LA RELIGION DES CELTES

 

CONCLUSION.

 

 

Essayons maintenant de grouper ici les résultats que donne cette revue rapide des principaux éléments de la religion des Celtes.

Des dieux nous ignorons à peut près tout ; à l’époque ancienne, nous ne connaissons que les assimilations sans doute superficielles que nous en ont rapportées les écrivains grecs et latins ; à l’époque gallo-romaine, quelques surnoms celtiques des divinités locales nous font entrevoir un panthéon gaulois très différent de celui dont les auteurs de l’antiquité nous avaient donné l’idée ; les compositions romanesques et mythiques du haut Moyen-Âge irlandais remaniées par des rédacteurs chrétiens mettent en scène des héros nationaux, des magiciens ou des sorciers en qui l’on a quelque peine à reconnaître les personnifications des forces naturelles ou morales auxquelles les anciens Celtes auraient rendu un culte.

Egarés dans ce labyrinthe d’idées et de faits appartenant à des temps et à des, peuples différents, nous n’avons comme fil conducteur que la linguistique. Seule, cette science peut nous dire quelles divinités portent des noms celtiques, quelles autres sont d’origine étrangère. Mais qui nous dira quelles sont les divinités étrangères, quelles sont les croyances et les pratiques que les Celtes ont empruntées aux peuples vaincus ; quelles sont celles qu’ils ont conservées, quelles sont celles qu’ils ont modifiées par une interprétation nouvelle ?

Pour les anciens, les caractéristiques de la religion gauloise sont la croyance à l’immortalité de l’âme et les sacrifices humains. Or, la croyance à une vie nouvelle après la mort, loin d’être le résultat des méditations des philosophes de la Grande-Bretagne est une doctrine indo-européenne que l’on trouve déjà dans les Védas ; les druides n’ont eu qu’à la répandre dans le peuple pour lui donner le mépris de la mort et exalter sa bravoure. Quant aux sacrifices humains que l’on constate au même stade de développement chez tous les peuples dont nous pouvons étudier l’ancienne histoire, ils ne constituent pas une coutume religieuse qui soit propre aux Celtes.

La seule originalité de la religion des Celtes serait donc cette corporation étrange de philosophes spiritualistes, de physiciens et de naturalistes, que l’on appelle les druides. Sans avoir rien qui ressemble à des fonctions officielles, ils occupent une grande place dans l’État. L’enseignement de la jeunesse noble leur appartient. On les prend pour arbitres dans la plupart des contestations publiques ou privées. On ne peut se passer de leur présence lorsqu’on offre un sacrifice aux dieux, car ils sont les interprètes naturels des pratiques religieuses ; ils peuvent prédire l’avenir ; ils connaissent les vertus merveilleuses des plantes. D’autre part, ils se recrutent par une sorte de cooptation. Ils sont unis entre eux par des liens étroits, puisqu’ils ont un même chef élu par eux.

Le druidisme est-il dans l’antiquité une institution isolée dont l’analogue n’existe point ? Il semble bien que chez les Gètes il ait existé quelque chose de semblable. Jornandès, citant les Gétiques attribuées à Dion Cassius, nous dit que Philippe de Macédoine ayant envahi la Mésie, quelques prêtres, de ceux que les Gètes nomment ριί, vêtus de robes blanches, les harpes à la main, s’avancèrent à la rencontre de l’ennemi, en chantant d’une voix suppliante pliante des hymnes en l’honneur des divinités protectrices de la nation. Et les Macédoniens troublés par l’apparition de ces hommes sans armes firent la paix et retournèrent chez eux[1]. Cette intervention des prêtres gétiques rappelle le texte de Diodore qui nous montre les bardes ou les druides apaisant deux armées en présence et se jetant au milieu des épées tirées et des lances en arrêt.

Strabon nous apprend qu’un ancien esclave de Pythagore, un Gète nommé Zamolxis, revenu chez ses compatriotes, y attira l’attention des chefs par les prédictions qu’il savait tirer des phénomènes célestes et finit par persuader un roi de l’associer à son pouvoir. Un des successeurs de Zamolxis, Dicaineos, enseigna aux Gètes l’éthique, et la logique ; il leur apprit les noms et la marche des astres, les propriétés des herbes, et par sa science leur inspira une telle admiration qu’il commandait non seulement aux hommes d’un rang modeste, mais aux rois eux-mêmes. En effet, choisissant dans les familles royales des hommes à l’âme noble et à l’esprit sage, il les persuada de se vouer au culte de certaines divinités et d’en honorer les sanctuaires[2].

La corporation religieuse établie chez les Gètes par Dicaineos, l’enseignement qu’il donnait, la mission civilisatrice qu’il remplit, tous ces faits sont-ils comparables aux collèges druidiques, à leur doctrine philosophique, à leur rôle social ? Nous ne pouvons l’affirmer. Comme le druidisme, la doctrine de Zamolxis a été rattachée par les anciens à l’influence de Pythagore. Y aurait-il eu une diffusion chez les peuples les plus divers des doctrines pythagoriciennes, ou la doctrine de Pythagore ne serait-elle qu’un aspect particulier d’un grand mouvement d’idées qui aurait pénétré le monde civilisé six siècles avant l’ère chrétienne ?

Que la doctrine des druides fût ou non d’origine étrangère, elle était distincte, semble-t-il, des pratiques religieuses fort nombreuses auxquelles s’adonnaient les Gaulois, gens admodum dedita religionibus. En tous cas, ces pratiques religieuses n’avaient pas été apportées par les druides qui se bornaient à les interpréter, à leur trouver sans doute un sens symbolique. Les doctrines druidiques venues de la Grande-Bretagne étaient-elles en Gaule d’introduction récente au moment de la conquête romaine, et, réservées à un petit nombre de privilégiés, s’étaient-elles juxtaposées à l’ancienne religion de la Gaule sans la modifier essentiellement ? La religion répandue en Gaule dans le peuple était-elle la religion de ceux qui habitaient notre pays antérieurement à l’invasion gauloise et qui auraient donné à leurs vainqueurs leurs croyances religieuses ? Si la plebs dont parle César est formée des anciens vaincus, tandis que les equites et les druides seuls sont de race celtique, et s’il est vrai que la plupart des enfants des equites fussent élevés dans le druidisme, quels étaient alors les adorateurs de ces divinités celtiques que les Grecs et les Romains ont assimilées à leurs dieux ? Autant de problèmes que le manque de textes historiques empêche de résoudre.

Ainsi, les renseignements précis sur les divinités celtiques nous font défaut, et il nous est impossible de déterminer avec sûreté l’origine des coutumes religieuses des Celtes, ainsi que la part d’originalité qui leur revient dans les conceptions sanguinaires ou spiritualistes auxquelles on a attaché leur nom. Mais ce dont nous pouvons être sûrs, c’est que dans les usages traditionnels et les superstitions locales de notre pays, il en est qui remontent à l’époque des Gaulois. Le culte des pierres, le culte du feu, la croyance aux vertus merveilleuses des plantes, le culte des eaux sont sans doute antérieurs à l’arrivée des Celtes ; saurons-nous jamais quels éléments nouveaux les Celtes y ont introduit ? Si l’on parvient à dater les faits, on peut moins facilement dater les idées qui s’échangent et se modifient sans cesse ; depuis qu’il y a des habitants en Gaule, les idées religieuses se sont perpétuellement transformées sans qu’on ait toujours fait table rase des anciennes croyances pour en adopter de nouvelles ; des symboles représentés sur des statues gréco-romaines ; des superstitions encore vivantes de nos jours peuvent atteindre aux premiers âges de l’humanité. Malheureusement, dans ce cimetière des religions passées, les inscriptions sont frustes, les tombes sont vides, les fosses bouleversées et nous ne savons rien, sinon que nous marchons sur la poussière des morts.

 

 

 



[1] Histoire des Goths, 10, A. BERTRAND, p. 293-294.

[2] STRABON, VII, 3,5 ; A. BERTRAND, p. 292-295.