L'EMPEREUR CLAUDE

 

AVANT-PROPOS.

 

 

L'histoire ancienne n'est jamais en quelque sorte qu'une histoire de seconde main : les écrivains modernes ne font que copier plus ou moins fidèlement les auteurs anciens, contemporains ou peu s'en faut des personnages qu'ils veulent faire revivre : ils s'attachent généralement à quelque historien favori qui les a séduits par le charme de son style ou l'élévation de ses pensées : bien peu ont la patience de chercher à contrôler les assertions du guide qu'ils ont choisi dans les différents textes de l'antiquité qui ne parlent qu'incidemment de leur héros et de la période où il vivait : bien peu se préoccupent de savoir si leur auteur préféré n'a pas eu quelque sujet de haine, quelque motif de vengeance qui aient pu rendre sa plume moins fidèle et trop sévère.

Il ne suffit pas cependant des phrases de quelque rhéteur ou même de quelque homme de génie pour pouvoir juger équitablement un empereur, un roi, un général, en un mot un personnage historique : il faut considérer aussi les faits accomplis, les services rendus, et l'opinion des contemporains éparse çà et là dans les vieux fragments et dans les vieux textes des auteurs négligés !

Y a-t-il jamais eu en France un plus spirituel prosateur que Voltaire, un poète plus éloquent que Victor Hugo ? Cependant qui oserait soutenir sérieusement qu'une chronique des Papes par le premier ou qu'une histoire des Bonaparte par le second seraient, malgré la séduction de leur génie, des œuvres biens impartiales et bien scrupuleuses ?

Or, il y a dans l'histoire romaine un personnage jusqu'ici décrié et méconnu qui a eu le malheur d'avoir pour historiens principaux deux de ces enchanteurs de la plume, qui le détestaient et qui Pont métamorphosé en une espèce de monstre méchant, et pis que cela, stupide : l'un, Tacite, parce qu'il était un de ces vieux républicains de la vieille Rome pour qui tout César était un ennemi ; l'autre, parce qu'il était le lâche courtisan du successeur, j'ai nommé Sénèque.

Ce sont, en effet, ces deux auteurs qui ont le plus contribué à établir la réputation de Claude telle qu'elle est aujourd'hui, les écrivains postérieurs ayant pour la plupart trouvé fort commode de les copier servilement, sans vérifier leurs assertions. Examinons cependant un peu ce qu'étaient Tacite et Sénèque.

Tacite était un des plus ardents républicains d'alors, qui, au rebours des républicains modernes, représentaient le culte du passé, le respect des vieilles traditions, l'amour du pouvoir aristocratique ; pour lui, les Césars représentants de l'esprit moderne du temps, ennemis des vieilles coutumes, vainqueurs de la puissance oligarchique des nobles et des sénateurs, ne sont que des usurpateurs illégaux, ils n'ont aucun droit que celui de la force, et le vieil honneur patricien veut qu'on les combatte à tout prix, avec n'importe quelles armes, courtoises ou non : on accumulera sur eux les plus infâmes calomnies, et l'on trouvera des gens pour les croire parce que les Césars sont les maîtres. Et puis, c'est un fait bizarre qu'à toutes les époques, anciennes ou autres, les grands hommes, les illustres orateurs surtout, ont toujours été de l'opposition : en y réfléchissant, c'est tout simple : le rôle est plus beau, plus séduisant : le pouvoir c'est la force, et l'homme généreux, qui conserve toujours un vieux levain de révolté, a instinctivement le désir de se relever devant elle de toute sa hauteur ; il trouve en lui-même que le maître ne le vaut pas, il s'indigne de lui obéir, dans sa colère il ne voit que le mal, il proteste, il parle ; s'il a du génie on l'écoute, on l'applaudit ; il force la note de sa conscience ; sa parole, s'il est orateur, sa plume s'il est écrivain, ne sont plus que des instruments de combat : tous les moyens sont bons dans cette guerre acharnée : mensonge, trahison, fausseté, tout cela ce sont des armes, et voilà comment Tacite écrit l'histoire.

Quant à Sénèque, c'est autre chose : si jamais il y eut un être lâche et méprisable, ce fut assurément cet amant de Julia, ce précepteur de Néron, ce courtisan de l'affranchi Polybe : ouvrez ses œuvres : à une page vous trouverez les plus viles flatteries adressées à Claude empereur ; jamais l'homme ne s'est autant abaissé, jusqu'à aller flatter les esclaves du palais impérial ! tournez la page à présent : Claude est mort, et voici Sénèque déversant sur ce cadavre d'une victime empoisonnée tout le fiel et tout le venin de son âme, et pour quoi ? pour faire sourire l'empoisonneur Néron.

Quand Sénèque a-t-il menti ? Est-ce dans la Consolation à Polybe ou dans l'Apocoloquintosis ? Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a menti et que c'est un malhonnête homme.

D'autres auteurs anciens ont un peu plus tard également parlé de Claude, mais à un autre point de vue : Suétone, Dion Cassius, Aurelius Victor me font guère que citer des faits, ou que rapporter des bruits populaires : ils s'élèvent rarement à l'appréciation, et Suétone en partie culier se contente de raconter assez sèchement des anecdotes et des bruits, les uns favorables, les autres hostiles à l'empereur. Pline l'Ancien et Pline le Jeune ne citent Claude qu'incidemment ; Josèphe au contraire le met assez souvent en scène dans les Antiquités juives : Julien l'Apostat dit quelques mots de l'empereur son prédécesseur dans ses Dialogues des Césars, sorte de mauvaise plaisanterie renouvelée des Grecs.

Quant aux chroniques du moyen âge, aux oeuvres des savants moines d'autrefois, ce sont parfois des guides bien dangereux à suivre ; on va pouvoir en juger : il existe à la bibliothèque de l'Arsenal un splendide manuscrit du quinzième siècle, intitulé Histoire romaine extraite de Tite-Live, Lucain, Orose et Suétone : or, voici le petit roman que l'auteur inconnu de cet ouvrage a cru devoir composer à propos de l'expédition de Claude en Bretagne (voir notre chapitre sur ce sujet).

Claude s'embarque à Boulogne.

Cevihammo, son mareschal, estait avec lui qui moult cetsit vaillant chevalier.

Claude assiége la ville de Portestre, il est repoussé et mis en déroute par le roi breton Guidérius. Alors

quand le mareschal veît que les Rommains estoient tournés en desconfiture, il ôta ses congnaissances (insignes) et prit celles d'un breton que il avait occis, et se mist avec les bretons en chasse des Rommains, tant qu'il approcha du roi Guiderius ; quand il veit son point, il le férit be son espée parmi le corps et l'occist ; et puis s'en retourna avec les Rommains.

A la suite de cette mort un arrangement eut lieu entre Claude et Armadius, frère de Guidérius et il fut convenu que

Armadius prendroit à femme Genyse, la fille de Claubius, et tiendroit son règne dessoubs l'empire de Rome... Clandius envoya quérir sa fille.... Armadius lui anda à conquérir Orades et les îles entour La Grande-Bretagne.

Après quoi, il se révolta, mais Genyse fit faire la paix et tout finit par un mariage, comme cela doit être dans un roman.

Nous n'avons pas besoin de dire que ni Genyse, ni Armadius, ni Guidérius, ni Levihammo n'ont jamais existé. Voilà le type de la plupart des chroniques du moyen âge.

Passons aux modernes : Lenain de Tillemont, consciencieux historien qui vivait sous Louis XIV, est peut-être le meilleur auteur qu'on puisse lire au point de vue de l'érudition ; il n'y a, pour ainsi dire, pas un mot chez lui qui ne soit une traduction soit de Josèphe, soit de Tacite, ou bien encore d'Aurelius Victor, de Sénèque, etc. Diderot dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron parle beaucoup de Sénèque, énormément de Diderot, mais très-peu de Néron et presque pas de Claude.

De nos jours Champagny et M. Beulé ont écrit sur les Césars et par conséquent sur Claude : je ne dirai qu'une chose de l'ouvrage de Champagny : c'est la plus belle traduction de Tacite, la plus éloquente paraphrase de Suétone qu'on puisse imaginer. Quant à M. Beulé, ses portraits sont la preuve évidente d'une profonde érudition et d'un pénétrant esprit : puis-je me permettre de regretter qu'il y eût en lui, outre l'écrivain, l'homme d'Etat et de parti ; car on sent dans ce qu'il écrit une telle haine pour la forme de gouvernement que représente Claude qu'on en vient à se méfier un peu de son impartialité : puis il est bien sévère ; se sentant fait pour le maniement des affaires publiques il ne peut comprendre qu'on puisse en ces sortes de choses commettre soit une erreur, soit une indélicatesse.

Pour nous, nous n'avons pas sujet d'être aussi sévère : assurément, sous le règne de Claude, il y eut des faiblesses, des erreurs, et même de la part des affranchis et des impératrices, des crimes et, chose peut-être plus honteuse, des vols ; mais ce que nous tacherons de démontrer, c'est que Claude n'y était pour rien. En lisant sans parti pris l'histoire de sa vie, on verra qu'il a pu être quelquefois trompé, qu'il s'est même trompé, mais qu'il ne mérite nullement la réputation d'incapacité qu'on s'est plu à lui faire ; on reconnaîtra avec nous qu'en somme il a créé de grandes choses ; que, tandis que César immolait à sa vengeance Vercingétorix, l'empereur Claude au contraire rendait à Caractacus, captif, son trône et sa puissance ; qu'enfin il aimait la justice, qu'il était bon, honnête, et que, s'il a été victime, il n'a pas été bourreau.

Nous espérons qu'on voudra bien nous croire : tous nos dires s'appuient sur des textes, et l'on n'a pas sujet de se méfier de nous, Claude n'ayant aucune chance de jamais remonter sur le trône.