LE RECENSEMENT DE QUIRINUS

 

Réponse à quelques observations critiques.

 

 

En fondant la Revue des questions historiques, notre but a été de créer un organe spécial où toutes les ressources de la science fussent mises au service de la vérité. L’histoire nous offre un champ immense, et nous pouvons aborder tel ou tel point avec une pleine liberté, avec une complète indépendance. Mais en ce qui touche à l’exégèse, il ne saurait entrer dans notre plan de discuter, de poser même des questions qui, à nos yeux, sont résolues par une autorité que nous, acceptons avec la plus entière soumission, l’autorité de l’Église. Sur ce terrain, la solution est tonte faite. Nous pouvons, seulement, quand l’occasion s’en présente, confirmer l’irréfragable témoignage des Livres saints, par l’histoire, l’épigraphie l’archéologie par toutes les preuves que nous fournit la science. Ce que M. Nicolas et d’autres après lui ont fait d’une façon si heureuse ; ce qu’un courageux auteur contemporain entreprend en ce moment dans une oeuvre importante, dont nous entretiendrons prochainement nos lecteurs[1], la Revue, dans la mesure de ses forces, cherche aussi à l’accomplir.

En publiant, dans notre dernière livraison, le remarquable travail de M. Ernest Desjardins sur le Recensement de Quirinius, nous avons une fois de plus, avec l’autorité de l’histoire et des monuments, corroboré un texte évangélique qui a été l’objet de longues et sérieuses discussions, et dont l’interprétation n’est pas aussi facile que l’ont prétendu certaines personnes. Ce travail a valu à notre honorable collaborateur et à la Revue de nombreuses et très flatteuses félicitations. Il a été en même temps l’objet de certaines critiques, les unes dans d’amicales communications ; les autres, avec un ton que nos éminents contradicteurs nous permettront de regretter, dans un recueil qui avait salué avec sympathie l’apparition de la Revue[2]. La cause de la vérité n’a jamais trop de défenseurs, et ce n’est certes pas à ceux qui, sans avoir le caractère du prêtre ni l’autorité du théologien, viennent apporter, sur des points obscurs et controversés, le témoignage de la science profane et toutes les ressources de l’érudition contemporaine, ce n’est pas à ces écrivains qu’on doit adresser le reproche de s’égarer dans de vaines recherches en suivant une certaine exégèse allemande, au lieu de s’en rapporter purement et simplement à la tradition catholique. Loin de blâmer ces utiles et vaillants champions de la vérité, il conviendrait de les encourager, et, s’ils commettent involontairement quelques erreurs, de ne les signaler qu’avec cette courtoisie et cette bienveillance que commandent à la fois la charité et une noble confraternité.

Sous le bénéfice de ces observations nécessaires, abordons les critiques adressées à M. Ernest Desjardins et les explications données par notre honorable collaborateur.

Ces critiques portent sur deux points.

I. M. Desjardins, a-t-on dit, a eu le tort de s’adresser à l’Allemagne pour démêler le sens, du reste fort clair, d’un verset de saint Luc et de deux versets de saint Mathieu. Il a accepté la version de M. Lutteroth et est tombé dans l’erreur en prétendant avec lui que la sainte Vierge était enceinte au moment où elle épousa saint Joseph.

Voici le passage de notre collaborateur :

De Sacy traduit : Pour se faire enregistrer avec Marie son épouse qui était grosse. Et le grec doit signifier, suivant M. Lutteroth : Pour être enregistré avec Marie, qu’il avait épousée lorsqu’elle était grosse. Mais ces mots : étant grosse semblent bien se rapporter cependant à l’époque de leur voyage à Bethléem. Que Marie fût grosse lorsque Joseph l’épousa, cela est établi par saint Mathieu (ch. I, v 18 et 19). Il importe donc assez peu, à ce qu’il semble, que la grossesse de Marie s’entende de l’époque du mariage de Marie ou de celle de l’arrivée à Bethléem.

On reproche à M. Desjardins : 1° d’avoir admis que Marie était enceinte lorsqu’elle fut épousée ; 2° d’avoir déclaré que peu importait que Marie fût alors ou ne fût pas enceinte.

Sur le premier de ces reproches, M. Desjardins nous autorise à déclarer qu’il ne prétend nullement que le mariage de Marie ait été postérieur à sa mystérieuse conception, qu’on doit savoir que le texte de saint Mathieu a été interprété dans ce sens par M. Lutteroth pour les besoins de sa thèse, et qu’il n’a pas voulu dire autre chose.

Quant au second reproche, M. Desjardins s’élève contre le sens qu’on prête à ses paroles : On s’empare, dit-il, d’une seule phrase qu’on n’a pas comprise, pour m’attaquer au nom de l’orthodoxie. Quand on lit ma dissertation, on comprend que j’admets, pour un instant, le sens proposé par M. Lutteroth, et que même avec cette interprétation, la solution qu’il propose est impossible. C’est ce que signifie : il importe donc assez peu. Cette phrase ne veut pas dire que ce sens a peu d’importance en soi, mais qu’il en a peu relativement à mon argumentation, puisque, avec l’un et l’autre sens, avec celui de la tradition catholique comme avec celui de la version protestante, l’explication que je donne de la difficulté est possible, et, je le crois, satisfaisante.

II. La seconde critique adressée à notre collaborateur porte sur l’opinion qu’il a exprimée en ces termes à la dernière page de son travail :

A tout cela, il faut ajouter que Joseph et Marie n’étaient point obligés de se faire inscrire, mais que, connaissant les prophéties, ils vinrent, avec intention et de leur propre mouvement, se prêter à leur accomplissement et revendiquer leur qualité originelle de Bethléemites.

Nous allons reproduire ici les observations que nous a adressés à ce sujet un de nos honorables correspondants, M. l’abbé F. C.

Les paroles de M. Desjardins ne me semblent pas conformes au texte sacré. S. Luc s’exprime ainsi : Et tous allaient se faire inscrire chacun dans sa ville ; Joseph partit aussi de la ville de Nazareth qui est en Galilée, et vint en Judée à la ville de David, qu’on appelle Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David, pour se faire enregistrer avec Marie son épouse qui était grosse.

Le texte est assez formel : Joseph et Marie vont à Bethléem pour se faire inscrire ; ils y vont parce qu’ils sont de la maison et de la famille de David ; ils vont à Bethléem comme les autres Juifs vont chacun dans la ville d’ou il est sorti.

Aussi, d’après S. Luc, le voyage de Joseph à Bethléem, n’est pas de son choix, mais bien d’obligation. L’édit du dénombrement universel devait laisser à chaque nation, sujette ou alliée de Rome, la faculté de suivre, pour cette opération, ses usages traditionnels. Et peu importait à l’orgueil de César Auguste, que ce dénombrement s’accomplit de telle ou telle manière ; ce qu’il voulait savoir, c’était le nombre des sujets qui obéissaient à ses lois, et celui des alliés que lui avaient attirés la gloire ou la terreur de ses armes.

Les Juifs, dit Corneille Lapierre, avaient divisé leur nation en tribus, ensuite les tribus en familles dont chacune avait son chef. C’est pourquoi dans ce recensement les Romains adoptèrent pour eux cette division[3].

Les Juifs, alliés de l’empire, dit l’abbé Contestin, se conforment à l’ordre d’Auguste selon la règle de leurs traditions nationales. Comme aux temps de Josué, de Saül et de David, les familles et les tribus se réunissent et chacun va se faire inscrire dans le lieu de son origine[4].

Joseph et Marie n’agissent donc pas isolément et par leur propre mouvement. Ils agissent, et sont obligés d’agir de concert avec tous les Juifs, en se conformant à un usage commun à toute la nation. Et tous allaient se faire inscrire chacun dans sa ville.

Cette interprétation ressort aussi du rapport qu’établit S. Luc entre l’édit du dénombrement et la naissance de Jésus-Christ à Bethléem. En effet, pourquoi S. Luc eut-il mentionné cet édit à propos de cette divine naissance, si Joseph et Marie ne se rendent à Bethléem que parce que, connaissant les prophéties, ils veulent se prêter à leur accomplissement ? Que l’édit existât, ou non, ce voyage aurait eu lieu et S. Luc eut mieux fait de nous faire connaître l’intention de Joseph que de nous parler de l’édit.

Dira-t-on que S. Lus mentionne cet édit comme l’occasion du voyage de Joseph et de Marie à Bethléem et comme le moyen pour eux de revendiquer leur qualité originelle de Bethléemites ?

Avouez d’abord que cette occasion était si indifférente au voyage, qu’elle valait peu la peine d’être mentionnée, surtout d’être énoncée avec toute la solennité qu’y a mise S. Luc.

La difficulté est plus grande. Si l’on considère l’édit comme le moyen pour Joseph et Marie d’aller revendiquer à Bethléem leur qualité originelle de Bethléemites. Oui, c’était un moyen, mais pour vous ce moyen est librement choisi par Joseph, tandis qu’à nos yeux il lui est impose par les événements. De deux choses l’une : où bien l’édit laissait à chaque famille la liberté de se faire enregistrer ou bon lui semblerait ; ou bien il prescrivait un mode à suivre. Dans le premier cas, Joseph n’eût pas eu besoin, pour réclamer sa qualité originelle, d’aller à Bethléem ; il aurait pu la réclamer, en se faisant inscrire à Nazareth. Dans nos recensements, chaque individu est enregistré dans la ville de son domicile avec le nom de sa ville d’origine. Dès lors le voyage de Joseph et de Marie à Bethléem n’était pas un moyen nécessaire de revendiquer leur qualité originelle de Bethléemites ; ils se fussent ainsi épargné une oeuvre pénible, et dangereuse surtout pour Marie. Et puis enfin, comment supposer que l’édit laissât à chacun, pour se faire inscrire ; la faculté de changer non seulement de ville, mais même de province ?

Dans le second cas, c’est-à-dire, si l’édit prescrivait un mode à suivre par tous pour se faire inscrire, il faut présumer, faute d’autres témoignages, que ce mode était celui que suivirent Joseph et Marie de concert avec tous les Juifs, le mode qui était conforme à leurs traditions nationales. Mais alors le voyage de Joseph et de Marie n’est plus facultatif, mais nécessaire ; ils ne vont pas à Bethléem de leur propre mouvement, mais en vertu de la loi. Or c’est précisément l’interprétation que nous donnons aux paroles de S. Luc, et cette interprétation, en nous faisant voir la rapport étroit qui existe entre l’édit du dénombrement et la naissance de Jésus-Christ à Bethléem, nous fait comprendre la mention de l’édit par l’auteur sacré à propos de cette divine naissance.

L’interprétation de M. Desjardins ne se trouve donc pas conforme au texte sacré. Elle est aussi en contradiction avec la notion vraie de la prophétie. La prophétie est la prédiction et non pas la règle des événements futurs ; un fait n’arrive pas parce qu’il a été prédit, mais il a été prédit parce qu’il devait arriver. Or si Joseph et Marie étaient allés à Bethléem pour se prêter à l’accomplissement des prophéties, c’est la prophétie qui eût été la cause de ce voyage ; ils y seraient allés parce que cela avait été prédit, et pour ne pas faire mentir les sacrés oracles, comme s’ils avaient craint que Dieu n’accomplit pas ses promesses.

Sans doute, Joseph et Marie connaissaient la prophétie ; mais ils savaient aussi que Dieu n’a pas besoin des calculs de sa créature pour réaliser ses promesses. Et ils attendaient. Ils attendirent (c’est là le prodige de leur foi) jusqu’au jour où la voix de Dieu se fit entendre par la bouche de César ou du roi Hérode, et alors fidèles à cette voix qu’ils reconnurent, ils partirent de Nazareth pour se rendre à Bethléem.

Je préfère cette intervention toute divine à ce calcul qu’on prête à Joseph et à Marie et qui, aux yeux d’une critique malveillante, aurait l’air d’une complicité. Tout cela se faisait, dit encore Corneille Lapierre, par la volonté de Dieu…, qu’exécutaient, sans la connaître, César-Auguste et Quirinius, son délégué.

Je me résume : César-Auguste porte un édit qui ordonne le dénombrement de tous les sujets et alliés de l’empire. La nation juive obéit à cet édit en se conformant à ses traditions nationales ; tous les Juifs allaient se faire inscrire, chacun dans sa ville ; Joseph et Marie sont obligés de se rendre à Bethléem d’ou ils sont sortis, et c’est Dieu qui dispose ainsi cet événement pour l’accomplissement de ses prophéties.

A ces observations, notre honorable collaborateur répond qu’il ne s’agit pas ici d’un point de dogme ni même d’un point de doctrine. Il pose seulement cette double question : Comment la loi romaine et l’édit impérial auraient-ils contraint Joseph et Marie, qui habitaient Nazareth en Galilée, à se faire inscrire à Bethléem en Judée, en traversant par conséquent toute la Samarie, et cela alors qu’ils n’étaient pas sujets de l’empire ? Comment aurait-on obligé les étrangers à se faire inscrire, non dans la cité qu’ils habitaient, non pas même dans la ville où ils étaient nés, non pas encore dans celle où le père ou l’aïeul, où le bisaïeul étaient nés, mais dans la tribu d’où la famille était originaire en remontant le cours des siècles. — Là est la difficulté, ajoute M. Desjardins. Je désire que M. l’abbé F. C. en sorte plus heureusement que je n’ai tenté de le faire, et j’adhère d’avance à son opinion.

Notre honorable collaborateur s’est peut-être exagéré la double difficulté qu’il signale. Si l’on observe d’une part que le dénombrement se faisait pour les juifs, non d’après la loi romaine, mais d’après leurs propres lois ; et de l’autre que toutes les familles de la race de David avaient une généalogie dont la filiation était rigoureusement établie (car de chacune d’elles pouvait naître le Messie), on s’explique plus facilement le voyage lointain de Joseph et Marie et le choix de là ville de David.

Au surplus, tout ceci, on le voit, ne change rien au fond de la question et n’infirme nullement les conclusions de notre savant collaborateur. Sa thèse demeure entière ; il l’a établie d’une façon victorieuse à l’aide de textes nouveaux, des monuments récemment mis au jour, en utilisant les découvertes de la science, et nous pouvons, empruntant les paroles de M. l’abbé F.-C., lui rendre ce témoignage qu’en jetant une grande lumière sur une question si controversée, il a rendu un vrai service, au nom de la science, à l’Église catholique.

 

G. du FRESNE de BEAUCOURT

 

 

 

 



[1] Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament par les seuls témoignages profanes, par M. l’abbé Gainet, curé de Cormontreuil.

[2] Études religieuses, historiques et littéraires, livraison du 15 mars 1867, p. 445-447 des Varia.

[3] ln Lucam, II, v. 3.

[4] Revue des Sciences ecclésiastiques, 2° série, t. I, p. 227 (1865).