Il peut être curieux de suivre, à propos des changements survenus en Dacie, le développement d'un de ces faits acquis à la science par les progrès de l'épigraphie, et de voir chaque inscription nouvelle contribuer, quand elle est interprétée par une sage et ingénieuse critique, à la manifestation d'une vérité historique. Corsini avait cru que, lorsque le nom de Dacie se rencontre au pluriel sur les monuments, il ne peut être question de la Dacie transdanubienne, ajoutée par Trajan à l'empire. Selon lui, on aurait ainsi indiqué la nouvelle Dacie qui fut fondée en deçà du Danube, dans la Mœsie, lorsqu'Aurélien transporta dans cette région les habitants de l'ancienne (ainsi que nous le racontent Eutrope, Vopiscus, Sextus Rufus, Jornandès, etc.), pour en former une province divisée, au temps de Constantin, en Dacia Ripensis et Dacia Mediterranea. M. Borghesi a fait voir qu'il y avait dans cette assertion une grande erreur (Lap. Grut.). Non-seulement Ulpien parle déjà, dans le Xe livre de son traité de Officio proconsulis, de plusieurs Dacies : Quibusdam tamen præsidibus, ut multis provinciis interdicere possint, indultum est ; ut præsidibus Syriarum et Daciarum (Dig., l. XLVIII, t. 22, l. 7, § 44), mais de nombreuses inscriptions, qui par leur date et le lieu où elles furent trouvées appartiennent évidemment à la province de Trajan, confirment l'emploi du nom de Dacie au pluriel, et par conséquent le partage de cette province au moins en deux subdivisions conservant chacune l'appellation primitive. Pour citer la seule collection de Muratori, nous y trouvons une inscription consacrée GENIO DACIARVM (Mur., 17, 8 et 77, 44), puis VEXILLATIO DACIARVM (870, 7), puis encore RESTITVTOR DACIARVM, titre donné à Trajan Dèce (p. 1101, 3). Bientôt à ce premier fait s'ajouta la certitude que la Dacie avait été d'abord divisée en inférieure et supérieure : une grande inscription, conservée à Bucarest et provenant de la COLONIA SARMIZEGETHVSENSIVM EX DACIA SVPERIORE (Bull. de l'Inst. arch., 4848, p. 157), fit connaître que dans la Dacie supérieure devait être comprise la Transylvanie, où se trouvent les ruines de Sarmizegethusa ; tandis que l'inférieure, nommée dans un diplôme militaire donné par Arneth : ET SVNT IN DACIA INFERIORE SYB PLAVTIO CÆSIANO (Zwolf römische Militar-Diplome, n° VII, p. 54), devait répondre à la Valachie moderne. Cette dernière inscription est datée de la XIIIe puissance tribunitienne d'Adrien, c'est-à-dire de l'année 130 de notre ère, époque à laquelle la division de la Dacie en deux provinces se trouve ainsi constatée. Mais plus tard ce ne sont pas deux Dacies, ce sont trois Dacies qui apparaissent sur les monuments de la contrée conquise par Trajan, et elle se divise alors en trois provinces, comme aujourd'hui en trois principautés : la Transylvanie, la Moldavie et la Valachie. En effet, nous trouvons, à Karlsbourg, une inscription relevée dernièrement par M. Neigebaur, et consacrée DACIIS TRIBYS ET GENIO LEG. XIII Geminæ (Bull. de l'Inst. arch., 1848, p. 452) ; puis, au temps de Gordien le Pieux, un M. Antonins Valentinus s'intitule CORONATVS DACiarum III (Murat., p. 455, 2). L. Marius Perpetuus fut COnSularis DACiarum III, et L. Pompeius Liberalis exerça la même charge sous le règne de Septime Sévère (Arneth, Beschr. des h. k. Munz-u. Antiken-Kabinets, Marmorwdrke, p. 30) ; L. Æmilius Carus était LEGatus AVGusti PRo PRætore III DACIARVM, probablement au temps de Marc-Aurèle ou de Commode, car il devait être fils du L. Æmilius Carus connu par une inscription de Kellermann (Vig., n° 243), et dont M. Borghesi a déterminé la légation de Cappadoce au règne d'Antonin (Mém. sur le consul Burbuleius, p. 57). Enfin le monument le plus ancien qui parle de trois Dacies a été trouvé, il y a quelques années, dans la vallée de Hatzeg en Transylvanie ; c'est l'inscription dont nous avons parlé plus haut, où M. Claudius Fronton, qui accompagna Verus dans la guerre parthique, est appelé LEGatus. AVGusti. PRo PRætore. TRIVM. DACiarum ET. MŒSiæ SVPerioris (Henzen, 3e vol. d'Orelli, n° 5479) ; elle prouve, par l'ordre dans lequel sont rangées les différentes charges remplies par Fronton, qu'après la guerre contre les Parthes, dans laquelle il avait obtenu les plus hautes récompensés militaires, c'est-à dire vers l'an de notre ère 466, il revint à Rome, où il fut nommé CVRATOR OPERum. LOCORVMQ. PVBLicorum, puis bientôt après consul. C'est en sortant de cette magistrature suprême qu'il obtint la légation des trois Dacies et de la Mœsie supérieure ; mais, comme il est appelé LEGatus AVGusti et non pas LEGatus AVGG. (Augustorum), son arrivée dans la province ne peut pas être antérieure à la mort de L. Verus, arrivée au commencement de 468. Fronton fut tué dans un combat livré aux Marcomans, pendant qu'il était en charge, et nous savons que sa mort fut postérieure à l'an 474, pendant laquelle son fils fut inscrit parmi les prêtres saliens palatins, sacerdoce pour lequel il était nécessaire que le candidat fût patrimus et matrimus, c'est-à-dire eût encore son père et sa mère. (Voyez Marini, Fr. arv., p. 460 ; cf. Den. Hallic., l. II, c. 74.) Toutes ces circonstances fixent à la seconde moitié du règne de Marc-Aurèle la date du monument qui nous parle pour la première fois de trois Dacies. Faut-il faire remonter plus haut l'établissement de cette nouvelle circonscription territoriale ? C'est ce que nous allons essayer de décider tout à l'heure, après avoir déterminé, autant que possible, l'appellation particulière des trois provinces. Un marbre du Vatican (Orelli, n° 3888) parle d'un PROCurator AVGusti DACIÆ APVLENSIS, et une autre inscription, insérée dans le recueil de Gruter (p. 423, 2), nomme les NEGOTIATORES. PROV. APVL. Il est vrai que Scaliger, dans son index, attribue cette dernière inscription à la Pouille, dans l'Italie méridionale ; mais, s'il eût fait attention à la provenance du monument trouvé sur les bords de l'antique Marissus, le Maros moderne, il eût compris qu'il s'agissait d'une des divisions de la Dacie, tirant son nom de la colonie d'Apulum, dont on a retrouvé les vestiges près de Karlsbourg, et qui est mentionnée par Ulpien ainsi que par un grand nombre d'inscriptions. Il en est de même d'une autre inscription trouvée à Karlsbourg, et où Q. Caprion, affranchi d'Auguste, s'intitule TABVLARIUS PROVINCIÆ APVLENSIS. (Bull. de l'Inst. arch., 1848, p. 152.) Dans les ruines de Sarmizegethusa M. Neigebaur a relevé dernièrement l'inscription d'un Q. Ælianus qui fut PROC. PROVinciæ DACiæ APVLensis, et nous pouvons, d'après les localités auxquelles appartiennent ces divers monuments épigraphiques, en conclure l'identité de la DACIA APVLENSIS avec la Transylvanie. Le diplôme militaire relatif aux equites singulares publié par Avellino, a confirmé l'existence d'une DACIA MALVENSIS déjà pressentie par M. Borghesi d'après l'inscription de M. MACRINIVS AVITUS PrOCurator PROVinciæ DACiæ MALV..... qui existe au Vatican et qui a été publiée inexactement par Gruter (433, 5), puis corrigée par Borghesi (Lapida Gruteriana, p. 21). Restait la troisième Dacie, dont l'éminent épigraphiste de Saint-Marin avait cru d'abord retrouver le nom dans une inscription où s'est conservée la mémoire d'un PRÆFectus municipii DACORVM LASSIORVM (voyez Gruter, p. 259, 8) ; mais la difficulté de supposer que le titre de préfet soit celui qui conviendrait à ce magistrat s'il s'agissait ici d'une des trois Dacies, jointe à la découverte d'une inscription nouvelle, a modifié l'opinion de M. Borghesi. Ce dernier monument, trouvé, comme tant d'autres inscriptions de la Dacie, près de Sarmizegethusa, est consacré à un procurateur... DAC. APVL. AVR. Malv. (Voyez Henzen, 3e vol. d'Orelli, n° 6920.) Faut-il lire trium DACiarum. APVLersis. AVRariæ. Malvensis ? C'est la restauration que propose M. Borghesi, et nous aurions ainsi le nom de la troisième Dacie, qui se serait appelée DACIA AVRARIA, peut-être à cause des richesses minéralogiques qu'elle renfermait. Quoi qu'il en soit, nous pouvons essayer maintenant de déterminer à quelle époque la division de la Dacie en Dacie supérieure et Dacie inférieure fit place à trois Dacies. Nous avons déjà dit que le premier monument sur lequel nous pouvons constater ce changement est postérieur à la mort de Verus. On pourrait supposer que la guerre qui éclata sur les bords du Danube, dès les premières années du règne de Marc-Aurèle, détermina ce remaniement de territoires ; mais un diplôme militaire, qui date du règne d'Antonin (voyez Arneth, n° IX, p. 62), a été reconnu, par M. Henzen, bien que le nom du lieu soit presque complètement effacé, comme appartenant à la Dacie, d'après la confrontation des corps auxiliaires qui y sont inscrits et qu'on retrouve sur d'autres monuments du même genre venant de cette province. Or la seule syllabe lisible de ce nom si maltraité par le temps est... EN ; elle suffit toutefois pour prouver qu'il ne peut s'agir ici de Dacia superior ou de Dacia inferior, tandis qu'elle se prête parfaitement à une restauration telle que Dacia ApulENsis ou Dacia MalvENsis. Il en résulterait que c'est au règne d'Antonin qu'il faut reporter la création nouvelle. Quelques territoires avaient probablement été ajoutés à la province, ainsi qu'on peut le conjecturer d'après une phrase de J. Capitolin indiquant que les généraux de cet empereur avaient eu à combattre les habitants de la Dacie : Germanos et Dacos contudit per præsides et legatos (Vie d'Ant. le Pieux, c. 5) ; cette augmentation dans l'étendue de la province aura déterminé les changements apportés à son administration. Quel qu'ait été, du reste, le nombre des divisions de la Dacie, alors qu'elle n'en avait que deux, comme quand elle en a eu trois, ces divisions étaient placées sous le commandement d'un seul légat qui fut d'abord prétorien, ainsi que nous l'avons dit, et qui plus tard devint consulaire. Le nombre des procurateurs a dû changer, mais l'administration supérieure resta toujours concentrée entre les mains d'un seul chef. Il n'en était pas ainsi de la Germanie ou de la Pannonie, et sous ce rapport la numismatique donne les mêmes indications que l'épigraphie. Trajan Dèce prend le titre de RESTITVTOR DACIARVM (Maffei, Mus. Ver., p. 249, 10) ; cependant on voit sur les médailles de cet empereur la Dacie représentée par une seule figure de femme, avec l'exergue DACIA FELIX, tandis que les Pannonies sont personnifiées par deux figures. Cette personnification de la Dacie par une seule figure persiste sous les règnes suivants jusqu'à Gallien, époque à laquelle les invasions des Barbares enlevèrent définitivement la province transdanubienne à l'empire : Dacia quæ a Trajano ultra Danubium fuerat adjecta amissa est, dit Eutrope (l. IX, c. 8), et nous lisons également dans Paul Orose : Dacia trans Danubium in perpetuum aufertur. (L. VII, c. 22.) |