pas l'histoire de la Prusse qu'il raconte, mais de la Politique prussienne ; il prodigue, avec une prédilection visible, les termes abstraits, et — l'opuscule dont nous avons essayé de donner un aperçu en est la preuve — il ne lui déplaît pas qu'ils soient bizarres ou qu'il faille méditer quelque peu pour en comprendre la justesse. Il n'a pas toujours échappé au danger d'avoir les défauts de ses qualités, et j'avoue que l'hellénisme, par exemple, pourra rester, malgré toutes les définitions, un mot vague dont plus d'un lecteur ne se rendra pas un compte exact.

L'histoire des idées, on le comprend de reste, ne peut être que systématique. Elle procède par larges synthèses, et son but idéal serait de ramener toute diversité à l'unité, de raccorder toute histoire particulière à l'histoire absolue, devenue le γνώθι σαυτόν de l'humanité, sa conscience.

Systématique, M. Droysen l'est sans aucun doute ; mais, toute réserve faite sur ce qu'il peut y avoir de trop doctrinaire dans sa méthode, je n'hésite pas à lui en faire un mérite. La méthode opposée ouvre la porte toute grande à l'invasion des esprits médiocres, qui ne voient rien au delà des recherches de détail et croient avoir compris les grands événements et les grands caractères quand ils ont inventorié les mille riens dont ils sont faits. Le dernier terme de cette micrographie serait d'arriver à reconstituer le fourmillement confus de l'histoire qui se fait mais qui s'ignore, de disperser de nouveau en vibrations moléculaires les mouvements d'ensemble dont la direction n'apparaît qu'à distance, de voir chaque fait d'aussi près que les contemporains, c'est-à-dire aussi mal, sans avoir le sentiment de sa valeur relative et la notion de ses véritables causes. L'histoire, sous peine de dégénérer en une plate copie de réalités triviales, l'ombre d'une ombre, doit être un fruit de la méditation, un ensemble d'idées, de preuves, d'arguments même — le mot ne m'effraie pas — ordonné par un esprit qui s'est d'abord rendu maître de son sujet. Tout ce qui n'aboutit pas à un arrangement systématique est un entassement de matériaux qui attendent la main de l'ouvrier, et c'est prendre le moyen pour le but que de décorer ces amas informes du nom d'histoire. Cela est si vrai que les partisans de l' « objectivité » à outrance, ceux qui se contentent de juxtaposer les faits sans les enchaîner, prétendent justifier le procédé en disant qu'ils croient devoir laisser au lecteur la liberté de son jugement, c'est-à-dire le soin de faire lui-même l'histoire. L'objectivité ou impartialité historique consiste à faire choix, pour contrôler les faits, pour apprécier les actes humains, de mesures aussi impersonnelles que possible, mais non pas à ne pas s'en servir.

L'histoire ainsi comprise est un enseignement, peut-être même le plus efficace de tous. M. Droysen a fait la part assez large aux leçons de l'histoire. Elles valent toutes la peine d'être méditées, et ceux même qui se sentent le moins de goût pour les tendances autoritaires et un peu mystiques de l'auteur ne trouveront pas un médiocre profit à les discuter.

V

J'ai hâte de terminer cette étude, qui excède déjà les limites ordinaires d'un Avant-propos, non plus en exposant les théories et les doctrines de M. Droysen, mais en appréciant brièvement son talent d'écrivain.

Des deux genres de mérite que l'on peut reconnaître à la forme d'une œuvre littéraire, l'art de la composition et les qualités du style, le premier est le seul qui puisse se retrouver tout entier dans une traduction. Aussi me contenterai-je de caractériser brièvement le style de M. Droysen par effet de contraste, en le comparant à celui de M. Curtius, puisque, aussi bien pour le style que pour les idées, la comparaison naît ici d'elle-même.

M. Curtius garde partout sa souplesse élégante, sa facilité abondante et ornée, sa gravité douce ; les pensées se groupent et s'enchaînent sous sa plume sans effort, sans étalage de logique : il semble que l'idée prenne spontanément chez lui sa forme naturelle ; elle progresse d'un mouvement régulier, sans hâte et sans embarras. L'auteur ne discute guère ; il expose, et il attend pour conclure que le lecteur soit de son avis. Le style de M. Droysen est moins coulant et moins égal : vif par moments et aiguisé de temps à autre d'une pointe d'antithèse — je parle, cette fois, de l'antithèse littéraire — il est souvent tendu par l'effort d'une pensée qui évidemment ne réussit pas toujours à trouver une forme simple pour des idées complexes et laborieusement fouillées. La préoccupation constante de rattacher les détails à l'ensemble, de mettre en évidence le lien logique des événements, se remarque même dans les pages narratives ou descriptives : on rencontre parfois des arguments là où l'imagination mise en goût s'attendait à trouver de la couleur et des formes plastiques. M. Droysen ne tient pas à captiver le lecteur ; il lui suffit de l'instruire. Cette tendance s'accuse davantage à mesure qu'il s'éloigne du point de départ, que les sources deviennent plus rares et le labeur plus ingrat.

Mais, d'autre part, si M. Droysen sacrifie peu aux Grâces, il a ses qualités à lui, et des qualités de premier ordre. Son style a du mordant, une certaine âpreté vigoureuse, de la concision ; il cherche le trait, le mot frappant, mais il le trouve souvent, sans recourir, comme Th. Mommsen, qui a avec lui certaines affinités de tempérament, aux expressions crues, enlevées toutes vives à la langue populaire, et sans jeter à la tête des personnages de l'antiquité des épithètes modernes, définitions commodes mais inexactes de leur caractère.

Pour apprécier le talent de composition dont M. Droysen a fait preuve dans son Histoire de l'Hellénisme, il faut songer qu'ici, suivant l'expression du poète des Métamorphoses, la main-d'œuvre surpasse la matière. Tant qu'il s'agit d'Alexandre, les sources historiques sont parfois troubles, mais relativement abondantes : avec un guide comme Arrien, la tâche n'offrait pas de difficultés exceptionnelles. Il en est tout autrement quand on aborde l'histoire des successeurs d'Alexandre. Là, les témoignages sont si clairsemés et si décousus, les lacunes si larges et si fréquentes, qu'il a fallu pour les assembler en une trame continue une merveilleuse puissance de synthèse, doublée de sagacité et de patience.

C'est sur ce terrain que M. Droysen a tiré le meilleur parti de son go :it pour l'histoire des idées et de ses aptitudes de psychologue. Les faits ont laissé des traces plus ou moins reconnaissables dans les textes et les monuments ; ce qui a disparu, ce qu'il fallait restituer, ce sont les intentions, les motifs, les passions qui meuvent les nombreux acteurs du drame. Vus de loin, ils se ressemblent. tous ; ce sont des physionomies effacées qui passent et repassent au milieu d'un bruit confus. M. Droysen a fait rentrer dans ce chaos tout ce qui lui manquait pour être un mouvement complexe, mais ordonné et intelligible ; des caractères, des projets, des calculs, des succès et des mécomptes. Conformément à sa méthode, il a cherché, et, par un usage à la fois ingénieux et discret de l'hypothèse, il a saisi mieux que personne le dessous des événements, l'effort intellectuel et moral qu'ils représentent.

On a reproché à M. Droysen d'avoir en maint endroit poussé ses analyses psychologiques plus loin que ne le permet l'état des sources, et aussi de les avoir intimement mêlées aux données positives en adoptant les formes oratoires si chères aux anciens, notamment celle du discours indirect. Cette critique est en même temps un hommage rendu au sens esthétique de l'écrivain ; au lieu de disserter et de rompre à chaque instant par des considérations présentées en son nom la continuité du récit, M. Droysen préfère jeter sa pensée dans le courant de l'action. C'était, en effet, le procédé des anciens, et M. Droysen a pensé avec raison qu'on pouvait encore en tirer un bon parti. Je reprends exprès l'exemple cité à ce propos par le censeur sévère à l'avis duquel M. Droysen a refusé de se ranger[17]. Il s'agit du complot qui s'ourdit contre Eumène : l'ancien secrétaire d'Alexandre se sent environné de traîtres ; il écrit son testament et anéantit tous les papiers qui pourraient compromettre ses amis.

Puis il délibéra avec ses amis sur ce qu'il y avait à faire. Devait-il, fort de la faveur dont il jouissait actuellement auprès des troupes, sévir ouvertement contre les conjurés ? Il n'était pas sûr de son armée, et quant aux traîtres, il était à prévoir qu'ils se jetteraient dans les bras d'Antigone. Devait-il négocier lui-même en secret avec Antigone et lui laisser gagner la partie ? Mais alors il trahissait la cause pour laquelle il avait combattu jusque-là ; il se livrait lui-même comme traitre avéré à son ennemi mortel, et, dans l'hypothèse la plus favorable, il ne sauvait qu'une, vie vouée à l'opprobre. Devait-il s'enfuir, courir à travers la Médie et l'Arménie jusqu'en Cappadoce, y réunir autour de lui ses vieux amis et exposer une seconde fois sa fortune à l'épreuve qu'elle avait déjà subie une fois ? En ce cas, la cause de la royauté était perdue en Asie comme elle l'était déjà en Europe ; il n'y avait plus d'autorité à laquelle il pût se rallier, et, en admettant que tout lui réussît, il ne lui restait d'autre perspective qu'une nouvelle lutte, plus courte cette fois et plus malheureuse, ou le sort le plus misérable qui pût lui échoir, l'inaction et l'isolement.

Certainement, c'est là un développement fondé sur une ligne de Plutarque, et ces réflexions sont bien de M. Droysen ; mais Eumène, examinant tous les partis qu'il pouvait prendre, a dû les faire avant lui. Du reste, la forme employée par l'auteur indique assez qu'il ne prétend pas donner un procès-verbal authentique de la conversation tenue à huis clos dans la tente d'Eumène.

On en peut dire autant des portraits, que M. Droysen trace de main de maître. La figure d'Alexandre n'est pas dessinée d'un seul coup ; elle remplit de son rayonnement un volume entier, et il faut attendre, pour trouver des caractères modelés par des jeux d'ombre et de lumière, que cet astre aveuglant ait disparu. Alors surgissent des individualités moins puissantes, mais de proportions plus harmoniques, Perdiccas, Eumène, Antigone, Démétrios et autres. Ces hommes-là, on les voit marcher à leur but d'un mouvement moins rectiligne et moins dominé par la poussée latente des causes finales : ce sont des acteurs de taille ordinaire, et — M. Droysen me permettra de le constater — le lecteur s'intéresse plus à leur personne qu'à une Idée faite homme comme son Alexandre. Voyez, par exemple, ce Démétrios Poliorcète, mélange de héros et de viveur, grossier ou raffiné suivant le caprice du moment.

Parmi les Diadoques et leurs fils les Épigones, il n'en est pas un qui fût aussi complètement l'image du temps que ce Démétrios : on dirait que chez lui se sont fondus en un même tout les éléments du caractère macédonien, oriental et hellénique. La vigueur martiale et la rudesse austère du soldat, la souplesse enchanteresse et spirituelle de l'atticisme, les goûts voluptueux, allant jusqu'à l'oubli de soi-même, des sultans asiatiques, tout cela vit en même temps dans sa personne, et l'on ne sait ce qu'on doit le plus admirer en lui, de son énergie, de son génie ou de sa légèreté. Il aime en toutes choses l'extraordinaire, que ce soit la folle témérité, la fantaisie aventureuse, la débauche, les plans gigantesques ou les coups d'audace : traverser le monde comme un météore dont l'éclat éblouit tous les yeux, ou voler sur l'aile de la tempête à travers la mer, le regard fixé sur l'immensité, voilà son plaisir : le repos seul lui est insupportable ; la jouissance ne fait que raviver en lui l'aiguillon du désir, et la force exubérante de son corps et de son esprit réclame sans cesse un labeur nouveau, une témérité nouvelle, un nouveau danger, où il risque le tout pour le tout. Il vénère son père avec une admiration filiale ; c'est le seul sentiment durable qu'il ait au cœur : tout le reste n'est pour lui qu'une attache d'un moment et, en somme, chose parfaitement indifférente. Aimer, pour lui, c'est jouir ; il ne connaît pas, comme Alexandre, le beau et profond sentiment de l'amitié ; ses goûts, ses espérances et sa destinée changent du jour au lendemain comme des caprices. Ce n'est pas une grande et unique pensée qui dirige et remplit. sa vie et son activité ; il n'a pas, comme Alexandre, la pleine conscience de sa vocation, de l'énergie qu'il puise en elle et pour elle, et qui le rend capable de vaincre le monde : il hasarde, il lutte, il domine pour jouir, plongé en plein dans les joies de l'orgie, d'une force qu'il tourne vers n'importe quel objet. Ce qu'il conquiert, ce qu'il fonde, ce qu'il appelle à la vie, est pour ainsi dire l'œuvre du hasard ; son centre, son but à lui, c'est sa propre personnalité : c'est un caractère fait pour la biographie, non pour l'histoire[18].

Voilà un portrait bien venu : j'ajoute que, si Grote savait écrire, c'est à peu près ainsi qu'il eût représenté Alexandre lui-même. M. Droysen a eu soin d'introduire un parallèle à l'endroit où la ressemblance devenait frappante et de remettre chacun à sa place, Démétrios dans le monde qui s'agite, Alexandre dans celui qui pense.

Je m'arrête, ne voulant point gâter par avance au lecteur le plaisir de constater lui-même qu'il n'a point affaire à un amas indigeste de matériaux réunis tant bien que mal par des dissertations filandreuses. Les notes, abondantes et, précises, témoignent de l'immense labeur dont le texte offre le produit net ; elles attestent aussi avec quel soin a été fait le triage de ce qui devait figurer dans la trame du récit et de ce qu'il était bon de rejeter dans les informations de détail. Ce genre de mérite ne risque pas de passer inaperçu chez nous, et ce n'est pas pour le signaler que j'ai cru devoir écrire cet Avant-propos.

Mon but e été de familiariser du premier coup le lecteur avec le point de vue de l'auteur ; de ne pas lui laisser ignorer que l'Histoire grecque et l'Histoire de l'Hellénisme se font suite, mais comme des tableaux éclairés d'un jour tout différent ; de le mettre en état de résister, s'il lui plaît, à la pression d'un système très arrêté, mis en œuvre par un esprit supérieur.

Qu'il ne résiste qu'à bon escient, toutefois. La préoccupation, j'allais dire la passion dominante de M. Droysen — qui ne voit jamais dans l'individu qu'une fraction d'un groupe, — est le culte de l'autorité ; mais c'est là un culte que les sociétés obligées de lutter pour l'existence ne délaissent pas impunément. On peut concevoir l'autorité sous une forme autre, la vouloir moins concentrée et moins despotique ; mais il est certain que des millions d'hommes ne peuvent se créer une destinée commune sans accepter une discipline, dont l'énergie doit être en raison de la grandeur de l'association.

C'est dans une démocratie surtout qu'il convient d'élever le principe d'autorité au-dessus de toute discussion, car nulle part l'individu n'est plus tenté de mettre ses préférences au-dessus de la loi du nombre ; nulle part le raisonnement n'est plus complaisant pour toutes les façons d'entendre l'intérêt général.

On dit que le roi Darius se faisait répéter chaque jour : Seigneur ! souvenez-vous des Athéniens ! Il est bon de l'imiter et de se souvenir que cet admirable petit peuple raisonnait un peu trop pendant que le Macédonien était à ses portes.

A. BOUCHÉ-LECLERCQ.

 

 

 



[1] Histoire grecque, V, p. 15 sqq. Il est assez curieux de remarquer — comme exemple de l'influence des sympathies sur les jugements — que les philhellènes, comme Niebuhr et O. Müller, out toujours traité les Macédoniens de Barbares, tandis que les esprits plus macédoniens, comme Schlosser, O. Abel et M. J. G. Droysen, ont été plus frappés des affinités qui rattachent la Macédoine à la Grèce. Ces affinités sont incontestables, et M. E. Curtius n'a pas cru que son philhellénisme l'obligeât à les nier.

[2] Histoire d'Alexandre le Grand, p. 308.

[3] Histoire grecque, V, p. 437. 448.

[4] Préface des Successeurs d'Alexandre (1re édition, 1836).

[5] C'est pour cette raison qu'il a donné d'abord à son livre et qu'il à maintenu depuis le titre d'Histoire de l'Hellénisme. Ce titre, il faut le dire, a besoin d'un commentaire pour être compris, ce qui ne laisse pas que d'être un défaut. Le mot hellénisme est susceptible de plus d'une interprétation. Par exemple, M. E. Egger a fait l'histoire de l'Hellénisme en France, c'est-à-dire des études de langue et littérature grecques dans notre pays, et le mot est régulièrement formé, puisqu'il s'agit de l'hellénisme des hellénistes. Si l'on s'en sert pour désigner le génie, l'esprit grec, il parait plus naturel de le réserver, comme le fait Grote, pour le génie grec non adultéré, étudié chez lui, dans les limites de son domaine propre. L'hellénisme de Grote, — et l'historien anglais a soin d'en avertir, — est presque l'opposé de ce qu'entend par là M. Droysen.

[6] La biographie de M. J. G. Droysen se diviserait aisément en trois périodes. Dans la première (1808-1840), M. Droysen (né à Treplow, élevé au gymnase de Stettin, habilité à l'Université de Berlin avec sa thèse : De Lagidarum regno Ptolemæo VI Philometore rege [1831]), est tout à l'antiquité. Il donne coup sur coup sa traduction d'Eschyle (1832), sa traduction d'Aristophane (1835-1834), et entre temps l'Histoire d'Alexandre le Grand (1833), avec une dédicace humoristique à G. Friedlænder. Les deux volumes de l'Histoire de l'Hellénisme parurent à quelques années de là avec des titres spéciaux, Les Successeurs d'Alexandre (1836) et la Formation du système des États hellénistiques (1843). Nommé d'abord professeur extraordinaire à l'Université de Berlin (1834), l'auteur obtint une chaire d'histoire à l'Université de Kiel (1840). Là, dans ce milieu échauffé par le conflit incessant de deux nationalités hostiles. M. Droysen tourna ses préoccupations du côté de l'histoire moderne, et mit son enseignement au service de l'idée germanique. Il a publié ses Vorlesungen über die Geschichte der Freiheitskriege (2 vol. Kiel. 1846). C'est lui qui rédigea en 1846 la Kieler Adresse, protestant contre l'incorporation des duchés de Schleswig-Holstein au royaume de Danemark. On sentait venir l'orage qui éclata en 1818. Le gouvernement provisoire des Duchés (constitué le 24 mars 1848) envoya M. Droysen à l'Assemblée préparatoire de Francfort, pour demander que le Schleswig et le Holstein fussent représentés à l'Assemblée constituante. Élu député, M. Droysen siégea à Francfort, et fit partie du Comité de rédaction chargé d'élaborer la Constitution de l'empire germanique. On sait comment la Prusse imposa silence même à ceux qui lui offraient l'empire. Professeur à l'Université d'Iéna en 1851, à l'Université de Berlin depuis 1859, M. Droysen préluda par la publication d'une biographie significative (Leben des Feldmarschalls Grafen York von Wartenburg, 2 vol. Berlin, 1851-1832) à son grand ouvrage, la Geschichte der Preussischen Politik. (5 part. en 13 vol. Berlin, 1855-1881), poursuivie jusqu'à la fin du règne de Frédéric le Grand. Depuis, M. Droysen est revenu spontanément à l'antiquité ; ses dernières productions, articles publiés dans des Revues ou dans les Mémoires de l'Académie des Sciences de Berlin, sont des études sur divers points d'histoire ancienne.

[7] Voici des pensées qui n'eût point désavouées Eschyle. Parlant de la grandeur d'Alexandre expiée par l'extinction de sa race, M. Droysen ajoute : C'est une lourde et émouvante fatalité qui, pas à pas et avec une froide logique, achemine la dynastie royale au-devant d'une ruine inévitable, et la fait devenir coupable, afin que, égarée, trébuchante et appelant sur elle les représailles, elle rencontre plus sûrement sa perte (Hist. des Succ. d'Alexandre, II, 1). — Plus loin, à propos de la mort d'Olympias : C'est un spectacle émouvant que de voir la grandeur aux prises avec la grandeur et succomber : mais, quand les géants d'une grande époque, emportés de faute en faute par la folie des passions déchaînées, se trouvent enlacés et renversés par une astuce patiente qui les guette, afin qu'une race plus petite, accomplissant l'arrêt divin, se partage leurs dépouilles et se pavane sous leur parure, alors on dirait que la destinée se joue de la grandeur et de sa chute.

[8] Un professeur de Gœttingen, qui doit beaucoup à Hegel, a écrit là-dessus une page de fière allure : Notre distinction du droit et de la force est-elle bien exacte en fait ? N'y a-t-il pas, aujourd'hui même, de terrain sur lequel on les voit marcher la main dans la main ? Nous avons déclaré la guerre à la force dans la sphère étroite de la vie civile... mais la force, bannie des humbles régions de la vie privée, s'est réfugiée sur les sommets où s'agite l'histoire du monde. Lorsqu'un peuple opprimé s'affranchit de la tyrannie qui pèse sur lui ; lorsqu'un gouvernement rejette loin de lui le joug d'une constitution funeste, imposée dans un moment d'atonie par des masses ignorantes ; lorsque l'épée du conquérant fait crouler un État vermoulu et taille des lois au peuple vaincu, — que répond notre théorie du droit et de la force ? Elle accepte le changement comme un fait accompli et sauveur. En d'antres termes, elle ne peut se soustraire à l'aveu que la force, comme telle, peut quand même détruire on créer le droit. L'histoire, avec sa puis-sauce gigantesque, semblable à celle de la Nature, ne se laisse pas emprisonner dans les toiles d'araignée d'une théorie ; sitôt qu'elle s'agite, elle eu brise d'un seul coup tons les fils, laissant à la théorie le soin de les renouer pour le nouvel état du monde. Que conclure de là ? Si aujourd'hui même nous voyons encore la force créer le droit, quelle autre mère aurait-il eue à l'origine ? (R. VON JHERING, L'esprit du droit romain, trad. de Meulenære, I, p. 109). Soit ! telle est la loi de nature : mais l'idée du droit, que l'homme surajoute à la loi naturelle, est aussi une force, force morale qui peut, le cas échéant, se convertir en force matérielle. Il n'y a de vraiment faibles que ceux qui ne croient plus à leur droit.

[9] Les affinités intimes de l'hégélianisme avec le tempérament et l'ambition de la Prusse ont été étudiées de très près par un Hanovrien conservateur qui proteste contre l'œuvre de 1866. Il va jusqu'à dire que sans Hegel, il n'y aurait pas eu de 1866 (CONST. FRANTZ, Das neue Deutschland, Leipzig, 1871, p. 334). L'auteur est un polémiste de voleur, mais fort capable de se retourner contre l'imprudent qui le prendrait pour allié, car, selon lui, l'hégélianisme est anti-germanique ; c'est un produit franco-prussien, déjà tout formé dans le cerveau de Frédéric le Grand.

[10] Si nette que soit d'ordinaire la pensée de M. Droysen, il faut savoir que l'évolution marche toujours par thèse et antithèse pour comprendre du premier coup, par exemple, la vraie nature d'un organisme puissant qui trouve dans chaque mouvement opposé à sa pression l'occasion de s'élever plus haut, et dont la pression croissante provoque une nouvelle résistance, laquelle, à son tour, autorise ce pouvoir toujours grandissant à l'écraser (Hist. d'Alexandre, p. 21).

[11] M. Droysen dégageait plus nettement son point de vue dans la première édition : Alexandre était lui-même un instrument dans la main de l'histoire : cette fusion du monde occidental et du monde oriental, où il voyait sans doute un moyen d'assurer ses conquêtes, était pour l'histoire le but en vue duquel elle lui accordait de vaincre (Nachfolger Alexanders, p. 4).

[12] Il est assez curieux de voir César réclamer à son tour en 44 le droit de polygamie, que devait lui conférer la loi Helvia : Ut Cæsari uxores liberorum quamendorum causa quas et quot vellet ducere liceret (Suétone, César, 52). Napoléon Ier s'est contenté du divorce.

[13] Il est bon de recueillir en passant le témoignage de M. Droysen lui-même. Il dit quelque part qu'il ne juge pas à propos de réimprimer une Introduction écrite en 1843 pour la seconde partie de l'Histoire de l'Hellénisme, parce que peu de lecteurs se soucient de savoir comment se justifie le point de vue adopté par lui, point de vue intermédiaire entre la théologie et la philologie, les deux disciplines qui prennent la part la plus directe à l'Histoire de l'Hellénisme (Grundriss der Historik, Préface, p. VI).

[14] Si l'on appelle A ce qu'est un individu, ce qu'il a et ce qu'il produit, cet A est composé de a + x, a représentant ce qu'il a reçu, par l'effet des circonstances extérieures de son pays, de sa race, de son temps, etc., et l'x infinitésimal ce qu'il y a ajouté de son crû, l'œuvre de sa libre volonté. Si minuscule et imperceptible que soit cet x, il a une valeur incommensurable : au point de vue moral et humain, il a même seul de la valeur (ibid., p. 60). Comme le dit M. Droysen, Raphaël n'a fait ni les couleurs, ni les pinceaux, ni la toile, ni les traditions religieuses qui ont rendu son art possible, mais le mérite d'avoir tiré de toutes ces conditions préexistantes les Stanze revient, dans la formule A = a + x, à l'x infinitésimal.

[15] Chaque page de l'histoire atteste l'intervention des puissances morales, qui seule rend la vie digne d'être vécue ; quant à ceux qui croient devoir dériver toutes choses, et jusqu'à leur propre pensée, de l'éternelle Matière et du jeu des éléments, notre science oppose à leur système tout le poids de son contenu (J. G. DROYSEN, Geschichte der Preussischen Politik, I, Préface.)

[16] Ce n'est pas dans la fausse alternative de liberté et nécessité que se meut le problème de la vie historique. Le nécessaire est l'opposé de l'arbitraire, du hasard, de l'absence de but ; c'est l'incoercible nécessité que le bien soit, la moralité. L'état de liberté est l'opposé de la contrainte, de la volonté morte, de l'absence du moi : c'est l'incoercible volonté que le bien soit, la moralité... De là, comme dit Fichte, la pleine et royale liberté de l'homme moral (ibid., p. 34).

[17] W. A. SCHMIDT, ap. Jahrbücher für Philologie, XIX [1837], p. 44.

[18] Comparer, comme morceaux analogues, le parallèle entre Démade et Phocion, et le portrait d'Antipater.