Commencement du règne de Claude. Intervention d'Hérode Agrippa. 41 de l'ère chrétienne[1]. Cependant la nuit approchait, les jeux : du cirque, auxquels assistait comme d'habitude la plus grande partie des habitants de Rome, allaient toucher à leur fin, lorsqu'un bruit étrange se répand dans l'amphithéâtre : on dit tout bas que l'empereur vient d'être assassiné ; bientôt le spectacle est interrompu, un immense silence plane sur l'assemblée ; personne n'ose parler : la nouvelle est-elle bien sûre, ou ne serait-ce qu'une ruse de Caligula pour distinguer ceux qui le regretteraient sincèrement de ceux que son trépas réjouirait : c'est ce que chacun se demande en soi-même. Mais voilà qu'on entend des cris dans les rues voisines du cirque, des clameurs menaçantes, des imprécations lancées par des bouches barbares ; ce sont les Germains de l'empereur, ils approchent.... les portes tombent arrachées de leurs gonds, et les soldats se précipitent au milieu des gradins brandissant leurs épées nues au-dessus des têtes des spectateurs. En vain le peuple se jette à genoux, témoignant de ses regrets, de sa douleur, de sa vénération pour la mémoire de l'empereur, aux yeux des soldats Rome entière est complice du meurtre ; pour apaiser les mânes de leur maître, de ce martre qui regrettait que le peuple romain n'eût pas qu'une seule tête pour la pouvoir trancher d'un seul coup, ils veulent faire de cette foule éperdue une gigantesque hécatombe. Heureusement un des magistrats qui présidaient les jeux a l'idée de faire monter sur la scène un héraut sur les épaules duquel on a jeté à la hâte un manteau de deuil ; les Germains restent l'épée levée, bouche béante ; ils sont accoutumés à écouter avec respect les hérauts qui leur annonçaient naguère les ordres ou les décrets de leur maître ; qu'est-ce que celui-ci peut vouloir leur dire à présent ? C'est simplement l'annonce officielle, s'il nous est permis de nous exprimer ainsi, de la mort de l'empereur et l'assurance des regrets universels qu'il laisse après lui. Ce court temps d'arrêt a suffi pour calmer un peu l'ardeur sanguinaire des Germains, ils commencent à réfléchir plus froidement : l'empereur est bien réellement mort ; Rome n'a plus à. se courber sous la main de fer de Caligula ; et eux, étrangers, ennemis en quelque sorte, ils vont se trouver seuls au milieu de Rome, au milieu de l'Italie ; ici ils sont les plus forts, mais au sortir de cette enceinte les cohortes des gardes de la ville, les légions composées de Romains voudront venger leurs compatriotes égorgés. Et ils s'en vont tête basse, la pointe de leurs épées tournée vers la terre, chercher un refuge dans leurs cantonnements ordinaires, tandis que le peuple encore sous l'impression de cette scène de terreur s'écoule en quelques instants par tous les vomitorium en se demandant anxieusement quel sera le maître du lendemain. Bien différente était la conduite que tenaient en ce moment les sénateurs restés toujours au fond attachés à la forme républicaine. Tous ceux d'entre eux qui l'avaient pu s'étaient rassemblés à la première nouvelle de la mort de l'empereur, nouvelle que beaucoup parmi eux prévoyaient probablement. Ils s'étaient réunis au Forum, dans le temple de Jupiter, méprisant déjà le lieu ordinaire de leurs séances parce qu'on l'avait du nom des empereurs nommé le palais des Julius. Les circonstances étaient favorables au rétablissement de la république : l'empereur mort, pas d'héritier, la plèbe épouvantée, les soldats sans guides et sans chefs, tout paraissait conspirer avec le sénat. Déjà sont accourues à son appel les quatre cohortes des Vigiles et les cohortes urbaines qui lui sont dévouées ; elles l'entourent prêtes à lui obéir, il ne faut plus que de l'audace. Chéréas est là, il sort du temple, il va donner aux troupes ce mot d'ordre que depuis Jules César donnaient seuls les empereurs, et ce mot c'est : Liberté. Le sort en est jeté maintenant ; le sénat abolit par décret tout ce qui peut rappeler la mémoire des Césars ; l'un des consuls, Saturninus, prononce un discours en faveur de la république, Chéréas prend sur lui d'ordonner la mort de Césonie, femme de Caligula, et de sa fille âgée de deux ans ; la race des Césars va donc enfin disparaître ! Mais pendant que sénateurs et consuls prononçaient des harangues et votaient des décrets, les prétoriens agissaient. Appelés par leur compagnon Gratus, ils entourent Claude, le saluent du titre d'Auguste et veulent l'emmener dans leur camp ; la litière de Caligula gisait renversée à. l'entrée de la galerie fatale ; on la relève, Claude y monte ; les porteurs ont disparu, les brancards sont brisés : qu'importe I les soldats passent des piques dans les anneaux et, à la lueur des torches, ils traversent la ville en acclamant leur nouvel empereur. C'est dans leur camp du Viminal qu'ils le conduisent : là seulement il sera en sûreté, car on sait déjà que le sénat ne veut plus d'empereur ; et les prétoriens au contraire ne veulent pas de la république, de ce maigre gouverne ment des consuls et des vieillards la république, pour eux, ce sont les lointaines expéditions, les payes chétives, les garnisons moroses, le triomphe enfin de la toge sur l'épée ; eux qui devront toujours obéir, ils aiment mieux que ce soit à un maître qui du moins fera aussi trembler ces patriciens .et ces sénateurs. Claude est autant que Tibère l'allié des Césars, c'est le frère de Germanicus, Claude sera empereur du droit de leurs épées ! Et ils poursuivent au pas de course leur route vers le camp tandis que la ville épouvantée de ces cris, de ces torches qui flamboient, -de ces glaives qui s'entrechoquent, croit, en 'apercevant Claude emporté au milieu de ce tourbillon vivant, qu'on l'entraîne en hâte au trépas. Le sénat avait perdu en délibérations un temps bien précieux ; déjà quelques symptômes de mécontentement se montraient parmi le peuple ; malgré ses crimes, ses folies sanguinaires, Caligula avait eu ses partisans, les affranchis, les jeunes débauchés, les gladiateurs qu'avait séduits son inintelligente prodigalité. Le premier moment de stupeur passé, ces gens s'étaient réunis et comme on peut s'imaginer qu'ils n'étaient guère timides, ils commerçaient à entourer, avec des manifestations menaçantes, le temple où siégeait le sénat, en demandant qu'on vengeât la mort de l'empereur. Un sénateur, Valerius Asiaticus, indigné qu'on regrettât un pareil monstre, s'élança sur les degrés du temple : Plût aux dieux, s'écria-t-il, que ce fût moi qui eusse tué Caligula ! Intimidés, les mécontents se retirèrent en murmurant : nous verrons plus tard ce que coûta à Valerius cette phrase imprudente. Néanmoins, malgré le calme relatif qui régnait dans l'intérieur de la ville, le sénat commença à se préoccuper de ce qu'était devenu Claude ; les bruits les plus contradictoires circulaient sur son compte : les uns disaient que les prétoriens l'avaient proclamé empereur, les autres qu'ils l'avaient au contraire massacré cruellement ; pour savoir à quoi s'en tenir les sénateurs eurent l'idée de lui dépêcher un tribun du peuple, personnage inviolable, afin de l'engager à venir délibérer avec eux. Le tribun parvint non sans peine auprès de la personne de Claude : les prétoriens faisaient bonne garde et ne voulaient point recevoir dans l'intérieur du camp un émissaire de leurs ennemis. Sommé par le tribun de le suivre pour se rendre au palais du sénat, Claude se trouva fort embarrassé. L'affection des soldats était-elle bien sûre, cette subite fidélité ne pouvait-elle pas être bien chancelante, ne serait-il pas plus prudent de ménager le sénat, ou même de lui obéir ? Dans cette incertitude Claude se tira habilement d'affaire, il montra au tribun les prétoriens qui l'entouraient, les gardes qui parcouraient le camp, les sentinelles qui fermaient les avenues, et il finit par lui déclarer qu'il n'était pas libre de le suivre. Sur ces entrefaites un personnage qui a joué dans cette période de l'histoire un rôle bien bizarre, Hérode Agrippa[2], vint se mêler à ces graves événements qui allaient décider du sort de l'empire romain. Moitié Iduméen, moitié Juif, c'était un type étrange que ce tétrarque de Judée. Descendant d'Hérode le Grand, fils d'Aristobule, dépossédé de ses Etats, il avait commencé par être le gouverneur de Caligula : doué de toute la finesse, et aussi de toute la souplesse de ses sujets, il avait su plaire au prince son élève qui à son avènement lui avait rendu ses possessions. En ce moment il se trouvait à Rome, patronnant de sa faveur une ambassade de Juifs qui venait supplier Caligula de renoncer à son idée sacrilège de confisquer au profit de sa propre divinité le temple vénéré de Jérusalem. A peine avait-il appris la mort de l'empereur son ancien élève qu'il s'était hâté d'accourir au palais, pour ensevelir du moins honorablement les restes du prince que le sénat vouait aux Gémonies. Il fit porter le cadavre aux jardins de Lamia où il fut brûlé à la hâte. Mais, comme il redoutait pour sa puissance et pour son pays le rétablissement de la république, une fois les derniers devoirs rendus à ce Caligula qu'il semble avoir réellement aimé, il alla rejoindre Claude au Viminal. Il était auprès de ce prince lorsqu'on vint lui apprendre que le sénat le réclamait : aussitôt, il revêt des habits de fête, il parfume sa barbe, et, paré comme un homme qui vient à peine de sortir de quelque banquet, il paraît devant l'assemblée jouant l'étonnement et la stupeur : il ne sait rien, où est Claude, quels sont ses projets ? il n'en a pas entendu parler ; il n'a pas idée de ce qui peut arriver, il est entièrement désintéressé dans les questions qui s'agitent. Puis, quand on lui demande conseil, .il cherche habilement à prouver au sénat, à ce sénat pour qui il donnerait sa vie, qu'il faut un empereur, que le peuple le veut, qu'il est impossible aux Vigiles et aux gardes urbaines, seules troupes dévouées au sénat, mais qui ne sont en somme que des troupes peu exercées et amollies par le repos, de lutter contre les vieilles bandes des prétoriens et des Germains. Bref, il se fait prier de mener au Viminal une ambassade chargée d'offrir l'empire à Claude, mais à la condition expresse qu'il reconnaîtrait ne tenir son pouvoir que du choix des sénateurs. Claude, rendu à lui-même, délivré de tous ceux qui l'avaient opprimé, avait au fond du cœur trop de dignité naturelle pour se reconnaître le vassal des pères conscrits : il refusa. Vainement les envoyés du sénat se jetèrent à ses genoux, il leur répondit qu'il ne céderait pas, qu'il trouvait tout naturel qu'on redoutât la puissance d'un empereur après ce qu'on venait d'éprouver de Caligula, mais qu'il espérait leur faire voir tous les avantages d'un gouvernement juste et équitable, qu'il n'aurait que le nom de prince et que tous prendraient part au pouvoir ; il leur en faisait la promesse, disant que toute sa vie passée leur en répondait : qu'au surplus, quand bien même il voudrait renoncer à son autorité, ses soldats qui la lui avaient mise dans les mains n'y consentiraient jamais. Puis congédiant les députés, il alla haranguer ses troupes et recevoir leur serment de fidélité. Cependant il voulait épargner à Rome l'horreur d'une guerre des rues ; il faisait offrir au sénat de choisir un champ de bataille hors des murs ; mais déjà les troupes des sénateurs commençaient à faiblir ; elles aussi voulaient un empereur : un instant le sénat nomma Minutianus ; mais Saturninus, consul en exercice, s'y opposa énergiquement. Quelques sénateurs commençaient à penser en tremblant que leur hardiesse pourrait peut-être bientôt s'appeler lèse-majesté. Déjà le bruit courait parmi les troupes qui entouraient le sénat que Claude distribuait de l'or à ses partisans. Chéréas, voyant le danger de la situation, harangue inutilement les soldats ; il fait l'éloge de la liberté : on lui répond : Un empereur ! il représente Claude sous les traits les plus noirs, et les soldats crient : Vive Claude ! il les adjure de rester fidèles à la cause du sénat et de la république : les soldats brandissent leurs épées, élèvent leurs enseignes, et partent comme un seul homme pour le camp de l'empereur Claude. Dès lors tout fut fini : les abords du temple de Jupiter devinrent rapidement déserts ; le peuple inquiet se portait du côté du Viminal ; et alors un à un on vit passer tête basse dans la foule, se dirigeant vers le camp des prétoriens ces sénateurs, héritiers des vieux patriciens qui savaient eux du moins attendre les Gaulois, impassibles sur leurs chaises curules. Honteusement ils vinrent aux portes du camp implorer des sentinelles la grâce de les laisser pénétrer dans cette enceinte qui renfermait leur maître. Un d'entre eux, le consul Pomponius, qui était parvenu à entrer dans le camp, manqua d'être tué par les soldats ; il fallut pour lui sauver la vie que Claude allât l'arracher du milieu des épées et le fit asseoir à ses côtés ; accablé d'insultes par les prétoriens, le reste des sénateurs n'osa pas répondre : patiemment ils attendirent au pied du retranchement que les soldats voulussent bien leur ouvrir les portes, et leur permettre enfin d'aller abaisser aux pieds du nouvel Auguste ce qui leur restait d'honneur ! |
[1] Josèphe, Antiquités j., l. 19. — Suétone, Claudius. — Dion Cassius, LX. — Onuphre, in fast.
[2] Ce prince, fils d'Aristobule, passa sa jeunesse à Rome. Suspect à Tibère, il fut jeté en prison et chargé de chaînes. Caligula à son avènement lui donna toute sa confiance, il lui fit don, entre autres présents, d'une chaîne d'or pesant le même poids que la chaîne de fer qu'il avait portée dans sa prison. Hérode Agrippa persécuta les chrétiens : il fut l'auteur du martyre de saint Jacques le Mineur, et retint longtemps saint Paul en prison : il mourut à Césarée. Voici à propos d'Agrippa un fait qui démontre toute la tolérance de Claude en matière de religion. Des jeunes gens ayant mis dans la synagogue de Dor, ville de Phénicie habitée par des Juifs, une statue de l'empereur Claude, Agrippa obtint du gouverneur romain, Pétrone, de la faire enlever, ce qui eut lieu avec l'approbation de l'empereur. (Voir Josèphe in Apionem et de vita sua.)