L'EMPEREUR CLAUDE

 

X. — FAVEUR CROISSANTE DE NÉRON.

 

 

Caractacus. 51[1].

 

L'an 51 de l'ère chrétienne s'ouvrit par un nouveau consulat de Claude, qui eut pour collègue Orphitus. Néron entré de plus en plus dans la faveur de son père adoptif obtint de prendre avant l'âge la robe virile, ce qui lui assurait la supériorité sur Britannicus. Désormais en effet il pouvait s'occuper des affaires publiques, briguer les charges, recevoir les honneurs ; Britannicus au contraire n'était qu'un enfant portant encore la robe prétexte. Néron obtint de plus le titre de prince de la jeunesse avec l'autorité proconsulaire hors de Rome ; il fut agrégé aux quatre grands pontificats[2] ; quelques médailles de cette année lui donnent même le titre d'imperator. Le jour où il reçut publiquement la robe virile fut célébré par de grandes réjouissances ; mais, comme un nouvel avertissement du ciel, un tremblement de terre vint encore annoncer à Rome les douleurs qu'elle se préparait.

Britannicus cependant avait conservé dans le palais impérial quelques rares protecteurs. Narcisse qui s'était dévoué à lui, peut-être parce qu'il avait deviné ce que serait Néron, avait su rattacher à sa cause les deux préfets du prétoire, Lusius Geta et Rufus Crispinus, vieux guerriers qui possédaient tout pouvoir sur l'esprit des prétoriens, et qui pouvaient, en cas de mort de Claude, faire proclamer facilement Britannicus par leurs troupes ; Agrippine comprit le danger, elle persuada à son époux que la rivalité de deux chefs nuisait au commandement, que le pouvoir serait plus fort aux mains d'un seul homme ; ce qu'il fallait pour bien commander les prétoriens, c'était, disait-elle, un homme austère, vieux soldat, revenu lui-même de toutes les passions, ferme dans la discipline. Cet homme elle l'avait trouvé, c'était Burrhus Afranius. Ce Burrhus ne manquait réellement pas d'un certain mérite militaire ; il était généralement estimé des soldats et sa nomination comme seul préfet du prétoire fut universellement approuvée. On ne se doutait pas que c'était un nouveau complice qu'Agrippine introduisait auprès du pauvre empereur.

Il y eut cette année une nouvelle famine à Rome, mais qui paraît avoir été créée facticement par Agrippine pour commencer à irriter le peuple contre Claude. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'une véritable sédition troubla la ville ; une troupe d'affamés ou de soi-disant tels se jeta brusquement dans le Forum au moment où l'empereur y rendait la justice, entoura en vociférant son tribunal et menaça même son existence. Chose étrange, Néron n'eut qu'à se montrer, qu'à dire quelques mots, la sédition s'apaisa comme par enchantement. Le vieil empereur ne songea pas à se venger, il ne fit faire aucune poursuite contre les séditieux, et ne s'occupa qu'à faire cesser la famine ; puis reconnaissant de ce qu'avait fait pour lui son fils Néron, il se rendit au sénat, et là, devant les consuls, les préteurs, les magistrats réunis, il déclara que, si la mort venait à le frapper, Néron était digne et capable de gouverner ; un édit l'annonça au peuple. Agrippine était arrivée à son but : tout était prêt : Claude pouvait mourir.

Et en effet, à peine avait-il prononcé cette déclaration qu'il tomba gravement malade. Néron parut désespéré ; il fit vœu de donner en l'honneur des dieux, si son père bien-aimé se rétablissait, les plus magnifiques jeux du cirque, il fit faire des supplications solennelles, et les dieux l'exaucèrent. Il est vrai que Claude avait encore auprès de lui des gardiens, des surveillants dévoués, ce Narcisse, entre autres, qui, de l'aveu même de Tacite, aurait donné sa vie pour son maître, et le médecin Stertinius, celui-là même à qui Claude accordait 600.000 sesterces (122.275 fr. 2 c.) par année, et qui connaissait sans doute le genre de maladie dont souffrait l'empereur, ainsi que tous les secrets de Locuste.

Depuis neuf ans un roi ou plutôt un chef de tribu de la Grande-Bretagne luttait avec des fortunes diverses contre l'invasion romaine. A la tête de la nation belliqueuse des Silures (habitants des comtés de Monmouth et de Glamorgan), il n'avait jamais voulu accepter le joug de l'empire. Vainement Ostorius, qui avait succédé à Plautius dans son gouvernement, avait-il établi pour le tenir en respect l'importante colonie de Camalodunum (Malden), peuplée de l'élite de ses vétérans, Caractacus ne cessait pas de harceler les Romains et les peuples leurs alliés. Commandant à des troupes légères, connaissant le pays mieux que ses adversaires, habile à profiter de toutes les difficultés naturelles d'une contrée sauvage, Caractacus aurait pu tenir longtemps en échec les armées impériales, s'il n'avait eu la fatale idée de tenter les hasards d'une bataille rangée. Il avait cependant bien choisi le théâtre du combat ; posté sur des collines élevées, il en avait obstrué les pentes qui regardaient les Romains par d'énormes fragments de rocher qui formaient comme une succession de remparts ; enfin, un fleuve, dont les gués étaient inconnus de l'ennemi, coulait au pied même de ces collines. Il avait rappelé à ses soldats tous les glorieux souvenirs de leurs ancêtres, et leurs anciennes guerres, et César arrêté par leurs armes : il s'agissait, leur disait-il, de l'honneur et de l'indépendance de leur patrie, de la liberté de leurs femmes et de leurs enfants ; c'était la lutte décisive, le jour du grand combat... et l'armée entière des Silures avait juré qu'elle succomberait ou qu'elle serait victorieuse. On sait, hélas ! ce que valent de pareils serments.

La lutte ne fut pas bien longue : les Romains, couverts par leurs archers et par leurs machines de guerre, franchirent le fleuve sans obstacle ; arrêtés d'abord par les retranchements de rochers, ils perdirent un assez grand nombre d'hommes, les traits des barbares les atteignant sans qu'ils pussent y répondre ; mais, lorsqu'à l'aide de la manœuvre dite de la tortue, ils eurent pu démolir ou escalader ces barricades de rocs, et que la lutte se fut engagée corps à corps, le glaive et le pilum des légionnaires, cet épieu formidable qui, selon Montesquieu, subjugua l'univers, eurent bientôt raison des frêles épées mal trempées et des courtes haches des Bretons ; ces malheureux, qui avaient, comme la plupart des peuples barbares, l'habitude de se faire suivre de leurs familles, les virent tomber au pouvoir de leurs ennemis. La femme, la fille, les jeunes frères de Caractacus furent faits prisonniers. Lui-même, accompagné de ceux de ses guerriers qui avaient pu échapper aux Romains, s'était réfugié auprès de sa belle-mère Cartismandua, reine des Brigantes, qui abusant de sa confiance le fit charger de chaînes et livrer à Ostorius.

Remis aux mains de ses vainqueurs, Caractacus fut envoyé à Rome avec toute sa famille. Claude devait décider de son sort, et l'on sait comment les généraux et les empereurs romains avaient eu jusqu'alors l'habitude d'en agir avec leurs ennemis vaincus. On se rappelait comment Paul-Emile avait traité Persée, Scipion Syphax, Marius Jugurtha, comment enfin César avait immolé à ses rancunes ce glorieux Vercingétorix qui cependant s'était livré lui-même, après une lutte loyale, et qui méritait assurément mieux que d'être étranglé dans un cachot après avoir orné le triomphe de son vainqueur.

Nul doute qu'un pareil sort n'attendît Caractacus.

Le jour où le roi des Silures devait arriver à Rome, le peuple fut convoqué dans la plaine qui s'étendait sur le plateau du Viminal, en face du camp des prétoriens. Ceux-ci s'étaient rangés en armes, le long des retranchements qui protégeaient leurs cantonnements, entourant le tribunal où l'empereur Claude avait pris place accompagné de Néron. Une riche estrade, dressée en face du tribunal, supportait Agrippine et sa cour ; derrière elle, maintenu par une ligne de gardes urbains, le peuple romain attendait anxieux ce qui allait se passer. On vit défiler devant l'empereur les principaux compagnons du chef breton ; on portait derrière eux tous les ornements militaires que le prince des Silures avait conquis sur les Romains, enseignes, colliers, bracelets, armes d'honneur, qui faisaient en ce jour retour à leurs premiers possesseurs et que Caractacus n'avait pour ainsi dire jadis ravis aux Romains que pour rehausser encore l'éclat de leur triomphe actuel.

Quand ce fut au tour de la famille de Caractacus de se présenter devant l'empereur, la femme, la fille, tous les parents de ce chef se précipitèrent aux genoux de Claude, puis aux genoux d'Agrippine pour implorer leur clémence. Caractacus au contraire dédaigna de mendier bassement sa vie ; arrivé devant le tribunal impérial, il se redressa fièrement et prononça les paroles suivantes, tout à la fois dignes du roi et du guerrier.

Si j'avais eu dans ma prospérité autant de modération que de gloire et de bonheur, ç'aurait été en ami que je serais venu à Rom ; non en captif. Et vous n'auriez pas dédaigné l'alliance d'un prince issu d'ancêtres illustres et régnant sur plusieurs peuples. Autant mon sort actuel est épouvantable pour moi, autant il est glorieux pour vous. J'avais des chevaux, des soldats, des armes, des richesses de toute sorte est-il donc étonnant que je les aie perdues malgré moi ? Car, si vous voulez commander à tous, s'ensuit-il que tous doivent accepter la servitude ? Si je m'étais livré sans combat, ni ma fortune, ni votre gloire n'auraient eu d'éclat. L'oubli suivra mon supplice ; si vous m'épargnez, je serai l'éternelle preuve de votre clémence.

Claude resta un instant sans répondre ; déjà les licteurs s'étaient approchés pour entraîner vers le cachot fatal l'ennemi que sa défaite avait voué au trépas : l'empereur leur ordonne de faire tomber les chaînes du captif : Tu es libre, lui dit-il, tu es roi.

Claude ce jour-là fut plus grand que César.

Pardonner à un ennemi, à un étranger vaincu, c'était chose inconnue dans l'antiquité ; épargner un roi prisonnier, un chef barbare couvert de chaînes, c'était fouler aux pieds toutes les lois, toutes les traditions du vieux monde qui commandaient avant tout de se venger, qui faisaient de la vengeance la souveraine volupté des Immortels, c'était rompre avec tout le passé de Rome. Constantin, le grand empereur chrétien, ne fit même pas grâce à son propre fils, Claude le païen fait grâce à son ennemi !

Oui, pauvre empereur méconnu, ce jour-là comme celui où tu pris en main la cause des esclaves, tu fus véritablement grand. Un autre, un des favoris de l'histoire, aurait agi comme toi qu'il n'y aurait pas assez de louanges pour lui ; pour toi à peine quelques froides lignes de quelque auteur indifférent ou hostile racontent-elles bien sèchement que tu as su pardonner !

 

 

 



[1] Tacite, Annales, XII. — Zonaras, XI. — Gruteri, Inscriptiones romanœ, editæ 1616, apud Commelinum, p. 173. — Antonii Pagi, Dissertatio de consulibus, Lugduni, 1682.

[2] Il est important de ne pas confondre les aruspices avec les augures. Les aruspices n'étaient que des devins subalternes, recrutés d'ordinaire parmi le peuple. Ils devinaient l'avenir d'après l'état des entrailles des victimes, la manière dont elles tombaient frappées du coup fatal, etc. Les augures au contraire appartenaient aux grands sacerdoces composés de quatre colléges : 1° les pontifes, 2° les augures, 3° les quindecemvirs sacris faciundis, 4° les septemvirs epulonum.

Les membres de ces quatre collèges se recrutaient parmi la plus haute aristocratie. Néron, étant prince de la jeunesse, fut le premier qui, à l'exception des empereurs, fut agrégé simultanément à ces quatre ordres sacrés. Les augures devinaient l'avenir d'après le vol des oiseaux ou les indications que leur donnaient les célèbres poulets sacrés confiés à leurs soins exclusifs. Voir Bulletin de l'institut archéologique, an. 42, et Henzen, 3e vol. d'Orelli N° 7419.