L'EMPEREUR CLAUDE

 

XII. — BANNISSEMENT DE CAMILLUS SCRIBONIANUS.

 

 

Des astrologues, sorciers, etc. L'eau Claudienne. Les travaux du lac Fucin. 52, 53[1].

 

On se rappelle que dans les premiers temps du règne de Claude un général commandant en Dalmatie, Camillus Scribonianus, s'était révolté contre lui. Le fils de ce rebelle, Furius Scribonianus, avait interrogé les astres, consulté les magiciens, pour savoir quand mourrait l'empereur ; il s'était en outre livré avec quelques-uns d'entre eux à de mystérieuses pratiques qui rappelaient l'envoûtement du moyen âge ; d'après la législation en vigueur à cette époque, cela suffisait pour encourir une condamnation capitale. Cependant, malgré les fâcheux antécédents de sa famille, Claude ne punit Camillus qu'en le bannissant de l'Italie.

Les astrologues ne se contentaient pas de prédire plus ou moins exactement l'avenir ; quelques-uns prétendaient pouvoir, à l'aide de leurs conjurations, changer le cours immuable des choses et lutter contre le destin. Ils se rapprochaient beaucoup des sorciers qui pendant si longtemps effrayèrent l'Europe civilisée ; quelques-uns même passaient pour des empoisonneurs, et le sénat crut, d'après les avis de Claude, faire acte de prudence en les chassant impitoyablement de l'Italie.

Un autre décret du sénat fut rendu dans des circonstances qui méritent d'être rapportées ; sur les instances de Pallas, cet ancien esclave, cet affranchi qui était probablement l'amant d'Agrippine, le sénat porta des peines sévères contre les matrones qui auraient quelque commerce avec des esclaves. Epurée par l'impératrice, la vieille assemblée était tombée si bas qu'elle vota des remercîments à l'affranchi, et qu'après l'avoir félicité lui, né des rois d'Arcadie, de consentir à servir l'empereur, elle lui offrit les ornements de la préture, l'anneau d'or des chevaliers et quinze millions de sesterces (3.056.875 fr. 5 c.). Pallas accepta les honneurs et refusa l'argent ; sans doute se trouvait-il déjà trop riche, et voulait-il se faire pardonner sa fortune de trois cents millions de sesterces, fatales richesses qui devaient plus tard causer sa perte en excitant l'envie de Néron.

Deux de ces gigantesques travaux qui font encore l'admiration du monde furent terminas en ce temps-là. On sait que depuis son élévation à l'empire Claude donnait des soins incessants à l'approvisionnement en blé de la ville de Rome, mais pour une grande agglomération d'hommes l'eau n'est pas moins nécessaire que le pain. Les Romains d'ailleurs étaient comme les Grecs, comme tous les Orientaux, des gourmets d'eau ; les buveurs distinguaient de quelle fontaine venait le liquide que leur offrait l'aquarius, les sources étaient classées comme aujourd'hui les grands crus de nos vignobles. Plus que toute autre ville, Rome avait besoin d'eau ; les bains publics, lès piscines particulières en consommaient une grande quantité ; le Tibre, flavus Tiberis, ne roulait qu'une onde boueuse et souvent malsaine. A peine au pouvoir Claude avait voulu reprendre les grands travaux commencés puis négligés par Caligula, pour amener à Rome ce qu'on appela depuis l'eau Claudienne, c'est-à-dire à produit des trois sources connues sous les noms de fontes Curtius, Cœruleus et Anio novus. L'aqueduc qui les apportait d'une distance de quarante milles était d'une telle hauteur qu'elles se distribuaient sur les points les plus élevés de la ville aux sept collines. Cinquante-cinq millions cinq cent mille sesterces (11.310.437 fr. 70 c.) furent dépensés à achever ce bel ouvrage ; il fallut percer des montagnes entières, et nulle merveille dans tout l'univers n'avait, dit Pline, plus de droit à l'admiration. Une compagnie de 46o hommes fut spécialement chargée de l'entretien de l'aqueduc ; la dédicace du monument fut faite suivant les rites solennels le premier août, jour anniversaire de la naissance de Claude ; une porte triomphale encastrée dans l'aqueduc rappelle encore aujourd'hui à Rome le souvenir de l'homme à qui elle dut l'eau Claudienne.

 

Il y avait dans le pays des Marses une vaste étendue d'eau stagnante couvrant inutilement d'immenses terrains propres à la culture et que les habitants de la contrée désiraient depuis longtemps voir disparaître. Ce n'était pas chose facile ; César lui-même, le vainqueur du monde, avait reculé devant cette gigantesque entreprise ; lui que n'effrayait aucune dépense n'ayant pour but que de tuer des hommes, il n'avait pas osé tenter cette œuvre utile à l'humanité. Claude eut la gloire et le mérite de mener à bonne fin cet immense travail de dessèchement que devait malheureusement laisser dépérir la jalousie de Néron et l'avarice de Sénèque[2]. Depuis onze ans trente mille hommes étaient employés continuellement à dessécher le lac Fucin ; quelle perte pour la guerre, aurait pensé César, trente mille hommes employés à autre chose qu'à porter les armes ! Heureusement que Claude ne pensait pas comme César, et que ses armées favorites, celles qu'il préférait diriger, c'étaient les armées de travailleurs ; l'ennemi qu'il aimait à vaincre, c'étaient les montagnes à percer, les blocs de rocher à faire disparaître. La besogne fut longue et difficile, l'empereur dut venir souvent lui-même inspecter les ouvriers, encourager les architectes, et donner à Narcisse, chargé de diriger cette grande œuvre, l'appui de sa volonté souveraine. Enfin, après onze ans d'efforts, le canal qui devait verser le Fucin dans le lit du Tibre, fut complètement terminé : il n'y avait plus qu'un léger barrage en terre qui retînt à l'entrée du canal les eaux du lac prêtes à s'écouler.

Claude, avant que cette grande nappe d'eau ne disparût, voulut y donner au peuple des environs, privé des jeux et des combats du cirque de Rome, le spectacle d'une gigantesque naumachie. Dix-neuf mille condamnés à mort furent amenés de tous les points de l'empire. Ils devaient monter vingt-quatre galères à trois rangs de rames, douze de Sicile et douze de Rhodes ; le lac était bordé d'une haie de soldats rangés sur des radeaux ; tout autour, les collines environnantes étaient couvertes de spectateurs. Sur une estrade dominant le lac et le canal Claude et Néron s'étaient assis vêtus de l'habit de guerre des généraux romains ; Agrippine était auprès d'eux portant sur la longue robe des matrones une éblouissante chlamyde d'or.

Avant de commencer le combat, ceux qui devaient mourir vinrent, selon l'usage, saluer le groupe impérial. Par distraction, par bonhomie, Claude leur souhaita le salut. Grande rumeur aussitôt parmi tous ces misérables : salut, cela veut dire grâce, l'empereur leur permet de vivre, ils ne veulent plus combattre, ils jettent leurs armes. Grand émoi parmi les spectateurs qui tiennent à voir le combat naval. Claude désespéré ne sait à quel parti se résoudre, Néron et Agrippine lui conseillent de faire égorger ces gladiateurs récalcitrants : au lieu d'un combat on aura un massacre, cela n'en sera que plus beau. Claude refuse, il descend de son siége élevé, il se mêle à la foule de ces malheureux ; les spectateurs veulent qu'ils combattent, il faut leur obéir ; lui-même, s'il était seul, leur ferait assurément grâce à tous, mais Néron, mais Agrippine, mais surtout ce peuple avide de sang s'y opposent du moins, ceux qui échapperont aux hasards de la lutte auront-ils la vie sauve, la liberté, même de l'argent ; qu'ils combattent donc, qu'au moins ils aient l'air de combattre, c'est le seul moyen d'éviter un massacre trop certain. Les condamnés se laissèrent persuader, ces combats étaient trop dans les mœurs de l'époque pour qu'il en fut autrement. Ils montèrent sur leurs galères, préparèrent leurs armes et attendirent le signal.

Tout à coup on vit sortir des eaux du lac un Triton d'argent qui par un ingénieux mécanisme fit retentir les échos des environs des sons prolongés d'une conque marine, c'était le signal et la lutte commença.

Chose étrange, ces gladiateurs malgré eux, qu'on aurait cru ne devoir se battre que mollement, s'échauffèrent au tumulte de la bataille, bientôt le sang coula, les adversaires se firent de profondes blessures, ils s'attaquèrent avec une véritable rage, beaucoup succombèrent et il fallut que Claude lui-même leur ordonnât de cesser, au grand chagrin sans doute de son entourage et de tous les assistants.

On démolit alors rapidement le rempart de terre qui retenait les eaux du lac, mais le canal n'était pas assez profond, l'ouverture n'en était pas assez large, et l'écoulement se fit mal.

Quelques travaux supplémentaires étaient de toute nécessité ; on se hâta de les faire, entre autres une tranchée dans le lit du canal, qui le rendit plus profond et qu'on distingue encore aujourd'hui ; l'ouverture du côté du lac fut agrandie et, bientôt après, une nouvelle fête rappelait sur les bords du Fucin tous les habitants des villes voisines ; on y accourut de Marrubium, de Corfinium et de Sulmona (aujourd'hui San Benedetto, San Serino et Solmona) ; malgré la distance beaucoup de gens y étaient même venus de Rome. Cette fois cependant il n'y eut pas de naumachie ; on donna seulement quelques combats de gladiateurs[3] sur des ponts de bois disposés pour couvrir une partie du canal. Puis, au-dessus de l'écluse qui fermait encore l'entrée de son nouveau lit à l'onde impatiente du Fucin, sous une tente richement ornée, on servit un grand repas que présida Claude. Ce jour-là les eaux coulèrent bien, si bien même qu'elles rompirent l'écluse, inondèrent une partie des environs, emportant en quelques endroits les bords du canal et menaçant de noyer les convives assis à la table impériale : l'empereur lui-même et Agrippine coururent un véritable danger. Cet accident fut la cause d'une violente discussion entre Agrippine et Narcisse, l'impératrice accusant l'affranchi, non-seulement d'avoir mal dirigé les travaux, mais de plus d'avoir dilapidé l'argent destiné à ces dépenses. Narcisse de son côté indigné de cette accusation lui répondit énergiquement ; il lui jeta à la face sa liaison avec Pallas, il lui rappela la mort de Passiénus, il lui reprocha ses crimes passés et dévoila ses crimes futurs. Qu'y avait-il de fondé dans les reproches d'Agrippine, nous l'ignorons ; en tout cas, l'on peut dire pour la décharge de Narcisse que ce qui reste de ses travaux fait encore aujourd'hui après dix-huit cents ans, l'admiration des architectes et des artistes.

 

Pendant que Claude était tout entier à cette grande œuvre du Fucin, deux révoltes, sans importance du reste, avaient éclaté en Orient. La Judée s'était révoltée contre son procurateur Félix, et la Cilicie était pillée journellement par une peuplade de montagnards, les Clites. Quadratus, gouverneur de Syrie, aidé du roi de la Commagène, Antiochus, allié des Romains, vint facilement à bout des énergumènes juifs et des brigands ciliciens.

 

 

 



[1] Pline, l. XXXVI. — Onuphre, In fast. — Pline le Jeune, l. VII, épit. 29 et l. VIII, ép. 6. — Tacite, Ann., XII. — Frontini, De aquæ ductibus.

[2] Ce philosophe d'une austérité qui n'avait d'égale que son opulence est trop connu pour que nous en parlions longuement. Rappelons seulement qu'après avoir chaudement approuvé l'assassinat d'Agrippine par son fils Néron, il entra dans une conspiration qui avait pour but de détrôner Néron au profit de Pison, puis ensuite Pison au profit de Sénèque. Il se tua en 68 à l'âge de soixante-six ans, sur l'ordre de Néron qui répugnait à faire exécuter son ancien gouverneur.

[3] Le sort des gladiateurs n'était pas aussi misérable qu'on se l'imagine généralement. Beaucoup de gens embrassaient librement cette profession, qui paraît avoir rapporté beaucoup d'argent, et même ce genre de considération qu'obtiennent de nos jours les acteurs et certains acrobates. Beaucoup de grandes dames romaines avaient pour les gladiateurs l'intérêt que les senoras espagnoles portent quelquefois aux toréadors. Après quelques années ou un certain nombre de victoires, ils obtenaient leur congé. Claude lui-même accorda avant son temps sa liberté définitive à un gladiateur parce qu'il avait beaucoup d'enfants. La plupart étaient esclaves dressés à ce métier puis loués ou offerts au peuple par leurs maîtres ; mais ils jouissaient des mêmes avantages que les autres, et n'étaient dans aucun cas confondus avec les criminels qu'on jetait ordinairement aux bêtes.