ESSAI SUR MARC-AURÈLE D'APRÈS LES MONUMENTS ÉPIGRAPHIQUES

 

NOTE 2.

 

 

A huit ans, le jeune Verus, qu'Adrien appelait Verissimus, dit J. Capitolin, fut appelé à faire partie du collège des saliens. Il eut à cette occasion un présage de son futur avènement à l'empire. Le jour où les prêtres du collège jetaient, selon la coutume, des fleurs sur le lit sacré où reposait la statue de Mars, tandis que les couronnes tombaient çà et là, celle du jeune Verus fut la seule qui alla se poser comme avec la main sur la tête du dieu. Il fut, pendant son sacerdoce, présul ou conducteur des danses, chef des chœurs et magister (præsul, vates et magister). Il accomplit souvent les cérémonies d'inauguration et d'exauguration, n'ayant personne pour le guider, car il savait toutes les hymnes par cœur (Vie de Marc-Aurèle, c. IV). Les détails donnés par le chroniqueur latin à l'occasion du sacerdoce de Marc-Aurèle sont précieux, en ce qu'ils nous font mieux connaître l'antique institution des saliens, sur laquelle, comme sur tant d'autres institutions sacerdotales, nous n'avons que des documents incomplets. On sait que les saliens palatins, destinés à la garde des boucliers sacrés nommés ancilia, et dont l'origine est généralement attribuée à Numa, bien que d'autres traditions la fassent venir de la Grèce (Festus, sub voce Salti ; Plutarque, Numa, 13 ; Servius, Æneid., II, 325 et VIII, 285), formaient un sacerdoce répandu en Italie depuis une haute antiquité. Choisis à Rome parmi les patriciens (Denys d'Halic., l. II, c. 70), ils se recrutèrent toujours dans cette caste privilégiée : Si vous n'aviez plus de patriciens, dit Cicéron dans son discours pro domo, où trouveriez-vous un roi des sacrifices, des flamines, des saliens ? (Pro domo, § 14) Et Lucain confirme ce fait quand il raconte qu'au pied des autels de Numa tombèrent ces boucliers que l'élite des jeunes Romains agitent au-dessus de leurs tètes patriciennes : Quæ lecta juventus patricia cervice movet (Phars., IX, 477). Appartenir à ce sacerdoce fut donc toujours l'apanage des plus hautes classes de la société, sous la république comme sous l'empire. Juvénal, voulant stigmatiser les fraudes des dames romaines, qui, pour tromper les vœux d'un mari et introduire dans une noble maison d'indignes héritiers, allaient recueillir dans les bas-fonds de la ville des enfants supposés, dit qu'un jour on verra ces faux rejetons devenir des prêtres saliens et se parer du nom usurpé des Scaurus (Sat., VI, 605). Il est donc naturel que le parent d'Adrien, le jeune enfant dont peut-être il préparait déjà les hautes destinées, ait été admis dans ce collège aristocratique où l'une des conditions de l'admission était aussi la jeunesse, ainsi que nous rapprend Denys d'Halicarnasse (l. c.), et que le prouvent quelques inscriptions funéraires, par exemple : M.IVNIVS SILANVS...SALIVS VIXIT ANNIS XX (Marini, Fr. arv., p. 86) ; — L. NONIVS OVINTILIANVS SALIVS PALATINVS VIXit ANNis XXIIII (Orelli, 4954). Toutefois l'admission de Marc-Aurèle à un âge si tendre, puisqu'il n'avait que huit ans, tenait probablement à l'affection de l'empereur, dont la volonté était toute-puissante pour les choix à faire dans les sacerdoces, ainsi que le prouve, en particulier pour le collège des saliens, l'inscription suivante : MARCO SALONIO || A. TI. CLAVDIO CAESARE || AVGVSTO GERMANICO || CENSORE ADLECTO IN || SENATVM.ET INTER TRIBVNICIOS RELATO || AB. EODEM ADSCITO.IN || NVMERVM.SALIORVM || SALONIA. MATER || FILIO.PIENTISSIMO || VIVA.FECIT (Henzen, 3e vol. d'Orelli, 6005). Le passage de J. Capitolin relatif au sacerdoce de Marc-Aurèle nous fait encore connaître quelle était la hiérarchie des grades chez les ministres du culte des saliens. Le présul était à la tête du collège : Salios Martis sacerdoces, dit Aurel. Victor (De V. I., 3, 1), quorum primes præsul vocatur. Qu'il fut aussi le chef des danses sacrées, le nom l'indique et Festus le confirme : Redantruare dicitur in saliorum exultationibus quum præsul amptruavit, quod est, motus edidit, ei referuntur invicem idem motus (sub voce redantruare). Le vates était probablement chargé d'exécuter ces anciens chants saliens à peine compris des prêtres qui les répétaient : Saliorum carmina vix sacerdotibus suis satis intellecta, dit Quintilien (l. I, 6, 40), toute cette liturgie où les dieux étaient célébrés : In deos singulos versus facti a nominibus eorum appellabantur ut Januli, Junonii, Minervit (Festus, sub voce Axamenta). Toutefois, à ces vers antiques consacrés aux divinités du vieil Olympe, on ajoutait sans doute de temps en temps de nouvelles strophes, puisque les empereurs ou les membres de leur famille voulaient être chantés par les saliens à l'égal des immortels. Dion Cassius nous l'apprend pour Auguste (l. LI, c. 20), et nous en trouvons la confirmation sur le monument d'Ancyre : Nomenque meum inclVSVM EST IN SALIARE CARMEN (voyez Marini, Fr. arv., p. 596 et 597). Tacite nous apprend que le même honneur fut accordé à Germanicus : Ut nomen ejus saliari carmin caneretur (Ann., II, 83), et le fragment d'un sénatus-consulte gravé sur bronze, relatif aux honneurs à rendre à Drusus, fils de Tibère, contient d'après les restaurations de M. Borghesi les deux lignes suivantes : VTIQVE OMNIBVS sacris carminibus Drusi || CÆSARIS NOMINA Recitentur (Bull. de l'Inst. archéol., 1831, 137-138). Enfin Marc-Aurèle lui-même, lorsqu'il eut perdu son jeune fils Annius Vérus, voulut que son nom fût inséré dans les hymnes des saliens : Jussit ut saliari carmini nomen ejus insereretur (J. Capit., M. Anton., c. 21). Les rues de Rome retentissaient de ces chants officiels dans les fêtes de Mars, pendant le mois qui porte ce nom — voyez le Kalendar. prænest. au 1er mars et au 19 du même mois : FACIVNT IN COMITIO SALTVs salii adstantibus ponTIFICIBVS ET TRIBVNO CELERVM ; Orelli, t. II, p. 386 —, alors que les saliens, partis de leur sacrarium sur le Palatin, parcouraient la ville, chantant, dansant, frappant sur les boucliers sacrés, puis se reposant à ces stations dont parle une inscription trouvée parmi les ruines du temple de Mars vengeur, au forum d'Auguste, inscription donnée par d'anciens collecteurs, mais nouvellement corrigée sur le marbre par M. Melchiorri (Bull. de l'Inst. Archéol., 1842, p. 144) : MANSIONES.SALIORVM. PALATINOURVM. A. VETERIBVS. OB. ARMORVM. AN || NALIVM.CVSTODIAM CONSTITVTAS. LONGA || ÆTATE. NEGLECTAS. PECVNIA SVA || REPARAVERVNT PONTIFICES VESTÆ || V.V.C.C. PRO MAGISTERIO. PLOTII. ACILII || LVCILII. VITRASII. PRÆTEXTATI. V. C. M. Borghesi a supposé que ce monument pouvait appartenir à la fin du quatrième siècle : ainsi l'institution des saliens se serait maintenue jusque-là, à travers les changements qu'avait subis l'empire. Il est vrai que les lieux consacrés à leur culte avaient été bien négligés : Mansiones longa ætate neglectas, dit l'inscription. A l'époque de l'empire, les salii palatini paraissent avoir joint à leurs attributions primitives un culte tout particulier de la maison impériale, et lui avoir emprunté un nom nouveau. Marini a publié (Fr. arv., p. 166) un fragment de fastes sacerdotaux que M. Borghesi, après les avoir comparés à d'autres inscriptions de la même époque (règnes d'Antonin et de Marc-Aurèle), a cru devoir attribuer au collège des saliens. En effet, plusieurs des personnages qui y sont indiqués se retrouvent sur d'autres monuments contemporains comme salii palatini ou comme appartenant à l'ordo sacerdotum domus Augustæ palatinæ. Le savant épigraphiste en a conclu que ces deux dernières dénominations étaient identiques (voyez Bull. Napol., III, p. 100).