En fondant En publiant, dans
notre dernière livraison, le remarquable travail de M. Ernest Desjardins sur le Recensement de Quirinius, nous
avons une fois de plus, avec l’autorité de l’histoire et des monuments,
corroboré un texte évangélique qui a été l’objet de longues et sérieuses
discussions, et dont l’interprétation n’est pas aussi facile que l’ont
prétendu certaines personnes. Ce travail a valu à notre honorable
collaborateur et à Sous le bénéfice de
ces observations nécessaires, abordons les critiques adressées à M. Ernest
Desjardins et les explications données par notre honorable collaborateur. Ces critiques
portent sur deux points. I. M. Desjardins, a-t-on dit, a eu le tort de
s’adresser à l’Allemagne pour démêler le sens, du reste fort clair, d’un
verset de saint Luc et de deux versets de saint Mathieu. Il a accepté la
version de M. Lutteroth et est tombé dans l’erreur en prétendant avec lui que
la sainte Vierge était enceinte au moment où elle épousa saint Joseph. Voici le passage de
notre collaborateur : De
Sacy traduit : Pour se faire enregistrer avec Marie son épouse qui était
grosse. Et le grec doit signifier,
suivant M. Lutteroth : Pour être
enregistré avec Marie, qu’il avait épousée lorsqu’elle était grosse. Mais ces mots : étant grosse semblent bien
se rapporter cependant à l’époque de leur voyage à Bethléem. Que Marie fût
grosse lorsque Joseph l’épousa, cela est établi par saint Mathieu (ch.
I, v 18 et 19).
Il importe donc assez peu, à ce qu’il semble, que la grossesse de Marie s’entende
de l’époque du mariage de Marie ou de celle de l’arrivée à Bethléem. On reproche à M.
Desjardins : 1° d’avoir admis que Marie était enceinte lorsqu’elle fut
épousée ; 2° d’avoir déclaré que peu importait que Marie fût alors ou ne fût
pas enceinte. Sur le premier de
ces reproches, M. Desjardins nous autorise à déclarer qu’il ne prétend
nullement que le mariage de Marie ait été postérieur à sa mystérieuse
conception, qu’on doit savoir que le texte de saint Mathieu a été interprété dans ce
sens par M. Lutteroth pour les besoins de sa thèse, et qu’il n’a pas voulu
dire autre chose. Quant au second
reproche, M. Desjardins s’élève contre le sens qu’on prête à ses paroles : On s’empare, dit-il, d’une seule phrase qu’on n’a pas comprise, pour m’attaquer au nom de l’orthodoxie.
Quand on lit ma dissertation, on comprend que j’admets, pour un instant, le
sens proposé par M. Lutteroth, et que même avec cette interprétation, la
solution qu’il propose est impossible. C’est ce que signifie : il importe donc assez peu. Cette phrase ne veut pas dire que ce sens a peu d’importance
en soi, mais qu’il en a peu relativement à mon argumentation, puisque, avec l’un
et l’autre sens, avec celui de la tradition catholique comme avec celui de la
version protestante, l’explication que je donne de la difficulté est
possible, et, je le crois, satisfaisante. II. La seconde critique adressée à notre
collaborateur porte sur l’opinion qu’il a exprimée en ces termes à la
dernière page de son travail : A
tout cela, il faut ajouter que Joseph et Marie n’étaient point obligés de se
faire inscrire, mais que, connaissant les prophéties, ils vinrent, avec intention
et de leur propre mouvement, se prêter à leur accomplissement et revendiquer
leur qualité originelle de Bethléemites. Nous allons
reproduire ici les observations que nous a adressés à ce sujet un de nos
honorables correspondants, M. l’abbé F. C. Les
paroles de M. Desjardins ne me semblent pas conformes au texte sacré. S. Luc
s’exprime ainsi : Et tous allaient se faire inscrire chacun dans sa ville ;
Joseph partit aussi de la ville de Nazareth qui est en Galilée, et vint en
Judée à la ville de David, qu’on appelle Bethléem, parce qu’il était de la
maison et de la famille de David, pour se faire enregistrer avec Marie son
épouse qui était grosse. Le
texte est assez formel : Joseph et Marie vont à Bethléem pour se faire
inscrire ; ils y vont parce qu’ils sont de la maison et de la famille de
David ; ils vont à Bethléem comme les autres Juifs vont chacun dans la ville
d’ou il est sorti. Aussi,
d’après S. Luc, le voyage de Joseph à Bethléem, n’est pas de son choix, mais
bien d’obligation. L’édit du dénombrement universel devait
laisser à chaque nation, sujette ou alliée de Rome, la faculté de suivre,
pour cette opération, ses usages traditionnels. Et peu importait à l’orgueil
de César Auguste, que ce dénombrement s’accomplit de telle ou telle manière ;
ce qu’il voulait savoir, c’était le nombre des sujets qui obéissaient à ses
lois, et celui des alliés que lui avaient attirés la gloire ou la terreur de
ses armes. Les
Juifs, dit Corneille
Lapierre, avaient divisé leur nation en tribus, ensuite les tribus en familles
dont chacune avait son chef. C’est pourquoi dans ce recensement les Romains
adoptèrent pour eux cette division[3]. Les
Juifs, alliés de l’empire, dit l’abbé Contestin, se conforment à
l’ordre d’Auguste selon la règle de leurs traditions nationales. Comme aux
temps de Josué, de Saül et de David, les familles et les tribus se réunissent
et chacun va se faire inscrire
dans le lieu de son origine[4]. Joseph
et Marie n’agissent donc pas isolément et par leur propre mouvement. Ils
agissent, et sont obligés d’agir de concert avec tous les Juifs, en se
conformant à un usage commun à toute la nation. Et tous
allaient se faire inscrire chacun dans sa ville. Cette
interprétation ressort aussi du rapport qu’établit S. Luc entre l’édit du
dénombrement et la naissance de Jésus-Christ à Bethléem. En effet, pourquoi
S. Luc eut-il mentionné cet édit à propos de cette divine naissance, si
Joseph et Marie ne se rendent à Bethléem que parce que, connaissant
les prophéties, ils veulent se prêter à leur accomplissement ? Que l’édit existât, ou non, ce
voyage aurait eu lieu et S. Luc eut mieux fait de nous faire connaître l’intention
de Joseph que de nous parler de l’édit. Dira-t-on
que S. Lus mentionne cet édit comme l’occasion du voyage de Joseph et de
Marie à Bethléem et comme le moyen pour eux de revendiquer
leur qualité originelle de Bethléemites ? Avouez
d’abord que cette occasion était si indifférente au voyage, qu’elle valait
peu la peine d’être mentionnée, surtout d’être énoncée avec toute la
solennité qu’y a mise S. Luc. La
difficulté est plus grande. Si l’on considère l’édit comme le moyen pour
Joseph et Marie d’aller revendiquer à Bethléem leur qualité originelle de
Bethléemites. Oui, c’était un moyen, mais pour vous ce moyen est librement
choisi par Joseph, tandis qu’à nos yeux il lui est impose par les événements.
De deux choses l’une : où bien l’édit laissait à chaque famille la liberté de
se faire enregistrer ou bon lui semblerait ; ou bien il prescrivait un mode à
suivre. Dans le premier cas, Joseph n’eût pas eu besoin, pour réclamer sa
qualité originelle, d’aller à Bethléem ; il aurait pu la réclamer, en se
faisant inscrire à Nazareth. Dans nos recensements, chaque individu est
enregistré dans la ville de son domicile avec le nom de sa ville d’origine.
Dès lors le voyage de Joseph et de Marie à Bethléem n’était pas un moyen
nécessaire de revendiquer leur qualité originelle de Bethléemites ; ils se
fussent ainsi épargné une oeuvre pénible, et dangereuse surtout pour Marie.
Et puis enfin, comment supposer que l’édit laissât à chacun, pour se faire
inscrire ; la faculté de changer non seulement de ville, mais même de
province ? Dans
le second cas, c’est-à-dire, si l’édit prescrivait un mode à suivre par tous
pour se faire inscrire, il faut présumer, faute d’autres témoignages, que ce
mode était celui que suivirent Joseph et Marie de concert avec tous les
Juifs, le mode qui était conforme à leurs traditions nationales. Mais alors
le voyage de Joseph et de Marie n’est plus facultatif, mais nécessaire ; ils
ne vont pas à Bethléem de leur propre mouvement, mais en vertu de la loi. Or c’est précisément l’interprétation
que nous donnons aux paroles de S. Luc, et cette interprétation, en nous
faisant voir la rapport étroit qui existe entre l’édit du dénombrement et la
naissance de Jésus-Christ à Bethléem, nous fait comprendre la mention de l’édit
par l’auteur sacré à propos de cette divine naissance. L’interprétation
de M. Desjardins ne se trouve donc pas conforme au texte sacré. Elle est
aussi en contradiction avec la notion vraie de la prophétie. La prophétie est
la prédiction et non pas la règle des événements futurs ; un fait n’arrive
pas parce qu’il a été prédit, mais il a été prédit parce qu’il devait
arriver. Or si Joseph et Marie étaient allés à Bethléem pour se prêter à l’accomplissement
des prophéties, c’est la prophétie qui eût été la cause de ce voyage ; ils y
seraient allés parce que cela avait été prédit, et pour ne pas faire mentir
les sacrés oracles, comme s’ils avaient craint que Dieu n’accomplit pas ses
promesses. Sans
doute, Joseph et Marie connaissaient la prophétie ; mais ils savaient aussi
que Dieu n’a pas besoin des calculs de sa créature pour réaliser ses
promesses. Et ils attendaient. Ils attendirent (c’est là le prodige de leur foi) jusqu’au jour où la voix de Dieu
se fit entendre par la bouche de César ou du roi Hérode, et alors fidèles à
cette voix qu’ils reconnurent, ils partirent de Nazareth pour se rendre à
Bethléem. Je
préfère cette intervention toute divine à ce calcul qu’on prête à Joseph et à
Marie et qui, aux yeux d’une critique malveillante, aurait l’air d’une
complicité. Tout cela se faisait, dit encore Corneille Lapierre, par la volonté de
Dieu…, qu’exécutaient, sans la connaître, César-Auguste et Quirinius, son
délégué. Je me
résume : César-Auguste porte un édit qui ordonne le dénombrement de tous les
sujets et alliés de l’empire. La nation juive obéit à cet édit en se
conformant à ses traditions nationales ; tous les Juifs allaient se faire
inscrire, chacun dans sa ville ; Joseph et Marie sont obligés de se rendre à
Bethléem d’ou ils sont sortis, et c’est Dieu qui dispose ainsi cet événement
pour l’accomplissement de ses prophéties. A ces observations,
notre honorable collaborateur répond qu’il ne s’agit pas ici d’un point de
dogme ni même d’un point de doctrine. Il pose seulement cette double question
: Comment la loi romaine et l’édit impérial
auraient-ils contraint Joseph et Marie, qui habitaient Nazareth en Galilée, à se
faire inscrire à Bethléem en Judée, en traversant par conséquent toute Notre honorable
collaborateur s’est peut-être exagéré la double difficulté qu’il signale. Si
l’on observe d’une part que le dénombrement se faisait pour les juifs, non d’après
la loi romaine, mais d’après leurs propres lois ; et de l’autre que toutes
les familles de la race de David avaient une généalogie dont la filiation
était rigoureusement établie (car de
chacune d’elles pouvait naître le Messie), on s’explique plus facilement le voyage lointain de Joseph et Marie
et le choix de là ville de David. Au surplus, tout
ceci, on le voit, ne change rien au fond de la question et n’infirme
nullement les conclusions de notre savant collaborateur. Sa thèse demeure
entière ; il l’a établie d’une façon victorieuse à l’aide de textes nouveaux,
des monuments récemment mis au jour, en utilisant les découvertes de la
science, et nous pouvons, empruntant les paroles de M. l’abbé F.-C., lui
rendre ce témoignage qu’en jetant une grande lumière sur une question si
controversée, il a rendu un vrai service, au nom de la science, à l’Église
catholique. G. du
FRESNE de BEAUCOURT |
[1] Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament par les seuls témoignages profanes, par M. l’abbé Gainet, curé de Cormontreuil.
[2] Études religieuses, historiques et
littéraires, livraison du
[3] ln Lucam, II, v. 3.
[4] Revue des Sciences ecclésiastiques, 2° série, t. I, p. 227 (1865).