LES WISIGOTHS

 

PAR GEORGES DESDEVISES DU DÉZERT

DOCTEUR ÈS LETTRES ET EN DROIT, CHARGÉ D'UN COURS D'HISTOIRE À LA FACULTÉ DES LETTRES DE CAEN

CAEN - HENRI DELESQUES - 1891.

 

 

SOURCES PRINCIPALES

P. Orosii adversus paganos historiarum libri VII. (Haverkamp. Leyde, 1738, in-4°). Chronique universelle depuis la création du monde jusqu'en 417.

Idatii Chronicon. (Sirmond. Paris, 1619, in-8°). Idace, évêque d'Aqua Flavia (Chaves), a composé une chronique qui va de 381 à 461.

Joannis Biclarensis Chronicon (dans Florez. Espana Sagrada. T. VI. Madrid, 1763). Jean, évêque de Girone (591-621), et fondateur du monastère de Biclar, auteur d'une chronique qui s'étend de 565 à 598.

Isidori Hispalensis episcopi Chronicon. — Historia Regum Gothorum (Madrid, 1778. 2 vol. in-f°, — Rome, 1797-1803. 7 vol. in-8°). Les deux ouvrages historiques d'Isidore de Séville sont la source principale de l'histoire des Wisigoths. La chronique s'étend de la création du monde à l'année 626.

Juliani, episcopi Toletani, Historia Wambae regis Toletani (dans Lorenzana, Sanctorum Patrum ecclesiæ Toletanae quæ extant Opera. Madrid, 1782-1785, 2 vol.).

Isidori Pacensis Chronicon (dans Flores. Espana Sagrada. T. VIII. Madrid, 1769). Isidore, évêque de Béja (Pax Julia), a écrit dans le courant du VIIIe siècle une chronique qui s'étend de 610 à 754.

Haenel. Lex Romana Wisigothorum. Leipzig, 1848.

Aguirre. Collectio maxima conciliorum Hispaniæ. Rome, 1693-1694. 4 vol. in-f°.

Forum judicum. (Edition de l'Académie Espagnole). Madrid, in-f°, 1815.

 

Les rois Barbares, une fois établis sur les terres de l'Empire, essayèrent de maintenir l'ordre romain dans les royaumes qu'ils avaient fondés, et tous eurent l'ambition de jouer aux Césars dans leur province. Leurs efforts ont échoué partout, mais leur incapacité politique n'éclate nulle part plus clairement qu'en Espagne ; l'histoire des Wisigoths est une démonstration complète de l'impuissance radicale des chefs germains à rien tirer du chaos qu'ils avaient fait eux-mêmes.

La grande nation des Goths formait un des rameaux les plus nobles de la race germanique. Divisés en trois tribus, les Wisigoths, les Ostrogoths et les Gépides, les Goths avaient dominé un moment tout le pays entre la Baltique et la Mer Noire. Ils paraissent avoir connu une organisation un peu plus savante que la plupart des autres peuplades germaniques ; le régime monarchique s'était établi chez eux de bonne heure et s'y était développé ; leurs prêtres formaient une sorte de clergé ; et c'est chez eux que la religion Odinique a pris sa forme définitive.

Campés le long du Danube inférieur, et voisins de l'Empire, les Goths avaient acquis assez vite un certain vernis de civilisation. Ulphilas les convertit à l'arianisme, vers le milieu du IVe siècle, et traduisit la Bible en langue gothique. Deux fragments de cette traduction sont parvenus jusqu'à nous ; l'un d'eux conservé dans le Codex argenteus d'Upsal, et l'autre dans le Codex Carolinus de la bibliothèque ducale de Wolfenbüttel ; ce sont les plus anciens monuments connus de la langue germanique ; elle y apparaît plus riche et plus sonore que l'allemand d'aujourd'hui, avec toutes les qualités d'une véritable langue littéraire.

En 376, les Wisigoths franchirent le Danube comme hôtes de l'Empire, et restèrent pendant vingt ans établis dans la Mœsie inférieure, tantôt alliés, tantôt ennemis de l'Empire. En 396, Alaric se décida pour la guerre, ravagea la Macédoine et la Grèce, prit Rome, et mourut en 410 au fond de l'Italie. Ataulf, son successeur, fit la paix avec l'Empire ; il épousa une princesse impériale et prit le parti, dit P. Orose, de consacrer les forces des Goths à rétablir dans son intégrité, à augmenter même la puissance du nom romain, afin qu'au moins la postérité le regardât comme le restaurateur de l'Empire qu'il ne pouvait transporter ailleurs. Trop romain sans doute pour des sujets trop barbares, Ataulf ne tarda pas à être assassiné (415). Sous Wallia, le destin des Wisigoths parut ènfin fixé, l'empereur leur céda, en 419, les villes de Bordeaux, Périgueux, Angoulême, Agen, Saintes, Poitiers et Toulouse, avec leurs territoires ; les Barbares s'établirent dans la Gaule méridionale à titre d'auxiliaires ; chaque riche romain reçut un Goth dans ses domaines et lui abandonna le tiers de sa maison et le tiers de son bien. Cependant les Wisigoths ne devaient pas rester sur les terres de Gaule ; après avoir étendu un moment leurs conquêtes sur tout le pays au sud de la Loire, et à l'ouest du Rhône, ils furent chassés de presque toutes leurs possessions gauloises par la défaite que leur infligea Clovis à Vouillé (507). L'Espagne, qui avait été pour eux jusqu'alors une province extérieure, devient le siège de leur empire.

C'était encore comme alliés de l'Empire que les Wisigoths avaient paru en Espagne. Ataulf avait reçu d'Honorius l'ordre de chasser du pays les Suèves, les Alains, les Silinges et les Vandales qui s'y étaient établis. La conquête, commencée par Ataulf en 415 et continuée par Wallia (419), et par Théodoric (456), fut à peu près terminée par Euric en 476. Après la mort d'Amalaric, petit-fils de Théodoric, roi des Ostrogoths, Theudès transporta sa capitale de Narbonne à Séville, et à partir de cette époque le royaume hispano-gothique peut être considéré comme fondé. Il devait durer près de deux siècles (531-717).

La fortune des Wisigoths avait été gravement compromise par leur religion. Attachés à l'arianisme, ils n'avaient jamais pu rallier à leur cause l'épiscopat orthodoxe des Gaules, et les évêques avaient souhaité et favorisé la victoire des Franks. Instruits par l'expérience, les Wisigoths se convertirent à l'orthodoxie, et comme la conversion fut tardive, comme elle était faite dans les esprits au moment où elle fut déclarée, elle fut soudaine et générale. Le 6 mai 589, le roi Récarède abjura solennellement l'arianisme, au troisième concile de Tolède, en présence de 5 métropolitains et de 62 évêques. Presque tous les seigneurs Goths se convertirent avec le roi, et le gros de la nation suivit l'exemple de ses chefs. A partir de ce moment la paix fut rétablie entre l'Église et la royauté, et leur union parut même si intime que l'État gothique en prit une teinte cléricale très accusée.

La monarchie des Wisigoths orthodoxes offre au premier abord un aspect d'ordre, et une disposition savante que l'on ne retrouve au même degré dans aucun royaume barbare. Les institutions semblent complètes ; elles témoignent parfois d'un idéal politique très élevé ; l'administration paraît simple, l'organisation des grands services publics suffisante, la condition des personnes ne semble pas plus mauvaise que sous l'Empire romain, la propriété est garantie par des lois implacables ; à s'en tenir à l'apparence, on se croirait en face d'un Etat civilisé, où la barbarie ne se ferait plus sentir que par une certaine rudesse militaire, qui ne manque parfois ni de style, ni de grandeur. Mais si les lois étaient passables, l'ignorance, le fanatisme, et la cruauté de ceux qui devaient les appliquer suffirent à les rendre désastreuses : les Goths restèrent jusqu'à la fin de leur histoire tels que les avait vu Ataulf incapables d'obéissance aux lois, à cause de leur barbarie indisciplinable. Vues de près, leurs institutions perdent beaucoup de leur mérite ; il n'en est pas une qui ne soit entachée de quelque grave défaut, atteinte de quelque vice incurable, qui la frappe de stérilité.

La royauté gothique se présente dans un appareil pompeux et imposant. Le roi est élu en vertu d'une loi régulière votée en 633 au 4e concile de Tolède. Il est élu par les grands du royaume et par les évêques : Defuncto in pace principe, primates totius gentis cum sacerdotibus successorem regni concilio communi constituant. (Can. 75). Le candidat doit être noble, et de race gothique, il ne doit chercher à corrompre les électeurs ni par l'intrigue, ni par les présents. Une fois proclamé, il est sacré à Tolède par l'évêque de la ville, et devient inviolable. Il promet à son peuple de se conduire vaillamment à la guerre, et de rendre bonne justice à tous en temps de paix. Il siège sur un trône d'argent, il porte le manteau de pourpre et la chaussure peinte, il a la couronne et le sceptre d'or enrichi de pierreries. II se fait appeler glorieux, pieux, victorieux, sérénissime seigneur. A partir de Récarède Ier (587-601), il ajoute à son nom barbare le prénom romain de Flavius. La prérogative royale est assez développée pour assurer au roi un pouvoir sérieux : il a le droit de paix et de guerre, il propose les lois, nomme aux évêchés vacants, et à toutes les fonctions publiques, convoque les conciles nationaux, préside les tribunaux d'appel, et exerce le droit de grâce.

Malheureusement, le caractère électif de, la dignité royale est une source perpétuelle d'abus et de violences. Le principe de l'élection n'est accepté qu'avec peine par le roi, qui tend sans cesse à faire prévaloir le principe de l'hérédité. On voit ainsi au cours de l'histoire gothique s'ébaucher trois ou quatre dynasties. La famille de Théodoric occupe le trôné pendant 112 ans, et donne 6 rois. La maison de Liuwa Ier règne 36 ans, et donne 4 rois. La dynastie de Suintila a une durée totale de 41 ans, répartie en trois règnes. Malgré les rois, la couronne reste élective, et presque chaque changement de règne est le signal d'une guerre civile. Souvent l'impatience des grands hâte la fin du monarque. Sur 33 rois Goths qui ont régné en Gaule ou en Espagne de 410 à 712, douze ont été assassinés, et quatre déposés par les grands.

L'Eglise semble prendre la royauté sous sa protection ; le sacre revêt le roi d'un caractère divin ; mais il faut bien remarquer que dans ce pacte entre le roi et l'Eglise tous les avantages sont pour celle-ci. Le roi a l'initiative des lois, mais il ne peut les faire qu'avec le concours des conciles nationaux, dans lesquels le clergé a voix prépondérante. Le roi nomme les évêques, mais il est bien entendu qu'il ne sera que le premier de leurs serviteurs, qu'il épousera leurs querelles, et leurs rancunes. L'Eglise anathématise quiconque sera assez hardi pour s'opposer à l'autorité du roi, mais elle se réserve le droit de l'excommunier s'il cesse d'être soumis, et d'obéir à ses ordres. Le roi Wisigoth vit dans la crainte continuelle d'une révolte militaire ou d'un coup d'Etat ecclésiastique.

L'Eglise était, dès le temps des Wisigoths, le premier corps de la monarchie. La division romaine de l'Espagne en sept provinces avait été conservée ; à la tête de chacune d'elles était placé un métropolitain. Tarragone était la métropole de la Tarraconaise, Tolède de la Carthaginoise, Séville de la Bétique, Mérida de la Lusitanie, Bracara de la Galice, et Narbonne de la Septimanie. L'Espagne du VIIe siècle comptait en outre plus de 80 évêchés. Le monachisme était déjà puissant, et s'il n'avait pas atteint le degré de richesse et d'influence où on le voit parvenir plus tard, il paraît avoir mieux mérité le respect des peuples par son activité et par ses grands travaux ; la règle de presque tous les couvents oblige les moines à travailler de leurs mains pendant six heures par jour. La hiérarchie est bien organisée. Le clergé inférieur et les moines sont placés sous l'autorité des évêques ; les évêques sont surveillés à leur tour par le métropolitain, qui leur donne l'investiture canonique, et les maintient dans l'obéissance à la règle ; les métropolitains reconnaissent eux-mêmes un chef suprême ; vers 653, le métropolitain de Tolède se fait attribuer le droit de présider les conciles nationaux, et joue le râle d'un véritable chef de l'Église nationale. L'Eglise d'Espagne se montre fort respectueuse du Saint-Siège, toutes les fois qu'il n'est point question de ses privilèges ; dès que son indépendance semble menacée, elle résiste aux prétentions du pontife romain, et dispute avec lui respectueusement, sans jamais transiger.

Riches et influents, les clercs ont encore sur les autres membres de l'Etat l'avantage d'une culture supérieure. Tous tes écrivains de l'époque gothique appartiennent à l'Eglise, P. Orose, Idace, évêque d'Aquaflavia, Jean, abbé de Biclar, Isidore, évêque de Béjà, rédigent les chroniques où nous étudions encore l'histoire politique des Wisigoths. Aprigius, évêque de Béja ; Sévérus, évêque de Malaga ; Eutrope, évêque de Valence ; Léandre, évêque de Séville ; Ildefonse, évêque de Tolède, ont laissé des traités théologiques. Braulio, évêque de Saragosse ; Paul, diacre de Mérida, ont écrit la vie des saints de l'Eglise espagnole, et des personnages les plus illustres de leur temps. Saint Isidore, évêque de Séville, les dépasse tous par l'étendue de ses connaissances et l'importance de ses ouvrages historiques ; ses Etymologies ont été pendant tout le Moyen-Age le répertoire de toute science et de toute sagesse.

Réconciliée avec la royauté à partir de la conversion de Récarède, l'Eglise fournit aux rois des ministres instruits, et les introduit dans ses conciles pour y traiter les affaires du gouvernement ; elle conserva toujours la direction de ces assemblées, ses membres y furent toujours beaucoup plus nombreux que les talques. Le VIIIe concile de Tolède comptait 52 évêques et seulement 15 talques ; le IXe 16 évêques et 4 talques ; le XIIe, 35 évêques et 15 talques. Les conciles se tenaient dans une église, et le cérémonial en était tout ecclésiastique. Au lever du soleil, les ostiaires ouvraient aux évêques les portes de la basilique ; lorsque les prélats avaient pris place, on faisait entrer les talques qui avaient voix au concile ; on fermait les portes de l'église et la cérémonie commençait. L'archidiacre criait à haute voix : Oremus. L'évêque le plus âgé récitait une prière, à laquelle tous les assistants répondaient : Amen ! Puis, au commandement de l'archidiacre, tous se levaient pour entendre la lecture du Symbole de Constantinople, et des canons relatifs à la tenue des conciles. Un métropolitain prononçait ensuite une allocution, et le roi était introduit. Il ne faisait que paraître ; il allait s'agenouiller devant l'autel, se recommandait aux prières des prélats et quittait l'église au bout de quelques instants. Les évêques déclaraient alors le concile ajourné. Trois jours étaient consacrés au jeûne et à la prière ; le quatrième jour seulement commençait la discussion des affaires publiques.

Les conciles nationaux d'Espagne ont été le grand Conseil de la Monarchie gothique. On en compte dix-neuf : un du Ve siècle, deux du XIe et seize du VIIe siècle ; les mesures les plus importantes y ont été décidées ; c'est devant un concile que Récarède a abjuré l'arianisme, c'est par un concile que Sisenand a fait fixer les règles de l'élection royale. Les conciles ont fini par devenir un organe essentiel du gouvernement gothique, et en ce sens on y peut voir la première et lointaine origine des grandes assemblées nationales ; toutefois ce serait se tromper que d'y voir un essai de gouvernement représentatif ; les villes n'y envoient point de députés, les nobles n'y ont point de mandataires ; le roi désigne d'office un certain nombre de grands pour y assister ; l'Eglise seule y est véritablement représentée par ses évêques, qui sont tous membres-nés de l'assemblée. Le concile n'est pas, en réalité, une assemblée politique dans laquelle on a fait une part au clergé ; c'est une assemblée ecclésiastique dans laquelle l'Eglise a consenti à admettre quelques latines ; leur présence ne pourra gêner en rien la liberté des prélats, et donnera plus de force à leurs décisions. Ce ne serait sans doute pas une grande exagération de dire que la royauté gothique a fini par tomber :sous la tutelle des évêques.

Cette tutelle avait certainement sa raison d'être, et les peuples de l'Espagne en ont retiré plus d'un avantage, mais le bien a été compensé par de grands inconvénients. Les évêques à demi-barbares qui avaient pris en main le gouvernement du pays n'étaient pas assez instruits pour y ranimer la culture intellectuelle ; ils étaient en même temps trop fanatiques pour y tolérer des hétérodoxes ; ils ont été à la fois très superstitieux et très intolérants. Ildefonse, évêque de Tolède, s'était rendu fameux par ses écrits en faveur de l'Immaculée-Conception de la Vierge ; le peuple finit par croire que la Vierge l'avait récompensé de son dévouement, et Murillo n'a pas craint de prendre cette singulière légende comme sujet d'un de ses tableaux aujourd'hui conservé au musée de Madrid.

Les prêtres se disputaient entre eux sur la manière de porter l'étole, sur la forme de la tonsure, sur les répons et les antiennes que l'on devait chanter à la messe. Le peuple attribuait à la tonsure et au vêtement ecclésiastique toute sorte de vertus miraculeuses ; quand un malade semblait sur le point de mourir, on lui rasait les cheveux et on l'habillait d'un froc ; s'il revenait à la vie, il était tenu de garder le costume ecclésiastique tout le reste de sa vie, et d'observer les règles monastiques, alors même qu'il eût été marié, et que ses parents l'eussent revêtu du froc sans son consentement ou par fraude. Ce ne fut pas sans peine que les jeunes époux placés dans cette position désagréable obtinrent de l'évêque un sursis de quelques années.

Les hérétiques, et surtout les Juifs, furent de la part du clergé gothique l'objet d'une horrible persécution. Il semble que les rois Goths aient voulu racheter leurs péchés de leurs prédécesseurs ariens en se faisant les serviteurs de l'intolérance orthodoxe : Nous devons au code des Wisigoths, dit Montesquieu[1], toutes les maximes, tous les principes et toutes les vues de l'Inquisition moderne. Les priscillianistes avaient été persécutés même avant l'arrivée des Goths ; après la conversion de Récarède, l'arianisme fut persécuté à son tour ; des lois rigoureuses furent prises contre les derniers païens, les Juifs enfin furent poursuivis avec une véritable fureur. Très nombreux en Espagne, où Titus avait déporté 48.000 Juifs après la prise de Jérusalem, ils s'attirèrent une telle haine de la part des orthodoxes qu'un titre entier du Forum Judicum (Lib. XII, Tit. II) est consacré à l'énumération de leurs crimes, et des châtiments qui les menacent. En 659, Receswinth obligea les Juifs à promettre volontairement et paisiblement de ne plus commettre d'incestes à la mode juive, de ne plus se circoncire, de ne plus observer ni la Pâque, ni le Sabbat... de ne plus se marier qu'avec des chrétiens, de se rallier à la foi du Christ, fils du Dieu vivant, d'observer les rites chrétiens dans les fêtes et les mariages[2]. La mort par le feu ou la lapidation devait être la punition de ceux qui manqueraient à leur serment. Cette loi atroce n'avait probablement pas eu l'effet qu'on s'en était promis, car le roi Erwich condamna à 100 coups de fouet, à la décalvation et au bannissement, le juif qui refuserait le baptême. Le 18e concile de Tolède (694) alla plus loin encore : il décida que les Juifs seraient tous réduits en esclavage et dispersés par toute l'Espagne ; leurs enfants devaient leur être enlevés à l'âge de sept ans, pour être élevés dans le christianisme, et être mariés avec des chrétiens. La politique inexorable de l'Eglise ramena peu de Juifs à l'orthodoxie, mais elle eut pour l'indépendance de l'Espagne les conséquences les plus funestes ; les Juifs, exaspérés, virent avec joie arriver les Arabes, et leur servirent de guides et d'espions jusqu'au pied des Pyrénées.

L'Eglise jouait un rôle prépondérant dans l'État, et avait réussi à s'emparer presque exclusivement de la puissance législative, mais l'administration et l'exécution des lois appartenaient à la noblesse gothique. Comme tous les peuples germains, les Goths avaient une constitution à la fois égalitaire et aristocratique. Tous les hommes libres étaient égaux entre eux, et se reconnaissaient la même supériorité vis-à-vis des vaincus, si bien que le mot go th et le mot noble finirent par être synonymes ; mais parmi les hommes libres il y eut toujours des inégalités de fortune, de courage et de talent, et il se forma de bonne heure, dans le corps de la nation, une classe aristocratique dont l'influence ne fit que s'accroître à mesure que les Goths devinrent plus riches et plus puissants. Au temps des premières incursions des Goths dans l'Empire, on voit déjà chez eux de nobles maisons, comme celles des Balths et des Amales, auxquelles appartenaient Alaric et Théodoric ; les nobles Goths s'appelaient Anses, comme à l'époque où la nation habitait encore la Scandinavie ; leurs privilèges sont assez mal connus et devaient être peu considérables. Lorsque l'Espagne fut conquise, et que l'Etat gothique fut constitué, les nobles prirent des titres romains ; la haute noblesse forma l'ordo palatinus, l'officium palatinum ; les grands se qualifièrent de seniores palatii, primores, primates, seniores gentis gothicœ. Ceux qui vivaient à la Cour s'appelaient comtes ou compagnons du roi ; ceux qui ne faisaient pas partie du comitatus royal s'appelaient gardinges, c'est-à-dire propriétaires ; le mot se trouve sous sa forme barbare dans le Forum Judicum, et le traducteur du Fuero juzgo l'a traduit avec raison par l'expression castillane de rico-home ; le gardinge n'est pis autre chose qu'un seigneur terrien.

Les comtes se partageaient les offices de Cour. Le comes scanciarum était échanson, le comes thesaurorum était trésorier, le comes patrimonii était intendant ; il y avait un chancelier ou comes notariorum, assisté d'un comte des grâces — comes largitionis, un chambellan — comes stabuli, un chef des gardes — comes spathariorum — et un comte de l'armée — comes exercitus. Les rois Goths avaient conservé l'habitude romaine d'attribuer à chacun de ces hauts fonctionnaires des appointements fixes.

Les cadres de l'administration romaine avaient été respectés, mais les Barbares avaient réuni dans les mêmes mains les pouvoirs civils et militaires. A la tête de chaque province le roi plaçait un duc, à la tête de chaque cité un comte. Les ducs étaient choisis par le roi dans l'ordo palatinus, dont les membres portaient déjà le titre honorifique de comtes ; ils conservaient ce titre après leur nomination, et le joignaient ordinairement au nom de leur office ; ils s'intitulaient comtes-ducs, comme le font encore certains grands d'Espagne. Le duc avait auprès de lui un gardinge qui le suppléait au besoin en qualité de lieutenant. Le comte gouvernait sa cité, de concert avec le défenseur et l'assemblée des principaux citoyens — seniores loci. Les villes moins importantes étaient placées sous l'autorité d'un prévôt — præpositus, villicus — nommé et payé par le roi, comme le comte et comme le duc.

Les fonctionnaires Goths avaient à remplir trois obligations principales : ils devaient toujours être prêts à servir le roi à la guerre, ils rendaient la justice, et levaient les impôts.

Pendant longtemps les Goths avaient dû rester armés au milieu des peuples qu'ils avaient soumis ; jusqu'aux derniers temps de leur monarchie, ils conservèrent leur organisation nationale, et refusèrent d'admettre des Romains libres dans leur armée, mais, par une exception très notable, ils y enrôlèrent des esclaves : et ce fait suffirait à lui seul pour prouver que l'esprit militaire finit par disparaître à peu près complètement ; on sait ; d'autre part, que le roi Erwich dut renoncer à punir les réfractaires parce que la moitié de la nation trouvait moyen de se soustraire au service. L'armée gothique fut réellement forte aussi longtemps que les Goths vécurent réunis autour de leurs rois, mais lorsque la conquête fut achevée, et que les Goths se dispersèrent par toute l'Espagne et vécurent isolés chacun sur son lot de terre, il n'y eut plus, à proprement parler, de vie militaire, plus d'exercices d'ensemble ; l'armée ne fut plus qu'une milice inexpérimentée et indisciplinée. Sitôt que le roi publiait son ban de guerre, le duc avertissait les comtes de lui amener leurs contingents. Dans chaque cité on désignait les tiufades ou commandants de 1.000 hommes, et les chefs de 500, de 100 et de 10 hommes ; les Goths arrivaient à cheval, avec la dixième partie de leurs esclaves qui formaient l'infanterie ; ces bandes se réunissaient autour du duc, et devaient présenter l'aspect le plus baroque et le plus hétérogène. Dès 507, il suffit d'une seule bataille pour faire perdre aux Goths toutes les terres de Gaule ; en 712, une seule bataille leur fera perdre toute l'Espagne. On peut conclure de là que, maladroits copistes des institutions romaines, les Goths ne surent même pas maintenir leurs institutions nationales, et gâtèrent jusqu'à leur armée, qui avait été l'instrument de leur fortune.

La justice était rendue dans les villes par le villicus, dans les cités par le comte, son vicaire, et le défenseur ; on pouvait appeler de leurs décisions au duc commandant la province. La justice militaire était rendue par les tiufades et les chefs inférieurs. Les causes des ecclésiastiques se jugeaient au tribunal des évêques. Le roi était juge d'appel pour tous. Au début, les Wisigoths se gouvernèrent d'après leurs coutumes, et laissèrent les Romains appliquer le code Théodosien. Bientôt, ils sentirent eux-mêmes la nécessité de rédiger leurs lois nationales, et si l'on en croit Isidore de Séville, Euric fut l'auteur du premier recueil des lois gothiques. Comme les juges gotha avaient beaucoup de peine à comprendre les lois romaines, Alaric ter réunit en 506, à Aire en Gascogne, une commission de jurisconsultes, présidée par son chancelier Anianus, et la chargea d'extraire du code Théodosien une sorte de manuel de droit, où prendraient place celles des lois romaines qui pourraient être mises en harmonie avec les coutumes des Goths. Il fit aussi ajouter au texte une sorte de commentaire officiel — interpretatio — qui nous renseigne sur les modifications qu'avaient déjà subies les lois théodosiennes au VIe siècle. Enfin Receswinth abrogea entièrement les lois romaines, et défendit de les invoquer devant les tribunaux, tout en recommandant leur étude aux juristes.

La loi Wisigothique nous est parvenue sous forme d'un code complet, le Forum Judicum, composé d'un titre préliminaire, et de douze livres, subdivisés en 54 titres et 574 paragraphes. Le titre préliminaire, relatif à l'élection des rois, est en grande partie emprunté aux décisions des conciles de Tolède, tenus de 633 à 694. Dans les autres titres, on relève 99 lois de Chindaswinth (642-653), 74 de Receswinth (653-662), 4 de Wamba (672-680), 11 d'Erwich (682-687), et 9 d'Egica (687-701) ; 189 lois ne portent aucun nom d'auteur, 188 sont marquées comme antiquæ. Le Forum Judicum n'est donc qu'une compilation formée de parties d'âge très différent, et il y a eu plusieurs rééditions successives de la loi gothique primitive. Quelques paragraphes peuvent remonter jusqu'à Euric, les édits d'Egica sont antérieurs de quelques années à peine à l'invasion musulmane.

La valeur du code des Wisigoths a été appréciée d'une manière bien différente par les critiques. Marina y voit : une œuvre insigne et très supérieure à son siècle, une méthode et une clarté admirables. Le style en est grave et correct, la plupart des lois respirent la prudence et la sagesse ; c'est un code de lois infiniment supérieur à tous ceux que possédaient à la même époque les autres nations occidentales[3]. Montesquieu trouve au contraire les lois gothiques puériles, gauches, idiotes, pleines de rhétorique et vides de sens, frivoles dans le fond, et gigantesques dans le style[4]. L'opinion de Montesquieu a été acceptée par Savigny, qui voit seulement dans ce code quelques prétentions à la civilisation, à l'éloquence et à la philosophie. Au vrai ; la barbarie l'emporte de beaucoup dans ce code étrange sur la civilisation. On y constate bien un réel souci de rendre à tous bonne justice ; les tribunaux doivent rester ouverts du lever .au coucher du soleil, le juge ne doit pas faire acception des personnes, le juge inique est puni in duplum. Mais cette bonne volonté ne sert qu'à mieux faire paraître la barbarie des mœurs et des idées. Chaque juge est accompagné de son bourreau — sajo — ; aux moyens d'information ordinaires, preuve par témoin, par écrit et par serment, on ajoute la torture, et les épreuves judiciaires ; à la vérité, une seule loi du Forum Judicum mentionne l'épreuve de l'eau bouillante, mais comme on retrouve la pratique des ordalies dans toute l'Espagne du Moyen-Age, et qu'elle est encore mentionnée au XIVe siècle dans le Fuero général de Navarre, on est bien forcé d'admettre que cet usage germanique a été importé par les Wisigoths. Les Goths se sont toujours vantés de leur chasteté qu'ils opposaient au dérèglement des mœurs romaines, mais on peut trouver qu'ils ont dépassé toute mesure lorsqu'on les voit punir l'adultère de mort, permettre au fils d'accuser sa 'mère, infliger trois cents coups de fouet à la femme libre qui se livrait à la prostitution. Cette haute moralité n'est d'ailleurs que relative ; elle ne regarde que les hommes libres, les esclaves sont mal protégés par la loi, qui les menace aux moindres fautes des plus terribles châtiments. Il n'est parlé que de tortures et de coups de fouet ; on abattait la main, on coupait le nez, on arrachait les yeux, on mutilait ; la mort était la peine des meurtriers, des adultères et des traîtres ; le coupable était quelquefois brûlé vif. Enfin la loi gothique mentionne une peine originale et particulière à la nation ; c'est la décalvation, peine horrible, et d'un fréquent usage, dans laquelle le condamné était en partie scalpé, et restait, s'il survivait à son affreuse blessure, défiguré pour toute sa vie turpiter decalvatus.

Le Forum Judicum est le code d'un peuple farouche et cruel qui n'a compris la société qu'organisée sur un plan à moitié militaire, à moitié monastique ; il punit les péchés comme des crimes, et châtie les coupables de peines disproportionnées à leurs fautes, comme en conseil de guerre. Les Goths ont pu avec ces lois de sang faire régner l'ordre dans leurs domaines, mais seulement cette espèce d'ordre qu'on obtient par la terreur, et qui paralyse toute initiative, toute activité et tout progrès. Les écrivains espagnols, qui ont revendiqué le Forum Judicum comme une loi nationale, ont fait tort à leur nation ; c'est dans les libres coutumes des Vascongades, de Navarre, d'Aragon, de Catalogne, et de Castille, dans les actes des Cortès, dans les cartas-pueblas, dans les privilèges des villes, des monastères, des corporations et des familles qu'il faut chercher les origines du droit espagnol, l'un des plus respectueux qui soient des droits de l'individu. Le Forum Judicum n'est pas une loi espagnole ; c'est une loi barbare.

L'organisation d'un bon système financier a été en tous pays la pierre d'achoppement des royautés germaniques. Théodoric seul a pu obtenir de ses sujets germains le paiement ;le l'impôt ; chez les Franks, Thierry Ier, Chilpérick, Brunehaut, Ebroin ont vainement tenté de rétablir des impôts d'Etat. Le système financier des Wisigoths est mal connu, mais un certain nombre d'indices permettent de croire que les rois s'étaient créé, et avaient su garder d'assez grandes ressources. A leur arrivée en Espagne, les rois Goths avaient pris possession de tous les biens appartenant au fisc impérial, et avaient conservé comme les empereurs un comes patrimonii pour défendre les intérêts du domaine de la couronne. Ces biens devaient former à eux seuls une masse considérable, mais le domaine était sans cesse diminué par les concessions impolitiques des rois, et les rois Wisigoths se seraient ruinés comme se ruinèrent les rois Franks, si la royauté gothique avait été héréditaire ; or chaque élection était généralement accompagnée de troubles, les rois en profitaient pour faire rentrer au domaine, par voie de confiscation, un grand nombre de biens qui en avaient été distraits par leurs prédécesseurs. De cette façon, les rois Goths restèrent vraiment riches jusqu'à la fin de leur domination. Il faut ajouter aux ressources qu'ils tiraient du patrimoine royal, une partie du produit des amendes prononcées par les juges : le Forum Judicum multiplie les cas où l'amende peut être encourue, il y en a d'énormes ; quelques-unes vont jusqu'à 500 sous d'or[5] ; la part du roi devait être considérable, et formait une partie importante de ses revenus.

Faut-il aller plus loin et admettre l'existence d'un système régulier d'impôts frappant la terre, les personnes et l'industrie ? Il est certain que la fiscalité gothique fut infiniment moins développée que la fiscalité romaine, et qu'une foule d'impôts romains tombèrent en désuétude, mais il est probable que les propriétaires romains continuèrent à payer une taxe pour les terres qui leur avaient été laissées par les vainqueurs. On voit, en effet, dans chaque cité, l'évêque et le peuple élire un defensor ou numerarius chargé du recouvrement des taxes, et cette fonction était exercée dans les localités moins importantes par le villicus[6]. On sait que ces fonctionnaires étaient fort détestés, d'où il n'est pas malaisé de conclure qu'ils devaient exiger des contribuables des taxes assez lourdes. Il est difficile de croire que les Goths se soient soumis à l'obligation de payer des impôts ; ils s'étaient attribué les ²/₃ des terres ; ce fut le dernier tiers resté aux Romains qui dut sup, porter les exigences du fisc[7]. Mais, à partir du règne de Receswinth, toute distinction fut effacée entre le Goth et le Romain, les mariages furent permis entre les deux races ; il en résulta nécessairement une confusion complète des intérêts, et l'on doit se demander comment les agents du fisc purent distinguer désormais une terre romaine, sujette à l'impôt, d'une terre gothique, qui en était exempte ? Les sources très restreintes dont nous disposons ne nous permettent pas de résoudre cette question. Il résulte néanmoins des faits qui viennent d'être exposés que les rois Goths sont restés plus riches que nos Mérovingiens, et ont disposé de revenus plus réguliers et moins précaires.

La société hispano-gothique présente un caractère nettement aristocratique. La haute noblesse est toute gothique ; elle fournit les titulaires des emplois de Cour, les ducs et les comtes[8], et comprend les gardinges ou grands propriétaires. Au-dessous de ces grands personnages — nobiliores —, qui répondent à la Grandesse d'aujourd'hui, viennent les nobiles, riches propriétaires Romains, et Goths de médiocre fortune ; c'est parmi les nobles Romains que se recrute en grande partie le clergé, et que le roi choisit les administrateurs de ses finances[9]. Ni les titres, ni les emplois ne sont héréditaires ; la noblesse consiste surtout, au moins jusqu'à la loi de Receswinth, dans la pureté du sang, et c'est la richesse qui donne l'influence.

On désigne sous le nom d'humiliores, ou de viliores tous les Romains de médiocre condition, et cette classe, aussi nombreuse que peu favorisée, se subdivise encore en hommes libres de naissance — ingenui — et en affranchis. Au-dessous de ce menu peuple il n'y a plus que les esclaves. La condition des esclaves parait s'être un peu adoucie sous l'influence des idées chrétiennes. Les esclaves armés, que les seigneurs Goths entretenaient pour leur défense, s'appelaient buccelarii, parce qu'ils vivaient des rations — buccela —, que leur donnait leur seigneur ; ils avaient la libre disposition de la moitié de leurs biens, et le seigneur s'occupait de marier leurs filles. Les esclaves du roi — servi fiscales — occupaient un certain rang dans l'État, et pouvaient avoir eux-mêmes des esclaves. Les serfs d'Eglise étaient traités généralement avec douceur. Les esclaves des particuliers étaient divisés en deux catégories : les idonei ou boni, et les servi viles ; les premiers étaient plus protégés par la loi, et châtiés avec moins de rigueur lorsqu'ils commettaient quelque méfait. La loi avait enlevé aux maîtres le droit de tuer ou de mutiler leurs esclaves. Malgré ces adoucissements incontestables, rien n'était changé au principe même de l'esclavage ; l'esclave n'avait pas obtenu de personnalité juridique, le maître conservait sur lui un pouvoir de correction extrêmement étendu, et le mépris dans lequel on tenait l'esclave était si grand que la femme libre coupable d'avoir épousé son esclave était punie de mort[10].

La famille était constituée sur des bases très étroites, mais très fortes. Le mariage, imposé à la femme par ses parents, était entouré de tant de garanties qu'elles finissent par ressembler à des obstacles. Les fiançailles ont une importance très grande, et forment entre les fiancés de véritables liens de droit. Tous les crimes contre l'honneur domestique sont punis impitoyablement ; la femme adultère peut être tuée par son fiancé ou par son mari, par son père, par ses frères, par ses oncles paternels ; ses esclaves sont tenus de la dénoncer, et de la livrer à ses parents ou aux juges[11] ; ils peuvent être mis à la torture sur un simple soupçon. Le divorce ne peut être demandé qu'en cas d'adultère de la femme, mais la femme peut en réclamer le bénéfice, si son mari a été condamné pour crime contre nature[12], ou s'il l'a forcée à commettre un adultère[13]. Les deux époux peuvent d'un commun accord se consacrer à la vie religieuse ; tout rapprochement postérieur leur est interdit. Pendant le mariage, la femme garde quelque chose de sa personnalité juridique ; elle peut ester en jugement sans l'autorisation de son mari. La puissance paternelle est limitée par la loi ; le père ne peut ni tuer son fils, ni le vendre. Jusqu'au règne de Chindaswinth (642-653), le père de famille conserve la liberté de disposer de son bien par testament ; Chindaswinth lui ôte cette précieuse faculté, et institue une réserve.

La cruauté des lois et la sévérité des mœurs gothiques ont certainement contribué à donner au caractère espagnol cette teinte de gravité sombre qu'on lui voit encore aujourd'hui ; mais un peuple du midi, vivant en plein soleil, au milieu des nobles horizons de l'Espagne, n'a pas pu se déshabituer du luxe et des fêtes, rompre avec les arts, ni renoncer entièrement à ce qui fait la vie joyeuse. Les Goths conservèrent leur rude costume germanique et leurs saies de peaux de bête que portaient encore les Almogavares du XIIe siècle, mais ils aimaient aussi les bijoux, les bagues, les colliers, les fibules d'or et de pierreries ; ils enveloppaient leurs cheveux dans une résille, ils cachaient leurs mains dans les plis de leur manteau ; les femmes se couvraient de voiles de lin, qui ont peut-être été la première forme de la mantille ; on fabriquait en Espagne des toiles fines, des draps de laine, des étoffes de soie, des cordons de fil d'or et d'argent mêlés de verroteries.

Il ne nous est resté qu'un très petit nombre d'échantillons de monuments gothiques ; quelques lourdes et massives églises des Asturies, quelques sarcophages de marbre blanc découverts à Talavera de la Reyna, quelques sculptures à Saint-Juan-de-Villaneuva ; mais nous savons par Grégoire de Tours que la cour de Tolède était d'une grande magnificence, et que les princesses voyageaient sur des chars plaqués d'argent ; nous savons que les Sarrasins furent saisis d'admiration en voyant les grandes cités de l'Espagne ; les singuliers ornements trouvés à Guerrazar, et conservés au musée de Cluny, peuvent nous donner une idée de la barbare splendeur des rois Goths. Quelque chose de l'art romain avait donc subsisté après la conquête, mais si l'on copiait encore, et de plus en plus mal, les modèles antiques, toute originalité avait disparu, tout esprit d'invention semblait éteint, et rien ne rappelle dans les monuments espagnols le goût et l'élégance de certains ouvrages gallo-romains de la période mérovingienne. La décadence était complète et irrémédiable.

L'Empire Wisigoth est donc une monarchie barbare, qui s'est laissé confisquer par l'Eglise, et qui a perdu sous la domination ecclésiastique ses qualités militaires, sans parvenir à s'organiser. Elle a des conciles au lieu d'assemblées nationales, des milices au lieu d'armée, des lois inexécutables, des finances mal assises et mal gérées, et la seule classe intéressée au maintien de l'ordre de choses établi ne forme dans la nation qu'une imperceptible minorité.

Le jour où la monarchie gothique est menacée par un danger sérieux, elle risque toutes ses chances dans une seule bataille, elle la perd, et l'envahisseur conquiert tout le pays en moins de quinze mois.

La chute soudaine d'un Empire déjà ancien, et si puissant en apparence, a été pour les annalistes espagnols un sujet de profond étonnement ; ils ont cherché à l'expliquer par la trahison, ils ont exagéré l'importance de la lutte, ils ont fait durer huit jours la bataille qui a décidé du sort de l'Espagne, ils ont vu dans la défaite une punition céleste des péchés du roi Rodrigue, le coupable amant de la Cava. Ce sont là de pures fables. La puissance gothique est tombée au premier choc des Sarrasins, parce que les barbares n'avaient su ni la constituer fortement, ni la faire accepter par les habitants du pays. Ce qui fut vaincu à Jerez, ce ne fut pas l'Espagne, elle n'existait pas alors ; ce fut la noblesse gothique, et maîtres pour maîtres, la plupart des Espagnols préférèrent les Sarrasins aux Germains qui les gouvernaient. C'est en oubliant les traditions gothiques, en faisant une large part aux humiliores, en multipliant les chartes d'affranchissement et de privilège, en renonçant pour un temps à l'intolérance ecclésiastique, que l'Espagne s'est reformée, et a pu accomplir l'œuvre glorieuse de la reconquista.

 

FIN DE L'OPUSCULE

 

 

 



[1] Esprit des Lois, liv. XXIII. ch. I.

[2] For. Judic., lib. XII. tit. II, l. 16.

[3] Marina, Ensayo.

[4] Esprit des lois, liv. XXVIII. ch. I.

[5] For. Jud., lib. VI, tit. I, l. 2.

[6] For. Jud., lib. XII, tit. I, l. 2.

[7] Judices terras Romanorum ab illis qui eas occupatas tenent, auferant, et Romanis sine aliqua dilatione restituant, ut nihil fisco debeat deporire. — For. jud., lib. X, tit. I, l. 16.

[8] Sous le règne de Récarède (587-601), un noble romain, Claudius, parvient au gouvernement de la Lusitanie, mais les chroniques font remarquer ce fait exceptionnel en marquant qu'il avait été choisi quoiqu'il ne fût pas du noble sang des Goths.

[9] Les actes du 12e concile de Tolède (680) contiennent les noms de 73 évêques ; quarante-quatre portent des noms romains, et vingt-neuf des noms gothiques. Parmi les souscriptions des seigneurs, on relève trois noms romains, ceux de Severinus, capitaine des gardes ; d'Isidorus, comte des trésors, et de Vitulus, comte du patrimoine. Tous les autres sont Goths.

[10] For. Judic., lib. III, tit. II, l. 2.

[11] For. Judic., lib. III, tit. IV, l. 3, 4, 5 et 6.

[12] For. Judic., lib. III, tit. V, l. 5.

[13] For. Judic., lib. III, tit. VI, l. 2.