L'EMPEREUR CLAUDE

 

XIV. — PRO CLAUDIO.

 

 

Nous venons de raconter avec impartialité le règne de l'empereur : on a pu voir que pendant ces treize années l'empire romain sut conserver au dehors toute sa supériorité guerrière ; qu'au dedans de bonnes lois furent promulguées, que les crimes, car il y eut des crimes, furent tous l'ouvrage de Messaline ou d'Agrippine, et qu' 'en tout cas le bien l'emporte de beaucoup sur le mal : l'affranchissement des esclaves malades et abandonnés est un fait qui à lui seul suffit pour honorer tout un règne. On a pu voir aussi que l'esprit de l'empereur avait perçu, malgré les ténèbres de son époque, quelques rayons d'aurore de cette civilisation qui devait bien longtemps après illuminer de ses clartés les nations de l'Europe chrétienne.

Voyons maintenant quel était l'homme, parcourons toutes ces anecdotes de Tacite, de Suétone, de Sénèque, arrangées par les historiens modernes ad usum causæ ; cherchons sérieusement à les expliquer, et nous verrons que beaucoup de choses qui sont reprochées à Claude ont été ou mal comprises ou dénaturées : faisons dans cette obscurité un peu de lumière, disons surtout les choses telles qu'elles sont, montrons l'homme tel qu'il fut, ce sera la meilleure manière de parler pro Claudio.

Examinons d'abord son physique : le visage, a-t-on dit, est le miroir de l'âme ; c'est souvent faux, mais c'est quelquefois vrai, et cela suffit pour que l'extérieur d'un personnage historique ait une certaine importance. Ici, nous allons rencontrer chez des auteurs modernes d'étranges opinions et de graves contradictions. M. Beulé surtout, dans ses portraits du siècle d'Auguste, a une façon très-simple et qui lui est particulière d'expliquer les choses au plus grand avantage de ses idées. Il ne peut nier que la tête de Claude, telle que nous la montrent ses nombreuses médailles, surtout celles de grand module, ses camées, ses statues, ne soit belle et noble ; l'expression est douce, le regard profond. On peut facilement s'en convaincre en visitant le musée des antiques au Louvre et le cabinet des médailles à la grande Bibliothèque de la rue de Richelieu ; ce cabinet renferme plusieurs médailles et camées de Claude qui le représentent tous comme nous venons de le dire, un seul camée de notre empereur offre une figure tirée, mesquine, assez laide en somme, mais c'est le seul qui justement soit endommagé et restauré. N'importe, d'après M. Beulé, c'est celui-là, cet unique modèle, qui est le vrai portrait de Claude. Quant aux autres, qu'à cela ne tienne, M. Beulé a son explication toute prête : après ce qu'il a dit de Claude, que ce n'était qu'un être abruti, imbécile, comment donc se fait-il que tous ses portraits semblent indiquer le contraire ? Eh ! c'est bien simple, les artistes se sont tous donné le mot pour flatter de la même manière le César dont ils reproduisaient les traits : chose bizarre, nés dans de différents pays, sortis de diverses écoles, graveurs, sculpteurs, fondeurs, tous ont adopté le même type. Cela ne fait rien, tous les beaux portraits sont faux, celui qui est mal est le seul vrai. Voyons, soyons sérieux, nous faisons de l'histoire et non de la politique ; franchement, cette façon d'écrire les portraits des gens ne paraît pas nous offrir beaucoup de garanties d'authenticité.

D'autant plus que voici un autre auteur, un vrai savant celui-là, Ampère, à qui nous avons emprunté notre épigraphe, qui va nous dire, dans son Histoire romaine à Rome, juste le contraire de M. Beulé : Cette tête (de Claude) est noble, intelligente et triste.

Est-ce que M. Ampère le savant n'est pas aussi croyable que M. Beulé, le ministre ?

Après les opinions des modernes peut-être serait-il bon de voir ce qu'ont dit les anciens. Suétone nous racontera que Claude ne manquait pas de dignité, que son extérieur était imposant, qu'il fût assis ou qu'il fût debout, auctoritas dignitasque formæ non defuit, et que ses cheveux blancs donnaient de la beauté à sa physionomie. A côté de cela, Suétone lui reproche d'avoir eu les jambes faibles, le rire trop éclatant, et la figure décomposée quand il se mettait en colère. En vérité, tout cela est bien peu de chose. Sénèque et Dion Cassius s'expriment à peu près dans les mêmes termes que Suétone ; ils parlent en outre d'un tremblement chronique, suite de grandes souffrances d'estomac, disait-on, qui agitait parfois convulsivement la tête et les mains de l'empereur ; c'est un des principaux reproches de Sénèque : cependant la maladie n'est jamais chose risible, surtout ce genre de souffrances d'estomac qui nous paraît une maladie bien dangereuse, quand on est l'époux d'Agrippine et le contemporain de Locuste. Ce tremblement produit par la douleur aurait fait plaindre tout homme qui en aurait été affligé : du moment que c'est un César, Sénèque et Beulé peuvent en rire.

Ainsi d'après Suétone et d'après les statues, les bustes, les camées, les médailles, voici en résumé le portrait de l'empereur Claude : il était grand, le ventre disposé à être fort, ce que les Romains ne haïssaient point : son front était haut, plissé par le travail du cerveau, ses yeux doux et sérieux, son nez bien fait et accentué ; sa bouche retombait un peu, l'ensemble de la mâchoire était lourd comme chez Auguste, le visage paraît complètement rasé selon la mode du siècle, les oreilles étaient larges, signe de bienveillance ; il avait les cheveux d'un beau blanc, le cou long avec des muscles fortement marqués ; on n'a qu'à regarder deux de ses statues qui sont au Louvre, et l'on reconnaîtra comme nous que l'ensemble de la personne et de la figure ne manque ni de grandeur ni même de majesté.

Parcourons maintenant quelques-unes de ces anecdotes d'où l'on a tiré les plus nombreuses attaques contre l'empereur Claude. La plupart se rapportent à l'habitude qu'il avait prise de juger lui-même nombre de procès, soit au sénat, soit au Forum, comme un simple préteur d'autrefois. Grand reproche d'abord : il juge en équité, l'édit du préteur[1] n'est pas pour lui une règle inflexible ; personne du reste ne l'accuse d'être injuste, or, quand on connaît le droit romain, et encore a-t-il été bien perfectionné après Claude, on comprend facilement qu'il ait quelquefois méprisé toutes ces formalités, toutes ces minuties juridiques qui vous font le plus légalement du monde commettre une iniquité. Il ne s'en tint pas toujours aux termes de la loi, rapporte Suétone, mais il en adoucit souvent la sévérité, il en modéra les rigueurs.

Claude est sur son tribunal : un homme se présente, un étranger accusé d'avoir usurpé le titre de citoyen romain ; mais là, grave embarras des appariteurs : cet homme ne peut Se présenter avec la toge consacrée, s'il n'est pas citoyen : qu'il mette donc le simple manteau des étrangers ; oui, mais s'il est reconnu pour posséder réellement les droits de citoyen, il aurait eu dès maintenant le droit de porter la toge. Claude impatienté tranche le débat : qu'il soit en toge pour présenter sa défense, en manteau pendant l'accusation.

Un citoyen désigné pour être juge déclare qu'il a lui-même un procès à soutenir. Plaide donc d'abord ton affaire, lui dit l'empereur, que je voie si tu es en état de juger celles des autres. Mais voici une autre affaire plus grave : un jeune homme prétend que telle femme est sa mère, la femme déclare que c'est un mensonge : les preuves manquent, le jugement paraît malaisé à rendre. S'il n'est pas ton fils, épouse-le, dit Claude à la femme. N'est-ce pas là une manière de juger tout à fait digne au roi Salomon, et moins sanglante que celle du roi juif ?

Trois autres anecdotes vont nous montrer jusqu'à quel point Claude poussait la patience et la bonté quand il était sur son tribunal.

Une fois, dans une affaire qui se plaidait devant le sénat, on introduit comme témoin une ancienne affranchie de la mère de Claude ; l'empereur fait son éloge : Elle m'a, dit-il, toujours traité comme son maître : je le proclame ici bien haut, car il y a des gens chez moi qui ne me traitent pas toujours comme tel. C'était une leçon bien doucement donnée à sa famille et à son entourage pour un homme qui était le successeur de Tibère et de Caligula, l'héritier de César et d'Octave.

Voici plus : en plein Forum un prévenu irrite, poussé à bout par l'acte d'accusation, s'emporte contre Claude, lui jette à la tête ses tablettes et son stylet : on s'attend à le voir saisir par les licteurs et traîner au supplice ; d'un geste Claude apaise le tumulte qui a suivi cette scène de violence et continue impassiblement l'audition de l'affaire. Il oublie qu'il est l'empereur pour se souvenir seulement qu'il est juge, et M. de Champagny trouve moyen d'arranger les choses de façon à pouvoir l'en blâmer.

Un témoin est absent : pourquoi n'est-il pas là ? — César, il n'a pu. — Pourquoi n'a-t-il pas pu ? — Cela lui a été impossible. Mais enfin, pourquoi ? — César, il est mort. Et César ne se fiche pas, hausse les épaules et s'occupe de l'affaire. Tout cela jusqu'ici ne prouverait qu'une trop grande bonté.

Maintenant autre reproche : il condamnait facilement les absents. C'est bien mal ! La loi française les condamne toujours, c'est ce qu'on appelle condamner par défaut. Autre blâme, dans une affaire il veut, dit-il, que l'accusé soit défendu. — Grand merci ! cela se faisait toujours ! — Non, cela ne se faisait pas toujours sous Caligula, ni sous Tibère, ni même sous Octave Auguste, mais cela s'est toujours fait sous Claude.

On le savait si patient qu'il arrivait quelquefois aux avocats, quand ils le voyaient prêt à descendre de son tribunal, de le saisir par sa toge et de le retenir de force en le conjurant de continuer à les entendre.

Un procès des plus embrouillés est porté devant lui ; les présomptions pour et contre sont égales des deux côtés. Je donne gain de cause, prononce Claude, à celui qui a raison. Quelle folie ! dites-vous ? Point du tout, c'est une façon spirituelle de renvoyer les parties dos à dos, comme nous le voyons faire quelquefois par les tribunaux. Enfin, terrible grief, il s'est parfois endormi pendant les plaidoiries. Un juge s'endormir à l'audience, est-ce croyable ! Mon Dieu ! oui.

Jusqu'ici toutes ces anecdotes ne montrent ni bêtise ni méchanceté ; passons à une autre accusation, celle-là bien épouvantable ! Il était fort mangeur. C'est vrai ; comme Louis XIV, comme Frédéric le Grand qui mourut exprès d'une série d'indigestions, comme le roi Louis XVI, ce digne et vénérable martyr, comme bien d'autres personnages célèbres ou respectés qu'il serait trop long de citer. Passe encore, mais ce n'est pas tout : une fois il a osé dire devant tout le sénat assemblé : Comment le peuple peut-il vivre sans sa livre de viande ? Quelle préoccupation, digne d'un cuisinier et non d'un empereur ! — Et la poule au pot de Henri IV, qu'en faites-vous, s'il vous plaît ? Claude, il est vrai, distribuait à son peuple du pain et de la viande, tandis que Henri IV s'est contenté d'exprimer un souhait.

Il aimait passionnément les femmes. — Vous lui en faites un crime, et votre bon Henri, messieurs les historiens, Henri le Grand, est plus célèbre et plus populaire comme l'amant de la belle Gabrielle et de plus de cinquante autres que comme le victorieux d'Arques, d'Ivry et de Fontaine-Française. Fort bien, mais un beau jour Claude est au Forum, occupé d'affaires sérieuses : il perçoit le fumet d'un repas que donnaient les prêtres saliens[2], et il court s'attabler avec eux. — Mais, nous avons vu justement qu'il voulait relever dans l'opinion publique tous ces antiques collèges de prêtres et d'augures, de saliens, de féciaux , d'aruspices, etc., que pouvait-il mieux faire pour cela que d'aller familièrement dîner avec eux ; puis ce que vous ne dites pas, c'est qu'un jour entendant du bruit auprès du palais et apprenant que c'était Nonianus, un des plus célèbres écrivains du temps, qui déclamait ses ouvrages, Claude accourut précipitamment, sans suite, sans gardes, pour se mêler aux rangs pressés des auditeurs.

On a également accusé notre client d'autres faits qui semblent plus graves : sous son règne, a-t-on dit, on immola trente-cinq sénateurs et plus de trois cents chevaliers. — C'est vrai : on oublie seulement d'ajouter que, sans parler des autres crimes, plus des trois quarts étaient coupables de parricide. Sont-ce là vraiment des victimes bien intéressantes ? Et depuis quand d'ailleurs rend-on le chef de l'Etat responsable des condamnations que prononcent les différentes juridictions civiles ou militaires ? S'il en était ainsi, quel terrible compte de sang auraient à rendre certains chefs d'Etat auxquels on ne songe cependant pas à adresser aucun reproche !

Une fois, à Tibur, des condamnés à mort étaient attachés au poteau fatal : le bourreau ne vint pas à l'heure fixée, il fallut l'attendre jusqu'au soir ; ce fut l'ordre de Claude. Quelle barbarie ! — D'abord qu'étaient-ce que ces criminels ? Méritent-ils bien la pitié rétrospective des historiens ? En tout cas si cette attente est bien cruelle, il faut reprocher également au moyen âge ses amendes honorables, ses longues stations aux porches des églises, cierge en main et corde au cou, infligées aux condamnés avant la potence ou la roue. — Triste sort néanmoins que celui de ces prisonniers attachés au poteau et attendant le bourreau : triste sort aussi que celui des condamnés à mort de nos jours, victimes quelquefois des sursis accordés par les retards de l'exécuteur arrêté dans sa route par une inondation ou par une tempête, victimes toujours d'une longue attente dans la camisole de force, jusqu'à ce qu'il soit décidé souverainement de leur sort par un homme qui a le droit de faire grâce, droit redoutable qui ne devrait appartenir à personne, car celui qui le possède devrait toujours l'exercer.

— Passe encore, mais on accuse aussi Claude d'avoir rétabli les anciens supplices. — En effet nous le voyons faire revivre pour les parricides l'antique forme de châtiment : il les fait jeter à l'eau enfermés dans un sac avec un chien, un singe, un coq et une vipère.

Tous les historiens sont d'accord pour reconnaître que les crimes de ce genre prenaient un épouvantable développement ; n'était-il pas utile d'effrayer un peu les esprits par cet appareil étrange dès vieux temps de la république ? A côté de cela nous savons aussi que Claude défendit expressément de mettre sous son règne un homme libre à la torture.

Passons maintenant aux grands travaux qui ont honoré ce principat. D'abord observons que toutes ces œuvres ont un caractère d'utilité publique et d'utilité réelle ; ce ne sont pas des temples élevés plutôt à l'orgueil du constructeur qu'à l'honneur des divinités ; ce ne sont pas de ces ponts gigantesques et inutiles comme celui que Caligula jetait au-dessus de Rome pour mettre de plain-pied la demeure de l'empereur et le temple de Jupiter. Ce sont des ports, des phares, à Ostie, à Ravenne, destinés à protéger la vie des navigateurs, des aqueducs qui permettent de distribuer à chacun des quatre millions d'habitants de Rome plus de trois cents litres d'eau par jour ; ce sont des routes tracées dans la Gaule chevelue, des canaux, des mines creusées par la main jusqu'alors inutile des soldats. A peine Claude décore-t-il le cirque Maximus de balustrades de marbre et de bornes dorées ; encore est-ce une occasion pour lui de donner des places d'honneur à ces sénateurs dont se moquaient les autres empereurs et que lui respectait.

En fait de travaux de pur agrément, nous ne voyons que les deux obélisques apportés d'Egypte pour orner la façade du temple de cet Auguste à la mémoire duquel il était toujours resté si fidèle, et une statue colossale de Jupiter, hommage rendu au maître des dieux, et érigée auprès du théâtre de Pompée. Quel plus beau travail, quelle plus noble conquête que celle des terrains couverts par les eaux stagnantes du lac Fucin : paisiblement, sans verser le sang, il faisait ainsi l'empire plus grand et l'Italie plus riche. Tout au plus a-t-il souffert qu'un modeste monument, l'arc Claudien, lui fût élevé pour rappeler à la postérité qu'il avait conquis la Bretagne, et encore, plus scrupuleux que beaucoup de souverains, avait-il combattu de sa personne avant d'accepter cet honneur. De cet arc triomphal rien ne reste plus aujourd'hui, mais on voit encore et on verra longtemps se découper sur l'horizon morne des campagnes romaines la longue suite de ses aqueducs, gigantesques et pacifiques arcs de triomphe, souvenirs d'utiles travaux et non d'infécondes conquêtes.

Et si nous abordions le long chapitre des lois dont Rome, disons mieux, dont le genre humain lui fut redevable, que verrions-nous ? Avant tout, le respect de la vie humaine : les crimes des Messaline, des Agrippine sont des accidents ; les dix-neuf mille condamnés réunis pour la naumachie du lac Fucin ainsi que les gladiateurs qui périrent sous son règne comme sous celui de tous les empereurs sont une fatalité du temps : tout le monde était coupable de ces combats, ils étaient entrés dans les mœurs, personne n'aurait pu les supprimer. C'était à vous à ne pas être condamné aux bêtes. Du moins, sous Claude, ne condamne-t-on pas à la légère. Les innocents sont respectés et protégés par les lois. Voyez plutôt : les druides sacrifient encore des victimes humaines, ils enlèvent des enfants et des hommes pour les immoler ; Claude proscrit leur religion. Les esclaves malades sont abandonnés par leurs maîtres, Claude les fait libres.

Une ridicule loi Poppæa, léguée par l'antiquité, déclare que l'homme âgé de soixante ans est incapable d'engendrer et peuple le monde romain d'enfants sans père et sans nom, Claude l'abolit. Jusqu'à lui tous les criminels bannis des provinces se réfugiaient à Rome où' les forfaits de toute espèce augmentaient dans une proportion effroyable, il leur interdit Rome et l'Italie ; à son exemple les gouvernements modernes ont pris l'habitude d'éloigner de leurs capitales les condamnés libérés ou même les gens dont ils se méfient. D'autres décrets instituent dans les principales villes de l'empire des cohortes de gardes chargés spécialement de prévenir et de combattre les incendies. Des primes sont assurées aux importateurs de blé et de vivres. Une véritable société d'assurance est créée pour les empêcher de se ruiner et par conséquent les encourager. Cherchez donc dans les vies de Titus ou de Trajan des lois plus humaines et plus utiles que celles de ce paisible empereur qui s'asseyait modestement au sénat sur le banc plébéien des tribuns du peuple !

Comme politique, que lui reprocherez-vous ? d'avoir achevé de venger la défaite de Varus, abaissé et brisé l'orgueil de la Bretagne, d'en , avoir épargné le chef et d'avoir fait ainsi de Caractacus le plus fidèle allié du nom romain, d'avoir conquis les deux Mauritanies peuplées de barbares, d'avoir enfin élevé si haut la majesté du peuple-roi que les Parthes eux-mêmes, les vainqueurs de Crassus, venaient demander à Claude un roi donné par lui, que tous les peuples voisins des frontières de l'empire, depuis les Suèves jusqu'aux Arméniens, ne voulaient tenir leurs princes que de sa main, au point que les successeurs de ce Mithridate qui faisait jadis trembler la république acceptèrent sous le règne de Claude d'être les vassaux de son empire.

Beaucoup de souverains ne se contentant pas de leur couronne ont voulu y joindre les palmes de l'écrivain, rarement leur tentative a-t-elle été heureuse, mais de Claude on a pu dire (voir les Césars de M. de Champagny) qu'il aurait pris rang auprès de Plutarque. Ses ouvrages ne sont pas une fantaisie d'empereur désœuvré ; dès sa jeunesse il eut le goût des lettres que lui inspira Tite-Live, il le conserva toujours, et les titres seuls de ses œuvres malheureusement perdues suffisent à prouver qu'il écrivit constamment sans se laisser détourner de ses chères études par tous les plaisirs de la puissance suprême.

Outre de nombreux discours que ses contemporains, même ceux qui lui étaient hostiles, admiraient réellement, il a laissé : une histoire des guerres civiles depuis César, mais sur les ordres de sa mère Antonia et de son aïeule Livie qui trouvaient le sujet scabreux pour l'allié d'Auguste et le petit-fils d'Antoine, il abandonna ce travail après en avoir écrit deux livres ; l'ayant repris à partir du règne d'Auguste, il composa une œuvre importante comprise en quatre-vingt-un livres.

Il fit ensuite, en réponse à quelques pamphlets d'Asinius Gallus, une apologie de Cicéron, qui, au dire de Suétone, peu suspect de partialité pour Claude, était pleine de savoir. Après son avènement à l'empire, il composa des mémoires de sa vie en huit livres qui nous auraient probablement appris de bien curieuses choses sur l'état de la société romaine à cette époque. Il s'était aussi amusé à écrire pendant sa retraite sous le règne de Tibère un traité du jeu de dames.

Tous ces ouvrages étaient rédigés en langue latine ; il se servit pour deux autres, peut-être plus importants au point de vue de l'érudition, de la langue grecque qu'il maniait aussi aisément que la langue latine, et qu'il se faisait gloire de parler aussi purement qu'un philosophe d'Athènes ou qu'un rhéteur de Corinthe. Le premier était une histoire des Etrusques, ce peuple disparu qui a causé tant de veilles aux savants modernes : le second était une histoire de Carthage ; les vingt livres du premier ouvrage, les huit livres du second, combleraient une lacune bien regrettable dans l'histoire de l'antiquité. Par les soins de Claude une seconde bibliothèque avait été élevée, sur les ruines de celle des Ptolémées, à Alexandrie d'Egypte qui par un bizarre revirement des choses avait détrôné Athènes et était devenue le centre principal de la philosophie et de l'érudition grecque. Ouvert à tous ceux qui voulaient s'instruire, le Musée Claudien rendit les plus grands services à la science ; pendant longtemps on y vit chaque année comme modèle de style et de savoir les deux ouvrages grecs de l'empereur romain ; mais la barbarie vint bientôt s'abattre sur la paisible Egypte ; les dissensions religieuses qui furent si terribles dans ce pays, les puériles querelles théologiques, les luttes des moines chrétiens et des philosophes des anciennes écoles firent oublier les tranquilles distractions de l'étude ; beaucoup de livres disparurent ou se perdirent, et le fanatisme mahométan acheva de détruire le Musée Claudien, ce vaste trésor de la science et de la philosophie du monde ancien, qu'avait déjà plus d'une fois attaqué l'intolérante orthodoxie des moines de la Thébaïde.

Etant simple particulier, Claude avait aussi publié un petit traité où il proposait d'ajouter à l'alphabet romain trois nouvelles lettres : l'une qui représentait un digamma éolique renversé devait remplacer le V consonne, l'autre était l'antisigma qui équivalait au psy grec ; la troisième lettre devait, croit-on, indiquer un son intermédiaire entre i et u.

Il est curieux de rapprocher cette tentative d'addition à l'alphabet de celle du roi Chilpéric, l'époux de Frédégonde. Seulement le monarque chrétien imposa l'usage de son invention, sous peine pour les récalcitrants d'être essorillés ; Claude au contraire se contenta de moyens de persuasion plus doux, les conseils et les raisonnements. Un autre service[3] que Claude rendit aux belles-lettres, et que nous ne devons pas passer sous silence, ce fut d'avoir imaginé un nouveau genre de papier, le papier Claudien, que Pline l'Ancien déclare être bien supérieur à tous les autres.

Dans toute la vie de l'empereur Claude nous ne voyons véritablement que deux choses à lui reprocher, ses deux mariages avec Messaline et Agrippine : encore sont-ce des fautes, et non pas des crimes ; le malheureux en a été assez puni. Qui donc cependant aurait mieux mérité que lui d'avoir à ses côtés une compagne fidèle et dévouée, car c'était l'homme de la vie d'intérieur, l'ami des paisibles études au foyer domestique, l'ennemi des honteuses voluptés dont presque toute l'antiquité, de Socrate à César, avait jadis à rougir. Et quelle fin plus digne de pitié et de compassion que celle de ce vieillard empoisonné chez lui, à sa table, au milieu .de ceux qu'il croyait ses amis, par la main d'un femme qu'il avait élevée au rang suprême ; et l'on a voulu faire de cette triste mort, de cet empoisonnement infâme, un sujet de railleries ; on a ri des convulsions de cet homme qui se mourait, on a plaisanté ses soupirs d'agonie, on s'est moqué de ses râlements ; c'est si drôle un mari trompé

Nous nous arrêterons ici espérant pour l'empereur Claude que l'histoire de sa vie plaidera mieux sa cause que nous ne le pourrions faire ; parmi les nombreuses victimes des erreurs historiques et des opinions préconçues Claude nous a paru plus que tout autre mériter une réhabilitation, nous avons été saisi d'une immense pitié pour cet homme qui fut toujours malheureux. Repoussé par sa famille dans son enfance, soupçonné par Tibère pendant sa jeunesse, raillé et bafoué par Caligula pendant son âge mûr, il arriva tout d'un coup au faîte du pouvoir, sans avoir, comme l'aurait eu tout autre, l'âme ulcérée et le cœur desséché ; entouré de gens qui pour la plupart ne cherchaient qu'à faire le mal, il fut vraiment digne de ce titre de clément dont la flatterie parait les empereurs ; et cependant la mort même ne mit pas fin à ses malheurs ; il fallut que son souvenir subît encore les railleries de ce Néron dont il avait fait son fils, les insultes de ce Sénèque auquel il avait pardonné et les pleurs de cette Agrippine qui l'avait empoisonné !

Non, l'histoire n'est pas juste envers tous, et peut-être est-il bon qu'un peu de lumière vienne parfois éclairer ces grandes statues mutilées des vieux temps disparaissant dans cette brume de l'oubli qui monte et s'épaissit toujours !

 

FIN DE L'OUVRAGE

  

 

 



[1] C'était l'exposé des règles d'après lesquelles chaque préteur nouvellement nommé déclarait vouloir juger les différends qui lui seraient soumis. Une quantité énorme de ces édits fut réunie sous Adrien par Salvius Julianus : cette collection de lois est connue sous le nom d'Edit perpétuel.

[2] La richesse des repas donnés par ces prêtres était passée en proverbe : les Romains disaient saliares dapes comme nous disons un dîner de Lucullus. On disait aussi pontificum cœnœ pour indiquer un repas recherché. C'est sans doute à l'esprit de causticité et de critique qui a de tout temps existé dans l'humanité qu'il faut attribuer l'origine de ces locutions proverbiales qui ont du reste leurs équivalents dans la langue française, les templiers, les moines, les abbés n'ayant pas été mieux traités par nos vieux conteurs que les saliens ou les pontifes par Horace et par Juvénal (Voir Horace, carmen XI, l. 2.) Nous voyons aussi dans Athénée que les parasites de la Grèce tiraient leur nom d'un collège sacerdotal.

[3] Le papier Claudien, qui resta longtemps en usage chez les anciens, était plus fort et plus résistant que le papier Auguste employé jusque-là par les Romains : il permettait d'écrire facilement sur le revers, ce que la transparence du papier Auguste rendait fort malaisé. Ce papier Claudien avait un pied de large : on s'en servait surtout pour écrire les livres, tandis que le papier Auguste et le papier Livien, moins forts et moins grands, étaient réservés pour les lettres missives.