Mort de Julia. Expédition de Bretagne, Voyage de
l'empereur. Son triomphe. Réunion de La troisième année de son règne, Claude partagea les fonctions de consul avec Vitellius, riche Romain qui lui était entièrement dévoué et qui fut le père d'un empereur. Le commencement de cette année fut marqué par la suppression de plusieurs fêtes et sacrifices qui faisaient perdre aux rares travailleurs qui se trouvaient dans le peuple romain un temps qui pouvait être mieux employé. Une autre opération non moins importante, la révision des titres de citoyen romain fut l'objet de toute la sollicitude de l'empereur ; il voyait avec peine ce droit de cité appartenir souvent à des hommes méprisables. On fit une exacte recherche de tous les citoyens mal famés, et on leur enleva le titre qu'ils déshonoraient ; à côté de cela, Claude accorda facilement aux alliés et aux étrangers ce même nom de citoyen qu'il enlevait si rigoureusement à ceux des Romains qui en étaient indignes ; l'esprit supérieur de Claude devançait son époque, il comprenait que la nationalité, ce hasard de naissance, est vraiment peu de chose, que mieux valait un Gaulois ou un Germain rempli d'honneur et de vertu qu'un Romain avili et dégénéré, qu'un homme enfin ne vaut pas moins qu'un autre parce qu'il est né sous un ciel différent. Sénèque et quelques historiens blâment vivement Claude d'avoir donné droit de cité à des Gaulois et à des Espagnols ; d'autres empereurs l'ont fait également, et, comme le remarque Tillemont, saint Augustin les en a loués. Voilà la justice de l'histoire. Un regrettable événement attrista les premiers jours de cette année. Bien que Claude ne l'eût pas ordonné, Messaline fit tuer Julia, fille de Drusus, déjà condamnée à l'exil. Ce qui peut expliquer ce fait et quelques autres analogues que nous verrons plus tard, c'est que Claude qui avait confiance en sa femme et en ses affranchis leur laissait souvent la disposition de son cachet (sigillum) dont l'apposition donnait l'authenticité à des ordres qu'il aurait assurément répudiés, et la plupart du temps ces meurtres demeuraient ignorés de l'empereur autour de qui l'impératrice savait imposer le silence. Auguste ni ses successeurs n'avalent voulu continuer la
conquête de Il s'embarqua en effet au port d'Ostie vers la fin de
juillet, après avoir laissé le soin du gouvernement à Vitellius son ami ; une
tempête sur les côtes de Ligurie, un violent ouragan occasionné par le
mistral dans les parages des Strœchades (îles
d'Hyères) retardèrent son arrivée à Marseille. De là, il traversa Pendant cette guerre on remarqua surtout les talents
militaires de Vespasien, qui à la tête d'un corps d'armée séparé livra trente
batailles, prit vingt villes, et conquit enfin l'île Vectis (de Wight). L'empereur en quittant Claude revint à Rome sans se hâter ; il voulait visiter
les provinces de l'Adriatique. ; il. fit en conséquence tout le tour oriental
de l'Italie, parcourut successivement les côtes depuis le Bruttium jusqu'à Peu de cérémonies étaient plus splendides et plus imposantes que le triomphe romain ; que devait-ce donc être quand le triomphateur c'était l'empereur lui-même. Le triomphe de Claude dépassa tous les autres. Un ornement jusqu'alors inconnu dans ces cérémonies y brilla au milieu de l'allégresse universelle ; ce qui attirait tous les regards ce n'étaient pas les richesses enlevées à l'ennemi, les dépouilles glorieuses 'prix de cinquante batailles, les captifs avec leurs vêtements de peaux de bêtes et leur coiffure étrange de cheveux hérissés ; c'étaient autour du triomphateur deux longues rangées d'hommes joyeux, les exilés qu'il avait rappelés, voulant relever encore l'éclat de. sa pompe triomphale par la clémence, cette vertu trop étrangère aux âmes romaines. En avant du cortége marchaient les hérauts vêtus de
trabées de pourpre brodées d'or, les musiciens sonnant les uns dans leurs
longs clairons d'airain, les autres dans de grands cors d'argent de forme
recourbée : puis défilaient lentement les captifs, quelques-uns portant
encore autour du cou le collier d'or, insigne commandement chez les Bretons,
les grands chariots de combat, principale défense de ces barbares, chargés au
lieu de guerriers, des Après venaient, portées par d'illustres citoyens, ces
couronnes d'or que chaque province à l'envi envoyait au triomphateur : on
remarquait surtout celles qu'avaient offertes l'Espagne citérieure et Enfin s'avançait le char impérial attelé de quatre chevaux blancs rangés de front, et sur le char Claude lui-même revêtu des ornements triomphaux, mieux mérités cette fois qu'ils ne l'étaient d'ordinaire par les empereurs. Son front portait cette simple couronne de feuilles de chêne, la couronne civique, qui était restée toujours la plus belle et la plus précieuse ; sur un coussin de pourpre brillait auprès de lui la couronne navale aux rostres d'or. Il était entouré des exilés et des sénateurs qui s'étaient portés à sa rencontre les mains chargées de branches de palmier ou des verts rameaux du laurier. Derrière son char, sur un quadrige plus simple, l'on voyait une femme vêtue de blanc, d'une robe aux draperies chastement tombantes : ses cheveux, roulés en bandeaux largement ondulés et s'abaissant sur la nuque pour former un chignon bas, étaient d'un noir brillant, elle avait le teint brun, le cou large et puissant, le front bas ; ses yeux grands ouverts, presque ronds, avaient l'éclat phosphorescent de ceux d'une tigresse, et se détachaient bizarrement sur le calme ensemble de la physionomie, masque que trouait la vrille ardente de ce regard. Cette femme c'était l'impératrice Messaline[3]. Elle était suivie d'un groupe de généraux et de tribuns militaires qui avaient par leur vaillance dans cette guerre mérité les ornements triomphaux ; ils marchaient à pied, précédés par un personnage consulaire, Crassus Frugi, à qui sa bravoure extraordinaire avait mérité cet honneur, et qui, revêtu d'une toge de pourpre brodée de branches de palmier d'or, montait un cheval dont le harnachement était tout orné de phalères. Puis venaient les gardes prétoriennes aux casques
précieusement ciselés, les légions pesamment armées, les Germains amis aux
longues tresses blondes, aux moustaches pendantes, les envoyés des Coraniens,
cette tribu bretonne qui avait aidé les Romains dans leur conquête, les
auxiliaires des pays du nord, les Gaulois de Le soir de larges distributions de vivres, d'huile et d'argent furent faites non-seulement aux citoyens, mais même à cette foule sans nom et sans patrie qui pullulait dans les bas-fonds de la cité, mais même aux esclaves assez heureux pour avoir pu, à la faveur de cette fête, s'échapper de la maison de leur maître, ou peut-être même de l'ergastulum. Quelques jours après un décret du sénat conféra le surnom de Britannicus à Claude et au jeune fils que lui avait donné Messaline quatorze jours après son avènement au trône et qui s'était jusqu'alors nommé Germanicus, comme son oncle. Reconnaissant de la part qu'avaient prise les sénateurs à son entrée triomphale, Claude leur abandonna le droit de nommer les gouverneurs des deux provinces d'Achaïe et de Macédoine ; à leur demande il restitua aux questeurs le soin de garder le trésor public et de veiller au maniement des deniers de l'Etat. Mais il se vit forcé de punir les Rhodiens qui S'étaient permis de mépriser les ordres du pouvoir et même de massacrer des citoyens romains qui voulaient les rappeler au devoir. L'île de Rhodes perdit momentanément toutes ses libertés municipales, châtiment bien doux en comparaison de celui que leur aurait imposé un Tibère ou un Caligula. La cinquième année du règne de Claude ne' fut pas remarquable par de grands événements ; quelques sages réformes furent cependant opérées. Il était d'usage depuis Tibère qu'au renouvellement de l'année tous les sénateurs prêtassent individuellement serment à l'empereur : Claude les dispensa de cette formalité ; : pour l'ordre des sénateurs comme pour les autres ordres un seul membre dut à l'avenir prêter serment au nom de tous. Depuis longtemps il était permis à tout le monde d'élever des statues dans la ville. Aussi, la mode s'en étant mêlée, les places, les rues étaient-elles remplies d'un véritable peuple d'inconnus de bronze ou de marbre. Souvent même une famille ruinée vendait ses statues à quelque gens d'une récente opulence qui se contentait d'en enlever les têtes et de les remplacer par celles de ses principaux personnages. C'était devenu une véritable dérision, et tous les bons esprits s'en moquaient. Claude fit enlever toutes les statues qui ne représentaient pas un homme vraiment célèbre et défendit d'en ériger à l'avenir sans l'autorisation du sénat. Un gouverneur de province fut puni pour de flagrantes concussions, et à ce propos l'empereur remit en vigueur une ancienne loi qui défendait de donner à la même personne deux gouvernements de suite ; de plus chaque gouverneur dut en quittant ses fonctions se rendre immédiatement à Rome pour y expliquer ses actes et faire approuver sa conduite. Hérode Agrippa, possesseur des deux royaumes de Judée et de Samarie, était mort en l'an 44, ne laissant que des filles et un fils en bas âge. L'une de ces filles était la célèbre Bérénice connue sous un si faux aspect grâce au génie de Racine.
Son jeune fils aurait dû lui succéder, mais Hérode Agrippa par ses goûts et
ses habitudes romaines, ses combats. de gladiateurs et surtout la tendance
païenne qu'on lui reprochait avait profondément mécontenté les Juifs : une
minorité dans ces circonstances aurait infailliblement amené des révoltes, et
l'on sait quels épouvantables désastres occasionnaient les révoltes des
Juifs. Claude se décida donc à réunir Le procurateur[4] Félix qui avait épousé Drusilla, une fille du dernier roi Hérode, ne paraît pas avoir été très-populaire. Tacite déclare qu'il gouverna sa province avec l'autorité d'un roi et le caractère d'un esclave. Nous savons par les Actes des apôtres qu'il fit jeter saint Paul en prison et qu'il l'y retint fort longtemps. Il faut cependant dire pour la de charge de l'affranchi procurateur que Josèphe reconnaît qu'il mit un peu d'ordre en Judée, en débarrassant le pays de bandes d'assassins et d'illuminés. Cette même année une éclipse de soleil arriva le jour même de la naissance de Claude ; mais comme l'empereur avait eu soin d'en faire avertir le peuple, elle n'occasionna aucune frayeur ni aucuns troubles, £e qui, sans cette sage précaution, n'aurais pas manqué d'arriver. L'an 46 s'ouvrit par un deuil pour la famille impériale. Marcus Vinicius, patricien de mœurs tranquilles, étranger à la politique et allié de Claude par son mariage avec une sœur de Caligula, mourut subitement, probablement empoisonné. Claude ignora qu'on accusait généralement Messaline de cet empoisonnement. En tout. cas il regretta sincèrement Vinicius, et Messaline, si elle méritait la redoutable accusation portée contre elle, dut trembler en voyant tous les honneurs que son mari fit rendre dans sa douleur aux mânes de cet infortuné parent. Une étrange révolte suivit de près la mort de Vinicius : il y avait à Rome un vaniteux personnage, Asinius Gallus, du reste issu d'une noble et ancienne famille, fils d'Agrippine, première femme de Tibère, et par conséquent frère de Drusus fils de Tibère. Cet Asinius était laid, petit, difforme, il parlait mal, il n'avait ni argent, ni amis ; cela ne l'empêcha pas de se déclarer empereur ; il était convaincu que l'éclat de son nom lui attirerait promptement de nombreux partisans. Mais ses espérances furent promptement déçues ; il fut remis aux mains de Claude par ceux même qu'il croyait ses partisans ; l'empereur voulut bien le regarder comme un fou, et l'exil fut la seule peine infligée à ce maladroit conspirateur. Vers le même temps fut rendue la loi qui déclara que les affranchis accusateurs de leurs patrons redeviendraient esclaves de ceux qui leur avaient donné la liberté. Cette loi était juste, et fut bien accueillie, car on avait vu souvent sous Tibère et sous Caligula des affranchis profiter de la connaissance qu'ils avaient ou qu'on leur supposait avoir de la vie intime et des sentiments de leurs anciens maîtres pour porter contre eux de fausses accusations, malheureusement quelquefois écoutées par les magistrats. L'année précédente avait été signalée par une éclipse de soleil ; celle-ci fut remarquable par un autre phénomène physique, l'apparition subite d'une île qui sortit des flots de la mer Egée, à quelque distance de l'île de Théra. Ce fut par une nuit orageuse, pendant une éclipse de lune : quelques barques de pêcheurs qui regagnaient le port de Théra virent tout à coup la mer s'agiter en bouillonnant ; il en sortit pendant quelques instants de grands jets de vapeur mêlés de flammes ; puis subitement une île de plus d'une lieue de tour émergea au-dessus du niveau des flots. Ce fait peut se rapprocher des récents phénomènes géologiques de Santorin qui ont tant préoccupé le monde savant, l'île de Théra des anciens n'étant autre que l'île de Santorin des modernes. |
[1] Dion Cassius, l. 69. — Pline, l. 3. — Eutrope, V. Cl. — Onuphre, in fast. — Sénèque, Quest. nat., l. 2. — Tacite, Annales, l. XII. — Zonaras, l. XI. — Eusèbe, Cœsariensis historia. — Hieronymi, Chronicon.
[2] Les Romains, qui avaient commencé par être si fort effrayés des éléphants du roi Pyrrhus, avaient fini par en faire grand usage dans toutes leurs campagnes. Non-seulement ils s'en servaient en Afrique et en Asie, mais même dans les pays septentrionaux où le climat cependant ne paraissait pas permettre leur emploi. Les Bretons durent être stupéfaits à la vue de ces masses énormes qui jouaient vis-à-vis des barbares du Nord le rôle d'épouvantail que le canon remplit aujourd'hui à l'égard des sauvages. Les éléphants d'ailleurs, déjà si dociles et si intelligents de nos jours, l'étaient cependant encore davantage autrefois. Ce n'était rien pour eux que de danser sur la corde (per funes incessere) voir Pline, l. 8, § 2. — Mucien raconte qu'un éléphant avait appris à écrire en grec. L'éléphant Ajax, au service du roi Antiochus, se laissa mourir de faim, désespéré du triomphe de son camarade l'éléphant Patrocle : il s'agissait de traverser un fleuve ; Ajax qui avait toujours marché en tête refusa d'y entrer, ce qui arrêta tous les autres éléphants. On publia alors que celui qui entrerait le premier dans l'eau serait le chef de la troupe ; l'éléphant Patrocle osa le faire, et obtint pour récompense des colliers d'argent, sorte de parure à laquelle les animaux sont très-sensibles : de là, le désespoir et le suicide d'Ajax.
[3] L'impératrice Messaline (Valeria Messalina) appartenait à l'illustre famille des Messala, une des plus anciennes maisons patriciennes de Rome et alliée à celle des Claudius. Il ne faut pas la confondre avec une autre Messaline qui épousa Néron en 65. On connaît le célèbre récit de Juvénal qui nous montre la femme de Claude se livrant aux vices les plus effrénés. Les vers sont très-beaux, mais la plupart des historiens pensent comme Boileau que le poète a porté à l'excès sa sanglante hyperbole.
[4] Les procurateurs avaient pris alors une grande importance ; d'abord chargés uniquement de l'administration des biens impériaux soit dans les provinces dépendant du sénat, soit dans celles que s'étaient réservées les empereurs, ils obtinrent de Claude le droit de rendre la justice et de décider souverainement de toutes les affaires fiscales. Dans plusieurs provinces impériales, peu importantes il est vrai, ils remplacèrent complètement le propréteur ou le lieutenant et réunirent tous les pouvoirs en leur personne. La grande puissance accordée à ces hommes ordinairement issus de condition servile (c'étaient pour la plupart des affranchis de l'empereur) était-elle un bien, était-elle un mal ? Nous ne voulons pas nous décider à ce sujet ni rompre en visière avec Montesquieu qui est fort opposé aux procurateurs ; remarquons seulement que par suite même de leur basse condition ces agents étaient dans la dépendance absolue de l'empereur, sans lequel ils n'étaient rien, et que leur obéissance était aussi complète que possible, ce qu'un gouvernement absolu doit rechercher avant tout.