L'EMPEREUR CLAUDE

 

III. — MORT DE CHÉRÉAS.

 

 

Amnistie générale. Concession de provinces à différents princes. Guerres en Germanie et en Mauritanie. Soumission de ce dernier pays. Exil de Sénèque. Commencement des travaux d'Ostie. Les affranchis de l'empereur. Révolte de Scribonianus. 41, 42[1].

 

Dès lors tout fut fini Claude était le maître incontesté, l'héritier d'Auguste, Rome lui ouvrit ses portes toutes grandes, et ce fut au milieu de la joie universelle qu'il pénétra dans la ville escorté de ses prétoriens. Sur son passage le peuple l'acclamait en demandant le châtiment de Chéréas et de ses complices. Claude se vit forcé de céder à ce désir : si Chéréas n'avait fait que lutter contre lui, assurément il n'aurait pas hésité à lui pardonner, mais, malgré toutes les phrases possibles des rhéteurs, il y avait là un fait évident : Chéréas, un des chefs de la garde de Caligula, lui avait prêté serment de fidélité, il lui avait juré de le servir et de le défendre, et cette épée qu'il ne devait tirer que pour le protéger il s'en était servi pour l'assassiner ; non content d'avoir frappé son maître, dont la cruauté pouvait faire excuser cette trahison, il avait fait périr sa fille, une enfant de deux ans. C'était de la barbarie, et la justice voulait que Chéréas mourût. Du reste, il faut lui rendre ce témoignage, Chéréas mourut bien, il n'essaya pas de se dérober au trépas ; resté dans sa demeure, après la chute de ses espérances, il suivit sans mot dire le centurion qui l'arrêta ; du moins Claude avait-il voulu épargner au vieux républicain l'infamie du supplice, on n'avait préparé pour lui ni croix ni gibet, il devait tomber sous l'épée d'un soldat comme un guerrier frappé dans la bataille. Au moment de recevoir le coup fatal, Chéréas demanda à voir le glaive spi devait lui donner la mort : il passa le doigt sur le tranchant de la lame et il le rendit à l'exécuteur en disant simplement : Ton arme est mal aiguisée, j'aimerais mieux être frappé par celle qui m'a servi contre le tyran. De ses complices quelques-uns seulement furent punis, les autres reçurent leur grâce ; Claude déclara que désormais il voulait tout oublier et il oublia réellement.

Voulant répudier tous les souvenirs de l'infâme Caligula, Claude ordonna de faire disparaître ses statues ; il ne voulut même pas habiter son palais, il se contenta de celui de Tibère, plus modeste et plus simple. Dans les appartements du défunt empereur on avait trouvé deux objets curieux à des titres différents, la cuirasse d'Alexandre le Grand enlevée au tombeau de ce roi victorieux, et un grand coffre rempli du poison le plus subtil qu'on connût alors, le poison Colombin : Claude garda la cuirasse, il était antiquaire, on comprend quelle fut sa joie, mais il fit jeter le poison à la mer ; on eût dit qu'il pressentait que ce devait être par le poison qu'il devait terminer sa carrière.

Son premier décret fut une amnistie générale ; tous ceux que la haine ou la méfiance des précédents empereurs avait chassés de l'Italie y furent immédiatement rappelés : on rendit leurs propriétés, leurs terres, jusqu'à leurs biens meubles aux victimes des confiscations de Tibère et de Caligula : des statues avaient été enlevées par le dernier empereur à différentes villes de la Grèce et de la Sicile, elles furent renvoyées à leurs légitimes possesseurs.

Une loi qui fut la bien reçue abolit les décrets de lèse-majesté ; les nouveaux impôts créés par Caligula furent rapportés ; l'empereur déclara par un édit qu'il ne recevrait aucun cadeau des particuliers, et que même il n'accepterait aucun héritage, pour peu qu'il y eût des héritiers du sang, si éloignés qu'ils pussent être. Puis des poursuites sont dirigées contre les délateurs : ceux dont les fausses accusations avaient amené le supplice d'un innocent furent réservés pour les combats du cirque ou pour être jetés aux bêtes fauves. Enfin un décret impérial déclara que sous le règne de Claude jamais on ne mettrait à la torture un citoyen de Rome.

Le nouveau maître s'annonce bien : le peuple reconnaissant se met à le chérir : quant aux sénateurs, ils avaient dès le premier jour du règne fait leur possible pour qu'on oubliât leur opposition primitive : titres d'honneur, droits extraordinaires, ils offrent tout à Claude et Claude les refuse ; ils le supplient d'accepter au moins le titre de Père de la patrie que portait Auguste, Claude répond qu'il n'en est pas digne. Tous ces refus faisaient éprouver aux sénateurs de cruelles angoisses ; le maître était irrité contre eux, il avait sujet de l'être, sans doute il allait se venger et quelle serait sa vengeance ?

Ce fut de rester un mois sans aller au sénat, sans parler aux sénateurs tremblants. Au bout de ce temps, Claude jugeant suffisamment punis ces tristes conspirateurs vint prendre place au milieu d'eux et les traita mieux qu'ils n'étaient habitués de l'être par les précédents empereurs. Un d'entre eux tombait-il malade, Claude allait en personne le visiter et le consoler ; un autre célébrait-il quelque fête de famille, Claude y assistait en simple invité ; aussi toutes les préventions s'évanouirent-elles bientôt et, de l'aveu même de Suétone, Claude fut universellement aimé.

Il le méritait réellement par son zèle, son amour de la justice, son désir de faire le bien. Le simple récit d'un fait-divers d'alors nous le montrera tel qu'il était, toujours préoccupé de se rendre utile à la chose publique : Lors du redoutable incendie qui vint à dévorer le quartier Emilien, Claude, dit Suétone, resta pendant deux nuits dans le local des distributions ; voyant que la foule des soldats et des esclaves était insuffisante, il chargea les magistrats d'appeler à l'aide tout le peuple des quartiers voisins ; et plaçant devant lui des paniers remplis d'argent, il exhorta tout monde à combattre le feu, donnant à chacun la juste récompense de ses efforts.

Son esprit de justice le porta également restituer leurs biens héréditaires aux princes alliés de l'empire qu'en avait dépouillés le caprice de Caligula : Antiochus recouvra la possession de la Comagène, Mithridate l'Arménie, un autre Mithridate obtint le Bosphore Cimmérien sur lequel ses ancêtres avaient régné, et que Claude retira à Polémon, roi de Pont et qui il donna en échange une portion de la Silicie. Il ne pouvait non plus laisser sans récompense le dévouement d'Hérode Agrippa avait si efficacement travaillé à lui faire obtenir le pouvoir suprême ; il lui rendit le royaume de Judée, tel que l'avait possédé son aïeul Hérode le Grand, et donna de plus quelques terres à son jeune frère Hérode. Toutes ces restitutions ou donations, comme on voudra les appeler, étaient d'une sage politique ; ces provinces nouvellement annexées à l'empire, et entre autres la Judée, avaient conservé un vif désir d'indépendance ; il suffisait pour les satisfaire de leur conserver une apparence d'autonomie, et l'Etat romain trouvait un grand avantage à n'avoir pas à régenter ces multitudes à peine domptées, et à n'avoir de relations qu'avec des princes vassaux, assez intelligents pour comprendre que l'obéissance était plus avantageuse que la révolte.

Mais au moment même où Claude avait pris en main le pouvoir, la guerre régnait aux extrémités de l'empire ; les Germains toujours remuants avaient franchi les fossés de Drusus. Bien que toutes les aigles perdues par Varus eussent été, sauf une, successivement reprises, le souvenir de la victoire d'Arminius n'était pas encore éteint en Germanie ; une vigoureuse expédition de Sulpicius Galba arrêta l'élan des envahisseurs. Au milieu même de cette campagne, l'armée romaine apprit la mort de Caligula et l'avènement de Claude ; quelques officiers mécontents voulurent opposer au nouvel empereur leur général Galba ; mais Galba eut le bon esprit de rester fidèle et de mépriser ces offres imprudentes. Claude lui en sut toujours gré : un autre César l'aurait fait disparaître comme un rival futur.

 

L'armée romaine commandée par Galba et par Gabinius continua son expédition ; elle battit les Caftes, une des plus puissantes tribus germaines, et Gabinius put envoyer à Claude, comme don de joyeux avènement, la dernière aigle de Varus qui fût restée chez les barbares.

En Mauritanie, la mort du roi Ptolémée, victime de Caligula, avait amené un formidable soulèvement ; Suetonius Paulinus, envoyé pour protéger les colonies romaines éparses dans cette contrée, vainquit les Maures, franchit les montagnes de l'Atlas et parvint jusqu'aux bords de ce fleuve mystérieux du Niger que l'œil d'un autre Européen (Mungo-Park) ne devait contempler que dix-sept cents ans plus tard. Néanmoins telle était l'exaspération et la ténacité de ces peuplades sauvages qu'une seconde expédition dont la direction fut confiée à Cn. Hosidius Geta se prépara pour l'année suivante.

 

On n'a pas oublié qu'un décret rendu par Claude à son avènement avait rappelé tous les exilés ; au nombre de ceux-ci se trouvaient deux sœurs de Caligula, Agrippine et, Julie ; on leur avait rendu leur immense fortune, et Claude les recevait volontiers dans son intimité ; c'étaient en effet ses nièces ; l'une, Agrippine, devait plus tard être sa femme ; l'autre, Julia, affichait effrontément à Rome le scandale de ses mœurs ; parmi ses nombreux amants le plus connu était l'austère et opulent philosophe Sénèque. La conduite impudente de Julia, le soin qu'elle paraissait avoir de rechercher l'affection de Claude effrayèrent l'impératrice Messaline ; Julia fut renvoyée en exil, Sénèque, son complice, fut, à son grand désespoir, relégué dans la sauvage île de Corse ; ce fut de là qu'il adressa à Polybe, affranchi de l'empereur, cette célèbre Consolation, éternel témoignage de sa servilité.

 

Il y avait quelques mois que Claude gouvernait l'empire romain ; le moment des élections consulaires était arrivé, Claude ne pouvait manquer d'être choisi comme consul : il le fut en effet et on lui donna pour collègue C. Largus ; mais cette fois Claude ne voulut accepter le consulat que pour deux mois, et, en sortant de charge, il tint à honneur de jurer comme un simple particulier qu'il avait honnêtement et loyalement rempli ses fonctions.

Cependant l'Afrique recommençait à s'agiter ; quelques troubles en Numidie avaient été promptement réprimés, mais la Mauritanie s'était de nouveau précipitée dans une lutte acharnée. Les Romains s'y attendaient, et Salabe, chef des Maures, ne put résister au nouveau général des troupes impériales, Cn. Hosidius Geta. Vaincu, il s'efforça d'entraîner son ennemi jusque dans les sables du grand désert, espérant bien que la chaleur et surtout la soif en auraient promptement raison. Peu s'en fallut qu'il n'en fut ainsi : imprudemment engagée dans les plaines arides du Sahara, l'armée romaine, brûlée par le soleil, décimée par le simoun, se trouva bientôt privée d'eau. Alors, Hosidius Geta eut recours à un magicien qui par ses enchantements fit tomber sur les Romains une pluie abondante qui leur rendit toute leur vigueur. Etonnés de ce prodige et se voyant de nouveau serrés de près par leurs ennemis, les Maures demandèrent à déposer les armes et reconnurent la puissance romaine. Un décret impérial forma de leur pays deux provinces : la Mauritanie Césarienne et la Mauritanie Tingitane.

A ce propos Claude fit quelques règlements concernant les gouverneurs de provinces, pour fixer le temps de leur départ, et l'époque où ils devraient déposer leurs fonctions. Une partie de ces gouverneurs était choisie par le sénat, les autres l'étaient par l'empereur. Or, il était d'usage que ceux qu'avait nommés l'empereur vinssent lui en faire leurs remercîments dans le sénat ; Claude voulut détruire cette coutume, car, disait-il, ce n'est pas à eux à me remercier, comme si je leur avais accordé une grâce qu'ils désiraient : c'est moi au contraire qui suis leur obligé de ce qu'ils veulent bien porter une partie du poids des affaires dont je suis chargé ; et je le serai encore plus s'ils gouvernent comme ils le doivent.

Malheureusement la fin de cette année glorieuse sous le rapport militaire fut marquée par deux tristes événements, une famine à Rome et une révolte en Dalmatie. Depuis longtemps déjà l'Italie couverte de villas et de parcs de luxe ne produisait plus assez de blé pour la consommation de cette immense agrégation d'êtres humains qui constituait Rome ; on y suppléait par de nombreux envois de grains qui partaient des différents ports d'Afrique, principalement d'Alexandrie et de Tunis. Quand ces arrivages venaient à manquer, c'était la famine à Rome, la ruine pour les citoyens de médiocre condition, la mort pour les pauvres. On peut juger du reste de quelle importance il était que ]es magasins publics fussent toujours bien approvisionnés, en réfléchissant que depuis César les magistrats de l'annone distribuaient tous les jours à prix réduit et souvent même gratuitement le blé nécessaire à la subsistance de 320.000 citoyens adultes. Or, il n'y en avait que 450.000 domiciliés à Rome. Joignez à cela les affranchis qui avaient perdu leur protecteur, qui n'avaient plus la ressource de la sportule, et vous serez effrayé de voir que le peuple-roi n'était plus qu'une immense tourbe de mendiants.

Grâce à l'activité de Claude des flottes allèrent chercher dans toutes les parties de l'empire romain les grains nécessaires à la subsistance de la capitale ; mais les abords maritimes de Rome n'étaient pas faciles, les rivages voisins étaient sans bon port, sans abri sûr. Claude, témoin de cette difficulté qu'éprouvaient tous ses navires à atterrir sur les côtes du Latium, conçut l'idée de créer à l'embouchure du Tibre un gigantesque port de commerce ; ce fut le port d'Ostie. Les travaux furent longs et pénibles, mais Claude s'y intéressait vivement, et il allait souvent les visiter en personne pour stimuler l'activité des architectes. Comme on était fort embarrassé polir commencer en mer les fondations d'une jetée, il 'eut l'ingénieuse idée d'employer pour base des travaux un gigantesque navire qui, construit spécialement pour transporter d'Egypte à Rome l'obélisque de Caligula, n'avait plus de destination. Un phare dans le genre de celui d'Alexandrie devait guider la nuit la course des navigateurs. Pendant une des premières visites de l'empereur à Ostie, on y prit un monstre marin, un ourque, animal quasi fabuleux qui étonna vivement les Romains et dont nous allons laisser raconter la capture à Pline l'Ancien qui en fut le témoin oculaire.

On a vu jusque dans le port d'Ostie un ourque auquel l'empereur Claude livra combat : il y était venu pendant qu'on travaillait au port, attiré par le naufrage d'une cargaison de cuirs de la Gaule ; il s'en nourrit pendant plusieurs, jours, et il s'était creusé dans les bas-fonds une sorte de canal, de manière que les sables amoncelés le mettaient dans l'impossibilité de se retourner. Une fois qu'il était à la recherche de sa nourriture, les flots le poussèrent sur le rivage, et son dos s'élevait au-dessus de l'eau comme une carène retournée. L'empereur fit tendre de nombreux filets à l'entrée du port, et lui-même marchant avec les cohortes prétoriennes, il donna au peuple le spectacle de ce combat. Le monstre fut assailli par des barques d'où les soldats faisaient pleuvoir une nuée de traits, et j'ai vu moi-même une des embarcations submergée par l'eau dont le souffle de l'ourque l'avait remplie.

À la même époque on se mit à rechercher différentes sources abondantes pour les amener à Rome ; mais ces travaux durèrent longtemps ainsi que le desséchement du lac Fucin, difficile entreprise devant laquelle Jules César lui-même avait reculé. Cette dernière opération était dirigée par Narcisse, affranchi de l'empereur ; et, à ce propos, peut-être ne serait-il pas inutile de dire quelques mots des principaux affranchis qui formaient l'entourage ordinaire de Claude.

La plupart des historiens modernes, Beulé et Champagny entre autres, ont, à la remorque de Tacite, vivement reproché à Claude cette société servile ; Beulé cependant ne laisse pas de faire remarquer que les affranchis représentaient à l'époque des Césars la culture de l'esprit et la beauté plastique ; ils appartenaient pour la plupart à ces races fines et délicates qui peuplaient la Grèce et les côtes de la molle Ionie ; beaucoup tiraient leur origine de grandes familles, de familles royales même que la conquête romaine avait précipitées du trône dans l'esclavage. Adoptés par les vainqueurs auxquels le sort des armes les avait attribués, élevés avec les enfants de leurs maîtres ils finissaient par faire presque partie de la famille. Sur les inscriptions funéraires on rencontre souvent des épitaphes d'affranchis nous apprenant qu'ils avaient été élevés paternellement par leurs maîtres et qu'ils leur tenaient lieu de fils (loco filii habebant). De nos jours encore on peut voir en Orient quelque chose d'analogue ; nombre de grands fonctionnaires de Turquie et d'Egypte ont commencé dans l'intérieur des palais par nettoyer les pipes ou préparer le café, et le sultan lui-même ne rougit pas d'être appelé le fils de l'esclave.

A Rome, du temps de Claude, les affranchis ne pouvaient pas arriver à toutes les fonctions, surtout à celles qui étaient à la nomination du sénat ; mais il y avait beaucoup d'emplois semi-officiels, de charges nouvelles et peu définies, telles que procurateur des provinces de l'empereur, intendant du fisc impérial, etc., que l'empereur pouvait leur confier. Grâce à ces fonctions, quelques-uns doués d'un esprit plus vif que les autres purent acquérir d'immenses richesses et une véritable influence. Aussi les jalousait-on et bien des gens s'irritaient-ils de voir l'empereur préférer souvent leur société à celle des grands seigneurs romains, des patriciens ou des hommes illustrés par les grandes charges de l'empire. C'était cependant tout simple et fort juste : pendant tout le commencement de sa vie le pauvre Claude avait été fort négligé par les personnages importants, il n'avait guère eu d'autre société que celle des affranchis ; il arrive au pouvoir, il est bien naturel que ces fidèles des mauvais jours le suivent et profitent de sa prospérité ; et cependant voici que tout le monde se déchaîne contre eux (quand on n'est pas en leur présence) : les affranchis, s'écrie-t-on, c'est le rebut du genre humain, ce sont des esclaves à peine dégrossis, des greniers à coups de fouet, des pendards, des marauds !

Halte-là ! Térence, le charmant poète, était un affranchi, Phèdre le fabuliste un affranchi, Tiron, l'inventeur de la sténographie, un affranchi, Horace, lui-même, le fils d'un affranchi !

Or, les affranchis de Claude, sans avoir .le génie de Térence ou d'Horace,. n'étaient pas non .plus des hommes ordinaires ; ils pouvaient avoir des vices, être ambitieux, avides, orgueilleux, mais il n'y a pas besoin d'être affranchi pour avoir tous ces défauts-là. Sénèque a fait un bien grand éloge de. Polybe, l'affranchi secrétaire de Claude ; le sénat a insisté auprès de Pallas et de Narcisse pour faire accepter à l'un les insignes de la questure et à l'autre les ornements de la préture. Il est possible que d'anciens esclaves ne méritassent pas tous ces honneurs, mais, franchement dans ce cas-là, quels seraient les plus méprisables, de Polybe ou de Sénèque, de Narcisse et de Pallas ou des sénateurs ?

Narcisse, Pallas, Polybe, Myrrhon, Félix, Harpocras, Posidès et Xénophon, voilà les principaux affranchis de Claude.

Narcisse, le plus connu, celui qui écrivait les lettres intimes de Claude, qui était à la fois auprès de lui comme une sorte de premier ministre et d'homme de confiance, paraît avoir été originaire des colonies ioniennes de l'Asie Mineure ; les auteurs les plus hostiles à ce personnage n'ont pu lui refuser d'abord un entier dévouement à Claude et à l'infortuné Britannicus, puis une véritable austérité de mœurs ; il est vrai que Juvénal dit qu'il était eunuque, mais. ce satirique avait si mauvaise idée de la nature humaine qu'il ne pouvait guère comprendre la régularité et la pureté de la vie sans cette condition. Le grand reproche qu'on fait à Narcisse c'est d'avoir aimé l'argent, mais on ne Me pas qu'il n'ait été laborieux, assidu à ses devoirs, et enfin qu'il n'ait travaillé sérieusement à la bonne administration des affaires de l'État.

Pallas, intendant du palais, était un ancien esclave d'Antonia, la mère de Claude ; il avait été élevé avec le prince, en qualité de menin, dirions-nous, si nous parlions du moyen âge ; il descendait réellement d'une ancienne famille d'Arcadie ; les flatteurs et le sénat déclaraient même qu'il était issu des rois de ce pays. Il fut probablement l'amant d'Agrippine ; en tout cas ce fut à son influence qu'elle dut de remplacer Messaline.

Félix, frère de Pallas, célèbre par sa beauté ; fut successivement, selon Tacite, le mari de trois reines ; il eut la charge de procurateur de Judée et de Syrie, et il passait pour avoir fait,. au détriment de ces deux provinces, une scandaleuse fortune.

Polybe, au contraire, un des secrétaires, et le collaborateur de Claude dans ses études littéraires, passait pour désintéressé ; il eut le mal heur d'avoir pour Messaline une affection réelle, un fidèle attachement qui ne fut pas payé de retour, du moins sous le rapport de la fidélité. Il était affable, obligeant, modeste ; cependant le peuple ne l'aimait point : il n'était pas riche et dépensait peu.

Le favori de cette plèbe romaine qui ne demandait que panem et circenses, c'était Harpocras, vaniteux personnage qui ne sollicita de Claude qu'une faveur, celle de se ruiner en donnant au peuple des spectacles, des courses de chars et des combats de gladiateurs. Myrrhon, l'eunuque Posidès ont moins fait parler d'eux : Myrrhon fut successivement l'objet de l'affection, puis de la haine de Messaline ; Posidès suivit Claude dans son expédition de Bretagne ; il fit partie, pour employer une expression bien moderne, de l'état-major impérial, ce qui lui valut une des plus hautes récompenses militaires, la lance d'honneur, hasta pura ; était-elle bien méritée ? on en doutait à Rome, comme en pareil cas on douterait de nos jours.

Citons encore Xénophon, médecin grec attaché à la famille impériale, le rival de ces deux frères Stertinius dont l'un exigeait de Claude 660.000 sesterces (122.275 francs) par an pour les soins qu'il lui donnait.

Un esclave de Claude, qui fut sans doute également affranchi, car on le voit exercer la charge d'intendant (dispensator) de l'Espagne citérieure, Drusillanus Rotundus, était célèbre par son luxe : il possédait entre autres raretés un plat d'argent pesant 500 livres ; pour le faire il avait fallu construire exprès un atelier de fonderie, et le reste du servie de table était à l'avenant, ce qui inspire à l'austérité de Pline l'Ancien une légitime indignation.

Calliste, qu'on a souvent mis au nombre des affranchis de Claude ; était un affranchi de Caligula ; sous ce prince il s'était rapproché de Claude, et alors que tout l'entourage impérial s'amusait à bafouer l'oncle de l'empereur, Calliste, au contraire, le traitait avec respect ; il s'était fait le courtisan de cette infortune. Claude ne l'oublia pas, et quand il fut empereur, il crut s'honorer en faisant de l'affranchi Calliste son confident et son ami.

Cette courte énumération suffira pour donner une idée de ce qu'étaient ces affranchis, ces césariens, comme on les appelait ; assurément ils n'étaient pas sans reproches, ils avaient pris un trop grand pouvoir sur l'esprit de l'empereur ; cependant on doit reconnaître que sous leur administration des conquêtes glorieuses furent faites au nord comme au midi, de grands travaux exécutés dans l'intérêt public, de bonnes lois promulguées, et qu'enfin entre ces mains serviles l'empire romain ne perdit rien de sa grandeur ni de sa majesté.

A peine la famine dont nous parlions plus haut venait-elle d'être conjurée par les soins de l'empereur qu'une révolte éclata en Dalmatie. On a donné comme cause à ce soulèvement la mort de Silanus, beau-père de Messaline (époux de sa mère Lépida), qui avait joué vis-à-vis de l'impératrice le rôle dédaigneux d'Hippolyte. Victime de la haine et des artifices de Messaline, Silanus, impliqué dans une conspiration, fut condamné à mort comme coupable d'avoir comploté le renversement de Claude et le massacre de la famille impériale ; et t'aurait été pour le venger qu'une révolte aurait été préparée par Furius Camillus Scribonianus, et par ce Minutianus que nous avons vu aspirer à l'empire après la mort de Caligula ; nous n'en croyons rien, pendant toute la durée de l'empire romain on vit de ces révoltes militaires : dès qu'un général se croyait sûr de son armée, il convoitait le titre d'Auguste ; souvent on échouait, quelquefois on réussissait, et les ambitieux espéraient toujours.

Malheureusement pour Scribonianus et pour Minutianus leurs troupes les abandonnèrent avant même de lever le camp pour marcher contre l'armée envoyée par Claude. Scribonianus se vit forcé de se réfugier dans Me d'Issa, où il fut tué par un centurion nommé Volaginius. Claude, et c'était pour l'époque une bien grande humanité, voulut qu'on épargnât la famille de Scribonianus, et qu'on lui laissât tous ses biens : quant à Minutianus, pensant que l'empereur ne lui ferait pas grâce une seconde fois, il se décida à se tuer lui-même. en autre conjuré, Cœcina Pœtus, personnage consulaire, est devenu célèbre par l'héroïsme de sa femme Arria, qui ne voulut pas de la vie qu'elle ne pouvait obtenir que pour elle seule de l'amitié de Messaline.

 

 

 



[1] Josèphe, Antiquités, l. 19. — Pline l'Ancien, l. 5. — Aurelius Victor, Vie de Claude. — Suétone, Claude. — Goltzius, Médailles, p. 40 et suiv. — Pline, l. 9. — Sénèque, Quest. nat., l. 3. — Juvénal, Sat. 14. — Casaubon, notœ, Paris, 1620, In Claud. vit. — Cuspiani, de Cœsaribus, Paris, 1540.